NOVO N°61

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Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67 Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Relecture : Cécile Becker Direction artistique : Starlight Ont participé à ce numéro : RÉDACTEURS Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Emmanuel Dosda, Caroline Châtelet, Lucie Chevron, Nicolas Comment, Christophe Fourvel, Clo Jack, Guillaume Malvoisin, Stéphanie-Lucie Mathern, Mylène Mistre Schaal, JC Polien, Nicolas Querci, Aurélie Vautrin, Fabrice Voné, Clément Willer, Aude Ziegelmeyer.

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Nicolas Comment, Richard Dumas, Romain Gamba, Anne Immelé, Renaud Monfourny, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Nicolas Waltefaugle.

COUVERTURE Starlight / Ayline Olukman / Cahiers du Cinéma IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : octobre 2021 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2021 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. CE MAGAZINE EST ÉDITÉ PAR CHICMEDIAS & MÉDIAPOP CHICMEDIAS 37 rue du Fossé des Treize / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 47 057 € – Siret 509 169 280 00047 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com — 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com — 03 67 08 20 87

ÉDITO 5 HOMMAGE À JEAN-LUC NANCY 6-9 FOCUS 11-42

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

PORTFOLIO 46-53 Ayline Olukman

ÉCRANS 55-68

Festival EntreVues 56-61, L’amour fou au cinéma 56-58, Cecilia Mangini 59-61, Alexandra Pianelli 62-65, Robin Hunzinger 66-68

ÉCRITURES 69-81

Editions Zoé 70-77, Maria Pourchet 78-81

SCÈNES 83-89

Bruno Bouché 84-85, Matthieu Cruciani 86-89

SONS 91-105

Pascal Bouaziz 92-97, Rodolphe Burger 98-99, Georges Aperghis 100-101, Magenta 102-103, Françoiz Breut 104-105

ARTS 107-128

Jean-Jacques Henner 108-113, Close-Up 114-115, L’Orient Inattendu 116-117, Elina Brotherus 118-119, Ruben Gray 120-121, Sélest’Art 122-123, ST-ART 124-125, La Konschthal 126-128

IN SITU 129-141

Les expositions de l’automne

CHRONIQUES 144-156

MÉDIAPOP 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

Christophe Fourvel 144-145, Stéphanie-Lucie Mathern 146-147, Nicolas Comment 148-154, JC Polien 156

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Livres 158 Disques 160

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SELECTA 158-160 ÉPILOGUE 162



ENVIE D’EN DÉCOUDRE Je rêvais d’un week-end à Lisbonne, mais monter dans un avion me gênait depuis que je savais que ça mettait la planète en danger. J’ai décidé de me rabattre sur une brandade de morue. Pas de bol, le poissonnier avait très envie de discuter : - Qu’est-ce que t’as vu au ciné cette semaine ? T’as été au théâtre ? T’as vu des expos ? Tu t’es fait un petit concert ? - Je n’ai rien vu. Il m’a regardé avec des yeux de merlan frit. - T’es pas vacciné ? - Si, mais j’ai envie de rien en ce moment. - T’es pas en manque de culture ? - J’étais au bord de l’overdose. Le confinement m’a aidé à décrocher. - Tu devrais aller voir de la danse pour reprendre goût à la vie. - Je préfère une petite balade en montagne. - J’ai l’impression que tu manques de vitamines B12 et B6. - Tous ces festivals qui reviennent chaque année, ces vernissages… - T’as pas besoin de voir du monde, de faire des rencontres, de partager des émotions ? - Un bon bouquin me suffit. - Tu lis quoi en ce moment ? - Blaise Cendrars, Jim Harrison, John Fante… - Trois éclopés… - Les écrivains bien portants et sains d’esprit m’ennuient. - Tu ferais bien de t’intéresser à ta santé. Tu sais que la plupart des poissons et des fruits de mer sont riches en vitamines B12 et B6. - Les vitamines m’ennuient. Au lit avec un bon bouquin, je peux m’évader sans masque ni QR code. - Le homard est particulièrement riche en vitamine B1, alors que les poissons gras sont surtout sources de vitamines D, B2 et A. J’avais envie de m’enfuir avant qu’il se mette à me parler des huiles essentielles, mais il a ouvert délicatement une huître pour me la faire renifler. - Tu devrais faire une cure d’iode. J’ai soulevé mon masque, ça sentait la mer à plein nez. Il a mâché délicatement son huître pour savourer tous les arômes avant de remettre son masque et de s’approcher de moi : 5

Par Philippe Schweyer

- Moi aussi j’en ai marre. - De quoi ? - Ma femme refuse de se faire vacciner. Je suis obligé d’aller au restau tout seul. Pareil pour le théâtre, les expos, le ciné, les concerts… Je te dis pas l’ambiance à la maison. - Heureusement, tu as tes clients. J’ai entendu à la radio que les gens qui mangent du poisson sont plus intelligents que la moyenne. - Si tu savais pour qui ils rêvent de voter… - ??? - S’il se présente, je quitte le pays. - Tu me fais peur avec tes angoisses. - Toi au moins t’es pas dingue. - Tu devrais faire du kickboxing pour chasser tes idées noires. - Mon rêve, ça aurait été de faire de la peinture ou du théâtre ! - Crois-moi, t’es mieux à ta place. - Qui t’es pour me dire ça ? - Tu devrais te mettre au vert. - Je ne suis pas un mouton. - T’es tendu comme un string. - Comment veux-tu que je sois détendu ? - Tu devrais faire du yoga. - Le yoga c’est l’opium du peuple. J’ai envie d’en découdre ! Il est monté sur son étal en plantant ses pieds entre deux maquereaux et une grosse pieuvre. La glace chouinait sous ses bottes en caoutchouc. Il s’est baissé pour prendre en main une petite dorade argentée comme si c’était un micro et s’est mis à chanter de toutes ses forces : « C’est pas l’homme qui prend la mer… C’est la mer qui prend l’homme… Foule esclave, debout, debout… C’est la lutte finale… Groupons-nous et demain… L’Interrrrnationaaaaaaale… Sera le genre humain… O bella ciao, bella ciao, bella ciao, ciao, ciao… » Je n’avais pas été au théâtre depuis des mois, mais le théâtre était partout autour de moi. Il suffisait d’une étincelle.


Jean-Luc Nancy Hymnes à la nuit

Par Valérie Bisson ~ Photos : Anne Immelé

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Jean-Luc Nancy était originaire de la région de Bordeaux, il y était né en juillet 1940. Il avait pourtant choisi de s’installer et de rester fidèle à Strasbourg où il aura passé l’essentiel de sa carrière d’enseignement entre 1968 et 2002. Jean-Luc Nancy était professeur émérite de philosophie à l’université Marc-Bloch. Il aura marqué la ville de son aura ainsi qu’une, voire deux, génération de jeunes gens en quête de sens, de nouveauté de la pensée, d’une certaine idée de la liberté. Ces jeunes gens ont mûri et tous ont salué le départ de Jean-Luc Nancy, ce 24 août 2021, d’un geste, d’un regard, d’un mot ému. La ville aussi a vibré, cette ville à qui il avait dédié un article paru dans le journal Libération en 2005, Les Cygneaux de Strasbourg : « Peut-être Strasbourg passe-t-elle sans cesse et ne fait-elle que passer, avec son fleuve, avec sa frontière, avec sa démarcation vosgienne et toutes ses liaisons et déliaisons, ses langues et ses amours contrariées, ses deux fils tombés pour deux patries dans les bras d’une même mère, au milieu des ginkgos séculaires de la très wilhelmienne place de la République. Son essence est dans le passage, et le passage proprement n’a pas d’essence, il est contraire à l’essence. » Celui qui était aussi directeur de programme au Collège international de philosophie entre 1985 et 1989 et professeur dans diverses universités étrangères, de Berlin à la Californie, n’avait pas oublié qu’il était de passage. Lui le faisait avec une implication sans borne et une infinie délicatesse. Rodolphe Burger, musicien, ancien leader de Kat Onoma et organisateur du festival C’est dans la Vallée, en témoigne : « Jean-Luc était d’une incroyable générosité, toujours présent, disponible et fidèle. Il aidait un nombre étonnant de personnes. Tous les gens qui l’ont connu le savaient extrêmement cordial, amical ; il tenait toujours sa parole et répondait systématiquement présent aux demandes. Notre amitié s’est nouée au fil des ans. Vers 1977, pendant mes premières années strasbourgeoises et ma formation en philo et en lettres, je découvrais un continent. Il ne faisait pas partie de mes professeurs, mais Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe avaient un prestige intellectuel énorme. On ne pouvait pas passer à côté de ce brillant tandem. J’allais comme tant d’autres assister à leurs cours en auditeur libre et je lisais leurs livres parmi ceux de Jacques Derrida ou de Roland Barthes qui venaient aussi régulièrement. La rue Charles Grad était un lieu de rencontre, un vivier d’intellectuels, il s’y créait une émulation, c’était peut-être le cœur de ce qu’on a appelé l’école de Strasbourg. » En 1978 parait L’Absolu littéraire (Seuil), une étude consacrée à la théorie de la littérature du romantisme allemand, co-écrite avec son complice Philippe Lacoue-Labarthe. En se plongeant dans

les sources de ce mouvement, préalablement appelé Sturm und Drang, et dans le cœur de la revue l’Athenaeum fondée par les frères Schlegel en 1798, les deux philosophes reconsidèrent le romantisme, ce courant profond, proche parent de l’Aufklärung, dont se réclamaient les grands philosophes de l’idéalisme et des poètes tels que Novalis. Deux cents ans plus tôt, un certain Lenz, jeune homme fantasque de vingt ans à peine, élève de Kant, arrivait de Weimar à Strasbourg et imprégnait les cercles littéraires de sa fougue. Très vite, sa littérature révolutionnaire, enflammée et résistante s’oppose à celle de Goethe, plus académique et consensuelle qui lui assurera plus tard la gloire. Sous l’impulsion de Rodolphe Burger, alors en résidence à La Laiterie, naît le projet Lenz au musée, imaginé à l’occasion de l’exposition Goethe à Strasbourg, L’éveil d’un génie. Pour ce rôle de Lenz, Jean-Luc Nancy revêt le costume de l’écrivain erratique en prise avec le sentiment d’absolu face à la grandiose nature. Le projet regroupe plusieurs interventions : danse, conférence, lecture, concert, films et, sur l’invitation de Mathilde Monnier, lors de la conférence croisée « Marcher sur la tête », JeanLuc Nancy tient avec passion les rôles de Rousseau, Kant, Marx, Nietzsche, et Lenz. Deux films scénarisés et dialogués par le philosophe, So Lebte er Hin 1&2, lui réassurent ce rôle de Lenz, improbable et facétieux, face à un Salzmann-Rodolphe Burger faisant autorité. « Jean-Luc adorait jouer, à l’époque du TNS, il demandait toujours des petits rôles à Philippe Lacoue-Labarthe et passait son temps à documenter dans le noir ce qui se passait sur scène. Il adorait mettre des costumes et prenait le jeu très au sérieux tout en s’amusant comme un enfant. Dans le cadre d’une carte blanche au parc Jean-Jacques Rousseau d’Ermenonville, j’avais eu l’opportunité de l’inviter à incarner Rousseau. Vêtu d’un costume spécialement créé pour lui, Jean-Luc devenait littéralement Rousseau, il “rousseauisait” en déambulant dans le parc, suivi par un public éberlué. Dans les films sur Lenz, il incarne un Lenz impossible de 81 ans, qui revient de Moscou, que son ami Salzman promène en chaise roulante dans l’expo sur Goethe. C’est à la fois très appuyé historiquement et totalement ludique. Nous nous sommes beaucoup amusés. Sa vocation d’acteur s’est révélée tard au grand jour, mais elle est incontestable. Notre dernier projet était encore une fois scénique : il s’agissait d’un oratorio, intitulé Meaningless, à partir de textes de Conrad Aiken, que nous devions présenter à Tournai en ouverture d’un festival de Philosophie. Il s’en est inquiété jusqu’à la fin. » Philosophe du sensible, nourri de textes et d’amitiés, il accordait sa voix à tous les arts, peinture, musique, danse, photographie, et se laissait toucher par ses rencontres autant qu’il touchait. 7


— Comment ça fait de mourir ‒ étais-tu triste ? Très triste ! Mais c’est tout à fait facile ‒ tu retiens juste ta respiration et tu fermes les yeux — Étrange clair de lune et État d’esprit, Conrad Aiken « Le sujet qui se constitue de la résonance, le sujetécoute, n’est rien d’autre ou n’est personne d’autre que la musique elle-même, et plus précisément rien d’autre que l’œuvre musicale. » J.-L. Nancy, Ascoltando, préface d’Écoute, une histoire de nos oreilles de Peter Szendy, 2001 Anne Immelé, photographe, co-fondatrice et directrice artistique de la Biennale de la Photographie de Mulhouse, dont un des portraits de Jean-Luc Nancy a illustré l’hommage qui lui a été rendu dans le journal Le Monde, témoigne de la relation qui unissait le philosophe aux artistes : « Ma rencontre avec Jean-Luc Nancy a eu lieu à travers un de ses textes, L’art, fragment (1993) qui m’a beaucoup accompagnée lors de mon Master en Arts visuels à l’Université Laval de Québec. Je l’ai lu et relu sans fin parce que cette idée d’autonomie du fragment ayant sa propre aura résonnait dans mon travail. C’était une lecture intuitive mais le rapport à la présence, au moment qui se fraye un chemin, a définitivement nourri mon approche artistique. En 2003, j’ai publié mon premier livre chez Filigrane, WIR. Il fallait un dialogue entre un auteur et un photographe, j’ai immédiatement pensé à lui et je lui ai envoyé une lettre manuscrite au crayon de papier. Il y a gentiment répondu, son texte fut comme un cadeau, ni descriptif, ni sur la photo, mais un vrai texte d’auteur. S’en sont suivies différentes présentations communes et quelque chose s’est noué. Ce sont de très beaux souvenirs et je continuais à avoir des petits moments d’échange privilégiés avec lui. » « La rencontre ne peut pas être virtuelle : elle est le réel même. Elle est une intensité de réel. » J.-L. Nancy, Rencontre, Diaphanes, 2021 8

Impliqué dans la vie intellectuelle de la cité, Jean-Luc Nancy réaffirmait le choix de son lieu de vie tout en interrogeant le rapport au territoire dans ses dimensions humaine, sociale mais aussi mémorielle et poétique. Terrain de confrontation, de rapprochements, de frottements, la ville remet en perspective le vivre ensemble et le partage d’expériences communes, et s’oppose à la nature et à son sentiment grandiose, insaisissable. Anne Immelé a beaucoup échangé autour de ces rapports avec le philosophe : « Dans une série de photos consacrée aux lacs vosgiens, Jean-Luc en avait choisi une et avait écrit un texte qui s’appelle L’Approche, un texte qui parle du sentiment de la nature. Il avait lu ce texte aux Arts décoratifs pendant que les étudiants dessinaient. En 2013, il avait relu ce texte et en avait amené un autre sur le surgissement. Il y avait beaucoup d’intuition dans son écriture, cette réflexion sur le sens du monde, l’entre deux, ce qui surgit, die Spanne en allemand. » « Après le monde et moi, il reste dieu – mais dieu n’est rien que la séparation entre le monde et moi, il est l’avoir-lieu divin du lieu grâce auquel je suis au monde et l’étant en totalité se présente à moi en m’incluant dans sa présence – me retournant ainsi sur moi et contre moi, au rebours de moi. » J.-L. Nancy, L’Approche, à propos de la photographie du lac blanc (série des lacs), 2006 Elle aussi souligne la disponibilité et la présence fidèle et amicale de l’homme : « En 2004, l’occasion s’est présentée de faire une série de portraits, chez lui, dans son bureau. C’est une série qui est restée confidentielle, que je n’avais jamais diffusée. Au moment de son décès, Amaury Da Cunha, qui est photographe, écrivain, et iconographe au journal Le Monde m’a contactée pour ce dernier portrait. Je sais que Jean-Luc en avait diffusé une de son côté. J’ai proposé ces photos parce que j’avais envie de le voir beau, de les partager pour ce dernier moment et de lui rendre le témoignage de sa présence. » Jean-Luc Nancy écrivait sur ce qui advient. Insatiable vivant, incessant penseur, il sera resté au travail jusqu’à la fin et laisse derrière lui bien plus que ses écrits. « J’ai été témoin de sa capacité de travail, de son irrépressible besoin de penser, d’écrire mais aussi de faire. J’ai eu l’occasion de passer une semaine à ses côtés : ses journées ne semblaient occupées qu’à des travaux manuels, il adorait couper du bois par exemple, mais à la fin de la semaine il avait écrit un livre : tôt le matin, de sa petite écriture fine, le livre s’était fait » confirme Rodolphe Burger. Parait ces jours un dernier livre co-écrit avec Carolin Meister aux éditions Diaphanes, Rencontre,


Le Lac blanc

qui redit le sens et l’importance de l’immanente intensité de la relation humaine et de la création artistique. Autant de livres-fragments d’une vie florissante et généreusement ouverte sur la découverte. Strasbourg aura été la ville de cœur du philosophe. Une ville de présence et de passage à la croisée des chemins, une ville de translation qui portera désormais aussi la figure de Jean-Luc Nancy.

— L’ABSOLU LITTÉRAIRE, THÉORIE DE LA LITTÉRATURE DU ROMANTISME ALLEMAND, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, éd. Seuil — LE POIDS D’UNE PENSÉE, L’APPROCHE, Jean-Luc Nancy, éd. La Phocide

— RENCONTRE, Jean-Luc Nancy et Carolin Meister, éd. Diaphanes 9



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Conférence La Représentation Animale Dans La Musique

Macbeth de Verdi, Opéra furieux Et le petit capitaine descendit d’Inverness à Dijon. Once again. Macbeth et ses deux aides de camp, Shakespeare et Verdi, reprennent le plancher de l’Opéra bourguignon, nouvellement dirigé par Dominique Pitoiset. Deux histoires de retour, donc. Perfect. Premier des trois opéras que Verdi cisèlera d’après les manuscrits élisabéthains. Avant Otello et Falstaff, Macbeth donne le top au compositeur et futur député de Turin pour rompre avec les grandes fresques crypto-révolutionnaires et remettre en jeu sa conception de l’individu face au Destin. La musique et le chant deviennent plus organiques, plus urgents aussi. Sur les premières bases de 1847, Macbeth verra en 1865 sa puissance dramatique exploser. Pour cette nouvelle production de l’Opéra de Dijon, l’Italie revisite un peu plus l’Écosse âpre et guerrière. Le jeune chef italien Sebastiano Rolli et la metteuse en scène Nicola Raab scrutent la chevauchée du thane de Cawdor vers la tyrannie, exposent sa « marche à l’enfer. » Jouet des sorcières qu’il rencontre au détour d’une bataille victorieuse, projection de la convoitise amoureuse de sa Lady, Macbeth le guerrier fidèle et loyal prend une avance terrible sur son envie et se mue très vite en un idiot aussi sanguinaire que versatile. Plutôt que de se satisfaire des honneurs qui lui sont faits, Macbeth (Stephen Gaertner, ici) commence à boire le poison de ses ambitions. Tout danse très souvent cul par-dessus tête chez Shakespeare. Chez Verdi la partition entre dans cette danse macabre et laisse sonner le mystère au cœur du récit fumant. Par Guillaume Malvoisin — MACBETH, opéra du 2 au 9 novembre à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr 12



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Carte noire nommée désir ©Sophie Madigand

Jacky Brown Elles sont femmes, elles sont noires, parfois queers, et luttent depuis leur plus « tendre » enfance contre la colonisation des esprits, et, aujourd’hui, des arts. Pour Carte noire nommée désir, écrit et mis en scène par Rébecca Chaillon, se retrouvent sur scène huit performeuses, comédiennes, poétesses, céramistes, chanteuses lyriques, harpistes, ou circassiennes. Les corps nus ainsi exposés, agités par des siècles d’assujettissement corporel, entament une décolonisation de notre imaginaire incorporé. L’esthétique fantastique, décalée, évoque une Alice au pays des horreurs, tandis que les mots et les corps font de ce spectacle performatif un plaidoyer engagé. Si cette Carte noire se nomme désir, c’est bien pour en finir avec ce faisceau de préjugés façonné par l’homme blanc. Sauvages, torrides, ces soi-disant insatiables bêtes de sexe sont depuis trop longtemps cantonnées à des objets au service des fantasmes de la masculinité blanche. On appelle cela l’intersectionnalité : subir dans sa quotidienneté les incessantes pénalités d’une identité minoritaire aux multiples entrées. La scène apparaît alors comme un espace où prendre la parole, sans condition. L’art pour détruire et se reconstruire. À la fois voyage initiatique empreint de violence et hymne à la vérité, Carte noire nommée désir est aussi une rencontre avec l’Autre dont personne ne sort indemne. Par Lucie Chevron — CARTE NOIRE NOMMÉE DÉSIR, spectacle performatif du 9 au 11 novembre au CDN Théâtre de la Manufacture, à Nancy www.theatre-manufacture.fr du 1er au 4 décembre au Théâtre Dijon-Bourgogne, Centre Dramatique National à Dijon www.tdb-cdn.com 14



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Rébecca Balestra, Olympia, 2021 © Magali Dougados

Femmes Mettre en lumière le travail de metteuses en scène et artistes françaises et suisses, tel est le beau projet de Focus Suisse. Né d’un partenariat entre Anne Bisang, directrice du Théâtre populaire romand, Natacha Koutchoumov, co-directrice de la Comédie de Genève et Célie Pauthe, directrice du CDN Besançon Franche-Comté, cet aparté artistique sera l’occasion de (re)découvrir la richesse de la création suisse. Avec Havre, et sur un texte de Mishka Lavigne, Anne Bisang explore la thématique du deuil sur fond de récits historiques. Du macro au micro, du collectif à l’intime, la grande histoire de la vie humaine jaillit de cette épopée théâtrale. De son côté, Camille Mermet promet une balade poétique performée hors les murs et hors les vérités connues. À cheval entre savoirs historiques et littéraires, elle altère la ville de Besançon, faisant de cet espace un théâtre à ciel ouvert où tout semble possible. Si les créations contemporaines sont à l’honneur, la Compagnie du Gaz, emmenée par la comédienne Françoise Boillat, rejoue façon « rock » l’infatigable tragédie cornélienne, Médée. Focalisé sur le couple qu’elle forme avec Jason et rythmé par les envolées vocales de la musicienne Émilie Zoé, l’espace scénique se transforme en un tourbillon d’émotions contraires. Le cœur ou la raison ? Enfin, entre chant lyrique et de variété, poésie et théâtre, Rébecca Balestra narre les histoires solitaires de quelques protagonistes, où souvent l’addiction s’est installée. Dans Olympia, elle ausculte la figure de la diva dans toutes ses contradictions, comme si Maria Callas et Dalida reprenaient vie. Par Lucie Chevron — FOCUS SUISSE, festival du 21 au 28 octobre au Centre Dramatique National de Besançon Franche-Comté, à Besançon www.cdn-besancon.fr

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© Marcel Duvernoy

Un air de famille On vous parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître - celui des clichés rectangulaires, carrés, dentelés, soigneusement rangés dans des albums colorés… Chaque image comme le témoignage d’une époque en monochrome où la photo avait une place bien particulière dans la vie de la société. L’exposition Zooms, un demi-siècle de photos de famille, à découvrir aux Archives départementales du Doubs, c’est une plongée dans ce passé désormais révolu, un retour vers le futur à la découverte de l’essence même de la vie de l’époque, des années 20 à la fin des années 60… Un voyage dans le temps que l’on doit à Marcel Duvernoy, issu d’une famille de médecins, alors premier violon de l’orchestre de Colonne mais également photographe autodidacte : l’homme a en effet documenté sa vie et son pays à travers plus de 6000 clichés (!), dont une centaine sont présentés aujourd’hui. Certains sont même étonnamment innovants pour l’époque, Marcel Duvernoy s’étant passionné pour la stéréoscopie : une technique étonnante permettant d’obtenir des photographies en trois dimensions. Une partie de cette expo de photos du siècle dernier est donc à découvrir… avec des lunettes 3D ! Intriguant ? C’est rien de le dire. Par Aurélie Vautrin — ZOOMS, UN DEMI-SIÈCLE DE PHOTOS DE FAMILLE, exposition jusqu’au 15 avril aux Archives départementales du Doubs, à Besançon www.doubs.fr 18



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A Certain Ratio © Paul Husband

The Jesus and Mary Chain

Retour vers le futur À quelques semaines d’intervalle, les murs de la Rodia vont vibrer sous les riffs anthologiques de deux groupes-monuments d’outre-Manche, pierres angulaires du rock des 80’s. A Certain Ratio, d’abord, pionniers de la scène expérimentale post-punk made in Manchester, éternelle ombre de New Order, son compagnon de label, mais vraie machine à danser qui fit à l’époque exploser les codes du genre, sorte de mix complètement dingue entre la folie créatrice d’un James Brown sous acide et l’énergie débridée de Joy Division. L’année dernière, après douze ans de sommeil agité, A Certain Ration sortait son dixième album, ACR Loco, un disque à l’image du groupe : hybride et sans limites, mêlant une nouvelle fois punk, funk, jazz et indus’, histoire de prouver aux jeunots que les papys n’avaient rien perdu de leur groove légendaire malgré leur âge avancé. Puis début décembre, ce sera au tour de The Jesus and Mary Chain d’actionner la machine à remonter le temps à la Rodia : les frères Reid, natifs de la banlieue de Glasgow, y joueront leur deuxième album, Darklands. Un disque qui, depuis sa sortie en 1987, n’a cessé d’influencer la quasi-totalité des groupes de pop-rock qui émergèrent par la suite. Car après Psychocandy qui incarnait le fameux sex, drug and rock’n’roll, les frérots avaient choisi de plonger tête la première et en apnée dans la poésie dark alternative, offrant à leurs fans un second brulot sauvage assemblant douceur mélodique et textes envoûtants, qui, plus de trente ans plus tard, n’a rien perdu de sa fougue hypnotique. Punk-Rock is not dead! Par Aurélie Vautrin — A CERTAIN RATIO, concert le 27 novembre à la Rodia, à Besançon — THE JESUS & MARY CHAIN PLAY DARKLANDS, concert le 11 décembre à la Rodia, à Besançon www.larodia.com

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P.R2B © Kira Bunse

Nom de code Rambo P.R2B. Le pseudo sonne comme celui d’un droïde assemblé sur Tatooine. La voix, elle, nous entraîne plus loin encore. Dans un autre univers fait d’images poétiques et de sons singuliers, de beats frénétiques et de spleen irradiant, nos âmes bercées par la mélancolie omnisciente d’une musique violemment addictive. Pourtant, rien de bien starwarsien dans l’idée de base : juste une histoire d’initiale. P.R2B pour Pauline Rambeau de Baralon (« Rambo » pour les intimes), autrice-compositrice-interprète, diplômée de la Fémis et ancienne élève assidue des cours Florent. Née d’un père guitariste professionnel et d’une mère opérant dans le milieu de la production ciné, Pauline Rambeau de Baralon mêle depuis toujours amour des images, obsession des notes et passion des mots, avec ce petit supplément d’âme qui la fait sortir des cases pour finalement ne rentrer dans aucune. Après un premier EP sorti en 2020, loin des préfabriqués arrangés à la chaîne, P.R2B annonce l’arrivée imminente de son premier album, Rayons Gamma, à la fin du mois d’octobre, « ma vie, les larmes, le feu, la rage, la musique, le cinéma » comme elle dit. Autant vous dire tout de suite qu’on tient là un nouveau nom à inscrire sur la fameuse liste « Chanson française catégorie révélation. » Par Aurélie Vautrin — P.R2B, concert le 26 novembre à La Poudrière, à Belfort www.poudriere.com — RAYONS GAMMA, P.R2B, sortie le 22 octobre www.pr2b.fr 21

Altin Gün © Sanja Marusic

Voyage des sens Revisiter le folklore turc des années 60-70 en une musique pop solaire-disco-psyché-new-age (!) née pour faire bouger les corps sur le dance floor, c’est l’idée follement excitante d’Altın Gün (« jour doré » ou « âge d’or » en turc), groupe décalé formé de six hipsters venus d’Amsterdam, passionnés par les sonorités uniques d’une scène largement méconnue par l’Occident, et loin d’être valorisée dans la Turquie d’aujourd’hui. Après Gece, leur second album nommé aux Grammy Awards en 2020, les revoilà avec Yol, troisième album en trois années d’existence, écrit et composé en pleine pandémie mondiale, et indubitablement marqué par le silence forcé de la culture de manière générale au cours de ces (longs) derniers mois. Altın Gün ajoute ainsi une touche d’électro à son rock halluciné, une synthpop groovy à sa nature psychédélique, mâtinant une nouvelle fois de soleil et d’insouciance assumée un univers qui ne ressemble à aucun autre. Un concert aux allures d’expérience enchanteresse dans tous les sens du terme. Par Aurélie Vautrin — ALTIN GÜN, concert le 4 décembre au Moloco, à Audincourt www.lemoloco.com


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Effi Briest, R.W. Fassbinder

Rencontres TDC

Arpenter les limites Porté par VIADANSE – CCN de Bourgogne Franche-Comté et par l’Association Interjurassienne des Centres Culturels, cofinancé par le programme de coopération Interreg Franco-Suisse et par la Confédération Helvétique, le projet Territoires Dansés en Commun vise (TDC) à développer l’éducation artistique des univers chorégraphiques. Il réunit acteurs et institutions des domaines culturels, du soin et de l’éducation de part et d’autre des frontières. Au regard d’un cadre unique transfrontalier compris entre Belfort et Montbéliard, et les Cantons du Jura et de Berne, une dynamique de coopération culturelle innovante est entamée dès 2001. Soutenue par les collectivités territoriales et de nombreux autres partenaires publics et privés, cette synergie a donné naissance à une richesse d’échanges unique dont Territoires Dansés en Commun. En 4 ans, le projet a permis de former plus de 60 acteurs de terrain et de toucher plus de 2500 bénéficiaires. À travers différents temps de formation, des visites, des projets chorégraphiques en milieux scolaire et associatif, des activités de sensibilisation et de médiation, les rencontres rassemblent et interrogent les thématiques de la formation continue, des interculturalités et des médiations culturelles. Les Rencontres TDC se déclinent pendant 3 jours autour de tables rondes et débats, réunion de réseaux, ateliers, spectacles tout public et espaces d’échanges. L’évènement est organisé en partenariat avec l’Observatoire des Politiques Culturelles, le Centre National de la Danse, la Haute École Pédagogique BEJUNE, les Associations des CCN et des CDC nationaux, les réseaux LOOP et Canopé et la librairie Books on the move. Par Valérie Bisson — LES RENCONTRES TERRITOIRES DANSÉS EN COMMUN, rendez-vous du 18 au 20 novembre à Belfort www.danse-tdc.com 22

Quand la ville ne dort plus Initié en 2005 par le Réseau Est Cinéma Image et Transmission (RECIT), soutenu par le CNC, le Festival Augenblick promeut le meilleur du cinéma germanophone tout en valorisant le bilinguisme franco-allemand spécifique au territoire alsacien. Augenblick est aussi bien plus qu’un festival beaucoup fréquenté par les classes bilingues puisqu’au niveau régional, national et européen, il soutient aussi l’économie de l’audiovisuel et la diffusion de films rares. Pour sa 17ème édition, c’est une quarantaine de films qui seront projetés sur les écrans des cinémas indépendants d’Alsace, de Strasbourg à Mulhouse en passant par Erstein. Le festival recevra Hanna Schygulla comme invitée d’honneur lors d’une rencontre publique et mettra en avant quelques chefs-d’œuvre de l’immense Fritz Lang à l’occasion de la ressortie de ses films en version restaurée. Entre autres réjouissances, on verra également en compétition plusieurs longs métrages en présence des équipes de films, la nouvelle compétition courts métrages, une section documentaire et un programme pour les tout-petits. Depuis 1999, l’association RECIT fédère un réseau de cinémas indépendants alsaciens dans le but de coordonner différentes actions d’amélioration de la diffusion du cinéma d’art et d’essai et de s’ouvrir à la culture et à la langue des proches pays voisins germanophones à travers l’œil, bien ouvert, de leurs artistes. Par Valérie Bisson — FESTIVAL AUGENBLICK, festival du 9 au 26 novembre en Alsace festival-augenblick.fr



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© Pierre Bader

Objets graphiques non identifiés Pour sa cinquième édition, le festival Microsiphon poursuit sa tâche de donner de la visibilité au buissonnement souterrain de la micro-édition. Cet ensemble hétéroclite de pratiques qui tentent d’échapper aux logiques économiques et culturelles dominantes répond cependant moins d’une définition figée que d’une multiplicité en acte. Multiples sont les supports : papiers, textiles, ou encore matières sonores, et multiples aussi seront les artistes, sérigraphes, graphistes, et collectifs venus de Belfort (L’imprim(&)rie), Besançon (Crânes d’Anges), Paris (Arrache-toi un œil, Les livres d’Ariane, Conquêtes), Saint-Étienne (Bernadette Éditions), Montpellier (Nils Bertho & Le Mat), Avignon (Ben Sanair), Metz (Alice Monvaillier) ou Bâle (Crime da Mala). Le point d’ancrage du festival sera le Motoco, dans une ambiance de briques rouges et de hangars désaffectés. Cette réappropriation des lieux est peut-être un signe que l’ancienne industrie monolithique est en train de laisser place à des formes de production plus dispersées et mouvantes. Plusieurs événements se tiendront également rue des Franciscains : au Mélodie aura lieu une séance de dédicace par Elio Falcone dès 18h le vendredi, tandis que les murs du Gambrinus et du Kohi seront investis par les artistes. Enfin, bières artisanales de G’sundgo et street food du Bistrot Vagabond et de la Petite Patate assureront une ambiance festive tout au long de ce week-end consacré aux papiers et divers objets graphiques qui fleurissent dans les marges de l’édition contemporaine. Par Clément Willer — MICROSIPHON, festival de micro-édition du 8 au 10 octobre au Motoco, à Mulhouse www.microsiphon.net

Haunted Air © Ossian Brown

Un autre monde En octobre, le frisson d’Halloween s’emparera de La Filature à l’occasion des Nuits de l’Étrange. Ciné-concerts, théâtre, danse, performances, propositions d’art visuel et autres surprises nous embarquant dans un univers onirique et inquiétant. Pour se mettre dans l’ambiance, La Filature présente l’exposition Wizard, un ensemble s’intéressant aux folklores, rites, costumes et masques vernaculaires. Première image de soi et reflet fragile de notre intériorité, le visage s’y impose comme motif essentiel : tantôt fardé ou factice dans les séries d’Estelle Hanania sur les conventions de ventriloques aux États-Unis et le théâtre de marionnettes au Japon, tantôt déconstruit par les collages monstrueusement surréalistes de Christophe Brunnquell. Exutoire à la banalité du quotidien, le déguisement se retrouve dans les clichés en noir et blanc de Homer Sykes comme dans les images anonymes collectionnées par Ossian Brown, couvrant plus d’un demi-siècle de célébration d’Halloween aux ÉtatsUnis. Ces photographies dialoguent avec les Vanités de Romuald Jandolo, autoportraits chimériques à la croisée de Tim Burton et de Francis Bacon. Pas moins étonnante, la vidéo Tout me happe, conte sylvestre et cruel, fruit de la collaboration de la plasticienne Caty Olive et du musicien Nosfell, est une plongée dans une forêt de signes sur fond de Klokobetz, langue inventée par ce dernier. Ces œuvres invitent à méditer sur ce que ces avatars horrifiques, fantastiques ou farcesques, ont à nous dire sur nous-mêmes. L’intangible peut-être, l’inavouable sans doute, le temps d’un voyage dans un autre monde. Par Nicolas Bézard — WIZARD, exposition jusqu’au 3 novembre à La Filature, Scène nationale, à Mulhouse — LES NUITS DE L’ÉTRANGE, Les 29 et 30 octobre à La Filature www.lafilature.org 24



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L’Étang © Estelle Hanania

Derrière l’étang © Jihyé Jung

Le traité des couleurs Pièce tournée vers les fascinantes perspectives de la reconstruction, ABERRATION, du chorégraphe Emmanuel Eggermont et de la Cie L’Anthracite, est un solo créé en 2020 à L’ADC de Genève et coproduit par le CDCN Pole-Sud. Le mot aberration porte en lui l’étrangeté scientifique de ce qui s’éloigne de la norme et de ce qui pourtant advient. Dans un espace lacéré de blancs, de lumières, de costumes et d’effets visuels persistants, le chorégraphe interroge les différentes dimensions de la réalité. Éloge d’une blancheur originelle, délicate et puissante, qui réveille des sensations oniriques de paradis perdu, décalées ou absurdes, ABERRATION arpente un terrain d’investigations qui devient un paysage diffracté par des danses abstraites ou figuratives sur une création musicale originale de Julien Lepreux. Le chorégraphe évolue dans un espace combinant inflexions, ouvertures de soi, résonnances et subtiles projections. Diplômé du centre national de danse contemporaine d’Angers, avec un goût tangible pour l’art plastique et l’architecture, Emmanuel Eggermont dessine une danse graphique et lunaire qui se laisse chahuter par le lyrisme expérimental et esthétique d’un Jason navigant entre des mondes possibles, modulés et envoutants, parfaitement énigmatiques et définitivement résilients, un mot que nous pouvons enfin et désormais commencer à employer. Par Valérie Bisson — ABERRATION, spectacle du 19 au 21 octobre à Pole-Sud, à Strasbourg www.pole-sud.fr

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« C’est l’histoire d’un jeune garçon qui se sent mal aimé par sa mère et, au comble du désespoir, simule un suicide pour vérifier l’amour qu’elle lui porte. » Voilà comment L’Étang, nouvelle création de la chorégraphe, marionnettiste, metteuse en scène et plasticienne franco-autrichienne Gisèle Vienne, est introduit dans les éléments de communication du Maillon. Sauf qu’à découvrir l’adaptation de ce texte écrit en 1902 par l’écrivain suisse Robert Walser (1878-1956), l’on saisit à quel point cette histoire n’est pas le cœur du propos. Cet événement opère tel un souvenir-écran qui vient en masquer, en refouler d’autres, que le spectacle avec son étrangeté obsédante ne cesse de donner à voir. Dans cette proposition interprétée par Ruth Vega Fernandez dans les rôles des parents et par Adèle Haenel dans ceux des enfants, la musique amplifiée, les déplacements lents, le dispositif (sorte de white cube où trône une chambre d’enfant, à la fois espace de l’intime et lieu de projection mentale), et la création lumières viennent suppléer à la parole. Le langage est insuffisant à énoncer les souffrances, l’inceste, les défaillances des structures sociales et des adultes qui les incarnent, la perversion et le danger qu’ils représentent pour les enfants. Ces adolescents pris dans un mouvement d’attraction et de répulsion envers leurs parents, enferrés dans une société malade, ne peuvent accéder, comme ils le souhaitent pourtant à « une autre histoire. » Dans le spectacle, comme dans la vie… Par Caroline Châtelet — L’ÉTANG, théâtre du 24 au 27 novembre au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu



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© Jean-Louis Fernandez

Prose combat D’après un texte de Léonora Miano et sur une mise en scène de Stanislas Nordey, Ce qu’il faut dire interroge les lieux communs des notions de race et les travers d’un commerce triangulaire qui a fondé les prémices de la séparation entre blancs et noirs. Loin de se satisfaire des discours dominants et établis, l’auteure Léonora Miano, née au Cameroun et diplômée en Lettres anglo-américaines, a interrogé dès son premier roman la notion d’identité afropéenne au rythme d’une écriture puissante traversée par les résistances actives impromptues et rhapsodiques nées dans la musique jazz. En détricotant le langage de la colonisation et du capitalisme, Ce qu’il faut dire, composé de trois textes extraits de récitals donnés par l’auteure publiés en 2019 aux éditions de L’Arche, redonne de la dignité, de la spiritualité et de la beauté au simple fait d’exister et de s’individuer. Stanislas Nordey s’empare de ce langage universel et met en scène trois actrices métissées portant de leur voix et de leur corps les chants poétiques et politiques qui composent le texte de Léonora Miano. Ce qu’il faut dire se saisit de la scène et de la langue pour nous donner à voir et à entendre ce qu’il est bon de dire et de redire de sa singularité afin d’augmenter son territoire identitaire et d’amplifier la voix du refus. Une voie tracée avec la remarquable et sensible musique du prolixe et inspiré Olivier Mellano pour compagnon de route. Par Valérie Bisson — CE QU’IL FAUT DIRE, théâtre du 6 au 20 novembre au TNS, à Strasbourg www.tns.fr 28



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La foutue bande © Zoé Chantre

Faire corps Dans le nord-ouest de la Grèce, une région montagneuse nommée Épire, perdure une tradition de chants entonnés par des pleureuses lors des cérémonies de funérailles. Les chorégraphes Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero ont découvert ces « miroloï » ou « lamentations » lors d’un travail sur les rites communautaires permettant de créer la cohésion d’une société. Lamenta réunit neuf danseurs et danseuses grecs au son de ces miroloï interprétés par des musiciens épirotes et dirigés par Xanthoula Dakovanou. Décès, exil ou mariage marquent la communauté d’un acte de séparation et ces déchirements prennent forme dans un mouvement commun. Joués par des orchestres dans les fêtes populaires de la région, menés par un clarinettiste à la technique souvent virtuose, les miroloï expriment la douleur des ruptures. Dans le prolongement de Badke qui rassemblait des interprètes de Palestine autour d’une danse arabe locale, les deux chorégraphes mettent en mouvement la puissance de ces émotions métamorphosées par le chant, les gestes, le regard et l’expérience vécue. La traversée collective agit en catharsis et permet le dépassement du douloureux sentiment de perte. Du fond de l’obscurité, lors de longues nuits de traversée, la plainte finit par devenir un chant et une danse de joie redistribuant la lumière. Un spectacle comme une exploration des émotions individuelles rendues collectives, expérience essentielle de compréhension et d’harmonie du vivre ensemble. Par Valérie Bisson — LAMENTA, théâtre du 13 au 15 octobre au Maillon, à Strasbourg (Parcours Danse avec POLE-SUD CDCN) www.pole-sud.fr maillon.eu 30



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© Grégory Massat

Melancholy mood Quelques-unes des histoires grinçantes et mélancoliques mises en musique par le compositeur romantique Hector Berlioz seront en octobre au programme de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, dirigé pour l’occasion par le chef d’orchestre américain John Nelson, connu pour être à la tête de l’Ensemble Orchestral de Paris. Ce dernier avait déjà collaboré avec l’OPS pour d’autres œuvres du compositeur français, Les Troyens et La Damnation de Faust. Anthologie inédite, Le roman de Berlioz sera chanté par les voix pénétrantes de Michael Spyres (ténor) et Timothy Ridout (alto). Elles nous raconteront l’histoire tordue de Béatrice et Bénédict, lui officier de l’armée sicilienne du XVIe siècle, elle nièce de l’empereur Leonato, qui se raillent, se haïssent, finalement s’aiment. Celle aussi, d’après le poème « Sur les lagunes » de Théophile Gautier mis en musique dans Les nuits d’été, d’un amant dont l’aimée est morte et qui se lamente : « L’ange qui l’emmena ne voulut pas me prendre. » Enfin, l’histoire non moins ténébreuse d’Harold en Italie, jeune homme désabusé par le monde moderne, errant désespérément loin de chez lui, inspirée à Berlioz par Le pèlerinage de Childe Harold de Lord Byron, ainsi que par ses souvenirs de pérégrinations dans les Abruzzes. Toute personne que les anges ont oubliée pourra se reconnaître dans ces histoires… « Oh, melancholy mood » comme soupire une vieille chanson. Par Clément Willer — LE ROMAN DE BERLIOZ, concert symphonique le 13 octobre au Palais de la Musique et des Congrès, à Strasbourg www.strasbourg.eu

Stiffelio de Verdi © Maïté Grandjouan

Les tempêtes intérieures de Stiffelio Pour l’automne, l’Opéra national du Rhin propose une interprétation qui s’annonce diluvienne de Stiffelio par Giuseppe Verdi. La direction musicale d’Andrea Sanguineti, qui a œuvré à l’Opéra de Leipzig, au Deutsche Oper am Rhein ou au Festival de Musique de Pékin, et la mise en scène de Bruno Ravella, passé par le Metropolitan Opera de New York, l’Opéra de Chicago et le Teatro Regio de Parme, redonneront vie à un opéra de jeunesse méconnu de Verdi, revisité dans son orageuse version originale. Stiffelio fut composé en 1850, peu avant les fameux Rigoletto ou La Traviata, mais fut rapidement jugé scandaleux, avant d’être coupé et remanié par la censure italienne. Ce n’est qu’en 1968 qu’une version non estropiée fut exhumée à Naples, version que présente l’OnR aujourd’hui. Le personnage de Stiffelio (interprété par Jonathan Tetelman), pasteur évangélique, suscite la fascination sur les rives allemandes de la Salzbach pour la ferveur de ses sermons. Malgré sa dévotion austère, les tempêtes du cœur finissent par le rattraper. Par l’entremise de Jorg (Önay Köse), Stiffelio comprend que sa femme Lina (Hrachuhí Bassénz), fille du comte de Stankar (Dario Solari), a eu une aventure avec l’insaisissable Raffaele (Tristan Blanchet). Mais les tempêtes intérieures souffleront en lui toute velléité de condamnation morale… et il fera siennes les paroles de Jésus à qui on présente une femme adultère, que rapporte l’évangile selon Jean : « Je ne juge personne. » Par Clément Willer — STIFFELIO, opéra du 10 au 19 octobre à l’Opéra de Strasbourg, et du 7 au 9 novembre à La Filature, à Mulhouse www.operanationaldurhin.eu 32



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Service(s) © Michel Grasso

I want to break free La neuvième édition des Scènes d’Automne met cinq spectacles sous les feux de la rampe. Un précieux soutien aux compagnies d’ici, avec une attention particulière portée à Quai n°7. Des écritures libres entre contes revisités, jeux de jambes alambiqués et classiques détournés. Scènes d’Automne prend l’aspect d’un festival dédié à la jeune création lors duquel, de salle en salle de la région, le public découvre des œuvres fraîchement conçues. Les spectateurs deviennent supporters de l’équipe de France le temps d’un sportif « récit autofictif » de Natacha Steck qui explore la notion de collectif avec une pièce footballistique soulignant la dramaturgie de la Coupe du Monde 98. Loto de Rémy Barché fait quant à lui rimer art contemporain et Patrick Sébastien en déroulant le fil de la vie d’une star des salles polyvalentes que « la loterie de la vie n’a pas gâtée », selon le metteur en scène. Il y est question de filiation, de pas de madison, de lois du hasard… Ne pas manquer Pinocchio (live)#2 d’Alice Laloy (un carton amplement mérité au festival d’Avignon cet été) et ses pantins humains. Outre Zypher Z. nous projetant dans un monde kafkaïen ou la pièce de Sandrine Pirès invitant le spectateur à pénétrer Dans ma Bulle, l’accent est mis sur Services de la Cie Quai n°7. Ce projet de Juliette Steiner a germé telle une graine plantée dans le jardin de Genet, et a doucement pris forme à partir d’un travail au plateau autour du texte d’Olivier Sylvestre. Services, miroir déformé des Bonnes, est jubilatoire : comme chanter du Queen à tue-tête, inverser les rapports de force et (se) prendre (les pieds dans) le pouvoir… Par Emmanuel Dosda — SCÈNES D’AUTOMNE, festival du 9 au 19 novembre à La Filature de Mulhouse, à la Comédie de Colmar, à l’Espace 110 d’Illzach, au Créa de Kingersheim et à La Coupole de Saint-Louis www.lafilature.org www.comedie-colmar.com www.crea-kingersheim.com www.espace110.org www.lacoupole.fr 34



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Mon gosier de métal parle toutes les langues © Bruno Lienard // Lauréat catégorie photo

Jeunes Pousses Ausgang © Tcho Antidote

Hors des cases Il aura fallu attendre un sacré bout de temps avant de revoir Casey sur scène. Dix ans qu’elle a « libéré la bête » dans son dernier album solo aux allures de cocktail Molotov pour les oreilles. Dix ans qu’elle grandit et la rage avec. Alors, après plusieurs collaborations (Asocial Club, Zone Libre côté musique, mais aussi Virginie Despentes et Béatrice Dalle, Alexis Beaumont et Adolfo Pérez Esquivel) là revoilà enfin au cœur d’une tournée explosive façon grenade dégoupillée prête à exploser. Pire, la rappeuse inclassable s’est entourée d’une armée de zicos sûrement aussi fous furieux qu’elle, Marc Sens aux guitares, Manusound aux machines et Sonny Troupé à la batterie. Rap, rock, fusion, on ne sait pas, on ne sait plus et finalement on s’en fout pas mal, tant l’énergie, la furie, la fureur abolissent toutes les frontières et font exploser toutes les cases. Le son est énorme à faire péter les vitres à un kilomètre à la ronde, les paroles corrosives comme du vitriol versé à même la peau, et l’ensemble résonne encore très longtemps après être sorti de l’arène, la tête à l’envers et les mains qui tremblent. Puissance absolue ! Par Aurélie Vautrin — AUSGANG, concert le 5 novembre à l’Espace Django, à Strasbourg www.espacedjango.eu

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Découvrir les œuvres d’artistes en devenir, le tout sans bouger de chez vous, c’est le principe de Zone Créative, une exposition virtuelle interactive accessible via le site web du même nom, qui présente les lauréat·e·s des concours de création étudiante organisés chaque année par le réseau des Crous de France. Bande dessinée, film court, nouvelle, photographie, musique, danse et théâtre, les disciplines artistiques sont variées et les expériences à découvrir aussi, le tout OKLM sur votre canapé, via des spectacles filmés, des lectures en ligne, des albums dispo sur soundcloud… Les grands gagnants des sept catégories ayant été sélectionnés par un jury de professionnels, d’abord de manière régionale, puis nationale. Notons que c’est la situation sanitaire actuelle qui a forcé les organisateurs à réinventer complètement leur dispositif, Zone créative étant à l’origine pensé comme un « simple » événement festif ponctuel. Désormais, c’est une véritable vitrine de la création étudiante qui s’offre à tous et invite le monde entier à profiter en avant-première des (peut-être) futurs artistes de demain. Voilà qui mérite qu’on y jette un œil. Par Aurélie Vautrin — ZONE CRÉATIVE, exposition à partir du 4 octobre sur internet, à l’initiative du CROUS Strasbourg www.zonecreative.fr


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Conférence La Représentation Animale Dans La Musique

Psyché En prenant l’engagement d’inviter en 2021 les artistes prévus pour l’édition 2020, Marie-France Bertrand, la directrice du Musée Würth, a voulu ce festival intensément vivant et poétique, explorant cette fois la thématique des animaux dans la musique. Cette cinquième édition de Piano au Musée Würth sera initiée par un moment d’exception : le concert d’ouverture fêtera en effet les dix ans des Métaboles de Leo Warynski avec Brahms et ses Liebeslider Walzer. Les admirateurs d’Olivier Messiaen, mais aussi de Rameau et Ravel, auront également le plaisir de redécouvrir leurs œuvres sous les doigts de Clément Lefèvre, lauréat du Concours International Long-Thibaud-Crespin 2019. Messiaen toujours, mais aussi Dukas, Bonis, Glinka et Moussorgski seront honorés par Virgile Roche, Piano Campus d’argent 2020. La chambriste Claire Désert puis le Trio Zadig offriront leur virtuosité avec Schumann, Debussy, Beethoven et Tchaïkovski. L’ensemble du Conservatoire de Strasbourg dirigé par Manuel Mendoza jouera des musiques sud-américaines en rendant hommage à Saint-Saëns et son Carnaval des Animaux. Pour les curieux, une conférence sur la représentation animale dans la musique sera animée par le musicologue Camille Lienhard et illustrée par le pianiste Samuel Aznar. Par ailleurs, Charles Offenstein et Christian Finance rendront un hommage à Auguste Schirlé, compositeur devenu ersteinois en 1901. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, l’exposition Bestia. Les animaux dans la collection Würth prolongera les notes de ce festival aux ailes enfin redéployées. Par Nathalie Bach — PIANO AU MUSÉE WÜRTH, festival du 11 au 14 novembre au Musée Würth à Erstein www.musee-wurth.fr

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Miroir des eaux © Ramona Poenaru

Cours de géopoétique 3000 km. C’est à quelques écluses près la distance parcourue par Ramona Poenaru et Gaël Chaillat à bord de leur bateau-résidence pour la création in situ de leur nouveau spectacle. Des hauts plateaux de la Forêt-Noire aux rives de la mer Noire, de l’Allemagne à l’Ukraine en passant par l’Autriche, la Serbie, la Bulgarie et la Moldavie, les deux artistes ont parcouru les méandres du Danube, deuxième plus long fleuve d’Europe, traversé dix pays et plusieurs capitales d’Europe centrale, orientale et méridionale. De ce voyage hors norme, ils ont rapporté un spectacle multimédia participatif, dans lequel le public n’est pas seulement spectateur mais élément de la mise en scène. « Se mettre à la place du fleuve n’est ni un voyage touristique ni un voyage éducatif, c’est un parcours sensible attentif à la lumière, aux couleurs, aux bruits, aux perceptions immatérielles, aux émotions, mais aussi aux relations qui se tissent entre les éléments physiques, les organismes vivants, les forces géologiques, les climats, le passage du temps ou les traces imprimées par les êtres et les choses : c’est un voyage géopoétique, une expérience incarnée. » Ramona Poenaru et Gaël Chaillat ont ainsi imaginé Danubia, une macro-nation composée de l’ensemble des terres accueillant les berges du fleuve, dont la découverte visuelle, sonore, sensitive, dépendra de l’action et de la réaction des spectateurs, les performeurs improvisant détours et ramifications pour finalement retrouver le fil de l’eau et du récit. Étonnant ! Par Aurélie Vautrin — DANUBIA, MIROIR DES EAUX, théâtre du 24 au 28 novembre au TJP, à Strasbourg www.tjp-strasbourg.com

© François Berthier

Éloge du risque Laure Werckmann est actrice, Nane Beauregard est autrice. De leur rencontre autour du texte de Nane Beauregard J’AIME (P.O.L, 2006) est née une metteuse en scène et la création de la compagnie Lucie Warrant. De ce croisement de regards est née la pièce J’AIME, adaptée, scénarisée et interprétée par Laure Werckmann. J’AIME part d’un constat, celui de l’identité et de l’émotion qui nous définissent comme être vibrant et pensant. Le texte manifeste fait bloc (il n’y a aucune ponctuation) et énumère ce que l’on aime et ce qui fait que l’on aime. Laure Werckmann, actrice en nuances et en délicatesse, s’est emparée de cette liste, de ce programme sensible pour le mettre en mouvement, pour faire vibrer sa force, le dépasser et aller ailleurs. Car le parti pris de Laure Werckmann est d’interroger les rôles, celui du comédien et aussi celui du spectateur, avec pour point de départ l’exigence émotionnelle. L’endroit d’où je vibre, d’où je parle, d’où je joue est exposé, mais, et surtout, sert à entrer en relation avec le spectateur, à priori tapi dans l’ombre de la salle. Ce qui est interrogé ici, c’est le choix : pourquoi allons-nous voir un spectacle ? Qu’allons-nous voir ? Quelle dimension politique revêtent ces choix ? Et sous-entend par là que le spectateur est aussi un premier rôle. Une évocation puissante de la vulnérabilité magnifiée par les lumières de Philippe Berthomé, la création musicale d’Olivier Mellano et les costumes de Christian Lacroix. La compagnie Lucie Warrant a été accueillie en Résidences de Création au TAPS, à l’Hôtel de la Monnaie-Guy Savoy et à la Villa des Illusions. Par Valérie Bisson — J’AIME, théâtre du 16 au 20 novembre au TAPS Laiterie, à Strasbourg taps.strasbourg.eu

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Shannon Wright © Jason Maris

La perfection au féminin Bouleversante. Envoûtante. Ensorcelante. Dans l’air, l’émotion est immense, quasi palpable, à tel point qu’on pourrait presque la voir faire trembler nos mains. Pour son dernier album en date, Providence, Shannon Wright troque une nouvelle fois sa guitare fétiche pour s’accompagner d’un piano à queue, et le résultat est au-delà des mots. Déroutant, évidemment, quand on connaît l’univers de l’ex-Crowsdell, mais surtout fascinant, tant l’interprétation est à la fois intense et habitée, ténébreuse et sans artifice. Une vérité nue, une beauté nue, originelle, taillée dans la roche brute façon perle surnaturelle. Moment suspendu dans l’immensité de l’infini, qui prouve une nouvelle fois tout le talent d’une autrice-compositrice parfaitement accomplie. Car cet album, c’est tout autant la pudeur que la révélation de l’intime, c’est une poésie écorchée, une folk torturée, une voix déchirante à vous mettre le cœur en miettes tout en le faisant battre comme jamais auparavant. Admirable. Par Aurélie Vautrin

Kogoba Basigui © Romain All

L’union fait la force Kogoba Basigui, c’est la rencontre entre deux continents, deux cultures, deux générations, deux orchestres, deux tempéraments. Les envolées du jazz contemporain et les sonorités traditionnelles du Mali, le djembé s’acoquinant au piano, la trompette à la calebasse. C’est la puissance de la voix et l’émotion du partage, c’est l’aventure en terre inconnue et les liens qui se tissent naturellement, c’est l’énergie et la douceur, la danse et la spiritualité. C’est la rencontre entre Eve Risser, figure désormais incontournable du jazz moderne — née à Colmar, faut-il le rappeler — et Naïny Diabaté, véritable diva malienne autant réputée pour l’intensité de sa voix que pour son engagement sans faille : fondé il y a presque dix ans, son orchestre, le Kaladjula Band, fut ainsi le premier ensemble féminin dans l’histoire du Mali. Pour Kogoba Basigui, Eve Risser, elle, a renommé son White Desert Orchestra en Red Desert Orchestra. Deux orchestres pour un ensemble uni et unique, qui nous offre un concert endiablé, engagé et ultra créatif, à l’énergie furieusement communicative. Par Aurélie Vautrin — KOGOBA BASIGUI EVE RISSER & NAÏNY DIABATÉ, concert le 18 novembre à l’Arsenal, à Metz www.citemusicale-metz.fr

— SHANNON WRIGHT, concert le 20 novembre à LA BAM, à Metz www.citemusicale-metz.fr 40


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Korb © Blah Blah Blah Compagnie Emily Loizeau © Ludovic Carême

Perfect Day Elle a toujours été un peu à part dans le paysage musical français. La supposée fragilité de sa voix portée par l’envolée rêveuse de ses doigts sur son piano. Des choix engagés toujours assumés, sur l’urgence climatique, la crise migratoire, la déshumanisation d’une société en décalage avec la réalité. Et puis ces voyages inattendus, et puis la douceur, et puis la mélancolie. Après son hommage singulier à Lou Reed dans Run, Run, Run, puis son exploration des univers psychiatriques dans son spectacle musical Mona, Emily Loizeau revient sur le devant de la scène avec un cinquième album solo, écrit en pleine pandémie mondiale, enregistré en quarantaine, et, pour la première fois, dans son co-pays d’origine, l’Angleterre, aux côtés du musicien et producteur de sa chère PJ Harvey, John Parish. Un disque au titre doublement évocateur, Icare. Pour la référence mythologique, évidemment, et pour le jeu de mot in english plein d’espoir, « I care. » Cette fois, les mélodies se sont teintées de rock, le texte de gravité, non sans garder l’assurance d’un monde meilleur à construire. Même si, comme elle dit, on « danse sur un volcan »… Il faut continuer. Par Aurélie Vautrin

Kids Party Il n’y a pas d’âge pour découvrir le spectacle vivant ! Voilà qui pourrait être la devise du festival LOOSTIK, événement unique en son genre qui, chaque année, offre à la nouvelle génération de spectateurs une dizaine de spectacles de théâtre, danse, marionnettes, cirque, conte, poésie, musique, dessin, cinéma (…) des deux côtés de la frontière. Crée en 2013 par la Fondation pour la coopération culturelle francoallemande et Le Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan, LOOSTIK propose des œuvres originales en français, en allemand, bilingues ou sans paroles, le tout programmé dans une dizaine de lieux différents entre Sarrebruck et Forbach. Citons pêlemêle Natchav de la Compagnie Les ombres portées, théâtre d’ombres où il sera question de liberté, de résistance mais aussi d’évasion, Korb des messins de chez Blah Blah Blah Compagnie, à la fois conte poétique bilingue, aventure fantastique et concert détonant dans un décor d’ombres et de papiers… ou encore Softies des Belges de fABULEUS/Hanna Mampuys, un show déjanté dans lequel un trio d’acrobates fait des bonds sur une montagne de vêtements aux couleurs flashy. Un chouette moment de partage et de mixité des cultures, dont même les tout-petits pitchounes peuvent profiter puisque certains spectacles sont accessibles dès trois ans. Par Aurélie Vautrin — FESTIVAL LOOSTIK, festival du 8 au 14 novembre entre Sarrebruck et Forbach www.loostik.eu

— EMILY LOIZEAU, concert le 19 novembre à La Souris Verte, à Épinal www.lasourisverte-epinal.fr

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Pavillon de la Cascade à Lunéville, gouache, milieu du XVIIIe siècle-Musée du château de Lunéville © CD54 - T-Franz

Air-Condition © Laurent Philippe

Allez le Bleu Saviez-vous qu’en 1954, le peintre Yves Klein avait commencé l’écriture d’une œuvre pluridisciplinaire mêlant cinéma, musique et danse ? Dans La Guerre (de la ligne et de la couleur), le créateur du bleu I.K.B. rêvait de remonter aux origines préhistoriques de l’art pour questionner le rapport de l’homme au monde, matériel et immatériel, à la suite des bouleversements engendrés par la Seconde Guerre mondiale. Si l’œuvre est restée inachevée, Petter Jacobsson et Thomas Caley s’en inspirent aujourd’hui pour Air-Condition, une pièce chorégraphique pour vingt-trois interprètes, réimaginant les questions posées par Klein dans les années 50, pour la plupart toujours pertinentes et même furieusement d’actualité. « Comment peut-on rendre visibles les courants, vibrations et couleurs de notre atmosphère dans notre recherche d’un monde “moins” matériel ? » Les deux hommes se sont entourés de la crème de la crème pour donner vie à leur ambitieux projet : la musique d’Air-Condition est signée Elian Radigue, grande dame de la composition made in France et depuis toujours liée à la question du sensible et de la spiritualité… Et pour la partie vidéo, ils ont fait appel à Tomás Saraceno, artiste argentin engagé, célèbre pour ses sculptures flottantes et installations interactives tournées vers un futur écolo. Sans conteste le premier grand temps fort de la nouvelle saison du Ballet de Lorraine, déjà reporté par deux fois pour les raisons qu’il n’est plus nécessaire d’expliquer. Par Aurélie Vautrin — AIR-CONDITION, spectacle du 10 au 14 novembre au Ballet de Lorraine, à Nancy www.ballet-de-lorraine.eu

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Home Sweet Home Au fil des siècles, le Château de Lunéville fut l’écrin de centaines de sculptures, statues, bustes, gravures, et autres haut et bas-reliefs, au gré des envies, des styles, et du tempérament des prestigieux locataires successifs de la demeure historique des ducs de Lorraine. Entre temps, certaines œuvres ont été déplacées, transportées, exposées parfois bien loin de leur écrin d’origine, au Louvre ou à Versailles, mais aussi en Suisse, en Allemagne ou en Italie. Aujourd’hui, grâce à l’exposition La Sculpture en sa demeure, organisée en partenariat avec le Musée du Louvre et le Musée Lorrain - Palais des Ducs de Lorraine dans le cadre de la « Saison Sculpture 18e », toutes ses œuvres retrouvent pour un temps leur terre natale, prenant ainsi place dans les appartements et les jardins pour lesquels elles ont, à l’origine, été créées. Styles, matières, tailles, usages… toutes les œuvres témoignent directement de leur temps, et racontent, chacune à sa manière, une partie de l’Histoire du lieu. À noter qu’en parallèle de La Sculpture en sa demeure se déroule au Musée des Beaux-Arts Les Adam. La sculpture en héritage, première rétrospective consacrée à la célèbre famille de sculpteurs nancéiens. Par Aurélie Vautrin — LA SCULPTURE EN SON CHÂTEAU, VARIATIONS SUR UN ART MAJEUR, exposition jusqu’au 9 janvier au Château de Lunéville, à Lunéville www.chateauluneville.meurthe-et-moselle.fr





Elysian Fields Par Ayline Olukman

Elysian Fields est une archive du travail d’Ayline Olukman croisant peintures, photographies, dessins, collages et poèmes. Les techniques jouent entre elles et s’entremêlent. Dans ces Champs Élyséens, on croise des baigneuses. Des natures mortes. Des ossements égarés. Des fruits défendus. Des eaux stagnantes. Des fleuves lointains. Des routes, souvent américaines. Des anciens dieux. Des paradis improbables. Ayline Olukman invente des mondes pour exister. L’artiste crée des jardins clos où elle aime se perdre et puis, peut-être, se trouver. Elysian Fields est le lieu de ces errances.

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Livre Elysian Fields de Ayline Olukman avec des textes de Cécile Becker, Elsa Flageul et Bertrand Gillig chez Médiapop Éditions (en librairie le 5 novembre).

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Passés éclairés Outre une histoire de famille retracée au fil d’archives en noir et blanc, Ultraviolette de Robin Hunzinger est une histoire d’amour irradiant les âges. La famille, la plasticienne Alexandra Pianelli la documente également, tandis que l’amour, EntreVues en fait sa muse, à la folie… et à l’italienne.


D’amours fous Par Cécile Becker

Deux fois de Jackie Raynal

EntreVues, festival international du film de Belfort revient et nous ne boudons pas notre plaisir ! Cette année, sa Transversale porte son regard sur l’Amour fou. Regarder l'amour et en parler, c’est forcément approcher l’intimité. EntreVues rattrape le temps perdu et se penche sur l’Amour fou, un sujet qu’Elsa Charbit, directrice du festival, souhaitait aborder depuis un certain temps et qui le savait : « Notre éducation sentimentale s’est faite par le cinéma. » Bien sûr et peut-être pas toujours pour le meilleur… Mais aussi parce qu’elle se demandait ce que l’amour, au-delà de ses représentations (mélodrame, comédie romantique, etc.), pouvait produire sur la forme : « Ça pousse les films à se dépasser, à sortir de leurs gonds : comment met-on ça en image ? Qu’estce que ça vient perturber du cinéma ? » Ainsi, une trentaine de films seront présentés (extrait de la programmation en fin d’article) ne dépassant pas l’année 2012 pour préférer des films anciens et pouvoir ainsi mieux penser le cinéma au présent. Une fois que l’on sait ça : comment écrire dans 56

Novo sur cette rétrospective ? Je suis passée par toutes les hypothèses : parler des films de cette programmation, dont beaucoup que je n’ai pas vus ? Malhonnête et périlleux. En choisir un ? Trop restrictif. Interviewer des spécialistes, dont certains que j’ai tenté de joindre sans succès ? C’était prendre le risque de la théorie. De théorie, je ne voulais pas : l’Amour fou, la manière dont on le regarde au cinéma est influencée par nos propres histoires et déboires. Chaque histoire d’amour sur écran a, dans les premiers films que l’on a vus, formé une sorte d’absolu à faire coïncider à nos vies. Plus tard, on finit sans doute par y chercher l’infirmation ou la validation de nos choix de relation, parfois dans la douleur, toujours dans le mouvement. Alors, écrire dans Novo sur l’Amour fou au cinéma, c’était forcément parler d’intime et donc de subjectivité. Après une discussion avec un ami (qui se retrouve dans ce patchwork) dont la cinéphilie et l’intelligence me clouent, j’ai choisi de me tourner vers des personnes que j’aime et/ ou j’admire et de leur demander ce que l’Amour fou signifiait pour elles, par le biais du cinéma ou non. L’exercice me semble intéressant : il suggère forcément des images et des scènes – le monologue de La Maman et la Putain qui m’avait laissée tétanisée dans une chambre qui sentait le fioul alors que je ne savais pas encore que le rôle amoureux que je pouvais jouer pouvait être multiple et souple, la puissance d’un amour vieillissant et titubant dans Amour de Haneke dans une salle de cinéma où mes joues ne se sont jamais séchées… L’exercice glisse parfois vers la rédaction de lettres très adressées et force le souvenir. Ce que ça veut dire, c’est qu’on ne peut pas regarder (faire ?) un film sans y mettre des bouts de soi, et c’est alors que la boucle se boucle : les films, le cinéma, la cinéphilie, l’amitié, le sentimental, la littérature, la peinture ; on y revient sans cesse, à l’amour.


Caroline Châtelet Journaliste, collaboratrice de Novo L’Amour fou, j’ai longtemps cru que c’était celui que l’on connaissait jeune. Celui qui fait qu’on monte dans un train au débotté pour suivre l’autre ; qu’on observe tout en pensant à l’autre ; qu’on mitonne des histoires folles pour voir l’autre. Et que passé vingt ans, ce sentiment d’exaltation, ce sens de l’éperdu – comme de perte de soi – ne revenait plus. Heureusement, il y a la vie – le cinéma – pour recaler tout ça. Soit, les films de John Cassavetes. Chez Cassavetes, l’Amour fou est à l’écran, comme hors-champ. Dans les récits qui se déplient, comme dans cette manière de fabriquer du cinéma en couple, en famille, entre amis, en s’amusant et en déjouant les attendus, les conventions. Comme le dit Minnie dans Minnie et Moskowitz, « Les films sont une conspiration parce qu’ils te conditionnent. Dès que tu es toute petite, ils te préparent à croire à tout (…), aux idéaux, à la force et aux mecs bien, et bien sûr à l’amour. Et toi, eh bien, tu y crois (…) et rien ne se passe. » Mais si le cinéma conditionne nos représentations (souvent pour le pire en prolongeant les schémas hétéropatriarcaux), le film de Cassavetes se moque de cela. L’Amour fou entre ces deux loosers magnifiques rappelle que pour qu’il y ait rencontre, il faut seulement accepter de se déplacer. Et qu’il n’y a aucune limite d’âge à cela…

Minnie et Moskowitz de John Cassavetes

Laëlien Lecerf Barman L’Amour fou, c’est peut-être quelque chose qui te traverse et te bouleverse, parti d’une passion débordante, qui ne trouve pas forcément d’ancrage ni de sens au début. Un ressenti ou un sentiment qui est capable de changer le cours du temps, d’étirer des moments que tu ne reconnaîtras nulle part : ni à l’autre bout du globe, ni avec personne d’autre. Et là, tu sais que tu es en train de traverser quelque chose d’extraordinaire. L’Amour fou, c’est peut-être aussi ce qui te permet de te dépasser. Une rencontre t’amène à te rediriger ou en tout cas, à réorienter ton chemin, c’est souvent l’énergie qui te confronte à deux choses : le désir et la peur.

Tu prendras à droite parce que tes motivations se verront démultipliées par ce sentiment, tu traverseras des obstacles indéfinis que tu pensais infranchissables jusqu’à maintenant, et puis tu prendras à gauche d’autres fois à cause de l’opacité de ta projection : pris par les tripes et tes temporalités, tu seras incapable de dépasser une limite et te confronteras au remords et au regret. L’Amour fou, c’est sûrement quelque chose comme ça, en partie. À presque tous Ou à presque personne ? Mais à toi. Diane Lisarelli Journaliste « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour » notait La Rochefoucauld deux siècles avant l’invention du cinéma. Pour se risquer à saisir « l’Amour fou, » tenter de l’approcher timidement, l’on pourrait assembler les scènes qui surgissent comme des évidences, s’essayer à un montage tout personnel. On y verrait par exemple Claude Rich coincé dans une machine à remonter le temps, le Pont neuf pendant le bicentenaire de la Révolution, d’anciens repris de justice dans les ruelles du vieux Gênes, une femme au nom de fleur sur le boulevard du crime, un précipice au-dessus duquel plonge une Ford Thunderbird. Il y aurait tout ce qu’on s’est imaginé de ce que serait la vie (et qu’elle n’est pas). Il y aurait le meilleur mais aussi le pire – combien de femmes blessées, diabolisées, assassinées. Surtout, il y aurait ce feu-là, ce feu immense, qu’on ne voit qu’au cinéma. Un foyer auprès duquel on se réchauffe sans se brûler. Mon incendie préféré embrase la dernière scène de Pierrot le fou. Ferdinand, en bout de course, amoureux d’une femme qui n’est pas celle qu’il croyait, se peint le visage en bleu et se fait sauter, pour immédiatement le regretter. Trop tard. Sur les rochers cramés et face à la Méditerranée, les flammes laissent la place aux mots chuchotés de Rimbaud qui, je crois, en connaissait un rayon sur le sujet. Stéphane Libs Directeur des cinémas Star à Strasbourg Ellen Berent alias Gene Tierney dans Péché Mortel est une machine à tuer qui n’a rien à envier à la Plymouth Fury 1957 de Christine. Elles sont folles d’amour de leur propre image. Corps tendus, visages fermés, ultra maîtrise des sentiments. Ce sont des garces frigides de cinéma, incapables d’aimer. Mais dans la vraie vie au cinéma, l’Amour fou intervient avant les escalades érotiques, avant même le premier rendez-vous en haut de l’Empire State Building. Mais juste après le badinage. 57


C’est une maison avec un jardin sur les hauteurs de Villefranche, une vieille dame qui regarde son petit-fils Nickie et la femme qui l’accompagne, Terry. Il y a aussi une chapelle et une histoire de châle. Il fait beau et le temps est éternité. Pourtant il ne se passe rien. Terry et Nickie ne se touchent pas, à peine se regardent-ils. L’amour naît sous nos yeux, dans sa chimie invisible. Et c’est fou.

Tabou de Murnau et Flaherty

Lyse Nippert Serveuse Quand je pense Amour fou, je pense amour déraisonnable, presque malade, et instantanément me vient le film Mon roi de Maïwenn. Je pense à cet Amour fou là, qui pénètre ton corps, qui altère ton ADN, qui fait de toi une autre personne. Je ne sais pas ce que le cinéma a fait à cet amour mais je sais que ce film le montre. Je pense à cette femme qui petit à petit se voit dépossédée de son amourpropre. Est-ce qu’aimer follement c’est donner tout l’amour que l’on a en soi à quelqu’un d’autre ? Est-il possible d’aimer follement tout en continuant à s’aimer soi sainement ? Edvard Munch, Vampire II (W. 41 ; S. 34), 1893

Ayline Olukman Artiste-peintre L’Amour fou me fait penser à cette gravure de Munch de 1893. Image d’une passion qui dévore et s’engloutit. Intitulée Amour et peine, la gravure fut nommée malgré elle « Vampire » par les critiques. Alors que les nazis déclarèrent l’œuvre d’art dégénérée, Munch a toujours prétendu qu’il ne montrait rien de plus qu’une femme embrassant un homme sur le cou. Romain Sublon Fondateur de (feu) la revue Cut et auteur Au commencement, une phrase d’Aimé Césaire : « Ne vous tranquillisez pas outre mesure. » Peut-être même ne l’avait-il pas employée à l’endroit de la chose amoureuse. Je ne sais plus. Après, il y a eu les films de Cassavetes, John, alors, tout à fait sens dans tous les sens, à l’endroit à l’envers et il est apparu comme une évidence que l’amour s’épanouirait volontiers dans la folie. Pour finir sont arrivés les drones, depuis on sait que le ciel ne s’atteindra plus à la seule faveur d’une affaire de cul(s). 58

Quelques films d’Amour fou à voir à EntreVues : L’Inconnu de Tod Browning, Tabou de Murnau et Flaherty, Péché mortel de John Stahl, Amoureuse d’Emilio Fernandez, Les Amants crucifiés de Kenji Mizoguchi, Deux Fois de Jackie Raynal, Minnie et Moskowitz de John Cassavetes, Grandeur nature de Luis Garcia Berlanga, Vivre vite ! de Carlos Saura, Christine de John Carpenter, No Sex Last Night de Sophie Calle, La Ballade de Genesis et Lady Jaye de Marie Losier… — FESTIVAL DU FILM DE BELFORT ENTREVUES, festival du 21 au 28 novembre, à Belfort www.festival-entrevues.com


LE CHANT DES IGNORÉS Par Nicolas Bézard

Elle fut le chaînon manquant entre le Néoréalisme et la poésie contestataire de Pier Paolo Pasolini : la pionnière du cinéma documentaire italien Cecilia Mangini aura les honneurs d’une séance spéciale lors de la 36e édition du festival Entrevues. S’affirmant comme le « festival international du jeune cinéma indépendant et novateur, » les EntreVues belfortaines n’en oublient jamais le dialogue essentiel avec les figures du passé, conscientes que les œuvres du patrimoine sont parfois plus modernes que la modernité elle-même. À ce titre, l’œuvre immense et encore méconnue de Cecilia Mangini, disparue en janvier dernier à l’âge de 93 ans, vaudrait d’être qualifiée de « classique moderne, » tant elle recèle un trésor d’inspirations et d’enseignements.

Cecilia Mangini, Panarea, 1952

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Riche, sinueuse, parfois empêchée, la trajectoire artistique de cette grande femme d’image se confond avec celle du cinéma transalpin dans le courant du 20e siècle. Née en 1927 dans la ruralité des Pouilles, Cecilia Mangini est une enfant du sud de l’Italie. Un sud pauvre, sous-développé, où la mort peut frapper en plein soleil, au coin de la rue, mais aussi un Midi gorgé de mythologie, de rites et de croyances ancestrales vers lesquels la réalisatrice ne cessera de revenir tout au long de sa vie. Délaissant cette Italie méridionale au profit d’un nord moins touché par la crise économique, la famille de Mangini s’installe à Florence en 1933. La fillette devient une « enfant de la Louve » contrainte de vouer obéissance au fascisme et de subir une politique de propagande visant en priorité la jeunesse. Cette rhétorique visuelle conçue pour manipuler les masses est


La canta delle marane, 1962

le creuset paradoxal dans lequel se forge le regard de la future photographe et cinéaste. Paradoxal, car c’est en fréquentant les Cineguf, cercles cinématographiques institués par la doctrine mussolinienne, que cette autodidacte découvre quelques chefs-d’œuvre du réalisme poétique français miraculeusement passés sous les radars de la censure. Paradoxal encore, puisque c’est en se confrontant à ce flot de programmes menteurs et mystifiants qu’elle prend la mesure du vertigineux pouvoir qu’une image peut exercer sur les consciences. Cette révélation précoce sera d’ailleurs à l’origine, en 1962, d’un film de montage constitué presque exclusivement des images ayant servi à la propagande des dictatures allemande et italienne, All’Armi, Siam Fascisti, œuvre de dénonciation aussitôt censurée par le pouvoir démocrate-chrétien de l’époque, au prétexte qu’elle lève le voile sur des collusions entre le Vatican et le régime du Duce. Aussi corrompus soient-ils, les Cineguf font donc office de première école du regard pour la jeune femme passionnée d’image. De manière intuitive, elle y apprend la puissance expressive du cadrage, l’importance de la composition, la poésie du noir et blanc et des gris. « Tout ce qui a à faire avec la vie est bien plus lié à l’image qu’à la parole écrite » déclarera-t-elle en 2009, ajoutant : « Je crois qu’entre cinéma et photographie, la contiguïté est telle qu’il 60

n’existe pas de frontière entre l’un et l’autre, car les deux sont régis par un seul empire, celui de l’image, qui communique une grande quantité d’informations et même de sentiments, en négatif et en positif. » Si elle parfait sa culture du 7e Art dans les cinéclubs de la Florence d’après la débâcle, accusant le choc esthétique et social des premiers films néoréalistes des Roberto Rossellini, des Vittorio De Sica, c’est bien vers la photographie qu’elle se dirige d’abord, composant une œuvre somptueuse et pétrie d’humanisme, redécouverte en 2017 à l’occasion d’une large exposition au Musée des Arts et Traditions Populaires de Rome. Du début des années 50 jusqu’au milieu des années 60, son appareil à la main – ou plutôt au cou, la photographe privilégiant les moyens formats à visée poitrine qui permettent de déclencher sans être confondu – Cecilia Mangini s’attache à rendre visibles les angles morts de l’Italie d’après-guerre, celle des oubliés du progrès économique et des victimes d’une disparité Nord-Sud qui va en s’aggravant. De la blancheur métaphysique des carrières de ponce sur l’île de Lipari aux brumes des banlieues nouvelles de Milan, en passant par le Nord Vietnam dont elle rapporte, avec son époux Lino Del Fra, une centaine de photographies en 1965, c’est la même urgence qui semble l’animer : raconter, avant qu’il ne disparaisse, le quotidien du petit peuple confronté à la mutation brutale, sauvage, de son environnement.


Le cinéma n’est jamais aussi fort que lorsqu’il filme une chose pour la dernière fois. Sur le fond comme sur la forme, les clichés rapportés par Mangini contiennent en germe tout ce qui fera la singularité de son cinéma documentaire, véritable prolongement esthétique et moral de son geste de photographe. Elle convoquera à nouveau cette Italie mystique immortalisée en photo dans le très beau Stendali (1959), enregistrant un rite de lamentation dans une enclave hellénophone de la région de Salento, au cœur de ses Pouilles natales. Usant de procédés de montages hérités des réalisateurs de l’avant-garde russe – Eisenstein, Vertov, Koulechov –, la cinéaste explore les conséquences des inégalités qui fracturent le pays en deux mondes inconciliables, signant coup sur coup Brindisi, Essere Donne et Tommaso (1965). La pièce centrale du triptyque est un manifeste féministe d’une rare acuité. Il démontre avec une virtuosité dialectique étonnante comment le capitalisme, obsédé par sa perpétuation, s’appuie sur les racines patriarcales du pays pour entretenir, au sein même de la structure qui les exploite, l’inégalité entre les hommes et les femmes.

leurs affinités politiques, les deux ont en commun cette empathie pour la marge. Aussi, la première demandera au second d’écrire les commentaires de plusieurs de ses films, à commencer par son court métrage liminaire relatant l’errance dans les bidonvilles romains d’une jeunesse livrée à elle-même. Intitulé Ignoti alla Città (« Inconnu à la ville »), le film est inspiré du roman de Pasolini Le Ragazzi di Vita (« Les garçons de vie »). Il sera sans surprise censuré pour incitation à la délinquance, là où le roman de Pasolini avait déjà fait l’objet d’un jugement pour obscénité, la doxa dominante ne pouvant souffrir le cri de ceux qu’elle considérait alors comme ses ennemis – fut-ce en réalité un chant remonté des ornières et des fossés, ce beau, ce triste chant des ignorés. — FESTIVAL DU FILM DE BELFORT ENTREVUES, festival du 21 au 28 novembre, à Belfort www.festival-entrevues.com

Affinant une méthode documentaire basée sur la reconstitution du réel avec assentiment des protagonistes jouant devant la caméra leur propre rôle, Cecilia Mangini témoigne, à la manière d’une sismologue, des tremblements et soubresauts de l’âme italienne prise dans les rais contradictoires de l’économie de marché. Son observation l’amène tout naturellement à se rapprocher des êtres et des territoires marginaux, là où les secousses les plus violentes se font sentir, et où l’injustice fait naître un sentiment légitime de révolte. Ainsi, ce n’est pas un hasard si le destin de cette figure militante est étroitement lié à celui de Pier Paolo Pasolini, artiste non moins connu pour ses engagements. Outre Essere donne, 1965

Stendali - suonano ancora, 1960 61


Cinq fois Le Kiosque Par Caroline Châtelet

Suivant les dernières années d’un kiosque à journaux parisien, le film documentaire Le Kiosque d’Alexandra Pianelli offre une passionnante fenêtre sur le monde. 1. La première fois que j’ai regardé Le Kiosque d’Alexandra Pianelli, c’est en mars 2020. Le confinement venait de débuter et je pressentais qu’il serait plus que morose. Que je ne ferais définitivement pas partie de la cohorte de ceux affichant sur les réseaux sociaux et dans la presse leur bonheur et leur épanouissement nés de cette période de vacances. La mort était là, tout près, et l’amour fou allait peut-être même me glisser entre les doigts. Il fallait bien des films, alors. Des films pour voir d’autres vies que la mienne. Des films pour travailler dans l’espoir d’une réouverture future des salles de cinéma. Des films pour déjouer les insomnies. Des films pour regarder au lointain, alors que l’horizon s’était rétréci comme jamais. Des films pour convertir en imaginaire et réflexions fertiles ce temps oppressant, en suspens. Des films où des personnes sans masque se parlent, se touchent, 62

où l’autre ne représente pas un danger. Des films rappelant, en somme, que l’expérience de l’altérité, la rencontre, sont constitutifs de nos existences. « Ce » film, j’en avais un peu entendu parler. Je savais que son tournage, qui s’était étalé durant six années à compter de 2008, avait été réalisé au téléphone portable et à la GoPro ; et qu’il s’agissait d’une affaire de famille. Une affaire matrilinéaire, même : la réalisatrice trentenaire Alexandra Pianelli a tourné dans un kiosque à journaux sis dans le très bourgeois XVI e arrondissement de Paris. Apportant du renfort à sa mère qui gérait le lieu, la plasticienne diplômée des Arts décoratifs de Strasbourg s’inscrivait, du même coup, dans un héritage familial, sa grand-mère et son arrièregrand-mère ayant elles-mêmes tenu la boutique. C’est une plongée au cœur de cet espace, de ses rouages, professionnels comme amicaux, que le film opère, autant qu’une observation du contexte social et politique français à partir de ce lieu. La sensation d’immersion est sensible dès l’introduction : lorsque le générique se termine – dont la musique signée Olaf Hund constitue un clin d’œil décalé aux compositions des films de S.-F (sauf qu’à l’infiniment grand est substitué ici un infiniment petit) –, le jour se lève sur l’ouverture du kiosque. Alexandra Pianelli s’y étant, comme elle l’explique, laissée enfermer, nous sommes immédiatement au cœur du lieu, dont nous ne sortirons que deux fois. L’une, pour une tentative d’échappée qui achoppera – en raison d’une bête chute. L’autre, lors de la séquence finale, qui dans une image aussi poétique que surprenante prend à rebours l’accablement suscité par la fermeture du kiosque. Dans son ensemble, le film ne va cesser de démontrer qu’un espace, aussi confiné soit-il, peut être une fenêtre sur le monde. Car dans


ce magasin de proximité, des univers très différents se côtoient, des personnes aux antipodes se croisent et pendant une poignée de minutes échangent, se considèrent. Il y a les clients habitués ; ceux de passage ; ceux qui cherchent un renseignement, leur chemin, un abri de la pluie, voire, un ticket de métro ; et il y a les amis (Islam le vendeur bangladais de fruits, Damien le SDF, Christiane la voisine âgée au maquillage incroyable, etc.). Au gré des discussions triviales, prosaïques, se dessinent progressivement les positions et sentiments de chacun, comme des rapports de classe – qui peuvent à la faveur du lieu s’inverser. Cette mise au jour des relations permises par le tournage au long cours et par la légèreté de la « caméra » se retrouve jusque dans les liens entre la mère et la fille. C’est en partie le film qui permet aux deux de communiquer et à la première d’énoncer ses difficultés, comme sa décision de fermer le kiosque pour partir en retraite anticipée. 2. La deuxième fois que j’ai vu Le Kiosque, c’est aux États généraux du film documentaire, à Lussas, en Ardèche, en août 2020. Si le spectre du confinement rôdait encore, il y avait néanmoins une joie à voir des films en salle, et à se dire que cette œuvre rencontrait enfin le public. D’autant qu’il s’agissait de sa première projection physique, publique et en présence de la réalisatrice. Ce qui m’a saisie alors, c’est la manière dont celleci a intégré son travail de plasticienne à son geste de cinéma. Outre la présence de dessins, aquarelles minuscules croquant les habitués, le film est ponctué de saynètes en papier découpé. Donnant à l’ensemble des allures de castelet pour théâtre d’objets, ces séquences qui émaillent le

récit explicitent la situation du kiosque et, plus largement, la crise de la presse et ses enjeux. Soit les liens complexes entre ouvriers du livre, éditeurs et groupes de presse. Reviennent, récurrentes, les questions de la survie de ces petites structures que sont les kiosques, comme l’énième sauvetage de Presstalis (entreprise qui distribue l’ensemble de la presse quotidienne et 75 % de la presse magazine). Par ce petit théâtre de papier et de carton – matériaux pauvres et fragiles renvoyant au monde évoqué –, comme par le recours à d’autres menus objets, la complexité de cette situation nous est exposée de façon ludique. Il y a là un décalage affirmé entre cet infiniment petit et le vaste paysage décrypté – et qui constitue le horschamp du kiosque. Se disent, aussi, les aberrations d’un système, qui par son organisation ne peut qu’être condamné à sa disparition : recevant trois mille titres, la mère d’Alexandra Pianelli renvoie quasiment 90 % de ce qu’elle a acheté. Comment ne pas voir dans ce fonctionnement fondé sur une abondance dispendieuse et le gaspillage une allégorie plus vaste des dérèglements de notre société néolibérale ? Mais formellement, ces choix plastiques « signent » le film : soit un documentaire réalisé par une plasticienne qui, loin d’abandonner son métier initial, le noue à son travail alimentaire. Pour reprendre les termes d’Alexandra Pianelli (tirés d’un entretien avec Joffrey Speno) : « Réaliser un film à partir d’un job alimentaire (ou inversement : choisir un job alimentaire en vue d’un film à faire) me permet de ne plus me diviser entre recherche de moyens pour vivre et temps de création. C’est aussi une manière de questionner le statut de plasticien, ou simplement d’en jouer, de l’inventer. » Et puis, en racontant avec plus de force que ne le feraient des mots les liens

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affectifs tissés avec certains clients, les dessins rappellent que tout (lieu de) travail est incarné, façonné, traversé par les personnes qui l’occupent. 3. La troisième fois que j’ai vu Le Kiosque, c’était pour une écrire une notule à son sujet, à l’automne 2020. Le confinement venait de reprendre, et avec lui la seule possibilité de regarder des films via les écrans de salon ou de poche. Audelà du côté absurde de ne pouvoir accéder au cinéma que par ce biais-là – soit toujours dans un cadre domestique et donc au risque d’être sans cesse contaminé, parasité par son quotidien – il y avait une sorte d’ironie. Car Le Kiosque fait partie de ces films tournés entièrement avec un écran de poche. Avec les contraintes liées à l’espace comme avec la position de la réalisatrice-marchande, il est certain que le film n’aurait pu advenir sans un téléphone portable. Cet objet quotidien, banalisé, permet de capter des gestes intimes, des soubresauts infimes, sans affecter le mouvement du petit monde qu’il observe. D’ailleurs, avec le perfectionnement incessant des smartphones, de plus en plus de réalisateurs se saisissent de cet outil : citons l’Afghan Hassan Fazili dans Midnight Traveler (sorti en salles en juin 2021) ; l’Italien Agostino Ferrente dans Selfie ; le Chinois Ai Weiwei dans Coronation ; etc. Si les motivations à tous ces projets sont à chaque fois singulières, il y a bien 64

émergence ici de nouvelles pratiques et naissance de films qui n’auraient jamais vu le jour sans ce médium. Une hypothèse : si l’on ose un parallèle avec la vidéo, dont les féministes ont à la toute fin des années 60 commencé à se saisir (permettant l’émergence de paroles jusqu’alors invisibilisées), l’on peut avancer que ce récent médium sans histoire va accompagner à sa manière l’irruption de nouveaux récits. 4. La quatrième fois que j’ai vu Le Kiosque, c’est en mars 2021. Le film aurait dû sortir en salles à ce moment-là, mais voilà… Foin de liberté de sortir, j’ai décidé de le partager avec un ami peu connaisseur de cinéma documentaire. Le découvrir avec lui, c’était aussi avoir le plaisir de le retraverser par ses yeux et ses émotions. Il a ri, souvent. Surtout, il en est sorti très étonné, surpris par la forme, le sujet, l’humour. Le film a balayé toutes ses idées reçues sur ce qu’est un documentaire – qu’il pensait comme forcément à visée pédagogique, donc plutôt didactique et alternant dans un format académique images d’archives et entretiens face caméra. Il me fit remarquer à quel point la dramaturgie en était rigoureuse et soignée, l’entremêlement entre la petite vie du lieu, son fonctionnement exposé scrupuleusement, les explications sur la crise de la presse et l’actualité politique et sociale (notamment les manifestations liées au vote en 2013 de la loi


pour le mariage pour tous) s’articulant finement. Un tel récit, avec ses moments d’émotions, la mort de l’un des personnages ou, encore, la confrontation de Damien le SDF offrant de l’argent à une jeune femme pour qu’elle puisse s’acheter un ticket de métro, serait passé pour bien peu crédible dans une fiction, invraisemblable. Or là, par la grâce des personnes réunies, par la belle présence (joyeuse, spontanée, taquine et intelligente) de la réalisatrice, par la subtilité du montage, il se déploie un récit essentiel aussi émouvant que puissant. Qui, en prenant le pouls de la société française, rappelle à quel point ces solidarités minuscules et ces amitiés aident à vivre. « J’aime bien que le kiosque soit une cachette » glisse dans une séquence Zoé, amie et réalisatrice venue visiter Alexandra Pianelli. Une cachette, oui, par l’entremise du film ce lieu en devient une : de celles que les enfants s’inventent pour regarder par un trou de serrure ce qui les entoure et tenter d’en saisir les mécanismes.

les spectateurs à aller y voir ? Dans une période où la capacité de prescription de la critique est depuis bien longtemps remisée, où la rentrée s’annonce plutôt tendue côté fréquentation, dans les cinémas (comme dans les théâtres) ; où les pratiques culturelles sont profondément remodelées par la pandémie, une certitude demeure : il importe de continuer à partager de tels films. Soit des œuvres qui n’ont rien d’univoque, dont l’horizon de lecture ne cesse de se renouveler, s’enrichir et d’élargir à d’autres réflexions et émotions. Car se mettre à leur écoute, c’est regarder le monde différemment, pour, qui sait, ensuite le considérer autrement. — LE KIOSQUE, documentaire d’Alexandra Pianelli, 78 min, sortie en salles le 6 octobre

5. La cinquième fois que j’ai vu Le Kiosque, c’est pour cet article. Depuis la fin de la réalisation, plusieurs des personnages du film sont morts, tandis que le contact avec d’autres a été définitivement perdu. La vie a continué, et le film sort – enfin – en salles. Si la presse (France inter, Le Monde, Télérama, L’Obs, etc.) est d’ores et déjà unanime, si les prix en festivals se sont succédé, cela suffira-t-il à décider 65


Robin Hunzinger total amour

Par Nathalie Bach

Réalisé par Robin Hunzinger et co-écrit avec sa mère, Claudie Hunzinger, Ultraviolette et le gang des cracheuses de sang est un long-métrage documentaire. 74 minutes d’une intimité éclatante. En 2006, vous aviez réalisé Où sont nos amoureuses. Ultraviolette et le gang des cracheuses de sang annonce-t-il le second volet de ce que l’on peut considérer comme un diptyque ? À vrai dire, il est question d’un triptyque, mais c’est pour plus tard, là je travaille à un autre projet. [rires] Mais oui, bien sûr, même si chronologiquement Ultraviolette se passe dans la première partie de la vie d’Emma Pitoizet, ma grandmère. Où sont nos amoureuses relatait les amours qu’elle avait eues avec Thérèse Pierre tout en parcourant leurs destins croisés. L’une qui allait se marier et vivre la Seconde Guerre mondiale dans une Alsace annexée par l’Allemagne nazie et l’autre qui allait s’engager dans la résistance, arrêtée en 1943 par la police anticommuniste de la Gestapo et morte sous la torture. Ultraviolette et le gang des cracheuses de sang, c’est donc l’histoire d’Emma et de Marcelle, juste avant qu’Emma ne rencontre Thérèse. 66

Les deux films ont été écrits avec l’artiste et auteure Claudie Hunzinger, votre mère, qui marque aussi Ultraviolette par sa voix. C’est elle qui lit les lettres de l’amoureuse de sa mère, donc de votre grand-mère, on entend son émotion. Il se trouve que pendant le montage quand nous travaillions sur le texte, Claudie faisait la voix off. La proximité qu’elle avait en disant ces mots est devenue une évidence. D’autant que l’écriture de Marcelle est d’une grande beauté, à mi-chemin entre Sylvia Plath et Violette Leduc. Elles ont été publiées ? Pas telles quelles, mais Claudie en a fait un livre, L’incandescente (Grasset). Elle connaissait cette correspondance qu’elle avait découverte à 18,19 ans. Emma est morte en 1987, elle avait tout conservé, tout classé. De mon côté j’ai été fasciné par l’écriture de Marcelle, j’ai eu envie d’en faire un film. Mais je n’avais aucune photo d’elle et j’ignorais son nom patronymique. J’ai fait des recherches dans la famille et c’est dans d’autres albums photos d’Emma des années 20 que j’ai trouvé Marcelle. Je dis trouvé, parce qu’instinctivement, tout de suite et de façon fulgurante j’ai su que c’était elle et aussi à la façon dont la photo avait été rangée dans l’album. Elle était face à Emma la blonde,


exemple ressemblent beaucoup aux personnages que l’on peut avoir. Je savais qu’en faisant vraiment un tour de l’Europe, j’allais trouver des choses. C’est assez fastidieux parce que la plupart des gens filment leurs enfants et leurs amoureux, mais au début ! [rires] Ce qui est vraiment passionnant ce sont les amateurs qui en ont fait leur vie entière et sortent de ce registre. Au départ, je suis allé chez Inédits. C’est un rassemblement de cinémathèques européennes qui s’occupe du cinéma amateur. Ils m’ont accueilli à Caen pour parler de mon projet et une personne qui s’occupait d’un centre d’archive, Ciclic, m’a invité, une bourse a même été créée pour me faire venir et j’y ai passé quelques mois. J’ai très vite compris que les thésaurus que l’on peut avoir ne marchent pas, que les regards, les gestes tels que je les cherchais, je ne les trouverais pas. En revanche, je savais qu’en expliquant bien ce que je recherchais aux personnes s’occupant du référencement, elles auraient des idées. De fil en aiguille, j’ai dû passer 400 heures chez eux. J’ai continué chez moi, c’était juste avant le premier confinement. Puis j’ai trouvé d’autres choses chez Pathé-Gaumont, à Paris à la bibliothèque. Et après, j’ai poursuivi avec une documentaliste-recherchiste qui avait déjà beaucoup travaillé sur les femmes. Le travail d’archives a pris à peu près deux ans. elle, la petite brune avec ses cheveux à la garçonne, c’était évident. C’est en continuant que j’ai pu trouver son nom entier, le parcours de sa vie et son lien avec ma grand-mère. C’est à Bordeaux plus précisément que j’ai pu retrouver non seulement des photos de Marcelle mais aussi toutes celles des filles qui étaient au sanatorium avec elle. Au départ, nous n’avions que des prénoms, nous avons pu reconstituer des vies entières, c’était incroyable. La première fois que vous avez lu les lettres de Marcelle, qu’est-ce que cela a provoqué chez vous ? Je suis tombé assez amoureux d’elle ! Sa grande incandescence, justement, m’interrogeait sur qui elle était, j’ai eu envie d’en savoir le plus possible et bien après son amour avec ma grand-mère. Je suis vraiment content d’y être parvenu, on peut dire qu’elle m’a habité pendant quatre ans ! À tel point que lorsqu’Ultraviolette a été terminé, j’ai eu un vrai baby blues, d’elle mais de tous les personnages aussi. Vous avez fait un travail de collecte d’archives très important, quel a été le chemin ? En faisant Où sont nos amoureuses j’avais découvert que quelquefois dans les archives amateurs, on tombe sur des personnages dont les gestes par

Cette histoire d’amour est aussi une histoire de mort, en toile de fond perpétuelle. Parce que si Marcelle écrit ces lettres si intenses, c’est aussi qu’elle a été obligée de se soigner dans un sanatorium. Même si elle sublime tout tout le temps et veut « brûler les autres de sa vie. » De sa lumière ultraviolette ? Parce qu’elle irradie. Elle est une héroïne qui cherche toujours à s’échapper et à échapper à toute contrainte et elle est là, enfermée comme toutes les autres, avec des traitements douloureux. C’était d’ailleurs très troublant de travailler en plein confinement sur ces femmes confinées dans un sanatorium, ce n’était pas rien. Pendant que l’on entend les magnifiques mots d’amour de Marcelle, il y a des images d’archives médicales qui nous rappellent non seulement la violence des ravages de la tuberculose mais aussi la rudesse des soins prodigués à cette époque. Et encore, on en a enlevé une bonne partie la dernière semaine de montage ! Mais c’est bien de les voir, on savoure les progrès de la médecine ! C’est vrai, on les charcutait ces jeunes filles magnifiques. Elles sont très stoïques, la douleur est rarement évoquée dans leurs lettres… 67


être parce que la mort est proche, il y a une espèce d’effervescence incroyable où les choses sont à la fois très lumineuses et très sombres. Dans Ultraviolette, on monte, on descend dans le travail des images. Je suis allé voir du côté du cinéma expérimental des années 20 et 30 et là, pareil, j’ai trouvé des images qui avaient une énergie et une modernité de folie. J’ai l’impression que ces filles sont derrière nous et quand on les regarde, elles sont vraiment devant nous. Comme si étrangement on voyait un avenir venu du passé. Elles vivent avec une force incroyable et nous rappellent que tout est possible. Les lettres de Marcelle disent aussi quelque chose d’important. Son amour pour Emma n’est à aucun moment contrarié par un ou des hommes. Encore mieux, ils ne sont tout simplement jamais évoqués. C’est vrai, dans une correspondance qui contient tout de même près de 3000 lettres !

Elles sont pourtant nombreuses à mourir, mais vous allez bien plus loin dans le parcours de ces femmes. Il y a notamment Bijou qui deviendra écrivain mais qui bien des années plus tard mourra en déportation à Auschwitz. Elle y rencontrera d’ailleurs Charlotte Delbo. Dans votre travail en général, l’histoire, la guerre, la mémoire sont des thèmes omniprésents. Ultraviolette est une façon de rendre à ces jeunes femmes leur destin ? Comme Marcelle est une héroïne, au départ je voyais vraiment ce film comme un road-movie, une route au sens large. La route de la vie. On est dans les années 20, dans un moment d’espoir, de création, c’est un véritable laboratoire de modernité. Ou l’homosexualité, en particulier féminine, était plutôt bien acceptée. Oui, rien n’est codé pour les filles. On ne se méfie pas d’elles, elles osent absolument tout et elles font ce qu’elles veulent même si cette épouvantable tuberculose embarque les gens par milliers. Peut68

De l’époque de votre grand-mère à celle d’aujourd’hui, quel est votre sentiment sur la condition féminine ? Pour vraiment bien répondre, il faut être historien, ce que je ne suis pas, moi je me contente d’éclairer mes personnages. Mais une des plus belles choses qui me soient arrivées en faisant des films, c’est d’avoir fait émerger le nom de Thérèse Pierre. Personne ne la connaissait. Il y a quelques mois avant le second confinement, la mairie de Paris m’a appelé et les élus ont décidé de faire un square à son nom, donc de la reconnaître comme résistante. On commence à parler d’elle dans plusieurs livres. Je suis fier d’avoir contribué à sa reconnaissance. Mon lien est très fort avec les gens autour desquels j’ai travaillé, donc que j’ai aimés. Dziga Vertov disait que la fiction était l’opium du peuple, vous partagez ce point de vue ? Non, parce qu’heureusement il y a des fictions magnifiques ! Mais je ne suis pas un démiurge. Si je suis tant attaché au film documentaire c’est parce que le réel me passionne et que dans le réel j’ai des fictions tous les jours devant moi que je ne pourrai jamais inventer ou imaginer. Et faire des films comme je les fais, c’est aussi tout simplement ma liberté. — ULTRAVIOLETTE ET LE GANG DES CRACHEUSES DE SANG, Robin Hunzinger, Ana films www.anafilms.com www.lacavale.net


Frontières incandescentes Alors que tout brûle sous la plume acérée de Maria Pourchet, Caroline Coutau nous plonge dans le mécanisme des passionnantes (et passionnées) éditions Zoé.


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Être éditeur frontalier Par Nicolas Querci ~ Photo : Arno Paul

La littérature ne connaît pas de frontières, mais il n’en va pas de même avec les livres. Caroline Coutau, directrice des éditions Zoé, une maison suisse qui publie des textes en français, raconte dans le deuxième épisode de la série de Novo consacrée aux éditeurs comment elle s’ingénie à leur faire traverser la frontière. Plus encore que les petits éditeurs indépendants, les éditeurs francophones ont souvent bien du mal à se frayer un chemin jusqu’aux tables des librairies. Or, pour ces maisons essentiellement belges, suisses ou québécoises qui publient des textes d’une qualité littéraire remarquable, l’accès au marché français, plus important que leurs marchés domestiques, est un enjeu capital. Situées en Suisse, à côté de Genève, les éditions Zoé sont probablement l’une des maisons francophones les plus reconnues dans le pays de Voltaire et des prix littéraires. Mais il a fallu déplacer des montagnes pour en arriver là. 71

Créées en 1975 par Marlyse Pietri, dans une sorte d’élan utopique, les éditions Zoé commencent par publier des récits de vie que la fondatrice et ses trois associées impriment elles-mêmes. Puis, seule à bord, Marlyse Pietri emploie toute son énergie à défendre la littérature suisse en éditant des auteurs du patrimoine comme Nicolas Bouvier ou Robert Walser, et en publiant des écrivains comme Jean-Marc Lovay, Catherine Safonoff ou Matthias Zschokke. En 1992, elle trouve un diffuseur-distributeur en France, Harmonia Mundi, pour présenter et acheminer ses ouvrages aux libraires français. De son côté, Zoé s’occupe de la diffusion-distribution en Suisse des éditeurs du catalogue d’Harmonia Mundi, ce que la maison a récemment cessé de faire. Considérée comme l’un des meilleurs éditeurs littéraires suisses, Zoé acquiert une certaine notoriété en France, symbolisée en 2009 par l’attribution du prix Femina étranger à Matthias Zschokke pour Maurice à la poule, un exploit pour une maison étrangère. En 2011, Marlyse Pietri se retire et passe le flambeau à Caroline Coutau. Depuis dix ans, cette Genevoise continue de promouvoir les lettres suisses et de faire découvrir de jeunes auteurs, y compris venus d’ailleurs, notamment des pays du Commonwealth. Aujourd’hui, le catalogue de Zoé compte plus de 900 titres. La maison emploie six personnes — représentante comprise — et publie en moyenne 25 livres par an. À la veille de la rentrée littéraire, au cours de laquelle elle défendra quatre nouveautés, Caroline Coutau évoque son arrivée chez Zoé, l’organisation et l’évolution de sa société, son travail d’éditrice et les difficultés qu’elle doit surmonter pour que ses livres puissent passer la frontière.


arrivée en 2008. Je me suis d’abord chargée de la presse et des livres dont elle avait moins envie de s’occuper. Et puis, j’avais appris chez Labor et Fides à chercher de l’argent, ce qui me rendait tout à fait intéressante… Le courant est bien passé, humainement, mais aussi au niveau des goûts. Assez vite, elle m’a donné à lire la première version de la traduction de Maurice à la poule, de Matthias Zschokke. J’ai lu ce livre et me souviens m’être sentie si chanceuse, et heureuse, de travailler dans la maison qui publie en français un auteur d’une telle vitalité, d’une telle drôlerie, d’une telle intelligence, d’une telle mélancolie. C’était une véritable découverte pour moi. Zschokke a reçu le prix Femina étranger avec ce livre l’année suivante.

Nous sommes en 1977, Arlette Avidor, Sabina Engel et Marlyse Pietri (de gauche à droite) réimpriment Reportages en Suisse de Nicolas Meienberg dans le garage de Peschier à Genève. Photo : DR.

Après avoir travaillé dans le milieu de la danse contemporaine et avoir longtemps vécu à l’étranger, vous avez découvert l’édition en revenant en Suisse, au début des années 2000, chez Labor et Fides, un éditeur protestant, puis chez Noir sur Blanc, qui publie des traductions de pays d’Europe de l’Est. Comment êtes-vous arrivée chez Zoé ? En tant que Genevoise, je connaissais un peu le catalogue de la maison. J’avais lu quelques titres, comme Pipes de terre et pipes de porcelaine, de Madeleine Lamouille, paru en 1978 et que l’on vient de rééditer. C’est un récit de vie, qu’on peut qualifier de littérature ouvrière, mais avec une expression et une vitalité qui en font de la littérature tout court. Un autre livre m’a beaucoup marquée — nous l’avons aussi réédité —, La Vache, de Beat Sterchi, qui est d’une violence et d’un réalisme renversants sur la paysannerie en Suisse. Le livre est sorti en allemand en 1983, puis en français en 1987. C’est Gilbert Musy, que je n’ai pas connu, qui l’a merveilleusement traduit. C’est également grâce à lui que Matthias Zschokke est arrivé chez Zoé. Donc je connaissais l’existence de cette maison, je savais qu’elle était professionnelle, importante, mais rien de plus. Un jour, j’ai appelé les éditions Zoé. Par chance, c’est Marlyse Pietri qui m’a répondu. Je ne la connaissais pas. On a parlé un moment au téléphone. Elle m’a dit qu’elle venait d’engager quelqu’un, mais qu’elle acceptait de me rencontrer. On a passé une longue après-midi ensemble. Six mois après, elle m’a appelée pour me dire qu’elle m’engageait. Je suis 72

Est-ce qu’il y a une figure d’éditeur qui vous inspire ? S’il y a un éditeur qui m’inspire, c’est Jérôme Lindon. D’abord parce que j’ai lu beaucoup de titres des Éditions de Minuit, de ce qu’on appelle le Nouveau Roman, beaucoup de sciences humaines, aussi, pour mes études de linguistique. Et puis Jérôme Lindon savait conjuguer une vision à la fois littéraire et entrepreneuriale. Un bon éditeur — en tant que dirigeant d’entreprise — est quelqu’un qui trouve le juste équilibre entre l’aspect culturel et littéraire du livre d’une part, et la gestion commerciale d’autre part. Cette tension m’intéresse. On doit se salir les mains. Quand j’étais très impliquée dans la danse contemporaine, la logique était différente : que la salle soit vide ou pleine, les gens étaient payés. Tandis que si nous publions cinq livres de suite qui se vendent à 200 exemplaires, ça va être difficile… Il y a un côté risque, jeu, qui me plaît. Il faut gérer cette pression, avec d’un côté des employés à qui l’on doit un salaire décent, des imprimeurs à payer, de l’autre, des bons textes qu’il faut faire lire dans et au-delà des frontières et enfin des auteurs qui ont tous des attentes différentes vis-à-vis de l’éditeur. Comment s’est passée la reprise en 2011 ? Pour Marlyse Pietri, c’était prévu depuis le début. Pour moi, pas vraiment… Quand elle m’a appelée pour m’engager, elle m’a dit qu’elle comptait me remettre la maison dans les deux ans. On va dire que j’ai entendu, mais que je n’ai pas vraiment écouté. En 2011, j’ai dû apprendre à diriger, ce qui n’était pas forcément dans mon caractère. J’ai peu à peu trouvé comment diriger en me sentant à l’aise : prendre des décisions et gérer les problèmes, mais sans imposer les choses, dans le dialogue. Le pouvoir n’était vraiment pas ce qui m’attirait quand j’ai racheté la maison.


Vous n’avez jamais eu envie de créer votre propre maison ? Non, parce que je me sens chez moi, ici. Je pense que Marlyse Pietri a construit un superbe catalogue que je développe et défends désormais à ma manière et à mon goût. Depuis dix ans, beaucoup de nouveaux auteurs sont arrivés, l’équipe est plus importante, une nouvelle façon de travailler s’est mise en place. Ma mission consiste notamment à faire passer la frontière à des livres et à des auteurs qui le méritent, alors que l’on se trouve dans un petit pays, pas toujours bien considéré sur le plan culturel ou littéraire, même si les choses sont plus faciles qu’avant. En dix ans, une nouvelle génération d’auteurs est née. Ils sont très jeunes, avec une autre vision du monde que la mienne, elle m’intéresse. Il y a eu la création de l’Institut littéraire suisse de Bienne, en 2006, où l’on enseigne à écrire, ce qui a été critiqué au départ. Pas tellement du côté alémanique, mais du côté romand, où comme en France, on a longtemps pensé que l’écriture ne s’apprend pas. Peu à peu, les gens se sont rendu compte que la question n’était pas d’apprendre à avoir du génie, mais d’apprendre à travailler. L’Institut a contribué à faire émerger des auteurs, dont plusieurs sont arrivés chez Zoé, comme Elisa Shua Dusapin. Il y a aussi des collectifs d’auteurs très jeunes qui se sont constitués, qui pratiquent la littérature sous des formes ludiques et inhabituelles, par exemple en signant à plusieurs un texte, en faisant des jeux littéraires, des performances… Comment se répartit votre temps de travail, entre l’éditorial, l’administratif, la promotion, etc. ? J’aurais du mal à vous faire une réponse simple. Tout se mélange tout le temps. Dans l’idéal, quand je travaille sur un texte, j’évite de regarder les mails. Mais bien sûr, c’est un vœu pieux. En général, je travaille sur les textes chez moi, le plus souvent le week-end. Le silence nécessaire, c’est compliqué de l’avoir au bureau. Mais je remarque que même sans être dérangée, je peine à me concentrer pendant la journée sur un temps long. Quand je fais de l’édito pendant une demi-heure, j’envoie vite trois mails ensuite pour me libérer l’esprit, une réponse à un auteur, un rappel au graphiste, une question à l’attachée de presse. Combien de manuscrits est-ce que vous recevez ? À peu près mille manuscrits par an, par la poste. De Suisse, mais aussi de France, de Belgique, du Canada ou d’Afrique francophone. Sur les mille, on en retient en moyenne un. Et puis bien sûr, c’est l’essentiel, il y a les nouveaux textes qui arrivent de nos auteurs, qui écrivent à des rythmes différents. Certains, c’est tous les quatre ans, d’autres tous les dix-huit mois.

Est-ce que vous êtes leur « premier choix », ou est-ce qu’ils envoient d’abord leurs textes à des éditeurs français ? Ça dépend des uns et des autres. Il y a heureusement de moins en moins de hiérarchie. Pour les auteurs suisses, oui, nous sommes souvent leur « premier choix ». Mais je vois bien que pour les Français, nous sommes encore souvent un « deuxième choix ». En général, les textes que nous recevons de France sont moins intéressants. Évidemment pas parce que les auteurs français sont moins bons, mais parce qu’ils s’adressent d’abord à des éditeurs français qui les ont refusés. Cela dit, nous recevons aussi de très bonnes choses. Par exemple, lorsque les Éditions Buchet-Chastel ont cessé la collection « Qui vive », j’ai publié Colombe Boncenne, après quoi d’autres écrivains publiés dans cette collection nous ont envoyé des textes de très bonne qualité. Ensuite, c’est une question de goût. Si le texte ne m’emballe pas suffisamment, je ne serai pas capable de le porter assez fortement une fois édité. La promotion demande une telle énergie que le manuscrit doit nous enthousiasmer pour bien la faire, c’est une vraie condition. Et puis il faut avoir à l’esprit que lorsque l’on prend un nouvel auteur, il va continuer d’écrire. Et moi je ne peux pas faire plus de vingt grands formats par an, toujours pour ces raisons promotionnelles. Je dois aussi penser à des choses pragmatiques. Comment est-ce que vous décidez de retenir un texte ? Si je suis sûre de moi, je décide seule. Parfois, j’ai besoin de discuter, pour entendre un avis masculin, ou plus jeune, etc. Nous n’avons pas de comité de

L’équipe actuelle de Zoé, presque au complet (il manque Sarah Perdrizat), de gauche à droite : Sandy Monney, Christelle Rauber, Yannick Stiassny, Manuella Mounir, Caroline Coutau.

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lecture. Pour les textes allemands, c’est Camille Luscher qui propose. Elle est à cheval entre Berlin, la Suisse alémanique, Genève et Lausanne, très introduite dans le milieu littéraire. Elle connaît parfaitement la ligne de la maison. Quand elle a envie de défendre un livre, elle traduit quatre ou cinq pages, ce qui me permet de me faire une idée. Pour l’anglais, j’ai hérité d’une merveilleuse scout, Regula Locher, qui a notamment déniché Richard Wagamese. Elle repère des auteurs des pays du Commonwealth, qui ont une histoire de colonisés, avec deux cultures, plusieurs langues… Cela engendre souvent une créativité particulièrement intéressante. La sensibilité au plurilinguisme et au multiculturalisme, il est possible que nous y soyons plus réceptifs en tant que Suisses. Est-ce que vous intervenez beaucoup sur les textes ? Cela dépend de chacun. Par exemple, avec Catherine Safonoff, une très grande auteure, j’ai un rôle minime. Parfois, sur un passage, je vais lui dire que j’ai l’impression qu’elle cherche à séduire. Elle peut me répondre avec un petit sourire espiègle et lumineux, et modifier. D’une manière générale, je traque la complaisance, la posture. C’est une chose qui ne m’intéresse pas du tout. Avec d’autres, il faut parfois réorganiser la structure, le déroulement narratif, développer un personnage… Mon rôle se situe en retrait. Si on décide de publier un texte, c’est qu’il est déjà assez bon. Et moi, je n’écris pas, je n’ai pas d’imagination. Je suis vraiment là pour essayer de comprendre ce que cherche l’auteur et l’aider là où il ou elle peine à aller.

Il se passe combien de temps entre le moment où vous recevez un texte et celui où il paraît ? En moyenne, dix-huit à vingt mois. Mais ça reste très variable. Il peut y avoir deux ou trois versions d’un texte, mais cela peut aller jusqu’à huit versions. Certains ont déjà beaucoup travaillé, jeté, supprimé, repris avant de me donner leur manuscrit, d’autres moins. Il y a aussi qu’avec le calendrier du diffuseur en France, il faut donner les programmes tôt. Aujourd’hui, fin août 2021, mon programme de l’an prochain est quasiment bouclé. Si demain je reçois un texte génial, il ne paraîtra qu’en 2023. Comment est-ce que vous établissez votre programme de parutions ? J’essaye de faire en sorte que les générations et les genres soient bien équilibrés. Les domaines français et étranger aussi. Il y a également des auteurs qui sont attendus par les libraires, d’autres moins. C’est un équilibre assez savant. Par exemple, nous sommes en pleine préparation des œuvres complètes de Gustave Roud, immense poète suisse : quatre volumes de 1 500 pages en coffret, deux éditeurs scientifiques et quatre juniors… J’avais prévu de publier en mai prochain. Mon directeur commercial chez Harmonia Mundi m’a dit que j’étais complètement folle ! « En mai, c’est déjà l’été, il faut des choses légères… » Les œuvres complètes de Gustave Roud sortiront en automne 2022. Et le tirage ? En fonction de l’historique de l’auteur. Si on a vendu 5 000 exemplaires d’un auteur, je vais me baser là-dessus. Parfois, avec un nouveau roman pour lequel j’ai un bon pressentiment, je peux me dire que ça vaut la peine de commencer tout de suite à 3 500 exemplaires. Mais le tirage moyen est de 2 500 exemplaires. Quand je suis arrivée, il était de 1 500-2 000. On a progressé, même si ça reste des petits tirages. À partir de 4 000 exemplaires vendus, je suis contente. Pour nous, un livre que l’on vend à 10 000 exemplaires, c’est très bien. Quels sont les best-sellers de la maison ? C’est L’Analphabète d’Agota Kristof. On doit être à 40 000 exemplaires. Récemment, Le Garçon sauvage de Paolo Cognetti, Starlight de Richard Wagamese, Hiver à Sokcho d’Elisa Shua Dusapin, aussi, se sont très bien vendus, entre 10 et 15 000 exemplaires en grand format.

Nicolas Bouvier, Anatolie, 1953. Photographie de Thierry Vernet. Dans Correspondance des routes croisées, la correspondance entre Nicolas Bouvier et Thierry Vernet avant, pendant et après le grand voyage qui a donné L’Usage du monde. Un des joyaux du catalogue.

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Il n’y a pas d’auteur « vedette » dans votre catalogue, de tête d’affiche, de Joël Dicker… Ce n’est pas tout à fait vrai. En 2016, lorsque nous avons sorti Le Garçon sauvage de Cognetti, le premier roman d’Elisa Shua Dusapin, et Les Étoiles


Est-ce que vous notez d’autres différences, au niveau des librairies, de la presse, ou au niveau littéraire ? En France, les libraires sont très curieux de rencontrer l’éditeur. En Suisse, j’ai plutôt l’impression qu’on les dérange, peut-être parce qu’ils nous connaissent déjà. Au niveau de la presse, tout le monde a les mêmes problèmes : de moins en moins de place pour la littérature, de moins en moins de temps… On se bat pour être présent. Enfin, au niveau littéraire, il n’y a plus grand sens à différencier littérature française et littérature suisse-romande. Les spécificités de la littérature dite de Suisse romande longtemps mises en avant — intimité avec la nature, introspection, souci de vérité —, ne sont plus propres à la Suisse romande. Et l’ont-elles vraiment été un jour ?

Quatre couvertures de livres « emblématiques » du catalogue : De la misère en milieu étudiant (1975), le tout premier livre paru chez Zoé ; deux ouvrages féministes, représentatifs des débuts, Écriture féminine ou féministe ? (1983) et Les Aventures de Plumette et de son premier amant (1981) ; Le Dehors et le Dedans (1986), l’unique recueil de poésie de Nicolas Bouvier.

s’éteignent à l’aube de Richard Wagamese, beaucoup de libraires et de lecteurs en France et en Belgique ont découvert Zoé grâce à eux. Longtemps, nous n’y étions connus que pour Bouvier et Walser. Avec ces trois livres, les libraires se sont aperçus qu’il y avait beaucoup d’autres très bons auteurs chez Zoé. Est-ce que vous abordez différemment les marchés suisse et français ? Au niveau des textes, non. Par exemple, si un texte contient des helvétismes, je les assume — jusqu’à un certain point : j’en discute avec l’auteur, on pèse le pour et le contre. À ce détail près, je ne pense pas du tout en termes de lectorat français ou suisse. En France, nos traductions de l’anglais se vendent mieux qu’en Suisse. Pour les auteurs suisses qui écrivent en français, nous devons faire un travail promotionnel plus offensif en France et en Belgique. Mais c’est de moins en moins vrai parce que nous sommes de plus en plus considérés comme un éditeur littéraire tout court. Le fait que Zoé soit basée en Suisse n’est plus très présent dans l’esprit des lecteurs ni des professionnels, ou alors rarement.

Comment se répartissent les ventes ? C’est très différent selon les titres. En moyenne sur l’année, c’est à peu près du cinquante-cinquante. Alors que le marché français est beaucoup plus important… Ce qui prouve qu’il y a encore du travail. Par rapport à un éditeur français, on vend proportionnellement beaucoup plus de livres en Suisse romande, un territoire d’un peu plus de 2,5 millions d’habitants. Les lecteurs romands sont de gros lecteurs. Mais quand un livre prend vraiment, c’est bien plus important en France. Par exemple, les ventes de Richard Wagamese, c’est 15 % en Suisse, 85 % en France. Ce qui est plus conforme à la taille des deux marchés. Qu’est-ce qui vous distingue des autres éditeurs suisses romands ? Disons que si je préfère bien sûr les livres que j’ai choisi d’éditer à ceux de mon voisin, ça ne m’empêche pas de les apprécier, parfois beaucoup. Il y a de bonnes maisons en Suisse. Elles sont peu connues parce qu’elles ont du mal à s’exporter. Ce n’est pas tout simple d’avoir un diffuseur en France. Un diffuseur français ne va pas vous prendre si vos auteurs sont inconnus et que vous n’existez d’aucune manière au-delà des frontières suisses. Ça ne l’intéressera pas. Et puis, dès lors que vous avez un diffuseur, vous devez sérieusement vous professionnaliser : il faut rédiger huit mois à l’avance plusieurs argumentaires, avoir une couverture, un prix de vente, etc. J’ai aussi passablement développé la relation avec les libraires, ce qui m’amène à voyager à travers la France. J’y consacre beaucoup de temps. Nous travaillons avec Virginie Migeotte, qui d’une part a parfaitement compris l’esprit du catalogue et d’autre part connaît toutes les librairies indépendantes, sait que tel livre va intéresser tel libraire dans telle librairie. Et quand elle s’aperçoit 75


— Un retour dithyrambique sur un texte que vous avez édité dans une librairie que vous découvrez, c’est une véritable bouffée d’oxygène qui vous donne l’énergie nécessaire pour continuer. — que Zoé commence à intéresser au-delà d’un auteur, elle organise un rendez-vous. Les libraires me racontent comment ils vont, ce qu’ils aiment, ce qui marche chez eux. Ils commentent les livres Zoé qu’ils ont lus. De mon côté, je leur parle des nouveautés, du catalogue. Ce type d’échange peut avoir un impact sur les ventes. Et puis, et je peux vous dire que ça compte, un retour dithyrambique sur un texte que vous avez édité dans une librairie que vous découvrez, c’est une véritable bouffée d’oxygène qui vous donne l’énergie nécessaire pour continuer. Vous comprenez soudain pourquoi vous faites ce métier. La promotion a pris beaucoup d’importance ? Ça a toujours été important, mais ça le devient encore plus. Les plus jeunes de l’équipe nourrissent les réseaux sociaux, on doit le faire, même si je suis incapable de mesurer la portée que ça peut avoir. En Suisse, la presse est encore assez prescriptrice. Le Temps est beaucoup lu, les librairies Payot mettent en avant les livres dont parle le journal. La littérature perd du terrain à la radio, mais il y a encore de bons journalistes qui parlent de livres à l’antenne. En France et en Belgique aussi, bien évidemment. Même si avoir de très bons articles dans de grands journaux ne se traduit pas toujours au niveau des ventes. Quoi qu’il en soit, les médias comptent beaucoup. Vous mettez beaucoup les auteurs en avant, notamment à travers des vidéos. Est-ce qu’ils jouent le jeu ? Certains le font très volontiers, notamment les jeunes. Pour d’autres, c’est plus difficile. Mais ils s’y mettent tous. Même si tous les libraires et les lecteurs ne regardent pas, ça vaut le coup de le faire. Catherine Safonoff a joué le jeu, pour son nouveau livre, et elle a été parfaite, droite dans ses bottes, regardez sur le site1 ! 1 www.editionszoe.ch.

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Que représentent les droits dérivés pour vous ? Ils comptent beaucoup. C’est une autre manière de diffuser la littérature en laquelle je crois. On cherche à faire traduire le plus possible. Elisa Shua Dusapin est traduite par exemple dans une quinzaine de langues, elle est aussi chez Folio. Et un film se prépare. L’adaptation cinématographique du Milieu de l’horizon, de Roland Buti, est sortie en Suisse en 2019, avec Laetitia Casta dans le rôle principal, elle sera sur les écrans en France cet automne. Et il y a bien sûr un heureux impact financier. Est-ce que vous recevez beaucoup d’aides ? Nous touchons des aides françaises pour les traductions de l’anglais, de la part du Centre national du livre (CNL). Le CNL nous a aussi aidés il y a une dizaine d’années pour convertir certains de nos livres au format numérique. Mais nous bénéficions essentiellement de soutiens suisses. Curieusement, si le prix unique a été rejeté lors de la votation populaire en 2012, la campagne en faveur du prix fixe du livre a attiré l’attention des pouvoirs publics sur le secteur du livre. Nous avons fait un saut en avant, aussi bien au niveau cantonal que fédéral : certains éditeurs signent des conventions pour quatre ans, pendant lesquels ils reçoivent un montant qui leur permet de prendre des risques, de publier des auteurs qui vendent peu, mais dont la qualité littéraire est indéniable. C’est notre cas. Aujourd’hui, nous pourrions difficilement nous passer de ces subventions : nous sortirions moins de livres, serions moins nombreux, ferions moins de promotion — et les livres seraient moins lus. Vous faites aussi de la médiation culturelle. Estce que c’est le rôle de l’éditeur ? Je pense que oui. À Genève — en particulier dans les écoles —, la littérature romande est très peu lue. Il y a encore une hiérarchie dans l’esprit de certains profs : la vraie littérature, c’est la littérature française. Alors que la littérature romande contemporaine est d’une qualité incontestable. À une époque, j’avais imaginé une sorte de plateforme où les profs déposeraient leurs cours sur des auteurs contemporains pour que les autres puissent s’en servir. Mais l’idée venant d’une entreprise privée, c’était compliqué. Elle a été reprise par l’école publique, mais ne s’est pas encore concrétisée. De notre côté, les auteurs interviennent depuis plusieurs années en classe pour des ateliers d’écriture et parler de leurs livres. Nous présentons aussi notre métier. On l’a fait pendant la crise sanitaire, il ne faut qu’une personne devant la classe pour présenter le métier d’éditeur, nous remplissions les conditions


sanitaires ! On a aussi fait un film de dix minutes, Les coulisses des éditions Zoé, et une petite exposition qui tourne bien dans les médiathèques, pour le moment uniquement en Suisse, où l’on explique tout le processus depuis le manuscrit jusqu’à l’objet livre. Comment est-ce que vous aimeriez vous développer ? Nous avons encore beaucoup de travail à faire en France et en Belgique pour que l’on soit mieux connu. Nous pouvons y prétendre. Au niveau des droits dérivés, aussi. Et puis la question parisienne : j’aimerais pouvoir aller plus souvent à Paris. Mais je dois beaucoup être ici aussi… On est en train de trouver des solutions. Au niveau du catalogue, on s’ouvre à d’autres langues, comme le coréen. On va continuer. Comment est-ce que vous abordez cette rentrée ? J’aimerais vraiment que les lecteurs découvrent Catherine Safonoff. C’est une grande auteure, très connue en Suisse, où elle a reçu tous les prix. Ce n’est pas encore le cas en France. Son écriture est sans doute du même niveau que celle d’Annie Ernaux. Avec un sourire porté sur ellemême plus britannique, je dirais. J’ai eu beaucoup de retours de lecteurs qui ne connaissaient pas Safonoff et qui ont été subjugués par le souffle et la finesse de Reconnaissances, son nouveau livre. Mais évidemment nous défendons l’ensemble des nouveautés, l’extraordinaire vie de Louis Chevrolet que Michel Layaz a su raconter avec vitesse et tendresse [Les Vies de Chevrolet, NDLR], la puissante fascination qu’exerce un petit village mexicain sur une jeune famille nomade suisse dans La Patience du serpent d’Anne Brécart, et enfin la beauté sobre et douloureuse de l’écriture de la jeune Sud-Coréenne Hwang Jungeun dans Je vais ainsi. Il y a des auteurs que vous êtes particulièrement fière d’avoir fait connaître ? Par exemple Elisa Shua Dusapin et Bruno Pellegrino, qui sont tous les deux en train de devenir des écrivains importants. Obsessionnels, ils rongent leur os, ils sont rigoureux, vont au bout des choses, capables aussi de se laisser dériver, ils prennent des risques. Pour moi, c’est ça, un écrivain important. Quelqu’un dont les thèmes reviennent, mais de manière toujours différente, avec des inspirations, des lieux, des moments, des angles différents. Plus il avance, plus il affine son univers. Il précise la langue qui se rapproche le plus possible de cet univers, de son imaginaire. Mais il n’y a pas qu’Elisa et Bruno ! Mon projet, c’est de continuer à découvrir de nouveaux auteurs et de les accompagner.

L’évolution des couvertures de la collection poche avec Sans alcool d’Alice Rivaz, contemporaine de Simone de Beauvoir. Les dialogues d’une rare puissance y dénoncent le déséquilibre des rapports hommes-femmes.

Deux vies consacrées à la littérature Écrits à un siècle de distance et publiés à quelques mois d’intervalle — le premier livre au printemps, le second à la fin de l’été — Vie de poète de Robert Walser et Reconnaissances de Catherine Safonoff représentent bien l’esprit des éditions Zoé, avec d’un côté, un auteur du patrimoine helvète, traduit de l’allemand, et de l’autre, une grande écrivaine suisse contemporaine, d’expression française. Très différents dans la forme, dans le style, ces deux livres se composent chacun de 25 textes et racontent deux vies consacrées à la littérature. Vie de poète rassemble des courtes proses d’une grâce et d’une légèreté enchanteresses, où l’auteur joue avec les formes pour dessiner le portrait d’un poète, toujours en mouvement, rêveur, éminemment libre, ouvert à l’émerveillement, dans lequel on reconnaît souvent son étrange silhouette. Dans un registre plus personnel, plus intime, Catherine Safonoff évoque à travers de brefs chapitres des épisodes marquants et parfois douloureux de sa vie d’écrivaine et de femme, avec honnêteté, humanité, intransigeance vis-à-vis d’elle-même et de ses livres, et bienveillance pour les êtres chers. Les deux livres ont passé la douane sans encombre et sont à retrouver dans toutes les librairies de France ! 77


Indécente incandescence Par Aurélie Vautrin ~ Photos : Arno Paul

Qui aurait pu deviner que la rentrée littéraire 2021 allait se résumer en trois lettres ? Sixième roman de Maria Pourchet, Feu monopolise tous les regards ou presque, notamment parce qu’il a squatté la première liste des nommés aux plus grands prix littéraires, Goncourt et Renaudot en tête. 78


Histoire d’une passion interdite, débordante, étouffante, de celle qui te brûle le cœur et la tête et les tripes avec, histoire de désir entre deux êtres que tout oppose, qui les anime et les détruit, les éveille et les consume. Le tout porté par une écriture au scalpel, un souci chirurgical du mot juste et un art de la punchline qui a depuis longtemps piétiné les frontières de la décence, l’amour à mort qui raconte la vie sous les mots d’une autrice originaire d’Épinal enfin éclairée par la lumière qu’elle mérite. Rencontre. Recevoir un tel accueil pour votre sixième livre, après cinq romans sortis plus discrètement, ça génère quel type de sentiment au fond de vous ? Disons que c’est bien que cela arrive maintenant. Quand je vois ce que c’est en termes de sollicitation, d’excitation, d’euphorie, d’intensité, je ne suis pas sûre que j’aurais été psychologiquement, physiquement et nerveusement aussi prête il y a quelques années. Et puis, il y a le fait de savoir ce que ça vaut, aussi. Pour avoir fait quelques rentrées littéraires bien plus discrètes comme vous dites, et pour certaines bien plus frustrantes, je sais ce que ça vaut. Peut-être que si ça m’était arrivé dès le début, j’aurais pensé que c’était normal, mais ça ne l’est pas. C’est rare. C’est une roue qui peut ne jamais s’arrêter devant vous, vous voyez ce que je veux dire ? On dit « la roue tourne, c’est le tour de chacun des auteurs. » En fait, ce n’est pas vrai, ce n’est pas le tour de chacun. Je me rends compte à quel point ça aurait pu ne jamais être mon tour tellement il y a d’auteurs, tellement il y a de livres. Avoir vu votre nom sur la première liste des goncourables, pour vous qui avez commencé à écrire sur le tard, était-ce un rêve, une revanche ? Absolument pas une revanche, non. Mais il y a en effet une notion de rêve, oui, un rêve qui est très éveillé puisque je l’ai depuis l’enfance, j’avais entre six et sept ans quand j’ai dit « plus tard j’écrirai des livres. » Je ne savais même pas encore complètement écrire, mais c’était déjà là ! Vraiment, ce n’est pas quelque chose que je reconstruis a posteriori, c’est vrai. C’est aussi pour ça que je m’y suis mise tardivement. Parce que c’était très important. Parce que ça vous demandait trop ? C’était tellement important pour moi, je vivais tellement pour ça, pour écrire des livres, qu’il fallait que je prenne le temps. Il fallait que je me forme. Je le sentais comme ça. J’ai fait des études assez longues donc je suis naturellement dans ce truclà, de la préparation de l’esprit et du corps. Et je suis allée vers l’écriture en me disant « ça demande

une préparation. » Ce n’est pas les JO non plus, mais c’était mes JO à moi. Je ne voulais pas entrer dans l’écriture sans être parfaitement sûre qu’a minima, j’arriverai à aller au bout d’un manuscrit. La réception du livre par le public, c’est autre chose, mais je voulais d’abord être sûre d’aller jusqu’au bout de l’effort. Et si j’avais commencé ça à 22 ans, quand j’étais plus faible, plus paresseuse, plus craintive, j’aurais lâché. Je ne voulais pas lâcher, je ne voulais pas me faire ça. Je savais que ça allait être dur — même si finalement, aller jusqu’au bout du manuscrit fut une vraie joie. En fait, l’effort est surtout dans le fait de tenir avant qu’il ne se passe quelque chose, avant d’avoir vraiment un lectorat constitué. Et je voulais surtout lire, lire, lire… J’ai vraiment appris à écrire en lisant. Une écriture comme la vôtre, radicale, intense, presque brutale, engendre forcément des avis tranchés. Cela vous plaît de ne pas plaire à tout le monde ? Disons que je n’ai pas le choix de toute façon. J’écris comme ça, je ne pourrais pas aller vers de « l’écriture classique. » Je ne saurais pas faire. Oui, j’ai un style qui peut créer des agacements, des résistances, des allergies. Mais je me dis tant mieux. J’ai l’habitude que ça résiste autant que ça attire — d’ailleurs pas seulement pour l’écriture [rires]. En tout cas ce serait douloureux d’essayer d’écrire autrement, et je veux que ça continue d’être une joie. Pour moi, c’est euphorisant d’écrire, et si ce n’est pas le cas, je ne le garde pas de toute façon. Je veux dire… il faut que ça me passe par le corps et que ça me fasse du bien, si vous me permettez une analogie aussi littérale et organique que ça. D’autant que mon rythme est très dépendant du temps dont je dispose, car j’écris aussi beaucoup pour la télé et le cinéma. Donc quand je me plonge dans l’écriture d’un livre, je donne tout, entièrement, dans l’urgence, la contrainte — une sorte de sprint continu. Finalement c’est mieux pour moi — j’ai fini par penser que l’art et la contrainte étaient indissociables. En parlant de contraintes, comment fait-on pour ne pas s’auto-censurer avec un style comme le vôtre ? Elle est intéressante cette question, c’est la première fois qu’on me la pose ! Je dirais… parce que je l’ai beaucoup fait, et que je l’ai regretté. Pour moi, l’écriture, c’est justement le lieu d’une certaine impudeur, d’une certaine indécence, d’une absence des conventions. On en a suffisamment par ailleurs, surtout si on est très éduqué — moi j’ai fait l’objet d’une éducation assez exigeante 79


— La part de sauvagerie qu’on ne peut pas garder si on veut avoir des rapports apaisés avec les autres, je l’ai apprivoisée à la surface de la terre. Mais dans l’exercice souterrain de l’écriture, je la garde. — donc « être conforme à » je sais ce que ça veut dire… Et justement, l’écriture est le lieu de la libération des cadres, donc je ne vais pas m’en remettre a posteriori. À part des cadres stylistiques ou narratifs évidemment, mais sinon l’écriture c’est le lieu du cri pour moi. L’auto-censure, je l’applique à d’autres moments de ma vie — mais pas là. Cette colère, cette rage, cette manière de pas s’excuser d’exister, c’est aussi vous dans la vie ? C’est moi, enfin ça a beaucoup été moi, le côté insolent, impertinent, je l’avais beaucoup étant enfant, adolescent. Mais à un moment, les impératifs de socialisation, la famille, la société vous demandent d’adoucir ça. Donc je me suis adoucie, avec le temps. Mais ce qui persiste de moi, de cette ado insolente, frontale, parfois violente, c’est dans mes livres. La part de sauvagerie qu’on ne peut pas garder si on veut avoir des rapports apaisés et intéressants et épanouis avec les autres — et c’est très bien — je l’ai apprivoisée à la surface de la terre. Mais dans l’exercice souterrain de l’écriture, je la garde. C’est là qu’elle se préserve et qu’elle est canalisée. Donc oui, concrètement, c’est toujours moi, avec l’écriture comme exutoire. Comment avez-vous réussi à en faire une force ? Parce que ma « différence », mon insolence, mon indignation, sans être ultra valorisée, n’était pas condamnée chez moi. Mes parents ont toujours su et dit que j’en ferais quelque chose avec l’écriture. Ils ont vu très tôt qu’à travers le livre, il allait se produire un apaisement de ce qui aurait pu inquiéter d’autres parents. C’est précisément ça. Savoir que ce truc un peu violent qui pouvait parfois frotter avec les autres allait me permettre 80

de grandir, de m’en sortir, de me différencier, de savoir me distinguer par rapport à des consignes, aux autres. Quand vous vous êtes lancée dans l’écriture de Feu, qu’est-ce qui vous tenait le plus à cœur ? Il était important pour moi d’écrire un roman sur l’amour. Parce que j’ai 40 ans, qu’avant c’était trop tôt, pour raconter l’amour il faut savoir de quoi l’on parle — même si on a des émois amoureux à partir de l’adolescence, à 40 ans on peut commencer à compter les blessures. Et j’avais des choses à soigner, à évacuer, des choses à nettoyer, des blessures amoureuses à sécher. Avec Feu, je peux dire que l’écriture a eu une fonction thérapeutique, j’ai soigné beaucoup de mes blessures d’adolescente avec ce texte. L’Amour, pour vous, est forcément voué à la consumation ? Je crois surtout que tous les amours ne sont pas destinés à s’accomplir par la construction et la durée. L’amour entre Laure et Clément, mes deux personnages, sa seule destinée, c’est de brûler. De passer par le feu. Pour moi tous les amours méritent d’être vécus, et si certains sont plus violents que d’autres, dans leur violence même ils apportent quelque chose, ils nous font évoluer, passer à un autre état de notre identité. Parfois c’est une nouvelle naissance. On retrouve dans Feu l’omniprésence de la figure maternelle, dont les mots blessent souvent plus qu’ils ne soignent — ce que l’on trouvait déjà dans vos précédents livres, notamment Toutes les femmes sauf une. Sommes-nous condamnés à rester enfermés dans ces mots qui nous ont fait ? Enfermés, non. Ce sont des voix qui parleront toujours fort, parce qu’elles viennent de l’intérieur, mais en vieillissant, je me rends compte qu’on n’est pas condamné à les entendre. On peut parvenir à les faire taire, à n’en garder que le meilleur, mais il faut vouloir les mettre à distance, il faut accepter de les écouter. Nous sommes la somme des phrases de ceux qui nous ont éduqués, qui n’ont pas toujours réfléchi avant de parler, mais il faut leur pardonner. « Nous sommes le crime parfait du langage » comme je disais des mères dans Toutes les femmes sauf une. Il faut également accepter le fait que le langage soit une forme de violence. D’ailleurs, c’est une notion qui m’intéresse beaucoup, le statut de violence symbolique du langage, que ce soit pour l’utiliser, le contourner, le pacifier. Je crois d’ailleurs que c’est l’une des choses qui m’intéresse le plus dans l’écriture.


J’ai lu que vous pensiez, au début de l’écriture de Feu, vous concentrer sur un point de vue exclusivement féminin. Pourquoi avoir changé d’avis ? Parce que je me suis rapidement rendu compte que cela me ferait manquer une partie de mon projet, qui était de dire au maximum la vérité d’une passion. Il ne fallait donc pas que le récit soit genré, puisque les interprétations peuvent être littéralement différentes entre les deux parties. C’est parfois le jour et la nuit ! Et c’était justement les nuances du retour d’expérience, d’émotions que je voulais explorer. L’autre est parfaitement obscur dans les rapports amoureux… On a tous le fantasme d’éclairer cette obscurité-là, savoir ce que l’autre pense, ressent, ce qu’il veut dire en utilisant telle ou telle ponctuation dans son dernier message… Je me suis donné le luxe de le faire un peu avec ce livre. Pensez-vous que Feu aurait été reçu de la même manière s’il avait écrit par un homme ? Alors là… aucune idée. La réponse m’intéresse, mais vraiment… je n’en ai aucune idée. Vous avez un avis ? … Je pense personnellement que ça n’aurait pas été le cas. Parce qu’il y a une impudeur intéressante chez les femmes, alors que le même récit raconté par un mec, on bascule du côté phallocrate ? Peut-être. Je ne sais pas, je n’y ai pas pensé. Mais la question est intéressante, en effet.

Enfin, ces derniers mois, et ce qu’ils disent sur l’état de notre société, ont-ils changé quelque chose dans votre manière de travailler ? À chaque fois que la société est ébranlée dans son équilibre, je le ressens très fortement… Je ne sais pas si c’est de l’hyper-sensibilité, en tout cas ce que le corps social éprouve me rend malade, et vraiment je le dis sans emphase. Les attentats, Charlie, le Bataclan, c’est à quelques centaines de mètres de chez moi… J’ai un rapport beaucoup plus mélancolique à Paris désormais. Tout ça laisse des traces, des vibrations. Concernant le confinement… disons qu’habituellement j’ai besoin de compenser la sauvagerie et la solitude de l’écriture par les autres, par les sorties, alors ce côté mono-endroit, et la rigueur que ça imposait à nos vies, dîner à 19h, couché à 21h, ça me ramenait à une période de ma vie que je n’aimais pas, et a donc surtout été générateur d’angoisse. Je ne m’en suis pas rendu compte toute de suite… C’est après le confinement que j’ai ressenti à quel point cette période m’avait rendu malade, à la fois dans mon corps et mon psychisme. Quant à l’état de la société, depuis quelque temps, on entend beaucoup de discours optimistes qui tendent à dire qu’à la suite de cette pandémie, on est passé au plan de conscience supérieure, dans le respect de l’autre et de la planète. Je ne le crois pas. J’ai peur que les effets sociaux de cette brève crise soient délétères. Que la polarisation riche-pauvre soit de pire en pire, et que la crise sanitaire et économique soit un phénomène de plus qui participe à ça. Et voir la culture reléguée au rayon du « non essentiel » ? En même temps, on ne l’apprend pas, n’est-ce pas ! J’aimerais bien vivre dans un discours de Malraux, mais ça fait très longtemps que le budget de la défense est beaucoup plus élevé que celui de la culture, donc bon… Au moins ça permet de se le prendre en pleine face. Et peut-être aussi de prendre conscience que la culture est sous perfusion de l’État. Si ça peut au moins participer à nous responsabiliser en tant qu’usagers de la culture, peut-être accepter de payer plus, de pratiquer plus… Je retiens quand même que, dans ce contexte difficile, l’objet livre a été bien protégé. Que le public a continué à lire. Et que malgré une fin annoncée par beaucoup depuis longtemps, le tirage papier a encore une vie devant lui finalement. — FEU, Maria Pourchet, éd. Fayard 81



Ardentes envolées Sur scène, Bruno Bouché déploie ses Ailes du désir et Matthieu Cruciani embrase la Nuit. Pour un souffle de liberté.


Entre ciel et terre

Par Valérie Bisson ~ Photo : Agathe Poupeney

L’actuel directeur du CCN•Ballet de l’Opéra national du Rhin, Bruno Bouché, ex-danseur de l’Opéra de Paris, s’est saisi de la dramaturgie du film Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987) avec le parti pris de s’éloigner du texte pour redonner sa pleine grâce au déploiement des corps. Créé au moment où la liberté nous a tant manqué, le spectacle inspiré et audacieux confirme aussi la naissance d’un chorégraphe. 84


Vous vous emparez d’un film relativement récent et plutôt underground pour construire votre chorégraphie ; c’est quelque chose de peu commun dans l’univers du ballet académique. Pourquoi un tel choix ? Pour ma première grande pièce, j’ai eu la chance de bénéficier d’une production à la hauteur des possibilités du Ballet de l’Opéra national du Rhin. Le projet Les Ailes du désir correspondait à deux axes de réflexion autour du Ballet européen du XXIe siècle, celui des nouvelles dramaturgies et celui de projets européens. Il est aujourd’hui nécessaire de trouver de nouveaux récits et surtout de nouvelles façons de les mettre en scène. En se saisissant d’objets qui n’ont pas encore été traités par l’art chorégraphique tels que des scenarii de film ou des thématiques issues du monde de la pensée, la philosophie, la psychanalyse, la poésie, on ouvre de nouveaux modes de réflexion... C’est aussi lors de discussions autour de la question historique et politique de l’Europe, amorcée avec Spectres d’Europe à chaque saison, que le film de Wim Wenders est apparu. Dans un Berlin d’aprèsguerre avec son mur toujours présent, les images de l’Histoire de l’humanité apparaissent à Homer, le vieux poète, qui tente d’en saisir la logique dans la scène de la bibliothèque. Ce sont les mêmes questions que pose Maguy Marin dans son projet Y aller voir de plus près, sur la violence et la cruauté récurrente et perpétuelle de l’humanité à travers les âges. L’ombre du film de Wenders en hommage à Pina Bausch et à son travail plane également audessus de toute cette réflexion et de cette création. Sortir des mots et retourner dans le corps, le propos fait écho à cette période où nous étions privés des mouvements les plus élémentaires. Quel regard portez-vous sur ces réalités ? J’ai été très tenté de mettre de la parole dans ce projet. Avec le dramaturge, Christian Longchamp, nous avons cherché des poèmes, des fragments de texte mais la question centrale demeurait celle du vivant, du souffle, du corps, de la chute. Cette préoccupation de Wenders était à traiter audelà des voix, de nos pensées, des mots. Je tenais aussi à m’éloigner du texte de Peter Handke. La chorégraphie permettait d’aller au-delà, de rendre compte de la simple beauté d’être vivant. Les grandes passions, les grandes émotions, les grands conflits sont faciles à illustrer mais rendre compte de la simple joie quotidienne d’être en vie, de pouvoir gouter, savourer l’odeur du café et toutes ces petites choses matérielles quotidiennes me paraît plus difficile. La danse pouvait rendre cette vie organique très palpable et permettait d’incarner la question du vivant. La création a pris forme à un

moment où cette question était plus que prégnante et, à travers l’invisible, celui des anges, et celui d’un virus, je me suis rendu compte, a posteriori, que pendant tout le premier acte aucun danseur ne se touche, ni pendant le dialogue entre Cassiel et Homer, ni quand les anges sont autour, il n’y a aucun contact physique. C’est à la fin de l’acte que se passe la vraie rencontre entre Marion et l’ange Damiel, ils vont alors se toucher et ouvrir un monde sur la poésie, le désir, le genre, sur un to be continued qui ne donne aucune résolution. La dramaturgie musicale ainsi que le choix du visuel de la première affiche donnent un ton particulièrement incarné à votre première création… Quelle est votre relation à la contemporanéité ? Je pense être assez influencé par tout ce et tous ceux que je rencontre aussi bien dans ma vie personnelle que professionnelle. Le deuxième acte de la pièce chorégraphique ouvre le champ des possibles du monde matériel en gardant la poésie comme fil conducteur. Les danseurs se touchent enfin ! Les questions du désir, du genre sont au cœur de cet acte et j’ai souhaité élargir cette question à toute forme de désir au-delà de la relation amoureuse d’une femme et d’un homme que représente le couple Marion et Damiel. Les musiques de Bach, Sibelius, Messiaen côtoient celles de Antony and the Johnsons, de Steive Reich, de Einstürzende Neubauten et enfin de Jamie Man avec qui nous avons construit la dramaturgie musicale. C’est une histoire, à chaque fois. C’est ainsi que j’ai choisi la photographie de l’artiste SMITH en amont, on l’a beaucoup vue cet été puisqu’elle était l’affiche des Rencontres de la photographie d’Arles. Ce fut lors d’une rencontre avec l’artiste à un vernissage-performance à la galerie des Filles du Calvaire. Ce fut une évidence. C’est ainsi que parfois la vie nous touche. — LES AILES DU DÉSIR BRUNO BOUCHÉ, danse du 30 octobre au 4 novembre à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg ; et du 13 au 15 novembre à la Filature, à Mulhouse www.operanationaldurhin.eu www.lacomediedereims.fr

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Portée haut par le jeu de Jean-Christophe Folly et la mise en scène de Matthieu Cruciani, La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès se réinvente intensément à la Comédie de Colmar.

Matthieu Cruciani Le feu sacré Par Nathalie Bach ~ Photos : Jean-Louis Fernandez

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La Nuit juste avant les forêts marque une bascule importante dans la vie et l’œuvre de BernardMarie Koltès. Peut-on y voir une résonnance dans votre parcours de metteur en scène ? J’aime toujours beaucoup soit les œuvres de crise, soit les œuvres de prime jeunesse, soit les œuvres de rupture. On a souvent tendance à considérer un parcours artistique comme quelque chose d’homogène, mais une fois qu’on a dit Victor Hugo ou Koltès en fait on n’a rien dit. La Nuit juste avant les forêts a une charge de nécessité qui est particulière, justement parce que ça arrive après une crise d’écriture. Pendant une partie de son époque strasbourgeoise, Koltès écrit Les amertumes et d’autres pièces qui ne sont quasiment jamais

montées. Après cela, il connait une longue période de galère et il arrête. C’est comme de retenir sa respiration pendant très longtemps, être au bord de l’asphyxie et remplir ses poumons dans un geste de survie. Il y a quelque chose de cette énergie dans La Nuit. C’est vrai, en 1975 il y a eu la tentative de suicide de Koltès, deux ans avant l’écriture et la création de cette œuvre. Elle est par ailleurs inclassable, mais Heiner Müller disait qu’aucun texte n’était à l’abri du théâtre. On peut dire que c’est une œuvre de résurrection, ce qui lui donne une charge particulière, formellement. Parce que ça devient une œuvre très libre, très émancipée des codes du théâtre contempor ain. Cette longue phr ase sans ponctuation n’est a priori pas du théâtre mais elle est bien plus vaste que le théâtre ! C’est comme le Faust de Goethe, il y a quelque chose qui est en débord et là ça devient très théâtral. Et en matière de charge intérieure, La Nuit est inoxydable, elle ne peut pas vieillir, elle est d’une urgence sans cesse renouvelée parce qu’elle est de pur premier degré, il n’y a aucune trace d’ironie, de cynisme, ce n’est que de l’espoir, de l’utopie concrète, sans aucun maniérisme. Souvent apparentée au sombre, à la mélancolie alors qu’elle est d’une vitalité éblouissante. Et en plus basée sur un malentendu puisqu’on pense, pour aller vite, que c’est l’histoire d’un SDF, mais ce n’est pas du tout ça ! C’est l’histoire d’un mec qui a choisi d’arrêter, il le dit à un moment, ce n’est plus possible et il arrête. C’est évidemment un parcours brisé, un démissionnaire on l’appelle comme on veut, mais c’est avant tout quelqu’un qui a un geste d’autorité sur la vie ! En même temps, si on va voir à la fontaine des années 70, on s’aperçoit, et c’est très fort chez Koltès dans sa Correspondance par exemple, qu’il y a encore des utopies sociales à l’œuvre, cette idée que l’on peut, en comprenant le monde, agir dessus par la pensée et le changer. C’est cette verticalité qui donne effectivement cette vitalité à ce texte, l’inverse de tout anéantissement. Si ce personnage est un mendiant c’est le prince des mendiants, si c’est un laissé pour compte c’est un empereur. Quoi qu’il soit, c’est un roi. Le tout écrit dans une langue souvent comparée à Racine, mais avec un vocabulaire d’un enfant de sept ans si on regarde vraiment en termes de champ lexical ! [rires]

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indigne et qu’il fallait que je biaise avec un sourire en coin et un tee-shirt à motif pour que ça passe. Et puis je me suis aperçu qu’il y a quelque chose qui est en train de se refonder ailleurs, sur d’autres combats, j’ai eu envie de me sentir légitime à parler de sujets qui me touchent. Il m’a semblé très urgent de me réemparer simplement d’un théâtre qui dise l’essentiel de ce que j’ai à dire, sans filtre, sans fausse pudeur, de dire que cette poésie et cette politique me bouleversent. Alors oui, c’est un virage, à tel point que j’ai du mal à me projeter sur le spectacle suivant. L’occasion aussi de revenir aux fondamentaux, un texte, un acteur. Et pas des moindres ! Et dans le geste de mise en scène aussi, accepter une part de discrétion en essayant juste d’accompagner l’immense acteur qu’est JeanChristophe Folly. Je le dis, il est magnifique, ce qu’il fait de cette Nuit est magnifique. Et pourtant, le dire c’est comme de dire du bien de moi-même, mais non, Jean-Christophe est magnifique !

Et extrêmement structuré. Avec les répétitions et l’épuisement de cette langue qui en construisent sa subversion. Oui et je ne sais pas pourquoi Koltès est constamment associé à Bob Marley, au reggae, alors que ce qu’on repère comme mouvement circulatoire dans son écriture c’est la musique baroque, c’est Bach, c’est l’art de la fugue ! Les reprises de motifs en boucle, développement et retour au motif matriciel et redéveloppement ailleurs, c’est la poétique des mathématiques. La Nuit, c’est exactement comme lorsqu’on écoute Les Passions, ce sont des équations qui vous foutent les larmes parce que c’est une mise à nu de l’architecture originelle du monde, de la vie. C’est cette puissance qui rend La Nuit incantatoire, comme une prière païenne étrange, hypnotique, qui parle par-delà les mots. À propos de mots ma première question n’a pas tout à fait eu sa réponse. La bascule ? Je pense à l’humour par exemple qui est toujours une question de survie, mais vécu de façon très différente selon les générations. Or, on développe l’humour qu’on peut et les gens de ma génération ont développé, à leur corps défendant, une petite danse ironique sur les choses. Moi-même, j’ai beaucoup travaillé sur le doux-amer, sur une espèce de trompe-l’œil, de pudeur à m’emparer de sujets primordiaux comme si ma génération en était 88

A contrario, « Il est si souvent facile, trop facile de dire du mal de soi, cela plaît. » L’enthousiasme est tellement important, devenu presque mal vu, c’est un vrai sujet… Pour revenir au texte, vous le portiez en vous depuis longtemps ? Pas tant que ça, parce que dans ces problèmes de légitimité et de millefeuille de générations il y a un mec qui s’appelle Patrice Chéreau qui avait une obédience forte voire une tyrannie qui clôturait en quelque sorte la lecture de Koltès. J’aime beaucoup cette phrase de Gracq : « J’envisage toujours une œuvre d’art comme étant sur un pivot et présentant une nouvelle face aux générations à chaque fois. » Il m’a semblé que La Nuit présentait une face qui luisait d’un éclat nouveau. Chéreau disait de Koltès qu’il avait trois obsessions : est-ce que le public comprend, est-ce qu’il rit et est-ce qu’il applaudit fort ? Ça peut déjà faire un projet dramaturgique intéressant ! [rires] Il y a, au-delà de l’humour, une vraie drôlerie dans La nuit. Vraiment oui, le personnage est un joueur. C’est pour cela qu’il fallait un acteur solaire. J’avais vu Jean-Christophe ici dans Les frères Karamazov mis en scène par Bellorini et dans Harlem Quartet mis en scène par Elise Vigier et honnêtement j’ai eu un choc esthétique en le voyant sur le plateau. Je me retournais sans arrêt en me demandant si tout le monde voyait bien ce que je voyais… On m’avait prévenu qu’il refusait énormément de projets, il m’intriguait de plus en plus. Et c’est au CDN de Dijon que je l’ai revu, derrière le bar ! Il adorait cette ambiance et préférait largement faire ça que des spectacles qui ne lui plaisaient pas. C’est en


buvant un Perrier avec lui que je découvre un type d’une gentillesse et d’une humilité… J’apprends qu’il écrit, qu’il fait de la musique, il a un groupe, et que le premier texte qui lui a donné envie de faire du théâtre, c’est La Nuit. C’était juste avant le premier confinement. On a décidé d’une semaine de travail, juste tous les deux, pour être sûrs de parler le même langage. Au bout de deux heures, en parlant autant de foot que de littérature, c’était acté. Chéreau a mis près de trente ans à monter ce texte qui se reçoit d’abord par osmose, d’une façon très physique. Techniquement, ça peut paraître paniquant ? Honnêtement non, parce que ça n’a que l’apparence du flux. Chéreau a pu le monter à partir du moment où il a compris, dit-il, que ce n’était pas un monologue, mais un dialogue avec un absent. C’est le travail des adresses qui est important et surtout ne pas se laisser emballer par la cinétique du texte. Ralentir. Comprendre qu’il y a en réalité plusieurs locuteurs sans que le caractère d’un personnage sur le plateau soit « fini » c’est-à-dire que le spectateur comprenne qui c’est, sinon l’œuvre perd sa charge politique. Elle ne peut être efficiente que si la plaie reste ouverte pour le public. Soixante-trois pages pour un seul acteur… Jean-Christophe a mis six mois pour l’apprendre. Pour moi en termes de méthodologie de mise en scène, c’est assez charnière aussi ! C’est très cinématographique, ça pourrait être un long plan séquence. Koltès utilisait le horschamp, comme Duras. C’est stroboscopique. Cette impression d’être dans un taxi à grande vitesse et de regarder par la fenêtre. C’est tout aussi l’intérêt que nous avons eu à collaborer avec la violoniste Carla Pallone (Mansfield.TYA). La musique travaille là où le langage échoue, dans les pudeurs, les choses tues. La Nuit, c’est pour vous un désir de politique ? Oui, sinon je crois que c’est l’impuissance. Il faut que je me pose à nouveau la question d’une forme d’engagement. À nouveau ? Oui, c’est quelque chose que j’ai éludé.

— La Nuit, c’est exactement comme lorsqu’on écoute Les Passions, ce sont des équations qui vous foutent les larmes parce que c’est une mise à nu de la structure originelle du monde, de la vie. — plus que j’y crois sinon ça deviendrait très difficile de faire ce métier. J’ai besoin de travailler avec des gens dont la passion est retrempée. La Nuit juste avant les forêts, c’est cesser de baigner toujours dans le même fleuve, le même déni. Je crois qu’en sortant de la salle, après s’être pris ce texte en pleine figure, on peut changer, bifurquer et se dire aussi, tout simplement, j’aime le théâtre. Qu’auraisje à dire aux gens, au public, à mes filles, si je n’y croyais pas ? Se désintéresser du monde, c’est se désintéresser de tout le monde et de ses enfants. C’est ça aussi cet endroit politique, on ne peut pas traverser la vie en s’arrangeant avec les choses. Comment envisagez-vous l’avenir ? J’ai envie d’en découdre. — LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS, théâtre du 5 au 15 octobre à la Comédie de Colmar ; du 22 au 23 octobre au Théâtre du Peuple, à Bussang ; du 8 au 20 novembre aux Plateaux sauvages, à Paris ; et du 30 novembre au 3 décembre à la Comédie de Reims www.comedie-colmar.com www.theatredupeuple.com lesplateauxsauvages.fr www.lacomediedereims.fr

Vous êtes comédien, metteur en scène et codirecteur de la Comédie de Colmar. Peut-on penser, à l’aulne de ce que nous vivons, que le théâtre va changer le monde ? En tous cas, on n’a pas le choix d’y croire. Parce que j’y crois à mort et plus que jamais et j’y crois 89



L’humanité dans l’urgence Georges Aperghis et L’Instant Donné subliment leur amitié dans une série de portraits ; Françoiz Breut convoque le multivers pour pallier l’urgence de la vie ; reformé, le Fauve chante l’anxiété et la mélancolie 2.0 sous le nom de Magenta ; et Mendelson nous dit au revoir. Enfin et pas des moindres, C’est dans la Vallée fête ses vingt ans ! Rodolphe Burger en parle.


L’éternel retour Par Emmanuel Abela ~ Photo : Renaud Monfourny

Pascal Bouaziz met un terme à l’aventure Mendelson avec un dernier album baptisé comme tel et la publication de l’intégrale des textes écrits pour le groupe. Il s’accorde un détour heureux avec un bel ouvrage sur Cohen. Entretien où il est question des dernières et des premières fois. 92

Le dernier album de Mendelson est véritablement le dernier. C’est même son titre. En quoi le fait de l’annoncer comme tel a-t-il libéré quelque chose en toi ? Il s’avère que je n’arrivais plus à écrire pour Mendelson, cette sorte de groupe rêvé. Dès le début, la question était posée : groupe véritable ou pas ? Ou était-ce juste moi, accompagné ? Personnellement, je rêvais d’un groupe, je l’ai fondé mais je n’ai pas cessé de courir après par la suite. Il est arrivé cependant un moment où je ne me sentais plus en mesure d’écrire dans ce cadrelà, pour Mendelson. Sauf à raconter l’histoire de Mendelson et sa fin – un peu comme si Mendelson


n’était pas moi ou m’était extérieur. Le fait même de dire que c’était la fin et de l’annoncer comme tel, ça m’a permis d’écrire ces chansons. Avec cette particularité qu’il s’agit d’un disque centré sur toi : tu parles de toi tout en te détachant. Oui, mais ce jeu a toujours existé chez Mendelson, même si dans les chansons les plus personnelles j’emploie le « tu » ou le « il ». Après, il est vrai que je n’ai jamais hésité à employer la première personne. Cette première personne est-elle l’auteur, le narrateur ? C’est quelque chose de très habituel dans toute forme de création littéraire. Là, en l’occurrence, le narrateur des chansons fait semblant

d’en être l’auteur. Ce qui renforce le sentiment de trouble, mais cela n’empêche pas le point de vue de s’exprimer de manière partielle – et partiale. Comme dans toute création, c’est un instantané, une réduction, une compression. Ça n’est pas de l’impudeur, mais on trouve sur ce disque-là, comme sur les précédents, quelque chose de viscéral et de fortement impliquant. Ça reste délicat, parfois, de raconter des choses personnelles : tu y places de la pudeur et te poses la question de savoir à qui l’adresser – ne serait-ce que quelques personnes, voire une seule personne ! – et de comment le dire. Quand j’écris, je ne sais pas 93


qui je suis, ni où je suis, ni à qui je m’adresse. Tout cela, je l’intègre à la chanson dans ma manière d’interpeller les gens, ce qui peut sembler troublant. Dès lors, ils se posent la question : qui parle ? Mais je ne sais pas moi-même qui je suis quand je vous parle. Tu admettras que cette manière de se positionner peut créer de l’inconfort, y compris dans ton adresse directe, sans fard. Quand il y a interpellation ou confession et quand on tente de sortir du journal intime, de faire quelque chose de senti – « viscéral c’est pas mal ! » –, en tout cas de sincère et d’honnête, on se situe à la frontière de l’inconfort. Oui, il est évident que le confort m’est très étranger. Le confort, mais aussi l’aplomb, le fait de se sentir bien assis. La certitude ne me semble pas naturelle alors que le doute, lui au contraire, m’est très naturel. Dans l’ouvrage Mendelson Intégrale (1995-2021), on constate, et c’est amusant, que tu découvres la musique avec Abbey Road qui est aussi un dernier album, conscient de l’être. C’est vraiment très étrange. Oui, le premier qui m’est offert c’est Abbey Road, avec une compilation des Beatles, 20 Golden Hits. Il est assez étonnant de me dire que le premier disque que j’ai écouté est celui de la fin, qui s’achève avec la chanson The End. Au moment de l’écriture de l’album, je constatais que je ne connaissais pas d’autre disque qui racontait ainsi la fin d’un groupe. J’avais bien relevé qu’Iggy Pop relatait l’histoire mouvementée de son groupe, les Stooges, avec Dum Dum Boys [sur The Idiot, ndlr] et nous rapportait la nostalgie qu’il lui associait, mais ça n’était pas tout à fait cela. Après, les Beatles n’ont pas mis en scène leur fin, ils ne la racontent pas comme Lennon a pu le faire par la suite. Chez lui, il y a cette conscience de raconter sa propre histoire, de la chanter et d’y faire sans cesse référence. Je me suis abreuvé de cela : les albums solos de Lennon, mais aussi ceux des Beatles, m’ont permis de construire une manière de penser le monde. Nous évoquions la part d’inconfort, je me retrouve dans celle de Lennon et de son adresse directe. Même s’il fait preuve d’un énorme aplomb, Lennon crée un profond malaise autour de son mal-être. Le titre qui ouvre l’album, Le dernier album, me fait beaucoup penser à la chanson de Bashung L’Irréel sur L’Imprudence. Un Bashung très contemporain qui s’inspire de Ferré. En un titre, tu t’inscris dans la filiation d’une certaine chanson française. Avec ceux que tu viens de citer, il ne manque plus que Brigitte Fontaine à l’époque de Comme à la radio et le Gainsbourg de L’Homme à tête de chou 94

pour obtenir les quatre du Mont Rushmore de la chanson pour moi. Même si j’entretiens une relation mitigée à Gainsbourg – je n’aime pas le personnage, mais je ne peux pas m’empêcher d’admirer l’artiste. C’est drôle, il m’est arrivé un soir d’écouter de la musique chez moi avec des amis. Nous avons bu, ils passent des disques et à un moment, alors que je me sens un peu embrumé devant ma chaîne hifi, j’entends ma voix. Je me dis : « Tiens, c’est bizarre, je ne reconnais pas ma chanson. » En fait, c’était le début de L’Homme à tête de chou. Concernant Bashung, j’ai appris à poser les mots et à écrire des chansons avec l’album Novice. J’avais 17 ans, et je l’ai pris comme une école d’écriture : il me désignait les cases qu’il fallait remplir, « Py-ro-ma-ne au cœur bri-sé ». Je les remplissais pour créer une scansion à sa manière. Et Barbara ? Et Barbara, bien sûr… Même si, pour moi, elle ne se situe pas dans le même registre, cette école du parléchanté. Ses quatre premiers albums me désignent une pureté dans l’écriture et dans l’intention. Le chant, la diction et ce qu’elle dit, tout cela me semble magique. Une chanson comme Pierre pour moi, c’est presque de la mise en scène. Même si je n’y vois rien de théâtral. Elle disait elle-même qu’elle n’avait jamais écrit de fiction. Elle s’appuie constamment sur le réel qui ne peut surgir que de son expérience première. Parmi les artistes qu’on a dit inspirés par Barbara, on trouve Dominique A. La publication de La Fossette en 1992 sur Lithium, ton futur label, a-telle pu servir de déclencheur ? Quand La Fossette est sortie, j’avais le sentiment d’être déjà « formé ». Mais pour moi le disque a constitué une école incroyable de liberté. Cette liberté d’être fragile, cette liberté d’être unique et de chanter des chansons à la limite de l’absurde, et pourtant d’une grande poésie, avec une petite voix, un Casio et une boîte à rythmes. On y relevait, non pas de l’impudeur, mais une grande proximité. C’était une bouffée d’air – oui, un déclencheur – qui nous disait : on peut, on a le droit d’être soi-même, vraiment soi-même, totalement soi-même ! Dans le livre, tu évoques l’importance de Vincent Chauvier de Lithium, qui agit plus en directeur artistique qu’en directeur de label, à l’égal d’un membre du groupe. Oui, en mentor, on peut le dire. C’est quelqu’un qui rebondissait, te poussait dans tes retranchements et te relançait. Avec lui, tout était débattu – il te questionnait, te faisait réfléchir sur tes choix –, tout était pensé, que ce soient les notes de pochette, les prises de parole sur scène, la setlist des concerts comme l’ordre des morceaux sur


— De Leonard Cohen, il reste un attachement, un regard et une espérance. — l’album. Et puis, c’est quelqu’un qui a une culture musicale gigantesque : il m’a fait découvrir les Olivensteins qui ont constitué un choc et tous ces groupes français que je ne connaissais pas. Le punk, je ne le situais qu’avec les Pistols, Public Image et Television. À son contact, j’ai découvert toute cette richesse souterraine. Dominique A et toi, vous aviez un modèle commun en la personne de Daniel Johnston, le songwriter qui s’exprimait sans détour, avec les moyens du bord. Il est évident que pour le premier album de Mendelson [L’avenir est devant, 1997, ndlr] cette école de Daniel Johnston, Palace Brothers, Jad Fair, a été déterminante. Il faut dire que nous n’avions pas tellement le choix de faire autre chose. Nous ne pouvions pas prétendre à devenir Led Zeppelin ou même Nick Drake. Nous empruntions donc d’autres voies – des chemins de traverse – pour tenter quelque chose de bouleversant. Dans le livre, tu évoques des formes très variées de songwriting, non sans créer quelques surprises : Robert Wyatt tout d’abord, ou Townes van Zandt. Mendelson a failli s’appeler Dondestan [du titre d’un album de Wyatt en 1991, ndlr]. Il me semble avoir envoyé des K7 à Lithium avec ce nom. Et finalement, on s’est appelé Mendelson, le jour du premier concert. Chez Wyatt, on a été confrontés à cette forme de création totale qui fait que sa musique n’appartient qu’à lui, qui n’est que lui, avec ce chant unique. On découvre étrangement qu’au début de Mendelson, Olivier Féjoz et toi aviez une passion commune pour Pink Floyd, ce qui peut sembler étonnant. Oui, y compris pour des disques peu appréciés du Floyd, comme The Wall. Moi je le sais donc je vois l’influence d’un disque comme celui-là, dans sa manière d’aborder l’écriture autobiographique, la mise en scène de la perte et de l’abandon. Chez Pink Floyd, je retrouve aussi ce goût pour l’utilisation des guitares acoustiques et l’exploration de paysages sonores en s’appuyant sur l’électronique. Ces longs morceaux aussi, dans lesquels on laisse la musique se développer et s’exprimer. Ça reste fondateur, en effet, et pour moi, un bon batteur doit

aborder les choses comme Nick Mason, de manière précise, afin de pouvoir poser les éléments. Il est vrai que sur Le dernier album, on entend quelque chose de syncopé et de graduel qui pourrait renvoyer à Set the Control for the Heart of the Sun, notamment sur la chanson Algérie qui constitue un choc dans sa manière de partir du singulier pour tendre à l’universel. C’est l’espérance de chaque artiste de pouvoir tendre ainsi à l’universel. Les échos que je reçois aujourd’hui autour de cette chanson me rappellent ceux de 1983 (Barbara). Là, c’est d’autant plus réjouissant que cette chanson est extrêmement personnelle. Si personnelle… On y découvre une richesse thématique incroyable : sans la nommer, tu abordes la cause kabyle, tu évoques la musique, le chaabi, la mélancolie des enfants du pays en mentionnant émigrés, harkis et pieds-noirs… Oui, c’est bien pour cela que cette chanson apparaît sur ce disque-là, pour Mendelson. J’ai le sentiment que j’ai pu aller jusqu’au bout parce que c’était le dernier album. Je suis heureux que tout cela s’entende, mais il n’y avait pas de plan concerté. J’ai exploré ces sujets presque à mon corps défendant ; ils font partie de mon quotidien, tout comme la musique, le chaabi par exemple. Des chanteurs comme Idir, Ferhat, Abdelkader Chaou, je les écoute souvent. Et puis, le souvenir de la guerre civile dans les années 90 reste très présent. Beaucoup de mes amis, adolescents ou jeunes adultes à cette époque-là, ont quitté le pays. J’ai également connu bon nombre d’enfants de harkis, dont mon meilleur ami là, que j’évoque déjà dans 1983 (Barbara). Après, la mort des anciens – mon grand-père et mon grand-oncle –, a fait qu’ils ont exigé de prendre la parole. Et je l’admets, ils ne se sont pas gênés pour dire les choses… Dans ce cas-là, la chanson m’a forcé la main, elle m’a poussé, elle m’a tiré, elle m’a empêché de refermer le couvercle. Tu abordes également la question de ta judéité, comme si tu t’appuyais sur les douleurs du passé pour dire celles d’aujourd’hui notamment dans la description du quartier juif disparu, à Oran. Je tiens à préciser que je ne suis pas historien, même si je lis sur ces questions-là. Ce dont je suis presque sûr en revanche, c’est qu’il y a une occultation 95


en Algérie de la présence juive : les cimetières sont abandonnés, les lieux disparaissent, même si les vieux savent. Ils se souviennent. Des Juifs, il y en avait beaucoup, ils étaient là bien avant les Français. C’est une histoire extrêmement complexe que l’on cherche à enfouir progressivement par des décrets. Pour moi, c’est simplement l’occasion de rappeler aux Algériens de mon âge et aux plus jeunes que leur histoire est multiple et très riche, mais je ne cherche pas à formuler de conclusions définitives. Il n’y a pas de démonstration. Je te rassure, ça n’est pas reçu comme tel, mais peut-être peux-tu nous renseigner sur l’émergence d’un texte comme celui-là ? C’est un texte qui a mis très longtemps à trouver sa forme définitive. Mais il est fort possible qu’on trouve sur le premier brouillon le même « arc ». Il comprenait sans doute l’ensemble du paysage même s’il n’était pas dessiné de la même manière : certaines parties étaient peut-être un peu plus floues, d’autres plus longues. L’attention qui est portée sur une chanson comme celle-là, pour le coup, consiste à ne pas dire n’importe quoi. Il me fallait mesurer la portée de chaque phrase. Tu m’évoquais Dominique A. L’une de ses premières chansons s’intitulait Pour qui je me prends. Et justement je me pose la question : pour qui je me prends ? Qui suis-je pour exprimer cela ? Et comme je ne sais pas, ça invite à la prudence et à la modélisation. C’est ce qui fait peut-être l’intérêt d’une chanson comme celle-là : elle s’exprime sans aucune certitude. Chacun peut se l’approprier, elle n’est pas fermée sur un point de vue particulier ou une histoire. Elle reste ouverte, on peut la prendre pour soi. Ça peut paraître étrange de dire cela d’une chanson personnelle, mais elle est « mise à disposition ». Dans la chanson, tu fais allusion au grand-père Léon qui ressemble à Leonard Cohen. Cohen qui traverse ton existence et bon nombre de tes chansons, et à qui tu consacres un ouvrage. Pourquoi cet homme m’a-t-il touché plus que d’autres ? La raison est à rapprocher de la chanson Algérie. Sans doute parce qu’il me transmettait un héritage qui ne m’avait pas été transmis. Parce qu’il était très fidèle à sa judéité et en même temps très libre. Et parce qu’il a ouvert une voie pour moi. Très tôt, alors que j’entrais dans le monde du disque, les choses je cherchais à les penser belles, touchantes et puissantes, « meaningful », donc porteuses de sens et qui ne soient pas de la ritournelle – j’ai horreur de la ritournelle ! Nous évoquions les Beatles précédemment que l’on qualifie de pop. Ils sont pour moi l’inverse de l’image qu’on leur donne. 96

Et Leonard Cohen pour moi, c’est pareil. Alors pourquoi lui et pas Dylan, qui est aussi important dans ma construction et dans mon exploration ? J’aurais du mal à trouver une raison véritable, mais je me sens plus héritier de Cohen que de Dylan. La ressemblance entre mon grand-père, Léon, et Léonard – une vraie ressemblance physique ! – doit jouer. Et puis, j’ai commencé par reprendre ses chansons, The Butcher en premier dont je connais encore les grilles harmoniques et les accords. C’est lui qui m’a appris à jouer de la guitare. L’héritage contrarié fait que je vais chercher chez lui des tonnes de choses qu’on ne m’a pas donné par ailleurs. De cette figure, il reste pour moi un attachement, un regard et une espérance. Tu dis dans l’ouvrage qu’il est « dingue ». On trouve chez lui de la sagesse et quelque chose d’irraisonnable. Il tranche avec son image de papy boy-scout. En définitive, il écrit les chansons les plus noires, les plus cruelles qui soient, avec ce semblant de douceur et de gentillesse. C’est à rapprocher de Ray Davies et des Kinks, et de leur manière de faire de la confiture au citron très amer. On trouve chez eux des petits chefs d’œuvre d’une tristesse abyssale, mais qui nous portent par leur douceur, leur apaisement. Une ferveur. Chez Cohen, c’est pareil : il soigne la douceur du rendu, les belles harmonies des voix féminines pour chanter des choses vraiment dévastatrices. De manière générale, les artistes qui m’intéressent ne sont jamais unidimensionnels. Ils provoquent de multiples reflets dans le miroir. Comme les Anglais le disent si bien : more than meets the eye – plus que n’en rencontre l’œil. On trouve chez Cohen quelque chose que je retrouve également chez toi : la tentation irrépressible de dire les choses, tout en ayant conscience qu’elles restent impossibles à dire. Oui, de toute façon, Leonard Cohen fait partie de ces gens qui à l’image d’un autre Léonard – de Vinci –, reviennent sur leurs tableaux indéfiniment. Chaque mot est pensé. Il n’écrit pas une ligne qui n’ait été posée, remise en question, réécrite. C’est l’école du doute, et je m’y reconnais bien. Et pourtant il faut quand même écrire et chanter, même si l’instinct nous appelle au silence – ne vaudrait-il pas mieux se taire finalement ? La prudence qui s’installe chez certains artistes, je la trouve très élégante. Elle leur permet de dire une réalité et une autre à la fois. Les choses ne sont jamais aussi simples qu’elles ne se présentent. Comme dans les Ménines de Vélasquez telles qu’elles sont décrites par Michel Foucault dans


Les Mots et les choses, il y a ce qu’on voit et ce qu’on découvre au fond, qui nous met en relation avec une autre réalité – un miroir, puis un reflet et le détail de ce reflet. Que ce soit chez Cohen ou même chez Dylan, on retrouve cela, cette manière d’aborder plusieurs contextes, du sous-texte, les pas de côté, le hors champ et les sous-entendus. Cela me passionne en tant qu’auditeur et je m’y attache en tant qu’auteur. Cela peut paraître prétentieux, mais ça serait ça le rêve : réaliser les Ménines en chanson. Concernant Cohen, on connaît cette anecdote : à la mort de son père, le garçon de 9 ans a inscrit quelques mots sur un petit bout de papier et l’a enterré dans le jardin sous la neige. Il dit ne pas se souvenir des mots inscrits sur le papier mais qu’il a retourné la terre pour le retrouver. « Je ne fais rien d’autre que cela, au fond, rechercher cette note », expliquait-il. On le constate, la perte est inscrite dès le départ, le travail de reconstruction est permanent, celui des mots. Je ne pourrais pas mieux dire. Il faut prolonger une conversation qui a été interrompue abruptement et qu’il faut essayer de re-convoquer. C’est un appel permanent, mais c’est le cas de tous les artistes. Je ne vois pas un artiste qui ne soit pas occupé à maintenir une conversation ou du moins à essayer de converser. C’est sans doute pour cela qu’ils nous touchent ; ils s’adressent à nous. Ils discutent avec nous et en retour nous discutons avec eux durant des années. Quand j’étais plus adolescent, je discutais avec mes héros, John Lennon, Roger Waters, et plus tard Morrissey. Imaginairement, j’échangeais avec eux sur le même pied, nous étions très proches et même complices.

À la fin de l’ouvrage, je publie une interview avec Cohen – elle est imaginaire, dans la mesure où je ne l’ai jamais rencontré –, mais je peux avouer que de l’ensemble du livre c’est la chose qui a été la plus facile à écrire. J’ai une grande habitude de cela… — LE DERNIER ALBUM, Mendelson, Ici d’ailleurs — MENDELSON. INTÉGRALE (1995-2021), Pascal Bouaziz, éd. Médiapop — LEONARD COHEN, Pascal Bouaziz, Les Indociles / Hoëbeke — PASCAL BOUAZIZ MICHEL CLOUP DUO, concert le 15 novembre au Noumatrouff, à Mulhouse

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C’est arrivé près de chez nous

Lorsque Rodolphe Burger nous accueille, ce n’est pas dans sa verte vallée, mais au cœur de Strasbourg, avec une vue sur les toits de la vieille ville et une flèche de cathédrale qui semble si proche qu’on pourrait la toucher du bout des doigts.

Par Valérie Bisson Photo : Renaud Monfourny

Mehdi Haddad, Rodolphe Burger et Érik Marchand (Glück Auf!) 98


Le ciel de septembre est fidèle au climat du bassin rhénan et décline ses nuances gris bleu pourfendues par une murmuration d’oiseaux agités. De passage, entre plusieurs concerts hommage à la Philharmonie de Paris et la préparation de la prochaine édition à Sainte-Marie-aux-Mines de C’est dans la vallée, Rodolphe Burger évoque les vingt ans d’existence du festival et le livreanniversaire édité par Médiapop qui s’appelle tout simplement 20 ans. Et voilà que le festival intimiste et confidentiel de Sainte-Marie-aux-Mines a 20 ans… Et oui ! C’est assez incroyable et inimaginable. Après quelques tourments et nuits blanches, nous avons décidé de décaler, mais de maintenir l’événement. Pour un tas de raisons, nous ne pouvions pas faire une « vraie » édition cette année. Mais nous ne pouvions pas laisser passer cet anniversaire des 20 ans. Nous allons commémorer la toute première édition, qui s’est construite autour de trois concerts de Kat Onoma dans la fameuse église Saint-Pierre-sur-l’Hâte qu’on appelle la Chapelle. On adorait ce lieu magique à l’acoustique exceptionnelle, où nous avions déjà enregistré. Les jeunes de la ville demandaient un concert de Kat Onoma, mais Sainte-Marie-aux-Mines n’étant pas sur la carte des tourneurs, il a fallu l’organiser nous-mêmes, c’est ce que nous avons fait avec l’aide de la fédération Hiéro de Colmar. En l’appelant « Festival », on jetait une bouteille à la mer, mais la population a plébiscité l’événement et la municipalité de l’époque a demandé à ce qu’on le reproduise. Qu’est-ce qui fait l’ADN de C’est dans la Vallée ? Un rendez-vous d’artistes plus qu’un festival de programmateur. Quand nous avons commencé, tout était à la fois improvisé et inspiré par la rencontre. Au départ, c’était très familial et « auto-géré », mais le schéma du festival était posé dès la 1ère édition : aux concerts dans ce lieu exceptionnel qu’est la Chapelle s’ajoutaient une offre gratuite dans les bars (le barathon, initié par Hiéro), une installation artistique d’un ami de Kat Onoma, Salvatore Puglia, dans l’ancienne Société Industrielle, fermée depuis des décennies, du cinéma, des performances de Pierre Alferi et Fred Poulet dans une ancienne banque, etc. Des lieux insolites étaient tout à coup investis, la Vallée était comme rééclairée de l’intérieur. Le festival s’est construit à partir de cette première expérience, ça a provoqué des choses incroyables, je repense à ce qu’on y a fait avec Alain Bashung, Rachid Taha, ou Jacques Higelin, qui sont vite devenus des habitués du festival.

Les artistes se sentent invités, le festival luimême les inspire, et le public assiste à ces rendezvous qui sont à chaque fois des moments uniques. Laurent Garnier s’est d’ailleurs inspiré de C’est dans la vallée pour organiser son festival Yeah à Lourmarin. Un mot sur le nom du festival et sur le livre ? On avait enregistré au studio qu’on appelle la Ferme un disque avec Olivier Cadiot, l’album On est pas indiens, c’est dommage, consacré à la langue welche, parlée par certains habitants de la Vallée et des Vosges. C’était une expérience initiatique de faire un album là-bas, de travailler sur le territoire lui-même, de faire un disque avec les voisins. Il s’est passé quelque chose d’important pour moi à ce moment-là, tout s’intégrait, même le lieu natal, qui n’avait jamais été une source d’inspiration, comme si jouer chez soi devenait la chose la plus exotique du monde. On entend dans le disque l’ami Roger Humbert qui dit « C’est dans la vallée » avec son magnifique accent welche. Tout est parti de là, d’une certaine manière, c’est lui qui a baptisé le festival. Le livre des 20 ans chez Médiapop est aussi une histoire de rencontre et d’amitié. Je suis ravi de le faire avec Philippe Schweyer, un fidèle du festival, et le meilleur des partenaires. L’idée s’est très vite imposée dans sa simplicité : nous avons proposé aux artistes ayant participé au festival de nous adresser un signe, sous la forme de leur choix, dessin, texte, photo… une bouteille à la mer, là encore. Chaque retour qui nous est fait touche au cœur. « Un festival, pour quoi faire ? » Cette question que Philippe Schweyer m’adressait l’autre jour malicieusement trouve pour moi sa réponse avec ce livre-florilège. — C’EST DANS LA VALLÉE, festival du 22 au 24 octobre à Sainte-Marie-aux-Mines www.cestdanslavallee.fr — C’EST DANS LA VALLÉE, 20 ANS, collectif, éd. Médiapop

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Amitiés sélectives Par Guillaume Malvoisin ~ Photos : Astrid Ackerman

Au cours des deux dernières années, Georges Aperghis et l’ensemble L’Instant Donné ont émaillé leur collaboration de rendez-vous laborantins. Musique et mots sont aux fourneaux de cette étroite amitié artistique célébrée au Luxembourg.

On l’aura noté sur les catwalk, les combinaisons sont de retour. Georges Aperghis, en homme de peu de mode et d’une liberté native, n’aura pas attendu ce revival. De la nature de l’eau, pièce créée en 1974, combinait déjà des trésors de sons et de sens, d’actions musicales et de clairs-obscurs littéraires. À l’Instant, quelques années plus tard, garde la main sur la formule et le principe. À l’Instant documente les retrouvailles régulières du compositeur avec les musiciennes et musiciens de L’Instant Donné. Pendant deux années, Aperghis et l’ensemble parisien ont croisé leurs humanités pour composer des portraits de chacun des musiciens. Forme de laboratoire, échanges singuliers, expériences sémiotiques, ce projet se nourrit de cela. Quand la harpiste de l’ensemble, Esther KubiezDavoust, appuie sur son goût du hasard et du désordre, Georges Aperghis loue les accidents, le hasard et les heurts des variables dans sa musique. « Des fois, c’est provoqué – la plupart du temps d’ailleurs – mais d’autres fois, cela arrive fortuitement et ça se heurte tellement fort que ça crée des émotions beaucoup plus grandes que quand tout est linéaire. » L’entrechoc 100


au profit de l’émotion, voilà qui rabougrit un peu l’entrelacs saturé. C’est beau des entrechocs amoureux, les frictions savantes qui laissent surgir. Aperghis poursuit : « Tout va dans le même sens : essayer de raconter cette histoire le mieux possible. Je comprends très bien, mais ce n’est pas ça du tout qui m’anime. Pour moi, tout est indépendant et il y a plusieurs histoires. Bien sûr, parfois, il y a un zoom qui met en valeur une petite histoire à laquelle on peut se raccrocher pendant un moment. Mais il n’y a pas une histoire unique à raconter du début à la fin. Ça, je l’ai fait avant et… j’ai décidé d’arrêter. » Bien entendu dans ce projet, on retrouve la joie intime à lier étroitement la musique au texte et les deux au plateau, à défaire l’histoire pour refaire un monde. Le théâtre parle depuis quelques années beaucoup de cela dans ses écritures, de la prise directe avec les planches. Pied au plancher aussi pour Georges et l’Instant Donné. À toute vitesse dans le No School No Rules qui semble avoir guidé monsieur Aperghis, fourbisseur du Théâtre Musical, celui qui ne commence ni ne finit. Celui qui s’épanouit dans le hasard de la rencontre infinie. La relation de certains musiciens de L’Instant Donné avec Aperghis remonte presque à l’infini. Nait alors cette collaboration particulière modelée sur les devises en vigueur chez les musiciennes et musiciens de l’ensemble. De janvier 2018 à novembre, date à laquelle la création a été subtilisée par la COVID-19, rencontres et ateliers ont réuni interprètes et compositeur, du rendezvous individuel aux sessions de travail collectif. On éprouve, on démonte, on détourne, on retourne. On l’aura lu de belles dizaines de fois, Aperghis aime « faire musique de tout » pour ouvrir de nouvelles pistes, remettre en jeu formes et formats. Dans les mêmes notes, le compositeur répond ceci à Mathieu Steffanus : « J’essaye de me surprendre moimême parce que c’est plus rigolo que de faire toujours la même chose. Chaque fois, il faut inventer les contraintes pour arriver à faire ce que l’on a à faire… et il n’y a pas de loi qui régit tout ça ! Pour moi, il s’agit avant tout de polyphonie entre la musique et autre chose. À mon sens, il est important de tout déconnecter. C’est-à-dire que la musique n’est pas faite pour un texte. Et le texte n’est pas là parce qu’il y a tel éclairage. L’éclairage n’est pas là parce qu’il faut mettre en valeur tel acteur. Ce n’est pas ça du tout. C’est une polyphonie qui rassemble différents éléments, différents paramètres qui sont indépendants les uns des autres. Rendre le paramètre indépendant et libre, c’est ça la chose qui me fait courir en fait ! Pour raconter autrement. » L’Instant Donné et le compositeur procèdent par petites touches, traits à traits. Débats après dialogues, l’Instant est furieusement collégial. Le matériau de départ s’engraine peu à peu. On compte des rejets, des

boutures et des fractales. Infinies, forcément, là aussi. Les ateliers prennent tournure, le portrait voulu apparait à mesure. Sans pour autant se mesurer. Fier de sa liberté constitutive, la version scénique avance, elle aussi mouvante, sans borne ni forme prédéfinie. Remise au hasard, à sa friction au plancher. Et au-dehors, en embuscade. « C’est notre petite poche de résistance : dehors il y a les violences, les attentats. Nous, nous ne sommes pas isolés, nous sommes entre nous, même si le monde extérieur continue à barder. Néanmoins, il ne faut pas non plus que ce soit explicatif. Il peut aussi y avoir des “textes invisibles”. » — À L’INSTANT, théâtre musical le 20 novembre à la Philharmonie Luxembourg www.philharmonie.lu

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Magenta

la métamorphose des Fauve Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul

Cinq ans après avoir volontairement fait exploser leur aventure en plein vol, les ex-Fauve renaissent aujourd’hui sous le nom de Magenta pour un nouveau cycle musical sur les traces de la French Touch. Rencontre. Ils avaient mis en musique la rage d’une génération paumée dans un monde trop petit, trop grand, trop violent, trop tout. Laissé des cicatrices et des traces au fer rouge, des cris dans les nuits fauves, des mots les jours de blizzard. Vendus des milliers de disques, remplis des dizaines de zéniths, vingt-deux fois le Bataclan. Ascension fulgurante façon comète de Halley. Et puis le sommet, et puis le choix de tout arrêter, genre KO debout, merciaurevoir. Mettre en sommeil. En apnée. Changer de route, prendre le prochain virage et on verra ce qui va se passer. « Avec Fauve, c’est comme si on était partis au Japon pendant six mois : à un moment, il faut rentrer chez soi sinon on perd ses repères. Et puis on avait tellement d’autres pays à visiter ! Offrir une fin à cette aventure, avant qu’elle ne se galvaude, c’était 102


la chose la plus saine à faire, la plus respectueuse du projet, du public, de nous. On en reste persuadés, encore aujourd’hui. Magenta, c’est le début d’un nouveau voyage. » Un voyage dont le point de départ fut un appart boulevard de Magenta, à Paris, où la bande de copains est repartie à zéro pour s’approprier les contours d’une musique parfaitement inconnue, qu’ils nous avouent d’ailleurs avoir pas mal snobée à l’époque, la résumant alors naïvement à un truc de machines et de boutons. « Et là on a (re)découvert un morceau, Revolution 909 des Daft Punk, et puis un autre, et ça a fait comme une épiphanie dans notre cerveau : on était passé à côté de ça toute notre vie.

Dans ces moments où l’on cherchait ce qu’on allait faire après Fauve, ouvrir un bar, construire des meubles… on n’avait plus de questions à se poser ! La date de fin de Fauve n’était pas encore fixée que l’on se faisait déjà écouter des boucles, des sons, on avait déjà genre trente démos - bon, on n’a rien gardé, mais c’était déjà là. » Cette idée de prolonger l’aventure tout en racontant une autre histoire, toujours en collectif, toujours en anonyme, toujours d’une seule voix, avec un tout nouveau territoire à conquérir. Suivent alors cinq années de tâtonnements, d’apprentissage, de doutes, de cheminement - le temps nécessaire pour apprivoiser les claviers, trouver leur voie et un nouveau mantra : surfer sur les codes traditionnels de la fameuse French Touch des années 90’s pour en faire leur propre « musique qui danse et qui pense ». Laisser à la fois parler le corps et l’esprit, les beat ultra-dansants et la force du texte, l’envie de lâcher prise et de tendre l’oreille. « L’électro un genre plutôt délaissé par les auteurs, mais pas pour nous. On voulait conserver nos valeurs humaines, alors on a dû apprendre à construire la voix autour de la musique - c’était le contraire pour Fauve - et pas en mode “move your body”. Trouver un équilibre… En fait on ne change pas, on évolue. Comme les Pokémon ! » Les voilà donc repartis sur les routes, synthés et machines dans le coffre, personnalités effacées au profit du collectif, visages toujours cachés, et puis ce nouveau nom à faire connaître, le public à trouver, les petites salles à remplir plus ou moins selon les soirées. « On pourrait imaginer que jouer devant 90 personnes alors qu’on faisait des zéniths, c’est moins excitant. Que c’est un retour en arrière. Pourtant il faut le voir à travers le prisme de notre aventure humaine : réussir à en faire notre vie, encore aujourd’hui, c’est juste incroyable. Le point de vue change tout. Oui, avant on avait deux tours bus maintenant on est en van, mais on est tellement contents, tellement vivants, c’est une seconde jeunesse, une renaissance. On n’a pas du tout la nostalgie d’un succès passé, on ne cherche même pas à avoir le succès de Fauve. » Et finalement, c’est pourtant tout le mal qu’on leur souhaite. — MAGENTA, Monogramme, Sunata/Because Music www.magentaclub.fr

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FRANÇOIZ BREUT

À la croisée des univers, nous avons rencontré Françoiz Breut, une artiste discrètement enjouée, qui continue à tracer son bonhomme de chemin.

FOULE AUX AS Par Valérie Bisson ~ Photo : Dorian Rollin

Françoiz Breut a sorti son septième album le 9 avril dernier. Flux Flou de la Foule est un disque qui convoque un univers fait d’éclats de vie, de vignettes facétieuses, de collages délicatement pop. On la connaissait évidemment chanteuse du Twenty-two bar (époque Dominique A), on connaissait sa colère (sur son album éponyme) et ses univers imprévisibles d’illustratrice, on la découvrira bientôt au théâtre, dans une pièce d’Émilie Capliez inspirée par le personnage de Little Nemo, lui aussi en goguette dans des mondes parallèles, et enfin dans un livre-album Le Grand déménagement à paraître en 2022. Cet album a été clôturé pendant le confinement et donc à distance ; quels souvenirs cette période vous laisse-t-elle ? Un souvenir étrange et une frustration de ne pas être là sur les dernières prises d’instruments. J’avais des comptes rendus à distance mais le partage avec les musiciens et l’échange des idées est toujours ce qu’il y a de plus important dans un projet commun. Malgré tout, j’ai l’impression que cette contrainte nous a boosté pour terminer l’album parce que nous étions dans une totale incertitude de la suite et qu’il fallait aller de l’avant. Il y avait comme une sensation d’urgence et il fallait trouver des solutions. Aujourd’hui on a pu commencer à 104


tourner en Allemagne et en Espagne pendant l’été et on a eu la chance de sortir de notre pays et de rencontrer des gens, de renouer avec les énergies du spectacle. En même temps, cette période a été fructueuse au niveau créatif. Chant, musique, Illustration, théâtre, est-ce confortable de ne pas habiter une seule case ? Comment appréhendez-vous ces différents domaines ? Ce sont finalement des périodes de travail assez fractionnées. Je vais reprendre la pièce Little Nemo à la Comédie de Colmar en même temps que la tournée de concerts du disque mais j’ai par ailleurs déjà beaucoup répété les chansons. Au moment où je me remets dans des périodes de répétition pour le théâtre, je constate que la mémoire est vraiment quelque chose de fascinant, elle fait le tri toute seule et les choses reprennent leur place presque naturellement. C’est la première fois que j’ai autant de matière à apprendre, le théâtre est nouveau pour moi, mais je me rends compte que le temps arrange les choses, elles murissent et on digère mieux le jeu. Je joue deux personnages, la femme de Winsor Mc Cay et la princesse du monde de Slumberland. C’est assez neuf et vertigineux d’avoir ces choses en même temps. Pour l’illustration, c’est très différent, c’est un travail plus solitaire. Tout cela est fractionné, il y a un temps pour chaque chose, l’écriture des chansons, la création musicale avec les musiciens, un projet de livre… Le livredisque autour de l’histoire de Charleroi, Le grand déménagement, m’a permis de réunir à la fois les chansons et les images. J’ai travaillé sur les illustrations et en me promenant dans les paysages de Charleroi, j’ai eu envie d’écrire des chansons par rapport au texte qui existait déjà, je me suis plongée dans cet univers pendant plusieurs mois. Le texte de Mathieu Pierloot m’a embarqué dans sa narration et j’ai eu beaucoup de facilité à créer et à produire des chansons, cela m’a permis de me poser comme je le fais quand je lis des livres qui sont une de mes grandes sources d’inspiration. Quel rapport entretenez-vous avec le chant ? C’est quelque chose d’assez instinctif ; chez moi personne ne faisait de musique mais mes parents chantaient tout le temps, en faisant la vaisselle, en jardinant… A l’adolescence, avec ma sœur, on allait en Angleterre pour acheter des vinyles et on écoutait évidemment beaucoup de rock, de pop. Puis, aux Beaux-Arts de Nantes, il y avait un environnement propice à la découverte, à l’ouverture sur tout type d’art, aux rencontres, c’est un peu comme ça que tout s’est fait, j’ai rencontré Dominique A et il m’a proposé de chanter, cela

ne m’a plus quitté. Au fil des ans j’ai appris que je devais un peu protéger ma voix, du froid, des excès. Lorsque j’entre en studio avec les musiciens, je dois à chaque fois resauter du pont et c’est ma voix qui est l’instrument, on compose à partir de mes interprétations, J’aime le rythme, jouer avec les mots. La chanson française n’est pas facile pour ça, la langue est dure, il faut essayer de les faire danser, mais parfois je tombe aussi sur des musiciens qui ont envie de retrouver la touche d’avant et de me calmer un peu. J’accueille aussi leurs envies car je ne fais pas les albums toute seule. Chaque chanson est comme une vignette j’ai toujours illustré les chansons pour en donner une vision parce que chaque auditeur en fait sa propre interprétation, c’est parfois étonnant comment le morceau voyage dans la tête des gens. Chaque chanson et chaque image partent d’une toute petite idée et je ne sais pas toujours où je vais aller, chacun peut la continuer à sa guise, le propre de la chanson c’est aussi de développer une idée dans un format très court souvent hétéroclite, des fragments de vie. Un dernier mot sur le titre joyeusement allitéré de l’album ? C’est un jeu de mot qui a existé avant le confinement. C’était ma suite de mots préférée, celle qui était la plus dure à prononcer de tout l’album et cela me faisait beaucoup rire. Il représente le magma et la foule d’idée que j’ai dans la tête et c’est aussi la description d’une ville qui grossit, le ras le bol d’un monde qui grossit et qui devient de plus en plus fou et absurde. Parfois quand je sors de chez moi, à Bruxelles, je suis comme happée par le monde créé par le tourisme de masse, j’observe la logique de consommation qui grignote les centres-villes sans penser aux habitants. Évidemment quand on a commencé à parler de postillons et de masques, cela en est devenu d’autant plus drôle. — FLUX FLOU DE LA FOULE, concert le 30 octobre à la Comédie de Colmar — LITTLE NEMO ET LA VOCATION DE L’AUBE, théâtre en mars 2022 à la Comédie de Colmar comedie-colmar.com

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Libérés, démasqués

Entre l’ouverture de nouveaux lieux culturels et le retour rayonnant des festivals et expositions, l’art d’hier et d’aujourd’hui réenvahit pleinement nos quotidiens.


Jean-Jacques Henner vers l’irréel

Par Emmanuel Abela

Jean-Jacques Henner, La Source (détail). Grande variante, 1881, huile sur toile, 100 x 73,5 cm. Paris, musée national Jean-Jacques Henner ©RMN-GP Gérard Blot


L’Alsace attendait le retour de Jean-Jacques Henner dans ses terres. C’est chose faite avec deux expositions magnifiques à Mulhouse et Strasbourg, en lien direct avec les collections de son Musée parisien. L’occasion d’éprouver notre vision à la fois de ce peintre majestueux et de son époque. L’Histoire de l’Art est parfois impitoyable : elle a vite fait de refouler dans les limbes de la mémoire celles et ceux qu’elle juge indignes d’être retenus. Mais l’on reste dans l’incompréhension quand il s’agit de l’immense Jean-Jacques Henner, ce peintre alsacien de la fin du XIXe siècle, ami des grandes figures artistiques de son temps, Manet, Degas ou Renoir, qui a malheureusement vu sa notoriété décroître dès les années 20 sans que l’explication de cette lente et inexorable disparition ne soit donnée. Est-ce parce qu’il était jugé « académique », et à ce titre écarté des sujets d’étude d’historiens bien capricieux ? Est-ce son exploration de la spiritualité et sa quête d’absolu qui l’ont rendu suspect aux yeux de quelques-uns ? Est-ce sa posture de « peintre officiel », ami de Gambetta et Jules Ferry au début de la IIIe République, qui l’a trop fortement identifié à la période au point de ne point lui survivre ? La raison véritable est peutêtre à chercher ailleurs : peintre de l’exil, meurtri

par l’éloignement de sa terre natale, il n’a cessé de manifester son attachement à la France. À sa mort en 1905, son vœu n’est guère exaucé : l’Alsace reste allemande. Il est étonnant de constater que sa disparition progressive de l’Histoire coïncide justement avec le retour de l’Alsace à la France après la Première Guerre mondiale comme si son œuvre avait dû s’effacer de la mémoire dans un étrange sacrifice expiatoire. L’autre raison possible – pas si éloignée de la première – tient peut-être à la difficulté, voire l’impossibilité, de le classer parmi les grands courants de son époque. Jean-Jacques Henner peut-être ne se définit-il pas autrement que par ce qu’il n’est pas : il n’est ni un classique au sens académique du terme ni un impressionniste ni encore moins un symboliste alors que certains traits de sa facture pourraient être aisément associés à ceux des Nabis ou de Gustave Moreau ou Puvis de Chavannes, parmi ses autres grands amis. Jean-Jacques Henner est simplement un homme de son temps, avec ce léger décalage pionnier qui sied tant aux aventuriers et explorateurs des formes nouvelles. Aux vrais modernes, en définitive. On ne saurait comprendre l’œuvre de cet artiste sans s’en référer à ses années de formation : au collège d’Altkirch où ce natif de Bernwiller – au sudouest de Mulhouse, au cœur du Sundgau – acquiert sa technique, et à Strasbourg, il se voit communiquer une passion pour les peintres primitifs allemands qu’il peut admirer dans les musées voisins. Parmi ces derniers, Hans Holbein le jeune dont il découvre les œuvres à Bâle. À l’adolescence, il s’ouvre à l’œuvre du peintre renaissant Le Corrège, puis à celle de Pierre-Paul Prud’hon, un préromantique français. Et mêle, à son arrivée à Paris en 1846, ces références aux nouveaux modèles déterminants qu’il découvre au Musée du Louvre, Poussin bien sûr, mais aussi Raphaël et Le Titien, avec cet écart qu’il ne cessera dès lors de maintenir, non sans quelque heurt, entre une approche très structurée de la composition et une tentation purement picturale. Le dernier Titien, celui qui laisse littéralement s’échapper la matière de son carcan linéaire, traversera une bonne partie de son œuvre comme en témoignent les réminiscences de ses Vénus et autres scènes bucoliques, La Vierge au lapin ou Le Concert champêtre. Cette Italie, justement, l’enchante quand il séjourne à Rome à la Villa Médicis pour poursuivre sa formation durant cinq années, elle constitue même une révélation, comme en attestent sa correspondance et ses nombreux carnets de dessin d’époque. Comme bon nombre d’artistes avant lui, il subit le choc du Caravage dont il découvre La Mise au tombeau dans les salles du Vatican. Il y voit une « vérité effrayante » qui va conditionner sa propre approche de la lumière et des carnations. Dès lors 109


Jean-Jacques Henner, La Liseuse ou La Femme qui lit, 1883, huile sur toile, 94,2 x 123 cm, Paris, musée national Jean-Jacques Henner (dépôt du musée d’Orsay) © RMN-GP (musée d’Orsay) Hervé Lewandowski

s’entrechoquent chez lui apports germaniques et italiens pour un mélange détonnant qui singularise davantage sa pratique. Grünewald croise Holbein, mais aussi les peintres baroques et les classiques français, avec ce souci constant de restituer la réalité crue d’un corps mort. La question du corps, Henner finit par admettre qu’elle est centrale dans son œuvre. Et mieux que cela : obsédante même, pour finir par devenir 110

exclusive. Les sujets traités le conduisent à sans cesse interpréter ce corps, animé ou inerte, sortant des ténèbres de la façon la plus troublante qui soit. Avec cette autre tentation de plus en plus affirmée de l’évanouissement des chairs, la lumière aidant, au cœur d’un environnement immédiat qui luimême s’efface progressivement. L’un des exemples les plus célèbres reste La Liseuse (1883) du Musée d’Orsay : la femme allongée surgit d’une masse


sombre marron et ocre, comme une apparition lumineuse. La situation familière de cette jeune femme qui lit ancre étonnamment la figure dans une réalité figée pour l’éternité. Sa chevelure se noie dans le prolongement de ce qu’on suppose être un lit, alors qu’elle semble plongée dans une douce rêverie. Seules sa fesse gauche, sa hanche et son épaule apparaissent, irradiantes, comme si elles nous indiquaient la possibilité de sortir de

l’abîme. Il en résulte un sentiment d’une infinie délicatesse construit autour de la plus profonde tendresse. L’évanescence marque la dimension spirituelle contenue dans cette évocation subtilement charnelle. Il en va de même pour la superbe Magdeleine du Musée des Beaux-Arts de Mulhouse (1878). De l’histoire de la sainte, Henner ne retient que l’épisode de la repentance dans la grotte : de son environnement, il exclut tout accessoire pour placer la figure lumineuse de la pécheresse, amie du Christ, seule face à la métamorphose qui s’opère en elle dans un mouvement extérieur-intérieur d’une force inouïe. Le spectateur assiste au miracle, et l’accompagne. D’une repentance, l’autre : la sienne, la nôtre. La sensualité extrême de l’image centrale cède le pas à la spiritualité de l’instant, mais sans s’abstraire. Toutes deux se fondent en un sentiment commun qui ne cessera d’habiter le peintre durant les années qui suivent. Dans l’opposition qui conduit à la confrontation entre croyants et partisans radicaux de l’athéisme, Henner ouvre une voie nouvelle qui ne tranche pas, mais laisse la porte ouverte, grande, vers une forme de spiritualité repensée. Il agit ainsi en homme de son temps, à une époque où les frontières vers l’irréel s’estompent. À l’image de ces chairs qui, une nouvelle fois, se fondent à l’arrière-plan plus qu’elles ne s’en détachent, avec des effets plastiques saisissants. Un élan poétique naît de ce mouvement qui vise à révéler la puissance créatrice en connexion directe avec les éléments ; en cela Jean-Jacques Henner annonce autant Vassili Kandinsky que Marcel Duchamp. Les œuvres inachevées nous renseignent sur sa méthode, tout autant que certains de ses dessins préparatoires. Pour La Magdeleine par exemple, l’on surprend des contours marqués et un trait vigoureux dans l’esquisse, ainsi que des éléments de contexte structurant qui finissent par disparaître dans la toile réalisée. L’intérêt qu’il manifeste très tôt pour le dessin conduit Henner à lui confier une place à part, avec une approche graphique qui tranche avec son travail pictural, même si certains travaux sur papier laissent déjà entrevoir cette manière d’abstraire le sujet dans un environnement indéterminé. La puissance est là, l’expressivité aussi, avec un modelage des formes qui surprend par sa dynamique. Ça n’est qu’avec l’usage généralisé du fusain que l’artiste finit par aborder des compositions plus allusives au fil du temps, au profit d’une sensualité renforcée. Peut-on voir dans son œuvre graphique les éléments distinctifs de son œuvre picturale, à savoir un goût prononcé pour l’épure et la généralisation d’une gamme chromatique limitée ? Oui, sans doute. 111


Jean-Jacques Henner, Étude d’après La Magdeleine, vers 1878, fusain sur papier calque, Bibliothèque de Mulhouse, © Bibliotheèque de Mulhouse

Et même cette obsession qui s’affirme rapidement autour de jeunes femmes rousses qui viennent habiter, de manière de plus en plus systématisée, ses paysages ou ses scènes. Il en résulte des formes d’une grande douceur avec des tonalités chaleureuses qui font son succès après la chute du Second Empire. Le rouge est sa couleur, elle l’émancipe de ses maîtres et lui ouvre la voie de la liberté. Elle devient cette touche colorée, sa signature en quelque sorte, qu’il mêle aux espaces verdoyants d’une nature abondante, comme dans La Source (1881), merveille post-romantique où la joliesse du paysage magnifie la figure féminine rayonnante au premier plan. Les carnations diaphanes se noient dans l’infinitude d’un horizon mental sans limites pour des instants de volupté insoupçonnés. Les deux expositions alsaciennes, à Strasbourg et Mulhouse – complétées par celle du Musée national Jean-Jacques Henner à Paris, centrée sur l’Alsace – rendent merveilleusement hommage à l’extraordinaire qualité d’un peintre de premier plan. Les signes avant-coureurs étaient là : le peintre se voyait cité ou revisité de plus en plus fréquemment par les artistes contemporains – on se souvient dans les colonnes de Novo des allusions photographiques répétées de la Mulhousienne 112

Marianne Maric – ; la réouverture après rénovation du Musée parisien il y a cinq ans suscitait un nouvel intérêt pour son œuvre ; bref, nous sentions jaillir ce besoin nouveau d’Henner, cette nécessité même et un désir grandissant que viennent combler au meilleur moment ces deux expositions complémentaires. Au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse tout d’abord, avec un coup de projecteur sur le dessinateur, avec cette approche intime d’une œuvre aux thématiques fortes, l’inspiration des grands maîtres, l’esquisse préparatoire, la présence féminine ou l’Alsace, à travers une variété de supports, Henner étant le champion de la réutilisation de papiers journaux, lettres, cartes postales et emballages divers. Au Musée des BeauxArts de Strasbourg ensuite, avec une rétrospective généreuse de quatre-vingt-dix tableaux et quarante œuvres graphiques, retraçant son parcours, de ses années de formation alsacienne et parisienne à l’avènement du grand peintre qu’il était, présent de manière discontinue dans les Salons et autres Expositions, y compris universelles. Tout est passé en revue, ses œuvres religieuses empreintes de piété populaire, ses paysages et ses portraits, avec un accrochage centré sur l’iconique L’Alsace, elle attend (1871) dont on célèbre les 150 ans. L’occasion est belle de s’attacher à une œuvre comme nulle autre pareille qui puise dans son terreau alsacien initial sa dimension proprement visionnaire. Il est temps, enfin, de redécouvrir l’urgence de Jean-Jacques Henner et l’actualité de son œuvre, et de favoriser l’étude d’un corpus considérable qui comprend dessins, peintures, mais aussi de nombreuses lettres au sein d’une correspondance abondante. Henner nous dit des choses de lui, il nous dit son siècle – tout comme il dit le nôtre –, avec force et profondeur. — JEAN-JACQUES HENNER DESSINATEUR (1829-1905), exposition jusqu’au 30 janvier au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse www.beaux-arts.musees-mulhouse.fr — JEAN-JACQUES HENNER (1829-1905), LA CHAIR ET L’IDÉAL, exposition jusqu’au 24 janvier au Musée des Beaux-Arts de Strasbourg www.musee.strasbourg.eu — ALSACE. RÊVER LA PROVINCE PERDUE (1871-1914), exposition jusqu’au 7 février au Musée national Jean-Jacques Henner, à Paris www.musee-henner.fr


Jean-Jacques Henner, La Magdeleine, 1878, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Mulhouse © C. Kempf


LE PORTRAIT LIBÉRÉ Par Nicolas Bézard

Réaction à cette période de pandémie qui nous a éloignés les uns des autres, l’exposition Close-up, visible cet automne à la Fondation Beyeler, rappelle à juste titre que la relation à autrui commence toujours par un visage.

Paula Modersohn-Becker, Mädchenbildnis mit gespreizter Hand vor der Brust, 1905, huile sur toile, 41 x 33 cm, Von der Heydt-Museum Wuppertal. Photo: Antje Zeis-Loi, Medienzentrum Wuppertal

Ce visage maintenu à distance pendant des mois, dissimulé derrière une bande de tissu ou de papier, réduit à une image plus ou moins nette sur un écran de smartphone ou d’ordinateur. Le Coronavirus a bel et bien agi comme un accélérateur du processus de virtualisation de nos vies entamé depuis la fin du siècle dernier. Se rencontrer, se parler, s’aimer de façon dématérialisée, en ne sollicitant à chaque fois qu’un des cinq sens de notre appareil perceptif, 114

est aujourd’hui devenu chose commune, et le pisaller de nos semaines de confinement. Permettant au lien social de subsister a minima, il a surtout mis en évidence sa propre limite, son insuffisance fondamentale. Le rapport à un visage ou un objet, dès lors qu’il n’existe plus que par le truchement d’un écran – fût-il tactile – est fallacieux. Agrandir une image par simple pression des doigts sur une dalle de verre ne signifie pas s’en approcher. L’action est comparable à celle du zoom en cinéma :


une illusion de proximité, sans que pour autant se soit produit le moindre changement de perspective, au contraire du travelling, déplacement réel dévoilant de nouvelles facettes d’un objet, d’un visage, d’un paysage. Une expérience du regard ne saurait donc se contenter de « distanciel. » Et lorsqu’il est question d’un visage, la présence à ce dernier comme implication directe de nos sens, de notre corps ; la présence instinctive, haptique, dans l’hypothèse où l’on touche autant avec les yeux que l’on voit avec les mains, ne saurait être remplacée. Il en va de même avec les œuvres d’art, et a fortiori avec celles dont le propre est de nous laisser cette impression qu’elles nous dévisagent : les portraits. Imaginée avant l’irruption de la Covid-19, l’exposition commissionnée par Theodora Vischer devait s’intituler Portraits and Figure. Mais suite au bannissement de la proximité physique et à la raréfaction des visages dans notre quotidien, la question de savoir comment appréhender ces figures et portraits a pris un autre relief. Dès lors, il s’agissait d’interroger cette proximité en crise, de faire de l’espace du regard nous liant aux êtres et aux choses, le sujet central d’une exposition renommée Close-up – « de près. » Et qu’y a-t-il à voir « de près » dans l’élégant musée conçu par Renzo Piano ? Des visages biensûr. Des visages d’homme (très peu) et de femmes (surtout). Quelques autoportraits aussi, réalisés par 9 artistes femmes ayant occupé une position éminente dans l’histoire de l’art moderne, et dont les imaginaires sont ici adroitement assemblés. Le parcours suit un ordre chronologique. Fin du XIXe dans un Paris impressionniste pour les deux premières salles consacrées à Berthe Morisot et Mary Cassatt. Tournant du siècle avec Paula Modersohn-Becker et son style alliant primitivisme et modernisme. Le Berlin réaliste des années folles chez Lotte Laserstein. La « mexicanité » de l’icône Frida Kahlo. La portraitiste américaine Alice Neel, active jusqu’aux années 70. L’art contemporain représenté par Marlene Dumas et Cindy Sherman. Enfin, les nouvelles pistes explorées par la peinture figurative avec Elizabeth Peyton, née en 1965. Large et éclectique, le spectre permet de saisir comment l’art du portrait et le point de vue porté par ces artistes sur les rôles de genre attribués aux femmes ont évolué depuis la fin du XIXe siècle, mais aussi d’apprécier le sens de ces

évolutions. Dépeintes dans des attitudes corsetées de maîtresses de maison ou de bourgeoises oisives et mondaines chez Morisot et Cassatt, les figures gagnent en assurance dans les toiles de Laserstein qui s’appliquent à diffuser l’image d’une « Nouvelle Femme » plus indépendante. Près d’un siècle plus tard, femmes et hommes servent de modèles indifférenciés dans les portraits de Dumas ou de Peyton. Le capitalisme, qui s’est longtemps appuyé sur le patriarcat pour favoriser ses desseins d’expansion, délaisse quelque peu le front de l’identité de genre pour celui d’images hypermédiatisées isolant chacune et chacun dans des bulles étanches de solitude – ce que le recours à des cadrages de plus en plus serrés fait ressentir de manière saisissante. Cette modification des modèles de représentation des sujets féminins est directement liée à l’affirmation des artistes femmes dans un monde de l’art historiquement dominé par les hommes. Une émancipation in fine beaucoup plus lente et laborieuse que celle qui concerne le genre du portrait lui-même. Et c’est sans doute avec ce dernier point que Close-up adhère le plus étroitement avec son énoncé : cette manière de nous montrer comment au fil de ce corpus, le portrait se libère de tout ce qui l’empesait. D’une salle à l’autre, les œuvres se détachent du réalisme mimétique et de l’injonction à la ressemblance. La touche est revendiquée. La matière surgit sur la toile. Peu à peu, il s’agit moins de peindre une personne que de peindre la peinture elle-même. Une peinture qui semble quitter le support de la toile et s’avancer vers nous. La vie et l’œuvre de Paula Modersohn-Becker incarnent bien ce changement de paradigme, le portrait devenant, chez cette artiste morte en couche dans sa 32e année, une forme d’expression souveraine, l’espace où se déploie un geste pictural d’une modernité qui n’a rien à envier à celle des grands noms de l’époque – Gauguin, Cézanne, Van-Gogh – ajoutant au désarroi de ceux qui ne savent toujours pas qu’en matière de génie, la véritable aristocratie se gagne. — CLOSE-UP, exposition jusqu’au 2 janvier à la Fondation Beyeler, à Riehen (Bâle) fondationbeyeler.ch

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Passages disséminés du bassin rhénan à l’Orient Par Clément Willer

Auguste Salzmann, Jérusalem, Porte de Damas, Vue extérieure, Imprimerie photographique de Blanquart-Évrard, à Lille, 1854, photographie © Gilman Collection. www.metmuseum.org/art/collection/search/287037

Déceler à la fois des traces de l’ailleurs dans l’ici et des survivances du passé dans le présent, tel est le propos de l’exposition L’Orient inattendu, du Rhin à l’Indus, à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. 116


Le travail archéologique des commissaires, Nourane Ben Azzouna, maître de conférences en Histoire des arts de l’Islam à l’Université de Strasbourg, et Claude Lorentz, conservateur en chef de la Bnu, met en lumière une sédimentation faite de rencontres insoupçonnées (ou oubliées) entre l’Orient et l’Occident. En effet, la culture rhénane est tissée des présences de cultures orientales, arabe, perse ou indienne. Comme les supposés fragments de la croix du Christ rapportés de Byzance par les croisés au XIIe siècle et disséminés aux quatre coins de l’Alsace. Ou encore l’œuvre du céramiste guebwillérois, Théodore Deck, l’un des premiers à importer des motifs orientaux dans l’artisanat rhénan, qui décrétait : « Il est certain que notre art a pris naissance en Orient. » Ce que suggérait également Bède le Vénérable, auteur chrétien du VIIIe siècle, dont on apprend dans la première salle de l’exposition consacrée à la fascination médiévale pour la Terre sainte qu’il considérait Jérusalem comme « l’ombilic de la Terre ». L’idée est donc ancienne, dans la culture occidentale et rhénane en particulier, que le nombril, le point originel, est ailleurs. Les salles suivantes de l’exposition prolongent l’enquête sur les traces de ces métissages : dès l’ère médiévale, d’intenses échanges littéraires, philosophiques, astronomiques ou médicaux, eurent lieu entre les villes arabes et rhénanes, dont Strasbourg. Tout en exposant l’ambivalence des rapports avec le puissant Empire ottoman au XVIe siècle, entre guerres sanglantes, spoliations d’armes richement ornées, et échanges d’étoffes ou de céramiques. Viennent ensuite les artistes et archéologues issus de la bourgeoisie industrielle haut-rhinoise du XIXe siècle et leurs voyages en Égypte ou au Maroc, sur fond de mépris colonial. On est tantôt fasciné par les photographies d’Auguste Salzmann, originaire de Ribeauvillé, comme celle de la porte de Damas à l’atmosphère désertique fantastique ; tantôt troublé par la mémoire de la conquête sanglante de l’Algérie en 1830 (la flotte française débarquait avec 100 vaisseaux de combat et 38000 combattants, marquant le début de la colonisation de l’Afrique du Nord). Puis, l’exposition nous ramène dans les usines textiles mulhousiennes et dans l’atelier de Théodore Deck, qui reprenait dans ses créations ce qu’il considérait comme l’essence des motifs perses, turcs ou arabes, dans un geste tenant à la fois de l’admiration esthétique et de l’appropriation culturelle. Le regard est notamment arrêté par un Plat à décor de style Iznik (1860) : une grande assiette dans laquelle on croit voir tomber une nuit orientale sur une végétation mystérieuse, comme une image d’ailleurs discrètement déposée sur un ustensile de la vie quotidienne alsacienne. Enfin, la dernière salle propose une réflexion sur l’histoire et la constitution des collections qui ont nourri le parcours, collections rhénanes (du

Badisches Landesmuseum de Karlsruhe au musée de l’Impression sur Étoffes de Mulhouse) et nationales (de la Bibliothèque nationale de France au musée du Louvre). Il y apparaît que c’est d’abord à travers un ensemble complexe d’enjeux scientifiques, culturels, financiers et coloniaux, qui sous-tendent l’acquisition des documents exposés, que s’est construit un certain rapport rhénan à l’altérité orientale. — L’ORIENT INATTENDU, DU RHIN À L’INDUS, exposition jusqu’au 16 janvier à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg www.bnu.fr

Théodore Deck, Plat à décor de style Iznik, v. 1860-1870, musée Théodore Deck et des pays du Florival, Guebwiller © Pictural Colmar.

Indienne, Inde, 18e siècle, Musée de l’Impression sur Étoffes, Mulhouse © Mulhouse, David Soyer.

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Les vies d’Elina

Par Nicolas Bézard ~ Photos : Elina Brotherus

Cela fait plus de 25 ans que la photographe finnoise Elina Brotherus met son corps en jeu, dans un travail qui questionne avec mélancolie et dérision le reflet de soi. Présences mutiques, souvent captées de dos dans des environnements naturels ou artificiels. Visages imperturbables, de prime abord impénétrables, mais où l’on croit percer ici une inquiétude, là une adresse qui nous est destinée. À la fin de l’année passée, les multiples avatars auto-fictifs d’Elina Brotherus avaient investi, le temps d’une exposition écourtée par la crise sanitaire, l’espace d’exposition de la Filature. Si les références picturales sautent aux yeux ‒ de Caspar David Friedrich pour rigueur des compositions à Pierre Bonnard pour la compréhension subtile des couleurs ‒, cette œuvre travaille à bas bruit les notions de physicalité, d’espace et de temps par un engagement direct du corps, comme le faisaient en leur temps les artistes performatifs du mouvement Fluxus. Rencontre avec une artiste qui, grattant la surface du réel pour y débusquer ses névroses, n’est jamais aussi bien cachée que derrière sa propre nudité. 118

3D Glasses, 2012

Vous montrez souvent votre corps cherchant à tenir en équilibre, comme dans votre série récente sur le chantier de la Samaritaine. N’est-ce pas une sorte de métaphore de ce que vous photographiez depuis toujours : la vie, les sentiments et le corps en perpétuel chantier ? C’est bien dit. Ayant pris l’habitude d’apparaître dans mes images depuis la fin des années 90, on peut en effet appliquer à mon œuvre une analyse de ce genre. Qu’est-ce qui dans mon aspect a changé, qu’est-ce qui est resté intact ? Je rêve de vivre très longtemps et de pouvoir comparer les photographies où j’avais 25 ans et celles où j’en aurais 80 ‒ à la manière d’un Roman Opałka, qui est un de mes artistes préférés. La vie et les sentiments sont perpétuellement en mouvement. J’ai des projets qui sont intimement personnels et d’autres où je ne raconte absolument pas ma vie, mais qui sont travaillés par l’histoire de l’art ou des questions de formes. Mais le « corps » (le protagoniste, la figure humaine, le personnage ‒ comme on veut) est toujours là, présent. Vous pratiquez l’autoportrait depuis vos débuts. Que vous inspire le phénomène du « selfie » apparu il y a une dizaine d’années, et que vos images, d’une manière rétrospective, ont d’abord anticipé, puis interrogé ? Les selfies m’ont facilité la vie. Depuis que tout le monde se prend en photo, je n’entends plus personne


intéressant surtout, comme cela se produit à chaque fois qu’une multiplicité de voix s’exprime, plutôt qu’une seule.

Camoufage, 2013

Silver River, 2014

me dire que je suis une narcissique maladive pour me photographier à ce point. J’ai trouvé un T-shirt génial avec un faux logo CÉLINE qui dit CÉLFIE. Je le porte parfois lorsque je me représente, notamment dans une image réalisée à la Samaritaine. Dans la série Artists at Work, vous remettez en question la relation classique entre regardeur et regardé-e, créateur et modèle. C’est une image qui renverse le cliché de l’homme pygmalion et de sa muse féminine. Peut-on voir une dimension féministe dans votre travail ? Bien sûr. Plus je vieillis, plus je la revendique. Je commence franchement à être fatiguée de vivre dans un monde où l’homme blanc hétérosexuel est encore l’Alpha et l’Oméga, et où le reste est perçu comme une exception. Je trouve cela anormal et malsain. Il faut en parler, établir des statistiques, agir dès qu’une disparité trop flagrante est observée. Nous devons faire preuve de vigilance. Il ne s’agit pas de déclarer la guerre, mais de trouver une clé pour rendre notre monde plus accueillant. Et plus

On retrouve dans vos mises en scène une forme d’humour loufoque et pince-sans-rire qui n’est pas sans rappeler celui du cinéaste finlandais Aki Kaurismäki. À côté de cela, votre œuvre est depuis toujours habitée par la mélancolie du temps qui passe, par la solitude des êtres. J’assume la mélancolie. Mais celles et ceux qui me connaissent savent qu’au fond, je suis une personne positive et optimiste. Je souris beaucoup plus dans la vraie vie que dans mes images. Il y a une raison à cela : une photographie souriante se consume trop vite. On regarde plus longuement une image empreinte de gravité, car elle propose davantage de choses. This Is the First Day of the Rest of Your Life, réalisée en 1998, est la photographie qui ouvre et prête son titre à l’exposition. Elle semble dialoguer avec des séries plus récentes convoquant l’idée de passage, de renoncement ou de renaissance telles qu’Annonciation ou Carpe Fucking Diem. En ce moment, je suis dans une phase non autobiographique. Cela revient de manière cyclique. À mes débuts, j’ai imaginé la série Das Mädchen sprach von Liebe dont fait partie la photo « titre » de l’exposition. Ensuite, j’ai pris d’autres directions pendant une dizaine d’années, et l’autobiographie n’est revenue qu’avec les séries 12 ans après, Annonciation et Carpe Fucking Diem. Depuis, je m’intéresse beaucoup à la photo performative, Fluxus, les avant-gardes féministes et ‒ curieusement ‒ l’architecture. J’ai un projet majeur, en cours depuis 2015, où je me mets en scène dans la peau de personnages différents à l’intérieur de maisons dites « iconiques ». Plus précisément, je me mets en quête d’espaces architecturaux remarquables, de styles et d’époques diverses, conçus pour être des maisons particulières ‒ des lieux très variés, dont les personnages que j’incarne reflètent le caractère. J’ai commencé dans la Maison Louis Carré imaginée par Alvar Aalto, l’architecte finlandais proche du Bauhaus et de Le Corbusier. Puis j’ai été en résidence à la Villa Empain à Bruxelles, dans la pure veine Art Déco, ainsi que dans l’appartement de Hundertwasser à Vienne, sur les toits du KunstHausWien. Je rêve bien sûr de travailler dans le Fallingwater de Frank Lloyd Wright, dans la Villa Savoie ou la Casa Malaparte. Et surtout, pour revenir à cet engagement féministe dont nous parlions, dans des maisons d’architectes femmes que sont Eileen Gray, Charlotte Perriand ou Zaha Hadid. 119


RUBEN GRAY « Bêtes de papier » Par Lucie Chevron

À Strasbourg, le collagiste Ruben Gray réanime les figures désanimées du siècle passé. DÉFIGURER, REFIGURER, TRANSFIGURER est le nom de sa dernière exposition.

Ruben Gray, ã Sarah Ung

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Ruben Gray, Midsommar, 2019, collage, 2019 ã Ruben Gray

— Les monstres ne sont pas forcément laids. — Des bribes de papiers découpées dans des magazines des années 1920 à 1970 rencontrent des feuilles Canson aux teintes ocre terreuses. Depuis trois ans, Benjamin Grayer alias Ruben Gray s’en va chiner les brocantes, vide-greniers et Emmaüs, pour dénicher ces archives archéologiques d’un temps révolu. C’est dans L’Illustration, Vu, Mon film ou encore Le Louvre qu’il puise sa créativité et son médium artistique. « Ces magazines anciens ont quelque chose de fascinant. J’utilise de vieux papiers, de beaux papiers, avec de l’âme, du grain, des textures, des tons, des teintes. À l’époque, le papier était le média. Aujourd’hui, il est devenu désuet. » Si sa pratique est une manière de se retirer du quotidien le temps de l’acte créatif, créer des synergies entre passé et présent afin de « catalyser l’imagination » du regardeur l’anime. « Cette distance avec les sujets mis en scène dans ces pages laisse une grande place à l’imaginaire. Il y a de la curiosité dans l’ignorance. » En rapportant ces objets de l’histoire dans l’époque contemporaine, il souhaite aussi réanimer ces fétiches du passé, leur donner une seconde vie, bien que, « ce fut difficile au démarrage d’accepter de découper dans ces précieux documents. »

De formation en Sciences du sport, Ruben Gray a appris le collage en autodidacte. Son processus de création est toujours le même : feuilleter, découper, arranger, coller, en se laissant porter par la puissance évocatrice de l’image, ses multiples sources d’inspirations, et l’intuition du moment présent. Les couleurs naturelles associées de façon harmonieuse évoquent la douceur, tandis que les rebuts historiques découpés au couteau de précision et assemblés travaillent les émotions souvent contraires. Son univers à la fois poétique et onirique est aussi empreint de férocité lorsque l’on y regarde de plus près. Il aime « créer des chimères, des bêtes de papier », car « les monstres ne sont pas forcément laids. » Alors que les fragments de corps gracieux et délicats — jambes, bustes, bras, mains, seins, visages —, parfois statuaires et le plus souvent féminins, fondent le cœur de son esthétique minimaliste, ils croisent les architectures antiques, la faune et la flore, comme pour évoquer la dureté de la pierre et le caractère fulminant et imprévisible de la nature. Arracher les yeux pour y accoler une parcelle montagneuse, les remplacer par une étrange et opaque tache noire évoquant un vaste néant, faire se rencontrer la grâce d’une danseuse et l’atmosphère rugissante d’un volcan, etc., autant de beautés monstrueuses hypnotiques à découvrir ou redécouvrir. instagram.com/rubengray.collage 121


Walk on the wild side

La biennale d’art contemporain de Sélestat sort du bois pour une 24ème édition sous le signe du végétal.

Par Mylène Mistre-Schaal

Camille Bellot et François Pottier, Le messager © courtesy des artistes © Crédit photographique P. Keller

Capucine Vandebrouck, Rêve d’un monde sauvage © Courtesy de l’artiste © Crédit photographique P. Keller

Alexandra Uppman, I Skogens Namn (Au nom de la forêt) © Courtesy de l’artiste © Crédit photographique P. Keller


Séverine Hubard, Aménagement © Séverine Hubard © Crédit photographique P. Keller

Sous-bois brumeux, faune imaginaire, cabanes et canopées fantasmées, Sélest’Art rassemble 8 artistes autour du thème de la forêt dans la ville. Focus sur une édition qui emprunte les sentiers de la création émergente et touche du doigt les contours du monde sauvage. Lors de la Biennale de 2011, sous l’impulsion de l’artiste belge Emilio López-Menchero, le cri de Tarzan résonnait à intervalles réguliers dans les rues de Sélestat. Incongrue et décalée, cette installation sonore donnait à la ville des accents de jungle urbaine. Deux ans plus tard, l’artiste Sarah Derat déployait un exubérant tapis de fleurs artificielles dans la Tour des Sorcières, tandis que le duo italien Goldiechiari prenait l’arbre généalogique au pied de la lettre. Autant de signes précurseurs d’une fascination pour le vivant portée par toute une génération d’artistes. Cette année, Sélest’Art voit carrément vert. Avec pour perspective la « Forêt dans la ville », la biennale donne la part belle à la jeune création au travers de 8 œuvres inédites, en résonance avec le patrimoine architectural et naturel de la cité. Un kilomètre d’art contemporain en plein air avec une belle proportion d’artistes locaux et une moyenne d’âge remarquablement basse (35 ans !). Le parcours décline les ambiances forestières, depuis les troncs embrumés de Jésus S. Baptista réveillés par le son et la lumière (Brutaliste Brume), aux futaies pointillistes d’Alexandra Uppman. Par la maîtrise de cette technique minutieuse, la jeune Luxembourgeoise, par ailleurs benjamine de la biennale, fait surgir une intense forêt dont les noirs profonds envoûtent le regard. Coutumier des propositions décalées, aux frontières de la perception et du non-sens, l’illustrateur et plasticien Jérémie Rigaudeau nous offre l’une des très belles surprises de cette édition. Adossée au mur de la mairie, sa cabine téléphonique propose une ligne directe avec la forêt. Un « numéro vert » relié à un micro caché en pleine nature, qui permet une captation en temps réel des bruissements du

piémont alsacien. Entre chien et loup, les oreilles attentives peuvent même y entendre le brame du cerf. Une installation inédite et sensible, un paysage sonore en mode 24/24. Outre un cerf monumental au pelage taillé à la hache (Le Messager), quelques variations autour de l’arbre retiennent également l’attention. Square Louis Weiller, la structure de bois d’une cabane minimaliste enlace les branches d’un paulownia, espèce aussi rare que remarquable. Les initiés reconnaîtront peut-être la touche Séverine Hubard, artiste nomade dont les constructions font le tour du monde. Le MAMCS conserve d’ailleurs une de ses sculptures monumentales où lambris et toitures s’hybrident dans un joyeux chaos. Plus conceptuelle, mais furieusement actuelle, l’installation sonore de Gaëtan Gromer fait corps avec le Parc des Remparts. Ce tronc dépouillé émet un son récurrent dans un intervalle de 1,11 seconde qui ne doit rien au hasard : dans ce laps de temps, un hectare de forêt primaire disparaît dans le monde à cause de la déforestation. Un hectare, c’est aussi la surface de l’espace vert qui accueille l’œuvre. En rendant cette triste statistique palpable, l’artiste alsacien, qui avait déjà embrassé la cause animale lors de la dernière édition de l’Industrie magnifique, nous fait entendre les pulsations d’une nature sous perfusion. Parmi les fulgurances de cette édition, Capucine Vandebrouck nous fait rêver d’un monde sauvage. Ses nuées, folles fougères ou volutes de fumée trimballent leur poésie douce-amère au fil des panneaux d’affichage du centre-ville. Réalisées à partir de jus végétaux, ces photographies gorgées de chlorophylle sont vouées à s’atténuer sous l’effet de la lumière, avant de disparaître. Entre figuration et abstraction, ces belles éphémères évoquent une nature fugace, en constante mutation et en voie de disparition. Un dispositif tout en subtilité qui rappelle la fragilité trop souvent négligée de nos écosystèmes. Menacés ou menaçants, en voie de disparition ou en cours de régénération, parfois impénétrables, mais souvent accueillants, les territoires de la forêt sont vastes. En captant le souffle vital qui agite toute forme de vie, Sélest’Art 2021 ouvre de belles perspectives contemporaines et contribue à l’enracinement de la cause environnementale dans le champ artistique. — SÉLEST’ART, biennale d’art contemporain jusqu’au 1er novembre, à Sélestat www.selestat.fr

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Comme un nouveau départ pour ST-ART Par Fabrice Voné

Jérémy Gobé, Corail Artefact © Jérémy

Reportée en raison de la crise sanitaire, la foire européenne d’art contemporain et de design se tient du 26 au 28 novembre. Cette 25ème édition est placée sous le signe des retrouvailles pour le monde de l’art contemporain en plus d’un hommage à Raymond Waydelich. Entretien avec Patricia Houg, directrice artistique de ST-ART. 124


Peut-on parler de nouveau départ pour ST-ART après l’annulation en 2020 ? Oui et non parce que c’est une foire qui est quand même inscrite dans le territoire depuis longtemps. Après des mois de report, d’incertitudes et de difficultés lorsque la culture était devenue nonessentielle, on se dit qu’on repart et qu’on essaye de repartir du bon pied avec conviction. Quel impact a eu la crise sur le marché de l’art ? Il y a des gens qui y ont laissé beaucoup de plumes. Pour la plupart des galeries, il s’agit de petites structures ayant bénéficié de peu d’aides en dehors du fonds de solidarité. La crise n’a pas seulement laissé des galeristes sur le carreau, beaucoup d’artistes se sont retrouvés en déshérence. Lorsque vous ne pouvez pas acheter de matériel pour fabriquer, la création artistique en a énormément pâti. Donc aujourd’hui, pour pouvoir faire à nouveau se rencontrer le public et les collectionneurs autour d’une création artistique qui a été en suspens pendant des mois, on est tous mobilisés. Quelques événements ont pu se produire en ligne, transférant le marché de l’art sur certaines plateformes… Cela a certainement fonctionné pour les salles de ventes qui avaient fait le pas du numérique depuis longtemps. Les ventes en ligne n’ont pas attendu la crise pour exister. Cela concerne un marché établi voire un marché secondaire. En revanche, pour les artistes émergents, tout le travail reste à faire. C’est compliqué pour les galeristes qui comptent dans leur catalogue des artistes dont ils font la promotion et qu’il n’a pas pu y avoir de confrontation physique avec l’œuvre. Dans ce cas, le numérique n’a pas tout géré. L’ADN de ST-ART, c’est aussi beaucoup d’émergence. Pour nous, il est essentiel que les amateurs et les collectionneurs retournent dans les galeries. Le galeriste, c’est un directeur artistique qui met beaucoup d’engagement dans ses choix mais son rôle est aussi la diffusion en dehors de son quartier, sa ville et son territoire. La foire est extrêmement importante pour faire des rencontres avec d’autres galeristes qui seraient potentiellement intéressés pour diffuser des artistes dans un autre territoire et leur donner toute la place dont ils ont besoin.

Ha Cha Youn, A Deux-jaune, 2020 © Ha Cha Youn

On les écoute, on les accompagne, et la direction générale de ST-ART a pris la décision de faire une réduction de 15% à tous les exposants. En tant que professionnels de l’événementiel, il faut qu’on se relance comme eux et ensemble. Une foire, c’est un travail de cohésion avec les exposants et les visiteurs. On ne peut plus travailler comme avant, il faut avoir de la bienveillance. ST-ART célèbre son 25ème anniversaire, qu’est-ce que cela signifie à vos yeux ? Cela veut déjà dire que cette foire est hors normes. C’est une belle manifestation qui possède ses lettres de noblesse et sa maturité. En France, il y a le syndrome du périphérique. Il suffit de regarder les foires dans les autres régions, il y en a peu, et elles ont été moins pérennes. ST-ART peut s’enorgueillir d’avoir formé des collectionneurs et des acheteurs et d’avoir amené l’art de façon didactique au public. C’est un rendez-vous qui est attendu autant par les galeristes que les visiteurs. Et ce sera une fête de facto parce qu’on sera content de se retrouver. J’avais prévu dès 2019 de mettre en avant tous ces artistes qui se préoccupent du devenir de notre planète et de ce qu’on en fait en tant qu’humanité. Je crois que ce projet est encore plus d’actualité. Grâce à la Galerie de l’Estampe, on va faire une exposition autour de Raymond Waydelich. C’est ainsi que nous avons prévu de fêter nos 25 ans, en mettant en avant un artiste du territoire qui n’a plus rien à prouver tant il est apprécié et reconnu. — ST-ART 2021, foire du 26 au 28 novembre au Parc des Expositions, à Strasbourg www.st-art.com

Combien de galeries seront présentes à ST-ART ? On sera sans doute autour de 70 comme en 2019. La foire sera encore européenne avec la présence de galeries d’Italie, d’Allemagne, d’Espagne, de Belgique et même de Corée du Sud. C’est un très bon signe pour la qualité de la foire et sa notoriété. Nous avons aussi joué la carte de la bienveillance. 125


Le temps de l’exposition Par Benjamin Bottemer ~ Photos : Emile Hengen

À Esch-sur-Alzette, l’ouverture début octobre de la Konschthal, espace d’art contemporain, symbolise le renouveau pour cette ancienne cité industrielle qui s’apprête à devenir capitale européenne de la culture en 2022. Une ville en chantier qui entend bien profiter de cet éclairage pour pérenniser son offre culturelle. 126


Dans cet ancien magasin de meubles situé boulevard Prince Henri, les ouvriers vont et viennent en tous sens, vissant, soudant tandis qu’au milieu du chantier un petit bout de femme s’affaire à passer le balai, telle une Sisyphe miniature. Il faut dire que dans quelques jours, tout doit être prêt : la Konschthal, nouvel espace culturel d’Esch-sur-Alzette de 2400m² s’apprête à ouvrir ses expositions inaugurales au public. Ce jour-là, son directeur artistique Christian Mosar alterne entre les rôles de chef de chantier et de guide au milieu d’espaces qui conserveront un aspect brut et industriel. « C’est en work in Progress ! » formule ce dernier avant de s’engouffrer dans son bureau, îlot de calme détonant avec l’effervescence qui domine de l’autre côté de la porte.

Développement durable L’expression choisie par Christian Mosar est révélatrice de tout un contexte, la Konschthal venant en éclaireur de plusieurs ouvertures et rénovations agitant Esch-sur-Alzette. Car la Métropole du Fer, deuxième ville du Luxembourg aux atours plutôt grisâtres, entend bien prendre des couleurs depuis qu’elle a été désignée pour être capitale européenne de la culture. « La Konschthal est un projet récent qui s’est décidé au moment de cette nomination, mais l’objectif est d’exister sur le long terme, à l’image des autres projets en cours » indique le directeur artistique. Le centre d’art, destiné à accueillir des expositions temporaires d’artistes locaux et internationaux, fonctionnera aux côtés du Bridderhaus, un ancien hôpital du XIXe siècle en rénovation qui abritera des résidences d’artistes et que dirigera également Christian Mosar. « La politique culturelle de la Ville a permis de sauvegarder des bâtiments comme le Bridderhaus, l’ancien cinéma Ariston qui sera désormais dédié au théâtre jeune public, ou encore le Musée de la Résistance en cours d’agrandissement » explique ce dernier en désignant par la fenêtre les échafaudages enserrant les bâtiments tous proches. Deux grandes expositions seront co-produites par la Konschthal et Esch 2022 l’an prochain, tandis que le projet Radio Art Zone prendra place au Bridderhaus pour tendre le micro à une centaine d’artistes du monde entier. Des espaces à défricher On parcourt les différents espaces imbriqués dans la Konschthal en écoutant son directeur présenter les expositions inaugurales, dont celle de Gregor Schneider. Les Raüme du sculpteur, photographe et vidéaste allemand constituent des intérieurs au premier abord familiers, mais auxquels l’artiste apporte une dimension plus inquiétante. Une logique de construction/transformation qui devrait prendre tout son sens au sein de ce bâtiment reconverti ; où l’on trouve même, cachée sous les couches de béton, une maisonnette apte à donner des idées aux équipes de la Konschthal. On pourra aussi admirer les œuvres de photographes luxembourgeois de retour des dernières Rencontres d’Arles, ainsi que celles de quatre artistes dans la Project Room, une structure flexible et nomade. Pour la suite de la visite, Christian Mosar passe le relais à son assistant Charles Wennig ; un ascenseur récalcitrant nécessite son attention. On nous emmène alors devant une porte anonyme donnant sur la rue, qui ouvre sur le second bâtiment de la Konschthal. Celui-ci abritera L’Appartement de M.Schmitt, une œuvre immersive de Gregor

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autodidactes de tous horizons. « À la Konschthal, la porte était grande ouverte, expliquent-ils. On commence à se professionnaliser pour proposer des artistes créatifs, faire entrer dans le monde de l’art des jeunes qui n’y ont pas forcément accès au quotidien. » Le centre d’art leur a confié la programmation de son week-end inaugural, avec l’installation visuelle et sonore de l’artiste Anina Rubin, baptisée Ever Glade. Un projet ébauché au cours d’une résidence à la Kulturfabrik, le lieu culturel emblématique d’Esch-sur-Alzette, porté par des valeurs de diversité et une certaine idée de l’alternative héritée de la culture squat. « On collaborera avec les projets SquatFabrik de la “Kufa”, qui mêlent des résidences d’artistes luxembourgeois et internationaux ; mettre les locaux en valeur est l’un de nos engagements » glisse Christian Mosar. Portes ouvertes

Schneider. Puis Charles Wennig désigne, au-delà de la voie ferrée qui surplombe la rue, les grands espaces de Esch-Belval, plaine immense entre vestiges sidérurgiques et bâtiments modernes où s’est implantée la Rockhal en 2005. « À Esch-surAlzette, on restaure beaucoup, mais en préservant, avance-t-il. Comme Luxembourg-ville auparavant enserrée dans ses fortifications, Esch-sur-Alzette peut vraiment exploser en repensant sa périphérie. » De l’autre côté de la ville, sur les friches du quartier de Schifflange, a pris place le Bâtiment IV : un tiers lieu artistique géré par l’association frEsch, chargée de mettre en œuvre la politique culturelle de la ville et qui gère également la Konschthal et le Bridderhaus. Association d’idées Charles Wennig précise aussi que l’arrivée de l’Université du Luxembourg en 2015 « a beaucoup apporté à la ville en termes de forces vives. » Il nous présente d’ailleurs un groupe de jeunes gens qui arpentent le chantier caméra et appareil photo à la main, slalomant eux aussi entre les ouvriers. Ils sont membres de l’association noc.turn, d’anciens étudiants implantés dans le quartier multiculturel du Brill, qui souhaitent intégrer à leurs projets événementiels des artistes, des passionnés et des 128

Le « work in progress » n’est pas terminé : à la Konschthal, les travaux ne s’achèveront dans leur intégralité qu’en juin de l’année prochaine. À ce moment-là, Esch 2022 et ses quelque 110 propositions artistiques (dont le détail sera annoncé fin octobre) battront leur plein. À l’image de son nouveau centre d’art, Esch-sur-Alzette se forgera-t-elle une identité culturelle à part face à la capitale et sa flotte de vaisseaux amiraux tels que le Mudam, la Philharmonie ou le Grand Théâtre ? Ce sud luxembourgeois marqué par le déclin de la sidérurgie, tout comme les communes françaises frontalières (huit d’entre elles sont d’ailleurs associées à Esch 2022), fait le pari de devenir un nouveau pôle culturel régional en misant sur ces nouveaux lieux et leur réhabilitation. L’année prochaine et l’intérêt accordé par le public envers Esch 2022 pourraient être décisifs. « Cela suscite beaucoup d’espoirs pour l’avenir » commentent les jeunes du collectif noc.turn. Quant à Christian Mosar, il note que : « le Casino Luxembourg et les Rotondes à Luxembourg-ville sont nés lorsque la ville a été désignée capitale européenne de la culture en 1995 et en 2007, et, aujourd’hui, ils continuent à vivre de manière très dynamique. Cet événement est avant tout une opportunité. » — GREGOR SCHNEIDER EGO-TUNNEL, LËT’Z ARLES, PROJECT ROOM, expositions jusqu’au 9 janvier à la Konschthal, à Esch-sur-Alzette www.konschthal.lu www.konschthal.lu


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Karolina Markiewicz & Pascal Piron, Stronger than memory and weaker than dewdrops, vue de l’exposition au Casino Luxembourg, Forum d’art contemporain, 2021. Photo : Lynn Theisen

Karolina Markiewicz & Pascal Piron Stronger than memory and weaker than dewdrops Frontières et politique migratoire de l’Europe, deepfakes inspirés où politiques deviennent poètes ou récits d’exils 2.0 : Stronger than memory and weaker than dewdrops brasse des thématiques où actualité et géopolitique s’entrechoquent. Le duo d’artistes Markiewicz-Piron mêle docu, arts visuels, cinéma et réalité virtuelle pour mieux confronter la rigidité implacable du corps politique à l’itinéraire d’individus ballotés par les turpitudes du monde contemporain. (M.M.S.) Jusqu’au 30 janvier au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, à Luxembourg www.casino-luxembourg.lu 130


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Luxembourg Art Week 2021 En 2021, la LAW bouscule ses habitudes en s’installant dans un nouveau lieu éphémère, plus vaste mais également plus central. Cette septième édition confirme l’ADN très international de la foire, qui brasse plus de 70% de galeries étrangères, mais également ses liens forts avec le paysage artistique local, dont le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. Un focus thématique sur la scène artistique bruxelloise viendra souligner le dynamisme des jeunes artistes de la capitale belge et des galeristes qui les accompagnent. (M.M.S.) Du 12 au 14 novembre au Glacis Square (Fouerplaatz), à Luxembourg www.luxembourgartweek.lu

Arghavan Khosravi, Hush!, 2020, Courtesy Stems Gallery 131


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Camille Blatrix, Winter Guard, 2020. Photo : Philipp Hänger.

Weather Stork Point, Camille Blatrix Entre design, ébénisterie, peintures hypnotiques et installations néo-futuristes, Camille Blatrix aime brouiller les pistes. De l’ordre du ready-made, comme ses boites aux lettres déviantes, de l’artisanat comme sa sculpture monumentale en forme de coque de bateau, ou de la machine hybride, ses œuvres-objets vouent un culte à l’étrangeté. Insaisissables de prime abord puis étonnamment familiers ils activent l’espace d’exposition avec une intensité inédite. (M.M.S.) Jusqu’au 30 janvier à la Synagogue de Delme, à Delme www.cac-synagoguedelme.org

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Hanne Lippard, Vue d’exposition, Ulyd, Kunsthall Stavanger, 2018. Photo : Christopher Jonassen. Courtesy of the artist and LambdaLambdaLambda, Prishtina / Bruxelles

Hanne Lippard Le langage est une peau Hanne Lippard utilise les mots, les sons et les intonations comme le médium principal de ses interventions-installations. Entre théâtre, poésie, musique et art, ses performances vocales donnent littéralement corps au son et prennent le contrepied des algorithmes, répondeurs et autres GPS dont la logorrhée est trop souvent aseptisée. Avec Le langage est une peau, dont le titre est emprunté au sémiologue Roland Barthes, l’artiste norvégienne redonne sa force à la parole et la fait résonner encore plus fort à l’aune des combats féministes actuels. (M.M.S.) Jusqu’au 6 février au 49 Nord 6 Est Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org

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Face à Arcimboldo Quels sont les points communs entre les poupées fragmentées de Hans Bellmer, les photocollages de Penny Slinger, les masques de James Ensor, les compositions surréalistes de Meret Oppenheim ou les installations contemporaines de Maurizio Cattelan ? Et si l’un d’entre eux était Giuseppe Arcimboldo ? Face à Arcimboldo revient sur l’influence, consciente ou inconsciente, du peintre italien sur l’histoire de l’art. Un concentré de fantaisie et de créativité qui rassemble une réjouissante palette d’artistes issus d’époques variées. (M.M.S.) Jusqu’au 22 novembre au Centre Pompidou Metz, à Metz www.centrepompidou-metz.fr

Penny Slinger, I Hear What You Say, 1973, East Sussex, The Penrose Collection © Adagp, Paris, 2021 © The Artists Estate. All rights reserved. Supplied courtesy of The Roland Penrose Collection.

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© Dolores Marat, La Lune, Jordanie

Au fil d’une vie Dolorès Marat La silhouette d’un cactus se découpant dans la lumière matte d’un soleil trouble, le halo de la lune sur fond de nuit jordanienne, une femme fantomatique aux contours subtilement délavés : les photographies de Dolorès Marat capturent avant tout des ambiances. Fidèles à la photographie argentique, ses œuvres éthérées dégagent une aura singulière qui porte l’imagination vers le domaine du rêve. (M.M.S.) Jusqu’au 14 novembre à La Chambre, à Strasbourg la-chambre.org 135


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Alain Eschenlauer Melancholia 2021 Ibis, condors, cacatoès et autres volatiles ont entamé leur migration à l’Espace Malraux. Le Haguenovien Alain Eschenlauer y présente ses dessins en noir et blanc rehaussés à l’aquarelle ou à l’encre colorée. Une série de planches a priori scientifiques qui s’évadent vers le poétique, et, à tire d’ailes, vers une certaine mélancolie. Celle qui nous saisit irrémédiablement, face à toutes ces espèces en voie de disparition sublimées par le pinceau de l’artiste. (M.M.S.)

Ara, © Alain Eschenlauer

Du 23 octobre au 23 décembre à l’Espace André Malraux, à Colmar www.colmar.fr/espace-malraux 136


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Perspectives #01 Le Frac Alsace propose une plongée inspirée dans ses collections en rassemblant 11 artistes autour d’une thématique commune : le règne de la nature. Arabesques et herbes folles (les délicates photogravures de Pia Rönicke), vues aériennes de souches devenues paysages (Florian Tiedje) ou mosaïque kaléidoscopique à l’éclat de mica (Léa Barbazanges) : du caillou à la canopée, Perspectives #01 déploie l’horizon des possibles créatifs. (M.M.S.) Jusqu’au 14 novembre au Frac Alsace, à Sélestat www.frac.culture-alsace.org

© Fernande Petitdemange photo : Pierre Rich

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Rebecca Brueder, Impactite 2, 2021 © Galerie Robet Dantec

Rebecca Brueder, Corps telluriques Avec Corps telluriques, Rebecca Brueder se joue des éléments. Pour sa première exposition personnelle en galerie, elle s’empare de la matérialité des météorites, de la vie souterraine des volcans et déflore le mystère d’un gisement de pierres précieuses. L’occasion de découvrir ses dernières créations, de fascinantes impactites, roches terrestres modifiées par l’impact d’une météorite et enrobées d’éclats rutilants. En parallèle, l’artiste expose également une partie de son travail au Centre Culturel Français de Freiburg : l’occasion d’une belle escapade transfrontalière. (M.M.S.) Jusqu’au 23 octobre à la Galerie Robet Dantec, à Belfort www.galerierobetdantec.com

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Exposition Kenophobic City Tales de STUDIO KARGAH © Marc Domage.

Biennale internationale de design graphique 2021 La biennale de Chaumont se la joue virale. De la pandémie aux fake news, en passant par les infos en continu et les réseaux sociaux, ce mot et ses collatéraux occupent désormais nos esprits plus que jamais. Par un exercice commun de didactique visuelle et graphique, les artistes convoqués ont amené la viralité sur le territoire du design pour mieux la désamorcer. Aux côtés de cette expo signature, de nombreux accrochages et événements satellites feront vivre le design graphique tels qu’un concours d’affiches ou une expo monographique dédiée au hollandais Michiel Schuurman. (M.M.S.) Jusqu’au 21 novembre au Signe, centre national du graphisme, à Chaumont www.centrenationaldugraphisme.fr

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Genesis Belanger We were never friends Entre l’objet surréaliste, la nature morte et le design pop, Genesis Belanger propose une série d’œuvres tridimensionnelles à la fois minutieuses et étranges. L’artiste américaine orchestre la rencontre d’un cactus et d’un hot dog sur une table basse, un pique-nique les pieds dans le plat ou la métamorphose d’une main manucurée en vide poche. Sous la facture lisse de la porcelaine, du grès ou du béton aux couleurs pastel, ces mises en scène volontairement incongrues transfigurent le quotidien et exacerbent la charge symbolique des objets. (M.M.S.) Jusqu’au 9 janvier au Consortium, à Dijon www.leconsortium.fr

Genesis Belanger, Masculine Still Life, 2021. Photo: Pauline Shapiro. Courtesy the artist and Perrotin. 140


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Bruce Conner, A MOVIE, 1958 (Filmstill) Courtesy Kohn Gallery and Conner Family Trust ​​​​​​​© Conner Family Trust

Bruce Conner, Light out of Darkness Expérimental, ironique, rebelle, radical, subversif… l’artiste et vidéaste Bruce Conner se situe quelque part au carrefour de tous ces adjectifs. Le musée Tinguely rend hommage à son œuvre cinématographique et présente plusieurs de ses films, dont Crossroads, Looking for Mushrooms ou l’iconique A Movie. Locomotives, pinups, torpilles et ski nautique s’y enchaînent dans un collage aussi hypnotique qu’effréné de fragments d’images parfaitement calibrés. (M.M.S.) Jusqu’au 28 novembre au musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch 141




Poussières de colère (3) Par Christophe Fourvel

La Maison des écrivains et le tapis roulant Il y a deux ans de cela, nous avions décidé de glisser quelques poussières de colère dans les livraisons de la revue. Mais entre-temps, le masque sanitaire est venu poser son tissu sur cette résolution, laissant flotter indemnes dans mon ciel, certains petits nuages d’indignation persistants. Nous ne parlons pas ici de coups de gueule, la métaphore nuageuse renvoie plus justement à un poison diffus, disons un air du temps, toxique mais transparent et, hélas ainsi, quasi discret. Du fait de « la suspension des parutions de revues culturelles gratuites en milieu infecté », je n’ai pu évoquer ici même, au printemps 2020, Roman Polanski et le César obtenu pour son J’accuse. Ou, plus précisément, je n’ai pas eu l’opportunité d’évacuer les poussières de colère que dépose dans mon cerveau la banale et terrible phrase si souvent prononcée en pareils moments (et devenue avec 144

le temps aussi douce à l’oreille qu’un suppositoire dans un autre orifice) : « Il ne faut pas confondre l’homme et son œuvre. » Je me disais donc, en entendant pour la millième fois ce cliché de la discussion molle, qu’il fallait vraiment ne rien comprendre à l’art ou (autre version d’un même fait) n’avoir aucun respect pour ce qui est vraiment la création pour cacher ainsi son embarras de spectateur derrière ce petit doigt de bêtise. Et, oui, n’en déplaise à l’admirateur des œuvres de Céline, de Drieu la Rochelle comme de Faulkner ou Hemingway d’ailleurs pour d’autres raisons, l’homme et son œuvre sont inextricablement confondus. L’œuvre est la chair de l’artiste et que cette vérité nous confronte, nous lecteurs ou spectateurs, à une complexité dans notre jugement ne doit pas nous faire peur. Au contraire. Car c’est bien de simplification que l’humanité souffre si souvent et depuis toujours.


— « La Maison des écrivains devait montrer l’efficience des processus de management » — Et peut-être faudrait-il rajouter, depuis les débuts de la mondialisation numérique, qu’au mal s’est rajouté un nuage du mal : l’affichage de sa jouissance dans l’espace public. Je renvoie simplement, pour prendre un exemple parmi tant d’autres, au spectacle de ces pauvres imbéciles défilant dans les rues avec une étoile jaune sur la poitrine sous prétexte que la loi les obligeait à passer par une pharmacie avant de se rendre dans un bar. Là aussi, la question de la colère n’est pas celle qui court sur les lèvres à savoir « oui ou non est-il juste d’obliger les gens à se faire vacciner avant de les laisser s’enivrer ? » car pour celle-là, j’ose dans ce monde de certitudes me déclarer incompétent. Mais, par contre, je ne doute pas un seul instant de voir dans cette posture de victimisation extrême, une manifestation très contemporaine de cette bêtise qui prospère tranquillement sous l’approximation du langage, des mots ; dans la répudiation du savoir fragile et partiel au profit de sa superficialité totalisante. Il y a là quelque chose de plus grave qu’une querelle d’épidémiologistes : on ne sait plus ni définir ni caractériser subjectivement un ressenti ; plus nuancer ce qui nous fait souffrir. Le langage va mal, on le sait. J’en viens donc tout naturellement à ma poussière de colère du jour (si vous m’avez suivi, les histoires de Polanski et des piteuses étoiles jaunes ne sont que des nuages noirs du passé qui n’ont pas trouvé à se dissiper dans une chronique). Il existe en France une structure associative qui s’appelle La Maison des écrivains et de la littérature, et qui permet entre autres à des écrivains, partout en France, de poser justement cette si essentielle question du langage et de la vérité dans les établissements scolaires, les prisons, c’est-à-dire là où ce n’est pas tout à fait (encore) désespéré ou inutile. La Maison des écrivains reçoit pour cela de l’argent public. Cette aide a décru de 715 000 euros à 400 000 en quelques années, mais passons à contrecœur ici sur les chiffres, puisque le sujet de cette chronique a glissé naturellement vers celui du langage. Un fonctionnaire de la direction régionale des affaires culturelles de la région Île-de-France a fait ce commentaire laconique (sans doute pour

justifier cette cruelle amputation financière) : « La Maison des écrivains devait montrer l’efficience des processus de management. » (sic) Sifflons la fin de notre récréation. Certes, nous sommes tentés de répondre avec Cyrano : Ah ! Non ! C’est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire… Oh ! Dieu ! Bien des choses en somme… Mais je suis de ceux qui pensent qu’il n’est plus temps d’en rire. « La Maison des écrivains devait montrer l’efficience des processus de management » : une telle formule ressemble à un tapis roulant de supermarché, sur lequel celui qui parle pose sa nourriture industrielle de l’âme. La personne qui s’exprime ainsi a laissé son indigence intellectuelle grignoter son humanité et malheureusement entailler la nôtre. Car renoncer ainsi à réellement parler avec sa voix, son sang, ses organes, à questionner le langage, c’est légitimer une forme de barbarie. Je suis de ceux qui pensent que ça suffit. Faisons partout la guerre à ce succédané de novlangue dont chaque expression altère un peu plus l’acuité de notre rapport au monde.  Nous devrions « souffleter » ces gens-là. Une petite tape sur la joue : avoir cette violence minimale, mais intransigeante puisqu’il s’agit de la défense de notre humanité.

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Les fleurs séchées ne meurent pas Par Stéphanie-Lucie Mathern ~ Photos : Benoît Linder

MICHEL LOETSCHER J’ai rencontré Michel il y a quelques années lors d’un cocktail chez des avocats. Nous n’avions lui et moi rien à y faire. Plaisir de la situation et de ses possibles. Curiosité et envie de se cacher derrière les verres, rock star et enfant timide. Michel est de ces êtres rares qui comprennent vite. Seul parce que trop entouré de livres, ou l’inverse. Aujourd’hui, au Neudorf, je reconnais sa voiture immédiatement. Une 205 Automatic rouge immatriculée 666. Nous y sommes. Le diable est celui qu’on ne voit jamais venir. Michel porte un pantalon souple, des mules et un rire d’enfant. Il pensait que nous serions là à 11h11. Dans le hall, une machine à écrire, gardienne d’un âge d’or typographique. Orwell côtoie Léda et l’éternel féminin. Michel aime les égéries. Il a d’ailleurs écrit une chronique dans Les affiches sur Les filles du feu, portraits d’un certain nombre de vamps-écrivainscourtisanes-rebelles tombées dans l’oubli, dont l’existence consistait à quêter l’absolu et l’intensité dans le sulfureux visionnaire. Michel Loetscher se transforme en Gabriel Charmes pour ses romans. Amour contrarié dans La passante du temps qui passe, poésie salvatrice dans Lou répare le monde. Sa raison de vivre est le langage. C’est ainsi qu’on évite les massacres. Michel est avant tout un poète, son intérêt va à la fulgurance lapidaire, ou comment en dire long en faisant bref. D’ailleurs, il n’hésite pas à citer Valéry : « le poète ne doit pas dire qu’il pleut, il doit faire tomber la pluie. » Michel a écrit aussi bien pour Naturisme Magazine (anciennement La vie au soleil) qu’une chronique post-Jacques Pradel appelée Perdu de vue qui met en valeur des inconnus ayant fait l’histoire autour de leur chambre. Faire revivre les morts en se mettant dans leur peau. La vie est une question de libération. Et pourtant, demeure ce snobisme de la sainteté qui consiste à rester inconnu, dernière façon de se protéger. La gloire va main dans la main avec la déchéance. 146


D’autres livres ont été écrits. Sur l’automobile — « c’est l’enfer la bagnole, je préfère le vélo » — Spindler, Hansi, Noël en Alsace, mais aussi sur le revenu universel, organisation intelligente des richesses. L’économie permet d’anticiper et de voir venir. Avoir du temps pour penser le monde et traiter de tous les sujets, articuler les idées pour comprendre le système, voilà l’ambition de Michel. Et savoir aussi que notre pouvoir de décision est minime. Que l’artificiel tire profit du moindre de nos gestes. Il peut passer rapidement d’un ouvrage sur le Pilates — « il faut bien se prendre en main » — à ceux de Pierre Legendre — « il a tout compris » —. Michel vient d’une colline près de Guebwiller où l’avenir a un goût d’aluminium, où les jeunes vous forcent à manger des poires dans le purin. Il est aujourd’hui touché par le désastre écologique et le ridicule du tout électrique. Propolis, radis noir et patates sont dans sa cuisine. Dans sa discothèque, on préfère la guitare sèche, Léonard Cohen. Il parle de Lana Del Rey comme d’une drogue dure. Encore une fille du feu. France Culture dans la radio de la salle de bains aux allures seventies. « Il n’y a que des fuites dans les appartements 70’s » dit-il avec son air de Hunter S. Thompson de l’Alsace bossue. Nous terminons sur une toile qu’il a acheté au marché aux puces de Souffelweyersheim — « le plus grand d’Alsace » — une sorte de Hopper signifiant l’incommunicabilité entre les êtres, puis rebondit sur De Gaulle, la seule parenthèse lumineuse de l’histoire de France. L’humanité se cherche un miroir pour y contempler son image. Michel garde cette pensée en dehors des consignes, celle d’un mystère qui se détruit peu. Il sait la douleur d’être né et celle de devoir mourir, le vide déployé par la parole et porté par la pensée. Il sait que les liens sont minuscules et interroge l’insaisissable en gouvernant avec les monuments de la solitude.

— HANSI, UNE VIE POUR L’ALSACE, Michel Loetscher et Yannick Scheibling, éd. La Nuée Bleue — SPINDLER UN SIÈCLE D’ART EN ALSACE, Michel Loetscher et Jean-Charles Spindler, éd. La Nuée BleueNuée Bleue — LE REVENU UNIVERSEL VERS UN NOUVEAU PACTE SOCIAL, Gabriel Charmes, éd. Transition

— LOUISE WEISS, UNE ALSACIENNE AU CŒUR DE L’EUROPE, Michel Loetscher, éd. Place Stanislas — LOU RÉPARE LE MONDE, LES FILLES DU FEU, Gabriel Charmes, DOM Éditions — LE VIN DES AFFLIGÉS, Gabriel Charmes, éd. Belladone — L’ALSACE BERCEAU DE L’AUTOMOBILE, Michel Loetscher, éd. Est Libris 147


Chronique du temps qui passe Par Nicolas Comment

Nicolas Comment est photographe, auteur-compositeur. Pour NOVO, il nous livre le fruit de ses rencontres. Je n’ai vu qu’une seule fois Bernard Noël, en tête à tête. Les autres ne comptent pas — lectures, pièces de théâtre, colloque — ce n’était rien que quelques phrases de politesse échangées ; une poignée de main donnée. Mais nous nous sommes, un soir d’hiver, tous deux retrouvés au Sarah Bernard, une brasserie parisienne qui longe le square de la tour Saint-Jacques, sur l’avenue Victoria. La nuit tombait et, sur l’asphalte du Châtelet, brillaient les lumières de la ville. Il pleuvait : au centre de la place, la fontaine du Palmier ajoutait de l’eau sur de l’eau… J’ai toujours trouvé tellement triste les fontaines sous la pluie qu’en jetant un coup d’œil à la sinistre tour Saint-Jacques, j’ai d’emblée songé à la silhouette de Nerval, en frac, s’enfonçant dans l’ancienne rue de la Vieille-Lanterne — située non loin d’ici — et au choucas noir de geai qui l’attendit toute une nuit pour venir se poser au petit matin sur son haut-de-forme, noir sur noir. Vêtu quant à lui d’une simple veste de velours marron et d’un col roulé crème, Bernard Noël m’attendait au fond de la terrasse vitrée, le dos collé à la fenêtre. Sur son crâne oblong, sa chevelure blanche et frisée était comme du coton (qui semblait protéger le cerveau, les pensées du poète). Cela faisait plusieurs années que nous nous écrivions. À distance, l’écrivain ressemblait tant à ses livres que je ne ressentais pas le besoin de le rencontrer, physiquement. Correspondre avec lui me suffisait, amplement. Et le fait même que ce poète, que je considérais comme un des plus grands de France, prit un jour la peine de me répondre me comblait. J’ai toujours entretenu avec l’absence

des relations cordiales. Et si j’ai parfois retenu des absentes par le col, c’était sans corde aucune : nul lien n’est plus solide que celui qui nous lie à l’absence, à l’impossible.

Hans Memling (1440-1494), portrait d'un homme. (Carte postale envoyé à l'auteur par Bernard Noël, le 1er juillet 2005.)

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Épisode 6 : Bernard Noël

Bernard Noël fut un des premiers à regarder mes photographies, à leur donner une consistance, par ses mots. En 2003, il m’offrit un premier texte de préface, pour mon second livre de photographies, publié aux éditions Filigranes : Le point. Je m’étonne encore aujourd’hui du soin qu’il prît toujours à commenter patiemment, passionnément même, les photographies que je lui postais de temps à autre, depuis Paris, Berlin, ou Prague. Comme une gymnastique intellectuelle, peut-être que l’auteur de Journal du regard y exerçait ses yeux pour se détendre les neurones ? Cela faisait longtemps que je le lisais. Poèmes, écrits sur l’art, essais, correspondance (avec Georges Perros), textes sur la photographie (etc.). Bernard Noël était une multitude. Une multitude de couvertures où son nom apparaissait régulièrement : chez Flammarion, Pauvert, P.O.L., Fata Morgana, Delpire, aux éditions Unes, ainsi qu’au front de toute une kyrielle de plaquettes de poèmes, typographiées au plomb, sur des papiers bouffants, tirées à quelques centaines d’exemplaires — parfois seulement quelques dizaines — numérotées, signées, illustrées par des peintres, des photographes, ou par lui-même (des lavis). Seul l’inclassable et extrême Château de Cène, originellement publié sous le nom d’Urbain d’Orlhac à 149 exemplaires, était (re)paru sur une « major » : dans la collection L’Imaginaire, chez Gallimard (suivi de L’Outrage aux mots et de La Pornographie). J’aimais sa poésie, elle avait marqué mes vingt ans. Autant, disons, que The Cure ou Carax. J’aimais sa position. Son positionnement à distance de la poésie formelle ou formaliste — de Tel Quel (tenant en respect Ponge ou Roche) — en même temps qu'à distance de la poésie lyrique : cette « poésie à hauts talons » (ainsi qu’il me l’écrivit luimême un jour, à propos de Saint-John Perse)… Il me semblait en effet que Bernard Noël était un « courant » à lui tout seul. Un courant d’air, un appel. Poussière de craie, talc d’encre, ses écrits 149


étaient comme une trainée de poudre dans le ciel fade de la poésie française contemporaine. Bernard Noël avait contourné le trône du surréalisme pour venir s’assoir à la table tournante du Grand Jeu de Roger Gilbert-Lecomte et de René Daumal. Il s’était approché de l’érotisme solaire et aveuglant de Georges Bataille en détournant les yeux vers Maurice Blanchot, Michel Leiris ou André Pieyre de Mandiargues. Déplaçant son regard vers celui d’artistes comme Gustave Moreau, Hans Bellmer, André Masson, Roman Opałka… Bernard Noël élisait ses propres maîtres, et s’inventait d’autres muses : « Laure » – Colette Peignot –, Mina Loy… Sa poésie, comme une insurrection de velours, était une dissidence douce : « La véritable culture, c’est ce qui résiste à l’explication, ce qu’aucune explication n’épuise  » disait-il. Défiance envers l’institution, leçon de discrétion… C’est à sa discrétion que j’avais osé un beau jour « manifester mon silence », en lui écrivant. Ce soir, il était devant moi, mon merveilleux correspondant. Sur le pôle opposé de cette petite planète dérisoire : une table de bistrot. Par-dessus son épaule, à travers la vitre, je regardais Paris. Lavis sous la pluie tombante, les sphinx de la 150


fontaine du Palmier crachaient sur le crachin : de l’eau sur l’eau, encore. Si bien que lorsque je le vis, je n’entendis que la voix. Je ne vis que sa voix. Je me rappelle à peine sa Face de Silence, mais je me souviens par cœur des propos échangés. Comme si je les avais enregistrés.

Bernard Noël venait de publier Artaud et Paule, chez Léo Scheer. Il était encore dedans ; le dos collé à la baie vitrée : dedans, dehors… À propos d’Antonin Artaud donc, de Roger GilbertLecomte, ces deux poètes junkies qu’il avait élus comme figures tutélaires, je l’interrogeais sur les drogues. Bernard Noël me répondit qu’il n’y avait jamais eu recours, mais qu’il avait fait l’expérience de l’extrême fatigue. De l’influence de la fatigue extrême sur l’écriture… « Ne pas dormir plusieurs nuits, et puis… écrire. » De sa voix lente et douce, il glissa ensuite vers la violence. La représentation de la Violence dont il aurait souhaité faire un livre. Peut-être même un dictionnaire… Dans la continuité de son Dictionnaire de la Commune récemment réédité (L’Amourier, 2021). « Faire l’Histoire de la violence, » disait-il. Ses propos devenaient politiques. Je ne saisissais pas tout. J’avais lu la Castration mentale, mais pas encore Debord ni Gramsci. Deux penseurs qu’il avait

rejoints avec son concept de « Sensure » (avec un S) et sa dénonciation de la « captation mentale », opérée par les médias et les institutions. J’étais encore candide : naïf, je le lançais sur ses activités d’éditeur, du temps où il était directeur de la collection « Textes » chez Flammarion (collection qu’il avait ensuite transmise à Paul OtchakovskyLaurens, devenu par la suite son principal éditeur). Bernard Noël me répondit, textuellement : « J’ai cessé. C’est beaucoup trop désespérant… »

Pour l’égailler, je tentais de l’aiguiller sur une conversation triviale, en le questionnant sur son homonyme, l’acteur Bernard Noël, qu’il balaya d’un revers de veste, presque agacé. Je pensais à mon appareil photo, glissé dans mon sac, sous la table de bistrot. J’essayais de trouver la force de le sortir quand Bernard Noël me parla d’un petit dessin que Balthus avait réalisé de lui. Ou bien s’agissait-il plutôt d’un croquis de son frère, Pierre Klossowski ? J’ai sur ce point, un doute. Les bandes magnétiques de ma mémoire sont usées à cet endroit précis de la cassette… Bernard, semblet-il, le considérait comme son portrait, préféré. Il n’en était pas propriétaire et ne savait où il se trouvait. Un dessin de Balthus… De quoi aurais-je 151


point fut un constant foyer de présence tant que mon texte restait virtuel. Maintenant, j’attends la maquette : ce n’est pas pareil puisque j’y figure, ce qui la met à distance contrairement à ce qu’on pourrait croire. Depuis longtemps mon écriture fabrique de l’oubli. Sentiment soudain que l’écriture est le contraire de l’image, car elle reconduit le positif vers les ténèbres… »

eu l’air en sortant mon petit boitier Nikon ? J’ai pensé à la froideur du métal, caressé la lanière de ma sacoche et reposé la main sur la table, vide. J’ai renoncé à le photographier sur le champ en lui expliquant que si je faisais de lui un portrait ce ne pourrait être autrement qu’au long cours, à travers un reportage sur ses lieux d’écriture… Il acquiesça l’idée. J’étais sincère : à mes yeux, Bernard brillait, littéralement, par son absence. Telle l’Aurélia de Nerval que nous évoquâmes alors dans le cadre d’un nouveau projet qui m’occupait et pour lequel Bernard allait bientôt me donner le texte Une étoile en tête (A***, Filigranes, 2004). Enfin, je le laissais partir en observant disparaître dans la bruine sa silhouette évasive. Celle d’un voyageur, toujours sur le départ dans ses courriers postés de Naples, d’Allemagne ou d’Égypte, toujours en partance, même en ses adresses françaises — Ségaliérette, Mauregny-en-Haye — ces coins perdus de France, où le poète résidait. Et où nous nous manquerions, de peu, les années suivantes. Peu après notre entrevue au Sarah Bernard, le poète m’écrivit : « Le silence est une relation, mais cette relation a besoin d’un support, d’un relais. Vos images en étaient un, qui subsiste bien sûr, mais qui se met à présent en retrait des lettres, de la voix. C’est un phénomène que j’observe comme une étrangeté, preuve que Le 152


La dernière lettre que je reçus de lui est datée d’octobre 2019. Il m’écrivait, d’une écriture tremblante, pour me remercier de l’envoie de Journal à Rebours, paru la même année, toujours aux éditions Filigranes. J’avais glissé dans le livre un marque-page lui indiquant une note antidatée du 17 octobre 1997 : « Par la fenêtre du bus, j’aperçois le poète Bernard Noël, long manteau, le cheveux gris-blanc, bouclé et le crâne savant, au long pas, à l’écharpe orientale, je le vois vivant, écrivain de ce monde, au regard mobile, et cela me rassure de je ne sais trop quoi, m’assure de la présence de son corps dans le monde, cette haute silhouette aperçue du bus 73, filant au milieu de la foule, place de l’Opéra. Que cela me rassure sur le présent du monde, de songer à l’écrivain dans la ville, de songer au long pas du poète allant dans son pays de langue française, je l’ai trouvé suffisamment marquant pour l’écrire. » Bernard me disait qu’il souhaitait y répondre, mais devait se rendre quelques semaines dans les Cévennes. J’appris plus tard qu’il s’y trouvait en convalescence. Quoique tenu régulièrement informé par sa compagne Éliane Kirscher, et notre ami commun Bernard Plossu, je ne pris véritablement conscience de sa disparition qu’en lisant dans le journal Le Monde, sa nécrologie. Patrick Kéchichian y citait, dès les premières lignes, cette phrase de Georges Perros : « Le Bernard Noël que j’ai connu était bardé d’un 153


silence à couper au couteau. » À mon tour, je me suis tu, en allant chercher la chemise bleue où je rangeais les courriers qu’il m’adressait. La beauté même de sa graphie, la délicatesse de ses attentions, des cartes postales par lui choisies, font que chacune de ses lettres, de ses envois fut pour moi un cadeau. Le cadeau magnifique et, pourtant, devenu parfaitement obsolète, d’une correspondance.

Lorsque j’ai ouvert la chemise à élastique bombée sur la table de la cuisine, il me sembla qu’elle ressemblait au plan d’une église, avec sa nef, son transept et son chœur de carton bleu marbré. Un Contre-ciel ? (René Daumal) À l’intérieur, la constellation de timbres rouges était une consolation. Dans chaque enveloppe, « au détour d’une route de papier blanc », on y observait la pensée couler sur le « territoire délimité de la page. » On y voyait « courir le vent » de l’écriture sur des feuilles qui se mettaient « à avoir le même mouvement que l’eau », comme les prairies de l’Aubrac natal de Bernard Noël. C’est, je crois, le « portrait » le plus juste que je pouvais faire de lui dans cette Chronique du Temps qui passe : donner à voir un peu de cette correspondance, son écriture. Car si ces lettres n’exhibent rien d’intime — sinon l’écrivain au travail, le poète à sa table — n’estce pas parce qu’elles sont aussi des dessins ? Autoportraits d’un « peintre en lettres » ? Des lavis, là encore… « Il s’agit de faire pleuvoir les mots, » disait Bernard Noël : de l’eau sur l’eau.

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MARLON WILLIAMS

Quand la presse musicale parisienne m’envoyait couvrir tel groupe ou tel artiste dont je n’aimais pas vraiment la musique, je me chargeais de faire au mieux en m’exécutant sans faire état de mon anxiété. Pour un caractère un peu tourmenté comme le mien, j’ai toujours plutôt préféré partager la même sensibilité musicale que celui que je suis censé mettre en lumière, du fait de la motivation qui préside et du sens créatif qui s’ensuit. 156

HORS CHAMPS Par JC Polien

Aujourd’hui, revenu à Besançon, n’étant plus la contrainte de la commande, j’ai la chance, le savoureux privilège de choisir, d’après les programmations déterminées quelques mois à l’avance, la personnalité qui me plaît au point de susciter chez moi le désir de la fixer ad vitam sur le papier. J’apprécie grandement cette différence, c’est pourquoi je fus très empressé d’aller à la rencontre, en septembre 2018, de ce jeune chanteurcompositeur et guitariste néo-zélandais dont la musique m’enthousiasme au plus haut point. La séance commença à 21h02 et à 21h07, je tenais mon image. Je l’avais aiguillée sur une seule contrainte, celle de rester immobile lors de chaque prise, car ma technique repose sur des vitesses très lentes, je travaille sur pied, sans ajout d’éclairage. Hormis ce détail, je n’ai quasiment rien dirigé ! Tel un maître d’œuvre, Williams a tout pigé. À partir du moment où j’ai sollicité son profil et de faire semblant d’ajuster son nœud de cravate devant moi, il a poursuivi de lui-même. Face à moi cette fois, il a fait le show devant l’objectif, jouant avec ses mains, avec son regard, sachant garder la pose, profitant de l’entre-deux prise pour répondre à mes questions d’ordre général, puis reprenant une nouvelle posture et ainsi de suite. Même si la série d’images est vraiment réussie, grâce à lui, cette photographie-là représente vraiment l’instant où j’ai su que nul besoin était d’en rajouter. Cet artiste est du pain béni pour un photographe, et il règne complètement sur cet instant photographique où il n’y a pas d’accessoires pour occuper ou habiller le personnage, où le fond est neutre et sans artifice. Lui seul fait parler l’image, ce qui reste assez rare au fond, et induit une sorte de soulagement pour moi qui appréhende parfois que celui que je m’apprête à photographier ne puisse pas dégager ce petit supplément d’âme pour habiter entièrement mon objectif, ma vision et mon intuition lorsque je déclenche.



lectures

CHANTS D’INNOCENCE ET D’EXPÉRIENCE De William Blake — Les Belles Lettres

FRENCH NEW WAVE De Jean-Emmanuel Deluxe — Fantask

Et si William Blake était à la source de toute chose ? Et notamment d’une poésie céleste et rebelle qui ouvre la voie, quelques décennies plus tard, à celle, irradiante d’Arthur Rimbaud. C’est peut-être l’enseignement de cette nouvelle édition des Chants d’Innocence et d’Expérience dans sa traduction de Philippe Soupault. La candeur dit la contestation, la simplicité apparente dit l’insatisfaction face à un monde qui plonge dans des considérations strictement rationnelles dévastatrices, comme le démontre la magnifique préface de Jean-Yves Masson. Il est encore temps de lire William Blake et de contempler ses gravures oniriques, reproduites ici avec bonheur. (E.A)

Ils sont tous là, les vivants et les morts, d’Edwige Belmore à Lizzy Mercier-Descloux, d’Étienne Daho à Elli Medeiros, en passant par Daniel Darc, Philippe Pascal et Jacno… Ils ont bercé une jeunesse et dessiné les contours d’une pop à la française, colorée et anguleuse. On se surprend à en connaître beaucoup et à en découvrir de nouveaux dans ce récit documenté et sensible, qui a le mérite de ne jamais sombrer dans la nostalgie – même si la mélancolie est là, forcément. Punk, new wave, novö, ils marquent la dissidence et la fulgurance d’une époque, dont on voit régulièrement naître les enfants électroniques, atomiques et magnifiques. (E.A)

LES INSUFFISANCES DU CŒUR De Valerie Fritsch — Bouquins Alma, une jeune Autrichienne, se sent depuis toute petite « prisonnière » d’une histoire familiale marquée par la guerre, « qui avait pris fin dans le monde mais pas dans les esprits. » Ce passé dont elle a hérité pèse sur toute sa vie. Après la mort de ses grands-parents, elle part jusqu’au Kazakhstan, où son grand-père a été interné. Dans les trois premiers quarts du livre, l’autrice alterne avec finesse les portraits d’Alma à différentes périodes de sa vie, de ses grandsparents, de son compagnon et de son fils – lequel, atteint d’une anomalie génétique qui le rend insensible à la douleur, renvoie à la figure du grand-père. Le dernier quart du livre est consacré au voyage d’Alma sur les traces du passé et à la description des pays traversés – l’aventure s’achève là où d’ordinaire elle commence. En se plaçant sur le terrain de l’intime, des blessures invisibles, Valerie Fritsch parvient à renouveler le sujet archi rebattu des conséquences de la guerre sur la société autrichienne pour montrer comment le traumatisme s’est transmis aux générations actuelles. (N.Q.) 158

ENIG MARCHEUR De Russell Hoban — Monsieur Toussaint Louverture Dans une Angleterre postapocalyptique où l’humanité est retombée à l’âge du fer, Enig Marcheur, 12 ans, se lance dans un périple à travers des paysages de désolation, sa « Foll Ronde », pour découvrir la vérité sur l’origine du « Grand Boum », la catastrophe nucléaire qui a frappé la planète des siècles auparavant. Dans ce monde de peur, de violence et de superstitions, où les chiens attaquent l’homme et où l’on plante les têtes sur des piquets, nos lointains descendants emploient une langue étrange, appauvrie, déformée, dans laquelle le héros écrit son histoire. C’est cette langue heurtée, inventée par l’auteur, qui donne toute sa force au livre. Les mots, amputés de plusieurs lettres ou syllabes, remodelés, recomposés, prennent un nouveau sens, plus imagé, et servent à élaborer de nouveaux récits fondateurs. C’est un peu déconcertant au début, mais après un temps d’adaptation (notamment pour arrêter d’avoir l’accent ch’ti en tête !), l’immersion est totale. L’expérimentation ne tue pas le sens, l’émotion. Aucune autre langue n’aurait permis de mieux raconter cette aventure. (N.Q)



sons

BIG RED MACHINE How Long Do You Think It’s Gonna Last / Jagjaguwar Le messie, car toujours attendu comme tel, Justin Vernon (Bon Iver) est revenu cet été avec son comparse Aaron Dessner (The National) pour nous offrir le deuxième album de Big Red Machine. Ce projet collaboratif d’artistes dont la diversité rivalise avec le talent (Sharon Van Etten, Taylor Swift, Naeem, Anaïs Mitchell...) nous rappelle le caractère éphémère de toute chose. S’il est une chose qui dure c’est l’efficacité du mariage des arrangements électroniques solaires de Vernon et des mélodies mélancoliques de Dessner. On retiendra en particulier le morceau Phœnix qui réunit Justin Vernon et Robin Pecknold (Fleet Foxes), un fantasme qu’ont nourri tous les amoureux d’indie folk. (C.J) SUN RA Lanquidity / Strut Le label Strut poursuit son travail d’orfèvre en orientant ses nouveaux choix de réédition vers des formes plus abstraites. Originellement publié sur Philly Jazz en 1978, Lanquidity marque une rupture dans l’œuvre de Sun Ra. Sans se couper de ses ambitions cosmiques, le compositeur jazz n’en tente pas moins de toucher du doigt ses fantasmes funk étouffés. George Clinton himself aurait pu se reconnaître dans ces pièces infinies qui se déroulent, comme parfois chez Pharoah Sanders, avec un objectif rythmique ultime. Loin de toute tranquillité au fond de la forêt électronique des origines. Exercice troublant, mais hautement fascinant. (E.A) 160

REPLICA RECORDS Speed Limit L’été dernier, Replica Records a joué son brelan jazz, fusion et prog en rééditant trois pépites 70’s made in France. Tout d’abord le transcendant Speed Limit (1975), formé de trois membres de Magma, regorge d’arrangements cosmico-chamaniques comme le prêchait Christian Vander, initiateur du genre céleste zeuhl. Plus bucolique et solaire avec ses intros à la guitare sèche, le sextet de Subversion (1976) se montre sûrement plus accessible, ne négligeant pas ses influences yéyé et bossa nova. Le dernier et non des moindres, Mandarine du septet Ex Vitae (1978), mêle basse funky et clarinette classique dans des symphonies hasardeuses qui sont loin de laisser indifférent. (C.J) FLAVIEN BERGER De la Friche Certains avant lui s’y étaient hasardés, il fallait que ce trublion s’y mette aussi : Flavien Berger nous publie une K7 à l’ancienne. Rêve pour certains, cauchemar pour d’autres, mais support de partage par excellence qui lui permet d’explorer des voies électroniques bucoliques avec des compositions à peine ébauchées, répétées à l’envi, avec ce charme inouï de l’inachèvement. Sans le vouloir, il montre qu’il a un temps d’avance sur tout ce qui se passe sur Terre, comme certains pionniers 70’s auxquels nous restons décidément attachés : Alain Goraguer, François de Roubaix ou Dashiell Hedayat. (E.A.)



épilogue Par Philippe Schweyer

Mathilde Couturier, Les moutons, 2020

Pour finir en beauté, une photographie format 100 x 81 cm contrecollée sur Dibond, exposée à la biennale Mulhouse 021. Du 17 au 20 septembre, Motoco « The place to be » s’est transformé en cocon post industriel pour accueillir les œuvres d’une soixantaine de jeunes artistes fraîchement diplômés d’écoles d’art européennes. Le plus frappant pendant ces quelques jours : la solidarité et la belle entente qui régnait entre les artistes. Parce qu’il fallait bien se résoudre à faire un choix, le Prix Novo, donnant droit à une publication dans un numéro à venir, a été décerné à Lucas Zambon. On a aimé sa salle d’attente dans laquelle personne ne viendra vous chercher et on aura bientôt l’occasion de reparler de son travail (poésie, musique, photographie, vidéo, installation, etc.). 162

On est aussi tombé sous le charme de Asb, courtmétrage sublime de Faezeh Nikoozad. Enfin, on aurait bien voulu décerner une mention spéciale à Mathilde Couturier. Impossible d’oublier sa belle brochette de moutons fantomatiques. Depuis qu’on a croisé leurs regards insondables, c’est tout juste si on ne se réveille pas la nuit en pensant à eux. Pas pour les compter, mais plutôt pour s’imaginer à leur place dans leur peau de bête bonne à tondre avant de finir dans nos assiettes. Se doutent-ils que Mathilde Couturier est en train de les immortaliser avec son appareil photo ? Imaginent-ils qu’ils seront un jour exposés à l’autre bout du pays, dans le cadre d’une biennale d’art contemporain ? D’ailleurs, ont-ils la moindre idée de ce qu’est l’art contemporain ? Et si c’était nous les moutons ?




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