Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer
Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67
Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer
Relecture : Manon Landreau
Direction artistique : Starlight
Ont participé à ce numéro :
RÉDACTEURS
Florence Andoka, Nathalie Bach-Rontchevsky, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Nicolas Comment, Claude De Barros, Alma Decaix-Massiani, Pierre Deshusses, Coralie Donas, Emmanuel Dosda, Dominique Falkner, Christophe Fourvel, Clo Jack, Mathieu Jeannette, Bruno Lagabbe, Pierre Lemarchand, Lucas Le Texier, Luc Maechel, Guillaume Malvoisin, Stéphanie-Lucie Mathern, Myriam Mechita, Mylène Mistre-Schaal,Martin Möller-Smejkal, Nicolas Querci, Martial Ratel, Louis Ucciani, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Gilles Weinzaepflen, Jean-Luc Wertenschlag, Clément Willer, Aude Ziegelmeyer.
PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS
Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Bearboz, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Mar Castañedo, Nicolas Comment, Caroline Cutaia, Régis Delacote, Richard Dumas, Romain Gamba, Alicia Gardès, Delphine Ghosarossian, Anne Immelé, Joan, Nicolas Leblanc, Olivier Legras, Benoît Linder, Renaud Monfourny, Zélie Noreda, Arno Paul, Laetitia Piccarreta, Bernard Plossu, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Walliser, Nicolas Waltefaugle.
COUVERTURE
Nikol Dziub, Dans le train pour Bakhtchissaraï, Crimée, 2009. https://nikol-dziub.pixpa.com
IMPRIMEUR
Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : juillet 2025
Maurizio Cattelan 68-71, Medardo Rosso 72-73 , Bernard Plossu 74-79, Quentin Richard 80-82
IN SITU 85-96
Les expositions de l’été
CHRONIQUES 99-117
Stéphanie-Lucie Mathern 100-101, Myriam Mechita 102-103 , Nikol Dziub 104-105, Nicolas Bézard 106-107 , Jean-Luc Wertenschlag 108-109, Dominique Falkner 110 , Nathalie Bach-Rontchevsky 112 , Claude De Barros 114, Bruno Lagabbe 116
SÉLECTA
Disques 118 Livres 120
HOMMAGES
PHILIPPE POIRIER 122-127
ÉPILOGUE 130
NO FUN
C’était la première vague de chaleur de l’année. Le voisin du dessus suivait l’actualité en continu.
J’entendais les missiles s’écraser à travers les lames de son plancher. Insensible aux massacres qui rendaient le monde de plus en plus instable, ma banquière essayait de m’appeler pour faire le point. Alors que j’hésitais à lui répondre, j’ai entendu des cris dans la rue. Deux automobilistes en surchauffe étaient à deux doigts d’en venir aux mains. Les insultes volaient dans l’air à la vitesse de l’éclair. Je ne pouvais m’empêcher d’admirer leur imagination débridée. J’ai plongé dans mon bain comme un vieux cachalot apeuré. Quand j’ai sorti la tête de l’eau, le calme était revenu. Un moustique s’est mis à tourner au-dessus de ma tête. Je n’avais qu’à le claquer pour le faire taire, mais j’ai eu pitié de lui. Le moustique en a profité pour me piquer en plein sur le nez. Je suis sorti de mon bain pour me regarder dans le miroir. Le bout de mon nez était encore plus gros que d’habitude. J’avais envie de me gratter, mais j’ai réussi à canaliser mes émotions en faisant mon Robert De Niro face à la glace : « You talkin’ to me? You talkin’ to me? You talkin’ to me? Then who the hell else are you talkin’ to? You talkin’ to me? Well I’m the only one here. Who the fuck do you think you’re talking to? » J’étais chaud comme la braise, prêt à en découdre avec le premier con qui regarderait mon nez de travers. Dehors, je me suis trouvé une place en terrasse. À l’écart des champs de ruines, la vie s’écoulait paisiblement. J’ai reconnu le chanteur de Pulp assis à la table d’à côté. Il buvait une bière en pianotant sur son smartphone. J’avais envie de lui parler, mais je n’avais rien de spécial à lui dire. Il a recommandé une bière en me faisant un léger sourire. J’étais en train de réfléchir à la meilleure manière de l’aborder quand il s’est tourné vers moi :
— C’est un moustique qui t’a piqué ?
— Un moustique tigre, je pense.
— Un tiger mosquito ?
— Je crois…
Jarvis a bu sa bière d’une traite avant d’en recommander deux. J’ai eu du mal à boire la mienne aussi vite que lui. Je n’avais rien mangé de la journée. Il avait envie de parler :
— Je ne supporte pas la chaleur, ça me rend encore plus irritable.
Par Philippe Schweyer
Je n’avais aucune idée du nombre de bières qu’il avait déjà éclusées.
— Je fais semblant d’avoir du jus, mais je suis usé jusqu’à la corde. Tu ne trouves pas que je suis un vieux chanteur pathétique ? Qu’est-ce qui restera de moi ?
— « Common People » ? J’adore cette chanson. Après avoir recommandé deux bières, il a retiré ses grosses lunettes pour m’observer de plus près.
— « Common People » est un bon morceau, mais il n’a pas changé ta vie. Le tiger mosquito qui t’a niqué le nez a plus changé ta vie ! Je peux prendre une photo ?
C’était dur de dire non à Jarvis Cocker. Il a collé l’objectif de son smartphone à quelques centimètres de mon pif pour prendre quelques clichés en tournant autour de moi. Les chanteurs se croyaient tout permis. Il ne fallait surtout pas les croire quand ils chantaient qu’ils voulaient vivre comme les gens ordinaires. Si j’avais été Robert De Niro, je lui en aurais collé une.
— Je peux mettre la photo de ton nez sur mon Insta ? Je rajouterai un filtre pour faire joli.
J’aurais préféré qu’il parle de mon nez dans une de ses chansons, mais la bière commençait à faire son effet et j’étais incapable de lui refuser quoi que ce soit. J’ai articulé péniblement :
— You talkin’ to me?
Il a recraché sa bière en rigolant. Lui aussi commençait à avoir du mal à articuler. Heureusement, les chanteurs tenaient bien l’alcool.
— Je n’ai personne à qui parler des choses sérieuses. Mes amis ne parlent jamais des vrais sujets. J’en ai marre du fun
— De quoi tu te plains ? Qu’est-ce qui t’empêche de parler des choses sérieuses ? Tu racontes ta vie partout.
— Fucking fun! J’ai besoin de parler sérieusement. Dis-moi quelque chose de sérieux.
— J’ai peur.
— Moi aussi, j’ai peur.
Jarvis s’est mis à trembloter. C’était embarrassant de rester là, à le regarder pleurnicher comme un bébé. Alors que j’étais sur le point de me lever, il a sorti un petit carnet de sa poche pour griffonner quelques rimes avant de recommander deux bières. L’été ne faisait que commencer.
Nouvelle page
Après le philosophe Edgar Morin, c’est au tour de l’excellent Guillaume Gallienne de faire partie de l’histoire du Livre sur la Place ! Acteur éclectique, réalisateur audacieux et désormais écrivain puisqu’il vient de sortir Le buveur de brume chez Stock, le 513e sociétaire de la Comédie-Française aura donc l’honneur de présider la 47e édition du premier salon national de la rentrée littéraire. Au programme : conférences, débats d’idées, lectures en musique, expositions… et plus de 500 auteurs attendus dans l’écrin classé UNESCO de la place de la Carrière. Rien que ça ! (A.V.)
Le Livre sur la Place
Du 12 au 14 septembre, à Nancy www.lelivresurlaplace.nancy.fr
Du son à l’affiche
Pour sa 5e édition, la Biennale internationale de design graphique franchit le mur du son. Jusqu’au 12 octobre, plusieurs expositions thématiques déroulent leur partition et vadrouillent du bruit visuel à la ritournelle graphique. Graphisme et musique metal, écritures du son, science de la cover et typos à gogo : de l’affiche à l’onomatopée, Chaumont nous offre une playlist visuelle aussi variée qu’audacieuse. (M.M.S.)
Jusqu’au 12 octobre
Au Signe - Centre national du graphisme, à Chaumont www.centrenationaldugraphisme.fr
Depuis les fleurs à l’horizon
« Depuis les fleurs à l’horizon » offre une polyphonie photographique à cinq voix autour du végétal et du paysage. Tirages argentiques et numériques, travail sur le négatif, digigraphies : l’exposition emprunte les voies, plus ou moins expérimentales, d’une photographie qui raconte le vivant et saisit les détails du monde. Sous les objectifs, la beauté trouble du fouillis végétal, l’harmonie fragile d’un bouquet de fleurs des champs ou les caprices telluriques des sommets de l’Atlas ont un petit goût d’éternité. Avec la participation de Violaine Chaussonnet, Francis Kauffmann, Nathalie Savey, Stéphane Spach et François Tresvaux. (M.M.S.)
Jusqu’au 31 août de 11 h à 18 h le samedi et le dimanche ainsi que sur rendez-vous À la Without Art galerie, à Neuwiller-lès-Saverne www.withoutartgalerie.com
Dans le cadre d’une résidence au CIAV, François Daireaux a croisé les cultures verrières de Firozabad au Nord de l’Inde et de Meisenthal en Moselle, en imaginant un protocole consistant à faire fondre puis souffler par les verriers du CIAV, des bangles –bracelets de verre dont se parent les Indiennes depuis des siècles – de différents coloris dans 404 moules historiques locaux. Ces nouvelles formes portent en elles à la fois la présence et l’absence de l’objet initial. « Le geste de souffler toute une production dans une autre production contient indubitablement une part violente, voire une part maudite. Ne s’agit-il pas d’un geste qui efface pour mieux révéler, tout comme toute production de masse, dévorante d’énergie, aliénante et hypnotisante ? » (P.S.)
Jusqu’au 19 octobre, Au CIAV - Centre International d’Art Verrier à Meisenthal site-verrier-meisenthal.fr
Blow Bangles, François Daireaux
Festival Plein Air au Bel Air
Depuis déjà 29 ans, le festival Plein Air au Bel Air propose une recette qui a fait ses preuves : un bon repas préparé par les amis du vaillant cinéma d’art et essai mulhousien + un bon concert programmé avec goût (on ne ratera pas The Hook, quatre garçons chauds comme la braise bien déterminés à rallumer la flamme du bon vieux rock’n’roll le 29 juillet et The Prisoners avec leurs reprises survitaminées de génériques télé le 1er août) + un bon film (Becoming Led Zeppelin, Indomptables, À bicyclette !, Partir un jour, Life of Chuck et Black Dog), le tout en plein air dans le grand jardin à l’arrière du ciné. De quoi passer six soirées magiques entouré d’amis du bon cinéma et de la bonne musique. (P.S.)
Du 28 juillet au 2 août, Au Bel Air, à Mulhouse www.cinebelair.org
Nouveau parcours de visite du musée du château des ducs de Wurtemberg
Il s’en passe de belles entre les deux tours du château de Montbéliard ! Accrochée à son éperon rocheux, la bâtisse est le symbole le plus éclatant des quatre siècles de prospérité de la dynastie des ducs de Wurtemberg. Fraichement inauguré, le nouveau parcours historique du musée revient sur l’histoire riche et complexe de la cité. En 15 chapitres augmentés d’installations audiovisuelles, les collections sont remises en contexte à grand renfort d’anecdotes et de dispositifs immersifs. Une première étape réussie sur le chemin de la reconversion du site montbéliardais. (M.M.S.)
Troisième édition « haute en couleurs » du festival Les Alpagas Bleus. Pas de (Serge) Lama, mais des têtes d’affiche telles qu’Hoshi et son grand cœur parapluie, la fanfare techno MEUTE et ses cuivres vrombissants, Theodort et ses lyrics en dialecte béninois ou encore Eddy de Pretto et les « belles valeurs qu’il véhicule », notamment d’inclusion, selon Denis Woelffel (chargé de la programmation de l’Espace Rohan et des Affaires culturelles de la Ville) qui souhaite que Les Alpagas soient « un beau et grand moment de fête ! » (E.D.)
Du 17 au 19 juillet
Au parc du château des Rohan, à Saverne www.festival-lesalpagasbleus.fr
On l’a toustes à l’œil. Robert De Niro, en peignoir et en noir et blanc, shadowboxant sur un ring, au ralenti, entre deux flashes d’appareil photo. Sans doute une des plus belles ouvertures de film de l’histoire du cinéma.
C’est Raging Bull, c’est Scorsese, c’est l’opéra en filigrane. On l’a peut-être toustes un peu moins à l’oreille. Rythmant les jabs et uppercuts de Bob, c’est Pietro Mascagni et son Cavalleria rusticana. Les longs assauts de cordes, lyriques et puissamment tire-larmes, mettent le scénario sur la table. Ce sera aussi lyrique, à Dijon, la Cavalleria rusticana. Doublée du Pagliacci de Leoncavallo. « Deux opéras en une soirée » pour plonger « dans les passions tragiques qui brûlent au cœur de chacun, qu’il soit paysan sicilien ou bateleur de foire. Avec, au bout du couteau, la jalousie pour arme fatale. » Fatale, tout autant, Débora Waldman sera à la baguette, autre parfaite nouvelle. On se souvient de sa Tosca, la saison passée, empêtrée dans une scéno béton, mais rebondissante dans ses effets de masse et volubile à plaisir dans ses soli magnifiques.
L’Italie vibrionne, donc, à Dijon. Mais à l’image du reste de la saison 25/26 de la maison dijonnaise, le monde ne sera pas en reste. Les USA imaginaires avec Carla Bley, l’Allemagne rugueuse de Stockhausen, Helikopter revu par Angelin Preljocaj, la Bohême jusqu’aux au-delàs quadrillés divinement par Bach. Géographie de saison qui n’oublie pas l’Hexagone, avec la présence du pianiste néo-superstar Alexandre Tharaud, de la chanteuse Lea Desandre, du confirmé Vincent Dumestre. On tient cette saison à l’œil.
Par Guillaume Malvoisin
— SAISON 25-26, opéra à l’opéra de Dijon www.opera-dijon.fr
Ze Tribu
Le Tribu Festival à Dijon, du 25 au 28 septembre, c’est l’assurance de passer un week-end l’esprit au soleil peu importe la température extérieure en ce début d’automne parfois glacé et mouillé. Pour sa 26e édition, le Tribu s’appuie sur ses envies de jazz, de musique hybride et d’ailleurs. Jeudi, Soleil d’Hiver, oud et film 16 et 8 mm, avec le oudiste et photographe Grégory Dargent. Un travail en sons, en images argentiques autour de la mémoire algérienne de son père. Plus tard dans la soirée, la diva réunionnaise Christine Salem accompagnée par un all-star Maloya 100 % féminin où les rythmes d’Orient répondent aux incursions hip-hop. Vendredi soir, au Consortium, ambiance raï-electro avec le talentueux Sami Galbi, entre bass music anglaise, chaâbi et hip-hop West Coast. Dans le même esprit, le duo Aïta Mon Amour présentera sa transe made in Casablanca. En clôture de soirée, la DJ et productrice Asna mixera les rythmes ancestraux africains et les sonorités plus modernes house, coupé-décalé ivoirien ou gqom sud-africain. Le samedi, on ne manquera pas la joyeuse fanfare exotique Ze Tribu Brass Band qui évoluera d’un parc dijonnais avec son répertoire éthiojazz, funk, cumbia et jazz ni l’Orchestre national de jazz à l’auditorium sous la direction de Sylvaine Hélary avec son spectacle inaugural With Carla.
Par Martial Ratel
— TRIBU, festival du 25 au 28 septembre à Dijon tribufestival.com
45 artistes en 48 heures – une fois encore, le festival Détonation a bien l’intention de faire vibrer les quais bisontins comme jamais ! DeLaurentis et ses nappes électroniques planantes, Feldup et sa pop torturée à fleur de peau, Friedberg et son rock saisissant… On retrouve bien là les valeurs portées fièrement par la Rodia : une prog électrique et ultra-vivante, volontairement éloignée des line-up estivaux pour mieux affirmer son identité de défricheuse. Ce n’est pas pour rien que Détonation se hisse au top des festivals émergents depuis maintenant douze ans ! Cette année, on profite également d’un coup de projecteur sur l’Irlande, pays invité d’honneur, via l’electro abrasive de YARD, les envolées post-rock de God Alone ou les beats sauvages de Síomha, à déguster pinte de Guinness à la main évidemment. Et parce que Détonation ne se contente pas de faire du bruit, il y sera également question d’inclusion, d’accessibilité et de parité, grâce à des scènes ouvertes à des artistes engagées comme Miki, Eloi ou encore La Chica, sans oublier les apparitions dansées du collectif 100 % féminin
La Meute. On attend aussi de pied ferme la performance « émotion garantie » de Malik Djoudi qui sera traduite en direct en langue des signes, avec des gilets vibrants pour une vraie expérience partagée. En clair, Détonation 2025 s’annonce une nouvelle fois électrique, libre et bruyamment puissant. Prêts à faire tout sauter ?
Par Aurélie Vautrin
— DÉTONATION, festival les 26 et 27 septembre à La Rodia, à Besançon www.larodia.com
Valises ! Histoires d’un objet dans la guerre
À roulettes, en carton, bardées d’étiquettes ou remplies de souvenirs, les valises trimballent avec elles tout un univers qui s’étend du voyage à l’exil, de l’évasion à la fuite. C’est autour de cet objet du quotidien que le musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon a construit le récit de son exposition du moment. À partir de ses collections et grâce à de nombreux prêts, « Valises ! » se propose d’explorer l’objet et ses différents usages dans le second conflit mondial. Entre départs et espoirs, le visiteur découvre les récits et trajectoires d’exilés et résistants, à grand renfort d’archives. Cachettes secrètes, outils de travail, kits de survie ou concentré de vie, ces bagages offrent un témoignage inédit sur les itinéraires oubliés de millions de vies.
Par Mylène Mistre-Schaal
— VALISES !, exposition jusqu’au 31 décembre au musée de la Résistance et de la Déportation, à Besançon citadelle.com
Avec sa structure en bois nichée à 600 mètres d’altitude et sa scène s’ouvrant sur la forêt environnante, le Théâtre du Peuple de Bussang est une singularité dans le paysage culturel lorrain. Il fête ses 130 ans d’existence avec un jubilé et plusieurs créations, dont le feuilleton théâtral en six épisodes Hériter des brumes, qui retrace plus d’un siècle d’existence du Théâtre du Peuple : « une quête pour essayer de comprendre ce qu’est une utopie et ce que peut l’utopie » sur un texte d’Alix Fournier-Pittaluga et Paul Francesconi mis en scène par Julie Delille. Le Roi nu, légendaire conte autour d’un amour impossible et d’un tyran transformé en bouffon, créé par Evgueni Schwartz du temps de l’URSS, est ici revisité par Sylvain Maurice avec la présence de musiciens live. Citons également la reprise de Je suis la bête, pour la première fois au Théâtre du Peuple après sept ans de tournée dans toute la France. Le texte d’Anne Sibran y raconte l’histoire d’une enfant abandonnée élevée par un animal qui va lui apprendre la vie de la forêt, la langue des bêtes et la vie sauvage. Pour le concert de fin de saison, Julien Lepreux a imaginé Rouge Gazon, une rêverie sonore électroacoustique mêlée de musique sacrée. Concerts, lectures, ateliers, parcours théâtralisé et moments festifs jalonneront également cet été de célébration à Bussang.
Par Benjamin Bottemer
— JUBILÉ DES 130 ANS ET SAISON ESTIVALE, théâtre jusqu’au 14 septembre au Théâtre du Peuple à Bussang theatredupeuple.com
Frissons garantis
Quand une sirène electro-pop descend de ses cimes alpines pour ensorceler Mulhouse, on ne réfléchit pas : on bloque la date direct, Google agenda ou pas. Car Vendredi sur Mer fait partie de cette nouvelle garde d’artistes qui saisissent le cœur sans prévenir, frappent en douceur et s’installent sous la peau pour très longtemps. Poétesse de l’intime, elle nous parle de ses désirs, de ses failles, avec une mélancolie chic et une voix de velours. Pour ceux qui auraient loupé le train, derrière ce nom évocateur comme une carte postale postmoderne, se cache Charline Mignot, autrice-compositrice-interprète et photographe franco-suisse. Après Premiers émois et Métamorphose, la voilà de retour avec un troisième album, Malabar Princess – en référence à cet avion qui s’écrasa dans les Alpes dans les années 50. On quitte ainsi les eaux chaudes pour les neiges éternelles, sans perdre une once d’intensité émotionnelle. Entre pop épurée et collaborations stylées (Sam Tiba, Adrien Gallo, Sofiane Pamart…), Vendredi sur Mer explore ainsi une nouvelle texture pour sa pop intime, délicate et vénéneuse, tout en gardant une esthétique léchée et cinématographique. Construit comme un voyage intérieur, l’album oscille entre éclats de lucidité et abandon total – boussole amoureuse perdue dans le blizzard. Autant dire tout de suite que le concert au Noumatrouff promet d’être aussi envoûtant qu’un crépuscule sur la mer… À découvrir un vendredi, évidemment.
Par Aurélie Vautrin — VENDREDI SUR MER, concert le 4 octobre au Noumatrouff, à Mulhouse www.noumatrouff.fr
Profondément engagé, joyeusement subversif et ultra-populaire dans le meilleur sens du terme : le festival Scènes de rue réenchante les rues de Mulhouse mi-juillet grâce à une nouvelle édition qui s’annonce plus éclectique que jamais ! Au programme, vingt-huit compagnies dont cinq du Grand Est, du bruit, des corps, de la sueur et des idées, du burlesque, des vertiges, de l’insolence et de l’inattendu. Car Scènes de rue, ce sont de grandes formes spectaculaires qui côtoient l’intime d’un solo de danse avant de se frotter à la rage contenue d’un théâtre militant – un vrai grand-huit émotionnel ! Célébrant l’art de rue sous toutes ses formes, cette grande fête de la liberté (d’expression, de faire, de vivre) nous ouvre ainsi les portes vers un univers parallèle, fait de sourires et de larmes, de cœurs qui se serrent et de poils qui se hérissent sur les bras, de peurs domptées, de frissons partagés. Cette année, on y croisera notamment les athlètes aériens de 15Feet6 dans League and Legend, la grâce flottante de Au Delà Du Bleu avec Lévitation, l’extravagance de Chicken Street dans Fabrice Guy, l’Opéra Rock. L’émotion brute affleurera chez Les Arts Oseurs (Croire aux fauves) ou Le Collectif Jeanine Machine (Le Pédé). Il y aura des chicanes et du playback, des paillettes et du trapèze, des garages à papa et de la chanson, de la tendresse et du chaos – et puis cette immense marionnette de huit mètres de haut, petit bout d’homme à la recherche de son ruban rouge, imaginée par les génies de la compagnie L’Homme debout. Ainsi, la rue devient tribune, chapiteau, cri du cœur et éclat de rire. Incontournable !
Par Aurélie Vautrin — SCÈNES DE RUE, festival du 10 au 13 juillet, à Mulhouse www.scenesderue.fr
Temps sec et frais plaisirs
Allez décrire la forme en mouvement d’un cumulo-nimbus. Sans être météorologue, c’est plutôt coton. En restant amateur·rice, suiveur·se ou musicien·ne, c’est plus complexe. Faut alors plonger dans cette brouille de frontières et d’esthétiques, dont le festival de la fin août s’enorgueillit à raison. Reprenant à bon compte, l’élitaire pour tous, popularisé en Avignon par Jean Vilar après-guerre, Météo, remet cette année encore, sur l’établi mulhousien son métier. Frondeur, expérimental, volontaire et généreux, le métier. L’héritage en bandoulière et la tête remplie d’équations jolies, on l’a déjà écrit ici. C’est ancien de la jeunesse du monde, c’est radicalement tourné vers le futur. Et l’édition 2025 n’entend pas soigner sa singularité, encore moins la conformer à l’époque. Dédié aux musiques aventureuses, aux musiques expérimentales et de création, le festival ré-embarque dans ses travées électronique, contemporain ou encore noise cossue. De son propre, voici ce qu’on pourra croiser : « Brooklyn blues et Chicago grooves, guimbardes et cornemuses, tsapiky malgache, musique verte et violoncelle cellophané, noise émotionnelle et basses scandinaves, jazz New-Orleans ou sud-africain, suites pour violoncelle, tarentelles extatiques, flûte/tambour comme sur les rives du Mississippi, tambours bulgares, trompettes percussives, transe helvétique… »
Appétit certain. Certain appétit pour nous, face au trio OTTO de Camille Emaille ou de la présence joueuse de gabby fluke-mogul. Entre autres menus plaisirs.
Par Guillaume Malvoisin
— MÉTÉO, festival du 20 au 23 août à Mulhouse www.festival-meteo.fr
Dès le dix septembre prochain, Pôle-Sud ouvrira sa nouvelle saison avec deux propositions artistiques volontairement très différentes. Pour sa dernière ligne droite, la directrice du Centre de développement chorégraphique national, Joëlle Smadja, a souhaité introduire son programme signature, contrasté et tout en nuances, avec deux pièces emblématiques. Cette saison est sous-tendue par une question, point d’orgue de toute sa carrière : comment faire apprécier le spectacle vivant et fidéliser des spectateurs avec la danse comme seul outil ? Marco da Silva Ferreira et Olé Khamchanla ouvriront le bal avec cette interrogation et leurs corps pour réponses. Fantasie Minor, le duo du chorégraphe portugais Marco da Silva Ferreira, offrira une réponse affranchie de codes académiques et portée par deux superbes interprètes provenant de la sphère des cultures hip-hop. Sur une œuvre emblématique de Franz Schubert, la pièce pour piano à quatre mains, Fantaisie en fa mineur, op. 103, composée en 1828, l’année de sa mort, servant de matrice au duo, quatre pieds agiles évolueront dans un espace scénique exigu de 4 mètres sur 4. Tandis que Cercle, le court solo d’Olé Khamchanla invitera à un beau voyage mêlant art poétique et parcours esthétique, assurance et sensibilité seront nourries par une réflexion chorégraphique multiculturelle reposant sur la force et la douceur, les contrastes et les possibles rêves d’un ailleurs.
Par Valérie Bisson
— NOUVELLE SAISON, danse les 10 et 11 septembre à Pôle-Sud, à Strasbourg www.pole-sud.fr
Va où le jazz te mène
Laissons-nous porter au gré du jazz et des propositions musicales de la 22e édition de ce festival de La-Petite-Pierre qui roule, qui roule. Arnaud Bel, programmateur, évoque un événement « métissé » et un « univers esthétique qui affirme son héritage, puisé dans la polyrythmie des percussions africaines, les harmonies du blues ou les voix expressives du gospel ». Et Aïcha Chibatte, directrice, de se réjouir des projets « parfois atypiques » qui vont rythmer cette semaine faisant vibrer le verdoyant territoire des Vosges du Nord. Pour Arnaud et Aïcha, « célébrer le jazz, c’est reconnaître les racines multiples de nos identités ». Jolie manière de décrire les contours et les enjeux d’un festival en zone rurale qui instaure un dialogue entre notes et natures, artistes (confirmés ou émergents) et publics, avec des concerts payants ou gratuits (25 !) pour une accessibilité garantie. Notre sélection ?
La douce voix folk d’Ayo (samedi 9 août) accompagnée du piano de Vincent Bidal et de la contrebasse de Laurent Vernerey ; l’engagement soul du collectif Black Lives (dimanche 10) et son énergie afro-caribéenne ou encore Michelle David (« héritière de Sharon Jones », selon Arnaud Bel, dimanche 10). Nos chouchous ?
Les amis Ballaké Sissoko et Piers Faccini (mardi 12) « qui vont mêler leurs univers folk » dans le cadre sacré de l’église de la Nativité de Saverne. La messe est dite.
Par Emmanuel Dosda — AU GRÈS DU JAZZ, festival du 9 au 17 août à La-Petite-Pierre et ses environs www.festival-augresdujazz.com
Ancienne élève du groupe 37 de l’École supérieure d’art dramatique de Strasbourg, désormais directrice du Théâtre national de Strasbourg, associée en même temps à l’Odéon à Paris, à la Schaubühne à Berlin ou au Piccolo Teatro à Milan, Caroline Guiela Nguyen ouvrira la nouvelle saison du TNS avec la reprise d’une de ses dernières pièces, emplie de délicatesse : Valentina. Adaptation de Valentina ou la Vérité paru aux éditions Actes Sud-Papiers en avril 2025, c’est une pièce conçue à la fois comme un conte et comme une enquête, écrite en français et en roumain, au plus près de la réalité du métier d’interprète professionnel et en étroite relation avec la communauté roumaine strasbourgeoise. Valentina, qui sera présentée du 16 septembre au 3 octobre, raconte une histoire qui commence un soir, quand, au retour de l’école, la jeune enfant découvre un mot sur la table. Il a été écrit en français par le médecin, pour sa mère qui cependant ne parle pas la langue. Il faut donc traduire, et Valentina se tient là, face à sa mère, la vérité indicible en bouche, vérité de mauvais augure qui pourrait détruire à jamais la vie et le cœur de la mère. Cette dernière, courageuse, lucide, tendre, encourage sa fille à voir les choses même les plus tragiques en face, quelle que soit la langue dont elle fait usage. Elle dit cette phrase très belle qui n’en finit pas de résonner, de tracer les chemins de nouveaux possibles dans l’esprit d’une enfant à cheval entre deux cultures : « Traduis les mots, mais ne les imagine jamais. »
Par Clément Willer
— VALENTINA, théâtre du 16 septembre au 3 octobre au Théâtre national de Strasbourg tns.fr
Puissance de la douceur
Léo Lérus et Sharon Eyal se rencontrent à la Batsheva Dance Company en 2005. Sharon Eyal vient d’y être nommée chorégraphe attitrée ; elle déploie une danse ciselée comme une dentelle, ne laissant aucune place à l’improvisation et portant cependant une puissance intuitive quasi viscérale. Entre le jeune danseur guadeloupéen et la baroque danseuse israélienne se noue un lien indéfectible. Bruno Bouché, directeur des ballets de l’Opéra national du Rhin a invité pour la saison prochaine le chorégraphe Léo Lérus à créer un spectacle en réponse à la pièce de Sharon Eyal The Look créé en 2019 qui fera son entrée au répertoire des Ballets de l’OnR. Cette pièce met en mouvement seize danseurs et puise dans la force du collectif ; Ici, la création de Léo Lérus, sera une réponse agissante, un révélateur, en négatif, de cette empreinte, un contrepied intimiste pour six danseurs, soutenue par un regard intérieur. Léo Lérus développe une danse exigeante et technique avec une inspiration profonde pour ses racines afro-caribéennes et les danses traditionnelles telles que le Gwoka ou le Léwòz, théorisées par Léna Blou dans son analyse et somme didactique qu’elle nomme Techni’ka, un univers fait de réminiscences que Léo Lérus explore depuis ses premières créations Gounouj ou Entropie. Les deux pièces seront présentées lors de la soirée « En regard », un moment richement nourri de danse Gaga, la technique exigeante élaborée par Ohad Naharin, de caribbean swag et d’innovations technologiques portées par l’utilisation de capteurs électroniques créant tout un jeu d’interactions entre le danseur et son environnement.
Par Valérie Bisson
— EN REGARD, opéra les 18 et 19 septembre à la Filature, à Mulhouse, et les 26, 27, 28 et 29 septembre à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg www.operanationaldurhin.eu
Même pour qui a peu de connaissances en la matière, savoir que le violoncelliste virtuose Gautier Capuçon joue sur un instrument nommé L’Ambassadeur, un somptueux violoncelle Matteo Goffriller de 1701, invite à une étrange rêverie : c’est comme si les sonorités profondes qu’il en tirait portaient la mémoire de toutes les choses tragiques et gaies, petites et grandes, surgies depuis ces temps lointains. De cela, nous pourrons faire l’expérience, puisque dans le cadre de la nouvelle saison de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, Gautier Capuçon accompagnera le 11 septembre l’orchestre mené par Aziz Shokhakimov, pour interpréter le Concerto pour violoncelle d’Antonín Dvořák, suivi d’Une symphonie alpestre de Richard Strauss. Après un été qui s’annonce comme les précédents sous le signe d’une chaleur impossible, ce sera l’occasion de trouver un peu d’air, en vagabondant sur les cimes musicales et philosophiques qui peuplaient l’imagination du compositeur romantique allemand. Peu avant le concert, dans la salle Marie Jaëll du Palais de la Musique et des Congrès, le musicologue strasbourgeois Mathieu Schneider nous éclairera sur cette symphonie, lors d’une conférence intitulée : « La Symphonie alpestre, ou comment une banale randonnée dans les Alpes bavaroises devient philosophie ». En effet, ami de Hugo von Hofmannsthal et de Stefan Zweig, Richard Strauss ne vivait pas seulement de musique : il était aussi avide d’aventures littéraires et conceptuelles.
Par Clément Willer
— CONCERT SYMPHONIQUE
AVEC GAUTIER CAPUÇON, concert le 11 septembre, au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg philharmonique.strasbourg.eu
Strates sonores
Tierra Urbana qui sera présentée les 5 et 6 août au TAPS Laiterie est conçue comme une intrigante machine à remonter le temps, à explorer toutes ses strates sonores. Durant un peu moins d’une heure où se cristalliseront des milliers d’années, à travers toutes sortes de situations poétiques et décalées mises en scène par Barbara Boichot de la compagnie Le Son du Bruit selon une scénographie d’Emmanuel Laborde, cette machine à remonter le temps nous emmènera jusqu’à la nuit des temps qui a vu naître les premières vibrations musicales. Le duo composé par les compositeurs et interprètes Gonzalo Campo et Miguel Ortega nous fera découvrir certaines traditions ancestrales d’Amérique du Sud, continent dont ils sont originaires, mais aussi d’autres traditions issues des cultures urbaines, du hip-hop au mime et à d’autres formes musicales ou chorégraphiques contemporaines. Toutes ces traditions nous environnent quotidiennement, mais la plupart du temps sans qu’on s’en rende compte, sans qu’on en saisisse toute la magie. Cette magie devient pourtant évidente quand on prête à ces bruissements, ces mélodies, ces danses, toute notre attention. Pratiquant diverses techniques méconnues, jouant de plusieurs instruments fascinants, du silexophone au beatbox et aux percussions corporelles, Tierra Urbana promet d’affiner notre sensibilité à tous les éléments sonores qui composent notre passé et notre présent, avec une joie enfantine.
Par Clément Willer
— TIERRA URBANA, spectacle les 5 et 6 août au Théâtre Actuel et Public de Strasbourg (TAPS), Laiterie, à Strasbourg taps.strasbourg.eu
Sous la houlette du nouveau président Yves Colombain, Nancy Jazz Pulsations version 2025 fait vibrer ce qui constitue l’âme du festival depuis plus de cinquante ans : cette volonté farouche d’ouvrir (très) grand les frontières – musicales, géographiques, culturelles.
« Un souffle neuf dans un héritage vivant », comme ils disent, ce qui se traduit par une programmation audacieuse et toujours plus décloisonnée : Rhoda Scott et son Lady Quartet, Chilly Gonzales, Theo Croker, Cassius, Dee Dee Bridgewater, Deluxe, Morcheeba, Ayo, Mathieu Boogaerts, Keziah Jones… Autant de forces vives qui portent le groove loin des clichés aseptisés que la société aime bien trop souvent glorifier ! Côté musiques plus énervées, The Limiñanas, Groundation et Igorrr promettent des secousses sonores furieusement intenses. Oxmo Puccino et Solann offriront, eux, des concerts chansignés – en langue des signes – pour une expérience à la fois sensible et inclusive. Place est donnée également à la relève, avec la programmation d’artistes comme Dalí ou Adèle Castillon, jeunes pépites prêtes à tout faire sauter d’ici peu. Plus de 150 concerts résonneront donc dans Nancy et toute la région, ponctués par les rendez-vous emblématiques du festival : Apéros jazz, Magic Kids, Pépinière en fête… Notons également que cette année, NJP se glisse dans les lignes et les couleurs vibrantes de l’Art déco, célébrant ainsi le centenaire de ce mouvement visionnaire qui, comme le festival, mêlait liberté, modernité et intensité brute. Qui se ressemble…
Par Aurélie Vautrin
— NANCY JAZZ PULSATIONS, festival du 4 au 18 octobre à Nancy www.nancyjazzpulsations.com
L’appel
de la
forêt
Les forêts meusiennes recèlent des trésors insoupçonnés, capables de rassembler les amateurs de randonnée et de shopping chez Chullanka et les mordus d’art contemporain : le Vent des Forêts, c’est un centre d’art à ciel ouvert, qui s’étend sur 45 km de sentiers entre les communes de Lahaymeix, Dompcevrin et Fresnes-au-Mont. Tout au long de sept circuits balisés, vous pourrez admirer quelque 150 œuvres, réalisées lors de résidences sur le territoire au fil des précédentes éditions, et qui évoluent avec le passage du temps. À partir du 12 juillet, huit nouvelles créations seront dévoilées. Comme les précédentes, elles sont le fruit d’un temps d’immersion au contact d’habitants et d’artisans, qui accompagnent les artistes durant leurs résidences. Ainsi, Théophile Stern a travaillé au sein de la tuilerie artisanale Royer pour créer un bas-relief inspiré du bestiaire mythologique, tandis que Pauline de Fontgalland a œuvré à la forge de l’Athanor pour sa sculpture de métaux récupérés. Le sculpteur Vincent Cardoso s’est inspiré des feuilles du chardon-Marie cueillies le long des sentiers, Julien Marmar des enseignes médiévales, tandis que Masami utilise des fils métalliques colorés pour symboliser les flux d’énergie de la forêt. Vous aussi, laissezvous porter par les puissances sylvestres ! Et pensez à faire un tour au café Vent des Forêts à Lahaymeix pour vous délasser et tout savoir sur les parcours.
Par Benjamin Bottemer
— LE VENT DES FORÊTS, exposition, nouvelles œuvres à partir du 12 juillet, accueil à Lahaymeix ou en mairie de Fresnes-au-Mont. ventdesforets.com
Gros plan sur les éditions Cornélius et la nécessité de conserver sa singularité ; sur les éditions Allia et la restitution de la mémoire ; sur l’infiltration, crayon à la main, de Mathieu Sapin au cœur des services du ministère de l’Intérieur ; et sur les éditions Densité et l’exploration des modes de fabrication du son.
HORS CASE
EN PLUS DE 30 ANS D’EXISTENCE, LES ÉDITIONS CORNÉLIUS ONT PUBLIÉ QUELQUES-UNS DES GRANDS NOMS DE LA BANDE DESSINÉE ALTERNATIVE.
ELLES
CONTINUENT AUJOURD’HUI DE FAIRE ÉMERGER DES ARTISTES PORTÉS PAR UN IMAGINAIRE SINGULIER. RENCONTRE À BORDEAUX AVEC LEUR FONDATEUR JEAN-LOUIS GAUTHEY.
Jean-Louis Gauthey a un peu plus de 20 ans lorsqu’il décide de fonder Cornélius en 1991. Formé à la sérigraphie, ce fan de bande dessinée espère en créant son activité échapper aux contraintes du monde du travail. Le nom de la maison peut être perçu comme une réminiscence au conseiller de Babar, au docteur Cornélius de Gustave Le Rouge, ou encore au philosophe Cornelius Castoriadis.
Texte et photo par Nicolas Querci
C’est dans son petit appartement parisien qu’il apprend le métier d’éditeur en autodidacte, à force de tâtonnements et d’obstination. Il commence par réaliser des jouets en carton de personnages phares de Robert Crumb et Gotlib, ainsi que des travaux en sérigraphie pour divers éditeurs et artistes, qui servent à financer ses deux premiers livres, Harlem, de Crumb, et l’Alphabet Capone de Willem, imprimés en sérigraphie. Il continuera pendant quelques années d’utiliser cette technique qu’il chérit pour les couvertures, avant de l’abandonner lorsque les tirages augmenteront.
En faisant le choix de publier une bande dessinée éloignée des standards de l’industrie, plus inventive, audacieuse et exigeante, Cornélius participe avec d’autres maisons qui voient le jour à la même époque (L’Association, Les Requins Marteaux, 6 Pieds sous terre, etc.) au renouveau de la bande dessinée alternative. Plutôt qu’un mouvement de rupture initié par quelques éditeurs et auteurs avant-gardistes, Jean-Louis Gauthey y voit une forme de prolongement du travail mené par la génération précédente, celle de Charlie mensuel , de L’Écho des savanes , de Fluide glacial , de Métal hurlant et des Humanoïdes associés, d’Artefact et de Futuropolis.
Outre des artistes qu’il admirait plus jeune, comme Crumb ou Willem, Jean-Louis Gauthey publie des dessinateurs de sa génération, dont plusieurs membres de L’Association (Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim, David B.) ou encore Blutch, qui sont souvent des amis ; des auteurs étrangers, principalement américains (Chester Brown, Charles Burns, Daniel Clowes, David Mazzucchelli) et japonais (Shigeru Mizuki, Yoshihiro Tatsumi, Osamu Tezuka, Yoshiharu Tsuge) ; des « anciens » (Gus Bofa, Luciano Bottaro, Nicole Claveloux) ; et enfin, des talents tout frais, comme Jérôme Dubois, Fanny Michaëlis ou Hugues Micol.
Ainsi, trois axes se dégagent à mesure que le catalogue s’étoffe : la création, la traduction, le patrimoine, en sachant que certains livres cochent ces trois cases. Opposé à toute forme de nomenclature, Jean-Louis Gauthey refuse de classer les livres de Cornélius selon le pays d’origine ou l’époque, et insiste sur les liens qu’il peut y avoir entre tel dessinateur de comics et tel mangaka, ou entre tel auteur contemporain et tel devancier. De la même manière, les collections qui composent la famille Cornélius, avec leurs prénoms surannés (« Solange », « Raoul », « Lucette », etc.), ne correspondent pas à des formats ou à des thèmes définis.
Si les auteurs Cornélius ont des univers graphiques très différents, ils sont tous guidés par une forte ambition artistique et un imaginaire singulier. Le travail de l’éditeur consiste à leur
donner les moyens d’exprimer tout leur talent. Ce qui implique de leur laisser le temps de construire une œuvre, sans les abandonner en rase campagne si les ventes sont décevantes. En plus de 30 ans d’existence, Cornélius a publié environ 400 titres, pour une petite centaine d’auteurs. Une quinzaine de nouveautés paraissent chaque année.
En 2014, Cornélius a posé ses cartons au bord de la Garonne, à Bordeaux. En plus de JeanLouis Gauthey, gérant bénévole (il gagne sa vie comme scénariste dans l’audiovisuel), l’équipe se compose de quatre salariés. Si la maison est considérée comme une référence, si ses auteurs sont régulièrement primés à Angoulême ou ailleurs, il n’en reste pas moins qu’il est parfois compliqué de proposer des livres qui détonnent dans la production actuelle, sur un marché de la bande dessinée dominé par une poignée de groupes et dont la croissance du chiffre d’affaires occulte les difficultés des petits éditeurs et les dysfonctionnements.
Vous étiez très jeune au moment de la création de Cornélius. Rétrospectivement, vous diriez que ça a été un atout ou un handicap ?
Dans un premier temps, plutôt un handicap. Et dans un second temps… un handicap, encore ! C’est évident. Mais quelque part, ça a pu être un atout,
Harlem (1992) de Robert Crumb et l’Alphabet Capone (1993) de Willem sont les deux premiers livres publiés par Cornélius. En 1993, Jean-Christophe Menu inaugure la collection de comics avec Mune Comix Il sera suivi de Lewis Trondheim et David B., et un peu plus tard de Blutch, avec Mitchum
sachant que pour faire de l’édition, il faut quand même être un peu inconscient, et ne pas anticiper tous les problèmes qui peuvent résulter de l’activité. J’ai aussi mis énormément de temps à accepter l’aspect commercial de l’édition. C’est un problème aujourd’hui résolu.
Certaines rencontres semblent avoir beaucoup compté pour vous : Gotlib, lorsque vous étiez enfant ; et plus tard, lorsque vous étiez un éditeur en devenir, Jean-Christophe Menu et Willem. Dans quelles circonstances les avez-vous rencontrés ?
Gotlib, j’ai découvert son œuvre en colonie de vacances, à l’âge de 10 ans. Quand j’ai appris qu’il habitait à 500 mètres de chez moi, je suis devenu à moitié obsessionnel. Je l’ai rencontré et j’ai intégré son cercle familial. Je suis devenu ami avec sa fille, de façon totalement calculée, au départ ! Jean-Christophe Menu, je l’ai rencontré avant de faire de l’édition, même si je pense que le projet se construisait en moi. Je travaillais dans une librairie et on habitait dans le même quartier. C’était juste avant la création de L’Association. Il me semblait très professionnel, très aguerri. Alors qu’en fait, il était lui-même en train de découvrir le métier ! On avait plein de points et de goûts communs, on s’est très bien entendus, jusqu’à travailler ensemble. Willem, c’est autre chose. Il faisait partie des auteurs que j’avais inscrits sur ma wishlist d’aspirant éditeur, au même titre que Crumb. Là encore, le hasard m’a bien servi. L’atelier de sérigraphie où je travaillais se trouvait dans un quartier où il y avait beaucoup de prostituées et de travestis. Je m’entendais bien avec l’une d’elles qui travaillait juste en face de l’atelier. Un jour, un type qui ressemble à Willem sort de cet immeuble. Comme elle était là, je lui ai dit : « Tu connais le type qui vient de sortir ? » Elle m’a dit : « Ah oui, c’est Willem ! » Je lui ai demandé : « Willem est ton client ? » Elle m’a répondu : « Mais non, tu es con, il a son atelier ici ! » Je l’ai abordé la fois d’après, en lui disant que j’étais jeune éditeur. Je lui ai montré les sérigraphies que j’avais faites et je lui ai demandé s’il était OK pour faire un livre. Il est revenu une semaine après avec l’Alphabet Capone. Le deuxième livre en sérigraphie de Cornélius. Et le premier livre réussi.
Qu’est-ce qui n’allait pas avec le premier, Harlem, de Robert Crumb ?
La toute première réalisation de Cornélius, ce sont des pantins articulés de personnages que Crumb avait dessinés dans les années 60, dans Zap, des jouets en carton que je m’étais amusé à faire. L’année d’après, je suis allé voir Crumb au
Festival d’Angoulême, pour lui montrer. Il a trouvé ça génial. C’est là que je lui ai proposé de prendre les deux reportages dessinés qu’il avait faits dans les années 60, dont celui à Harlem. Sauf que les documents auxquels j’avais accès étaient mal reproduits, mal imprimés, puisque c’était la source d’origine, le magazine Help . Quand j’ai imprimé Harlem, beaucoup de gens ont cru que l’aspect gras du trait venait de la sérigraphie. Pour moi, c’était la blessure d’orgueil absolue. J’ai retiré le livre de la vente et j’ai tout pilonné. Cinq cents exemplaires en sérigraphie, reliés à la main… J’ai perdu mon capital dès le premier livre ! J’ai appelé Crumb pour m’excuser et lui dire que j’allais chercher d’autres documents. Il m’a dit que les originaux devaient se trouver chez Harvey Kurtzman, un grand auteur de comics américain, qui était l’éditeur de Help Je l’ai appelé et je lui ai posé la question. Il m’a dit : « Attends deux minutes, kid ! » Il s’est plutôt barré 15 minutes. C’était une époque où appeler aux États-Unis coûtait très cher… Il est revenu, il m’a dit : « Je les ai peut-être, mais je ne les ai pas retrouvés. Rappelle-moi dans deux semaines. » Sauf que deux semaines après, il était mort ! Il a fallu attendre plusieurs années pour que les documents ressurgissent. Pas les originaux, mais des photocopies qui se trouvaient dans les archives de Kurtzman et qui ont fini par atterrir chez Crumb. C’est lui qui m’a annoncé la bonne nouvelle. J’ai pu refaire une édition digne de ce nom.
Lorsque vous évoquez les premières années de Cornélius, vous parlez souvent du passage de la sérigraphie à l’offset, comme si ça avait été un déchirement.
J’ai eu beaucoup de mal à passer de la sérigraphie à l’offset. Jusqu’à ce que je comprenne que c’était parce que je voulais refaire de la sérigraphie avec l’offset, ce qui est impossible. L’offset a d’autres forces qu’il faut aller exploiter. Mais visuellement, intellectuellement, j’ai été structuré par la sérigraphie. Si vous voulez avoir un beau rendu, il faut être carré, il n’y a pas de faux pas en sérigraphie. En passant à l’offset, j’ai gardé la simplicité des aplats et les contrastes de la sérigraphie. Je continue de réfléchir comme ça, par rapports de couleurs, par contrastes et par géométrie.
Le passage à la PAO n’a pas été difficile ?
Pour ce qui est de la préparation des documents, je ne peux que chérir le passage à la PAO et aux tablettes graphiques, parce qu’il m’a permis de faire des choses impossibles avant ça. Par exemple, pour les rééditions-restaurations, comme La Main verte de Nicole Claveloux. On peut considérer que le livre des Humanoïdes associés n’est pas bien
Péplum
consacrée à l’œuvre de Crumb, dont Amerika (2004) met en avant la veine pamphlétaire.
imprimé, mais il a été imprimé à une époque où les moyens n’étaient pas exceptionnels. Grâce à l’ordinateur, j’ai pu restaurer très en détail, faire des choses très pointues. Pour La Main verte, j’ai réussi à récupérer 50 % des originaux, en couleurs directes, c’est très beau, très intense. À partir de ces originaux, j’ai retracé des gammes de couleurs, chapitre par chapitre. Pour le reste, je suis parti de Métal hurlant plutôt que de l’album, parce que c’était un peu mieux reproduit. J’ai tout scanné, j’ai enlevé les couleurs, j’ai détramé et j’ai refait les couleurs de telle sorte qu’on ne puisse pas distinguer la reproduction de l’original. J’ai même réussi à piéger Nicole !
En quoi Péplum de Blutch et Big Man de Mazzucchelli ont été des jalons importants pour Cornélius ?
Ce sont deux livres qui représentent des choses différentes. Deux livres importants, parce que j’avais la conviction qu’on me confiait des chefsd’œuvre. Je le pense encore. Mazzucchelli, on était allés le voir avec Blutch, que j’avais rejoint aux États-Unis. On a beaucoup travaillé sur Big Man. Il était évident pour moi que ce livre assez court, bref dans sa forme, était en réalité très profond. Quand on l’a lu, on ne l’oublie pas. Le fait qu’il me l’ait confié, ça a été une grande joie. Surtout à une époque où Cornélius était un tout petit éditeur. Quant à Péplum , je savais que c’était un chefd’œuvre parce que j’avais vu Blutch le dessiner. Je voyais bien que quelque chose de prodigieux était en train de se produire. Au départ, il était destiné à Casterman et (À suivre). Il se trouve que l’éditeur a fait le choix de sacrifier le livre lors de sa prépublication dans (À suivre) en l’amputant d’environ 25 % des pages, ce qui fait que les lecteurs n’ont rien compris. Et donc, pensant que ça ne marcherait pas, Casterman a refusé de publier le livre. J’ai d’abord poussé Blutch à le proposer à des éditeurs de l’importance de Casterman. Au bout
d’un moment, il a songé à L’Association. Là, je lui ai dit : « Stop ! Fais-le avec Cornélius. Pour toute l’histoire qu’on a partagée lors de la conception du livre. Pour tout ce que ça peut apporter à Cornélius. Et pour tout ce que Cornélius peut t’apporter. »
Ça a été un point de bascule, parce que ça m’a rendu plus confiant. Ça m’a aussi mis une énorme pression, parce que ça m’a obligé à démontrer que Cornélius était un bon choix.
Le fait de publier Mazzucchelli vous a permis d’entrer plus facilement en relation avec d’autres auteurs américains ?
Pas spécialement. Mais de toute façon, le principe, c’est que travailler avec des bons artistes attire les bons artistes. C’est plutôt l’inverse qu’il ne faut pas faire. Si vous voulez éditer des bons artistes, mais que pour des histoires de ventes, vous transigez sur un livre en publiant quelqu’un que vous n’aimez pas spécialement, vous trahissez vos intentions d’origine. Et puis vous abîmez le catalogue, c’est plus difficile d’attirer des grands auteurs par la suite. Ou alors, il va falloir leur donner beaucoup d’argent.
Mizuki, Tatsumi, Tezuka, Tsuge : qu’est-ce qui vous a donné envie de publier des auteurs japonais ? Et comment avez-vous procédé ?
Ce qui m’a donné envie, déjà, c’est que dans ma grande ignorance de la bande dessinée japonaise, je pensais que l’essentiel de ce qui était digne d’intérêt au Japon avait déjà été édité en France. Jusqu’au jour où un éditeur japonais est venu me voir. Il avait avec lui deux livres de Tatsumi. Notamment Hiroshima , que j’avais découvert enfant dans un livre d’Artefact, la première traduction française de Tatsumi, et l’un des premiers mangas traduits en français. Ça m’a remis en mémoire cette histoire très forte qui m’avait profondément marqué. Je me suis dit : « Tiens, c’est vrai que Tatsumi n’est pas édité en France… Comment ça se fait ? » Puis il m’a
de Blutch (1997, avec ici la couverture de l’édition de 2004) et Big Man (1998) de David Mazzucchelli permettent à la maison de gagner en reconnaissance. En 1998 démarre l’anthologie
montré d’autres choses que je n’avais jamais vues. Quelques mois plus tard, je lui ai rendu visite au Japon. Il m’a emmené dans une librairie spécialisée en manga, mais toute simple. J’ai pris une énorme gifle, parce que je ne soupçonnais pas la diversité et l’immensité de la production, aussi bien celle des années 70 que celle des années 2000. J’ai compris qu’il y avait un gros problème en France, à savoir que la diversité du manga n’était pas représentée. Je suis retourné au Japon quatre fois par an pendant trois ans. J’ai acheté des tonnes de livres. J’ai cherché à comprendre l’évolution du manga sur la période des années 70-80, voire 60, la revue Garo, mais aussi COM et d’autres revues très intéressantes. Je me suis intéressé à différents mouvements plus expérimentaux. Je suis remonté jusqu’aux années 20 et 30, une période très riche, avec des inventions formelles prodigieuses. Puis j’ai choisi d’éditer ce qui me semblait vraiment important, donc Mizuki, Tatsumi, certains Tezuka complètement ignorés.
Ce n’est pas trop cher, niveau droits ?
Si c’est trop cher pour nous, on n’achète pas. Quand on achète des droits, il faut que ça corresponde à une logique commerciale : on dépense tant, il faut que ça rapporte tant. Il faut que ce soit raisonnable. Évidemment, il nous arrive de faire des livres à perte. C’est presque un devoir de perdre de l’argent dans certains cas. Si on ne prend jamais ce risque… Nous avons une responsabilité vis-à-vis d’un public qui attend de nous que l’on suscite sa curiosité avec des livres qu’il ne connaîtrait pas autrement. Je n’ai pas envie de décevoir le public de Cornélius.
Fin 2021, vous avez soldé quatre titres de Daniel Clowes dont vous veniez de perdre les droits. Delcourt, le nouvel acquéreur, vous a attaqué en justice en réclamant 60 000 euros de dommages et intérêts. Finalement, vous avez été condamné l’année suivante à payer 13 000 euros, somme que vous avez réunie en lançant une cagnotte. Sans rentrer dans les détails de la procédure, ce litige est tout de même révélateur d’un certain rapport de forces entre éditeurs…
Cette affaire nous a permis, entre autres, d’exposer tout ce qui s’était passé, et de montrer la violence des rapports entre éditeurs. De l’extérieur, on a la sensation qu’il s’agit d’un milieu très policé. Non ! il y a juste des gros et des plus petits. Et des gros qui n’ont aucun scrupule à piétiner le travail qui a été fait pendant 30 ans. Delcourt a payé une somme déraisonnable pour les quatre livres en question. Mais ça, Delcourt s’en fiche. Pour eux, Daniel Clowes est un alibi artistique, comme Chris Ware, pour montrer que c’est une bonne maison. Alors que ce sont juste deux excellents auteurs qui ont été achetés à un très bon prix. Du point de vue de l’auteur, il aurait été bête de refuser une telle somme. J’ai toujours de bons rapports avec Daniel Clowes, que l’on a fait découvrir en France et dont plusieurs titres figurent toujours au catalogue.
En 2007, NonNonBâ de Shigeru Mizuki a reçu le Fauve d’Or du meilleur album à Angoulême. Ce prix a-t-il a été un coup d’accélérateur ?
Déjà, il se trouve que c’est tombé au bon moment, parce qu’on était dans une situation financière difficile. En tout, on a dépassé les 40 000 exemplaires vendus de NonNonBâ. Ensuite, c’était bien parce que ça prouvait aux auteurs et éditeurs japonais qui m’avaient fait confiance qu’il y avait un résultat, qu’on avait fait évoluer les choses. Pour la reconnaissance de la bande dessinée japonaise, un prix comme le Fauve d’Or pour Mizuki, c’était très fort. D’ailleurs, ils ont réédité NonNonBâ au Japon avec la maquette de Cornélius. Et puis Mizuki adorait Cornélius, il était enchanté de voir que c’était notre édition qui était récompensée. Il aimait le fait que la bande dessinée soit présentée comme un livre classique, comme un objet que l’on a envie de conserver. Alors qu’au Japon, l’objet livre est assez déprécié, il y a peu de belles éditions. Et pour nous, ça a été une reconnaissance de notre travail.
Comment vous parviennent les projets que vous publiez ?
On reçoit deux ou trois manuscrits par jour. Beaucoup viennent de France, de Belgique, de Suisse, des pays francophones. On reçoit aussi pas mal de propositions d’Espagne et d’Italie. Plus rarement des pays du Nord, mais ça arrive. On reçoit très peu de choses des États-Unis ou du Royaume-Uni directement des auteurs. Par contre, il y a des agents ou des éditeurs étrangers qui nous envoient des propositions. De mon côté, je démarche assez peu. Je passe déjà énormément de temps à répondre à toutes ces propositions. Pour ce qui est des manuscrits qui relèvent du domaine francophone, je passe une journée par mois à répondre à tout le monde. Parfois j’appelle les gens ou je leur écris un mail spécifique quand le projet mérite d’être encouragé, mais qu’il ne rentre pas dans la ligne de Cornélius. De toute façon, on se concentre sur un programme éditorial très restreint, puisqu’on publie 15 livres par an. Cela correspond à notre réalité économique et à ce qu’on peut défendre, si on veut donner à chaque livre
le maximum d’attention. Mais il y a énormément de propositions intéressantes, qu’on ne peut pas prendre parce que le programme est déjà rempli. Après, il y a un arbitrage qui se fait au coup de cœur, à la conviction.
Comment retenez-vous ceux que vous décidez de publier ?
C’est dur de définir ce qui donne l’impulsion du « oui ». Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de critères. C’est vraiment quelque chose de l’ordre de l’évidence. Après, je vois bien qu’il y a une continuité entre les artistes qu’on édite, qu’il y a des liens sur le fond comme sur la forme. Et même si je prends Blexbolex et Daniel Clowes, par exemple, qui semblent très éloignés l’un de l’autre, il y a d’autres artistes du catalogue qui leur servent de passerelles. Tous les artistes que l’on publie possèdent quelque chose qui a fait résonner la cloche du « oui » en moi. Quand j’ai lu Jérôme Dubois, son premier envoi par La Poste, je me suis dit : « Lui, c’est un auteur Cornélius. » Quand j’ai reçu le manuscrit de 3 d’Hugues Micol, je me suis demandé ce que c’était que ce truc farfelu. Je lui ai d’abord dit que c’était impubliable. Comme c’était très beau, j’ai fini par le faire. On vient de publier son nouveau livre, GariGari, qui est visuellement prodigieux. Les rééditions de Nicole Claveloux, c’était quelque chose que j’attendais depuis plus de 20 ans. Le fait qu’elle ait été récompensée à Angoulême, que ça lui ait redonné envie de faire de la bande dessinée, c’était au-delà de mes espoirs. Après, il est plus facile de définir ce qui ne m’intéresse pas. Par exemple, tout ce qui est BD du réel, ça part directement à la poubelle. La bande dessinée du réel a gagné la guerre idéologique et esthétique. C’est triste ! Dans l’idéal, il faudrait trouver un autre nom pour la bande dessinée qu’on pratique à Cornélius, sûrement un terme ridicule et pompeux, mais qui aurait le mérite de poser une distinction entre cette bande dessinée-là et la nôtre.
Vous intervenez beaucoup auprès des auteurs lors du processus de création ?
Il faut intervenir quand il y a un blocage, ou quand on sent que l’auteur est en train de se
perdre. Il faut être délicat et arriver à l’aider par des questions. L’inviter à faire une pause, à réfléchir. Ça peut marcher. Mais sinon, il vaut mieux se limiter à des remarques d’ordre technique, à savoir : est-ce que le texte est lisible ? est-ce qu’on comprend l’enchaînement des pages ? À la fin, on peut retrancher ou ajouter des pages à des endroits clés. Par exemple, quand Antoine Maillard a fini le manuscrit de L’Entaille, je lui ai dit : « Je pense qu’il y aurait intérêt à faire une ouverture vers une fin qu’on ne connaîtrait pas. Essaye de rajouter deux pages, et finis sur une grande image en page de gauche, pour qu’en face on ait une page noire ou blanche, qu’on sache que l’histoire s’en va ailleurs, nous laisse à ce point précis. » Et ça a marché ! Quand on a décidé de publier Péplum, j’ai proposé à Blutch de dessiner un épilogue de deux pages, et ce qu’il a fait était brillant. C’était parfait !
Est-ce qu’il est indispensable d’avoir des rapports d’amitié avec les auteurs ?
Ce que je recherche, c’est d’avoir un rapport de respect mutuel. De mon côté, je dois avoir un intérêt poussé pour l’art de la personne que je publie. Ce qui signifie avoir un intérêt pour ce qu’elle vit. Sans aller jusqu’à des relations qui mettent en jeu l’intimité, j’en sais suffisamment pour être efficace dans mon domaine, qui est la mise en forme du manuscrit. Ce qui est vrai pour moi l’est aussi pour les artistes. S’il n’y a pas un minimum de sympathie, à quoi bon ? Donc je m’entends bien avec tous les auteurs et toutes les autrices aujourd’hui au catalogue. Il y en a avec qui j’ai des liens d’amitié, parfois très forts. Et même les gens que je ne vois pas souvent, je suis toujours heureux d’avoir de leurs nouvelles.
Le fait que vous dessiniez vous-même vous aidet-il dans le dialogue avec les auteurs ?
Je fais de la peinture et du dessin pour moi, il ne me viendrait pas à l’esprit de publier ces choseslà. Néanmoins, cette expérience du trait suffit à me rendre sensible au dessin des autres. Pour engager un dialogue et aussi parfois, et c’est plus surprenant, pour retoucher. Quand l’auteur est mort et qu’il faut restaurer un dessin dont l’original
Depuis sa création, Cornélius a publié avec le même soin de nouveaux auteurs comme d’autres plus reconnus, français comme étrangers (américains et japonais notamment), mais aussi des auteurs du patrimoine. Ce petit monde peut se retrouver dans la revue Nicole. La « famille » Cornélius se compose de plusieurs collections, dont la petite dernière « Kim », renoue avec l’esprit des comics
a été perdu, il faut savoir comment s’y prendre. Il arrive aussi que l’auteur ou l’autrice n’ait pas envie de le faire, comme quand on a restauré les livres de Nicole Claveloux qui ne maîtrise pas l’ordinateur de toute façon. Il m’est arrivé de compléter le dessin de Blutch sur une couverture parce qu’il était trop court. En général, je réutilise le trait de l’auteur, je ne redessine pas les œuvres. C’est imperceptible.
Cornélius est reconnu pour ses couvertures et le soin apporté à la fabrication. C’est toujours vous qui concevez les couvertures ? Presque toujours. Je me fais aider par mon collègue Hugues, qui réalise souvent un premier jet, que l’on conserve ou pas, mais qui pose les bases. Ça, c’est surtout vrai pour les traductions ou les livres du patrimoine, quand l’auteur n’est pas accessible ou quand il est mort. Avec les artistes vivants et disponibles, là, c’est un échange. Ça passe par des esquisses, des discussions… Je n’ai pas une idée précise de l’image qui doit apparaître en couverture, mais j’ai une idée assez précise de ce qui doit être dit par l’image. Ça peut être plusieurs options, d’ailleurs. À partir de là, l’auteur ou l’autrice fait des crobards. Parfois, il ou elle propose d’autres choses. C’est tout un processus. Personnellement, j’aime bien que la couverture reflète une ambivalence, un mystère, une indécision qui se trouve au cœur du livre. Mais elle doit aussi avoir un impact visuel. Ça passe par la composition, la typographie. La mise en couleur peut aussi servir à révéler des choses ou créer des équilibres géométriques qui permettront à la couverture d’attirer l’œil.
Où est-ce que vous imprimez ?
On imprime en France, en Belgique et en Pologne. En France, c’est beaucoup plus difficile qu’ailleurs. Malheureusement ! Il y a une perte de savoir-faire déprimante. Cela vient aussi de décennies de rapports commerciaux basés sur une supériorité supposée des fabricants des imprimeurs, qui ont abouti à des dialogues de sourds et à la disparition d’entreprises qui n’avaient pas compris ce que la concurrence limitrophe impliquait. Je le regrette. Si nous pouvions imprimer plus de livres en France, nous le ferions avec grand plaisir. Mais il y a certains types d’ouvrages qu’on ne sait plus faire.
Comment est-ce que vous décidez de réimprimer ou pas, lorsqu’un livre est près d’être épuisé ?
Déjà, on se doit de réimprimer, c’est notre engagement moral visà-vis des artistes. Mais c’est vrai que parfois, c’est compliqué, surtout dans le flux des nouveautés. Alors on essaye de trouver un moment stratégique pour le faire, en calant la réimpression avec une nouveauté, ou en attendant un peu pour recréer un effet de nouveauté. D’une manière générale, on essaye quand même de refaire un tirage dans la foulée. Mais ce n’est pas toujours possible. Ça dépend de la vitesse avec laquelle le premier tirage s’est écoulé, du contexte, de ce qu’il y a en face, de la période de l’année, plus que de la trésorerie, finalement. Même si ça rentre en ligne de compte, parce que quand il y a trois réimpressions qui tombent en même temps, on n’a pas la capacité de tout faire.
Vous tirez à combien d’exemplaires ?
C’est assez variable, mais on va dire qu’on a un tirage moyen de 3 500 exemplaires. Ça peut être moins pour certaines choses comme la revue Nicole ou les livres de la collection « Kim ». Ça peut être beaucoup plus, évidemment, quand ce sont des livres d’auteurs ou d’autrices expérimentés comme Charles Burns ou Mizuki. Immatériel de Jérôme
Dubois, on l’a tiré à beaucoup plus. Le retour d’Antoine Cossé aussi. Charles Burns, il arrive qu’on le tire à 12 000 exemplaires.
Avec la surabondance de nouveautés au rayon BD, est-ce qu’il est plus difficile d’être visible en librairie ?
La surabondance, c’est le moment où l’offre excède la capacité d’attention du public, où celui-ci ressent une forme d’écœurement, comme quand on arrive devant un buffet trop garni. C’est un peu la même chose en librairie, et c’est un problème. Selon les livres, cela peut avoir un effet d’occultation, qui passe dans un premier temps par le choix et l’engagement du libraire : est-ce qu’il va en prendre ou pas ? Je vois bien qu’il y a une forme de lassitude chez certains libraires face à un métier qui s’est laissé envahir par la logistique. Néanmoins, il faut réussir à conserver la différence qui existe entre libraire et vendeur de livres. Pour moi, le libraire qui décide de ne pas prendre nos livres et de se concentrer sur l’offre moyenne ne fait qu’entrer en concurrence avec Cultura et nous renvoie des clients. Ce qui est valable pour nous est valable pour les autres éditeurs, ce qui veut dire qu’une partie de la clientèle pourrait cesser d’aller en librairie. Ce qui serait tragique. Je suis très attaché à la librairie et j’ai construit Cornélius en pensant aux libraires.
Cornélius a failli disparaître en 2000. À ce moment-là, vous avez aussi été tenté de vendre la maison. Est-ce que ça vous paraît fou aujourd’hui que vous ayez pu songer à vendre Cornélius ?
Ça ne me paraît pas fou, parce que je me souviens des circonstances dans lesquelles cette envie est apparue. En revanche, je me dis que c’est une bonne chose qu’on ne l’ait pas fait. Parce que Cornélius aurait été complètement profané par le groupe qui projetait de l’acheter.
En 2014, vous avez participé à la création du Syndicat des éditeurs alternatifs, dont vous avez été président. Qu’est-ce qui vous a poussé à lancer cette initiative ?
L’élément déclencheur, ça a été un problème avec l’espace fanzine du Festival d’Angoulême, dont la surface se réduisait alors que le prix des stands augmentait démesurément. Comme les fanzines étaient de plus en plus nombreux, une sélection assez critiquable s’était mise en place. À ce momentlà, j’ai été contacté par certains responsables de ces fanzines qui voulaient savoir si je pouvais les aider. J’ai étendu la discussion à d’autres éditeurs comme L’Association ou Atrabile. On a décidé de les soutenir, et finalement, au fur et à mesure
de nos échanges, j’ai proposé que l’on forme un groupement d’éditeurs qui essayerait de résoudre les problèmes qui nous touchaient tous. C’est ainsi que lors du Festival d’Angoulême en 2014, nous avons décidé de créer un syndicat dédié à la bande dessinée alternative. Cela a porté ses fruits sur certains dossiers importants. L’action du syndicat a aussi contribué à apporter des améliorations concrètes, au niveau des contrats d’auteur, de la reconnaissance des droits des artistes lors des expositions, ou de la rémunération des dédicaces.
Quel regard portez-vous sur l’évolution du Festival d’Angoulême et sur les polémiques qui l’entourent ?
Il est évident que cette manifestation a permis au milieu d’évoluer et à la bande dessinée de grandir, avec quelques anicroches, des à-coups, presque des contre-révolutions internes. En tout cas, la représentativité des artistes est bien meilleure qu’il y a 20 ans. Il y a beaucoup plus d’autrices, c’est une excellente chose. On aimerait qu’il y ait plus de diversité encore. C’est en train d’arriver. Le festival n’a pas toujours été un grand acteur dans le domaine, mais il a toujours reflété ces évolutions. Maintenant, il y a la question spécifique de l’association et de la société organisatrice 9e Art+. Leur accord va ouvrir une grosse crise. Il faudrait dans l’idéal que le contrat qui les lie ne soit pas renouvelé automatiquement pour dix ans, pour essayer de voir un peu plus loin, mettre l’actuel organisateur face à certaines défaillances, et qu’un appel à candidatures soit organisé. Au stade où on en est, je ne peux pas en dire plus, parce que je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des uns et des autres. Après, sur le plan économique, Angoulême demeure un rendez-vous fondamental.
Il y a toujours de la place pour les éditeurs alternatifs comme Cornélius ?
Il y aura toujours de la place pour des éditeurs comme Cornélius, du simple fait que l’on incarne
plus que jamais une alternative à la grosse production dévitalisée de toute portée esthétique. Honnêtement, dans la mouvance qui domine la bande dessinée aujourd’hui, la bande dessinée du réel, je sauve un infime pourcentage de livres. Même les très bons auteurs ne sont jamais à leur meilleur niveau quand ils font ce type de bande dessinée. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils se discréditent, mais ils s’abîment à faire cette bande dessinée qui ne leur permet pas d’exprimer tout le talent qu’ils possèdent, ni d’exploiter toutes les possibilités qu’offre le langage de la bande dessinée. Donc ce n’est pas bon sur le plan artistique, et en même temps, cela reflète une situation qui n’est pas très enviable.
Après plus de 30 ans à la tête de Cornélius, qu’estce qui vous pousse à continuer ?
Pour être honnête, ce sont essentiellement mes collègues et les artistes eux-mêmes. Si je ne considérais que le plaisir que j’ai à faire des livres avec tous les désagréments que cela engendre, je pense que j’aurais déjà arrêté. Mais les liens que j’ai avec mes collègues, avec les artistes, et plus largement avec d’autres personnalités du monde de la bande dessinée, libraires, diffuseurs, confrères, c’est ça qui me fait tenir. Et puis peut-être aussi, parfois, le truc de trouver une nouvelle façon de faire les choses. Je ne supporte pas de ne pas apprendre. Forcément, quand on a de l’expérience, on apprend moins. Mais sur le plan technique, il y a beaucoup d’évolutions aujourd’hui, et de nouvelles choses à apprendre. Il y a aussi le fait que l’époque change. Ça m’intéresse d’observer ce qu’elle produit comme mouvement, comme agitation, comme dérèglement esthétique. C’est tout ça qui fait que je suis encore là.
cornelius.fr
Les auteurs Cornélius sont souvent sélectionnés à Angoulême et parfois récompensés, comme Shigeru Mizuki (Fauve d’or du meilleur album en 2007), Nicole Claveloux (prix du patrimoine en 2020), ou Antoine Maillard (Fauve Polar SNCF en 2022).
Combien de fois suis-je passé rue Charlemagne, au niveau du n°16, sans jamais regarder ni soupçonner que derrière ces portes, à droite du restaurant Chez Mademoiselle, se cache une cour pavée – presque un cloître – où se trouvent installées depuis plus de trente ans les éditions Allia ? Passé le porche, on aperçoit au fond une coursive vitrée en rezde-chaussée ; havre de paix et de travail sous le lierre montant. Allia1 donc, avec, à sa tête, un des éditeurs parisiens les plus aventureux, c’est-à-dire un des plus libres, des moins corrompus : Gérard Berréby. Hors les imposants « pavés » sur la musique populaire et savante qu’il a lancés dans sa collection « Rock, soul, reggae et autres musiques », Gérard Berréby impressionne par la somme considérable de témoignages et documents qu’il a su réunir dans sa désormais mythique collection « La nouvelle révolte des artistes : autour de l’Internationale situationniste » Mémoire de l’avant-garde, débutée en 1985, avec les « Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste », et qu’un nouvel opus – L’Art d’en sortir de Gérard Berréby et Marc’O – complète. Ce matin, à l’ombre du grand arbre qui s’épanouit et verdoie derrière la baie vitrée de son bureau, je suis venu le rencontrer pour en parler.
N. C. : À cet ensemble d’entretiens passionnants que vous avez mené pour tenter de cerner le personnage de Marc’O dans L’Art d’en sortir , il semblerait qu’il manque le témoignage d’une personne dont on entend pourtant beaucoup parler dans le livre, c’est Jean-Jacques Schuhl… G. B. : Je me suis entretenu avec J.-J. S. au moins à trois reprises : nous avons fait un entretien que j’ai
1 — Allia tire son nom d’une revue surréaliste belge dirigée par Marcel Mariën, Les Lèvres nues (1953-1975) : « Sur une de ses couvertures, il y a la statue de la Liberté qui tire une chasse d’eau. Et l’image m’avait beaucoup plu. Et quand j’ai découvert qu’il y avait des toilettes Allia, je me suis dit, allons-y ! Et puis c’était une façon de me moquer par avance de ce que j’allais faire. C’està-dire qu’on tire la chasse d’eau, on évacue. » Gérard Berréby, in « Entretien avec Gérard Berréby, fondateur des éditions Allia », par Julien Barret, site autour-de-paris.com, novembre 2024.
transcrit et qui devait être dans le livre, mais que Schuhl souhaitait corriger, revoir – pour en faire, je ne sais… une œuvre unique ? Mais, finalement, il a préféré qu’on ne le publie pas en cet état. Les rencontres étaient fort agréables et fort sympathiques au demeurant, mais J.-J. S. pensait qu’il pouvait faire autre chose de mieux et qu’il ne rendait pas vraiment service à Marc’O en publiant tel quel l’entretien… Il voulait tout refaire tout le temps.
N. C. : Il est très présent dans les autres entretiens…
G. B. : Oui, notamment dans celui avec Jean-Noël Picq que je considère comme le « meilleur » des entretiens de ce livre.
N. C. : À ce propos, pensez-vous, comme le disait Jean Eustache à Jean-Noël Picq, que Marc’O aura vécu – et continue de vivre – sur ou grâce à une sorte de « pouvoir occulte » ?
G. B. : Je dirais oui. Mais quand on parle de « pouvoir occulte », je dirais plutôt que c’est un pouvoir qu’il s’est arrogé ou qui lui a été donné. Comme on pourrait le dire de quelqu’un qu’il a été touché par la lumière et a réussi à transcender cela. Car il y a bien des cas où les gens sont amenés à faire des choses qu’ils ne font pas. Et puis, il y en a d’autres, à côté, qui présentent le même profil, mais qui, eux, FONT. Pourquoi et… pourquoi pas ? C’est aussi lié à l’époque. Catherine Millot le dit très bien dans l’entretien que j’ai fait avec elle : « On faisait les choses et on ne se posait pas de question… » Ils étaient portés par une force, une énergie, une conviction qui fait que, comme un seul homme, ils se levaient et faisaient les choses. Et si on fait une comparaison avec notre époque contemporaine, aujourd’hui, la première des choses que l’on entend quand des gens ont des projets est : « Il faut que je trouve de l’argent, j’ai pas de budget, etc. » Et cela rend impossible un certain nombre de choses… Mais il n’y a pas d’excuse. Il y avait d’autres problèmes dans les époques passées, mais les gens parvenaient à faire quand même. Il y a de nos jours un triomphe de la Domination. Et la Domination est parvenue à convaincre les individus porteurs de projets que ce n’était pas possible. Ils sont paralysés.
N. C. : L’Impossible bataillien…
G. B. : Or, quand Marc’O lance sa revue Ion, il n’a pas un rond, quand il produit le film d’Isou, il n’a pas un sou en poche !
N. C. : Mais il fédère et trouve l’argent facilement : Robert Mitterrand l’aide à financer le Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou (1951), que Jean Cocteau soutient ensuite au Festival de Cannes ; plus tard ce sera Maurice Girodias2 qui l’accueille et lui offre le couvert à La Grande Séverine, au moment des pièces Play Girls, Les Idoles…
G. B. : C’est un don de Dieu en quelque sorte. Sans être aucunement calculateur, il réussit le tour de force d’être toujours présent là et au moment où il se passe quelque chose ou bien – encore mieux ! – là où il va se passer quelque chose… C’est le cinquième livre d’entretiens que je publie : les livres précédents fonctionnaient dans un système référentiel fermé. Avec des oukases , des exclusions, etc. Mais avec Marc’O on rentre dans une liberté d’approche totale… Il sort de la résistance, arrive à Paris et rencontre les lettristes, les situationnistes, il rencontre André Breton, Jean Wahl, Jean Cocteau. Et puis, ensuite, il invente de toutes pièces des acteurs : comme Bulle Ogier qui n’avait jamais désiré être actrice. C’est Marc’O qui l’a poussée… En lui disant : « Laisse ta chaise et viens avec nous sur scène… » Cette liberté de mélanger Cocteau et Breton – alors que c’était la guerre ouverte entre eux ! – ou – n’en parlons même pas ! – les situationnistes avec la Nouvelle Vague… Marc’O apporte et prend des éléments partout. Et par rapport à mon propre itinéraire, il y avait une réjouissance à travailler de la sorte.
N. C. : Ce livre complète et poursuit une somme que vous constituez autour de l’Internationale situationniste ?
G. B. : J’ouvre une parenthèse : ce qui m’a le plus intéressé dans ce projet un peu « monstrueux » de livre sur Marc’O : cette espèce de mosaïque où – comme vous l’aurez remarqué – les documents, les images, les notes, les citations, les entretiens se répondent… C’est que c’est une Thèse, mais une thèse que nous n’avons pas voulu faire… Nous donnons les éléments, mais ne sommes pas là pour donner des points de vue à travers les lunettes d’un tel ou d’un tel… C’est au lecteur de faire sa propre thèse. Je trouve que c’est une construction inédite et originale, pas courante dans les livres. L’Internationale situationniste y est très présente, mais il s’agit aussi d’une époque. Si les situationnistes ont marqué le plus cette époque, n’oublions pas que quelqu’un comme Georges
2 — Maurice Girodias est l’éditeur du Festin nu de William Burroughs, Lolita de Nabokov, Tropique du Cancer et Tropique du Capricorne de Henry Miller…
Perec, par exemple, a exactement les mêmes lectures et références cinématographiques qu’un Guy Debord au même moment. Pourtant, il n’y a aucun lien entre eux…
N. C. : Tout de même, vous semblez avoir été extrêmement marqué par Guy Debord. Les éditions Allia ne poursuivent-elles pas, d’une certaine façon, l’effort des éditions Champ Libre de Gérard Lebovici ?
G. B. : Au départ, oui. Mais quand les éditions Allia ont été créées – il y a maintenant 43 ans, et qui sont toujours restées indépendantes d’un point de vue éditorial – on a pu voir quelques connexions entre les éditions Champ Libre et le début des éditions Allia. J’avais senti que les gens pensaient qu’on refaisait un peu l’histoire du voisin, en quelque chose… Mais rapidement la maison a gagné son autonomie éditoriale et d’autres champs d’intervention se sont ouverts. Sachant que je ne pouvais tenir de discours public tant que je n’avais pas FAIT, j’ai laissé parler…
N.C. : Vous avez connu Guy Debord personnellement ?
G. B. : Non, mais beaucoup de gens autour de lui…
N. C. : Telle Michèle Bernstein, son ancienne compagne, dont vous avez publié les récits.
G. B. : Oui, c’est une très bonne amie à moi…
N.C. : Avez-vous fréquenté l’American Center lorsque Marc’O le dirigeait ? Avez-vous assisté à ses pièces ? Les Bargasses (1965), Les Idoles (1966), etc. ?
G. B. : Non, mais j’ai senti qu’il fallait « désacraliser » Marc’O. Il fallait qu’un œil autre, étranger, regarde la situation. Je prenais des notes, j’écoutais tout le monde, mais c’était moi qui faisais le livre. Je cherchais à projeter Marc’O dans notre présent actuel, à travers ma connaissance de son passé et de la réalisation de son œuvre (écrits, cinéma, théâtre, etc.), couplée aux témoignages des gens qui l’ont connu. Car il y a aussi des éléments contradictoires… Dans le livre on montre que lorsque quelqu’un dit une chose, quelqu’un d’autre en dit une autre… Je voulais éviter le « tombeau ». Je voulais faire un livre vivant qui transmette au présent Marc’O. Un être très attachant : à part une ou deux personnes ayant eu un différend avec luiet que je n’ai pas rencontrées – tout le monde garde un bon souvenir de lui. Tout le monde l’aimait.
N. C. : Vous utilisez le passé, mais Marc’O vit encore.
G. B. : Oui, il vit encore… Il vient d’avoir 98 ans !
N. C. : Je me souviens être allé le visiter dans sa petite chambre, rue a u Maire, il y a quelques années…3
3 — c.f. « Chronique du Temps qui passe : Marc’O » , par Nicolas Comment, Novo n°56 (octobre-novembre 2019)
Cet article ayant été rédigé quelques jours seulement avant la disparition de Marc’O, survenue le 11 juin dernier, nous avons choisi de le laisser tel quel ; au présent.
G. B. : Il n’y est plus depuis un an, et réside désormais dans un EHPAD, où je suis allé le voir, il y a peu de temps.
N. C. : Dans le petit café, en bas de chez lui, je me souviens que Marc’O parlait essentiellement de la jeunesse ! Il faisait nuit quand j’en suis ressorti…
G. B. : Le livre que vous avez lu ouvre beaucoup de pistes : il y a six ou sept parties dont on pourrait faire un livre entier, en approfondissant. Que la relève maintenant soit prise par d’autres gens, qui complèteront… Approfondir par exemple ce qu’il a fait d’abord au théâtre puis ensuite au cinéma dans le film Les Idoles – qui était devenu un film culte dans la notion de « fétichisation spectaculaire » de l’acteur, etc. – et qui, en fait, annonçait La Société du spectacle
N. C. : Ce film est une critique du « showbusiness », des « yéyé ». D’ailleurs, à ce propos, Marc’O m’a dit qu’il avait un différend avec Guy Debord… Car, pour lui, Debord n’aurait pas dû nommer son livre La Société du s pectacle mais La Société du « show-business »
G. B. : Certes, mais c’est justement un point où je suis en désaccord avec Marc’O. C’est un point de détail et qui ne résiste pas à l’analyse…
N. C. : Son théâtre n’est-il pas quelque part un art de situation ?
G. B. : Complètement. Car Marc’O ne demandait pas aux acteurs de jouer un rôle ni de réciter un texte appris par cœur. Il leur demandait de raconter en l’interprétant ce que leur faisait ce rôle à eux, et quelle influence cela pouvait avoir sur eux Et à partir de là, il leur laissait libre cours pour interpréter. Jean-Pierre Kalfon et Bulle Ogier l’expliquent très bien : « En quoi le rôle que je dois jouer influe-t-il sur ma vie et qu’est-ce que ce rôle provoque en moi ? » Marc’O leur disait : « C’est cela que je veux voir. » Ensuite, les acteurs avaient une liberté totale.
N. C. : J’aimerais aussi aborder la dimension musicale avec vous. Dans Délire de fuite (un récit de jeunesse de Marc’O publié par Allia conjointement à L’Art d’en sortir), la musique, notamment le jazz, est très présente. Vous vous êtes vous-même intéressé de près à la musique. Au punk, notamment… Et j’avais simplement envie de vous poser la question : êtes-vous un punk ?!
G. B. : Je ne sais pas : ce sont les autres qui peuvent dire ce que je suis. Tout ce qui nous est familier nous est étranger. Vous pouvez penser quelque chose de moi. Mais il m’est difficile de dire publiquement ce que je pense de moi. Cela ne se fait pas, question de convenance…
N. C. : Humm…
G. B. : Ce qui m’intéresse ce n’est pas le punk, le jazz, ou la pop, mais l’Époque où une musique
se produit. Comme dans tous les domaines de la création, arrive un moment où ce qui a eu lieu commence à se scléroser, à finir dans la répétition, voire dans une impasse. Et puis d’autres gens arrivent, qui reprennent la critique, la création musicale, esthétique là où elles s’étaient arrêtées, et essaient de trouver de nouveaux éléments de langage créatifs qui mènent plus loin. Car si on peut pousser les murs de son époque – et même aller très loin ! –on ne peut pas être dans l’époque qui va venir après. Et généralement les ruptures musicales, que ce soit le disco, le rap, ne sont pas seulement une invention musicale, mais une création inscrite dans un contexte historique où les prédécesseurs comptent.
Car c’est quand on connaît son passé qu’on peut – peut-être ? – maîtriser son présent. Sans quoi on invente le fil à couper le beurre…
N. C. : C’est très présent dans la musique « pop » ou « rock », par exemple quand Bob Dylan va visiter Woody Guthrie à l’hôpital, ou lorsque les Rolling Stones se rencontrent et se reconnaissent en écoutant des vieux disques de blues.
G. B. : On ne peut pas opérer une rupture nette. Car c’est comme si on s’arrachait un bras. Or, j’ai besoin de mon bras pour FAIRE.
N. C. : On a dit que vous étiez un éditeur de l’Avant-Garde, mais vous l’êtes tout autant de la Mémoire…
G. B. : De la mémoire de l’avant-garde… Mais je suis surtout un éditeur contemporain. Actuel, rivé à mon époque. Et je ne peux lancer ces publications – qu’elles datent de la Renaissance, du Moyen Âge ou de l’extrême contemporain – que dans la mesure où ce que je fais chez Allia rencontre un écho dans les préoccupations d’aujourd’hui, ici et maintenant. Je n’œuvre pas pour « les trésors de la littérature », c’est très beau, mais cela ne m’intéresse pas, je n’ai pas d’énergie à perdre là-dedans. En revanche, exhumer un texte du xviii e siècle sur l’esclavage moderne et qui trouve un écho dans la tête des gens qui s’interrogent aujourd’hui sur la question, alors oui, je suis partant. C’est pareil pour la musique. Quand je publie le livre de Shapiro Turn the Beat Around, sur la musique disco, on a près de 100 pages sur un historique de la ville de New York alors en faillite, les descentes de police dans les boîtes gay au milieu de tout ça, etc. Shapiro raconte comment les choses sont venues. Elles ne tombent pas du ciel !
N. C. : Dans Lipstick Traces , que vous avez publié en 1998, Greil Marcus fait le lien entre l’Internationale situationniste et le punk. Entre Johnny Rotten et Guy Debord…
G. B. : Greil Marcus prend des éléments du mouvement Dada, des Sex Pistols, des situationnistes et crée une combinaison de ces trois éléments pour montrer une histoire secrète du xxe siècle. Il tricote son fil de cette façon-là… De la même manière, quand je travaille sur Marc’O, je ne suis pas là pour l’exhumer à la Gloire du théâtre, du cinéma, etc. J’ai essayé de transcender, à travers tout ce que j’ai pu apprendre dans cette aventure, un Marc’O vivant ! Je ne suis pas là pour embaumer les gens. Ma vision de L’Art d’en sortir c’est que j’ai tricoté à travers tout ce qu’il a fait pour montrer quelque chose qui peut répondre à des préoccupations contemporaines dans quelque domaine que ce soit.
N. C. : Vous êtes-vous senti quelque part « missionné » en tant qu’éditeur ? D’où vous vient cette espèce de certitude qui fait que vous êtes
parvenu en quelques décennies de publications à mémoriser et documenter toute l’histoire de l’Internationale lettriste et situationniste ?
G. B. : Cela m’est tombé dessus… J’ai le temps de vieillir pour me poser ces questions : maintenant je suis plutôt dans le mouvement.
N. C. : J’ai remarqué qu’il y avait un lien très intense avec la Belgique chez vous. Avec Louis Scutenaire, les surréalistes belges, vous fréquentiez Bruxelles à une époque ?
G. B. : J’y étais avant-hier… C’est une histoire personnelle, mais je ne suis pas français, je le suis devenu. Je suis ce qu’on appelle « un français de papier ». La langue française n’est pas tout à fait ma langue maternelle.
N. C. : Vous êtes né en Tunisie ?
G. B. : Quand je suis arrivé en France, j’ai rencontré quelques petits problèmes en tant qu’étranger et bien qu’ayant fait ma vie, mon travail, mes créations ici, je n’étais pas tout à fait à ma place. Et j’ai trouvé une espèce de solution bâtarde, un entre-deux : la Belgique, qui a été une sorte de parenthèse entre mon pays d’origine et le pays dans lequel j’ai atterri. J’y ai pas mal de liens… Et cela fait le plus grand bien de sortir de son quotidien, de ce qu’on voit chaque jour sous le bout de son nez, ne serait-ce que de temps en temps, pour voir des gens différents, boire une bière avec quelqu’un d’autre…
N. C. : Vous avez beaucoup publié les surréalistes belges, Paul Nougé…
G. B. : Oui, le premier livre publié par Allia, c’était Louis Scutenaire (Mes inscriptions, 1982), j’ai publié les œuvres complètes de Paul Nougé, j’ai publié – à deux reprises, avec Raoul Vaneigem et Piet de Groof – le versant belge du mouvement situationniste… Ce sont des ouvertures, des amitiés, des liens, des passages. Et j’aime bien avoir un pied ailleurs.
N. C. : Vous avez connu le Plan K, à Bruxelles ?
G. B. : Je n’ai pas connu le Plan K, mais j’ai publié un livre où il est question du Plan K, sur Joy Division : Le reste n’était qu’obscurité par Jon Savage. Qui parle de la tournée de Joy Division qui a eu lieu en Belgique, à travers ou grâce à une femme qui était secrétaire à l’ambassade de Belgique de Londres.
N. C. : Annik Honoré ? Co-fondatrice du label Les Disques du Crépuscule avec Michel Duval, puis de Factory Benelux ?
G. B. : Oui et lorsqu’il y a eu un grand article sur ce livre dans Le Vif [L’Express belge], le journaliste a demandé à me photographier devant la façade du Plan K, qui n’est plus le Plan K, mais un centre commercial, banal. Ce lieu serait impensable aujourd’hui : on y croisait Joy Division, William
Burroughs dans un immeuble à plusieurs niveaux, mais sans murs devant – c’est-à-dire qu’on pouvait tout à fait tomber de l’autre côté… Mais jamais personne n’a posé une question d’autorisation, d’interdiction, d’assurance, de sécurité. Quand je disais tout à l’heure : « Ils ne se posaient pas de questions, ils faisaient », cela allait jusqu’à des questions comme celles-ci.
N. C. : Croyez-vous aux lieux ? À la puissance des lieux ? Vous êtes-vous rendu par exemple à Cosio di Arroscia4, à Champot5 ?
G. B. : Je suis allé à Cosio avec Ralph Rumney et à Champot, pour visiter madame Debord. Parfois ça marche, parfois non. Le plus souvent, c’est « le silence des pierres »…
L’enregistreur que j’avais posé sur une étagère du bureau de Gérard Berréby s’est grippé à cet instant précis. Il me semble pourtant que notre conversation débutait réellement à partir de ce moment… Puis Berréby m’entraîna dans le « cloître » pour faire quelques photos. En le photographiant en train de griller une cigarette sous le grand arbre, je brûlais de lui demander des détails sur Jean-Michel Mension, Gil J. Wolman, Michèle Bernstein, ces membres historiques de l’Internationale lettriste, qu’il avait rencontrés, côtoyés… Cette petite bande protopunk réunie au café Moineau par Guy Debord et photographiée par Ed van der Elsken dans Love on the Left Bank. Ces perdants magnifiques pour la plupart devenus cendres et boue (Jean-Louis Brau, Gilles Ivain alias Ivan Chtcheglov…), mais dont certains sont encore debout, tel Serge Berna, l’auteur du « Scandale de Notre-Dame » 6 – évoqué par Marc’O dans Délire de fuite – et qui fêtera cette année ses 101 ans !
Mais entre deux déclics, je lui dis seulement : Dans Délire de fuite Marc’O ne parle pas du café Moineau…
G. B. : Non, il allait au Dupont-Latin…
N. C. : Il ne parle pas non plus de sa rencontre avec Isou… au Tabou.
G. B. : Non plus…
4 — Village italien où le 28 juillet 1957, Guy Debord, Michèle Bernstein, Ralph Rumney, Giuseppe Pinot-Gallizio, Asger Jorn, Walter Olmo, Piero Simondo (natif du village) et Elena Verrone fondèrent le mouvement Internationale situationniste
5 — Lieu-dit de Haute-Loire où résida Guy Debord dans une ferme et où il se donna la mort le 30 novembre 1994.
6 — « Le Scandale de Notre-Dame » est un acte anticlérical effectué le 9 avril 1950 (jour de Pâques), durant l’office célébré en la cathédrale Notre-Dame de Paris, par Michel Mourre, Serge Berna, Ghislain Desnoyers de Marbaix, Jean-Louis Brau, ClaudePierre Matricon et Jean Rullier notamment, appuyés de comparses venus de Saint-Germain-des-Prés, membres les plus radicaux du mouvement avant-gardiste lettriste rassemblé depuis 1946 autour d’Isidore Isou et Gabriel Pomerand.
Je n’osais l’importuner plus longtemps. Le plan du métro parisien brillait déjà dans mon cerveau. Ce grand plan lumineux de Paris qui se trouvait encore dans quelques stations de métro lorsque j’avais découvert la capitale pour la première fois, adolescent, au bras d’une Parisienne que j’avais suivie depuis ma province natale… J’étais justement attendu gare Saint-Lazare pour déjeuner avec un très bon ami, lui aussi monté de province ce jour. Me dépêchant de prendre le métro à Saint-Paul pour le retrouver, je suis passé par le passage du Prévôt où, dans l’ornière, j’ai observé le petit filet d’eau qui y coule le matin. Plus de Grand Plan, plus de Plan K, me dis-je… Pourtant, j’étais comme galvanisé, grisé par mon récent échange avec l’éditeur d’Allia. Peut-être s’agissait-il de l’effet du « pouvoir occulte » de Gérard Berréby ? Je me suis enfoncé dans le métro avec mon appareil photo sur la poitrine. Il y avait un moment que je ne l’avais pas sorti. Ces derniers temps, la photographie était même de plus en plus devenue pour moi une hésitation. Intime façon de protester contre l’avalanche d’images sur les réseaux ? Toujours est-il que quand les portes du wagon se sont refermées j’avais inopinément en tête, mêlé au fracas de caoutchouc des essieux, l’air de la chanson « La vie s’écoule, la vie s’enfuit » – récemment reprise par le chanteur Renaud – et dont les paroles sont de Raoul Vaneigem…
La vie s’écoule, la vie s’enfuit
Les jours défilent au pas de l’ennui. Parti des rouges, parti des gris Nos révolutions sont trahies […]
Les yeux faits pour l’amour d’aimer. Sont le reflet d’un monde d’objets
Sans rêve et sans réalité
Aux images nous sommes condamnés.
La vie s’écoule, la vie s’enfuit, Raoul Vaneigem / Francis Lemonnier (1968).
RENCONTRE AVEC MATHIEU SAPIN, DESSINATEUR, SCÉNARISTE POUR LA SORTIE DE SON LIVRE À L’INTÉRIEUR.
AVEC CETTE BD DOCUMENTAIRE, MATHIEU SAPIN NOUS PLONGE DANS LES DIFFÉRENTS SERVICES DU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR, AU CONTACT DE LA POLICE ET DE LA GENDARMERIE. UN DOCUMENTAIRE RICHE D’INFORMATIONS ET QUI SOULÈVE DE NOMBREUSES QUESTIONS ÉTHIQUES.
Est-ce que t’as déjà eu des problèmes avec la police ?
Alors, non… [rires] Je me suis fait taper dessus par des CRS dans une manif contre le RN à Dijon en 1990. Et je me suis fait arrêter par des gendarmes à Nuits-St-Georges parce que je conduisais à contresens.
Par Martial Ratel ~ Photos : Vincent Arbelet
Comment est-ce qu’on devient un insider à la demande d’une directrice adjointe de la communication du ministère de l’Intérieur ? Il y a presque un paradoxe.
Oui, c’est ce que je raconte dans les pages. Je suis conscient qu’on m’ouvre certaines portes. Et en même temps, je me dis que c’est l’occasion de voir des choses que je ne pourrais pas voir autrement.
Il y a beaucoup de journalistes spécialisés dans ces questions de sécurités qui ont vu la BD et qui sont un peu jaloux.
Cette BD est une anomalie. Camille Chaize, la directrice adjointe de la communication, qui m’a proposé le projet s’est fait virer depuis. Pas à cause de mon livre, mais à cause du sien, Porte-parole. Réflexions personnelles de la voix officielle du ministère
de l’Intérieur. Dans ce livre, elle raconte qu’elle ne se verrait pas travailler sous un gouvernement d’extrême droite. Elle a été mise à pied deux jours avant la sortie de son bouquin. Aujourd’hui, elle ne travaille plus au ministère. Ce que je veux dire par là, c’est que, grâce à elle, la BD a bénéficié d’une démarche qui est, avant et après Camille, habituellement impossible.
Quelles étaient tes limites, ce que tu avais le droit de voir et ce que tu avais le droit de raconter ?
Ma limite, mon filtre, c’était Camille Chaize. C’est elle qui m’a ouvert les portes. Elle m’a dit : « Tu racontes les choses que tu as envie de raconter, comme tu veux les raconter. » Donc, je n’ai pas été bridé. Après, on peut imaginer qu’on m’a montré des choses plutôt positives. Donc, l’arbitrage, c’était que si je voulais voir des choses, j’étais obligé de passer par eux. Après, il y a parfois eu des bugs de leur côté. Je raconte que je me suis retrouvé dans la salle de crise de la place Beauvau pendant les émeutes en Nouvelle-Calédonie. Je me suis retrouvé là, à ce moment-là, alors que je n’aurais pas dû.
Comment trouves-tu la bonne distance entre l’info, le récit, la communication et l’humour ?
Avec ce livre, comme avec tous les précédents, j’ai toujours la même façon de faire : je passe le plus de temps possible. Alors là, c’était un peu difficile parce que je voyais plein de choses différentes. Je ne passais que deux, trois jours sur un sujet, mais à l’arrivée, j’avais une vision assez complète. En tout, le projet a duré un an et demi.
Il faut aussi faire la différence entre le temps sur place, sur le terrain, et le moment où tu fais la restitution. Par exemple, la séquence avec le pape à Marseille se passe en septembre 2023. Et quand j’ai écrit et composé les pages, c’était un an plus tard. J’ai évidemment plein de notes, des enregistrements, des photos… mais la distance temporelle, c’est ce qui m’aide à filtrer les choses. Mais ce filtre n’opère pas toujours de la même manière. Par exemple, quand je suis avec l’escadron de gendarmerie en haute montagne [ Mathieu est déposé par un hélico sur une corniche, seul, en pleine montagne]. C’est une séquence assez forte qui m’a marquée. J’ai fait la restitution la semaine suivante en rentrant chez moi. Donc, c’est cet équilibre, la bonne distance que je recherche. Et il y a mon éditrice qui est super précieuse. Elle me dit si je me suis répété, si je suis scolaire… je m’appuie beaucoup sur ce qu’elle me dit.
Tu as fait beaucoup de croquis, un tas de photos, un tas d’enregistrements. Est-ce que tu n’étais pas un peu perdu sous la masse des choses que tu devais filtrer ?
Oui, c’était très difficile, parce que je resserre à fond pour avoir un bon nombre de pages. Ce livre fait 160 pages. Moi, peu importe le nombre de pages, je suis payé de la même manière, par contre, le nombre de pages détermine le prix du bouquin. S’il est trop élevé, les lecteurs ne vont pas suivre. Donc, c’est un grand deal, parce que tu te dis que tu ne dois mettre que le « mieux » de ce que tu as vu, mais il faut aussi trouver des respirations. Et c’est très difficile quand tu as beaucoup de matière. Pour cette BD, j’ai atteint mon record de carnet, j’en ai rempli cinq !
Et il y a beaucoup de choses qui ne sont pas dans le livre. Non pas que je les jugeais problématiques. Je ne leur trouvais tout simplement pas de place. Je suis allé une semaine à Saint-Pierre-et-Miquelon pour le déplacement d’un village qui va être englouti pas la montée des eaux. C’est le versant préfecture du ministère de l’Intérieur. C’est un truc vraiment balèze, c’était passionnant et en même temps, il n’y avait pas grand-chose à voir. J’ai décidé de ne pas le traiter.
Est-ce que tu penses que ce qui reste inédit pourrait faire l’objet d’un volume 2 ?
Il y a certaines choses que je réutiliserai pour d’autres projets, que j’ai envie de prolonger. Par contre, en cas de réédition, j’aimerais ajouter des pages par rapport aux réactions que j’ai pu avoir depuis la sortie du livre. Des gens m’ont dit que je ne parlais pas tellement de l’extrême droite dans le milieu policier, que je ne parlais pas des violences
policières, que je n’avais pas parlé avec des victimes. C’est vrai que je ne l’ai pas fait, j’étais dans un rush. Mais maintenant, je suis obligé de prendre en compte ces réactions. Et donc, j’ai envie de faire une réponse à ces réactions. Le reproche que je me fais sur ce livre-là, c’est que je n’ai pas eu assez de recul, c’est-à-dire que j’ai vraiment fait le truc le nez dans le guidon avec un max d’infos de tous les côtés. Aujourd’hui, je commence à digérer les trucs. Ça me dirait bien de faire quelques pages où je prolonge la réflexion, en parlant avec quelqu’un qui a un avis intéressant sur ces sujets. Ce n’est pas un regret non plus. Je ne voulais pas céder à la facilité de dire « les flics, ils sont méchants ». J’en sais rien. Je suis dans une position où je raconte ce que je vois. Je pense faire les choses avec honnêteté. Donc, je raconte les choses comme je les ressens. Je ne vais pas non plus me forcer à raconter un truc. Je fais les choses de façon assez naturelle. Mais après, il y a le temps de la réception. Et tu vois comment les gens réagissent à ton bouquin, tout simplement.
Est-ce que tu menais d’autres projets en même temps ? Sur un an et demi de travail, j’imagine que tu avais des fenêtres de tir pour d’autres bouquins.
Oui, cette période était très dense parce que j’avais d’autres BD en cours comme Akissi de Paris et un autre « classique ». Mais surtout, là où je devenais un peu schizo, c’est qu’en même temps, j’ai suivi toute l’élaboration du chantier de NotreDame de Paris. C’était un projet que j’avais initié avant de dire OK pour le ministère de l’Intérieur. Le truc était en standby, j’étais passé à autre chose. Et quand j’ai commencé le ministère, les gens de Notre-Dame m’ont dit que c’était bon, finalement. Je ne pouvais laisser tomber aucun de ces projets. J’ai donc fait les deux.
Récemment, tu es devenu le directeur de la collection « Embarqué » chez Dargaud. Je ne me serais pas imaginé faire ça. Et puis, c’est vraiment chouette. Ça vient du fait qu’on me propose beaucoup de choses, mais je peux évidemment pas tout faire, et surtout, je ne suis pas forcément la meilleure personne pour tel ou tel sujet. Ce qui est super, c’est d’avoir des portes qui s’ouvrent, et de réfléchir à qui serait la personne la plus indiquée pour pousser telle porte. Par exemple, il y a une BD qui va sortir sur les coulisses de l’Opéra de Paris, c’est Dorothée de Monfreid qui l’a faite. Le but de la collection, ce n’est pas de faire 50 000 bouquins. Le but, c’est d’en faire quelques-uns, mais de les faire bien. C’est un peu une réaction à ce qui sort en ce moment en « bande dessinée du réel ». La BD documentaire est devenue
— Dans ce livre, elle raconte qu’elle ne se verrait pas travailler sous un gouvernement d’extrême droite. Elle a été mise à pied deux jours avant la sortie de son bouquin. Aujourd’hui, elle ne travaille plus au ministère. —
un genre en soi. Il y a des trucs géniaux. Et il y a des trucs, tu dis : « OK, ils exploitent le filon. Estce que c’était vraiment nécessaire de le sortir ? » Le paradoxe, c’est que j’adore faire de la BD, mais il ne faut pas en faire trop non plus. Sinon, tu lasses les gens. On essaye d’avoir une production raisonnée.
Christophe Blain, ton collègue d’atelier, t’a accompagné sur À l’intérieur . Il a travaillé sur une brigade de police. Ça va sortir un jour dans ta collection ?
Oui, il est en train de bosser dessus. Par contre, il a été complètement fasciné par la BRI (Brigade de recherche et d’intervention), donc ça va être encore autre chose que mon livre.
Ta prochaine sortie ce sera Notre-Dame ?
Oui, mais j’ai beaucoup de portes ouvertes. J’aimerais beaucoup revenir à des trucs comme à mes débuts. Je suis en train de parler avec les Requins Marteaux parce que ça fait du bien de revenir à la fiction. C’est passionnant de suivre des trucs un peu fous, mais c’est bien aussi d’être avec ses jouets dans sa chambre comme les personnages de l’île de Supermurgeman.
—
À L’INTÉRIEUR, Mathieu Sapin, Dargaud
LE MONOGRAPHE DU PHONOGRAPHE
Par Valérie Bisson
HUGUES MASSELLO EST UN
ÉDITEUR GENTILHOMME,
À MOINS QUE CE NE SOIT
L’INVERSE. IL A FONDÉ LES
ÉDITIONS DENSITÉ ET SA
COLLECTION DÉDIÉE À LA
MUSIQUE ENREGISTRÉE, DISCOGONIE, OFFRANT AUX
AUTEURS ET AUX LECTEURS
UN ESPACE D’EXPLORATION
DE LA MUSIQUE ET DE TOUS SES MODES DE FABRICATION. LE LIEU DU MICROSILLON DEVENANT
PRÉTEXTE AU RÉCIT ÉCLAIRÉ
DU COMMENCEMENT D’UN
MONDE SONORE EN SOI.
Cette genèse particulière qui est la tienne, peuxtu nous en dire un mot ?
Je suis originaire de Rouen, j’y ai fait des études de lettres et de sociologie puis j’ai travaillé comme libraire à Paris. Après un passage à Nantes pour une formation aux métiers de l’édition, je suis retourné à Rouen sans idée précise mais avec une intuition. L’idée de Discogonie m’était venue peu avant cette formation d’éditeur achevée en 2003, j’ai lancé Densité en 2010. J’avais eu cette idée de Discogonie depuis longtemps avec, au départ, l’intention d’écrire moi-même et j’avais établi une liste de dix albums qui m’inspiraient. C’était au moment du gros succès de Lester Bangs chez Tristram et des premiers ouvrages consacrés à la musique chez Allia et chez Le Mot et le Reste. Pour me démarquer, mon idée était de consacrer un livre à un album mais, parallèlement, l’éditeur américain Bloomsbury, éditeur déjà bien installé, a lancé la collection 331/3 où un livre est consacré à un album mais sans ligne éditoriale contraignante ; toutes les formes sont admises et une fiction peut porter le nom de l’album. Il est allé beaucoup plus rapidement que moi et beaucoup d’ouvrages sont sortis, ce qui m’a un peu désabusé. J’ai finalement reprécisé mes propres contraintes éditoriales, notamment celle de consacrer un chapitre à chaque
chanson et puis j’ai finalement réussi à me lancer, non plus comme auteur mais avec la casquette d’éditeur. En 2014, j’ai sorti les deux premiers livres de Discogonie : le Harvest de Neil Young écrit par Christophe Pirenne et le Pornography de The Cure par Philippe Gonin. La réception a été assez vite plutôt bonne sur le territoire national et on a eu de bons retours presse et surtout en librairie.
Tu débutes avec deux monuments du paysage rock de la musique anglo-saxonne. Quelle place occupe la musique dans ta vie ?
J’y suis venu assez tardivement, vers 15 ans je me suis cassé le genou et je me suis retrouvé immobilisé pendant trois mois. Cela a complètement changé mes habitudes, j’ai commencé à écouter les radios tournées vers les ados et à faire des sélections. Un goût s’est peu à peu révélé. Et puis je suis tombé dans le rock indé avec un des premiers numéros des Inrockuptibles. Avant ça, je n’accrochais pas du tout avec la presse musicale. Un nom est revenu et a tout fait chavirer : The Jesus and Mary Chain, je sentais qu’il y avait quelque chose de vraiment nouveau pour moi. Au Noël 86, je me suis fait offrir une guitare classique et dans les mois qui ont suivi un 4-pistes d’occasion. Ma fascination pour les enregistrements a débuté là. J’ai écrit, composé et
enregistré quelques chansons. J’aimais beaucoup cette capacité d’abstraction engendrée par l’acte de création, une certaine abolition du temps. Après, j’ai naturellement pris une guitare électrique et joué dans un groupe de rock avec des paroles en anglais mais je n’arrivais pas à ressembler à mes groupes préférés : Pixies, Buzzcocks, My Bloody Valentine… Aujourd’hui je ne fais plus de musique. Je continue à en écouter beaucoup et je donne une voix à ces musiques.
Tu as dépassé les 33 publications… Comment gères-tu ta maison d’édition ?
Au départ je publiais deux livres par an, c’était tout à fait gérable mais cela fait déjà quelques années que j’essaye de passer à plus de cinq par an. Je suis seul aux commandes et si la collection fonctionne bien, ce n’est malheureusement pas suffisant pour passer à une vitesse supérieure. Toute la conception graphique a été faite par Matthieu Safatly mais il est retourné à ses premières amours : la musique. Les premiers auteurs faisaient déjà de la recherche universitaire, ils étaient volontaires pour développer leur travail sans que la rémunération soit une question préalable. Je voulais donner une première direction plutôt exigeante, pas quelque chose s’apparentant au texte de fan ou de critique
rock. Petit à petit, les auteurs sont venus à moi et quelques-uns ont eu de beaux succès comme le Bashung ou le Radiohead. Aujourd’hui, les auteurs doivent se montrer patients ; beaucoup de livres sont en attente, j’en ai quelques-uns d’avance. Je m’occupe de la partie édition et aussi de l’intégration des textes dans la maquette préexistante, sauf pour Écoutons nos pochettes qui a été conçu, désigné et mis en page par Pascal Blua. C’était un concept (c’est aussi un site, un podcast, des lectures) très complémentaire qui convoquait des affects, a contrario de Discogonie. Le projet de Gilles de Kerdrel faisait vraiment écho au mien, mais comme un négatif tout en subjectivité.
Comment sélectionnes-tu les disques et les auteurs ?
Évidemment, en tant qu’éditeur, j’attache de l’importance à la maturité stylistique de l’auteur. La contrainte préalable de la collection laisse une variété d’expression souvent intéressante. Cependant, la capacité à l’analyse musicale ne garantit pas une capacité à parler de la musique au-delà de sa surface. Je prends un risque à chaque fois, j’ai eu des surprises de qualités inégales, mais je suis assez ouvert à des auteurs n’ayant jamais publié. Ce que je cherche, c’est d’abord l’intimité de l’auteur avec son sujet, que l’album ait une résonance profonde chez l’auteur. En ce qui concerne les choix musicaux, je ne peux pas prendre mes seuls goûts personnels comme critère de sélection, je suis beaucoup trop snob. Il m’arrive de publier des livres sur des albums qui me passionnent moins mais il faut savoir rester ouvert. Et puis il y a des cas paradoxaux tels qu’un Neil Young, vénéré par les snobs alors que son succès populaire international pourrait les avoir mis de mauvaise humeur. Mais son intégrité est tellement manifeste.
— DISCOGONIE,
Nouveautés : Jean-Louis Murat, Le Moujik et sa femme, Cédric Barré ; Pixies, Doolittle, Le J. de Bob & Christophe Debouit À paraître : The Kinks, Something Else ; Iggy Pop, The Idiot ; Joy Division, Closer ; The Velvet Underground & Nico, The Velvet Underground www.editionsdensite.fr
Brillant avenir
Plus talentueuse que jamais, Mirel Wagner retrace sa genèse tout en tissant son devenir ; Kronos Quartet grimpe dans le train de Steve Reich ; Congés Annulés illumine l’été de sa prog’ tout en couleurs ; Olivier Stula transforme le son en matière dissonante, noire, et pourtant emplie d’une énergie nouvelle ; et Lol Tolhurst poursuit sa tournée européenne sur fond de transmission intergénérationnelle et d’amitiés de longue date.
MIREL WAGNER, UN JEU D’ENFANT
Par Pierre Lemarchand ~ Photo : Nelli Palomäki
LA
FINLANDAISE, NÉE EN ÉTHIOPIE, MIREL WAGNER A FAIT PARAÎTRE, EN 2011 ET 2014, DEUX ALBUMS EXTRAORDINAIRES D’UN FOLK BLUES DÉPOUILLÉ ET HANTÉ. PUIS, COMME
AVAIT APPARU, ELLE A DISPARU. NOUS L’AVONS RETROUVÉE ET, POUR NOVO, ELLE SE CONFIE
– SUR SES INSPIRATIONS, SA FOI EN LES CHANSONS, LA
GRANDEUR
DE L’ENFANCE. SUR SES ANNÉES DANS L’OMBRE, ELLE APPORTE UN PEU DE LUMIÈRE. ET DESSINE UN CHEMIN VERS DEMAIN.
Commençons par le tout début, Mirel. Quels sont tes premiers souvenirs liés à la musique ?
Je n’ai pas l’impression que la musique soit entrée un jour dans ma vie, tant elle semble avoir toujours été là. Mais un de mes souvenirs les plus chers, qui pourrait bien être le plus lointain, ce sont mes parents me chantant des berceuses. J’adorais ça quand j’étais petite et je mesure ma chance qu’ils m’en aient tant chanté. J’ai grandi dans une famille ordinaire – mes parents n’étaient pas des artistes ou des musiciens professionnels. La musique était un acte d’amour et c’était merveilleux. Je me souviens que, dès que je me mettais au lit, je leur demandais de chanter pour moi.
Jouaient-ils d’un instrument ?
Nous avions un piano dont jouait souvent mon père, surtout des chansons populaires finlandaises. Mes parents m’incitaient toujours à en jouer – pour m’exprimer ou juste pour tromper l’ennui. Ils me disaient que si je m’ennuyais, je pouvais toujours jouer, tenter d’inventer une chanson. C’était impossible de s’ennuyer en chantant !
Où as-tu grandi exactement ?
J’ai quitté l’Éthiopie quand j’étais toute petite et n’en garde aucun souvenir. J’ai grandi à Espoo, la deuxième plus grande ville de Finlande, située à l’extrême sud du pays. Mais je n’ai jamais eu le sentiment de grandir dans une ville, plutôt dans un village. Il y avait toutes ces grandes maisons de campagne et ces domaines, tous ces champs et ces forêts. La nature était partout, et ça aussi c’était une chance. Notre voisin avait un cheval. Nous avions un grand terrain ; quand ma mère était petite, c’était un champ de pommes de terre. Il était parsemé d’arbres et j’adorais y grimper ; durant des heures, je pouvais rester perchée et regarder les paysages alentour.
Passais-tu aussi beaucoup de temps derrière le piano ?
Oui, c’était un de mes jeux favoris. Mes mains vagabondaient et cherchaient des mélodies, jusqu’à ce que je trouve « Twinkle Twinkle, Little Star », par exemple. Quand des disques de musique classique passaient, je me mettais derrière le piano
et je jouais à la concertiste. J’avais une cousine qui jouait du violon et je me suis mis en tête d’en jouer moi aussi. J’étais fascinée par Mozart et Paganini – cette histoire comme quoi il aurait pactisé avec le diable a beaucoup compté dans mon attirance pour cet instrument. J’ai supplié mes parents pour qu’ils m’offrent des cours de violon mais ils étaient réticents. Forcément, ils redoutaient les sons que j’allais en tirer – ils auraient réagi de la même manière si j’avais demandé un tambour ! « Tu es sûre que tu ne veux pas plutôt essayer le violoncelle ? » Mais rien n’y faisait, j’étais déterminée. Ça s’est avéré difficile mais j’aimais ça. Mon problème, c’était le solfège ; aujourd’hui encore, je peine à lire les notes correctement. Mais j’ai progressé et j’ai pu jouer du violon à l’oreille, en faisant l’impasse sur les fameuses notes du diable, notamment grâce à mes professeurs qui étaient très ouverts. J’adorais jouer les chansons folk irlandaises.
Et la guitare, quand est-elle arrivée dans ta vie ?
J’avais 12 ans quand j’ai commencé à m’y intéresser. Je regardais alors beaucoup de documentaires ou de concerts à la télévision, sur des musiciens tels Jimi Hendrix que j’adorais, ou des joueurs de folk et de blues, et j’étais fascinée par la guitare et la liberté qu’elle semblait offrir. On pouvait en jouer de tant de manières différentes, ça semblait facile et c’était tellement cool. Je me suis alors rappelé que nous avions une guitare à la maison ; elle appartenait à ma mère, c’était un cadeau qu’elle avait reçu et l’instrument prenait la poussière dans un coin. Je me disais qu’il serait plus facile d’en tirer des sons décents que du violon ! Mais surtout, je nourrissais le désir d’écrire mes propres chansons, et la guitare me le permettrait plus aisément. En fouinant, je l’ai retrouvée et j’ai commencé à en jouer en cachette. J’ai été cruellement déçue : le son était affreux. Un jour, ma sœur est entrée dans ma chambre et m’a vue m’échiner. Elle m’a expliqué : « C’est impossible d’en tirer un bon son, car il lui manque
— On peut toujours rire de ses douleurs, trouver de la beauté dans les ténèbres : c’est ce que j’essaie de faire avec mes
deux cordes et elle est désaccordée ! » J’ai demandé à mes parents de m’acheter un jeu de cordes et un accordeur, ils ont accepté, car ils ont toujours été encourageants avec moi. Et j’ai commencé à jouer de cette guitare Yamaha, aux cordes en nylon. Je ne la quittais pas. C’est à la guitare, ainsi qu’au piano, que j’ai commencé à écrire mes propres chansons – j’avais 12, 13 ans.
Tu étais inspirée par ces musiciens de rock, de blues et de folk que tu découvrais ?
13 ans, c’est vraiment l’âge où tu commences à découvrir des choses par toi-même, te créer tes propres références. J’ai donc vu à la télé ces images d’artistes de blues qui m’ont frappée – c’est devenu mon truc à moi. En Finlande, nous avons la chance d’avoir un excellent réseau de bibliothèques. Celle tout près de chez moi regorgeait de disques, de livres et de films. J’en revenais les bras chargés et c’est comme ça que j’ai découvert le blues et le folk blues, puis toutes sortes d’autres styles musicaux. Un documentaire sur Alan Lomax m’avait impressionnée : on le voyait enregistrer des chansons partout en Amérique. J’ai été saisie par l’universalité des musiques folk : à travers le monde entier et depuis toujours, les peuples se transmettent des histoires sous la forme de chansons. Je me suis passionnée pour le country folk et la technique du fingerpicking ; j’ai découvert des tas d’artistes, comme Elizabeth Cotten. La première fois que j’ai entendu sa chanson « Freight Train », j’ai été abasourdie. C’était intemporel. Je me suis passionnée pour elle et je l’admire encore aujourd’hui. Elle était gauchère, elle jouait littéralement à l’envers : j’ai compris avec elle qu’il n’y avait pas une « bonne manière » de jouer de la guitare mais qu’on pouvait inventer son propre style.
C’est cette même liberté qui t’avait fascinée à la découverte de Jimi Hendrix ?
Oui, ainsi que la liberté avec laquelle jouaient les musiciens de blues, acoustiques comme électriques. J’aimais leur manière de chanter et les histoires qu’ils racontaient. J’étais très attirée également par le blues urbain, celui de Bessie Smith et Bessie Brown ; d’elles, je retiens le sens de l’humour, qui parcourt l’histoire du blues. Mes chansons peuvent paraître sombres, mais elles recèlent leur part d’humour. On peut toujours rire de ses douleurs, trouver de la beauté dans les ténèbres : c’est ce que j’essaie de faire avec mes chansons. Je n’y avais jamais songé auparavant, mais je me dis que si je portais autant ces artistes dans mon cœur, en particulier les femmes, c’est qu’elles me ressemblaient : Bessie Smith, Sister Rosetta Tharpe et Elizabeth Cotten. J’étais dingue de leur musique brute, drôle et intemporelle, emplie de force et d’âme.
Elles étaient de grandes conteuses d’histoires et tu appartiens à cette tradition de « storytellers » :
tes chansons font naître des personnages, des décors qui impriment fortement l’imaginaire. Je vois tes chansons comme des films sans images – des films mentaux, en quelque sorte.
Ça me touche beaucoup, car c’est exactement ce que j’espère : faire naître des images qui viennent accompagner la musique. Faire surgir des personnages et faire survenir, dans le monde de mes chansons, ces choses extraordinaires, inquiétantes ou choquantes que réserve parfois la vie. Mes chansons sont habitées par ce contraste entre les bons et les mauvais côtés de la vie, le Bien et le Mal.
Quel est, selon toi, le pouvoir des histoires ?
Je ne suis pas anthropologue, mais pour moi, les histoires sont sacrées. Elles permettent de nous comprendre les uns les autres, de comprendre la vie et de nous comprendre nousmêmes. Les personnages de mes histoires sont autant de versions de moi-même, d’aspects de ma personnalité, de mes émotions. Un autre des pouvoirs des histoires, c’est qu’elles permettent une connexion, une télépathie. Quand tu peux, avec les mots d’une chanson, faire naître dans la tête de celui qui écoute une image, c’est une forme de télépathie, non ? Je trouve ça fascinant.
Tes mots prennent d’autant plus d’importance que la musique qui les accompagne est très minimale. Tu joues « à l’os », comme un sculpteur ôte la matière pour faire apparaître une silhouette, une vérité.
Merci beaucoup, c’est en effet ce que je m’efforce de faire. Mon art embrasse toutes mes obsessions – et l’une d’elles est le minimalisme, que j’admire beaucoup dans les chansons folk blues. Une autre de mes obsessions est la répétition : j’aime créer des formes cycliques – quitte à parfois les soumettre à des variations ou une rupture, ce qui crée de l’espace et un trouble. Mais c’est avant tout la sensation de l’apaisement que suscite la répétition que je recherche. Je crois que j’essaie de recréer et transmettre l’émotion que suscitent les berceuses.
J’espère qu’il y a un peu de leur paix et leur beauté dans mes chansons.
Tes paroles sont souvent assez sombres ; peut-on en remonter l’inspiration aux contes, dont elles partagent les grands thèmes, telles la faim (« The Dirt ») ou la mort (« Joe ») ?
Bien sûr. J’ai toujours été fascinée par l’horreur que contiennent les contes et les histoires pour enfants – Hansel et Gretel des frères Grimm, le Petit Chaperon rouge ou Cendrillon sont terrifiants ! Les contes d’Andersen m’ont aussi toujours passionnée. C’était ce genre d’histoires que je demandais à mes parents de me lire avant de dormir – des histoires horribles, où les gens se font couper la tête ! À la bibliothèque, j’en empruntais beaucoup, des piles de livres, que j’avais du mal à rendre et qui
— Je crois que j’essaie de recréer et transmettre l’émotion que suscitent les berceuses. J’espère qu’il y a un peu de leur paix et leur beauté dans mes chansons. —
m’occasionnaient de sacrées amendes. J’écrivais aussi mes propres histoires d’horreur. Ce n’est pas délibéré mais, en effet, mes chansons se terminent souvent mal.
Revenons à cette question du minimalisme. Il caractérise ton premier album (Mirel Wagner), qui a paru en 2011 quand tu avais 23 ans : tu y joues absolument seule, c’est un disque guitare-voix. Cette solitude était un choix ?
Oui, c’était naturel qu’il en soit ainsi, parce que la manière dont j’ai commencé à jouer et à écrire des chansons était très solitaire. Je me suis dit que ce serait plus facile pour moi si je jouais et chantais seule, comme je l’avais toujours fait. Que je n’aurais pas besoin d’expliquer à des musiciens quoi jouer – moi qui ne connais pas bien le solfège et n’avais alors aucune expérience. Et puis, seule, je n’avais pas besoin d’être exactement en rythme, je pouvais faire des erreurs et même en jouer. J’étais beaucoup plus libre ainsi.
Quel a été le chemin qui t’a conduite à enregistrer ce premier disque ?
J’avais emmagasiné pas mal de chansons, mais je ne les avais jamais interprétées devant personne, à l’exception de ma grande sœur. Elle m’a toujours beaucoup encouragée ; elle m’avait vu, toutes ces années, me passionner pour tous ces artistes. Elle savait que c’était mon grand rêve d’enregistrer un disque : de faire en sorte que ces chansons deviennent « réelles » et puissent faire leur chemin jusqu’aux gens. Un jour, ma sœur a vu une annonce dans le journal au sujet d’un club d’Helsinki qui proposait une « scène ouverte » une fois par mois. Il fallait s’y produire en acoustique, ce qui était parfait pour moi. Mais je n’avais que 17 ans, j’avais très peur
qu’on ne m’y laisse pas entrer, alors j’ai attendu d’en avoir 18. Dès que ça a été le cas, j’y suis allée et ai interprété trois chansons qui ont reçu un accueil très positif. J’ai continué de me produire régulièrement dans ce club. Avec ma sœur, nous avions mis de l’argent de côté et avons pu réserver une session dans un studio afin d’enregistrer quelques « démos ». J’aurais aimé pouvoir le faire moi-même, comme PJ Harvey, mais j’ai toujours été nulle en technique ! On a aussi créé une page MySpace avec ma sœur et quelques amis. Un premier article a paru sur un blog suite à un de mes passages dans le club et, de fil en aiguille, ma musique a attiré l’attention de labels. C’est ainsi que j’ai rencontré le groupe 22-Pistepirkko, qui a été déterminant. Après la sortie de mon premier album, que j’ai enregistré en deux jours seulement, car j’avais déjà toutes les chansons sous la main, ils m’ont demandé de les rejoindre pour leur tournée européenne. Ce furent mes premiers concerts professionnels.
Comment as-tu vécu ces premiers concerts ? Était-ce étrange ? Effrayant ? Ou, au contraire, t’es-tu sentie bien ?
C’était… tout ça en même temps ! Je ne dirais pas que je suis quelqu’un de timide mais je suis plutôt une observatrice. Je ne suis pas toujours à l’aise en société, je me sens parfois anxieuse. Mais j’ai toujours adoré jouer – que ce soit raconter des histoires ou jouer la comédie. Enfant, j’écrivais de petites pièces de théâtre que j’interprétais. À l’école, j’organisais des spectacles de danse, pour lesquels je créais la chorégraphie. Mon école de violon organisait des récitals. Je jouais aussi parfois de la guitare devant des gens. Mais ce qui m’a le plus effrayée, c’est de chanter devant du monde. Je ne pensais pas avoir une bonne voix et j’ai mis du temps à surmonter ma peur quant à elle. Longtemps, ma sœur a été la seule à m’entendre chanter – même moi, je ne savais pas à quoi ressemblait ma voix, car je me suis enregistrée tard, à l’âge de 17 ans.
Finalement, tes chansons ont longtemps été très solitaires.
Oui, des chansons que l’on chante dans son lit, que l’on chante pour soi-même…
Pour se donner du courage ?
Ou du réconfort.
Pourtant, ton premier album a connu un vrai succès ; ces chansons nées de la solitude ont su trouver le cœur des gens, se mêler à leurs vies. As-tu ressenti de la pression quand il s’est agi de faire ton second album (When the Cellar Children See the Light of Day, 2014) ?
Non, aucune. J’ai senti que c’était une évolution naturelle, que mes nouvelles chansons étaient dans la continuité des précédentes mais révélaient d’autres facettes de mon écriture. Je savais que le
« cap » du deuxième album pouvait être un moment difficile et j’étais déterminée à ne pas subir cette pression, à me surpasser et à m’amuser. Je garde un excellent souvenir de son enregistrement, un sentiment de liberté créative. Je me souviens avoir proposé des arrangements de cordes au réalisateur du disque, Sasu Ripatti, sur le violoncelle d’étude de son fils. J’ai pris un plaisir fou à jouer de ce minuscule instrument ! Il y avait beaucoup de légèreté, de fantaisie… Plus tard, je découvrirais que la pression, c’était pour le troisième album qu’elle s’abattrait sur moi.
— L’enfance ne nous quitte jamais.
On grandit, mais je pense que fondamentalement, on ne change pas. —
Quel regard portes-tu sur ces deux albums ? Les écoutes-tu parfois ?
Oui, parfois je prends du plaisir à les écouter. J’aime les albums et j’aime les chansons. Mais la plupart du temps, si j’ai envie de les entendre, je me les joue à moi-même – je me reconnecte alors avec le simple plaisir de jouer. Les albums proposent juste une version enregistrée à un moment précis de chaque chanson. C’est un peu comme une photographie : elle demeure toujours la même tandis que tu changes, que tout change autour. Certaines de ces chansons sont si vieilles… Il y a des chansons du premier album que j’ai commencé à écrire quand j’apprenais la guitare, à l’âge de 1213 ans. J’y découvre, avec les années, des choses nouvelles, comme elles font ressurgir des émotions enfouies. J’y vois aussi, avec le recul, certaines obsessions, des fils rouges qui courent à travers les chansons, des éléments récurrents comme les puits, les chemins de terre, l’été et les paysages désolés.
Et l’enfance, aussi… Oui, l’enfance, car elle ne nous quitte jamais. Je ne pense pas être différente de l’enfant que j’étais. On grandit, mais je pense que fondamentalement, on ne change pas.
Qu’en est-il, alors, de ce troisième album ?
Le précédent remonte à 2014 et tu as, progressivement, comme disparu…
Cette longue pause n’a jamais été intentionnelle. J’imagine que c’est comme le syndrome de la page blanche pour les écrivains. Je ne l’ai pas encore totalement résolu… Quand j’ai commencé à écrire les chansons du troisième album, j’envisageais qu’il complète une trilogie. J’étais obnubilée par l’idée de connexions entre les chansons. J’avais une multitude d’idées… et j’en ai toujours. Je ne sais pas vraiment comment parler de ce « blocage », car j’en tire beaucoup de honte – je sais que c’est idiot. Mais voilà, j’ai tenté de forcer les choses, et c’est ce qu’il ne fallait surtout pas faire. J’en suis même arrivée à un point où j’ai cessé totalement d’écouter de la musique, et même de jouer de la guitare. Cela a dû durer trois mois environ mais je suis si anormalement attachée à ma guitare que cela m’a paru des années. Mais depuis peu, j’ai commencé à écrire à nouveau des chansons.
Qu’est-ce qui a déclenché ce retour d’inspiration, selon toi ?
J’ai réussi à retrouver l’état d’esprit de mes 13 ans, quand j’inventais des histoires et créais des chansons pour le seul plaisir, sans pression. Ce qui est effrayant quand on grandit, qu’on devient adulte, c’est qu’on se « désensibilise », qu’on laisse moins libre cours à nos émotions. C’est vraiment tout récemment que j’ai réussi à me reconnecter avec l’enthousiasme et ce sentiment d’insouciance propres à l’enfance.
Toutes ces années passées sans composer de chansons, comment t’es-tu sentie ?
Coupable et malheureuse. Je savais que je me coupais de quelque chose d’essentiel pour moi, d’une source de bonheur.
Te produis-tu à nouveau en concert ?
Oui, ça m’arrive parfois. L’année dernière, j’ai donné quelques concerts en Finlande. J’étais assez nerveuse à l’idée de remonter sur scène, mais ça s’est bien passé, j’ai eu de très bons retours.
As-tu retrouvé le plaisir d’écouter de la musique ?
Oui, j’en écoute beaucoup. Je n’ai jamais été capable de mettre un disque et de faire autre chose. Je finis toujours par m’asseoir et écouter. C’est quelque chose qui est important pour moi : ne pas pouvoir faire autre chose qu’écouter. J’espère sincèrement que c’est ce qui se produit lorsque les gens écoutent ma musique. Les chansons revêtent pour moi un caractère magique, sacré. Cela va te sembler fou, mais je les envisage comme les êtres humains : on peut se connecter à une chanson comme l’on peut se connecter à un être humain. C’est cette connexion que je trouve si belle dans l’art, et en particulier dans les chansons. Cela me bouleverse, la manière dont elles peuvent transporter des émotions et des souvenirs ; les chansons sont mes moyens de transport préférés pour voyager dans le temps.
Peux-tu faire un voyage, là, maintenant ?
Oui. Laisse-moi me souvenir. Quand j’avais treize ans, je recevais parfois une carte cadeau pour m’acheter un album. Alors, je prenais le car pour me rendre à Helsinki au magasin de disques et m’offrir un CD. J’adorais Thin Lizzy, AC/DC, Fleetwood Mac et ce chanteur de folk anglais, Nick Drake. Je pouvais aussi m’acheter un disque de PJ Harvey, Fiona Apple, Nick Cave ou une de ces compilations emplies de pépites blues, du type de Memphis Minnie, Robert Johnson et Blind Willie Johnson. J’écumais les bacs à soldes, à la recherche de Dylan, Skip James ou Tom Waits. Sur le chemin du retour, assise dans le car, je déballais mon disque et l’écoutais pour la première fois, me plongeant dans les notes de pochette. J’ai un souvenir précis de ces moments, comme un instantané : j’écoute un disque en particulier – par exemple, Bachelor No. 2 or, the Last Remains of the Dodo de Aimee Mann et j’ai 13 ans à nouveau, je suis transportée dans le bus, la chaleur de l’été, les passagers en sueur, la route qui défile. C’est fascinant. Mes disques sont précieux, car ils recèlent tant de souvenirs. Dans certaines de mes chansons, j’essaie, de cette manière, d’encapsuler un fragment du passé, d’accéder à ces paysages mentaux.
C’est le cas pour « No Hands » ? Oui, c’est un souvenir, et c’est l’exagération d’un souvenir, mêlé à des sensations. Je me saisis d’un souvenir mais j’en change certains détails, la perspective ou l’humeur qui le sous-tend. Et il y a toujours un fort aspect visuel. « No Hands », c’est un mélange de souvenirs. Celui où, enfant, j’apprenais à faire du vélo. Celui, ridicule, de mon accident sur un chemin de terre parsemé de trous, où je roulais trop vite et suis tombée. Enfin, celui où je roule un été, entourée de toute cette végétation, avec ce sentiment que tout peut arriver – y compris une catastrophe. Je suis vraiment fière de cette chanson.
Tu fais, de souvenirs intimes, une œuvre universelle.
Oui, c’est ce que j’essaie toujours de faire. Ça ne parle pas de moi en fait, ça parle de l’enfant que nous avons tous été.
Mirel Wagner. Kioski / Bone Voyage Recording Company, 2011 When the Cellar Children See the Light of Day. Kioski / Sub Pop, 2014
NOW WE ARE ONE
Par Emmanuel Abela ~ Photo : Danica Taylor
TRENTE-CINQ ANS APRÈS, LE CÉLÈBRE
KRONOS QUARTET VIENT RÉINTERPRÉTER
« DIFFERENT TRAINS » DE STEVE REICH
À
NATIONAL DU RHIN, DANS LE CADRE DE MUSICA. UNE ŒUVRE
MAJEURE ET UN PROGRAMME QUI
MANIFESTENT NOTRE BESOIN URGENT DE RETROUVER NOTRE PART D’HUMANITÉ.
On se souvient de Georges Perec et de son magnifique Ellis Island, dans lequel l’écrivain établit un parallèle entre les émigrés européens, juifs notamment, débarquant sur « l’île aux larmes » avant d’en ressortir – pour les plus chanceux d’entre eux toutefois – en citoyens américains. Avec son sens de l’énumération, il cite les villes de départ, les bateaux qui s’y rendent, avant de multiplier les anecdotes. Mais chacun sait que derrière les chiffres qu’il mentionne méthodiquement, d’autres chiffres viennent se poser comme un calque sombre, avec d’autres destinées, tragiques, dans un mouvement d’ouest en est, sans retour, au cours de la Seconde Guerre mondiale. Dans un texte d’une extrême beauté – sans doute l’un de ses chefs-d’œuvre, parfois occulté, paru tardivement chez P.O.L en 1995 – , il nous livre les clés de sa quête : « Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire, lieu de l’absence de lieu, le nonlieu, le nulle part. » Nous serions tentés de rajouter le lieu de la disparition – d’un nom, d’une identité et d’un patrimoine. Le lieu de l’anéantissement.
Le compositeur américain Steve Reich n’a pas pu avoir connaissance de ce texte saisissant – peut-être apprend-il l’existence du tournage du film de Georges Perec et Robert Bober en 1979 à New York, sa ville –, mais coïncidemment il se lance dans une démarche voisine. Pour cela, il s’inspire de ses propres souvenirs d’enfance et de cette époque au cours de laquelle il voyageait régulièrement en train entre New York et Los Angeles pour visiter ses parents divorcés. Dans les années 80, il fait le constat que durant la même époque d’autres trains étaient utilisés pour transporter les Juifs vers les camps d’extermination. Cette prise de conscience troublante le conduit à la création en 1988 de « Different Trains », une œuvre composée pour quatuor à cordes et bande magnétique. Il utilise alors des enregistrements de voix parlées, notamment des interviews de survivants de la Shoah, de témoins oculaires et de conducteurs de train, qu’il met en boucle, tout en créant un dialogue avec les instruments acoustiques. Tous ceux qui connaissent le disque ou qui ont eu la chance d’assister à une représentation – celle dans le cadre de Musica en 1990, par exemple – situent le niveau de dramaturgie narrative de cette pièce qui fait la parfaite jonction entre les expérimentations initiales du compositeur newyorkais – « It’s Gonna Rain » (1965) ou « Come Out » (1966) –, les œuvres qui révèlent la prise de conscience de sa propre judéité au début des années 80 avec le magnifique « Tehillim » construit sur des psaumes hébraïques et bien sûr sa pratique constante de la répétition. Il y emploie trois de ses techniques préférées, le phasing avec laquelle deux instruments jouent le même motif musical, l’un d’eux accélérant légèrement, créant ainsi un effet de déphasage qui révèle « la musique comme processus graduel », l’échantillonnage de voix enregistrées manipulées et intégrées dans la texture musicale – le sampling devenu la marque de fabrique du rap –, et bien sûr cette répétition des motifs musicaux et sonores, qui sert de base à la démarche des compositeurs dits minimalistes, dont les plus célèbres restent, avec Steve Reich, Terry Riley et Philip Glass.
Composé en trois mouvements, « Different Trains » s’attache à trois temps distincts : « avant la guerre » ou l’invocation presque insouciante des voyages de Reich aux États-Unis, « pendant la guerre » qui décrit les trajets en train en Europe et l’arrivée dans les camps et « après la guerre » sur la persistance du souvenir et la nécessité de vivre. Cette œuvre d’une durée d’une trentaine de minutes constitue un sommet. Elle est sans doute à placer au niveau du film Shoah de Claude Lanzmann, de la bande dessinée Maus d’Art Spiegelman et donc d’ Ellis Island de Georges Perec dans ce qu’elle révèle, sans complaisance aucune, de la réalité de la politique d’extermination systématique au cours de la Seconde Guerre mondiale. On ne peut, en l’écoutant, s’empêcher de penser au travail de l’historien Raoul Hilberg dans La Destruction des Juifs d’Europe (1961) portant – comme on le voit dans Shoah en compagnie de Lanzmann – sur la mécanique administrative et notamment sur la mise en œuvre logistique de la solution finale au sein de la Reichsbahn. En cela, les sirènes hurlantes des trains lancés à toute vitesse dans l’œuvre de Steve Reich glacent le sang, tout autant que le tempo qui ralentit inexorablement à l’arrivée au camp. Le compositeur a forcément vu Shoah lors de ses projections en 1985 et l’intérêt particulier que portait Lanzmann à la question des trains – ce dernier avait loué d’anciennes locomotives pour tourner quelques-unes des scènes les plus marquantes, celle de Treblinka par exemple – et sans nul doute un lien peut-il être établi entre les deux œuvres.
Aujourd’hui, « Different Trains » constitue à la fois un aboutissement et un nouveau point de départ dans l’œuvre de Steve Reich dont elle offre une clé de compréhension au point de justifier le choix de cette citation d’un poème de William Carlos Williams, « The Orchestra », en préambule des Écrits et entretiens sur la musique du compositeur, traduits chez Christian Bourgois en 1981 :
Répéter et répéter le thème et tout ce qu’il se développe à être jusqu’à ce que la pensée se dissolve en larmes.
Pour David Harrington, directeur artistique, fondateur et violoniste du Kronos Quartet, il y eut un avant et un après « Different Trains ». Outre la dimension technique qui conduisait cette formation de San Francisco à s’adjoindre les services d’un ingénieur du son – « Nous sommes devenus un quintette » –, la charge émotionnelle est telle qu’elle revêt une dimension historique bien sûr, mais aussi politique dans l’affirmation d’une émancipation salutaire.
Nulle surprise dès lors à le voir programmer, après une soirée consacrée la veille à la collaboration avec les compositrices norvégiennes Benedict Maurseth et Kristine Tjøgersen, en complément de ce point d’orgue que constitue « Different Trains », un ensemble de chansons et courtes pièces qui s’affichent comme autant d’actes de résistance au fascisme tentaculaire actuel aux États-Unis dans le cadre d’une soirée baptisée « A World We Live In ». Ne serait-ce que « Ohio », le hit composé par Neil Young pour Crosby, Stills, Nash & Young en 1970 fait office de manifeste : cette chanson parue en urgence à l’époque en single a été écrite alors que le compositeur canadien découvrait dans Life les photos de la fusillade de Kent State University dans l’Ohio – et notamment celle, saisissante, de Mary Ann Vecchio agenouillée devant la dépouille de son ami Jeffrey Miller. Le bilan était de quatre morts ce jour-là et marquait une plongée dans la répression américaine en pleine guerre du Vietnam. Il en va de même pour « For All We Know » dans sa version interprétée par Nina Simone, couplée au sublime « Consumption ». Sans oublier l’autre minimaliste de la soirée, Terry Riley, avec « One Earth One People One Love », entre autres merveilles parfois graves mais placées sous le signe d’une nécessaire unité et de la concorde. Sans doute le besoin le plus fortement exprimé, ces temps-ci – ou comment envisager, enfin, de reconstruire notre pensée commune.
— ELJA, concert le 20 septembre à l’église Saint-Paul, à Strasbourg — A WORLD WE LIVE IN, concert le 21 septembre à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg festivalmusica.fr
SURVIVRE EN AOÛT
Par Benjamin Bottemer
Pour l’amateur de musique en short, il n’y a pas trente-six solutions : les salles de concert sont fermées, place aux méga-festivals. À Luxembourg, un village dans la ville résiste : les Rotondes organisent chaque année, de fin juillet à fin août, un festival en forme de mini-saison estivale. « On a tenté le coup en 2007, l’année où Luxembourg était Capitale européenne de la culture, raconte Marc Hauser, programmateur musique des Rotondes. Ça a très bien marché donc on a pérennisé la formule, même si on nous disait qu’on était fous d’ouvrir en août. » L’initiative est aussi stratégique : Congés Annulés profite souvent du passage d’artistes sur la route des festivals pour les programmer sur un day-off.
La programmation est conforme à celle des Rotondes : des musiques actuelles curieuses, fusionnant les esthétiques, du rock à l’electro. En tout, une quarantaine de groupes sur vingt dates, avec des soirées aux tarifs un peu plus bas que pendant la saison, voire sur entrée libre. L’Opening Night du 25 juillet (5 € !) invite le groupe de mathrock Totorro ; suivront le post-punk des Irlandais de Sprints, les percussions ougandaises mâtinées d’électronique d’Arsenal Mikebe, les bouillants Japonais d’envy (pour une soirée organisée avec les Luxembourgeois de The Schalltot Collective), Anika, ses collages expérimentaux et ses textes acérés, le groupe d’electro pointue Factory Floor… « Avec quasiment un concert par jour, on essaye de varier les esthétiques, avec quelques têtes d’affiche, beaucoup de groupes plus connus à l’étranger et des découvertes », décrit le programmateur, qui rappelle la présence de la scène locale : The Cookie Jar Complot, Autumn Sweater, Waffle Killers et Fulvous sont à l’affiche, ainsi qu’une soirée organisée par le collectif Two Steps Twice. Avant chaque concert, le parvis est accessible gratuitement pour écouter un DJ-set et boire un verre pour l’apéro ; libre à chacun d’enchaîner sur le concert du soir, en extérieur ou dans le Klub de 280 places. Outre le traditionnel marché du disque, une grande première marquera l’édition 2025 : le Family Day, avec concert, DJ-set et ateliers le 26 juillet.
À l’heure des grands travaux (rénovation et nouveaux aménagements dans les deux rotondes, création d’un pavillon central…), le centre culturel pluridisciplinaire installé dans d’anciens dépôts ferroviaires continue d’être un « lieu de vie » au cœur du quartier Bonnevoie ; hiver comme été, donc. En plus, cette année, c’est pizza au food truck
— CONGÉS ANNULÉS, festival du 25 juillet au 21 août aux Rotondes de Luxembourg, à Luxembourg rotondes.lu
DÉLAISSANT LA GUITARE POUR LES MACHINES, OLIVIER STULA POURSUIT
L’AVENTURE DE VAILLANT ET EXPLORE
LE CHANT SUR SON NOUVEL ALBUM, EXCALIBUR.
Il est de ces instants où l’on se dit qu’il est préférable d’être présent. Le 9 mai dernier, quand Lydia Lunch & Marc Hurtado nous ont rendu visite à la Grenze, à Strasbourg, pour nous interpréter le répertoire sulfureux du duo mythique Suicide, nous trouvions la chose presque improbable. À tort forcément, tant le concert a été sidérant d’une délicieuse violence sonique. Mais l’argument principal de notre venue ce jour-là se situait un peu plus tôt dans la soirée, avec la prestation de Vaillant en première partie. Non pas en décalage par rapport au programme, mais en parfaite cohérence.
Depuis quelques années déjà, nous suivons le parcours d’Olivier Stula : de sa participation au groupe A Second of June ou plus récemment au sein de Récréation, un combo électrique et rythmique hautement déjanté, nous lui connaissons un goût prononcé pour le dépassement des formes établies et une certaine sophistication mélodique qui peut l’amener à la lisière du chaos. Avec son projet électronique sous le nom de Vaillant, il explorait jusqu’alors des formes dansantes spontanées qui pouvaient renvoyer aux pionniers de l’electro-pop dans la veine de New Order ou de Section 25. Or, ce soir-là, on lui découvrait une noirceur nouvelle qui puisait dans les tréfonds du post-punk et de la musique industrielle. Muni d’un synthétiseur modulaire, il multipliait les entrées sonores dissonantes – branchant et débranchant les prises Jack sur un boîtier – avec un joli niveau de distorsion qui n’était pas sans rappeler les expériences menées par certains laborantins adeptes de la « musique concrète », voire du psychédélisme le plus radical. Bousculé dans un premier temps par cette tentative sonique très plasticienne, le public a manifesté pourtant un
accueil très favorable à une plage inaugurale de plus d’une dizaine de minutes qui aurait pu s’étendre davantage ! Et même si Vaillant se défend d’adhérer aux compositions de John Cage, il en a parfaitement intégré l’esprit d’aventure et de générosité.
Après cette longue intro qui remettait en question bien des certitudes, il s’est attaqué sans transition à l’interprétation de ses nouvelles compositions. La surprise était de taille : il chantait cette fois-ci, avec cette approche à la limite de la scansion qui répétait le mot(if) à un rythme effréné. On découvrait alors certaines des chansons qui constituent aujourd’hui son nouvel album Excalibur : le sublime « L’Alliance » – « c’est l’alliance des genres et des couleurs / l’alliance des tons et des rumeurs / qui esquissent un cercle autour de ton cœur » – l’entêtant « N’importe quoi » ou le délicat « Petit Amour » que ne renierait sans doute pas Flavien Berger.
Casque vissé sur la tête, il boxait les mots à la manière d’un rappeur, avec une gestuelle précise, sobre et habitée, face à l’audience. Il se révélait en showman de premier plan avec une présence physique qui portait, en préfiguration du show apocalyptique de Lydia Lunch et du terrifiant Marc « Screaming » Hurtado, la rythmique d’une ambiance chauffée à blanc. L’occasion était décidément trop belle pour ne pas revenir quelques jours après sur certains des artistes qui l’ont profondément marqué sous la forme d’un blind-test sur la terrasse ensoleillée de L’Oiseau Rare.
Taxi Girl I V2 sur mes souvenirs
EP Chercher le garçon (1980)
Ça pourrait être Taxi Girl. Je t’avouerais que je connais sans écouter tant que cela. [Sourire] Je me souviens du maxi Paris. Par la suite, je pense m’être plus attaché à Daniel Darc au moment de son retour. Il m’intéressait pour la dimension « chantéparlé ». Étrangement, c’est une vieille tradition, même si le français n’est pas la seule langue à s’y prêter. L’approche qui m’a le plus marqué dans le domaine – et ce depuis très longtemps ! – c’est celle de Lou Reed. Il pratiquait cette forme à un moment où elle n’était pas à la mode…
Même si j’écoute très peu de chanson française, je dois admettre que les Français en ont fait quelque chose d’autre… de plus rythmique ! C’est pourquoi j’ai cherché à utiliser sur le disque plus de mots pour leur musicalité. Et même si j’accorde beaucoup d’importance au sens des textes, j’aime surtout l’idée de transformer les mots en matière musicale, d’ajouter quelque chose qui vient ponctuer et de créer une sorte d’emboîtement : une forme de tension, de confrontation même, entre la musique et la voix.
Wire I The 15th 154 (1979)
Il est évident que pour moi, Wire et d’autres groupes de cette période constituent une fondation, quelque chose d’extrêmement important dans mon développement musical, voire dans mon envie de faire de la musique.
Ce qui est intéressant avec Wire, c’est la distance que Colin Newman et son groupe établissent avec la musique qu’ils interprètent. Sans sombrer dans la parodie, ils arrivent à propager quelque chose de biais, de travers, dans un mouvement d’autoréflexivité en rapport à leur propre musique. Et un côté défiant aussi, une autre approche du punk éloignée du Clash ou des Pistols qui me plaît davantage. Je crois que ce défi lancé par Wire dans l’attitude fait partie des choses qui m’ont aussi donné envie de faire ce disque-là.
Brian Eno I The Big Ship
Another Green World (1975)
Depuis que je fais de la musique seul, Brian Eno est une référence incontournable pour moi : j’admire cette volonté de toujours vouloir ouvrir de nouveaux horizons. J’aime également la part de jeu qu’il place dans sa démarche. Et justement je crois que s’il a tenu si longtemps, c’est parce qu’il s’amuse. Y compris en s’imposant des contraintes. Tout son travail de production autour des textures est inspirant pour moi, sa manière de se mettre en danger aussi.
Cluster I Hollywood
Zuckerzeit (1974)
Ce morceau, « Hollywood » est l’un de mes trois préférés de Cluster. Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius entretiennent un rapport instinctif à la musique. La première fois qu’un ami m’a fait écouter cela à la fac, j’ai cru à une démo d’Autechre alors que nous sommes en 1974 ! Le tour de force pour moi, c’est cette manière de favoriser une accessibilité mélodique tout en maintenant une exigence dans la composition.
Joy Division I As You Said
EP Komakino (1980)
Un faux ami, dis-tu ? Ah oui, Joy Division avec cette boucle électronique sur le flexi-disc de Komakino – sans doute un travail personnel du producteur Martin Hannett. Il est intéressant de constater qu’avec des groupes comme Joy Division ou Wire précédemment, quelque chose demeure : je pense que c’est dans leur rapport au son avec très vite la présence de l’électronique. Ils manifestent une implication totale qui m’impressionne toujours autant. C’est le cas aussi pour Throbbing Gristle par exemple : chez eux, j’apprécie les morceaux plus abstraits, plus rythmés et le niveau d’improvisation – cette forme de lâcher-prise – qu’ils affichent dans la relation au chant de Cosey Fanni Tutti. Après, de Chris & Cosey à Coil, je prends toute la brochette ! [Rires]
Pantha du Prince ft. Noah Lennox I Stick to My Side
Black Noise (2010)
Je ne pense pas connaître, mais avec les carillons ça me fait penser à Pantha du Prince. Avec la voix de Noah Lennox de Panda Bear. J’ai assisté à un concert à Hambourg avec plein de musiciens sur scène qui jouaient live des éléments musicaux qui étaient à l’origine des samples. Oui, je vois le lien que tu cherches à établir sur l’imbrication des sonorités, même si ici la rencontre des cloches et des sons électroniques reste étonnante.
Broadcast I Echo’s Answer
The Noise Made by People (2000)
Pour moi, Broadcast reste l’un de ces groupes qui, dans le domaine de la pop avec une influence folk très profonde, me fascine par sa dimension magique. À ce titre, j’ai adoré les éditions récentes [Distant Call – Collected Demos 2000-2006 et Spell Banket – Collected 2006-2009 parus en 2024], et notamment pour les morceaux interprétés à la guitare folk qui devaient constituer la base du disque suivant [Trish Keenan décède en janvier 2011]. Une fois de plus, j’étais conquis. C’est le cas pour les démos de Tender Buttons (2005), si minimalistes qu’elles avaient conduit le label Warp à tenter de ne pas y toucher. J’avouerais que ça m’a servi de leçon dans la mesure où l’on est toujours prêt à rajouter des choses, des arrangements ici ou là. Broadcast prouve qu’il est possible de se contenter du strict minimum. En cela, c’est une réussite totale : cette forme d’épure ultime dans laquelle rien ne manque.
— EXCALIBUR, Vaillant, Herzfeld www.hrzfld.com
LOL TOLHURST EN FAMILLE
Par Mathieu Jeannette ~ Photo : Dorian Rollin
LE COFONDATEUR DES CURE, ACCOMPAGNÉ DE SON FILS
RETROUVE MIKI BERENYI TRIO POUR UNE TOURNÉE
EUROPÉENNE ET UNE HALTE AU GRILLEN DE COLMAR.
IL SE LIVRE AVEC GÉNÉROSITÉ ET SAGESSE LORS DE CE
CONCERT ORGANISÉ PAR LA FÉDÉRATION HIÉRO.
« On va avoir une heure d’avance », m’informe Moose de Miki Berenyi Trio. Tant mieux, ça m’évitera de trépigner comme un gamin qui attend le saint Nicolas. Peu importe, j’arriverai plus ou moins crado. Juste le temps d’enfiler mon t-shirt Moose pour prendre la direction du Grillen de Colmar. Je n’aurai pas eu le temps de les accueillir. Devant la porte béante de la salle de concert, Oliver Cherer (Aircooled), Miki Berenyi (Lush) et son compagnon Kevin McKillop (Moose) déchargent leurs amplis Fender d’un van rouge immatriculé en Belgique. Après les avoir salués fébrilement, je croise un petit homme aux cheveux gris bouclés qui ressort courbé de la salle, accompagné d’un escogriffe à lunettes carrées et moustache, mi-Ramones mi-Dalton. Lol Tolhurst et son fils Gray. Le co-fondateur, batteur et claviériste des Cure de la première heure, est déjà attendu sur le parking par une poignée de fans pour une première séance de dédicaces et de selfies. Il se prête gentiment à l’exercice malgré le déménagement en cours. Moose, tout en jean et toujours adorable, replace sa casquette sur ses lunettes à grosses montures en essayant de convaincre la troupe de visiter Colmar au plus vite. Un ami de Miki leur en a fait une promo féérique. Elle semble d’abord vouloir installer ses affaires dans les loges pour prendre un peu ses marques. Adjugé, en route pour la visite du centre-ville dès 14 h 30. Pour un 28 avril,
les 28 degrés sont plutôt inhabituels en Alsace. Ce qui me fait dire à Lol qu’être sapé tout en noir peut s’avérer handicapant sous le soleil cuisant. « Tu sais, j’habite Los Angeles… », me répond-il, impassible, avec un sourire en coin. Un flegme et une discrétion de gentlemen qui impressionnent, comme me l’ont souligné les membres du trio avec lesquels il a fait quelques dates aux États-Unis avant d’entamer cette tournée européenne ensemble. De la place du DeuxFévrier au marché couvert à la Petite Venise, les deux formations ont arpenté les ruelles de Colmar la tête en l’air en utilisant toutes les voyelles de l’alphabet, des ah, des oh… pour manifester leur ébahissement devant les merveilles pittoresques et colorées de la Vieille-Ville. Avec une moyenne de deux photos par rue, la faim de Miki et l’envie de s’envoyer une grande Météor, des garçons nous ont offert une pause privilégiée Grand-Rue. Lol et son fils, aussi leader de Topographies, resteront à la Lisbeth rouge et au roesti végétarien. Un régime de vie nécessaire et sans regret pour cette légende du rock qui s’est fait évincer des Cure en 89 pour sa consommation compulsive d’alcool annihilant toute sa créativité d’antan. L’occasion pour Lol de raconter quelques anecdotes de tournée, de parler de sa passion pour Bowie et de l’addiction à la coke de vieux amis avant de remonter vers la cathédrale pour tâter les balls de la gargouille.
De
À leur retour au Grillen, d’autres corbeaux font le pied de grève en essayant d’entrevoir Lol monter sa batterie électronique maquillée par des fûts de traditionnels. Quand des professionnels se rencontrent, les balances ne trainent pas et permettent d’entamer l’interview à 18 h dans les loges pendant que Miki termine de se maquiller.
Lol Tolhurst : « Nous sommes partis en tournée aux États-Unis ensemble et comme la télévision du bus ne marchait pas, nous avons beaucoup discuté avec Miki durant les trajets, c’est là que l’idée d’une collaboration et de morceaux est née. »
Comment composez-vous, alors que vous habitez à Los Angeles et MB3 en Angleterre ?
Par Internet, Gray fait beaucoup de démos. Alors je lui ai dit : « As-tu quelque chose qu’on pourrait faire ensemble ? » Ensuite, il a envoyé ce petit morceau tout simple et chacun a rajouté sa pierre à l’édifice. En Angleterre, ils se sont chargés de tout. On n’a répété que deux fois.
Envisagez-vous une nouvelle création avec Budgie de Siouxsie and the Banshees ?
Pas pour l’instant, il doit terminer un livre aussi, et sa famille lui prend beaucoup de temps. Pour ma part, je vais sortir un troisième livre, une sorte de guide de développement personnel pour goth (rire). Mon premier était sous forme de mémoires, pour celui-ci, je me suis demandé : qu’ai-je vraiment appris de mon histoire et de ce mouvement ?
Peux-tu nous parler des guests de l’album Los Angeles ? Bobby Gillespie (Primal Scream), James Murphy (LCD Sound System), The Edge (U2) sont-ils des amis, ou de simples fans de Cure ?
C’est Jacknife qui a fait le lien, Budgie et moi avons composé cet album complet avec Kevin Haskins de Bauhaus, entre batteurs. On s’est retrouvé dans le studio de Tommy Lee de Motley Crüe. Dans un second temps, The Edge a participé aux sessions studio, après, James Murphy s’est proposé de chanter sur l’album, mais il a pris son
gauche à droite : Kevin Mc Killop (Moose de son surnom) compositeur du groupe du même nom dans les 90’s. guitariste de Miki Berenyi Trio et ex Piroshka ; Miki Berenyi, chanteuse de Miki Berenyi Trio (ex Lush et Piroshka) ; Oliver Cherer, bassiste de Miki Berenyi Trio et de Lol Tolhurst, ex Piroshka et bassiste de Aircooled ; Lol Tolhurst ex Cure ; Gray Tolhurst fils et guitariste de Lol Tolhurst et leader de Topographies.
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À mon âge, beaucoup de mes amis partent à la retraite, je ne peux même pas l’envisager.
Mon plan de retraite, c’est de voyager à travers le monde, comme des vacances de travail. —
temps… Puis l’idée de faire appel à des guests sur tout l’album est devenue évidente, maintenant, pour tourner, c’est très difficile, car on s’attend à voir un chanteur.
Que penses-tu de l’avenir du mouvement goth en 2025 ?
Je connais beaucoup de gens de mon âge qui ont su conserver leur jeunesse en vivant ainsi, cela leur donne une sorte de raison de vivre, ce sont des non-conformistes qui vivent ainsi en permanence. À mon âge, beaucoup de mes amis partent à la retraite, je ne peux même pas l’envisager. Mon plan de retraite, c’est de voyager à travers le monde, comme des vacances de travail. Je joue avec mon fils, c’est merveilleux, et ma femme arrive demain.
Quel est ton avis sur le dernier album des Cure, qui semble être l’album testament, en as-tu parlé avec Robert Smith ?
Pour moi, ce dernier album ressemble à une version modernisée de ce que nous composions ensemble, ce qui est bien. Il faut jouer sur ses forces. Oui, je garde le contact avec Robert. En ce moment tout va bien. Je lui ai souhaité son anniversaire, il y a peu. On échange de petites choses de temps en temps et on n’exclut rien… C’est un ami d’enfance depuis mes cinq ans, c’est un peu comme de la famille, c’est pas juste une amitié, c’est différent.
C’est incontestable que pendant ces deux jours le prénom Robert est revenu souvent, du déjeuner au dîner au petit déjeuner devant un cheese-cake et en short.
Je n’étais pas le seul à penser que Lol Tolhurst et son fils allaient reprendre des morceaux du récent album Los Angeles, composé avec Budgie. Eh non,
c’est presque à un tribute to Cure (de la meilleure période selon les spécialistes) qu’on assistera. La précision du vieux sage maître de ses fûts sera un temps éclipsée par un phénomène sidérant : l’impression, en fermant les yeux, que Robert Smith est là sur scène, tant la voix de Gray lui ressemble. Il y a probablement beaucoup de travail derrière cette prestation impeccable de fidélité. Les fans écarquillent les yeux et partent en transe nostalgique happés par des frappes claquantes, quasi tribales. Épaulés par le très enthousiaste et engagé bassiste de Miki Berenyi Trio, Oliver Cherer, une dimension de passion naît dans « The Holy Hour », « Siamese Twins », « Stranger » et « The Hanging Garden » pourtant si cold. Pour « A Strange Day », morceau phare de Pornography, Miki vient apporter sa voix claire et enlevée avant de jouer avec les deux formations au complet leur morceau commun « Stranger », répété que deux fois, notamment dans le jardin londonien du couple. Un mariage parfait de pop atmosphérique et d’ombres profondes où Moose (Kevin McKillop) excelle encore et toujours en accords aériens, cristallins. La rétrospective idéale des albums Faith, Pornography se termine avec « All Cats Are Grey » et « 10:15 » par three real boys habités d’histoire et de talent froid. Comme l’humour de Gray, fin et ravageur, qui laisse place à Miki Berenyi Trio. Sur ce premier album Tripla, joué en quasi-totalité, on retrouve cette pop de plus en plus électronique aux accords luxuriants en réverb’. La voix claire et haut perchée de Miki, qui avait fait l’identité de Lush dans les années 90, sied parfaitement à cette pop créative, naviguant entre classicisme dream-pop et expérimentation sonore electro. Miki s’occupe aussi du merch et des dédicaces tout en gardant le sourire aux côtés de Lol assailli par ses goths. Le dernier privilège de papoter avec ce cher Moose, compositeur pop le plus brillant des 90s ?
À leur tour d’être cloué et subjugué. Si en Angleterre une salle de concert municipale avec ingé son, catering et loges relève du fantasme, un hébergement de ce standing vaudrait presque le voyage selon eux. Petit déjeuner devant un bassin à carpes Koï, sous une glycine centenaire devant un jardin luxuriant, dans une maison de maître de trois étages. La générosité et l’accueil d’une femme mue par l’idéal de son défunt mari ont encore laissé de bons souvenirs à ces hôtes charmants de la fédération Hiéro. Vidé et ému, j’ai agité mon bras derrière le van rouge en direction de mes icônes de Jeunesse en partance pour Paris.
Maurizio Cattelan incarne son goût du jeu au Centre PompidouMetz ; le Neubau déploie l’œuvre encore trop méconnue du grand
Medardo Rosso ; Nicolas Bézard retrace le parcours de « l’écrivain en images », Bernard Plossu ; et Quentin Richard nous ramène 200 000 ans en arrière.
UN VOYAGE INATTENDU
Par Benjamin Bottemer
MAURIZIO CATTELAN A FAIT SES COURSES
DANS
COLLECTION
CENTRE
« Chefs-d’œuvre ? » ou « Phares », les grandes expositions du Centre Pompidou-Metz puisant dans les collections de la maison-mère parisienne oscillaient entre deux ambitions : nous guider et nous laisser nous égarer. En s’associant à Maurizio Cattelan pour le commissariat de sa nouvelle exposition, l’équipe de programmation du musée a trouvé le candidat idéal pour nous faire flâner. Tandis que le Centre Pompidou ferme ses portes pour cinq ans, 400 œuvres en provenance de son fonds et une quarantaine de créations signées Cattelan occupent tout le rezde-chaussée, le premier étage et le toit de l’une des galeries. Une aventure labyrinthique en forme de monographie déguisée, en même temps qu’un parcours multidirectionnel dans l’histoire de l’art moderne et contemporain. Comme Not Afraid of Love, son pachyderme recouvert d’un drap blanc, la star italienne est l’éléphant au milieu de la pièce : on ne peut pas le rater, même s’il cherche peutêtre à se dissimuler dans son environnement. Son attrait pour le jeu et la satire, son esprit enfantin et/ ou critique s’incarnent dans chaque espace, entre humour et mélancolie.
Sous la forme d’un « abécédaire à la Deleuze », de courts textes de Maurizio Cattelan rythment la visite comme autant de jalons ; ou de chausse-trappes. Poétiques ou politiques, autobiographiques, jouant sur les associations d’idées, les références artistiques, les réflexions sur la société comme elle va ou sur la valeur de l’acte créatif, ils entretiennent parfois un lien étroit avec
les œuvres placées autour d’eux ; d’autres fois, celuici est plus ténu. Chez Cattelan, le thème du jeu est récurrent : il est libérateur lorsque l’on choisit de le détourner, comme avec son baby-foot à 22 joueurs (Stadium), le jeu d’échecs Les bons contre les méchants ou son Premier poème lettriste, rejet de l’académisme. L’animalité figure également en bonne place parmi ses obsessions : les Cinq Chevaux plongeant dans un mur, le monumental Felix donnant aux lieux des airs de muséum d’histoire naturelle, une photo de l’artiste imitant un chien… plus loin, une galerie dédiée à la famille présente des portraits de mères d’artistes (Giacometti, Kandinsky, Claude Schürr...) dont Maurizio Cattelan livre une version toute personnelle. La figure du masque, symbole des identités troubles, est omniprésente, notamment autour d’un mur recouvert par son visage démultiplié. Morning et Sunday, plaques de métal où le drapeau américain est recouvert d’impacts de balles, mettent très frontalement en évidence l’ambition politique de son travail.
Picasso, Malevitch, Braque, Léger, Duchamp, Miró… les grands noms de l’époque moderne sont également au rendez-vous, tout comme des artistes issus de la création contemporaine. Dans la section
« Bats-toi », les féminités protéiformes capturées par Diane Arbus sont mises en regard avec des portraits de résistants syriens. La Round Table imaginée pour les 50 ans de l’ONU par l’artiste chinois Chen Zhen illustre le dialogue impossible ; l’installation Walk the Chair de La Ribot, clin d’œil à Café Müller de Pina Bausch, célèbre la liberté et le mouvement. Le saignant triptyque Three Figures in a Room de Francis Bacon, le troupeau de moutons tenant salon de François-Xavier Lalanne, les Disques Pi et les Pierres de rêve chinoises au parfum d’infini… face aux œuvres de l’Italien, visuellement percutantes et parfois monumentales, les pièces de la collection ne servent pas uniquement de reflets : elles disposent de l’oxygène nécessaire pour exister par elles-mêmes.
Au fond de la Galerie 1, le Mur de l’atelier d’André Breton, assemblage hétéroclite d’objets divers où l’on tente de deviner le maître, fait un peu penser aux forces à l’œuvre derrière cette exposition. Doit-on tenter une vue d’ensemble ou embrasser l’histoire de chaque objet ? Tout comme semble nous y inviter le calendrier de Cattelan affichant le mot « Oggi » (aujourd’hui), mieux vaut lâcher prise et profiter de l’instant présent pour apprécier pleinement ce « Dimanche sans fin ».
Dans « Dimanche sans fin », nous sommes guidés par cet « abécédaire » et ces textes hautement autobiographiques. Cette exposition a-t-elle été l’occasion de raconter votre propre histoire de l’art, et en même temps votre propre parcours personnel et artistique ?
C’est une façon de voir les choses, mais ne vous attendez pas à la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je ne suis ni une encyclopédie ni un confessionnal. L’« abécédaire » a été l’occasion de parler de choses sérieuses sans jamais me prendre trop au sérieux. Chaque lettre est un prétexte pour donner au public un morceau de réalité, de quelque chose qui m’est arrivé ou qui est susceptible de m’être arrivé. Si vous y voyez une autobiographie… eh bien, c’est plus probablement la vôtre que la mienne.
Avez-vous déjà eu accès à une collection aussi vaste pour concevoir une exposition ? Était-ce un défi de faire des choix ?
Parcourir la collection Pompidou, c’est comme entrer dans un supermarché avec un caddie vide et se retrouver face à 300 variétés de pâtes. Le problème n’est pas de savoir quoi choisir, mais quoi laisser de côté. La collection est un univers. J’ai essayé de me comporter davantage comme un voleur que comme un commissaire : j’ai volé des œuvres qui pouvaient raconter une histoire. Non pas l’histoire de l’art avec un grand H, mais une histoire de l’art marginale et possible, qui n’a pas encore été écrite.
« Dimanche sans fin » présente certaines de vos œuvres moins connues. Est-ce aussi un espace de liberté, une façon de reprendre le contrôle sur la perception que les gens ont de votre travail ?
Oui, c’est peut-être une tentative d’ajouter du sens à la lecture la plus courante de mon travail. Mais je suis conscient que ce contrôle est une illusion. Chacun voit ce qu’il préfère dans les œuvres, les lit comme il l’entend. Les œuvres moins connues sont comme des enfants silencieux : elles se tiennent à l’écart, mais parfois elles disent l’essentiel. Les montrer est un acte de liberté, mais aussi un acte d’amour. Pour les ombres et les marges.
Vous citez American Gothic de Grant Wood comme « une œuvre dont la renommée a éclipsé celle de son auteur. Parfois, j’aimerais que mon travail appartienne à cette catégorie. » Présenter ce dernier « mélangé » avec d’autres œuvres, d’autres grands noms de l’art, est-ce aussi un moyen d’y parvenir ?
— Parcourir la collection
Pompidou,
c’est comme entrer dans un supermarché avec un caddie vide et se retrouver face à 300 variétés de pâtes. —
Une exposition collective comme celle-ci fonctionne un peu comme une biennale : après la première salle, on se lasse de lire les légendes et on commence à apprécier les œuvres telles qu’elles se présentent à nous, sans préjugés sur l’auteur, la date, le sens. C’est une façon moins informée, mais aussi plus pure, d’envisager une exposition : elle mélange les cartes, les signatures, les époques, elle crée un espace où l’auteur n’est pas plus important que l’œuvre. L’ego se dissout, il se dilue. C’est comme une mascarade : qui est qui ? Peu importe. C’est l’œuvre qui vous regarde, et non l’inverse.
Quel serait votre dimanche idéal ?
J’aimerais essayer de passer un dimanche sans utiliser d’ordinateur ni aucun autre appareil, pour vivre une déconnexion totale. J’ai lu quelque part que les pédiatres commencent à interdire les téléphones portables et les réseaux sociaux aux préadolescents. Il semble qu’ils changent complètement d’attitude en quelques jours, comme une cure de désintoxication. Si cela devenait une habitude pour tout le monde, je pense qu’au final, nous commencerions la semaine avec un sentiment d’humanité.
— DIMANCHE SANS FIN, exposition jusqu’au 2 février 2027 au Centre Pompidou-Metz centrepompidou-metz.fr
ÉRUPTIVE LIBERTÉ
Par Luc Maechel
MEDARDO ROSSO.
L’INVENTION DE LA SCULPTURE MODERNE
Cette monographie, déjà présentée à Vienne (du 18 octobre 2024 au 23 février 2025), bénéficie des cinq années de recherche et de préparation d’Heike Eipeldauer, directrice générale adjointe du mumok. C’est aussi la première comme commissaire d’Elena Filipovic au Kunstmuseum Basel dont elle a pris la direction en 2024. D’origine italienne, Medardo Rosso (1858–1928) a vécu une trentaine d’années à Paris et a notamment
influencé Rodin (pourtant son aîné de 18 ans). Il utilisait les innovations techniques de l’époque (en particulier la photo), représentait volontiers les petites gens et organisait même des performances privées dans son atelier. Un défricheur important, mais rarement montré et peu documenté. L’exposition du Neubau répare cette injustice et permet de découvrir en majesté ce passeur entre l’impressionnisme et la modernité.
Aetas Aurea (L’Âge d’or), Medardo Rosso, 1885
Medardo Rosso n’apprécie guère le marbre : « Une sculpture ne doit pas glorifier le marbre de Carrare. » Et la logique de soustraction de la pierre réduit les possibles. Lui privilégie la cire (sur une âme en plâtre si la pièce est grande), la facilité, mais surtout la fragilité, la sensualité de l’efflorescence, la magie du dévoilement afin de « faire oublier la matière ». Et puis ce déséquilibre inspirant (et qui a inspiré Rodin…).
Dans la première salle, le visiteur ne se pose pas la question du matériau, il est saisi par la fougue, l’expressivité, le frémissement des pièces et cette texture dorée de la cire qui capte la lumière : beaucoup de têtes et de bustes, en naissance et en sourires ! L’audace se mêle à un sentiment d’ancrage : comment ne pas penser à des fragments de statues antiques exhumées ? Et il est possible de tourner autour des œuvres qui s’affichent sur leurs socles avec les renforts, les cales. Une petite trahison (voulue) de la part des commissaires : l’artiste était très attentif à la mise en scène. Lors des expositions, il installe ses œuvres de façon à dissimuler ces constructions de maintien. Souvent, il les cadre avec des cages vitrées sur chevalets pour orienter le regard, déligner l’environnement. Il les met aussi en dialogue (les siennes – en réel ou en photos – avec celles d’autrui) comme ici son Portrait d’Henri Rouart exposé aux côtés du Torse de Rodin et des Cinq Baigneuses de Cézanne.
À l’étage, les commissaires préservent cet esprit de « conversation » et prolongent les pistes ouvertes vers la modernité par des jeux d’influences et de filiations en puisant dans les collections des deux musées. L’importance de l’environnement, cet art de l’air avec Giacometti, les inclinations et la recherche de l’épure avec Brancusi, la fragilité issue autant de la matière que du sujet avec Alina Szapocznikow et son visage christique (Glowa Piotra) ou la vitalité du mouvement avec la Danse serpentine de Loïe Fuller… Plus de soixante artistes d’Edgar Degas à Olga Balema (née en 1984), de La Petite Danseuse de quatorze ans (1881) à Skin Pool (Plasmin, 2025) de Pamela Rosenkranz.
Cette sélection dresse un écrin délicat où s’épanouit la volubilité des 50 sculptures, mais aussi des 250 clichés réalisés par l’artiste. Car, à partir de 1900, le sculpteur utilise systématiquement la photographie aussi bien pour retravailler ses œuvres que pour exposer les épreuves. Il varie les angles de prise de vue, modifie l’éclairage, recherche les changements d’expression, d’autres dramaturgies. Les tirages sont mis en écho des œuvres et dans deux longues vitrines au rez-de-chaussée.
L’usage de la photo n’est qu’un aspect de son goût pour le multiple et la série. Au fil de sa carrière, Medardo Rosso n’a décliné qu’une quarantaine
de thèmes auxquels il revient régulièrement : l’ Enfant juif , Aetas aurea , La Rieuse , Ecce Puer D’un exemplaire à l’autre, le matériau, des détails changent. Souvent, il réalise une version en bronze, s’occupant lui-même de la fonte.
Ses dessins (beaucoup non datés) semblent tardifs et en balance avec la photographie : essentiellement des vues paysagères avec d’envoûtants jeux de masses qui délivrent des profondeurs, des amplitudes, suggèrent des saignées de lumière.
Cependant, aucun opus emblématique ne s’est spontanément imposé lui permettant d’accéder à la notoriété. S’y ajoute sa brouille avec Rodin après le Balzac (il l’estime inspiré de ses travaux), ses idées plutôt anarchistes, son origine étrangère… Mise en spectacle (il semble être l’inventeur de l’installation mélangeant ses créations avec des objets réels à la 1 re Biennale de Venise en 1887), recherche, photographie et bien sûr sculpture, cette activité foisonnante et inventive se traduit surtout par des « petits formats » souvent dans des matériaux dits pauvres qui assument les traces de fabrication, revendiquent l’inachevé, l’ébauche, très loin de la monumentalité, de la perfection factice et compassée de l’art officiel qui « est susceptible de tuer ce qui respire l’énergie humaine, d’éteindre à la fois l’espérance et la peur sous l’empire de l’encre et du papier » (Joseph Conrad, La ligne d’ombre, 1916). Medardo Rosso, était-il un artiste trop en avance sur son temps ?
Peut-être… qu’il a sculpté trop de sourires !
— MEDARDO ROSSO. L’INVENTION DE LA SCULPTURE MODERNE, exposition jusqu’au 10 août au Kunstmuseum Basel, Neubau, à Bâle kunstmuseumbasel.ch www.mumok.at medardorosso.org www.art-magazin.de
Autre contribution à cette postérité aussi méritée que nécessaire, l’important catalogue (500 p., 450 ill.) édité pour l’occasion sous la direction d’Heike Eipeldauer : la publication la plus complète à ce jour consacrée à Medardo Rosso. L’ART-Kuratorenpreis 2024 a été attribué le 10 avril 2025 par le jury du magazine « art DAS KUNSTMAGAZIN » à Heike Eipeldauer pour cette exposition (récompense la plus prestigieuse pour un commissariat d’exposition de l’espace germanophone).
Depuis 1928, un musée ouvert par son fils Francesco à Barzio (Italie) est dédié à l’artiste.
Ayant prêté beaucoup de ses pièces pour cette exposition, il est fermé jusqu’en septembre 2025.
L’AMI MIRACULEUX
Par Nicolas Bézard
BERNARD PLOSSU A EU 80 ANS CETTE ANNÉE ET ON PEINE
À LE CROIRE TANT SON NOM EST SYNONYME DE VIVACITÉ
DU REGARD ET DE PRODIGALITÉ CRÉATRICE. L’OCCASION
AVEC LUI DE FAIRE LE POINT SUR UNE ANNÉE RICHE EN NOUVELLES PUBLICATIONS ET TOUTE UNE VIE D’ÉMOTIONS
AMOUREUSES ET PHOTOGRAPHIQUES.
Comme Neil Young qu’il a beaucoup écouté, Bob et Bobette dont il a dévoré les aventures, enfant, ou Lewis Baltz, avec qui il entretenait une belle amitié photographique, Bernard Plossu a vu le jour en 1945. Cette année-là, dans le désert des White Sands, Nouveau-Mexique, une bombe atomique – la première de l’histoire – baptisée cyniquement « Gadget », explosait. Plossu foulera ces dunes blanches près de 40 ans plus tard, profitant de son installation à Taos située à 300 miles plus au nord pour explorer l’immensité de l’Ouest américain, lui qui, à 13 ans, photographiait déjà le Sahara algérien au Brownie Flash.
Plossu est un fidèle ami et collaborateur de Novo depuis les tout débuts du magazine. On retrouve une de ses images intemporelles – Françoise et leurs enfants Joaquim et Manuela marchant sur une plage d’Almería – en couverture du cinquième numéro, paru en novembre 2009. Moment de la rencontre entre le photographe et Philippe
Schweyer, scellée par un entretien qui en appellera d’autres dans les colonnes du magazine. Par la suite, Philippe éditera plusieurs livres de Bernard, dont l’iconique Far Out !
Le temps passe, mais la passion des livres et le rythme de leur parution ne faiblissent pas pour ce jeune octogénaire à l’œil toujours aussi vif quand il s’agit de débusquer la poésie au millième de seconde. Avec une cadence de métronome, celui qui se qualifie lui-même d’« écrivain en images » a signé une douzaine d’ouvrages inédits depuis l’été dernier – sans compter des rééditions très attendues comme celle du Jardin de poussière chez Filigranes, ou Bernard Plossu. Marcher la photographie de David Le Breton, aux éditions Médiapop.
C’est aux côtés de l’artiste aux plus de 300 livres publiés en 67 années de photographie que nous tournons les nouvelles pages de cette œuvre en perpétuel mouvement, à laquelle un regard unique, reconnaissable entre mille, donne toute sa cohérence.
LA LUMIÈRE DU MONDE
Mais revenons d’abord dans ce désert des White Sands, en 1945. Le 16 juillet, le soleil s’y leva deux fois. Il y eut une première aube vers 5 heures du matin. À peine fit-elle son apparition que sa lumière reflua brusquement derrière les crêtes ébréchées des Organ Moutains. Les minutes furent longues et angoissantes avant que l’Orient ne se teinte à nouveau de gris et que « le juste soleil de Dieu se lève, une fois encore, pour tous et sans distinction ». Pourtant, nulle intervention de Dieu à l’origine de cette aurore funestement avortée, mais l’action des hommes se prenant pour lui ou, devrait-on dire, d’une bande de gamins jouant à se faire peur avec le feu nucléaire. Cette scène aussi effrayante que véridique est relatée à la fin du Grand Passage, pièce maîtresse de la Trilogie des confins imaginée par Cormac McCarthy. Le romancier américain, fin connaisseur du Nouveau-Mexique, habitait dans la région de Santa Fe, non loin de celle où Bernard Plossu vécut avec sa première épouse américaine et leur fils Shane, dans une bâtisse en adobe juchée sur un plateau à 2 000 mètres d’altitude. McCarthy a su comme peu d’écrivains américains de sa génération décrire la puissante sensorialité des paysages de l’Ouest sauvage. Son écriture très visuelle dialoguant naturellement avec les images du photographe, c’est en toute logique qu’un cliché extrait du corpus de ce dernier – pris au nord du Mexique – sera retenu pour faire la couverture de la première édition du Grand Passage en Folio, texte qui évoque avec maestria la fin de l’Amérique des Cowboys et le début du « cauchemar climatisé ».
« C’est vraiment très bien, Cormac McCarthy », glisse le grand lecteur qu’est Bernard Plossu. « Dans Le Grand Passage, il y a tant d’endroits que je connais, où je suis allé, même du côté mexicain. Cela a peut-être du sens que la couverture soit une de mes photos. Je le relis en biais et me voilà de nouveau là-bas tellement c’est bien écrit ! Ces petites villes dont il parle comme Carrizozo, Hatch, Lordsburg… Colombus également, où j’ai photographié cette route qui tournicote et file nulle part sous un ciel bleu absurde à la Malcolm Lowry. Pas loin des White Sands, il y a un petit canyon que j’adorais appelé “Dog Canyon”, cachette des Apaches qui l’ont rebaptisé “Frenchie ’s canyon”, car un Français était venu y finir ses jours en ermite : mon rêve ! Mon héros ! Avec mon “brother” Daniel Zolinsky, qui habitait non loin, à Las Cruces, nous avons fait à pied les Organ Mountains des dizaines de fois. C’est bourré de serpents à sonnette, mais je n’ai jamais été aussi heureux que dans ces coins sauvages. Quand j’atterrissais à Albuquerque, je disais toujours : ici, c’est chez moi ! »
1.
Une symbiose avec le désert que l’on ressent dans chacune des 32 photographies en noir et blanc composant le Jardin de poussière , ouvrage essentiel de l’univers plossien publié une première fois chez Marval en 1989. Un livre traversé par les forces d’une géométrie sousjacente, hanté par les esprits apaches dont on croit deviner la présence derrière chaque rocher ou au fond de chaque arroyo. Il émane de ces miniatures une radiation venue de très loin, comme si les mesas, les à-pics et les canyons photographiés par Plossu avaient emmagasiné toute la lumière du monde et ne s’étaient décidés à la rendre qu’au travers de l’objectif 50 mm de ce « Frenchy » à l’œil absolu.
La version proposée par Filigranes restitue la perfection du livre initial en l’augmentant d’un cahier d’images nouvelles qui, prolongeant la vision épurée et sensible du photographe, met l’accent sur le lien mystique qui unit ces paysages aux peuplades amérindiennes : « Je voulais parler davantage des Indiens dans cette réédition : le village désert de Chaco Canyon de la tribu Anasazi, où seul un aigle m’attendait. La cachette de Cochise, un autre de mes héros, dans les Monts Dragoon en Arizona. La tombe de Geronimo en Oklahoma. Et à la fin du livre, le maïs des Hopis, sacré. Rien de pompier. John Ford, un cinéaste que je n’aime pas, a volé aux Indiens leurs paysages. Sans ce décor, ses films seraient nuls ! »
POUSSIÈRES MÉTAPHYSIQUES
Les images minimalistes du Jardin de poussière nous apprennent que la lumière dont le rayonnement est le plus intense est celle qui naît du vide et du silence. Le regretté Bernard Noël, avec qui Plossu entretenait une correspondance, pensait peut-être aux photographies de ce dernier lorsqu’il écrivait : « Il arrive qu’un lieu ne contienne que la réalité. C’est une certitude qui monte aux yeux et qui est liée à la lumière et au silence. On voit ce lieu immémorialement. On le voit comme remonté du fond de soi. » Cette quête de vérité est également au cœur de l’œuvre d’un artiste dont la modestie des tableaux, leur qualité de discrétion, ont profondément marqué le photographe : Giorgio Morandi. « J’avoue que sans oser nous comparer, ses natures mortes ont l’austérité et l’ascèse de mes photos du Jardin de poussière. À première vue, rien à voir entre des bouteilles à Bologne et des cailloux en Arizona. Et pourtant si ! Même sobriété rigoureuse, même besoin de créer compulsivement une œuvre sans fin. »
Avec Aller chez Morandi , qui vient de paraître aux éditions Marval, Bernard Plossu rend hommage au maître bolonais à travers une série de photographies réalisées dans sa maison-atelier ouverte depuis quelque temps au public. Dans cet endroit, dont il ne cache rien du nouvel usage touristique, Plossu recompose le paysage intime et mental du peintre en privilégiant les objets qui l’entouraient et qui semblent encore chargés de sa présence. « J’aime les lieux où les artistes ont habité. On y retrouve leur âme. De la même façon, j’aime me rendre au Select, le beau café art déco à Montparnasse, car j’ai l’impression que je vais y croiser Modigliani », explique celui qui a notamment photographié les ateliers de Bonnard au Cannet ou de Cézanne à Aix-en-Provence. « À peine suis-je entré “chez” Morandi que son désordre m’a plu. L’endroit n’avait rien d’un musée de cire, bien au contraire. Tout y était présent de façon très naturelle, comme si l’homme était encore là, avec ses lunettes sur son bureau. Voulant suivre ses traces, marcher dans son quartier m’a semblé essentiel. »
Nourri par les peintres métaphysiques italiens, Plossu réserve une part non négligeable du riche répertoire visuel qui est le sien à la nature morte. À l’instar d’un Giorgio Morandi, il sait donner leur chance à des petites choses auxquelles on ne prête en général aucune attention. Un verre débordant de jus d’orange, une nappe blanche dans une brasserie parisienne, la feuille d’un arbre posée sur le sol. Ces photos nous enseignent qu’il n’y a pas de petits sujets, seulement des regards hâtifs, blasés ou paresseux. Du reste, ces images existent dans une forme de vibration, d’immobilité non figée qui est également le propre des compositions morandiennes. Les motifs de ce que l’on appelle bien injustement des natures mortes s’animent sous l’effet de passionnants déséquilibres : ici un penché subtil, là une ligne d’horizon n’ayant rien d’horizontale ni même de contiguë, ailleurs une dissymétrie salutaire. À bien y regarder : du mouvement partout. Cela bouge et tangue sous nos yeux. « J’aime beaucoup cette idée », confirme le photographe. « Par exemple, je ne fais presque jamais de flous volontaires, mais plutôt des bougés. Et oui, dans ce sens, mon vase étrusque est morandien, car ce
sont les imperceptibles petits basculements qui font l’ambiance d’une image. Le côté “oblique”, je pense que je l’ai appris avec la peinture cubiste que je dévorais quand j’étais adolescent – Klee, Kandinsky, Mondrian. Ça a dû me former, l’air de rien. Une photo forte d’un de mes maîtres fera toujours penser à un Braque ou à un Juan Gris, à un Modigliani ou à un Picasso. Tous savaient la force du penché, de l’oblique, qui contribue par son déséquilibre à un véritable équilibre plus fort qu’une simple bonne composition. Ce déséquilibre équilibré contribue à l’abstraction qui permet à une photographie de vivre pleinement. De ne pas être seulement “sage”, mais exigeante, pour qui sait la voir… »
Au contraire de Plossu le nomade, Morandi était un voyageur immobile et son art celui du temps long, de l’arrangement savant puis de l’exécution patiente de ses toiles. La photographie de Plossu est plus volontiers celle de la fulgurance de ce « danseur capable de sauter en l’air et de voir une composition de Braque », comme il la définit de manière imagée. Mais si la captation d’une hirondelle en plein vol n’induit pas le même rapport au temps que celle d’une figure inerte, le geste plossien répond également à un principe élémentaire : moins il y a de mouvement devant l’objectif, et plus c’est une question de millimètre pour que l’image soit juste : « Effectivement. Et même si je danse vite, il faut des années de patience pour avoir la chance calme. Je chasse le miracle, voilà ma recette. »
Morandi aimait la poussière, qu’il n’aurait souhaité pour rien au monde voir disparaître de son atelier, appréciant au contraire qu’elle se déposât sur ces objets qui lui servaient de motifs immuables. Au-delà de ces derniers, c’est littéralement la poussière qu’il peignait, autrement dit le temps ou « la matière même de l’écoulement de la vie, son expression tactile et visuelle », pour citer les mots d’Anne Malherbe dans le catalogue d’une exposition grenobloise consacrée au peintre en 2021. En ses murs de la Via Fondazza à Bologne, Morandi cultivait lui aussi un jardin de poussière, ignorant qu’un jour cette poussière rencontrerait, par la grâce d’une visite photographique aboutissant à un livre, celle si chère à l’auteur du Garden of dust.
LOINTAINS PROCHES
S’il fut un temps américain d’adoption et qu’il demeure italien de goût, Plossu restera à jamais espagnol de cœur. « Ce pays a été une grande partie de ma vie bien avant ma rencontre avec Françoise [ Nuñez, sa femme aux racines andalouses]. Il y a eu Madrid dès 1973 avec Carlos Serrano et Pablo Pérez-Mínguez, mes amis de la revue underground
Nueva Lente. Des expositions à Madrid, à Barcelone, à Saragosse, et une envie de m’impliquer dans la culture de ce pays que j’ai toujours trouvé très dynamique et surréaliste. En fait, l’Espagne avec ma Françoise aimée n’a commencé qu’en 1987, lorsque nous sommes partis vivre là-bas, dans son pays d’Almería. »
L’été dernier, le photographe sortait coup sur coup deux livres en forme de déclaration d’amour à la péninsule ibérique : España en color Fresson , catalogue de l’exposition éponyme conçue par la Generalitat Valenciana, et Mucho Amor, publié aux éditions Lamaindonne. D’une péninsule à l’autre, la géométrie morandienne et sa palette de tons gris, ocre et bruns donnent l’impression d’avoir migré vers les latitudes hispaniques photographiées par Plossu. Loin de tout cliché ensoleillé ou festif, son Espagne est d’abord rurale, rugueuse, ombrageuse. Sous des ciels chargés de nuages sombres, la terre y est souvent humide et l’horizon brumeux. España en color Fresson , dont les tirages sont exposés dans les galeries de la librairie Ombres Blanches à Toulouse cet été, témoigne d’une sensibilité à la fois mélancolique et classique du paysage – on pense à Corot et à Courbet, deux peintres ayant beaucoup marqué Plossu. S’y déploie quelque chose de l’ordre d’un cubisme terreux également à l’œuvre chez Morandi, à ceci près que les images de Plossu, transcendées par le procédé de tirage Fresson qui rendrait presque à chaque atome son épaisseur métaphysique, sa matérialité quasi palpable, semblent émaner des entrailles de ce pays si beau de ne jamais chercher à l’être.
On retrouve quelques-uns de ces Fresson dans le bien nommé Mucho Amor. Centré sur les quatre années où Bernard Plossu, Françoise Nuñez et leurs enfants vécurent à Nijar, dans la province d’Almería, le livre parvient à combiner l’intime et le géométrique dans une chronique du bonheur familial qui a valeur de manifeste de photographie métaphysique. En homme amoureux et père de famille amusé, Plossu se plaît à faire entrer dans ses images la vie comme elle vient et comme elle prend ses aises dans cette région à la fois maritime et minérale aux allures d’île déserte, avec ses airs de robinsonnade heureuse. Stimulé par cette longue parenthèse andalouse, il s’y montre plus libre et joueur que jamais, débusquant des lignes de force dans tout ce qui l’environne, expérimentant dans cet atelier à ciel ouvert divers formats, passant alternativement et à l’envi du reflex argentique à l’appareil jouet, du noir et blanc à la couleur. Joyeuse liberté rejaillissant dans la mise en séquence pleine d’audace de cet ouvrage qui parle d’amour sans niaiserie, truffé d’épiphanies et d’instants que l’on aimerait connaître pour soi – le bon livre de photographie n’est-il pas celui qui, non content de nous apprendre à voir, nous aide à vivre ?
Nichée entre mer et désert, Nijar fut dans l’itinéraire de Plossu un de ces « lointains proches » lui donnant l’occasion de retrouver quelque chose de son désert premier, le « désert des déserts » de l’Ouest américain : « De nouveau, et même si c’était en Europe, ces endroits m’ont fait me sentir loin de tout. Pour moi, il n’y a pas de différence fondamentale entre Taos, Nijar ou une petite île italienne comme Alicudi. » Les petites îles italiennes, cette grande affaire qui occupa 30 années de la vie de Bernard Plossu, au point de constituer une véritable Odyssée , dont Textuel a rassemblé les chants – une île pour un chapitre – dans l’ouvrage qui a paru à la fin
REGARDER, RÉSISTER
« Dans la vie ou en photographie, on ne peut jamais faire marche arrière », constate Bernard Plossu. « Pour le pire ou le meilleur, nous sommes emportés par le courant du destin. On accumule tout jusqu’à ce qu’une photo arrive. Certes, la photographie est le présent, mais elle advient avec les accumulations du passé. Là, par exemple, je viens de photographier des cailloux blancs dans une brouette à 14 h 29. J’aurai mis 80 ans et des poussières à réaliser cette image. » Dans No Return, le dernier livre qu’il co-signe avec son ami de longue date François Carrassan (le duo ayant à son actif une douzaine d’ouvrages), le photographe et l’écrivain philosophe poursuivent une réflexion sur ce temps qui transforme nos existences en quelque chose d’irrattrapable – « On ne refait pas sa vie. On n’existe pas en parallèle. On ne retourne pas dans le passé », pouvait-on lire sous la plume de Carrassan dans L’hippocampe et le rétroviseur, l’opus précédent du tandem déjà édité par Les Cahiers de l’Égaré.
de l’automne dernier . De l’embarquement pour Stromboli en 1987 à sa découverte d’Elba en 2014 ; seul, en amoureux ou en famille, rejoint bientôt par ses frères de marche états-uniens Doug Keats et « Dan » Zolinsky, Plossu arpente lentement, guidé par un besoin de vérité, par tous les temps, mais toujours dopo l’estate , les joyaux insulaires que sont Levanzo, Linosa, Ventotene ou Giglio, petits mondes satellisés au large de la Botte. Le photographe prend la peine de s’y arrêter et d’y vivre, se mêlant aux habitants dont le quotidien est rythmé par la pêche ou le travail des sols fertilisés par les siècles d’éruptions volcaniques. De se perdre dans le dédale géométrique des rues blanches et des maisons à toits plats. D’essuyer les tempêtes et de braver la pluie, la tentation étant trop belle de sortir l’appareil photo les jours de mauvais temps. De sentir le sol gronder sous ses pieds comme les personnages du film de Visconti La terre tremble, dont cette Odyssée des petites îles italiennes , lors d’une escale à Vulcano, réactive l’imaginaire noir et blanc. Ce panorama poétique de la vie sur les îles doit aussi beaucoup à la splendeur des tirages signés Françoise Nuñez, qui telle une soliste interprétant la partition d’un compositeur, nous donne à entendre toute la gamme de ces gris aux tons chauds et discrets dont raffole le photographe, nous aidant par là même à mieux comprendre l’amplitude de sa vision – l’agrandisseur, cet instrument par lequel Françoise était la première à découvrir les images de son amoureux, n’aura jamais aussi bien porté son nom.
Cette fois, le dialogue entre les deux hommes est structuré de telle sorte que les photos de Plossu viennent ricocher poétiquement sur les textes de son complice, à l’exemple de celle d’un assemblage de buses de chantier absurdement égarées en plein désert californien – il y aurait encore du Morandi dans cette nature morte fortuite, mais aussi et surtout du Edward Abbey, cet écrivain visionnaire qui a dénoncé la défiguration de la nature de l’Ouest américain par la société productiviste, et justement : l’image nous capte au détour d’un chapitre dont la phrase titre, empruntée à Nietzsche, rappelle furieusement le style implacable de l’auteur du Gang de la clef à molette : « Quand la Terre claquera dans l’espace comme une noix sèche, nos œuvres n’ajouteront pas un atome à la poussière. »
Érudite et subtile, la prose de Carrassan sait se faire mordante quand il s’agit de mettre en exergue les déclarations d’intention non suivies des actes, l’asservissement cravaté, la tragi-comédie d’une humanité plus petite qu’elle-même. Cette langue pressée d’en découdre avec les autoproclamés détenteurs d’une vérité universelle, de confondre l’hypocrisie des lubies de l’époque et ses mythologies stériles. Le livre médite également sur des notions au cœur des préoccupations actuelles telles que l’État, le pouvoir, la corruption, le despotisme. Impossible de ne pas penser à l’inquiétante mutation politique à laquelle nous assistons
aujourd’hui aux quatre coins de la planète, et dont le présent locataire de la Maison-Blanche cristallise les symptômes. Ces États désunis d’Amérique dont Bernard Plossu a su si bien capter les ambivalences à travers ses photos : « Je ne sais plus quoi penser des USA. Ils m’ont tant fait souffrir à l’époque de mon divorce avec ma première femme native de làbas. Ils ont été ignobles. Mais mes amis américains si nombreux sont des gens merveilleux, et moins intellos que les Européens, et ça me va. Mes photos sont moqueuses d’un pays que j’ai aimé plus que de raison, ou alors n’ai-je aimé que ces marches fantastiques au pays des Indiens qu’ils ont massacrés ? Trump est atroce, mais Biden est un de ces culs-bénits aux sous-vêtements propres : la morale, je t’en ficherais ! Il était comme les autres, avec un masque de gentil. J’ai trop vu ces gens-là à l’œuvre quand j’ai divorcé, des monstres. Malgré tout, j’ai cru en un pays qui votait Obama… »
Un jour, Henri Cartier-Bresson a eu ces mots un brin goguenards à propos de son homologue américain Edward Weston : « Le monde tombe en pièces – et Weston… fait des photos de cailloux. » Pas plus que celles de Weston, les photographies de Plossu ne sont politisées, mais elles nous regardent et disent quelque chose de ce que nous sommes, à plus forte raison quand elles ne semblent montrer que des pierres ou de la poussière. Une forme d’antidote à l’agitation, à l’arrogance, à la vulgarité qui ont cours : « Oui, c’est politique de savoir voir et de savoir comprendre », insiste Bernard Plossu. « La poésie est politique. C’est un acte de résistance à la bêtise. »
AMOUR SANS FIN
Love is a traveller on the river of no return, chantait Marilyn. La rivière est sans retour et quand bien même le voyage de Françoise Nuñez prit tristement fin un matin de décembre 2021, l’amour que lui porte Bernard Plossu continue de couler à flots, éclaboussant chacun des projets qu’il a initiés depuis, à la faveur d’une dédicace écrite ou d’une image offerte en sa mémoire. Si l’œuvre entière de Plossu est la preuve irréfutable qu’en matière de photographie, les miracles existent, il va de soi que ces derniers ne pèsent pas lourd face au drame de la disparition de l’être aimé, de l’absence et du silence indicible qui s’en suit. Notre tour d’horizon des ouvrages récents du photographe ne pouvait se conclure sans que soit mentionné Françoise. Sous la direction graphique de Patrick Le Bescont, fondateur des éditions Filigranes, ce livre rassemble plusieurs dizaines d’instantanés de la vie de Françoise Nuñez capturées par son époux, comme autant de facettes reconstituant le portrait
7. Françoise, Filigranes éditions 7.
d’une femme libre, moderne et incroyablement photogénique. Les pages fixent pour l’éternité l’intense présence de Françoise que l’on découvre sous les traits d’une jeune Toulousaine rencontrée par Bernard en 1980, et dont ce dernier, aussitôt épris, hurlera bientôt le prénom dans les canyons du Nouveau-Mexique, maudissant les milliers de kilomètres les séparant. Françoise à la beauté indocile, sans fard et sans détours. Françoise toujours secrète, telle qu’en elle-même et telle qu’elle continuera, via les images de l’homme qui partageait ses rêves et sa vie, d’exister dans nos souvenirs de lecteurs passionnés et d’amoureux de la photographie.
1. Le Jardin de poussière, Filigranes éditions
2. Aller chez Morandi, Marval-Ruevisconti
3. España en color Fresson, Generalitat Valenciana
4. Mucho Amor, Lamaindonne
5. L’Odyssée des petites îles italiennes, Textuel
6. No Return, Les Cahiers de l’Égaré
VENI VIDI VINCI
Par Emmanuel Dosda ~ Photos : Laetitia Piccarreta
SI LE GRAND CONTOURNEMENT OUEST
A ÉTÉ FORTEMENT DÉCRIÉ PAR DE NOMBREUX DÉTRACTEURS, IL AURA
– AU MOINS – PERMIS DE FAIRE DE PRÉCIEUSES DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUES. VISITE GUIDÉE DE L’EXPO DÉDIÉE AUX FOUILLES DE L’A355 AVEC QUENTIN RICHARD, NOUVEAU CONSERVATEUR DU MUSÉE.
Du Paléolithique à l’époque contemporaine. Un bond de 200 000 ans en arrière. 34 fouilles, jusqu’à 11 mètres sous terre. Un tracé de 24 kilomètres. De nécessaires opérations rendues possibles grâce à la loi qui impose un diagnostic lors de chantiers d’aménagements. Le jour même où nous visitons l’exposition « Un passé incontournable », un amendement concernant la « simplification économique » menace de remettre en cause les obligations de l’archéologie préventive jugée onéreuse et contraignante par une poignée de députés (du groupe Horizons). Qu’Héraclès et Artémis soient loués : l’Assemblée nationale n’a pas retenu l’article 15 bis C qui menaçait la préservation des vestiges enfouis. Si on ne contraint plus les aménageurs à protéger les sites de la destruction, qu’adviendrait-il des éléments patrimoniaux chargés d’enseignements ? Un air de phase glaciaire a soufflé sur le monde de la recherche…
Quentin Richard, récemment nommé conservateur du Musée archéologique de Strasbourg, invite à la vigilance. « L’amendement a été retiré, mais nous ne sommes pas à l’abri. La loi est relativement récente – elle a 25 ans – et risque d’être à nouveau remise en cause. » L’archéologie préventive permet d’éviter les aberrations comme celles relatives aux chantiers au centre de Lyon dans les années 70. Un cas d’école. Les fouilles sur le tracé de l’A355 ont certes coûté 13 millions d’euros à Vinci, mais il s’agit de moins de 2 % de l’enveloppe totale du budget…
À la galerie Heitz, au palais Rohan, Quentin Richard nous convie dans les strates multicolores d’« Un passé incontournable » . L’exposition est construite selon trois « séquences » : La formation du Paysage (résultat des études permettant de caractériser les différentes couches des sols), L’occupation du territoire du Néolithique à l’époque contemporaine (l’observation de l’évolution de l’occupation du territoire par l’homme qui s’est sédentarisé vers 5300 avant J.C.) et Les sociétés anciennes et la mort (plus de 380 sépultures ont été découvertes sur le site !). Au cours de cette exploration dans le temps, nous verrons une dent de lait de mammouth du Paléolithique moyen (d’Ittenheim), un gobelet en verre évasé du vie siècle après J.C. (Kolbsheim), une perle à motif floral en pâte de verre de l’époque mérovingienne (Kolbsheim), un vase à visages de l’époque romaine (Osthoffen) ou – pièce maîtresse – une mignonnette figurine féminine du Néolithique récent (Stutzheim-Offenheim) que nous avons pris pour un ours Haribo en terre cuite. Un corps cylindrique de 5,7 cm de haut doté de deux mamelons, mais de forme phallique… quasi transgenre. « On pourrait la qualifier de figurine bisexuée », propose Cédric Lepère, un des 200 archéologues de l’A355 et membre du comité éditorial du catalogue de l’exposition. Quentin Richard : « Ce type de statuette anthropomorphe est courant au ProcheOrient au Néolithique, mais c’est la première fois que nous trouvons pareil objet – cultuel ou rituel – en Alsace, sur cette période. »
ARCHÉOLOGIE DU GENRE
Conservateur du patrimoine et doctorant en archéologie, le nouveau boss du musée situé au sous-sol du palais Rohan a fait l’École du Louvre puis la Sorbonne et planche toujours sur sa thèse : « La parure vestimentaire en Grèce ancienne. Motifs, tissus et effets visuels dans la céramique et
la plastique des époques archaïque et classique ». Son œil est forcément guidé par son sujet d’étude, s’arrêtant sur fibules en alliage cuivreux, perles bleues, bracelets ambrés ou en lignite, ou cette magnifique plaque de ceinture du premier âge du Fer. « À cette période, la circulation des matériaux, les échanges, notamment avec le monde méditerranéen – Égypte, Syrie… – se développent. Nous n’avons pas attendu l’Empire romain pour ça ! C’est aussi une époque où la société se hiérarchise et les élites cherchent à se démarquer. On cherche à assoir son rang social, dans sa manière de se parer, dans ses sépultures ou son habitat. » Face à un squelette du premier âge du Fer, on observe les boucles d’oreilles, bracelets et anneaux de la défunte. Non, ça n’est pas la coquetterie qui distingue les femmes des hommes qui « étaient également très apprêtés. Ce qu’il faut souligner, c’est la place des tombes féminines, souvent placées au centre des nécropoles et autour desquelles les autres tombeaux s’organisaient. Cependant, les arguments manquent pour affirmer qu’il existait un véritable matriarcat à cette époque. Il reste difficile de comprendre précisément la place des femmes dans ces sociétés et le rôle qu’elles pouvaient avoir. » Quoiqu’en pensent nos « élites » actuelles, l’archéologie préventive permet d’éclairer le monde contemporain et de briser les clichés : « On évoque toujours une démocratie athénienne où chacune et chacun est vêtu·e d’une longue tunique blanche comme pour effacer les inégalités, mais c’est faux. Pour s’afficher, dans la Grèce antique, on se pare de motifs vestimentaires géométriques de toutes sortes. Ceci dit, ils ne sont jamais genrés. En Alsace, nous sommes loin d’Athènes bien sûr, mais l’archéologie de genre s’applique à toutes les régions du monde. » Quentin reste un « disciple » de l’historienne et prof féministe de la Sorbonne, Michelle Perrot : « Comment sortir du roman national de “nos ancêtres les Gaulois” et du modèle de la société patriarcale sans déplacer notre regard ? »
— UN PASSÉ INCONTOURNABLE. DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUES DE L’A355, exposition jusqu’au 21 juin 2026 à la galerie Heitz (palais Rohan) de Strasbourg www.musees.strasbourg.eu
TUBE.PHOTO.DASH
Des affiches collées sur les fenêtres, une frise photographique qui court le long des plinthes, des projections géantes au plafond ou des œuvres superposées à même le sol : c’est une vraie gymnastique du regard qu’impose « TUBE.PHOTO. DASH » . Pour apprécier sa scénographie débridée, il faut se pencher, se coucher, passer du ras-du-sol aux hauteurs du musée et zapper d’un format à l’autre. Radicale et audacieuse, elle interroge la plasticité de l’image et saute du mur à la page avec la complicité de 12 photographes et auteurs de livres photo. Une expo hors cadre imaginée pour la 10e édition du Mois européen de la photographie. (M.M.S.)
Jusqu’au 14 septembre
Au Casino Luxembourg, à Luxembourg ville www.casino-luxembourg.lu
Clemen Parrocchetti : Dévorer la vie
Portraits d’insectes brodés, bouches-vulves aux lignes gourmandes, seringues cousues, textiles emperlés et laines poilues : le répertoire visuel de Clemen Parrocchetti est aussi déroutant que détonant. Derrière leurs couleurs pop, ses assemblages textiles brandissent leurs titres comme des slogans et parlent avant tout d’émancipation. Celle de l’artiste, féministe engagée dans l’Italie bourgeoise des années 70, et celle d’une génération de femmes. Véritable plongeon dans le foisonnement créatif de Parrocchetti, « Dévorer la vie » dit l’impérieux désir de liberté d’une femme artiste trop vite oubliée. (M.M.S.)
Jusqu’au 17 août Au 49 Nord 6 Est Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org
La Sibylle des salons, Le Dimanche d’un bourgeois de Paris, Galerie mythologique… les séries de Grandville ont le parfum d’une époque. Celui du Paris des années 1830, d’une société tout en contrastes avec ses petites misères et ses grands travers. Illustrateur nancéien de génie, maître dans l’art de croquer la comédie humaine et de défigurer ses contemporains, Grandville a fait de la caricature un art de vivre. S’appuyant sur un beau corpus de dessins et aquarelles, le cabinet d’art graphique de Nancy revient sur sa carrière foisonnante, et nous balade dans une galerie de portraits mêlant lucidité et fantaisie. (M.M.S.)
Jusqu’au 5 octobre
Au Cabinet d’art graphique du musée des Beaux-Arts de Nancy www.musee-des-beaux-arts.nancy.fr
Sorcières des temps modernes, artistes sourcières nourries d’énergies secrètes et amatrices d’explorations vibratoires, Julie Laymond et Ilazki de Portuondo ont sillonné l’Alsace et les Vosges en quête de la mémoire invisible des lieux. De sources miraculeuses en ondes telluriques et de Meisenthal au mont Sainte-Odile, le duo s’est approprié légendes, symboles et outils ésotériques. Mêlant patrimoine matériel et immatériel, elles retranscrivent un peu du mystère des « passeurs de feu » dans leurs installations et sculptures. Du mirage au miracle, il n’y a qu’un battement de cils. (M.M.S.)
Jusqu’au 7 septembre Au CEAAC, à Strasbourg ceaac.org/fr
Cette exposition est organisée dans le cadre de « L’Ill. Une collaboration avec la rivière entre le CEAAC, La Kunsthalle et le CRAC Alsace ».
Lucie Bretonneau, Nicolas Clair, Delphine Gatinois
Là, un canyon éclaboussé de lumière. Ici, une marine saturée dont le bleu, cinglant, troue presque le paysage. L’intensité du travail de Lucie Bretonneau, lauréate du prix Filature de la biennale Mulhouse 023, imprime décidément les rétines. À ses côtés, sont exposés deux artistes confirmés (Nicolas Clair et Delphine Gatinois) ainsi qu’une flopée de jeunes talents, étudiants de l’atelier de gravure de la Haute École des arts du Rhin. Fréquenter leurs œuvres, c’est aller boire l’art émergent à la source. La biennale mulhousienne, joliment renommée « biennale des commencements », n’a jamais si bien porté son nom. (M.M.S.)
Jusqu’au 12 juillet À la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org
Lucie Bretonneau, Mute#6 (2023), crayon de couleur sur papier, 24 × 32 cm
Déborder la rivière.
Il est une région. Et au milieu coule une rivière. Colonne vertébrale d’un territoire et trait d’union entre ses villes, l’Ill fait l’objet de trois expositions à Altkirch, Mulhouse et Strasbourg. Prenant part à ce projet au fil de l’eau, la Kunsthalle a proposé à onze artistes de se pencher sur le lit de la rivière et d’en explorer les méandres. Entre infusions de paysage et réflexion sur le vivant, ils suivent la migration du saumon, explorent les berges et leurs écosystèmes, embrassent les mythologies aquatiques ou saisissent les reliefs de l’eau. Quand ils ne questionnent pas directement l’épaisseur des flots, comme un oracle poétique inespéré. (M.M.S.)
Jusqu’au 26 octobre À la Kunsthalle, à Mulhouse www.kunsthallemulhouse.com
Cette exposition est organisée dans le cadre de « L’Ill. Une collaboration avec la rivière entre le CEAAC, La Kunsthalle et le CRAC Alsace ».
James Webb, A series of personal questions addressed to the River Rhine, Courtesy Monheim Triennale, Galerie Imane Farès, and blank projects L’Ill.
Pépites ! Lumière sur les collections mulhousiennes
Entre les poils de barbe d’Henri IV, de superbes dessins Art nouveau, un gobelet moyenâgeux en forme de licorne ou une estampe signée Soulages, les trésors des collections mulhousiennes prennent des détours étonnants. « Pépites ! » propose un voyage en sept chapitres dans les collections de douze musées de la cité. Du Moyen-Âge à l’époque contemporaine, les 250 œuvres sélectionnées racontent aussi la singularité d’une ville, les remous de son histoire, les évolutions et les personnalités qui l’ont façonnée. Alors, embarquez sur la Nef des fous, touchez du doigt un Eldorado de papier et roulez des mécaniques avec Ettore Bugatti ! (M.M.S.)
Jusqu’au 12 octobre
Au musée des Beaux-Arts de Mulhouse, à Mulhouse www.beaux-arts.musees-mulhouse.fr
Comment garder l’énergie de la rivière ? Comment retenir les flots, matérialiser leur fluidité ou capter leurs infimes variations ? C’est la question, aussi poétique qu’essentielle que se posent les six artistes de « Pellicule de sauvagerie ». Hydromel aquatique, flacons de rivière comme des amulettes, concrétions argileuses et installations aux reflets changeants : tous dressent le portrait de l’Ill. De la source du fleuve alsacien jusqu’à ses lointains méandres, du jaillissement du vivant à sa canalisation, ils sillonnent la mémoire de l’eau. Et la retranscrivent sous diverses formes. (M.M.S.)
Jusqu’au 21 septembre Au Crac Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com
Cette exposition est organisée dans le cadre de « L’Ill. Une collaboration avec la rivière entre le CEAAC, La Kunsthalle et le CRAC Alsace ».
On aime l’art contemporain, en particulier quand il sort des sentiers rebattus des centres urbains. C’est exactement l’ambition de La Villa / Frac-Collection, nouveau centre d’art et tiers-lieu situé dans la petite commune d’Arc-lès-Gray. Ce mini Frac 3.0, antenne pérenne de son grand frère bisontin, expose une sélection d’œuvres choisies dans le cadre unique d’une demeure bourgeoise de la fin du xixe siècle. Tirages photographiques, installations, projections vidéo… des paysages nébuleux de Daniel Gustav Cramer, aux souffles de cristal de Susanna Fritscher en passant par les vidéos aquatiques d’Hicham Berrada, La Villa met les collections au vert. (M.M.S.)
À partir du 21 juin La Villa / Frac-Collection (antenne du Frac Franche-Comté) à Arc-lès-Gray
Courbet, les lettres cachées : histoire d’un trésor retrouvé
Il est des livres que l’on ne lit que d’une main et des lettres qui se dévorent des yeux. En novembre 2023, un paquet de missives oubliées défraie soudainement la chronique. Sous la poussière du temps, les archivistes de la bibliothèque d’étude et de conservation de Besançon découvrent une charge érotique déroutante : la correspondance entre Gustave Courbet et Mathilde Carly de Svazzema. Entre le peintre vieillissant et malade, reclus à Ornans après un séjour en prison et la jeune mondaine parisienne, les lettres fusent pendant près de cinq mois. Une passion de papier qui raconte la fougue d’un Courbet plus sensuel et scandaleux que jamais. (M.M.S.)
Jusqu’au 21 septembre À la bibliothèque d’étude et de conservation de Besançon bibliotheques.besancon.fr
Eva Jospin – Chambre d’Écho
Qu’elle suive les lignes indomptées des sous-bois ou les contours mystérieux d’une grotte, Eva Jospin donne du relief à n’importe quel morceau de paysage. Elle présente ses tableaux comme des fenêtres, des dioramas ouverts sur l’imaginaire. De la ligne du dessin aux saillies du carton (sa matière de prédilection), l’artiste française donne une dimension unique à l’Atelier Courbet. Ancien atelier du peintre, orné de fresques de sa main récemment restaurées, cet endroit se prête à merveille aux cartes blanches contemporaines. Multipliant les jeux d’échos, Eva Jospin y déroule son univers mâtiné de mythologie, ponctué de jardins fantasmés, d’herbes folles et d’impénétrables forêts… (M.M.S.)
Jusqu’au 19 octobre
À l’Atelier Courbet, à Ornans www.musee-courbet.fr
En mode bamboche, frissons, squelettes et cotillons, le musée Tinguely propose un été en montagnes russes pour célébrer le centenaire de l’artiste qui lui donne son nom. Entre fête foraine et danse macabre, Scream Machines embarque ses visiteurs dans un train fantôme burlesque. Savamment bricolée par l’artiste britannique Rebecca Moss et le Suisse Augustin Rebetez, cette installation hypnotique rend un hommage vibrant à l’inventivité débridée du maître. Debout, les morts, réveillez-vous ! (M.M.S.)
Jusqu’au 30 août Au musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch
Mathern se laisse porter par les secrets de Véronique Daulard ; Myriam Mechita observe et chuchote ; Nikol Dziub raconte la survivance du génie ; Nicolas Bézard revient sur les traces de Sam Shepard ; Jean-Luc Wertenschlag refait le monde ; Dominique Falkner
accueille ses fantômes ; Nathalie
Bach-Rontchevsky enlace la belle saison ; Claude De Barros attend ; et Bruno Lagabbe poursuit ses péripéties militaires.
VÉRONIQUE DAULARD
LES ANIMAUX N’ONT PAS DE SECRETS
Par Stéphanie-Lucie Mathern ~ Photos : Benoît Linder
Le premier contact que j’ai eu avec Véronique était téléphonique. Je me souviens de son ton enjoué et de son sens de l’absurde. Quand je la rappelle pour lui proposer de se prêter au jeu du portrait, elle me pose la question du sens. Et moi de lui répondre : « Le plus noble, le sens sentimental. »
Ce ne sont pas les grandes machines qui en imposent, c’est la petite mécanique de la poésie humaine. Véronique Daulard me reçoit chez elle, petite maison avec jardin, à la Robertsau.
Tout y est à sa place (même la litière du chat), tout circule, tout est fleuri, le soleil peut y suivre sa course. Elle est en vichy, comme une grande dame, récente grand-mère, qui sait vivre. Elle a trois filles (Ewenn, Manon, Morgane).
L’équipe girl-power est mignonne, en attestent les photos dans les toilettes, amour qu’on planque au meilleur endroit.
Véronique veut faire les choses qui lui plaisent et à son rythme, celui des oiseaux à qui elle propose des cages. « Ils viennent manger quand ils veulent et repartent quand ils veulent. »
Elle semble avoir tout fait, agent immobilier, galeriste… et a même créé son magazine, Village, en 1994. Celle qui interviewa Amélie Nothomb à la cathédrale en chuchotant, pour tenter de recueillir des confidences précieuses, a fait l’École du Louvre ainsi qu’une école de journalisme, de l’époque où Guillaume Durand était prof.
Elle a grandi en Afrique jusqu’à ses 18 ans, eut un choc en arrivant en France.
Inadaptée, elle est arrivée en natte africaine à Fustel-de-Coulanges – qui rappelle celle de Charles Bovary de Flaubert (pour ceux qui savent). On ne peut jamais sortir de l’inadaptation, comme si on ne trouvait jamais une place définitive, cela exige un continuel pas de côté.
Sur les étagères, des objets dont le sens secret sommeille, des savoirs cachés qui mêlent art et religion. Un Christ au chardon nous observe.
Elle me demande ce qui est important en art : l’expression ou la reconnaissance ?
Christophe Meyer est dans son panthéon, François Nussbaumer (son ancien compagnon), ainsi que Pierre Cornudet – qu’elle a hébergé un long moment, fantôme qui lui a appris la recette du baeckeoffe oriental.
Art de recevoir, plaisir du bien-manger, d’offrir (ici une citronnade au romarin et une orange de Sicile coupée en quartiers), de partager – elle consigne les belles choses comme les bouchons de liège des grandes bouteilles, bues et datées.
Elle se demande, dans son tri de souvenirs, la réaction de ses filles qui tomberaient sur ses lettres d’amour – car elle a eu la chance (ou la malchance) de lire les lettres de sa mère. Sur le rebord de la fenêtre, le portrait de cette mère, dans un cadre vide. « Il y a des gens qu’on ne peut pas figer », ironise-t-elle.
Le père, ingénieur, aventurier, grand personnage, trône fièrement dans la bibliothèque. La photo a été prise au Pakistan. Elle y a vécu aussi.
Le coucou sonne. Nous nous sommes laissé porter par les événements, retrouvant le simple goût de ne rien faire, comme celui de parler des animaux qui n’auraient manifestement pas de secrets. « On oublie ce qui nous arrange », rit-elle en citant Sophie Calle.
Les pieds dans les œufs (couvés dans un joli panier), nous faisons une dernière photo. « J’ai peur qu’on me vole mon âme », plaisante-t-elle en bonne mystique africaine.
— Quand ta main empoigne l’hémisphère du citron coupé, sur ton assiette, c’est un univers d’or que tu as renversé (…), le rayon de la lumière fait fruit, le minuscule feu d’une planète. —
Pablo Neruda, Odes élémentaires
UNE HISTOIRE
DE PISTOLET SUR LA TEMPE OU DE BAISERS MAGIQUES
Par Myriam Mechita
Je l’aime ce rendez-vous avec vous, ça laisse le temps de vivre, de prendre de nouvelles décisions, de les rêver et de même les réaliser et de tout vous raconter.
Et j’aime écrire ces mots dans l’urgence, à la dernière minute, comme si je vous chuchotais à l’oreille alors qu’on va entrer dans une salle de conférence et mes derniers mots susurrés vont raisonner pendant toutes ces heures en silence à écouter religieusement des trucs dont on se fout. Je chuchoterais une question, pour que vous rêviez à la réponse en me cherchant du regard dans la salle plongée dans le noir.
« C’est vraiment toi ça, de prendre des décisions hyper définitives… ça te fatigue pas un peu trop justement d’ancrer les choses tout le temps de manière officielle ? »
Une jeune femme m’avait posé cette question à un apéro sur une des terrasses bondées de Berlin au bord de la Spree. Une amie d’un ami, de passage pour voir si Berlin est aussi fun que ce qu’on dit.
Comment ça, c’est fatigant d’ancrer ses décisions ? Flotter est bien plus difficile pour moi. Et non Berlin n’est pas fun, et je lui ai bien précisé que je ne suis pas fun du tout non plus, au cas où elle se poserait la question.
J’aime la spontanéité, le changement, l’imprévu mais pas l’incertitude… et je me fous totalement de savoir si Berlin est digne de sa réputation… Elle ne l’est pas d’ailleurs, comme ça c’est dit.
Plus rien n’est fun vraiment, ici ou ailleurs, je vous l’assure, l’apocalypse nous rattrape, et depuis toujours nous sommes baignés dans des événements qui nous habituent à l’horreur…
Je sais, je rabâche.
Ça y est, c’est reparti pour un tour, elle recommence, « punaise elle peut pas écrire un texte léger pour une fois ».
Si, je peux essayer… Je peux vous raconter la fois où un homme dans la rue de Rivoli, lui dans sa voiture et moi dans la mienne, m’a fait une suite de queues de poisson et que j’ai fait semblant de l’ignorer en lui faisant des doigts pendant qu’il me
doublait en klaxonnant, me faisant plein de gestes à son tour…
Et après un long ballet de ralentissements, de doigts et de bras d’honneur, le type s’arrête au feu rouge devant moi et sort de sa voiture en laissant la porte ouverte, genre prêt à en découdre. Je ferme les portières de ma voiture en appuyant sur le bouton de fermeture centralisée, et je remonte ma vitre en laissant juste un petit filet ouvert.
Il s’approche et je lui dis sans le regarder : « Casse-toi avec ta caisse de merde » et là il se penche vers la vitre et me répond d’une voix super douce : « Déjà, de un, on a la même voiture, je te signale (à ce moment-là je me rends compte que c’est vrai), et de deux tu as ton sac sur le toit, salut. »
Je vous laisse imaginer mon visage mi-sourire mi-gêné en descendant la vitre pour le remercier.
Mon sac avait effectivement pris l’air en voyageant sur le toit depuis Montreuil, et se dirigeait allègrement vers Sèvres comme si de rien n’était…
Je peux vous raconter des dizaines et des dizaines d’histoires légères, ou en tous cas qui font sourire… et pourront vous faire dire : « Mais, mon Dieu, cette femme a un talent caché pour faire rire les gens… en plus de ce talent fou pour le dessin et la sculpture. » (Oui, bon, je sais, j’exagère un peu.)
Mais j’ai envie de vous parler d’autre chose, parce que je suis remplie de tristesse.
Je me réveille tous les matins en ayant oublié, et une minute ou deux après que mes yeux se soient ouverts, mon cerveau se met en activité et se rappelle.
Une chape de béton me paralyse, me terrifie.
Comment parler d’autres choses que de ces millions de personnes qui souffrent et qui meurent, de ces enfants qu’on a toujours vus si maigres à la télévision qu’on se demande comment un si petit corps aussi fragile peut avoir un cœur qui bat aussi fort sans le casser. Je pense à cette vidéo où un père cache son enfant derrière son dos, et guette, accroupi, quelques snipers ou tireurs dans la rue…
Et quelques minutes passent et la vidéo montre ces deux corps sans vie. Comment oublier ces images ?
Comment vivre en sachant qu’un génocide se déroule à la minute même où je vous parle. Je me fous de savoir qui est juif et qui est arabe, je me fous de savoir qui est le premier à avoir blessé l’autre. Il faut que ça s’arrête. Je pense au Yémen, à Haïti, à l’Ukraine, à la Palestine, au Liban…
Le monde, c’est nous. Comment une personne, voire deux ou trois peuvent décider de faire régner le chaos et des millions d’imbéciles dont je fais partie ne font rien, mais alors rien de rien.
Ce n’est pas quelques posts sur les réseaux sociaux qui disent : « Ne les oublions pas » qui vont changer quoi que ce soit. Ce n’est pas la parole d’une chanteuse qui va exhorter à une remise de prix : « Cease fire now » – et tout le monde applaudit
et les robes à quelques milliers de dollars vont faire briller leurs paillettes sur le tapis rouge en pensant que ça va servir à quelque chose.
Je vous le confirme, ça ne sert à rien. Au même moment, des gens sont affamés, perdus, ont peur, n’ont plus aucun avenir, et moi sur mon canapé, je vous écris là en ce moment alors que je rêve qu’une armée entière se lève, que chacun et chacune demain matin s’arrête en disant « Non » et le monde pourra s’arrêter.
Je rêve de ça, que le monde s’arrête.
Je ne veux plus vivre avec une arme sur la tempe en attendant que le barillet se bloque, que l’index serre la gâchette et que la détente déclenche un tir. Une balle me heurtera et ouvrira le néant pour toujours.
Ce pistolet sur la tempe va finir par tirer, je vous le confirme, ce pistolet va tirer.
Je suis assise à une terrasse et je regarde les couples autour de moi. Une femme blonde, habillée avec des vêtements de sport, est entièrement plongée sur son téléphone. Son amoureux assis en face d’elle fait défiler des vidéos qui parfois déclenchent le son pendant une seconde. Il sourit, ou tend son téléphone pour que cette jeune femme voie une vidéo qui va la faire pouffer de rire. Je les regarde comme ils ne se voient pas. Et peut-être que mon désir infini d’amour et de trouver un jour l’homme qui me fera vibrer et ravivera mon cœur endormi me fait imaginer tous les gestes que je ferais, moi, à ce moment précis.
Je voudrais lui dire, pose ton téléphone, regardele, pour qu’il te regarde.
Et toi, pose ton téléphone aussi, et regarde-la.
Tu lui dirais qu’il est beau, parce que c’est vrai, il est l’homme le plus beau à cet instant précis.
Il te répondrait en te prenant la main : « Toi aussi tu es très belle. »
Et elle se pencherait pour lui donner un baiser, qu’il accepterait en lui caressant la joue.
Putain, je crois que je crève de manque d’amour.
Je rêve de me réveiller en tournant la tête et en découvrant le visage de l’amour endormi.
Je rêve de pouvoir poser ma main sur son torse pour sentir son cœur.
L’amour fait oublier le monde meurtri.
Et les baisers sur mon visage feront desserrer cette main désespérément accrochée à ce pistolet.
Et là, je vous chuchote à l’oreille…
Il n’y a que ça qui peut marcher, et faire baisser les armes.
L’amour gagne toujours, je vous le jure, l’amour gagne toujours.
Tu me crois ?
ROCK, LIBERTÉ ET POÉSIE, FAÇON UKRAINE (1)
Par Nikol Dziub
POUR POUVOIR LIRE, ENCORE FAUT-IL SURVIVRE
Sous les sirènes de 7 h du soir à 7 h du matin, dans le noir des black-out, peu nombreux sont ceux qui dorment en Ukraine. Courir pour se réfugier dans un bunker, ou à défaut prendre son oreiller et aller se coucher dans la salle de bain, couvrir les oreilles des enfants d’une main, de l’autre tenir son smartphone pour surveiller les annonces est devenu la norme… Enfin, si encore on pouvait parler de norme dans un pays si étrange !
Les écrivains tapent leurs textes avec acharnement (il ne leur manque qu’un générateur) et se préparent
aux rencontres avec leurs lecteurs toujours pleins d’admiration devant le mot qui jaillit d’un esprit libre et créateur, manifestant une pensée inouïe, moderne, à soi. Les musiciens répètent leurs chansons –demain les foules viendront à leur concert. Le mot « culture » a un sens important dans ce pays, où l’expression artistique était punie par la loi et persécutée par la nomenklatura soviétique. La culture, la véritable et l’authentique, celle qu’un bâton de policier veut sans cesse écarter du chemin, y a toujours été honorée. Les kobzars, ces bardes souvent
aveugles et désespérément pauvres, c’étaient déjà nos chanteurs de rock qui transmettent dans leur musique la force de la communion, de la résilience et de la révolte. Le grand Taras Chevtchenko et les jeunes intellectuels de son entourage littéraire clandestin, c’étaient déjà nos hipsters ; beatniks avant l’heure, ils suscitaient fascination, émoi et mépris. Ils payaient leur audace et leur originalité au prix de la prison, du bagne, de l’exil. Malgré les lois de Valouev et d’Ems, nos grands auteurs ont créé les plus hauts chefs-d’œuvre de notre littérature, avec en tête Ivan Franko et Lessia Oukraïnka, qui ont choisi de mener l’Ukraine sur le chemin de la modernité et de l’Europe. « Tel est le sort des poètes, de devoir hurler sur les places publiques et “prophétiser comme des possédés” à l’heure où l’on voudrait se soustraire à la souffrance et se taire à jamais », témoignait Oukraïnka en 1903. Face à la menace existentielle et culturelle, les auteurs et artistes se réunissent, traduisent Shakespeare « pour s’amuser », organisent des concours littéraires, font du mécénat quand ils en ont les moyens. La littérature fleurit sous la contrainte.
Rassembler les foules dans une salle de concert, lorsque vous vous appelez Serhiy Jadan ou Iryna Karpa, être tout à la fois rockeur, militant et poète, en Ukraine, c’est classe. Encore faut-il se souvenir que, là-bas, garder le juste milieu entre la « tradition » et l’« opposition » n’a jamais été une mince affaire. La jeune « renaissance exécutée » des années 1930 a marqué la culture par la disparition trop rapide des meilleurs esprits du modernisme. Khvyliovyi le suicidé est devenu un mythe. À l’époque où la littérature soviétique se voulait un modèle absolu, il insistait sur l’importance de suivre le modèle « européen » :
« L’Europe – c’est l’expérience de plusieurs siècles. Je ne parle pas de l’Europe que Spengler a décrite comme étant en déclin, de cette Europe qui pourrit et vers laquelle se dirige toute notre haine. Je parle de l’Europe comme grande civilisation, de l’Europe de Goethe, Darwin, Byron, Newton, Marx, etc. De l’Europe dont les premières phalanges de la Renaissance asiatique ne pourront se passer. »
À Kharkiv, l’« immeuble slovo », groupe littéraire initié, fut une authentique maison de la culture, qui devint très rapidement un centre de détention provisoire, et qui devait porter enfin le nom de crématorium.
La « renaissance exécutée » fut aussi un modèle pour les « soixantards », ces écrivains défenseurs des droits de l’homme qui, au moment du dégel, s’unirent en faveur de la liberté de la parole, et qui se donnèrent pour mission de parler pour les victimes. Rebelles, poètes, libres, pleins d’un ardent
désir de démocratie, de renouvellement de la pensée et de réveil de l’esprit critique, ils gravèrent chacun de leurs mots sous la menace de la peine de mort, et chacune de leurs phrases rappelle que le devoir de l’être humain est de refuser de devenir esclave. Tout cela, évidemment, malgré l’endoctrinement idéologique soviétique permanent.
Les mots « indépendance », « souveraineté », « volonté » reviennent souvent dans la littérature ukrainienne. Quand l’écriture est menacée par la contrainte, nos écrivains peuvent compter sur cette spécificité écartelée entre l’universel et le local qui est peut-être le génie (s’il faut qu’il y en ait un) de la littérature ukrainienne.
Pouvez-vous imaginer le patriarche de Moscou demandant pardon aux peuples qui ont souffert de la cruauté de la Russie ? Pouvez-vous imaginer la Russie assumant ses erreurs et se repentant ? Pour la répression, pour les déportations, pour le Holodomor ?
Pour la Pologne déchirée. Pour l’Ukraine asservie. Pour « Kyïv cent fois ravagée ». Pour le Caucase couvert de sang. Pour les humiliations infligées aux Tatars de Crimée. Pour l’invasion de l’Afghanistan. Pour Budapest, pour Prague. Pour le mur de Berlin. Pour Tchernobyl qui a empoisonné nos terres et celles des pays voisins. Enfin, devant son propre peuple, pour les villes et leurs honnêtes citoyens persécutés, pour la destruction des temples, pour tous ces hommes tués dans des guerres non déclarées.
C’est Lina Kostenko qui parle ainsi dans son Journal d’un fou ukrainien, traduit en français en 2022, chez L’Harmattan, juste avant que l’invasion russe ne ravage l’ensemble du pays. La difficulté d’exister comme culture dans un système oppressif devient un des thèmes privilégiés de notre littérature. La colère devant le déni de souveraineté qui nous est infligé s’exprime par des questionnements à la fois moraux et existentiels. Un écrivain peut, évidemment, se faire « citoyen du monde » pour survivre, pourtant plonger sa plume dans l’encrier de la littérature et de la langue natales reste presque toujours nécessaire. Préserver son pays et ses habitants de la destruction et de l’éradication, cependant, ne signifie pas cultiver la haine de l’autre et bâtir un temple national idéal. Comme le dit un des personnages de The Ukraine d’Artem Chapeye (traduit en français en 2024, aux éditions Bleu et Jaune) : « Le patriotisme, c’est comme le pénis : si généreux soit-il, il n’est pas conseillé de l’agiter en public. » Pour sa part, Maria Matios, qui est récemment venue en France pour faire la promotion de son roman Presque jamais autrement (traduit en français en 2024, également chez Bleu et Jaune), fait écho à l’actualité dans cette belle fresque familiale située dans les Carpates des années 1920 : dans les deux cas, il est question de l’effondrement des repères existentiels, moraux, culturels en temps de guerre, d’une période où les femmes sont particulièrement sujettes aux violences physiques et sexuelles, notamment dans les territoires occupés. L’auteure m’a raconté, dans un message privé, comment, tandis qu’une foule de lecteurs impatients faisait la queue pour faire signer son dernier roman, On peut faire confiance à la femme, tout le monde a dû quitter précipitamment les locaux du plus grand festival littéraire ukrainien, « l’Arsenal de Kyiv », à cause d’une alerte : pour pouvoir lire, encore faut-il survivre.
Iouri Androukhovytch, enfin, dans son nouveau roman Radio Nuit (traduit en français en 2025, aux éditions Noir sur Blanc) met en scène les événements politiques des dernières décennies en racontant la vie d’un certain Joseph Rothsky, « un hybride prétentieux de Brodsky et de Roth ». C’est un peu cela, l’Ukraine d’aujourd’hui, c’est un peu là qu’on la trouve. Dans des gares aux noms mystérieux où attendent des auteurs aux noms parfois fameux, parfois inconnus.
LE ROMAN DE SAM
Il fit son entrée au ralenti, passant devant un panneau serti de néons avertissant : « Bienvenue à Las Vegas, Nouveau-Mexique. Si tu es venu pour jouer, c’est que tu t’es trompé de route à la sortie d’Albuquerque. » Lui ne s’était pas trompé de route : c’était sur les lettres mal imprimées de cette ville qu’il avait posé le doigt ce matin, une carte routière Texaco Star dépliée devant lui sur le formica d’un diner, quelque part du côté de Marfa,
Texas. Dans l’autre ville, celle du péché, il n’aurait jamais eu l’idée de mettre les pieds mais il devinait qu’en s’arrêtant ici, il obtiendrait quelque chose. Le sentiment d’une lumière, d’un endroit. Il suffirait de trouver un hôtel et de tenter sa chance. Il avait roulé toute la journée, le signal des stations mexicaines se perdant à l’est du Pic Guadalupe, sur la U.S. Route 62. Entre-temps, il avait garé sa Buick Regal de location au bord de la voie déserte une bonne demi-douzaine de fois pour relire une page du tapuscrit posé sur le siège passager en velours peluche, prendre en photo des bisons en train de paître au loin, ou simplement pisser sur un yucca. Dans une autre vie, il aurait été heureux de faire ce voyage avec une fille. Il se serait adossé à la Buick et l’aurait regardée s’accroupir derrière l’arbuste, puis pousser un cri à la vue d’un gecko s’enfuyant vers des figuiers de Barbarie. Mais cette fois son plaisir était d’être seul. De se lever le matin et de conduire jusqu’au soir. Il espérait que cela se verrait sur les photos.
Le temps passait dans la Buick comme à l’intérieur d’une salle de cinéma où serait toujours projeté le même film : travellings réguliers, succession de plaines poussiéreuses, petites villes à demi abandonnées, montagnes lointaines aux contours propres. Sur les conseils de Sam, il avait fixé un carré d’adhésif rouge sur la partie du volant
Par Nicolas Bézard ~ Photo : Bernard Plossu
Sam Shepard photographié par Bernard Plossu, Nouveau-Mexique, 1985
lui indiquant la position au neutre de la colonne de direction, de sorte qu’il pouvait conduire sans les mains et vaquer à d’autres occupations. Tandis qu’il croisait à 70 miles à l’heure sur l’interminable ruban d’asphalte reliant Roswell à Vaughn, le morceau d’adhésif ne dévia jamais de la ligne jaune continue qui défilait au centre de la route. À la sortie de Ramon, il vit un aigle prendre de l’altitude en tenant un crotale vivant entre ses serres. Il positionna aussi vite qu’il le put l’oiseau dans le viseur de son Plaubel Makina, un genou calé sous le volant, amorça le film, appuya sur le déclencheur. En général, il préférait prendre son temps pour faire des photos. Les vitesses rapides n’étaient pas conformes à sa nature.
Manœuvrant sa Buick dans les rues vides de Las Vegas, il sentit l’excitation le gagner à la vue des façades en mal de réparation, des enseignes criardes et des vieux pickups décolorés par le soleil. Il pensa à ce qu’il était en train de faire et qui durait depuis des semaines. Un étranger qui ratisse le désert en zigzag pour trouver le décor de son film. Mais pour le moment, c’était moins son film que le roman de Sam qui existait – ces pages irrésistibles posées là près de lui, à la place du mort. La vie de Sam qui sentait la sueur de cheval et le savon chimique des chambres de motels pas chers. La vie de Sam avec ses trains de marchandises qui sifflent dans la nuit, ses Impalas 1959 rouges et sa nostalgie d’une époque qu’il se rappelait à peine avoir vécue. Il descendit au Plaza Hotel dont le pignon aveugle tout en briques rougeoyait dans la lumière de fin d’après-midi. La réceptionniste avait une tête à s’appeler Bonnie – large sourire dévoilant sa dentition parfaite, strabisme charmant et joues roses –, ce que contredisait le badge nominatif épinglé sur son chemisier raisonnablement ouvert et qui plaidait plutôt en faveur d’une Magdalena Il monta ses quelques effets dans sa chambre – un sac de voyage, deux appareils photo, le roman de Sam –, laissant dans le coffre de la Buick le trépied Starblitz qu’il avait acheté à Tokyo en même temps que son Plaubel, mais dont il n’avait jamais eu l’utilité. Il fourra deux rouleaux de film dans sa poche, prit son appareil et ressortit dans l’air orangé du soir du Nouveau-Mexique. Il marcha longtemps sans faire d’image, laissant ses jambes raidies par les heures de route et le hasard le guider dans les rues se croisant à angles droits. Puis il trouva ce qu’il était venu chercher : la devanture peinte en rouge et bleu turquoise de ce qui jadis avait dû être un salon de coiffure ou une boutique de vêtements. C’était moins l’absence d’enseigne ou le vide exposé en vitrine qui l’attirait que la texture grumeleuse de la façade, obtenue par l’ajout de galets dans le mortier.
Le soir tombait. À l’ouest de la ville, là où le sable recouvrait les routes et où la nature reprenait ses droits, il atteignit la dernière trace de civilisation avant le désert. Une guirlande de néon courait
grossièrement sur le fronton d’une ancienne station-service réaménagée en gargote. De ses fenêtres ouvertes sortaient des airs de mariachi et le jaune pisseux d’un éclairage de mauvaise qualité. Juste en face, coincée entre un cactus géant et un poteau électrique, l’attendait une cabine téléphonique dont il poussa la porte, fouillant le fond de sa poche en quête de monnaie.
— Shepard, fit la voix dans l’écouteur.
— Sam, c’est moi, c’est Wim.
— Ce bon vieux Wim. Heureux de t’entendre, amigo . Qu’est-ce qui t’amène ?
— Je suis à Las Vegas, près de Santa Fe. Je reviens du Texas.
— Las Vegas.
Il y eut un silence, comme si le fait d’avoir entendu le nom de cette ville avait plongé l’homme au bout du fil dans une profonde méditation. Mais la voix fit son retour :
— Tu es allé à Paris ?
— Oui. Tu avais raison, Sam. La ville n’est pas passionnante. Mais je pense que ça ferait un bon titre pour le film.
— Paris tout court ?
— Paris, Texas.
— Pas mal.
— Et aussi, Sam. Je viens de comprendre ce qui ne va pas avec notre personnage. J’ai compris quel est son drame.
— Et quel est-il ?
— Il échoue à arriver quelque part.
— Bien vu. Avec tout ça, je crois qu’on tient enfin le bon bout.
Pendant un moment, ils cessèrent de parler et la musique de mariachi finit par emplir l’espace de la cabine. De là où il était, à travers les fenêtres du boui-boui, il pouvait voir des ombres danser sur les murs chaulés de blanc.
— Il faut que je te dise un truc important, fit la voix.
— Je t’écoute.
— Je vais tout plaquer. Je veux dire, Mill Valley, O-Lan, Jesse, mon pote J-D. Et peut-être même cette saloperie de cinéma.
— Pour cette fille ?
— Pour LA fille.
— Je te comprends. Bonne chance Sam.
— Bonne chance Wim. On se retrouve au paradis.
— Au paradis.
L’écouteur émit un léger sifflement lorsque son correspondant raccrocha, mais il resta encore de longues minutes dans la cabine, le combiné dans la main, comme s’il fallait faire durer cet instant où le roman de Sam était devenu son film à lui. La porte de la gargote s’ouvrit et un type coiffé d’un chapeau de cow-boy fit son apparition en même temps qu’une bouffée de musique stridente. L’homme commença bientôt à s’exercer au lasso en direction d’un cheval imaginaire. Il n’y connaissait rien en dressage d’animaux mais il devina aux gestes précis et presque féminins de l’homme qu’il n’avait pas affaire à un tricheur. Le cowboy jeta une dernière fois la corde avant de la ramener vers lui et de l’enrouler autour de son épaule, puis il se mit en marche et disparut dans la poussière qu’il avait soulevée en faisant claquer son lasso sur le sol.
— MOTEL CHRONICLES, Sam Shepard (Préface inédite de Wim Wenders), Christian Bourgois éditeur
— SAM SHEPARD & JOHNNY DARK, Médiapop Éditions
TES FESTIVALS VOISINS CES INCONNUS MALINS
Par Jean-Luc Wertenschlag
NE PARTEZ PAS EN VACANCES !
Il fait trop chaud ! Bientôt la fin du monde ? Mais juste avant, plutôt que de partir en avion, joue la carte des vacances à la maison. Avec les centaines de festivals qui foisonnent en Alsace-Lorraine, en Franche-Comté, en Suisse ou en Allemagne proches. Allons nous promener, oublions les grosses machines, osons une sélection subjective pleine de préjugés avec l’envie de découvrir la campagne, la montagne… et Mulhouse capitale du monde !
Commençons par un échauffement pogo le 28 juin, En Rut à Ranrupt , charmant village de la vallée de la Bruche (67), niché entre montagne, forêts et prairies. Dès 14 h, concerts et DJ-sets ébouriffants, les pieds dans l’herbe et sur la place du village, des associations étonnantes qui bougent dans de mignons petits chalets, des promenades dans les bois pour voir si les loups sont revenus, une gratuité militante. Puis on file à Elbach (68) pour Zik im Dorf samedi 5 juillet, pour se rappeler ou découvrir le bon vieux temps des luttes antinucléaires perdues et des combats des seventies pour défendre la langue alsacienne. 50 ans plus tard, un festival sundgauvien ressuscite la mobilisation culturelle et la libération sexuelle. 1975, c’était le premier rendez-vous des répertoires en langue régionale d’Alsace, voici l’édition anniversaire avec Géranium, Hopla Guys, Schnapps et Babüsk pour une délicieuse soirée familiale en direct sur Radio Quetsch. Entrée à prix libre, buvette abondante et cuisine véritable, à partir de 19 h et longtemps dans la nuit. Kemma àlla, màcha met ! La Guerre du Son a l’air méchante, mais seulement de loin. Si on se rapproche de Landresse (25), minuscule village perdu entre Baume-Les-Dames et Pontarlier, on s’aperçoit que la vingtième édition de ce festival atypique et cool, entre metal et punk, rassemble tous les gens du village les 11 et 12 juillet. Enfin une participation citoyenne réussie ! Et comme chacun
sait, les 1 500 metalleux accueillis chaque jour sont les plus adorables des festivaliers, surtout pour le chiffre d’affaires des buvettes. Avec Mass Hysteria et Crucified Barbara. Il est temps de traverser le Rhin et de rejoindre les 150 000 visiteurs annuels du ZMF, le Zelt Musik Festival, 19 jours de concerts du 16 juillet au 3 août à Freiburg im Breisgau en Allemagne, entre champs et animaux du zoo, sur un site joyeux en accès libre, parfait pour rencontrer tes nouveaux amis germaniques. Plus d’une centaine de concerts dont pas mal gratuits, des week-ends enfants, des terrasses immenses, des food-trucks à gogo, seuls deux chapiteaux sont payants. Avec notamment Black Sea Dahu, Irie Révoltés, Kelvin Jones, Dee Des Bridgewater, Angélique Kidjo, Patti Smith, Anastacia, Kruder & Dorfmeister. Hopla on y va ! Et si tu faisais semblant de t’intéresser à la culture ? Va donc au théâtre, tes parents ou tes enfants seront enfin fiers de toi ! Mais pas n’importe lequel, le théâtre du Peuple à Bussang (88), une salle tout en bois créée au xixe siècle par un journaliste, avec le fond de scène « nature » dont tout le monde parle, qui s’ouvre derrière les acteurs pour admirer les Vosges. Une expérience à vivre à partir du 19 juillet, presque tous les jours de l’été. Enfin, nous voici à Wittelsheim (68) pour la première édition du Slammerstein, alléchant festival slam du 24 au 27 juillet à la Dynamitière. Un lieu explosif caché dans la forêt, une bande de poètes urbains venus de toute la France, une production « Jouons avec les mots » menée par Karl, le rappeur slammeur le plus communiste de la cité du Bollwerk.
Voici venu août, on déménage une semaine en Suisse, dans la ville la plus pauvre de la confédération (d’après Didier Super) : la Chauxde-Fonds. Bienvenue à La Plage des Six Pompes, festival international et gratuit des arts de la rue, du 5 au 10 août. On peut planter la tente au milieu des vaches, on emmène les enfants, on en profite pour un brin de tourisme horloger ou jurassien sur la route. Et on compare : c’était mieux que Scènes de Rue, l’indispensable festival mulhousien qui se déroule du 10 au 13 juillet ? Sur la route du retour en Europe, arrêtez-vous sur les rives du Rhin à Basel (CH) pour le Floss festival, plein de concerts sur le fleuve en accès libre du 5 au 23 août. Certes, une
bière coûte près de 10 euros, et le tarif douanier du premier sandwich venu étourdira votre CB, mais le plaisir d’énerver un Suisse en traversant les rues lorsque le petit bonhomme est rouge n’a pas de prix. Un festival sans sponsor dans ce monde capitaliste, est-ce possible ? C’est le No Logo Festival du 8 au 10 août à Fraisans (25). C’est gros, plutôt reggae, avec notamment Burning Spear, la Fonky Family, Biga*Ranx, Danakil et sans doute un cousin, un petit-fils ou un ancien voisin de Bob Marley. La Street Parade, à Zurich le samedi 9 août, rendezvous haut en couleur, un défilé electro à danser jour et nuit, la plus grande techno-party du monde, des centaines de milliers de teufeurs remuent leur popotin à partir de 13 h, les Love Mobiles klaxonnent, la joie et l’amour règnent au royaume des photos Instagram. Essaie pour voir ! Il est toujours étonnant d’apprendre qu’il est interdit de se baigner dans le Rhin en France. Alors que les Bâlois le font presque toute l’année, et plus particulièrement lors du spectaculaire Rheinschwimmen le 12 août à Basel. Osez plonger avec 5 000 personnes dans ce fleuve alpin ! Restons à Basel pour le plus grand des festivals jazz d’un jour. Voici Em Bebbi sy Jazz #41 le 15 août, une belle fête qui aime les 7 : 70 orchestres/interprètes, 11 streetbands, 3 chœurs, 700 musiciennes/ musiciens et plus de 70 000 visiteurs ! Le mois d’août se termine avec les musiques aventureuses du festival Météo à Mulhouse. Il faut suivre Météo Campagne tout l’été à Wattwiller, Sierentz, au moulin de Hundsbach ou ailleurs avant de plonger dans le cœur du festival à Motoco du 20 au 23 août, pour goûter des artistes carrément différents dans le cadre patrimonial de l’ancienne usine DMC du xixe siècle.
Septembre, c’est déjà la rentrée, notamment pour Achtung Bicyclette du 5 au 7 septembre sur le site magique du Willerhof, quelque part dans le Sundgau rebelle. Avec un jeu de pistes pour conclure : mais où est donc Bidonwihr ? Un lieu surprenant caché dans une forêt alsacienne, concerts et DJs plusieurs samedis de l’été. Cherche !
Retrouvez toutes ces dates sur l’agenda www.mulhouse365.com
RIEN QU’UNE ESCALE
Par Dominique Falkner
Il avait onze ans et le sentiment déjà que la Terre n’était rien qu’une escale, un lieu de transit où il ne saurait être question de s’attarder. Le tout chevillé à la sensation aiguë d’être projeté de l’avant dans l’inconnu, comme un proton coincé dans un accélérateur de particules dont il venait pour la première fois d’entendre parler à l’école.
Il avait douze ans et dans la chambre à coucher où flottait l’odeur de naphtaline, il lisait sous les draps jusqu’à en avoir mal aux yeux, manière d’acculer le sommeil dans ses derniers retranchements, pressentant déjà qu’il fallait se méfier de la nuit et des ombres que le faisceau de sa lampe électrique révélait sur le mur derrière lui.
Il avait quinze ans, apprenait d’un vieux monsieur conservateur au musée Déchelette de Roanne que les morts voyagent loin dans les entrailles de la Terre, et se réfugiait dès lors dans un cagibi de sous-sol pour y investir l’obscurité
d’individus sournois qu’il se représentait comme autant d’émissaires venus le renseigner des dernières rumeurs du Styx, de l’humeur du nocher et des affaires infernales. Ces coursiers devinrent ensuite de superbes pythonisses complaisantes évoluant dans le plus simple appareil au portique de son imagination pubère.
Il avait seize ans et refusait la parole, ne répondait aux questions parentales que par des hochements de tête.
Il avait dix-sept ans et passait les dimanches dans le garage, la cave et le cellier de la maison loin du rire des siens qui festoyaient à l’étage audessus. Au milieu des tuyauteries de chauffage et des cumulus, entre les citernes de mazout et la fiente des rats, il tenait à jour son livre de la vie, un simple cahier pour des questions qui ne l’étaient pas.
Il avait vingt ans maintenant, la dégaine punk et l’allure farouche de ceux qui sont aux abois. Le geste révolté comme viatique, l’esbroufe et la pudeur à fleur de peau, il entretenait avec force l’espoir que ce qui le garrottait sans relâche s’effondre et s’écroule, se ramasse et implose. Il avait trente ans et courait sur les routes du monde. Mais les ombres de ses nuits d’enfants le devançaient partout et l’attendaient en bas de l’échelle de coupée, de la marche de train ou de la passerelle d’avion à Nouakchott, Minneapolis ou Bénarès, dans les bras d’une femme ou, seul, en proie au fou rire ou essuyant les larmes qu’un rien déclenche, au hasard des rencontres et des étreintes sans lendemain. Alors, souvent, il ne s’endormait qu’aux premiers feux de l’aube, lorsque le jour filtrait enfin derrière les volets, les tempes battantes et les bras ballants sur un matelas sans nom entre des draps anonymes. Une reddition sauvage, le dos au mur de la nuit.
Il a soixante-deux ans aujourd’hui, parle volontiers, mais choisit souvent de se taire même si les fantômes d’hier abandonnés sur le carreau d’autres vies viennent fréquemment lui rendre visite en parents, en amis, en vieux potes, en frères d’armes, en consœurs, en amantes, le temps d’un souvenir fugace, d’un sourire coquin, d’une remarque déplacée, d’une pensée fugitive à l’approche du sommeil, à l’heure où l’on baisse enfin sa garde, ou comme ce soir dans le no man’s land d’un avion de ligne semblable à un immense dortoir et réfectoire volant où des centaines d’hommes et de femmes qui ne se connaissaient pas une heure avant causent, mangent et dorment finalement ensemble, et c’est là, au bord du rebord, face au gouffre journalier, sur le fil du rasoir, entre rien et peut-être, à un peu plus d’une heure encore de Denver, confiné dans un aéroplane pressurisé propice aux épiphanies qu’il comprend soudain que les ombres d’hier sur le mur de sa chambre d’enfant ne sont rien que celles d’un autre, aux aguets, attendant l’heure de lui dérober la sienne tel un vulgaire pickpocket comme elles viennent de chiper celle de son vieux compagnon de route Jean-Claude.
Jean-Claude Devaux, 1958-2024
REGARD N°27
Par Nathalie Bach-Rontchevsky ~ Photo : Mar Castañedo
Il y a les kilomètres en train
Puis l’ivresse de tes mains
Tout près de l’hacienda
Quand mon cœur dans tes bras
Il y a cette veine dans ton cou
Qui bat son secret
Sous tes yeux au garde-à-vous
D’une autre destinée
Il y a nos corps plus nus que nus
Ta bouche étoile sur ma vie
Celle du soir ouverte sur le lit
Où ta terre tendre laisse sa crue
Il y a nos jambes enroulées
Autour de ce début d’été
Le sommeil sur nos fronts
A marqué son baiser profond
Il y a nos chants de vie et de mort
Presque muets aux portes de l’aurore
Cherchant leur dernière trêve
Quand mon cœur sur tes lèvres
Étrange et solennel
Je te vois, tu souris
Dans le silence, infidèle
Tu me sais, j’écris
Dans leurs reflets bleu vert
J’ai compris tes yeux tout droits
Qui m’attendent déjà
Assis de l’autre côté de la mer
MAUVAIS ESPRIT
Par Claude De Barros
INTELLIGENCE SANS ARTIFICES
J’ai pris la mauvaise habitude de lire les prologues de Novo en dernier. Désormais, avec l’apparition des épilogues, je ne sais plus comment faire. Jusqu’à maintenant je piquais dans les plats avec un vague sentiment de liberté ou d’anarchie (ce n’est pas la même chose). J’enfilais le costume du pique-assiette qui, non content de se restaurer à l’œil, se donne aussi le plaisir de ne pas être à sa place. Quand c’est assumé, c’est jouissif. Une joie égoïste, franche et immédiate, comme peuvent le
vivre les cyniques décomplexés. On est, pendant au moins cinq minutes, un ersatz de Léo Ferré : Yes ! I am un immense provocateur. Mais la provocation sans le verbe, c’est fade. La provocation pour la promotion, la provocation pour être, la provocation pour avoir, ça manque de sel. Pire, ça finit par couper l’appétit. Le ricanement, c’est bruyant et ça t’empêche de siroter tranquillement ta coupe de mousseux tiède. Je ricane donc je suis. Je suis dans le monde. Je suis tout le monde. C’est-à-dire n’importe qui. Veuillez laisser votre commentaire au bas de la publication. Sous un pseudo. C’est souvent après le dessert que je découvre que l’entrée est meilleure. J’ai bien aimé le dessert du Novo 76 . Une sorte de tarte au citron meringuée. Un peu trop sucré à mon goût. Mais pas de doute, c’est fait maison. J’ai préféré l’entrée. J’y ai reconnu les nuances éblouissantes de la dolce vita italienne assaisonnée des tourments politiques que nous commençons à goûter ici. Je me suis souvenu des gourmandises de la langue italienne et les plaisirs d’une Vespa aérienne filant sous les chants et les lamentations de Khaled, Leonard Cohen et Keith Jarrett. Je me suis rappelé les doutes et les peurs des lendemains servis par la tristesse des drames quotidiens. J’ai retrouvé l’extravagance d’un cinéaste et les frustrations et les exaspérations d’une génération. J’aime tout cela. Une intelligence sans artifices que ne sait pas créer une intelligence artificielle construite par les normes et les algorithmes. J’attends que l’on me parle. J’attends que l’on me surprenne. J’attends que l’on me rende libre. J’attends que l’on rende le monde beau. J’attends que l’on me dise des choses que je n’entends pas ailleurs. Je n’attends pas de mes machines qu’elles me crient « Publico di merda ». Si vous ne connaissez pas Nanni Moretti, veuillez voir ses films (et écouter Jean Echenoz / « Journal Intime » de Nanni Moretti / LaCinetek / YouTube / 4’15).
LE PALÉOPHONE DU COLONEL
Par Bruno Lagabbe
PANIK
(SUITE DE L’ÉPISODE PRÉCÉDENT)
7 h du mat’. On grelotte dans nos survêtements bleus de l’armée, entassés dans un camion bâché sur les routes sinueuses de la Forêt-Noire. Ça sent le sapin et le gas-oil. Direction l’HP de Fribourg. « Eh ben dis donc, ils nous les abîment sacrément à Donaueschingen », commente un des mecs en blouse blanche à l’accueil. Après une courte visite médicale, on est dispatchés dans des dortoirs spacieux, propres et blancs. Le soleil éclaire derrière les larges fenêtres, un grand parc arboré qui s’étend jusqu’au mur d’enceinte. C’est là que je fais la rencontre de deux loustics bien sympathiques. Ils sont comme moi en simulation de folie. Ils me conseillent : « Aux repas, on te donne des comprimés et des gélules. Tu ne les avales pas. Tu fais semblant. Y a des mecs que ça intéresse… » On discute. Il y a un étudiant en architecture de Nancy et un punk de Paris qui a réussi je ne sais comment à garder une coupe stylée, bien que très courte. Il a avec lui un petit magnétocassette avec, entre autres, des morceaux de Métal Urbain qu’on écoute en boucle. L’architecte préférerait de la new-wave, mais il fait avec… On est en pyjamas en plein mois d’août et le soleil tape. En rentrant en retard pour le dîner, on fait des petits bouquets de fleurs pour offrir aux surveillants. Les places sont attitrées au réfectoire. On doit se séparer : « Fais quand même attention y a des mecs qui sont vraiment cinglés. » Le programme de la soirée : distribution des médocs et des repas et au dodo. Problème ! Mon dortoir est inaccessible. Par la porte défoncée, on voit très bien qu’il manque quelque chose. La fenêtre ! Explosée. Du verre partout et un trou. Un de mes collègues de chambrée a pété un plomb et a ruiné la pièce. Ce qu’il reste de la fenêtre est deux étages plus bas, en morceaux. Je le croise le lendemain. Il va mieux. Il est musicien et a l’autorisation de jouer de l’orgue dans la chapelle. Plus les calmants qu’on lui donne, ça va.
Le médecin me réforme à la vue de mon dossier sans que je n’aie rien demandé. Il faut attendre un départ collectif pour la caserne. Je vais regretter ses journées dans le parc en pyjamas à écouter du Métal U et les Olivensteins en parlant peintres expressionnistes sous le soleil !
À l’affût, l’oreille aux aguets, un départ s’annonce un matin à l’aube dans un désordre et un brouhaha que je commence à connaître. Mais je ne suis pas sur la liste. J’insiste, je m’incruste, ça marche ! À nouveau, le camion bâché et le froid de la ForêtNoire. Arrivé à ma caserne de départ, on me consigne dans la chambre des réformés. Il y a déjà cinq mecs, ça sent le fauve.
(À suivre)
— PANIK, Métal Urbain – 45 tours Cobra - 1977
IRON MAIDEN + DJ SNAKE + DAMSO + JUSTICE
CLARA LUCIANI + SDM + OFENBACH + PARCELS + KALASH LA FEMME + PHILIPPE KATERINE + ULTRA VOMIT
BICEP présentent chroma DJ SET AV + THE LAST DINNER PARTY
KEZIAH JONES + YODELICE + I HATE MODELS + KNEECAP + TIF
LAST TRAIN + LANDMVRKS + SILMARILS + ROYEL OTIS
ACID ARAB présente Radio Méditerranée Live
feat EMEL MATHLOUTHI + EDIS + SHOBRA EL GENERAL + GHIZLANE MELIH + BAIDA BAIDA
LANKUM + UNCLE WAFFLES + AUPINARD + THEODORA
KING HANNAH + MALIK DJOUDI + DEAD POET SOCIETY + HIGH VIS
MERVEILLE + THE RAVEN AGE + MRCY + DYNAMITE SHAKERS + DIE SPITZ
LES SERGE DE LA COMédie française jouent gainsbourg point barre bad gyal bouYon la bon avec holly G + TOTALLY SPICE’S
ALTA ROSSA + mary middlefield + CRème solaire + AKIRA (NO FACE)
PULP
More / Rough Trade
Il est des récits qui pourraient durer indéfiniment. Celui de Pulp, interrompu il y a bien longtemps, aurait pu ne jamais reprendre. La disparition du bassiste Steve Mackey survenue en 2023 explique peut-être ces retrouvailles inespérées. Et aujourd’hui, il est tellement appréciable de constater que le groupe n’a rien perdu de sa superbe : le bien nommé « More » contient son lot de ballades pop délicieuses et de brûlots glam décalés. Il s’achève sur un gospel acoustique signé Richard Hawley, un temps leur guitariste, comme un bel hommage à une carrière presque parfaite : « A Sunset ». Vous avez dit « crépuscule » ? L’aube d’un éternel recommencement, plutôt. (E.A.)
PETE SHELLEY
Homosapien / Domino
Quand Pete Shelley se lance en 1981 dans l’aventure d’un disque electropop, les fans se posent bien des questions – « Qu’est-ce que c’est que ça ? », comme le formule luimême en français avec malice le chanteur si charismatique des Buzzcocks. Et même si Homosapien conserve sa part de maladresse, un certain charme opère : cette forme de candeur très punk qui conduit quiconque sur une voie qui semble éloignée de la sienne. On sourit de l’ambigüité apparente et de la part de jeu évidente, mais on finit par se ré-attacher à cette bien étrange entreprise, ici augmentée de toutes les faces-b, remixes et dubs, dont certains appréciables. (E.A.)
LÉO H. GODOT
Godot / Herzfeld
Et si le fragment contenait l’élément même, plutôt que le contraire ? À l’écoute du premier album de Léo H. Godot, que l’on croise aussi au sein de Récréation, on se pose légitimement la question, comme si la réminiscence du passé conservait plus de vigueur encore. Un bruit de verre, quelques bidouillages électroniques dignes d’Aphex Twin, une intro à la guitare que ne renierait pas Jeff Buckley, la voix de Feargal Sharkey des Undertones – « I wanna hold her, wanna hold her tight / Get teenage kicks right through the night / All right » – et puis ces quelques notes de piano contemplatives qui prolongent l’instant indéfiniment. Déjà une grande œuvre, impressionnante de sensualité. En attendant la suite. (E.A.)
LITTLE SIMZ
Lotus / Awal
Peut-être se rapproche-t-elle du sommet de son art ? Cette rappeuse britannique ne cesse de nous surprendre. Avec un aplomb sans pareil, cette détentrice d’un Mercury Prize et du Brit Award pour la meilleure artiste 2022 tutoie la magnificence. Sur ce sixième album, elle le fait en touche-à-tout de génie, avec une élégance poétique insolente : rythmiques complexifiées à outrance, pop endiablée, soul envoutante, dub ample, trip-hop généreux et même afrobeat minimaliste, Little Simz nous entraîne loin dans son sillage. En parfaite ensorceleuse des âmes. (E.A.)
lectures
CES SOIRS RANGÉS DANS MON TIROIR
De Han Kang — Grasset
De cette autrice coréenne, Prix Nobel de littérature 2024, on connaît principalement la prose qui explore la frontière séparant l’humain de l’inhumain. Avec ce recueil de poèmes paru en 2013, enfin traduit, Han Kang amplifie davantage encore son approche elliptique. Dans les creux laissés comme autant d’éléments narratifs en suspens naît une émotion singulière, un peu à la manière de ces instrumentistes qui occultent certaines notes dans l’exécution d’un morceau. On sort ébranlés de cette intimité sèche, celle qui dit le monde tel qu’il est. Non pas dans sa noirceur intégrale – même si l’obscurité de la désillusion est enveloppante –, mais dans l’espoir infime qui se glisse entre les lignes. (E.A.)
FLOUTER LES PIGEONS
De Pierre Barrault – Quidam éditeur
Nous voici à Montpellier. Ou est-ce Guayaquil ?
Nous déambulons dans Paris, et soudain nous atterrissons à Malaga. Çà et là, nous croisons un homme à la casquette rose, une vieille au guidon d’un tuk-tuk, ou un être démoniaque en costume violet. À la terrasse d’un café, une table, occupée par un homme en 2018 et par une fille en 2016, se libère en 2019 : quelle chance ! C’est le moment de s’asseoir et de mettre un peu d’ordre dans ce drôle de roman, où un narrateur à l’esprit foutraque (enfant, il rêvait de devenir savant fou) erre à travers « les débris narratifs » à la recherche de « la singularité ». On a parfois l’impression d’entendre un mec un peu dérangé qui parle tout seul sur son banc. Dans cet « univers parallèle » (Google Street View), le monde apparaît encore plus détraqué qu’il ne l’est réellement. Avec ses pigeons floutés, Pierre Barrault a inventé une forme pour rendre compte de nos existences contemporaines. Nous sentons, nous aussi, que nous commençons à pixéliser. (N.Q.)
MOTEL CHRONICLES
De Sam Shepard – Christian Bourgois éditeur
1982 : un cinéaste allemand se lance sur les routes de l’Arizona, du Nouveau-Mexique et du Texas en quête d’idées pour son prochain film. Dans ses bagages, un appareil photo et les pages d’un recueil qui n’a pas encore été publié, signé de son ami Sam Shepard. Ce contexte est rappelé par Wim Wenders au début de sa préface à Motel Chronicles, première incursion dans le registre de la narration fictionnelle pour celui qu’on avait eu tant de mal à quitter à la fin de Sam Shepard & Johnny Dark, l’ample correspondance éditée par Médiapop. Mélange de courtes nouvelles, de souvenirs autobiographiques et de poèmes, le volume vient compléter certaines lignes laissées en suspens dans l’échange épistolaire. Il permet d’apprécier à sa juste mesure l’univers de ce fils de cowboy dont la réécriture sensible des mythes fondateurs de l’Amérique inspira les images de l’inoubliable Paris, Texas. (N.B.)
VIRGINIA WOOLF, JOURNALISTE.
L’HISTOIRE MÉCONNUE D’UNE
ÉMANCIPATION PAR LE JOURNALISME De Maria Santos-Sainz — Éditions Apogée
Signé de la professeure des universités Maria Santos-Sainz, l’ouvrage retrace patiemment et avec précision les liens de Virginia Woolf au journalisme. Celle dont on évoque volontiers les parcours de romancière et d’essayiste – voire d’éditrice – a dès son plus jeune âge produit des articles, chroniques, critiques. Espace extrêmement structurant pour son travail d’écriture, lieu d’invention formelle et de réflexions également, le journalisme a singulièrement été peu abordé dans les études du travail de Woolf. En réparant cet « oubli », le livre trace aussi une certaine histoire des hiérarchies professionnelles et littéraires, rappelle la force des espaces symboliques dans la construction de l’auteur – et en l’occurrence, ce qui n’a rien d’anodin, de l’autrice. (C.C.)
TEL QU’IL ÉTAIT
TEL QU’ON
L’AIMAIT
Par Emmanuel Abela ~ Photo : Pascal Bastien Entretien avec Rodolphe Burger
Philippe Lamiral Poirier nous a quittés. Il était musicien, saxophoniste et guitariste au sein de Kat Onoma, chanteur, poète, Illustrateur, peintre et cinéaste. Il était notre ami.
Comment vous êtes-vous rencontrés avec Philippe ?
Ça date de l’époque, au tout début des années 80, où j’avais souhaité rencontrer des musiciens à Strasbourg dans l’idée de former un groupe. La difficulté était que je n’avais pas de projet précis. J’avais simplement l’intention de faire quelque chose qui ne s’apparente à rien d’existant. De l’eau avait coulé sous les ponts depuis mes premières expériences rock à Sainte-Marie-aux-Mines. Entretemps, je m’étais surtout passionné pour la philosophie, même si je continuais à écouter beaucoup de musique. Dans mes recherches, j’ai appris l’existence d’un groupe de free-jazz, Musik Aufhebung [ comme par hasard un concept « philosophique », qui vient de Hegel]. Cette formation faisait autorité à Strasbourg dans le domaine de l’improvisation. On y trouvait notamment Yves Dormoy à la clarinette et au sax, Guy « Bix » Bickel à la trompette et Philippe à la… contrebasse. Je leur ai proposé qu’on se rencontre à l’occasion d’une répétition. Ils ont accepté. Pour notre session en sous-sol, je vois arriver Yves, très strict, les mains dans le dos, et un mec hyper beau, hyper chic, hyper sympa, avec sa contrebasse : Philippe Poirier.
Que vous dites-vous à ce moment-là ?
Philippe me dit simplement : « Qu’est-ce que tu proposes ? » J’étais loin de me retrouver dans l’exercice des propositions dans la mesure où je n’avais plus l’habitude qu’on m’en fasse. Je m’adonnais déjà à la reprise très décalée. J’avais dans l’idée une approche un peu cubiste du rock, avec une distance temporelle, tout en exprimant la crainte d’une proposition trop sophistiquée, trop second degré, que le rock ne supporte pas. La problématique était posée. Avec Philippe, nous
nous sommes très vite connectés – avec Yves, c’était un peu moins évident dans la mesure où il était plutôt attaché au « ternaire ».
La première mouture de votre groupe s’est-elle constituée sur cette base-là avec Philippe ?
Oui, sous le nom de Dernière Bande, nous avons formé un groupe à géométrie variable qui nous permettait de passer d’une formule très minimaliste à des ensembles proches du big band. Et Philippe est tout de suite entré dans cette histoire. Deux projets se sont alors côtoyés : Dernière Bande, dont j’étais le chanteur, et Œuvre Complète, une formation instrumentale « drivée » par Yves et Philippe. Avec Dernière Bande, nous avons pas mal tourné à Strasbourg, à l’Ange d’Or, au Bandit, au Loft, dans tous ces lieux où il était possible de se rendre pour proposer un concert, puis assez vite à Paris, au Gibus, ou au Rex. C’est le moment où Philippe s’est mis beaucoup au saxophone. Dans Œuvre Complète, Yves et Philippe composaient des thèmes qui pouvaient évoquer Ornette Coleman, non pas l’Ornette free-jazz, mais celui d’après, qui a été inspiré par son fils Denardo, amateur de musique urbaine et de rap. Ce n’était plus vraiment du jazz et ça sonnait de manière extrêmement mélodique.
Quelle était ta propre contribution à cette forme naissante-là au sein d’Œuvre Complète ?
J’y évoluais en tant que guitariste. Cette expérience m’a complètement désinhibé dans le rapport que j’entretenais avec la guitare. Je n’avais pas du tout un profil de guitariste de jazz avec ce que ça suppose comme science de l’harmonie. Et j’ai compris que ce qui intéressait mes camarades, c’était un jeu très affranchi qui permettait de casser les codes – y compris les codes techniques du jeu de guitare. Je n’utilisais pas de médiator, mais des ustensiles divers. Et je voyais qu’ils appréciaient, qu’ils m’encourageaient à poursuivre dans cette voie d’un jeu libéré. Nous jouions dans un contexte supposément plus « jazz », mais je goûtais à cette position moins exposante en tant qu’instrumentiste et de fait je n’étais pas le leader.
À un moment, Œuvre Complète s’est arrêté, je ne me souviens plus de la raison. Il reste de cette expérience un disque minimaliste enregistré des années après sous le nom de Discrétion Assurée, Les Échardes , dans notre collection « Kat Onoma hors-série », à l’époque où j’enregistrais moi-même « Cheval Mouvement » [en 1993]… On retrouvait dans cet enregistrement ces « petites phrases », comme Philippe aimait les appeler, à partir desquelles il aimait évoluer.
Comment évoluait-il au sein de Kat Onoma ?
Au sein de Kat Onoma, il s’est très vite mis aux cuivres, au côté de son ami Bix. Il avait délaissé la contrebasse au profit du saxophone. Philippe était extrêmement doué. C’était une sorte de touche-àtout vraiment talentueux et qui approchait de façon très originale chaque chose qu’il abordait. Il avait une manière de jouer de chacun des instruments qui était vraiment la sienne.
Musicalement, nous nous retrouvions sur des références communes. Il était un peu plus âgé que moi et il avait vécu très tôt des choses incroyables : il racontait qu’avec sa mère il avait vu les Beatles à l’Olympia, mais aussi Otis Redding. Il avait d’ailleurs une passion pour le rhythm’n’blues, les disques Atlantic par exemple, tout comme il aimait un certain jazz, Albert Ayler, Ornette, l’Art Ensemble of Chicago et le rock, bien sûr. Il adorait le Velvet, Lou Reed en solo et David Bowie – il était plus épris de Bowie que je ne l’étais ! Il avait aussi une prédilection pour la musique répétitive, Terry Riley, et plus encore Steve Reich, ainsi que pour certaines musiques africaines. Bien avant que ce soit à la mode, nous partagions un goût pour le blues malien ou la guitare touareg. Il manifestait une grande ouverture à toutes les musiques, tous les sons possibles, avec cet instinct naturel chez lui pour en identifier la musicalité.
En fait, c’est une personnalité qui embrasse un large éventail de formes créatives. Au sein de Kat Onoma, quels étaient ses apports ?
Sur la base de nos aspirations communes, nous essayions de refaire quelque chose avec le rock, mais sans trahir nos autres intérêts. Il a apporté ce qu’il avait pu vivre comme expérience – lui, plus que moi ! – de la musique improvisée, c’est-à-dire d’une musique où l’on s’écoute énormément. Chacun de ses solos de sax dans Wild Thing était inédit. Plutôt que de poursuivre une proposition homogène, faite de blocs sonores, nous étions constamment en train d’essayer de jouer sur les articulations, d’être dans ce jeu d’écoute et de réponse, de prise de parole individuelle, conduisant à des moments de regroupement musical intense. Philippe avait aussi une sensibilité particulière pour les textures sonores, c’était son côté plasticien, même dans le domaine musical.
Cette connexion entre vous était une évidence… Oui, nous étions devenus amis très vite. C’était bien au-delà de la relation musicale et de notre travail au sein du groupe. Par son intermédiaire, j’avais fait la rencontre de Bernard Quesniaux par exemple, avec qui il partageait travail et amitié. Ils louaient un grand atelier au-dessus du cinéma Ritz [sur les quais, à Strasbourg] : Salon Graphique. Il était plein d’instruments de toutes sortes. Tous deux s’étaient rencontrés à l’École des arts décoratifs. Ils étaient graphistes de métier, mais passaient aussi beaucoup de temps à échanger, à se balader, et à faire de la musique. C’était un vrai tandem – ils ont même enregistré un 45T ensemble. Bernard connaissait Jean-Claude Vannier [musicien, compositeur et arrangeur qui a travaillé avec Serge Gainsbourg de 1969 à 1973 et notamment sur l’album Histoire de Melody Nelson]. Avec Quesniaux, Philippe s’intéressait aussi à une certaine chanson française. Mais Bernard a fini par se consacrer à la peinture… Philippe formait beaucoup de tandems. Il y eut celui avec Yves Dormoy. Puis avec moi, d’une certaine manière. Mais aussi et surtout avec Sylviane…
Philippe était lui aussi un homme d’images : illustrateur, peintre et cinéaste.
En devenant son ami, j’ai effectivement découvert l’homme d’images et sa pratique de la peinture à côté de celle de l’illustration. Il avait une sensibilité visuelle incroyable. Et un goût très précis, un panthéon personnel très particulier. Je crois me souvenir que l’une de ses passions en termes de peinture, c’était le xviiie : les paysages, les châteaux, ou les personnages de Watteau par exemple. Mais pas seulement… Il y avait aussi Goya ou Velázquez. Il ne s’agissait pas chez lui de références culturelles, cela s’apparentait à des choses fondamentales. En cela, il était un véritable esthète, au sens le plus fort. Au sein de Kat Onoma, je constatais qu’il nous apportait aussi cela. Bien au-delà du musical. Et cela s’est exprimé avec plus de force encore dans ses albums solos.
Il est assez amusant de constater que vos expériences solos respectives, menées en parallèle, vous conduisaient sur des terrains communs, avec un goût prononcé pour l’épure. Oui, tout à fait, et aussi avec l’intégration des machines. Nous nous faisons écouter nos albums mutuellement. Cette proximité s’entend jusqu’à nos derniers enregistrements. Le sien, produit par Roméo [le fils de Philippe] a été mixé récemment au studio [le studio Klein Leberau à Sainte-Marie-aux-Mines], il est absolument magnifique !
Tu évoquais un touche-à-tout et le fait que tout le touchait, lui. Oui, avec cette volonté de transmettre constamment. Quand il a été professeur à son tour à la HEAR, il le prenait très à cœur. Philippe, ce sont des disques, des textes aussi, du graphisme, des dessins et des peintures, mais ce sont des films aussi. Avec sa caméra Super 8, il avait réalisé des clips pour Kat Onoma [« Radioactivity »] mais aussi un film, Comme son nom l’indique, un 52-minutes sur le groupe. C’était sa première expérience d’un format long – sur notre best of, on en trouve la moitié. Sa dernière réalisation est celle qu’il a menée avec Jean-Luc Nancy, L’Expérience intérieure. Un film remarquable qui révèle une parenté de leur personnalité, quelque chose de très attachant, mais aussi une humilité et une gentillesse.
Une humilité et une gentillesse qu’il manifestait dès qu’on le croisait…
Oui, la richesse intérieure de Philippe. Dès qu’on le connaissait, on découvrait des trésors… Il étendait sa curiosité insatiable à tant de domaines. C’est pourquoi il m’interrogeait sur la philosophie qui l’intéressait, d’où la rencontre avec Jean-Luc Nancy.
Aujourd’hui le mot qui revient dans tous les témoignages est celui de l’élégance.
L’élégance, oui. Il incarnait également une générosité, une forme de discrétion, une vraie classe. Il était plus qu’un simple esthète, il avait pour projet de mener une vie dans la beauté en quelque sorte. Ce projet, il le partageait avec Sylviane. Un peu en ascète, avec des choix précis de lieux ou d’événements, mais aussi en dandy, sans la pose. Un dandysme naturel.
À l’époque de Kat Onoma, certaines personnes avaient tendance à vous confondre, Philippe et toi. À vous fondre l’un dans l’autre comme si vous étiez la même personne…
Notre rapport était celui de deux frères. Oui, nous exprimions un sentiment fraternel profond. Même ma mère disait qu’on se ressemblait de plus en plus. Sur les photos, c’est parfois troublant. Nous avons pu constater la force de ce lien quand nous avons joué Play Kat Onoma en 2016, après la mort de Bix. Le fait de rejouer notre répertoire a constitué un vrai moment de plaisir qui nous renvoyait à ce disque enregistré en duo pour le compte de Hiéro Colmar en 1996. C’était un bonheur de jouer de la guitare avec Philippe, l’instrument qu’il a développé de plus en plus au sein du groupe. Pour moi, c’était comme avec James « Blood » Ulmer par la suite, nul besoin de négocier ou de discuter sur qui fait le solo, on est ensemble. Ce lien si fort est quasiment familial : lors du 20 e anniversaire du festival, nous avons joué avec nos fils respectifs, Simon au clavier, Roméo à la batterie… Roméo et Léna, ma fille ainée, sont très proches en âge, ils ont grandi ensemble, ils ont des rapports presque de jumeaux en quelque sorte. Ils vivent tous les deux à Bruxelles et se voient beaucoup. J’aime beaucoup Roméo, son parcours musical est exceptionnel. Aujourd’hui, il tourne dans le monde entier avec cette approche d’une musique électronique très contemplative qui plaisait tant à Philippe… Lors d’un de ses derniers voyages, il s’est rendu à New York pour y voir jouer son fils, ce fut une grande joie.
Un album et un ouvrage à paraître en 2026.
CIAO CIAO
Par Salvatore Puglia
Naples, 11 janvier 2025
Philippe, bonjour, Je t’ai envoyé deux images d’une brochure qu’on avait faite ensemble en 1987 et que j’ai retrouvée dans la bibliothèque d’un ami napolitain. De cette année, je ne peux pas oublier le moment où tu es apparu en contrebas du restaurant
La Tagliata, au-dessus de Positano, et toute la tablée, pas moins d’une vingtaine de personnes, a applaudi, soulagée que tu aies réussi à trouver ton chemin dans la montagne.
À la même occasion (ou une autre), tu as décoré de branches d’olivier les escaliers et le salon de la maison de Montechiaro, pour une fête d’anniversaire, je crois. D’où je dis que c’était en novembre, puisque c’était la saison de la cueillette des olives, que l’on fait en coupant les branchages superflus et en les entassant dans le jardin.
Tu avais transformé la maison entière en un tableau de Philippe Poirier, mais seulement moi je le savais.
Ciao ciao, SP
LA RÉPONSE EST NON
Par Bernard Quesniaux
Quesniaux :
— Pour la rue, Tonneliers ? Mineurs ?
Tombouctou ?
Poirier :
— 1.
— Chemises… Renoma ?
— Voilà.
— Le futal. Prototype ? Harrow ? Daim ? —
— Poésie. Aston Martin ?
« Nulle respiration dans le sentiment des planètes qui rôdent ? » Hölderlin ?
— Pouchkine.
— Mais toi, Hölderlin ?
— Oui. Tu devrais vraiment…
— Et Cadiot ?
— À ton avis…
— Cheval ? Paon ? Gardon ? Fruit of the Loom ? Velázquez ? Manet ?
— Oui, eux. Les deux.
— La moto redéconne. On fait une création ? —
— On fait une description mais en faux et après du coup…
— Je préférerais ne p…
— On fait un chien et on lui met de la fausse paille peinte par en dessous. Il a une patte dans la poussière (ou farine) et des pneus derrière pour faire les ombres. On met de la crème pourrie dessus et des lunettes de faux clown. On lui reverse la crème pas versée sur les flancs et de l’huile d’une boîte de sardines piquantes. Ensuite, on veut qu’il aboie en disant (presque) « Salon graphique ! » Mais avec son huile sur la babine : Wa won wra fffic… il ne le fait pas. Après, sur la patte, on fait des griffes en plâtre armé pour qu’il tienne une maquette des Arts déco à l’époque, mais en fer (l’annexe serait en zinc), avec un minuscule écran sur sa chevalière en or.
On projette le film :
On ne se connaît pas. Tu es à Neauphle et moi à Fontenay.
Entre les deux, bruyères, petit sable, pins, il y a la forêt de Bois-d’Arcy.
La ville de Plaisir en lisière. —
— Ça fait trop imagination, le chien ?
— Je…
Ce n’est pas surréaliste. C’est juste pour dire.
Après on rentre. —
— Tu préférerais simple cheval ?
—
— Qui regarderait tout ?
—
— C’est ça, l’hommage. Moi je parle de moi.
— Non. Vas-y. Je t’en prie.
— Mais le bois en vrai on peut y croire. Comme dans le poème, « Enfance », dans les Illuminations d’A.R., appris justement en 4e , pendant cette époque de prérencontre : « Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir. Il y a une horloge qui ne sonne pas. Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches. Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui… »
Et à la fin : « Les sentiers sont âpres.
Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la… »
— Pas de chien ? Wouaf wouaf ? miaou ?
Crac ! boum ! I like Swipe ?
La Tempête ? de W.S. ?
— Pas maintenant là.
Le poète – Bonjour, Monsieur.
Le peintre – Je suis heureux que vous soyez…
Le joaillier – J’ai ici un bijou…
— Alors Timon ? Timon d’Athènes ? Le bois ?
— Oui.
L’ÉLÉGANCE
D’ESPRIT
Par Emmanuel Abela
Philippe, figure céleste croisée maintes et maintes fois, à pied ou à vélo, sur les quais de Strasbourg, au coin d’une ruelle étroite, sur une placette près de la cathédrale ou à l’occasion d’une exposition. Échange furtif ou plus nourri, écoute attentive, intimidée des deux côtés, toujours si riche en enseignement. L’élégance d’esprit même.
La première image de lui ? Sans doute au Bandit – salle punk mythique de Strasbourg –, en 1986, lors de la release-party du premier maxi de Kat Onoma, Beggar’s Law avec sa pochette signée Salvatore Puglia. Aux platines, j’ai pour consigne de placer les quatre chansons au fil d’une playlist très spontanée entre deux titres du Velvet Underground, Marquis de Sade ou de Tuxedomoon. Le groupe est là, Rodolphe bien sûr, mais aussi Philippe répondant avec un sourire désarmant aux sollicitations des uns et des autres, journalistes, amis et premiers fans ravis. À la fin des années 80, j’assiste à un set acoustique à l’occasion d’une exposition de Salvatore – de mémoire ! – à la galerie Alternance. Le sentiment d’une classe absolue, troublante de sincérité. Un peu plus tard, j’observe Philippe longuement lors d’une interprétation mémorable de « Radioactivity » de Kraftwerk au Cheval Blanc à Schiltigheim – cette reprise-signature irradiante qui les lie tous les cinq à l’avant-garde européenne, celle de l’expressionnisme allemand et des pionniers de l’électronique.
Des instants vécus en sa compagnie ? Une somme incomplète : sa présence majestueuse lors d’un set électrique de Rodolphe autour du Velvet Underground à la Boutique, rue Sainte-Hélène, où – coïncidence ! – Salvatore avait son atelier par le passé ; une émission de radio au cinéma Star, à l’occasion de l’anniversaire de la mort de John Lennon, en présence du Beatles Orchestra composé pour l’occasion de membres du label Herzfeld – Philippe nous relate que, gamin, les Beatles il les a vus à l’Olympia, ainsi qu’Otis Redding –, silence respectueux dans la salle ; un concert avec la Herzfeld team à l’époque des Triangles allongés, ce chef-d’œuvre absolu écouté de manière ininterrompue des années durant et
Des rochers sous les pieds, des anges à mes côtés, 2023, gouache, 14 × 10
offert aux plus proches amis – « en cet instant si bref / où nos yeux se sont touchés / à cent pas l’un de l’autre / le temps s’est arrêté » – ; une visite chez un papetier historique à la Robertsau, Lana, en présence de Peter Knapp, photographe, plasticien, dessinateur, typographe et directeur artistique qui avait fait les beaux jours du magazine Elle dans les années 60, un artiste total comme Philippe, touche-à-tout de génie, tout aussi charmant et discret – les deux se sont entendus à merveille, comme de vieux complices de toujours et ont longuement échangé en aparté – ; faisant suite à celui proposé par Philippe S. dans le numéro 11 de Novo, un nouvel entretien pour le numéro 35 au courant du mois de juin 2015, il y a de cela 10 ans précisément, dans lequel il nous disait cette chose remarquable avec sa voix lente et chantante : « La poésie c’est justement cela, cette façon à la fois de ne surtout pas dire les choses et malgré tout de frôler l’éloquence. Il y a une évidence qui aboutit, au-delà de l’expérience, à une émotion. Quelque chose que je ne saurai qualifier. D’existentiel. »
Et puis, il y eut ce double échange en ouverture et en clôture de son exposition de peinture dans l’agence Richter architectes et associés, une première fois seul avec lui, et une semaine plus tard en excellente compagnie. Je découvrais des petits formats délicieux, des peintures de poche comme il en circulait dans les milieux vénitiens du xviii e, des paysages humanisés empreints d’un tendre romantisme, avec une touche surréelle délicate à mi-chemin entre certains tableaux de Caspar David Friedrich et Moebius. De manière spontanée, nous échafaudions des projets d’édition et de réédition. Une fois de plus, j’étais saisi par son extrême humilité, comme s’il découvrait la profondeur des émotions qu’il procurait dans le regard de ses visiteurs.
Lors de l’hommage qui lui était dédié à la Prairie du Climont et de la projection de ses films qui a suivi au Cosmos, une incroyable tendresse, ainsi qu’une tristesse insondable, se lisaient dans les regards et dans les embrassades extrêmement chaleureuses qui suivaient, certains d’entre nous n’hésitant pas à s’éloigner pour se recueillir avec pudeur. À chaque échange, chaque souvenir, chaque anecdote le concernant, on le retrouvait vibrant de vitalité. Tel qu’il était. Tel qu’on l’aimait.
MÉDIAPOP 2025
L’AMITIÉ N’A PAS DE PRIX
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100 € OU 500 € OU 1 000 €
Un grand merci à tous les amis du Club Médiapop… Nicole Marchand-Zañartu, Angélique Miranda, Thierry Kuhn, Christophe Perih, Olivier Gimalac, Anne-Sophie Tschiegg, Martine Zussy, Pascal Neuschwanger, Laurence Mouillet, Maurice Bruppacher, Étienne Rohmer, Jean Wollenschneider, Martine Lombard, Juliette Tomasetti, Joëlle & Philip Anstett, Sylvie Gabriel, Mathieu Marmillot, Bruno Ringenbach, Gautier Perrin, Emmanuelle Telega, Emmanuel Abela, Valérie Lesage, Fabien Simon, Mathieu Jeannette, Frédérique Costantini, Odile Diserens-Borgeaud, Elisabeth Lecq, Sandro Weltin, Vincent Vanoli, Caroline Châtelet, Pierre Lemarchand, Yves Chaudouët, Peggy Morel, Jean HansMaennel, Frédéric Marquet, Tatiana Termacic, Sandrine Delaune, Pascal Minazzi, Christiane & Marcello Bagnolini, Rosy & Patrice Touvet, Karine Ollagnier, Anna Marcuzzi, Valérie Maïo, Daniel Toussaint, Jean-Jacques Delattre, Hélène & Philippe Lutz, Marie-Claude Grosheny-Wasmer, Monique & Joël Elbisser, Sébastien Arnaud, Pierre-Olivier Bobo, Franck Oudille, Dominique Falkner, Valérie Schlée, Frédéric Martineau, Pascale Richter, Philippe Berteaux, Nicolas Jeanniard, Hélène Baumann, Céline Couget Caporossi, Jeff Hurth, Nicolas Simonin, Aubierge Appolinaire, Arlette Ligey, Claude De Barros, Alice Marquaille, Elisabeth Itti, Stéphanie Radenac, Guillaume Lenys, Didier Guéniat, Pierre Kayser, Hadi Remita, Eve Wicky, Carmen Iglesias, Jean-Claude Figenwald, Frédéric Martineau, Hélène Sturm, Christian Schmidt, Jean-Louis Kuntzel, Alain Fillinger, Laurent-Marie Joubert, Bibi et Thierry Cladé, Guillaume Mougel, Pierre Soignon…
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ÉPILOGUE
Par Philippe Schweyer
Pour refermer ce numéro dédié à Philippe Poirier, j’aurais aimé parler du disque et du livre magnifiques que nous allons devoir – avec le plus grand soin – publier sans lui, ainsi que de la choucroute que j’avais rêvé de manger avec lui au cœur d’une nuit d’été caniculaire, rêve réalisé quelques mois plus tard grâce à Sylviane, son épouse. Mais impossible de ne pas dire un mot de ce qui arrive de très concret à Novo. Depuis le premier numéro paru en mars 2009, Novo était coédité par Chicmedias à Strasbourg et Médiapop à Mulhouse. Après avoir traversé bien des tempêtes, Bruno Chibane est contraint de jeter l’éponge. Avec la fin de sa société Chicmedias, ce sont des salariés et des collaborateurs réguliers qui se retrouvent sur le carreau. Ce sont surtout des amis qui assistent impuissants à la fin d’une histoire digne d’une série télé pleine de rebondissements, d’espoirs fous et de cruelles désillusions qui nous aura tenus en haleine pendant plus de seize ans. Chicmedias ne peut plus faire face aux dettes accumulées, le magazine Zut est contraint de cesser de paraître (provisoirement ?) et Médiapop va devoir assumer
entièrement la publication des prochains numéros de Novo. Tout cela arrive au moment où la plupart de nos partenaires (le magazine est entièrement financé par la publicité) ne savent pas à quelle sauce ils vont être mangés en 2026. Jusqu’ici les baisses de subventions qu’ils subissent déjà sont sans commune mesure avec celles qui détruisent l’écosystème culturel dans d’autres régions, mais la tendance n’est pas à l’optimisme. Si nous nous préparons au pire, nous restons joyeusement combatifs. Je sais ce que je dois à Bruno qui m’a mis le pied à l’étrier. Après avoir été suffisamment inconscient pour lancer la revue LimeLight au début des années 1990, puis le magazine Polystyrène devenu Poly avant qu’on ne le quitte pour fonder Zut et Novo, il n’a pas dit son dernier mot. Pour nous, la vie continue… avec vous. L’amitié qui nous lie depuis notre première rencontre, l’amitié qui circule entre tous ceux qui participent à chaque numéro de Novo (du Luxembourg à Dijon en passant par la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté, Paris et les USA), l’amitié que nous renvoient régulièrement les lecteurs de Novo : toute cette amitié n’a pas de prix.
Publicité parue dans Zut n°1 (photo de Christophe Urbain).