NOVO 58

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— L’expérience romanesque est une expérience de métamorphose. — Le 24.01, dans un café, à Paris À la fin de l’entretien, alors que nous allons nous quitter, Cloé Korman me glisse : « Je vis la littérature comme une expérience politique. » Au regard de notre échange, l’affirmation éclaire avec justesse le travail de l’écrivaine, sa manière de l’envisager comme de le mettre en œuvre. Car qu’il s’agisse de son troisième et dernier roman Midi (dont l’édition de poche est sortie en janvier) ; de son essai Tu ressembles à une juive ; ou des deux ouvrages (publiés chez Médiapop) La Courneuve, mémoires vives et Dans la peau d’une poupée noire – recueils d’écrits de lycéens de La Courneuve pour l’un, de collégiens de Bobigny pour l’autre – pour lesquels elle a accompagné des adolescents sur un travail d’écriture ; il se déplie toujours une manière de mettre au jour les mécanismes de domination, d’oppression comme de manipulation. Cela sans jamais oblitérer la puissance de la littérature, ni la considérer comme subalterne au propos. Cette capacité à relier engagement et force poétique s’incarne avec un brio rare dans Midi. Là, Claire, médecin, se confronte à son passé et affronte enfin la mort quinze années auparavant d’une fillette maltraitée – mort qu’aucun adulte n’a pu ou voulu empêcher. Récit solaire, Midi dessine avec subtilité les processus de domination, la violence sociale comme les responsabilités collectives (des questions qui résonnent avec force à l’aune des affaires Adèle Haenel/Christophe Ruggia et Vanessa Springora/Gabriel Matzneff). Dans l’essai Tu ressembles à une juive, l’écrivaine part de deux phrases. L’une est celle d’une femme lui reprochant de ne pas célébrer le repas de Pessa’h, la Pâque juive : « Si tu vas dîner seule au lieu d’être avec nous, tu n’es pas vraiment juive. » L’autre, est celle de sa grand-mère la mettant en garde contre ses cheveux lâchés : « Tu ressembles à une juive. » Se saisissant de ces déclarations balançant entre réprobation et injonction, Cloé Korman part de son expérience personnelle (celle d’une femme ayant grandi dans une famille juive sans religion ni foi) pour interroger avec acuité le racisme dans la France contemporaine, ainsi que les rouages pervers isolant l’antisémitisme du racisme. Rencontre avec Cloé Korman. 8

Comment est né Tu ressembles à une juive ? En mars 2019, j’ai publié un article dans le journal en ligne AOC, qui était intitulé L’antisémitisme est un racisme. Lorsque mon éditeur l’a lu, il m’a encouragée à le développer sous la forme d’un livre. Dans ce premier texte, je réagissais à une série accablante d’actes antisémites qui venaient de se produire : l’arbre du souvenir d’Ilan Halimi [jeune homme juif torturé et assassiné en 2006, ndlr] scié en février 2019, une croix gammée taguée sur un portrait de Simone Veil à Paris, les quenelles pratiquées dans des manifestations de Gilets Jaunes, les profanations dans les cimetières juifs de Herrlisheim et de Quatzenheim en Alsace… Mais je cherchais aussi à formuler certaines impasses dans le débat public : après les menaces de mort et insultes antisémites à l’encontre du philosophe Alain Finkielkraut, le gouvernement a proposé que le mot « sioniste » soit qualifié d’insulte antisémite et donc interdit par la loi. En outre, ce dernier cas était tristement ironique, car je considère aussi Alain Finkielkraut comme un pompier-pyromane, dont la carrière médiatique est marquée par ses propos équivoques, voire carrément racistes, à l’encontre des Noirs, des Arabes, des musulmans et des habitants des banlieues. Le discours public était piégé par l’identification entre la judéité et la défense de l’État d’Israël, ainsi que par une négligence coupable vis-à-vis de l’expression du racisme, de tous les racismes, en France. J’ai senti que l’espace de la parole publique était piégé, au point qu’on ne pourrait bientôt plus s’exprimer sur ces sujets. Ce piège rhétorique pervers fait qu’aujourd’hui, si l’on exprime son désarroi au sujet de l’antisémitisme, on peut se retrouver identifié à une attitude communautariste, et se voir reprocher de ne pas s’occuper d’antiracisme. Et en tant qu’écrivaine, je dois me battre lorsque je sens qu’un tel climat de censure se met en place. Passer à l’essai en tant que romancière a-t-il suscité chez vous des scrupules ? Il m’a fallu surmonter une inhibition, quitter une forme de tranquillité, le goût de l’anonymat et de ne pas parler de soi. Mais la demande de mon éditeur est une marque de complicité intellectuelle qui engage, et cela m’a encouragée à prendre la parole. N’étant pas politologue, je me suis dit que la forme de l’essai me permettrait de partir de mon expérience : celle d’une femme ayant grandi dans une famille juive, romancière, faisant écrire des adolescents en banlieue parisienne et enseignant dans un collège de Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Mon récit est à la première personne, il passe par la sensation physique du racisme et de la ségrégation spatiale. C’est une chose qui s’éprouve physiquement lorsqu’on va dans les banlieues, et c’est également pour cela que j’ai choisi de l’ancrer dans des lieux : cela fait partie de la physicalité du récit.


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