NOVO 58

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sommaire

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Philippe Schweyer philippe@novomag.fr Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Relecture : Cécile Becker Direction artistique : Star★light

ÉDITO 5 INTERVIEW DE L’ÉDITION 7-10 Cloé Korman

Ont participé à ce numéro :

TELEX 13-16

REDACTEURS Emmanuel Abela, Florence Andoka, Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Nicolas Comment, Sylvia Dubost, Marc Dufaud, Christophe Fourvel, Xavier Frère, Nicolas Léger, Guillaume Malvoisin, Séverine Manouvrier, Mylène Mistre-Schaal, Aurélie Vautrin, Nathanaëlle Viaux, Aude Ziegelmeyer.

La sélection de la rédaction

FOCUS 18-32

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

PORTFOLIO 34-41

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS

Guillaume Chauvin

Eric Antoine, Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Nicolas Comment, Alexis Delon, Richard Dumas, Romain Gamba, Benoît Linder, Stéphane Louis, Patrick Messina, Renaud Monfourny, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle.

CHRONIQUE 42-48

COUVERTURE

SCÈNES 49-58

Nicolas Comment

Elise Vigier 50-51, Anne Brochet 52-55, Extradanse 56-57, Art Danse 58

Starlight IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils

ÉCRITURES 59-72

Dépôt légal : février 2020 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2020 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

Cécile Coulon 60-61, Sylvie Bocqui 62-63, 32 grammes de pensée 64-65, Anne-James Chaton 66-67, Judith Vanistendael 68-69, André Markowicz 70-72

Ce magazine est édité par ChicMedias & médiapop

ÉCRANS 73-80

Éric Khoo et Charles de Meaux 74-80

ChicMedias 37 rue du Fossé des Treize / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 47 057 € – Siret 509 169 280 00047 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com – 03 67 08 20 87

SONS 81-90

Lou Doillon 82-85, Guillaume Perret 86-87, Emma-Jean Thackray 88-89, Claire Faravarjoo 90

médiapop

ARTS 91-104

12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

Edward Hopper 92-95, Tomi Ungerer 96-99, Aurélie Amiot 100-101, Poitrey-Ballabio 102-104

InSitus 105-112

ABONNEMENT Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 5 numéros — 30 € Hors France : 5 numéros — 50 €

CHRONIQUES 114-118

DIFFUSION

Marc Dufaud 114-117, Christophe Fourvel 118

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SELECTA

MEMBRES FONDATEURS

Livres 120 Disques 122

Emmanuel Abela, Bruno Chibane, Lionel Shili et Philippe Schweyer www.novomag.fr 3



Une cabane

Par Philippe Schweyer

Je me suis engouffré dans la boutique pour échapper aux tirs de flashball. À l’intérieur, l’ambiance était étonnamment calme. Le disquaire m’a accueilli avec un petit sourire. J’étais son premier client de la journée. « Il n’y a personne ? - Ils sont tous à la manif. - Ouais ça chauffe. Tu n’as pas peur pour ta retraite ? - La retraite, ce n’est pas très rock’n’roll. - Rester planté dans ta boutique pendant que l’on se fait castagner, tu trouves ça rock’n’roll ? Il ne s’était jamais intéressé à rien d’autre qu’à la musique, mais il avait sa petite idée pour mettre fin à la grève : - Si j’étais aux manettes, je filerais la même retraite à tout le monde. Pourquoi celui qui a passé sa vie à s’en mettre plein les poches, devrait avoir une meilleure retraite que moi ? Où est la logique ? - Plus tu cotises, plus tu touches. - Si tu trouves ça normal, pas moi. - T’as passé ta vie à écouter des disques, faut pas t’attendre à toucher une retraite de ministre. - Je ne m’attends à rien du tout. Et toi ? - Tout ce que j’espère, c’est pouvoir me construire une cabane… - Comme un gosse ? - Exactement. Je lui ai tourné le dos pour fouiller dans ses bacs. Cela faisait longtemps que je ne m’intéressais plus aux nouveautés. Ce qui me plaisait, c’était de tenir en mains les pochettes qui m’avaient fait rêver. Alors que j’allais repartir, j’ai mis la main sur un vieux vinyle de Jean Ferrat. - On peut écouter ? - T’es sûr ? Il a posé délicatement le saphir sur le vinyle. Je n’avais jamais écouté Jean Ferrat, mais j’étais prêt à toutes les expériences. Il a poussé le volume au maximum et il s’est mis à chanter avec Ferrat en articulant et en gesticulant comme un idiot : « Ils quittent un à un le pays / Pour s’en aller gagner leur vie / Loin de la terre où ils sont nés / Depuis longtemps ils en rêvaient / De la ville et de ses secrets / Du formica et du ciné / Les vieux ça n’était pas original / Quand ils s’essuyaient machinal / D’un revers de manche les lèvres… Pourtant que la montagne est belle / Comment 5

peut-on s’imaginer / En voyant un vol d’hirondelles / Que l’automne vient d’a… » Soudain, il s’est écroulé derrière son comptoir juste avant d’avoir pu finir de massacrer le refrain. Pendant quelques secondes, j’ai eu peur qu’il soit mort. Il était blanc comme un linge. Après trois paires de claques, j’ai eu l’impression qu’il reprenait des couleurs. Quand il a enfin rouvert les yeux, on aurait dit qu’il sortait d’un mauvais rêve. - Qu’est-ce qu’il s’est passé ? - T’as failli ne pas profiter de ta retraite. - Quelle retraite ? - Celle que tu ne vas pas toucher. - Qui t’a dit de me frapper ? - T’étais dans les pommes. - C’est pas une raison. Tu le veux ce disque ? - Jean Ferrat, c’est pas très rock’n’roll… - T’achètes jamais rien ! - Ma platine est en panne. Il s’est relevé d’un bond. - Retourne manifester avec tes copains ! - C’est toi mon copain. Tu ne peux pas m’obliger à acheter un disque de Jean Ferrat. La vraie vie, ce n’est pas le commerce. - Si tu veux écouter de la musique à l’œil, il y a la bibliothèque municipale. - Ils sont en grève. - Ça, c’est la vraie vie !? - Calme-toi ou tu vas refaire une syncope… - Laisse-moi tranquille ! - Tu devrais faire gaffe, t’es en train de perdre tous tes amis avec tes conneries. - Je n’ai pas besoin de compagnie, j’ai besoin de fric. - Tout le monde a besoin de fric. Je croyais que l’amitié c’était plus important… - J’ai un loyer à payer ! - T’avais qu’à t’acheter un appart’ quand t’étais jeune… - Dégage ! » Je suis sorti sans dire au revoir. Dehors, il n’y avait plus un chat. La pluie avait chassé les derniers manifestants. Pour la première fois de ma vie, j’ai senti monter en moi une furieuse envie de retraite. Tout ce que je voulais, c’était une cabane.



Cloé Korman, La littérature comme expérience

Par Caroline Châtelet ~ Photos : Olivier Roller

Écrivaine, Cloé Korman a publié en janvier son premier essai, analyse percutante à la première personne des logiques racistes et de leurs soubassements.

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— L’expérience romanesque est une expérience de métamorphose. — Le 24.01, dans un café, à Paris À la fin de l’entretien, alors que nous allons nous quitter, Cloé Korman me glisse : « Je vis la littérature comme une expérience politique. » Au regard de notre échange, l’affirmation éclaire avec justesse le travail de l’écrivaine, sa manière de l’envisager comme de le mettre en œuvre. Car qu’il s’agisse de son troisième et dernier roman Midi (dont l’édition de poche est sortie en janvier) ; de son essai Tu ressembles à une juive ; ou des deux ouvrages (publiés chez Médiapop) La Courneuve, mémoires vives et Dans la peau d’une poupée noire – recueils d’écrits de lycéens de La Courneuve pour l’un, de collégiens de Bobigny pour l’autre – pour lesquels elle a accompagné des adolescents sur un travail d’écriture ; il se déplie toujours une manière de mettre au jour les mécanismes de domination, d’oppression comme de manipulation. Cela sans jamais oblitérer la puissance de la littérature, ni la considérer comme subalterne au propos. Cette capacité à relier engagement et force poétique s’incarne avec un brio rare dans Midi. Là, Claire, médecin, se confronte à son passé et affronte enfin la mort quinze années auparavant d’une fillette maltraitée – mort qu’aucun adulte n’a pu ou voulu empêcher. Récit solaire, Midi dessine avec subtilité les processus de domination, la violence sociale comme les responsabilités collectives (des questions qui résonnent avec force à l’aune des affaires Adèle Haenel/Christophe Ruggia et Vanessa Springora/Gabriel Matzneff). Dans l’essai Tu ressembles à une juive, l’écrivaine part de deux phrases. L’une est celle d’une femme lui reprochant de ne pas célébrer le repas de Pessa’h, la Pâque juive : « Si tu vas dîner seule au lieu d’être avec nous, tu n’es pas vraiment juive. » L’autre, est celle de sa grand-mère la mettant en garde contre ses cheveux lâchés : « Tu ressembles à une juive. » Se saisissant de ces déclarations balançant entre réprobation et injonction, Cloé Korman part de son expérience personnelle (celle d’une femme ayant grandi dans une famille juive sans religion ni foi) pour interroger avec acuité le racisme dans la France contemporaine, ainsi que les rouages pervers isolant l’antisémitisme du racisme. Rencontre avec Cloé Korman. 8

Comment est né Tu ressembles à une juive ? En mars 2019, j’ai publié un article dans le journal en ligne AOC, qui était intitulé L’antisémitisme est un racisme. Lorsque mon éditeur l’a lu, il m’a encouragée à le développer sous la forme d’un livre. Dans ce premier texte, je réagissais à une série accablante d’actes antisémites qui venaient de se produire : l’arbre du souvenir d’Ilan Halimi [jeune homme juif torturé et assassiné en 2006, ndlr] scié en février 2019, une croix gammée taguée sur un portrait de Simone Veil à Paris, les quenelles pratiquées dans des manifestations de Gilets Jaunes, les profanations dans les cimetières juifs de Herrlisheim et de Quatzenheim en Alsace… Mais je cherchais aussi à formuler certaines impasses dans le débat public : après les menaces de mort et insultes antisémites à l’encontre du philosophe Alain Finkielkraut, le gouvernement a proposé que le mot « sioniste » soit qualifié d’insulte antisémite et donc interdit par la loi. En outre, ce dernier cas était tristement ironique, car je considère aussi Alain Finkielkraut comme un pompier-pyromane, dont la carrière médiatique est marquée par ses propos équivoques, voire carrément racistes, à l’encontre des Noirs, des Arabes, des musulmans et des habitants des banlieues. Le discours public était piégé par l’identification entre la judéité et la défense de l’État d’Israël, ainsi que par une négligence coupable vis-à-vis de l’expression du racisme, de tous les racismes, en France. J’ai senti que l’espace de la parole publique était piégé, au point qu’on ne pourrait bientôt plus s’exprimer sur ces sujets. Ce piège rhétorique pervers fait qu’aujourd’hui, si l’on exprime son désarroi au sujet de l’antisémitisme, on peut se retrouver identifié à une attitude communautariste, et se voir reprocher de ne pas s’occuper d’antiracisme. Et en tant qu’écrivaine, je dois me battre lorsque je sens qu’un tel climat de censure se met en place. Passer à l’essai en tant que romancière a-t-il suscité chez vous des scrupules ? Il m’a fallu surmonter une inhibition, quitter une forme de tranquillité, le goût de l’anonymat et de ne pas parler de soi. Mais la demande de mon éditeur est une marque de complicité intellectuelle qui engage, et cela m’a encouragée à prendre la parole. N’étant pas politologue, je me suis dit que la forme de l’essai me permettrait de partir de mon expérience : celle d’une femme ayant grandi dans une famille juive, romancière, faisant écrire des adolescents en banlieue parisienne et enseignant dans un collège de Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Mon récit est à la première personne, il passe par la sensation physique du racisme et de la ségrégation spatiale. C’est une chose qui s’éprouve physiquement lorsqu’on va dans les banlieues, et c’est également pour cela que j’ai choisi de l’ancrer dans des lieux : cela fait partie de la physicalité du récit.


Tout en puisant dans votre expérience, ce livre est très vaste dans ce qu’il embrasse… J’ai voulu écrire depuis là où je suis dans la société, convaincue que cela ne réduirait pas le champ des sujets. Ce livre se fonde sur deux enjeux : l’un est le racisme, l’autre porte sur la forme d’écriture et les conditions de la parole en démocratie. Face à la violence des propos que l’on entend actuellement et à leur caractère univoque et agressif, j’ai voulu montrer qu’on pouvait produire un discours net et mobilisateur, pour engager à l’action celui qui le reçoit, tout en étant nuancé, en intégrant la contradiction, le dialogue. À titre d’exemple, j’aborde la question de l’antisémitisme issu des populations noires, arabes et musulmanes, en faisant le constat que cet antisémitisme existe, transmis notamment par l’histoire du Maghreb, mais en montrant qu’il est aussi honteusement généralisé et instrumentalisé dans des stratégies racistes, par des acteurs politiques et médiatiques qui cherchent à caricaturer et à faire exclure les personnes noires, arabes et musulmanes. Cela relève de manœuvres de division, cette fabrication d’un facteur de discorde procède d’une malhonnêteté habile, en ce qu’elle utilise en les déformant des faits réels. Or, pour unir les luttes, il faut d’abord assumer de regarder pourquoi elles sont désunies. Et puis il y a là aussi une hypocrisie permettant de ne rien dire de l’antisémitisme blanc, aux racines anciennes et qui s’illustre amplement dans la France

— Pour parler d’oppressions, je recherchais une écriture qui ne soit pas elle-même normative. — d’aujourd’hui. Pour rappel, pendant la campagne présidentielle de 2017, Marine Le Pen au micro de RTL a rejeté la responsabilité de la France dans la rafle du Vél’d’Hiv, les tombes juives profanées en Alsace l’ont été par des mouvements néo-nazis dont la sociologie est blanche ; le cas de Yann Moix [auteur de caricatures et textes antisémites, ndlr], en septembre, s’ancre dans une bourgeoisie blanche, etc. Enfin, si j’ai écrit ce livre, c’est aussi que j’ai peur : le racisme officiel touche aujourd’hui de très grandes démocraties comme les États-Unis, l’Inde et le Brésil. Votre livre est construit sur l’évocation de différents lieux, comment avez-vous construit ce cheminement ? Il y a le quartier de Belleville à Paris – où s’entendent, se côtoient et s’opposent différentes populations –, Bobigny où j’enseigne, La Courneuve où j’ai mené des ateliers d’écriture en tant que 9


romancière, et Drancy. Je voulais placer Drancy au centre du livre, car ce lieu constitue le cœur de la haine raciste de l’État français pendant la guerre. On parle beaucoup de la Shoah, mais la limite de ce terme est qu’il masque ce qui s’est concrètement passé. L’organisation, les lieux, les moyens réels qui ont constitué la responsabilité de l’État français dans le crime génocidaire sont en fait assez mal connus. Drancy, en tant que lieu, a mis beaucoup de temps à être reconnue officiellement : il a fallu attendre 2012 pour qu’un chef d’État français, François Hollande, vienne sur place pour rappeler le souvenir des personnes qui y ont été internées, et peu de personnes connaissent la réalité de la cité de La Muette. Ces bâtiments d’habitation qui ont été la plaque tournante de la déportation en France – sur les 73 000 juifs déportés de France, 67 000 l’ont été depuis Drancy – sont désormais des HLM habités. Penser que ces murs, qui ont été témoins de l’horreur, sont aujourd’hui un lieu résidentiel pour les plus pauvres de notre société, qui sont souvent aussi majoritairement des personnes noires ou arabes subissant le racisme et l’exclusion, crée un court-circuit terrifiant dans l’imaginaire historique. Y a-t-il eu des écrits qui vous ont inspirée ? J’ai cherché une forme qui ne soit pas théorique et ne constitue pas un discours autoritaire, qui soit souple, au plus proche de mon expérience personnelle. Pour parler d’oppressions, je recherchais une écriture qui ne soit pas ellemême normative et je pensais à la Chambre à soi de Virginia Woolf qui est un grand texte féministe de par son propos sur l’intimidation intellectuelle des femmes, mais aussi grâce à sa forme. Woolf pense en marchant, elle suit le fil de son argumentation en décrivant des atmosphères, en racontant des scènes auxquelles elle assiste et en imaginant des fictions. Ces souvenirs des écrits de Woolf essayiste ont été ravivés par la lecture d’un autre ouvrage, Les Argonautes de Maggie Nelson, paru en français en 2018. Écrivaine et universitaire américaine, Maggie Nelson fait le récit très personnel d’une période de son couple, où elle-même est enceinte tandis que sa compagne change de sexe. Le couple se retrouve dans un moment de transformation physique radicale, et l’essai est à la fois extraordinairement conceptuel et physique. Ces deux écrivaines, dans deux époques différentes, ont un positionnement très féminin dans leur parole, elles abordent certaines formes de violence sans produire une théorie autoritaire, mais en lestant cela de leur expérience sentimentale et sensorielle. Elles m’ont donné un élan, une grande liberté. Ça a ouvert le champ et changé certaines habitudes : pour mes romans, je passe beaucoup de temps à chercher un matériau, à l’assembler pour ensuite le métamorphoser dans la fiction ; avec l’essai, c’est beaucoup plus spontané. 10

L’écrivain Georges Perec, que vous citez, a beaucoup écrit à partir de lieux... Avec d’autres écrivains comme Franz Kafka, Georges Perec témoigne de l’expérience de la judéité dans son caractère diasporique et intellectuel. Ils racontent l’expérience d’être dans le commun, notamment dans le commun de la langue tout en s’y sentant étrangers et sans pour autant pouvoir se rattacher à une origine – Perec parle très bien de ce double bannissement dans son texte Ellis Island. Il évoque là une solitude qui est aussi une matrice de littérature, car elle forme une expérience minoritaire et une distance critique. Ces écrivains font résonner particulièrement ce qu’il y a d’étrange dans toute coutume, dans toute habitude collective, et ils renvoient la norme dominante à son arbitraire et à sa propre étrangeté. L’un des livres de Perec qui m’a le plus marquée est W ou le souvenir d’enfance. Là, Perec raconte comment enfant, il imagine de façon fantasmatique des lieux d’internements, de massacres et de tortures. Il opère un montage entre ces scènes de violence et la disparition de sa mère pendant son enfance – internée à Drancy, puis déportée à Auschwitz. Cette composition entre la vision fantasmatique de la violence, telle qu’il l’a imaginée enfant, et l’histoire de son oubli de ses parents forme un mouvement que je partage dans mon travail, depuis mes romans qui parlent d’exils, de bannissements, de persécutions, jusqu’à des représentations plus directes de mon histoire familiale, marquée par le génocide des juifs en Europe. Comment se situe la littérature dans le combat contre le racisme ? L’expérience romanesque est une expérience de métamorphose. Écrire des romans est une façon de permettre à d’autres de bouger, se métamorphoser. En traversant des mois et des années dans la proximité d’un personnage, on se transforme aussi. Le racisme est un désir d’assignation brutal, il vous assigne à une place et va tout faire pour que vous y restiez. C’est pourquoi le romanesque qui permet de se déplacer dans la société bien audelà de l’expérience directe, de faire l’expérience d’identités qui ne sont pas familières, et de leur complexité, permet de le combattre. — TU RESSEMBLES À UNE JUIVE, Cloé Korman, éd. Seuil — MIDI, Cloé Korman, éd. Seuil Cloé Korman, éd. Points, janvier 2020




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telex Aude Ziegelmeyer

Véronique Kolber, Motel Room curtain © Véronique Kolber © Claude Philippot

L’OEIL DE L’AUTRE Après une saison 2018/19 ardemment écrite au présent, le CCAM Vandœuvre dévoile une programmation 2020 très animale. Du 5 mars au 10 avril, l’exposition Volatiles de Claude Philippot, donnera à voir son regard sur l’oiseau empaillé – attention spoilers, le regardeur n’est pas celui qui croit. Le 11 mars, les marionnettes de Je brûle (d’être toi) – conçu par Marie Levavasseur et Gaëlle Moquay –, conteront le récit d’une louve au cœur trop grand. Les 20 et 21 mars, Mohammad Hassan Madjooni et Mahin Sadri donneront vie à la mise en scène d’Amir Reza Koohestani dans Timeloss, émotions garanties. D’autres évènements sont à découvrir sur le site du CCAM. Jusqu’en juin au CCAM, Scène Nationale de Vandœuvre, à Vandœuvre-lès-Nancy www.centremalraux.com

L’ÉTRANGE CAS DE VÉRONIQUE KOLBER Dans le cadre du Luxembourg City Film Festival 2020, Cercle Cité propose Fictitious Location Spotting For A Non-Existing Movie, l’exposition de photographies made in USA signées Véronique Kolber. Nourrie par ses références cinématographiques et littéraires Lovecraftiennes, l’artiste expose ses sublimes images aux côtés d’extraits détournés de scripts de David Lynch, des frères Coen, ou encore de Christopher Nolan. La narration, entre romances noires, tensions monstres et inquiétante étrangeté, nous entraîne entre fiction et réalité. Du 7 février au 14 mars au Cercle Cité, à Luxembourg cerclecite.lu

Anaëlle Thiéry, Explosion, Stylo bille noir sur papier Canson, 2019

ORGANISMES À la Galerie Robet Dantec, la jeune artiste plasticienne, Anaëlle Thiéry, développe son imaginaire particulier au sein de complexes microorganismes. Ses petits formats au stylo bille noir questionnent l’hybridation, le moléculaire à l’échelle artistique, le corps et son intériorité (grouillante) et dénotent d’une certaine obsession pour le multiple. Outre le dessin, l’artiste s’essaie également à la céramique en réalisant ses assiettes Kidney dishes, particulièrement savoureuses. Du 7 mars au 18 avril à la Galerie Robet Dantec, à Belfort galerierobetdantec.com

Yseult © Photo: DR Jan Hostettler / Meta, 2019. Grès, peinture, photographie, texte. ©Jan Hostettler

CEAAC Dans le cadre de la Regionale 20, le commissariat collectif constitué de l’équipe du CEAAC a présenté l’exposition Il ne faut pas en vouloir aux évènements, qui regroupe 14 artistes hétéroclites. Ce travail d’équipe, ils l’ont voulu tourné vers leur passion commune pour l’art contemporain et ses nombreuses formes. Vite, il vous reste encore quelques jours pour aller danser avec l’œuvre de Sofia Durrieu ou découvrir les fascinantes vidéos de Mali Arun ! Jusqu’au 16 février au CEAAC, à Strasbourg ceaac.org

FLOW Encore une fois, l’Espace Django nous annonce une programmation tout en couleurs en ce début d’année brumeux. Au programme, un concert entre Pop, Trap et R’N’B donné par les fracassantes Yseult et Jaïa Rose le 13 février (la veille, une rencontre est organisée avec Yseult au restaurant du Graffalgar), un CinéDjango le 1er mars qui propulsera petits et grands au Pérou avec Pachamama, réalisé par Juan Antin, un Quartier Libre N.H.Flow le 4 mars en compagnie de L.A.R et 911 et de nombreux autres temps d’éclate, à découvrir sur le site du Django. Jusqu’en avril à l’Espace Culturel Django Reinhardt, à Strasbourg www.espacedjango.eu 14

L’Évangile Doré de Jésus Triste © Rémi Pierlot

VADE RETRO TRISTANAS Dans le cadre des Rencontres de l’illustration 2020 (du 19 au 29 mars), l’exposition Vade Retro Tristanas est à découvrir à La Chaufferie, la galerie d’exposition de la Haute école des arts du Rhin. Réalisé par des étudiants de la HEAR, suite à un workshop avec l’artiste Pascal Leyder de La « S » Grand Atelier, l’évènement revient sur l’Évangile Doré de Jésus-Triste, délectable livre d’art paru en 2017 aux Éditions Frémok. Du 20 au 29 mars à La Chaufferie, à Strasbourg www.hear.fr



telex Aude Ziegelmeyer

© Fabien Léaustic

INSAISISSABLE Quand les énergies creusent le ciel… Le titre de l’exposition de Fabien Léaustic à Interface sembler évoquer le vol des avions au-dessus de nos têtes ou encore la pollution lumineuse et l’absence d’étoiles qui en découle. À l’image de son parcours entre mathématiques, sciences thermodynamiques et arts plastiques, ses œuvres reproduisent les phénomènes les plus impalpables, donnant à voir le visible dans l’invisible. Des codes des nouvelles technologies, Fabien Léaustic extrait le Beau et peutêtre aussi le Vrai. Du 8 février au 21 mars à Interface, à Dijon www.interface-art.com

© Guillaume Barborini, 2019

MÉMOIRE Au Granit, le travail de Guillaume Barborini se (re)découvre au cœur de l’exposition Mémoire Immobile des Matières Nomades. Le corps y est projeté ou absent de paysages fantomatiques familiers. La répétition dans la prise de vue et l’esthétique épurée mais pas moins complexe s’unissent pour donner à voir un environnement qui n’a pas besoin d’être sublimé et qui ne devrait surtout pas être consommé. Le 7 mars est organisée une rencontre avec l’artiste (Quitter l’exposition : visite digressive). Jusqu’au 7 avril à la Galerie du Granit, à Belfort www.legranit.org

Janine Antoni, Mortar and Pestle, 1999 © Janine Antoni; Courtesy of the artist and Luhring Augustine, New York

L’ART DU GOÛT OU LE GOÛT DE L’ART L’exposition Amuse-bouche, Le Goût de l’Art poursuit le cycle d’expositions consacré aux cinq sens organisé par le Musée Tinguely. Après l’odorat et le toucher, vous l’aurez deviné, cette fois-ci le goût est à l’honneur. Les œuvres d’environ quarante-cinq artistes internationaux amèneront une rencontre entre histoire, art et phénoménologie, une palette de créations entre plaisir et dégoût, mais également la question de la représentation même de ce sens. À vos papilles gustatives et bonne dégustation ! Du 19 février au 17 mai au Musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch

Moselle © Sylvie de Meurville

CORPS FLEUVE L’exposition Corps Fleuve organisée à la Lune en Parachute déploie à travers le travail multimédia de l’artiste plasticienne Sylvie de Meurville, les relations entretenues entre l’être humain et le végétal. L’eau, devenue veine, traverse ses réflexions sculptées, dessinées, photographiées. Les 28 et 29 mars, est proposé un workshop animé par l’artiste, dans la continuité du dialogue qu’elle opère entre ses médiums de prédilection et la nature. Dessin, photographie et discussion seront au programme, comptez tout de même 100€ pour y participer. Du 7 mars au 17 avril à La Plomberie, La Lune en Parachute, à Épinal laluneenparachute.com

© Michel Paysant Julius Weiland, Blossom, verre soufflé et fondu, 2019

TRANSPARENCES L’exposition Transparences, à La Galerie Radial Art Contemporain, unit les travaux le plus récents de deux artistes de la galerie, Jean-Daniel Salvat et Julius Weiland. Les peintures grands formats sur vinyle du premier et les sculptures en verre du second s’y côtoient avec aisance et naturel. Les couleurs transcendent la transparence de leur support et font de l’exposition une évidence. Encore fallait-il y penser. Jusqu’au 8 mars à la Galerie Radial Art Contemporain, à Strasbourg www.radial-gallery.eu 16

TOUCHER AVEC LES YEUX Depuis vingt ans, l’artiste plasticien Michel Paysant développe le projet en sciences cognitives DALY (Dessiner Avec Les Yeux) : par le biais d’un eyetracker, le cheminement opéré par la rétine est mesuré et retranscrit sur l’écran. Au Musée Unterlinden, dans le cadre de la restauration du Retable d’Issenheim, l’exposition De Mains et d’Yeux donne à découvrir cette fascinante technique appliquée à plusieurs panneaux du retable. De quoi le redécouvrir, façon 3.0. Du 7 février au 22 juin au Musée Unterlinden, à Colmar www.musee-unterlinden.com



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© Ashley Martin-Davis

Macbeth de Verdi, Opéra furieux Le guerrier maudit est de retour sur le plateau de l’Opéra de Dijon. Sorti de la partition de Verdi, le récit reste pétri de bruits et de fureurs. Shakespeare et Verdi, une sorte de lovecrush, avant que le mot ne soit inventé et envahisse les stories sur smartphone. Macbeth est le premier des trois opéras que Verdi cisellera d’après les manuscrits du Grand Will. Avant Otello et Falstaff, Macbeth est une charnière dans l’œuvre de l’Italien. Fini les grandes fresques crypto-révolutionnaires, Verdi rompt avec la collectivité et place sous sa loupe l’individu. Le matériau thématique et l’écriture musicale se réorientent. Tout est plus organique, plus urgent. Plus complet, aussi. La version originale de Macbeth établie en 1847 fera l’objet, en 1865, d’une refonte pour viser une puissance dramatique davantage explosive. Pour cette nouvelle production de l’Opéra de Dijon, les clefs de la boutique Macbeth sont confiées au jeune chef italien Sebastiano Rolli et à la metteuse en scène Nicola Raab. Charge à eux de donner corps et âme à cette chevauchée de Macbeth vers la tyrannie, rageuse et acérée, de lui trouver sa force de vie. Macbeth, vaillant guerrier écossais, revient victorieux d’une bataille contre la Norvège, offrant une victoire sanglante à son roi, Duncan. Sur le chemin du retour, trois sorcières lui font d’étranges prédictions. Il apprend de leurs vieilles bouches qu’il sera paré du titre de Roi d’Écosse. Plus tard, Duncan lui attribue effectivement le titre de Thane. Plutôt que de se satisfaire de cet honneur, Macbeth (Stephen Gaertner, dans cette production) commence à boire le poison de ses ambitions. Lady Macbeth (Alexandra Zabala) l’encourage à tuer Duncan et à s’emparer du pouvoir et de la marche du monde. Or, le sang appelant le sang, de ce meurtre naîtra une rivière rouge battue par le tonnerre, l’éclair et les remords insomniaques. L’obsession de Macbeth à vouloir voir ce qui se trouvait au-delà de son courage et de ses prunelles. Jouet des sorcières, objet déplacé par la convoitise amoureuse de sa Lady, Macbeth le guerrier fidèle et loyal prend une avance terrible sur son envie et se mue très vite en un idiot aussi sanguinaire que velléitaire. Tout danse très souvent cul par-dessus tête chez Shakespeare. Chez Verdi, la partition appuie cette idée et laisse sonner le mystère au cœur du récit fumant. Par Guillaume Malvoisin — MACBETH, opéra du 22 au 29 mars à l’Opéra de Dijon, audiodescription le 29 mars à 15h www.opera-dijon.fr 18


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© Patrick Berger

Diptyque éruptif Il y a des spectacles « one shot » qui auront – pour des raisons souvent liées aux difficultés de diffusion, ou parfois pour des motifs inhérents à l’équipe qui les a conçus – une longévité de quelques mois, une année tout au plus. Et puis, il y en a d’autres qui se développeront dans le temps, se densifiant et s’enrichissant au fil de leurs étapes successives. Après coups, projet unfemme (volets 1 et 2) est de ceux-là. Débuté en 2015, ce diptyque au long cours de la metteuse en scène et directrice du Centre dramatique national d’Orléans Séverine Chavrier, réunit au plateau cinq femmes. Ces interprètes, circassiennes ou danseuses venues de Russie, d’Argentine, de Palestine, du Cambodge et du Danemark mêlent leurs expériences. Entre témoignages intimes et engagement physique, les parcours qu’elles dessinent, s’ils sont tous singuliers, n’en demeurent pas moins contraints, conditionnés par leur sexe. Se saisissant de certains clichés sur la féminité, elles déconstruisent par leur voix et leur corps la domination patriarcale, les stéréotypes autant que les rôles auxquels on a voulu les assigner – jusque dans leur discipline artistique. Dans ce diptyque cinglant et éruptif, éminemment physique, se dit la possibilité de se (re)construire en désertant les sentiers battus. Un parcours nécessairement au long cours… Par Caroline Châtelet — APRÈS COUPS, PROJET UN-FEMME (VOLETS 1 ET 2), théâtre du 18 au 20 février au Centre dramatique national de Besançon Franche-Comté, à Besançon saison19-20.cdn-besancon.fr

© Simon Gosselin

Ghost Dealer On aura lu ici ou là, dans ces pages et depuis quelques années, le retour en force du récit sur les scènes hexagonales. Et, avec ce retour, vient la question du genre. Pas celle qui agite le Landerneau social, mais celle qui a toujours un peu échappé au théâtre. Du théâtre policier ? Du théâtre sentimental ? Du théâtre de science-fiction ? Ces éléments ont bien entendu toujours un peu irrigué les plateaux, mais de là à faire genre. La courbe semble pourtant enfin s’inverser. On a vu l’avènement du théâtre documentaire (genre ou manière, la question reste ouverte). On verra les poussées du théâtre fantastique, un art du présent d’anticipation. Pas mal. C’est ce qui attire, notamment et de façon irrésistible, dans France-Fantôme. Façonné patiemment, puis mis en scène par Tiphaine Raffier, ce spectacle anticipe. Les tragédies des mémoires déchargées dans les téléphones et autres disques flash, puis les reconstitutions qui en découlent. Récupérées par les grandes firmes, demain (?) au pouvoir. Ici, ça s’appelle Recall Them Corp, entreprise versée dans une philanthropie monnayée : conservation des âmes et téléchargement du matériau dans le corps d’un donneur. De ces greffes 2.0 procède par écho cette question que pose Tiphaine Raffier dans ses notes préalables : « Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour accéder au plus vieux rêve de l’Humanité : devenir immortel ? » La résurrection comme un service marchand. France-Fantôme fascine et fait flipper. Étymologiquement, c’est la même chose. Gosh. Par Guillaume Malvoisin — FRANCE-FANTÔME, spectacle du 10 au 14 mars au Théâtre Dijon Bourgogne Centre Dramatique National, à Dijon www.tdb-cdn.com

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© Hair Stylistics

Data gueule Ça fuse, ça s’emboîte, ça repart, ça change de direction, ça revient et paf ! ça explose, ou alors ça s’arrête, ça joue sur les silences et les temps longs et ça peut s’apparenter à de la performance. Estce que ça fait danser ? Ça peut, mon capitaine. Ça peut aussi te faire fermer les yeux et partir loin loin loin dans l’ailleurs. En fait, c’est ça le festival Sonic Protest, un festival hors norme, hors étiquettes, hors format qui explore la musique qui se construit et se compose autrement. Plutôt que de décrire les différents styles largement diffusés au cours des 15 précédentes éditions (vous avez Google, faites vos recherches), on dira simplement que Sonic Protest célèbre la musique libre. De la musique comme manifeste. Ainsi, du 6 au 22 mars auront lieu à Paris une série de concerts déjantés, décalés, frais et bruts : Lee Scratch Perry & Adrian Sherwood à l’église Saint Merry mais aussi les foutraqueries jouissives des Italiens de Jealousy Party ou les boums boums de Container au Générateur (Gentilly). Mais ça n’est pas tout. Bah non. Il s’agit aussi de dépasser les frontières géographiques. Sonic Protest s’aventure donc ailleurs : à Genève, Nantes, Lausanne ou Bâle (avec Thomas Begin, le 13 mars) mais aussi à l’Espace Gantner à Bourogne. Arnaud Rivière (le grand patron de Sonic Protest) étant un compagnon de route du temple du numérique bourignais – il est accueilli en résidence avec l’artiste Mario de Vega –, on aura aussi le plaisir de s’extasier devant Hair Stylistics, fifou japonais, et devant la platiniste JD Zazie. What else ? Rien. Viens. Par Cécile Becker — HAIR STYLISTICS & JD ZAZIE (DANS LE CADRE DU FESTIVAL SONIC PROTEST), concert (gratuit) le 15 mars à l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne www.espacemultimediagantner.cg90.net

© Laurent Philippe

Trames et chaînes Créé en 2017 dans le cadre du festival GéNéRiQ à Viadanse, Sympathetic Magic est un concert dansé, une composition poéticopop créée par l’auteur, compositeur et interprète suédois Peter Von Poehl et les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux. C’est à l’occasion de la sortie du quatrième album éponyme de Peter von Poehl, qu’Héla Fattoumi et Eric Lamoureux, occupés par la reprise de Viadanse, Centre Chorégraphique National de BourgogneFranche-Comté à Belfort, décident de reprendre le chemin de la scène. Ensemble, ils élaborent le concert dansé Sympathetic Magic qui entremêle les lignes mélodiques des chansons du pop singer et la poétique singulière des deux chorégraphes. Voix cristalline, éclats d’images, étincelles de gestes, pour un spectacle tout en scintillements… Le dialogue entre la danse et la musique pop est traversé par la voix, la guitare, les percussions et dessine un entrelac de lignes mélodiques et de lignes corporelles. La plasticienne et vidéaste Claire Willemann a créé un espace poétique lumineux sculpté par des éléments épars, paysage habité de lumière froide ou chaude, cocon pour l’éclosion de nouvelles possibilités d’expression. Les nouvelles images aux résonances démultipliées génèrent une imbrication d’émotions qui finiront par se délier et par voyager dans la conscience de l’infiniment petit à l’infiniment grand, du ténu au dense, du fragile au puissant. Par Valérie Bisson — SYMPATHETIC MAGIC, danse le 10 mars à l’Espace culturel 110 à Illzach et le 11 mars à la Salle culturelle l’Escale, à Morteau www.viadanse.com www.espace110.org www.morteau.org

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© Gabriela Neeb

L’acteur et son double On ne le sait pas forcément, mais c’est au théâtre que le « robot » est né, sous la plume de Karel Čapek. Dans sa pièce de science-fiction écrite en 1920, R.U.R (Rossum Universal Robot), le dramaturge tchèque narre la révolte de machines à l’apparence humaine et initialement dénuées de sentiments. Le théâtre oubliera par la suite les robots, laissant le soin au cinéma et à la littérature de les populariser. Mais depuis la fin des années 2000, de véritables androïdes commencent à investir les plateaux. Une présence qui recompose forcément le rapport à la représentation, comme les conditions de réception de l’œuvre. Ce sont ces enjeux parmi d’autres qu’explore Uncanny Valley (la vallée de l’étrange) de Stefan Kaegi du collectif Rimini Protokoll – spectacle présenté par Les 2 Scènes, scène nationale de Besançon, dans le cadre de la Saison numérique portée par le département du Doubs. Pour Uncanny Valley, Kaegi a collaboré avec l’auteur Thomas Melle. Sur scène, un humanoïde, sosie parfait du romancier livre une conférence. Prenant en charge la parole de Melle, s’interrogeant sur le lien qui les unit, l’androïde suscite par sa présence de troublantes interrogations sur la croyance dans la parole de l’autre et l’authenticité de celle-ci. Affleurent également d’autres questions, fondamentales au théâtre, liées à l’incarnation, l’empathie, comme la reconstitution et la reconstruction du réel. Jusqu’à cette ultime : qui applaudissons-nous une fois le spectacle terminé ? Par Caroline Châtelet — UNCANNY VALLEY (LA VALLÉE DE L’ÉTRANGE), théâtre du 12 au 27 février à Les 2 scènes Scène nationale de Besançon, à Besançon www.scenenationaledebesancon.fr www.saisonscap25.doubs.fr

© Wonge Bergmann

La cérémonie des adieux On l’avoue aisément, dès qu’on voit le nom de Jan Fabre dans un programme de théâtre, on frétille. C’est lui qui, dans les années 90, alors qu’il agitait déjà le milieu du spectacle depuis 20 ans, nous avait convaincu que la scène, plus que n’importe quel autre espace, était le lieu de tous les possibles. Et qu’il n’y a rien de plus bouleversant, dérangeant et saisissant que des corps, là, face à vous. Ce « guerrier de la beauté », comme il qualifiait ses interprètes, voilà longtemps qu’on ne l’avait pas vu sur les scènes de la région. La Filature a eu l’excellente idée de présenter le solo inouï qu’il a écrit en 2015 pour Cédric Charron, qui l’accompagne depuis 20 ans. Jan Fabre a toujours offert à ses interprètes fétiches des partitions sur-mesure, qui font partie de ses spectacles les plus percutants. Ici, Cédric Charron devient le double du chorégraphe. Sur les bords embrumés du Styx, ce fleuve qui dans la mythologue grecque sépare le monde des vivants de celui des morts, un homme appelle son père et lui demande d’attendre… S’engage un dialogue imaginaire où se mêlent invectives et souvenirs, où il est question de liens complexes, mais fondateurs, de la fin de la vie qui intervient toujours avant la fin du désir. Une pièce entre ombre et lumière, violence et douceur, portée par un interprète saisissant et des images d’une grande beauté. Sans aucun doute l’un des spectacles les plus personnels de Jan Fabre. Par Sylvia Dubost — ATTENDS, ATTENDS, ATTENDS… (POUR MON PÈRE), danse le 14 mars à l’Espace 110, à Illzach, dans le cadre de la Quinzaine Danse de La Filature www.lafilature.org

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© Alice Laloy

Décoiffant Un spectacle pour les bouts de choux avec trois roadies avec blousons en cuir, tatouages et poils partout façon ogres new generation, tel est le concept farfelu de la nouvelle création signée La Compagnie s’appelle reviens, portée par la rêveuse en chef Alice Laloy. « Je m’intéresse à tout ce qui pourrait donner à croire le contraire de ce à quoi on peut s’attendre, explique-t-elle. Le contre-pied des idées reçues. À rebrousse-poil. Tout peut arriver. » La pièce À poils, justement, repose sur un malentendu : trois techniciens aux gros bras venus installer un décor se retrouvent nez à nez avec un public de bambins de trois ans… La rencontre est inattendue, improbable, impromptue – et pourtant la magie opère, avec le poil en guise de lien-doudou. « Partir de l’expérience du vide pour voir apparaître ce cocon-abri poilu, sensuel et raffiné sous lequel le poil devient au beau milieu de nulle part, un chant décalé, une ode à la tendresse. Et quand À poils est terminé, le théâtre se retrouve à poils de nouveau. On a habillé et déshabillé une petite zone du théâtre pour y faire advenir l’éclaircie d’un poème… » Le tout en jouant avec les codes pour bousculer des préjugés parfois bien trop ancrés dans notre société. À voir en famille, évidemment ! Par Aurélie Vautrin — À POILS, théâtre les 4 et 7 mars à la Comédie de Colmar, à Colmar et du 15 au 18 mars au TNS Espace Grüber, à Strasbourg www.comedie-colmar.com www.tns.fr

© Alexandre Tabaste

(Badass) Girl Power Dans la famille nouvelle-scène-electro-pop-urbaine-qui-claque, on vous présente Marie-Flore… Surtout, ne vous fiez pas à son prénom à la consonance so romantic — voire carrément biblique, la demoiselle fait partie de cette génération de meufs bien décidées à sortir leur langue de leur poche plutôt que d’attendre sagement dans leur coin que la vie passe. Après un premier album in english aux mélodies velvetement folk, la demoiselle vient d’opérer un sérieux virage à angle droit avec Braquage, nouveau disque empli de punchlines aiguisées façon scalpel chirurgical. Du style « Mon amour, c’est quoi ton parfum / J’ai l’impression que ça sent la fin » à déguster sans modération dans le tempétueux et pourtant si poétique Tout ou rien. « Je n’écris jamais sans vouloir dire quelque chose » confie-t-elle souvent. Pour preuve, Marie-Flore nous raconte ainsi les vertiges de l’amour (toxique) et de la vie (casse-gueule) de sa voix boudeuse dans un album à la poésie cinglante et sanglante... À découvrir sur scène en avril dans le cadre de la nouvelle édition du Festival Musique & Culture de Colmar. On en profite ! Par Aurélie Vautrin — BRAQUAGE, concert le 17 avril à la Salle des Catherinettes, à Colmar www.printemps-colmar.com

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Hannu Lintu © Veikko Kähkönen Ersatz © Laurent Guizard

Ersatz d’annonce Voilà, cher lecteur. J’ai 1500 signes pour aborder dans cet article la prochaine édition des Giboulées, festival biennal explorant les arts de la marionnette contemporaine. Face à ce pari ardu, la journaliste pourrait benoîtement citer les chiffres du dossier de presse, listant le nombre de compagnies (22), de représentations (86), de lieux investis (10). Elle pourrait, également, se lancer dans un name dropping efficace, énumérant certains des artistes accueillis (le metteur en scène et scénographe Aurélien Bory, la chorégraphe Julie Nioche, l’inclassable Jeanne Mordoj). L’occasion de souligner, du même coup, comment la diversité des esthétiques et démarches résonne avec l’éclectisme revendiqué par le directeur du TJP, CDN organisateur du festival, Renaud Herbin. Sauf qu’après réflexion, la journaliste préférera plutôt choisir un spectacle, aussi passionnant par sa forme, son propos, que par sa manière d’interroger les frontières de la marionnette. Dans Ersatz, le metteur en scène et interprète Julien Mellano est seul en scène. Dans un dispositif aux accents futuristes, cet homme impassible manipule, plie, assemble des objets et matériaux rudimentaires (carton, laine, papier). Concevant ainsi des ersatz d’objets numériques, il explore par leur usage d’autres espaces et périodes historiques. Avec beaucoup d’humour et d’intelligence, Ersatz aborde la manière dont les nouvelles technologies modifient nos existences, remodelant nos modes d’expérience et nos imaginaires. Par Caroline Châtelet — LES GIBOULÉES, festival du 13 au 21 mars au TJP et divers lieux, à Strasbourg www.tjp-strasbourg.com

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Mahler forever Après Beethoven, Haydn et Chostakovitch les saisons passées, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg donne un coup de projecteur à l’œuvre de Gustav Mahler, compositeur autrichien longtemps (et injustement) méconnu. Après Histoires d’amour en février, et avant Une Symphonie pastorale en mai, l’OPS présente donc en avril Une Cathédrale sonore… Une fresque monumentale issue de la deuxième Symphonie de Mahler, conçue par son créateur comme une interrogation sur la mort, le sens de la vie, et l’idée même de (profonde) résurrection. Alternant soubresauts dramatiques et instants d’apaisement, la profondeur métaphysique associée à cette symphonie continue encore à fasciner aujourd’hui… À découvrir ici sous la direction du chef d’orchestre finlandais Hannu Lintu, l’actuel directeur de l’Orchestre symphonique de la Radio finlandaise. Par Aurélie Vautrin — UNE CATHÉDRALE SONORE, concert les 2 et 3 avril au Palais de la musique et des congrès, à Strasbourg www.philharmonique.strasbourg.eu



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© Simon Gosselin

Liberté à Brème « Je suis là où sont mes sentiments » ainsi parle Geesche Miltenberger, héroïne ultime de Fassbinder. Avec Liberté à Brême, le dramaturge allemand lui tisse un écrin aussi radical que sublime. Le rythme d’écriture déjà chargé de son futur cinéma. Metteur en scène du langage, Fassbinder bourre ses films avec l’urgence des sentiments humains dans un raffinement évoquant Balzac et engagé du côté des laissés-pour-compte. Fassbinder s’éteint à l’âge de 37 ans en juin 1982 à Munich. Il vient juste de finir d’adapter et de tourner Querelle de Brest de Genet. Fondu de l’œuvre de Genet, Cédric Gourmelon, qui a mis en scène plusieurs de ses textes, dont Haute Surveillance à la Comédie-Française en 2017, s’attaque ainsi à Fassbinder et à Brème, écrit et créé en 1971. Tragédie des confusions, de la violence politique, ce Brème avait déjà des échos certains dans l’actualité quotidienne. Imaginons maintenant. Cette histoire prend les allures de prémonition terrifiante, politique et subversive, de ce qui se joue aujourd’hui entre les classes et les genres. Le directeur de la compagnie Réseau Lilas, travaille « cette pièce explosive et irrespectueuse » pour défier nos accords sur la morale : qui est la victime ? Qui est le bourreau ? Madame Gottfried, née Timm, veuve Miltenberger fut décapitée publiquement le 21 avril 1831 à Brême pour avoir empoisonné à l’arsenic quinze personnes de son entourage. De ce fait divers, qui en son temps défraya la chronique, Fassbinder tire une tragédie agressivement naïve de la vie bourgeoise. Geesche surgit du personnage historique comme une combattante spontanée de la lutte des femmes. Sa douce et sainte violence libère aussi bien les oppresseurs que les opprimés. Mais pourtant, tout affleure, tout se montre, tout se dit. Gourmelon entrevoit d’abord cette mise en scène comme un prolongement de sa « rencontre avec Valérie Dréville et notre désir de travailler ensemble. Je cherchais une pièce qui puisse lui correspondre. » Ce sera le venin de Brème descendu jusque dans les veines de son héroïne. Geesche bute. Sur sa condition, sur sa sexualité, sur son utopie. La chérissant toujours davantage pour arriver à passer les barrières, mais l’homme est là qui veille à son pré carré. Geesche : « Vivre sa vie, Johann, ça doit être l’ambition de tous les êtres humains. Et une femme est un être humain, même s’il y en a trop peu, hommes ou femmes, qui le sachent. » Sur et hors des plateaux de théâtre, en 2020, toujours un peu pour ne pas monter Brème. Par Guillaume Malvoisin — LIBERTÉ À BRÈME, théâtre du 3 au 11 mars au Théâtre National de Strasbourg www.tns.fr 26


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© Luc Bonnemazou

Souffle de vie Guidée par une pulsation initiale qui n’en finit plus de croître, de se transformer, d’en générer de nouvelles pour mieux se réinventer, Music for 18 Musicians, partition majeure du compositeur américain Steve Reich, n’a de minimaliste que l’étiquette qu’on veut bien lui accoler. À l’écoute, l’œuvre se révèle hypnotique et généreuse, d’une richesse inouïe pour qui veut bien se laisser prendre au jeu de ses continuelles variations rythmiques et mélodiques. Écrite au milieu des années 70 par un mélomane dont la formation classique n’a jamais empêché un goût pour le métissage des influences et des traditions, cette pièce concerte différents instruments dont le piano, le xylophone, le violon et la clarinette auxquels viennent s’ajouter des voix de femmes amplifiées. Sa structure très pensée, architecturée – Pulse, le segment de début et de fin, expose 11 accords fondamentaux que l’on retrouve ensuite déclinés dans autant de mouvements harmoniques – ne nuit en rien à sa nature profondément joyeuse et entêtante. Il était étonnant que depuis sa création, une telle invitation à la danse n’ait jamais retenu l’attention d’un chorégraphe. Désireux de réparer cette anomalie, le directeur du Ballet du Nord Sylvain Groud s’est approprié le chef-d’œuvre de Reich en imaginant un spectacle qui articule danse et musique d’une façon inédite, brise des conventions comme celle, fameuse, du « quatrième mur » séparant la scène des spectateurs. Dès l’entrée de ces derniers dans la grande salle du Maillon, les musiciens de l’Ensemble Links, dirigés par Rémi Durupt, se mettent à jouer. Le mouvement naît alors en tous points de l’auditorium, activé par des danseurs « transmetteurs » mêlés au public qui s’installe. Cette manière de démocratiser une composition considérée à tort comme élitiste en la déployant jusqu’à nous est la grande idée de cette expérience immersive. Libre à chaque personne présente dans la salle de ressentir comme elle le souhaite cette musique entraînante. Libre à elle de la mentaliser ou au contraire de l’exprimer par le corps, en se mettant au diapason des autres spectateurs et/ou danseurs – professionnels et/ou amateurs – qui l’entourent, avec pour finalité cette louable intention : partager un souffle de vie. Par Nicolas Bézard — MUSIC FOR 18 MUSICIANS, spectacle de danse participatif le 7 mars au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu 27

© Emanuel Gat

One so true Il y a quelques années, il avait fait se rencontrer la salsa et Stravinski pour Sacre, une petite bombe d’audace qui mit le chorégraphe israélien sur le devant de la scène. Toujours en collaboration avec POLE-SUD CDCN, Emanuel Gat revient aujourd’hui avec Sunny, une nouvelle performance détonante dans laquelle dix danseurs exultent sur la chanson éponyme de Bobby Hebb, largement reprise depuis les 60’s notamment par Marvin Gaye. Le tout mixé par Awir Leon, ex-danseur de Gat passé derrière les platines, dont la partition oscille entre mélodies minimalistes et électro urbaine. En résulte un spectacle « à plusieurs niveaux, juxtaposant un concert et une exploration chorégraphique vivante et dynamique », dans lequel les danseurs s’expriment tantôt en solo, tantôt en groupe, comme les pièces d’un puzzle en mouvement perpétuel. Vous avez dit solaire ? Par Aurélie Vautrin — SUNNY, danse les 26 et 27 mars au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu


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© Laurent Philippe

croquis de décor © Edoardo Sanchi

Sorcières et Cie Faire d’Alcina de Haendel une étonnante figure de résistance de notre société de (sur)consommation, c’est le pari osé de la talentueuse Serena Sinigaglia, déjà considérée comme une figure importante de la scène italienne actuelle - opéra et théâtre confondus. Car après un remarqué Il Giasone de Cavalli en 2017, elle collabore à nouveau avec le chef Leonardo García Alarcón pour une lecture moderne d’un classique du répertoire baroque… Un dramma per musica en trois actes, créé au XVIIIe siècle à Londres, lui-même directement inspiré du mythe de Circé : Alcina est une sorcière-magicienne qui attire les hommes sur son île enchantée pour les transformer en rochers ou en bêtes sauvages. « Nous vivons actuellement une époque profane marquée par le triomphe de la technologie, commente Serena Sinigaglia. La seule magie que nous connaissons est celle des images qui n’ont de cesse de nous persuader et de nous séduire à travers un jeu de miroir, nous réduisant à l’état de purs consommateurs. Monter Alcina aujourd’hui, c’est s’interroger sur l’effondrement éthique et humain de nos sociétés capitalistes soi-disant libres. » Avec en prime une réflexion sur la notion de genre dans notre monde moderne. Par Aurélie Vautrin — ALCINA, opéra du 11 au 18 mars à L’Opéra National de Lorraine, à Nancy www.opera-national-lorraine.fr

Deux pour Un Cette saison, le CCN Ballet de Lorraine explore « l’Inutile Beauté », deux concepts ô combien mouvants, personnels et difficilement saisissables. Ainsi, après le Come Out de « l’enfant terrible » Olivier Dubois en novembre dernier, voici venir le second programme de la thématique : une soirée partagée durant laquelle les spectateurs pourront profiter des deux Ballets de la Grande Région réunis sur une même scène. Soit plus de cinquante danseurs foulant les planches de l’Opéra de Nancy… Chaque CCN y présentera une pièce de son cru. Ainsi, le Ballet de Nancy reprendra Cela nous concerne tous (This concerns all of us) de Miguel Gutierrez, évocation des manifestations de mai 68, un spectacle qui avait largement marqué le public lors de la Biennale 2017. De son côté, le CCN-Ballet de l’Opéra national du Rhin va flirter avec l’air du temps grâce à Yours, Virginia, nouvelle création du jeune chorégraphe israélien Gil Carlos Harush, consacrée à la vie, l’œuvre et l’univers de l’inégalable Virginia Woolf, figure pionnière du féminisme s’il en est. À noter que le troisième volet de cette découverte de l’Inutile Beauté se déroulera à la fin du mois de mai prochain. Par Aurélie Vautrin — CELA NOUS CONCERNE TOUS / YOURS, VIRGINIA, danse les 2 et 3 avril à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy www.ballet-de-lorraine.eu

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© Julie Oona

Enfant.s du soleil On connaissait Dans la matière et Get your soul washed, les deux albums précédents d’Orianne Marsilli, alias Ladylike Lily, avec ces chouettes mélopées pop-folk, élégantes et aériennes… Aujourd’hui, la jeune femme s’essaye au conte musical jeune public avec Echoes, un voyage initiatique aux allures de joli bout de poésie onirique, dont les différents niveaux de lecture ont de quoi charmer nos chères petites têtes de toutes les couleurs, tout en faisant écho (#ahaha) chez les plus grands. Changement de cap ? À bien y réfléchir, pas tant que ça : Ladylike Lily nous montre simplement à quel point elle est une artiste touche-à-tout. Ainsi, Echoes est un spectacle protéiforme, à la fois concert pour tout public, mais aussi théâtre d’ombre, terrain d’expérimentations plastiques et vidéo… Un spectacle sensoriel qui, en racontant l’histoire d’une petite fille téméraire qui décide de partir en quête des couleurs disparues, raconte aux plus petits l’écologie et la place de la femme dans la société. Un joli moment de poésie, doux et lumineux, à partager en famille, à partir de cinq ans. Par Aurélie Vautrin — ECHOES, concert le 22 mars à L’Autre Canal, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr

Black Mirror IRL 7e Round pour RING ! Le festival dédié à la création théâtrale sous toutes ses formes est de retour à Nancy pour une septième édition, un « temps fort qui se veut toujours plus étonnant, innovant et décalé », pour reprendre les mots de son fondateur et directeur du Théâtre de la Manufacture, Michel Didym. Onze jours de fête.s où le spectacle vivant envahi l’espace public, boxe le monde et s’interroge sur l’impact des nouvelles technologies sur notre humanité, grâce à toute une série de performances résolument diversifiées. Du théâtre donc, mais aussi de l’opéra, de la danse, du cirque, des concerts, des débats, des rencontres, parmi lesquels on retiendra notamment Je ne suis pas un astronaute, la nouvelle création de Raphaël Gouisset, une pièce de « théâtroweb » de 91mn et 30s, temps de révolution de l’ISS autour de la Terre, dont les images seront d’ailleurs retransmises en direct durant la performance… Ou encore le diptyque de Matthieu Roy, Macbeth suivi de Qui a peur du loup ?, deux opéras à découvrir avec un casque audio sur les oreilles pour renforcer la proximité acteurs-spectateurs-émotions(fortes). Programme détaillé et lieux des performances à retrouver sur le site ! Par Aurélie Vautrin — FESTIVAL RING, théâtre du 1 au 12 avril au Théâtre de la Manufacture et autres lieux, à Nancy www.theatre-manufacture.fr 30



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© Celia Bonnin

Ô nuits d’Arabie Après avoir voyagé de Beyrouth à Oslo en passant par Zurich, Le Caire et Abu Dhabi depuis sa création en 2015, Love and Revenge fait étape à Metz début mars… Une « soirée musicale à regarder », où s’entremêlent musiques orientales façon électro-pop mixées en live avec oud électrique, et images des icônes cultes du cinéma populaire égyptien projetées sur grand écran. « L’objectif de cette création est de faire découvrir la musique traditionnelle arabe à un nouveau public, arabophone ou non, ainsi qu’à une nouvelle génération de jeunes auditeurs » confie Rayess Bek - de son vrai nom Wael Koudaih, l’homme derrière les platines et figure re.connue du hip-hop libanais. « Love and Revenge est aussi une réflexion musicale sur l’identité et la double culture. » Sans oublier un dialogue constant entre musique et cinéma, grâce au montage vidéo réalisé en temps réel par La Mirza, plasticienne de son état, mix de mélo et de drames de l’âge d’or de la production audiovisuelle arabe… Le tout avec une bonne dose d’humour, de kitsch et un brin de nostalgie, qui font de cette soirée un moment vintage glamour complètement assumé. Par Aurélie Vautrin — LOVE AND REVENGE, concert le 5 mars à L’Arsenal, à Metz www.citemusicale-metz.fr

© Louis Canadas

Le Grand Jeu « Un musicien qui crée une musique sérieuse et accessible dans un format de musique pop. » C’est ainsi que se définit lui-même Chassol, Christophe de son prénom, réalisateur-compositeur-interprète protéiforme, foncièrement novateur, résolument innovant, créateur de l’ultrascore - un concept de « bande ultra originale » déjà décliné en trois disquesfilms par le passé, Nola Chérie en 2011, Indiamore en 2013 et Big Sun en 2015. Son petit dernier s’appelle Ludi, et pousse encore plus l’idée de synergie entre mots, images et sons : cette fois, Chassol a choisi d’adapter librement le livre d’Hermann Hesse, Jeu des perles de verre dans un disque-film-spectacle-ovni… Un objet étonnant aux allures d’expérience.s, où les notes renvoient aux lettres et les phrases aux images projetées à l’écran, où les mots deviennent des accords, les mélodies des dessins, les images des projections de ce qui se passe sur la scène et inversement, le tout dans une sorte d’harmonisations de l’harmonisation, un étonnant jeu de réflexions - dans tous les sens du terme. Et là, on se dit que si Ludi rime avec inédit, ce n’est peut-être pas le fruit du hasard… Par Aurélie Vautrin — CHASSOL - LUDI, concert le 25 mars aux Trinitaires, à Metz www.citemusicale-metz.fr 32



Silences Par Guillaume Chauvin En marge de ses publications et expositions, le photographe Guillaume Chauvin a sélectionné pour Novo quelques archives calmes et ambiguës, rapportées des théâtres dʼopération bruyants quʼil fréquente lors de commandes ou projets personnels, entre Colombie, France ou Russie... Son prochain livre, Guerre épaisse, illustre cinq années de travail à lʼEst de lʼUkraine pro-russe, où, libéré des contraintes propres aux journalistes et aux artistes, il a construit un récit multimédia inédit, illustrant ce “point de vue documenté” si cher à Marker, Sassen ou Dumont, quʼil continue dʼadmirer... Né en 1987, Guillaume Chauvin questionne la subjectivité des images. Attiré par les personnages « alternatifs », il a publié dans la presse nationale et internationale (M Le Monde, Society, LʼOBS, Libération, Feuilleton, 6 Mois, Paris Match, Omnivore, Marianne…) et collaboré avec divers commanditaires (Ministère de la défense, Nike, Cnam, Alliance Française, RSF, Greenpeace...). Parallèlement à cela et à ses cours ou interventions publiques, il développe un travail dʼécrivain et dʼéditeur indépendant (Les éditions mʼhabitent). Soutenus par la Région Grand-Est, représentés par Hans Lucas (Paris) et Hans Lucas Grand-Est, ses travaux ont été exposés et récompensés aux Rencontres dʼArles, à Paris Photo, ainsi quʼà lʼétranger. En librairies : Aucun détour ne ment (Éd. Allia), Le vie russe (Éd. Allia), La faute aux photos (Éd. Allia), Chauvin en Colombie (André Frère éditions), Tome 2 (les Éditions Mʼhabitent), Guerre épaisse (à paraître). hanslucas.com/gchauvin/photo

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Wimereux : France, extrait dʼun reportage pour le M du Monde consacré au destin de migrants décédés lors de leur tentative de rejoindre lʼAngleterre. Bouleternère, France : à lʼéglise. Extrait de la série “Azimut” présentée en collaboration avec Tendance Floue au musée Nièpce du 20 juin au 20 septembre 2020. Donetsk, Ukraine : ruines du monastère dʼIverskiy après les combats et bombardements au phosphore blanc de lʼarmée ukrainienne sur les séparatistes pro-russes. Taskent, République turque de Chypre Nord : cuve de peinture rouge ayant servi à colorer les rochers qui composent le plus grand drapeau du monde (non homologué). Yasinovataya, Ukraine : un tireur de précision séparatiste en observation sur le front. Un graffiti en russe sur un mur voisin : “ne fuis pas le sniper, tu mourras fatigué”. Grafenhausen, Allemagne : détail illustrant un portrait du philosophe et sociologue Hartmut Rosa pour Philosophie magazine.




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Chronique du temps qui passe Par Nicolas Comment

Nicolas Comment est photographe, auteur-compositeur et écrivain. Pour Novo, il nous livre le fruit de ses rencontres. Épisode 3 : Lou et l’énigmatique docteur Mahut. 42


Épisode 3 Il y a tant de vagues et de fumée Qu’on arrive plus à distinguer Le blanc du noir Le Paradis blanc, Michel Berger Avatars Cet automne, et une partie de l’hiver, j’ai écouté Nico. Un automne, un hiver, socialement marquant, historiquement violent. Tandis que les bombes lacrymogènes éclataient, que les flash balls et les matraques défiguraient et estropiaient, réfugié dans ma cahute de la porte de Courcelles, à quelques centaines de mètres des émeutes, j’écoutais Nico au casque, comme on panse ses plaies. Dans ce climat de haine et de moraline sournoise – gloire à l’arrivisme, éloge de la délation – j’avais besoin de son étrangeté, de sa beauté froide, de sa radicalité. J’ai réécouté tous ses disques, revu ses films et lu toutes les biographies existantes. Cette destruction consciente de sa beauté dans un long et raisonné dérèglement de tous les sens... Jusqu’à cette épopée finale dans l’Angleterre thatchérienne que narre dans The End son ancien claviériste, James Young, avec tout le cynisme qui caractérise les contadins de la perfide Albion. Mais aussi et surtout ces chansons uniques arrivées de nulle part : The Marble Index. Ni pop, ni rock, ni world ; pas américaines, pas anglaises, pas même allemandes : continentales. C’est sans doute la demande de reconnaissance en paternité déposée en septembre dernier par Ari Boulogne-Päffgen à l’endroit d’Alain Delon qui m’a rappelé à ce devoir de mémoire : ré-entendre « la déesse de la lune » (Andy Warhol), « la plus belle femme du monde » (Paul Morrissey), « la Garbo du Punk » (Philippe Azoury). En découvrant le très beau livre d’Ari, L’amour n’oublie jamais, paru en 2001 chez Pauvert, il m’est revenu tout à coup, que quelqu’un – sa compagne, une amie ? Je ne sais plus – m’avait écrit il y a une quinzaine d’années sur Myspace pour me proposer de rencontrer L’Enfant secret. Cette personne trouvait que nous avions « des traits » en commun… Je n’avais pas répondu. Je le regrette un peu. Peut-être aurais-je dû ? 43

Toujours est-il qu’à cause de Nico, qu’à cause d’Ari, je suis allé rechercher mon ancienne page Myspace, avalée comme toutes les autres dans la grande lessiveuse d’Internet. Je cherchais à retrouver ce message, cette proposition de rencontre. Je suis donc retourné sur cet ancien réseau social, tombé en lambeaux, comme un vieux satellite débranché. Comme j’avais depuis belle lurette oublié mes codes, ma page resta inaccessible, mais je pus tout de même apercevoir quelques-uns des anciens avatars de mes amis : une nébuleuse d’amoureux fous de la chanson qui partageaient un engouement extraordinaire pour la musique au moment même où s’écroulait le marché du disque. J’étais sceptique. J’avais résisté longtemps à l’attrait des réseaux sociaux. On m’avait longuement expliqué que des artistes, amateurs et pros s’y écoutaient, vraiment. Je me souviens : on postait un morceau et les réactions fusaient, les commentaires tombaient. Et lorsqu’une chanson plaisait, on recevait un message personnel. Un petit label indépendant ou bien une jolie fille vous écrivait : « Voudriez-vous passer chez moi ce soir pour me jouer un morceau ? » Étranges mois passés dans cette espèce de toile, de nasse : la naissance des réseaux sociaux, alors en pleine ébullition. Dans ce bain de cristaux liquides et de MP3, une figure à part se distinguait, pixelisée et floue : Lou. Luciole dans la grande aube télématique, son avatar lunatique semblait clignoter tel le faisceau d’un vaisseau fantôme... Avant toutes et tous, elle avait, plusieurs années auparavant, choisi internet pour diffuser sa musique. Dès 1998, elle apparaissait en lunettes de plongée sur la pochette toute noire d’un album. Seul signe distinctif, l’adresse d’un site : Double V Double V Double V Point Musique Point Net Slash Lou. Pour le reste, mystère et boule de gomme.


Suite en blanc

Flèche d’or Sur l’écran, la présence de Lou était comme un esquif. Sa musique, comme le clapotement d’une barque aux amarres détachées, était une ligne de flottaison. Eau noire et verts paradis... Nuit du Chasseur : « Je me souviens d’une eau profonde / Où je n’ai jamais su flotter / Il aurait fallu que par l’ombre / Je sois moins attirée » (Océanic Sentiment). À l’époque, tout le petit peuple de Myspace se donnait régulièrement rendez-vous dans les lieux alternatifs de Paris… L’OPA, La Loge, Le Cercle Pan, Le Baron… Mais c’est à la Flèche d’or – une ancienne gare transformée en salle de concert – que j’aperçus l’énigmatique nageuse pour la toute première fois. Flèche blonde dans la foule suivie par les zébrures du velours rouge de la veste de l’homme qui l’accompagnait, comme directement découpée dans un rideau de scène. Un être longiligne, étrange. Un personnage de science-fiction, surgi d’un film d’Enki Bilal… Alors, mutuellement, nous nous écoutâmes. Et ce fut un peu « de l’âme pour l’âme ». Un enthousiasme. 44

Bientôt, le ballet des soupers commença. Rue de la Banque, derrière le Palais-Royal, sous les toits, le mystérieux duo recevait. Dans un vaste appartement blanc, perché tout près des nuages, le couple vivait en suspension. Subtilité des gestes, délicatesse : leur bienveillance, leur attention, était un effacement. À chaque dîner, j’apprenais quelque chose de l’un, de l’autre. Et la constellation prenait forme. Nous dînions et pourtant ceux-là dansaient. Oui, ces deuxlà dansaient : l’un et l’autre se masquant, se dévoilant. Tels Amanda et Adrian Costa, dans un Tango, ou bien encore une valse lente : No More affairs. « C’est comme une danse / Qu’on ne danse pas » (L’entends-tu ?, 2017). Dans le frôlement des étoffes, la caresse du feutre, dans le bruissement des tissus, Lou, parfois, glissait quelques mots sur la ville nouvelle de son enfance – Lorient – et sur sa mère, fatale, moderne : « Ce fauteuil, j’avais cinq ans quand j’étais assise dedans, c’est un fauteuil Knoll. Ma mère s’intéressait aux designers de l’époque ce qui était complètement étrange, à Lorient ! » En Bretagne, la petite danseuse de province suit les cours du conservatoire. Et quand Maître Linval, de l’Opéra de Paris, l’enjoint à monter à la capitale, elle découvre « la vie d’enfer » : huit heures d’entraînement par jour. À 16 ans, elle subit la « folle concurrence » des petits rats. Alors sur une variation de Serge Lifar extraite de la Suite en blanc – La flûte – c’est la chute. Lou : « Je suis tombée un jour et j’ai eu une faille existentielle en étant confrontée à des filles qui avaient une technique extraordinaire. Et j’ai compris que c’était soit la perfection, soit rien. » La poupée de cire ne se brise pas tout à fait, mais se fond bientôt dans l’époque. Sur la piste, elle tourneboule comme une poupée de chiffon et glisse du néo-classicisme à la Jazz Dance, au Disco. Elle rencontre Amadéo Barrios, danseur chorégraphe formé par Jerome Robbins, le chorégraphe de West side Story. Ce sont, dit-elle, « mes années jazz » : la rencontre avec René Urtreger – le pianiste d’Ascenseur pour l’échafaud – et les concerts chaque soir au Bilboquet. « J’ai eu comme toutes les filles / des mains sur les chevilles / Qui font monter les larmes aux yeux » (La prunelle de mes yeux, 2010).


L’énigmatique docteur Mahut En 1973, Lou croise Mahut pour la première fois : « Je revenais d’Afrique, du Zaïre. On dansait sur des disques dans un studio au-dessus de la Cigale. Et tout à coup, j’entends des tumbas, comme ceux que j’avais entendus au Zaïre. Bref. J’entends Mahut ! » « Et moi, je vois Lou ! » répond l’intéressé. Lou : « C’était extraordinaire de danser sur les musiques de Mahut. Avec le vrai Son sauvage. » À l’époque, Mahut travaille depuis cinq années avec des Congolais. Monté à Paris pour peindre, il s’est inscrit aux Beaux-Arts et, pour gagner un peu d’argent, accompagne aux percussions des cours de danse. Avec sa gestuelle, son chapeau à plumes, sa coupe flammée, le nègre blanc donne le bras à des danseuses « qu’on ne pouvait pas ne pas voir » dit Lou, telle Eva – danseuse au Crazy Horse –, ou Aziza – « une splendeur, une apparition » – (qui deviendra pour la petite histoire l’épouse de Jacques Higelin et la maman d’Izia). C’est alors qu’un garçon nommé Bernard Lavilliers lui propose de passer le voir au Théâtre Fontaine. Mahut pense rester quelques heures, ils joueront ensemble les vingt-cinq années qui suivront. L’énigmatique Docteur Mahut rejoint ensuite Jacques Higelin et puis, en 1989, c’est la chanteuse Barbara qui lui demande de l’accompagner à Mogador. « C’est avec Barbara que j’ai commencé à envisager ma musique comme une bande-son. Comme je ne pouvais pas faire de la Salsa avec elle, j’ai commencé à réfléchir en terme de couleurs sonores » explique-t-il. France, Musique Pour Lou, la rencontre importante, ce sera France Gall. France et la chanson Musique : « Déposons nos armes à nos pieds / Renvoyons chez elles nos armées / Jetons à terre nos boucliers... » (1979) Sur un plateau TV, Michel Berger voit Lou « bouger de façon moderne ». Il l’engage pour la série de concerts de France Gall au Théâtre des Champs-Élysées, dans un show 100% féminin : « Que des filles dans l’orchestre. Que des filles sur scène ! » (Michel Berger). Elle se souvient : « À l’époque, France, les gens ne la prenaient pas très au sérieux, mais moi qui la côtoyais beaucoup, je voyais à quel point c’était une chanteuse exceptionnelle. Je n’ai jamais entendu un truc qui soit à côté. Un groove qu’on ne soupçonne pas. Rythmiquement… La justesse ! Elle était vraiment très forte. Je l’ai tellement écoutée pour le travail. C’est la seule chanteuse que je pourrais imiter. Je l’ai dans l’oreille. Il faudrait presque que je m’en défende ! Je connais toutes ses chansons par cœur. J’ai même chanté à l’invitation de Rodolphe Burger, pour son festival à Sainte-Marie-aux-Mines, un morceau de France Gall qui s’appelle « Aime-la » (1982) et que personne ne connaît. » (Et Lou de se remémorer un compliment de l’actrice-auteure-compositriceinterprète et humoriste Zouc, reçu dans la loge du Théâtre des Champs Elysées, en 1978 : « Vous, vous êtes de ma maison ! »)

Instruments de Mahut devant La danse de Matisse au MAM, 23 janvier 2020.

L’étoile du Berger En 1979, La groupie du pianiste intègre la troupe de l’opéra-rock Starmania. « France voulait bouger comme moi. Mais c’est Michel qui avait le plus l’œil sur tout ça. Petit à petit dans les spectacles, je me suis installée comme soliste. On était très en phase. Puis, avec Hervé Lebeau avec qui on jouait dans le groupe Look de Paris (3 albums, 200 concerts) – un vrai punk qui m’a fait découvrir Lou Reed ! – nous avons formé un binôme et nous avons travaillé pendant plus de dix ans pour France et Michel. » On les aperçoit tous deux dans le clip de France Gall Il jouait du piano debout : lui, veste de cuir et synthétiseur ARP Odyssey, elle, tailleur jaune canari et solo de saxophone… Bientôt, Michel Berger leur demande de concevoir la chorégraphie de ses spectacles : « J’ai tout appris avec Michel. J’ai compris ce qu’était d’écrire une chanson avec lui. J’entendais les maquettes des chansons avant leur sortie, avant qu’on fasse les visuels. J’ai les cassettes de toutes les maquettes de Starmania. Je les vivais dans leur évolution. Je voyais tous les albums arriver, tous ces succès qui s’enchaînaient. J’étais obligée de me rendre compte que les chansons étaient des petites perfections. » Au rythme des sorties alternées des albums de France Gall et de Michel Berger, Hervé Lebeau et Lou se chargent des visuels TV et de la chorégraphie des spectacles de France Gall au Palais des Sports (1981) et au Zénith (1984). Et puis, c’est le dernier spectacle de Michel Berger, toujours au Zénith, en 1986 : « On était dans un truc conceptuel, c’était l’époque Pina Bausch. On amenait cet 45


esprit dans les chorégraphies et les visuels et, preuve de confiance ultime, Michel nous confia à la fois la mise en scène ET la scénographie (un gigantesque voile en pongé de soie tombait derrière lui, lentement…) On essayait de ne jamais illustrer les chansons. » Stenway blanc, carnet noir Pantalon de velours côtelé, pull jacquard, Stenway blanc, carnet noir, celui qui chante est un peu le Bernard Noël de la chanson. À l’instar de Jacques Attali (Bruits), dès 1980, il considère que la Musique est une prophétie, annonciatrice des bouleversements futurs de la Société. Pour lui, la musique savante s’est coupée du peuple. Elle a échoué et il assume totalement son « métier de distraction » (op. cit.). Contredisant Gainsbourg, pour Berger, « il n’y a pas d’art mineur ». Lou : « C’était un grand tourmenté. D’une sensibilité incroyable. La rencontre avec Michel Berger me façonne encore jusque maintenant. Dans l’approche qu’il avait... C’était quelqu’un de beaucoup plus passionnant que l’image qu’on en a : celle d’un garçon un peu sage... » En 1980, dans une émission de TV, il insiste également sur son travail d’auteur et déclare : « Je suis plus quelqu’un qui écrit des mots et des chansons qu’un musicien. » De ce « balancement particulier » dans ses lyrics, Lou retiendra la concision des mots simples pour ses futurs textes. « J’ai restreint mon champ sonore et sonique » dit-elle encore. « Les mots d’accord pour les mots / De ceux qui traversent la peau / C’est plié j’ai juré / De garder mon secret. » (Plus rien, 2010). Et elle ajoute : « De Michel je garde ce souvenir de lui à l’époque de Starmania. C’était magnifique, car c’était joué par un grand orchestre. Le chef était Michel Bernholc [ami d’enfance de Polnareff, ndlr] C’était des arrangements sublimes. Nous avions beaucoup de choses à faire en tant que danseurs et choristes, mais je remontais quand même en coulisses pour observer le spectacle car je voulais écouter. Notamment l’intro de la chanson S.O.S. d’un terrien en détresse où Balavoine chante dans les suraigus : J’aimerais mieux être un oiseau… Et j’entends encore Michel, qui observait lui aussi le spectacle derrière le rideau, me dire, dans le cou : “C’est beau, hein ?”. Lorsque j’ai réalisé mon premier album – Lalala – il m’a laissé un message en me disant “Si tu as besoin de quoi que ce soit, je serai là”. » L’arrêt de mort 3 août 1992. Berger meurt, à 45 ans. Pour Lou, c’est la rupture. Cet arrêt de mort coïncide pour elle avec l’abandon de la danse. Bientôt, un accident de voiture la contraint de porter une minerve, pendant toute une année. « J’ai pleuré à l’enterrement de Michel, c’était épouvantable. Je voyais France avec ses deux enfants. Elle a toujours su maîtriser ses émotions. » 46

Pas Lou. Pendant que Mahut est sur les routes, Lou commence à écrire des chansons dans leur petit deux-pièces du XVIIe. « Pour une danseuse, se mettre à chanter est une transgression totale. La danse, c’est l’art muet par excellence. On ne doit pas même entendre le souffle d’une danseuse classique… » Alors Lou « traficote et fait avec ce qui survient. » Mahut est absent 250 jours par an. Comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil (Modiano), Pénélope commence à broder ses chansons pleines de « jolies pensées interlopes ». Et elle publie un premier album au titre Schuhlien – Lalala – réalisé avec Luc Bertin, mais dont, après coup, elle regrettera un peu « la manière dont il est produit ». Malgré un énorme budget et quatre clefs dans Télérama, l’album ne sera pas même distribué dans les bacs. Mirage Bonello On lui propose alors de faire l’ouverture du Divan du monde. À la télévision, derrière la


sulfureuse Carole Laure, Lou voit un blond peroxydé qui joue de l’orgue. « Mon amour tu fais des éclairs / Tu crépites comme un pull en mohair / Tu es trop beau pour être vrai […] » (Hervé Guibert, Mirage Geisho). Elle pense : « Il faut que j’appelle ce mec. Il a l’air vachement bien ! » D’emblée quelque chose d’organique les réunit : ils se rencontrent, montent un groupe en une semaine et font l’ouverture du Divan du monde. Mahut : « Je me souviens de ce claviériste arrivant ici. Il entre et fonce vers les disques, puis il fonce vers les livres. Et tandis que Lou lui parle de son idée, il la coupe et dit “Non ça va, je vais le faire !”. On ne savait pas qui était ce garçon ! » Le jeune homme se nomme Bertrand Bonello et deviendra un des cinéastes français les plus singuliers de sa génération. Plus tard, devenu réalisateur, il offrira à Lou une scène avec Jean-Pierre Léaud dans Le pornographe puis le rôle d’une reine maquerelle dans L’Appolonide... Au Divan du monde, le jeune producer Dimitri Tikovoï est dans la salle, il vient voir Lou dans les loges pour lui dire : « Alors, on le

sort quand cet album ? » À Paris, sur un Ampex 24P, puis en Angleterre, Lou et Tikovoï s’inventent un nouveau son. Leur disque sans titre sera électro, trip et hop. En voici l’argumentaire commercial : « Pour l’instant hors du commerce, ce disque n’est pas à vendre. Je le donne ou l’échange, éventuellement contre de l’argent, au cas par cas, via mon site internet. Entre vous et moi, cet objet, c’est du désir, ça n’a pas de prix. Ceci est mon corps. Pouvez- vous l’écouter ? Pouvezvous en parler. Peut-on entendre et voir ce qui n’est pas à vendre ? » « J’écris des disques » Quasi-clandestinement et dans une indifférence relative, Lou continue d’écrire ses chansons et fait paraître Et après, on verra… un troisième album salué en double page par Bayon himself, dans Libération. Rien que pour le plaisir du style, on s’en repasse un extrait : « D’un désenchantement maniéré à ravir, arrangé et murmurant, flux comme 47


perlé, cela se passe en évanescence. C’est le troisième essai de musique d’ameublement satienne de la dame lasse (nom de scène à la ville : Lou, mi-flou, mi-look - de Paris), qui a stabilisé ici, déposé, la formule alambiquée maison. » De son côté, sur son blog, Dominique A prend le temps d’écrire que dans cet album « court et neurasthénique, d’une seule humeur » il a trouvé « plaines et merveilles », tandis que Pascal Bouaziz du groupe Mendelson invoque, crânement, un certain snobisme : « Quel bonheur d’avoir Lou pour nous tout seuls. Lot de consolation de toute cette époque. » D’album en album, Lou creuse un sillon. Indifférente à la variété, à toute tentative de couplet-refrain, avec Le seul moment (2017), il semble que Lou s’approche de plus en plus de l’os. Ou bien de la peau, c’est tout comme. Serein dans sa radicalité, ce disque trouve son aboutissement dans le non finito. Cet « album Divin » (Bertrand Belin) est bien un sfumato... La blonde abeille a su imposer son bourdon, un drone. Conversation infinie « Royal le palais / Plus beau que jamais / Paris, en plein cœur » (Égale à moi-même, 2010) Derrière les grilles, galerie de Montpensier ou de Valois, sur la terre battue, entre les colonnes noires et blanches, la conversation infinie de Lou et Mahut, se poursuit : Mahut : « C’est un contre-chant, un champcontrechamp. » Lou : « Sur scène, tu apportes une espèce de réponse en écho. Tu complètes le paysage. » Mahut : « Je n’amène rien au niveau de la création. J’amène une présence qui montre ce qui a été fait. » Lou : « Tu peins. » Mahut : « J’ajoute de la profondeur. Je fais en sorte que cela se déploie. Ça peut être rien. J’ai juste à agiter deux, trois grelots. J’ai fait 4000 concerts au moins… Mais l’idée d’être en scène. Cette indécence… C’est extrêmement transgressif. J’ai choisi mon camp. J’ai un instrument qui me permet de m’absenter totalement. Avec Higelin, nous avons fait des centaines de concerts en duo. Mais il n’a besoin de personne. Je pourrais ne pas être là. Bernard Lavilliers, même chose. Je m’en vais et ça continue. Je ne me suis jamais mis dans une situation où je suis indispensable dans la structure même de la musique. Je suis exposé totalement, mais je peux aussi être totalement en retrait. » Lou : « Puisque mes chansons sont bancales, c’est un amoncellement. » Mahut : « C’est une dialectique. On ne cherche pas à avoir, raison mais à approfondir la pensée de l’autre. Et nous sommes tombés d’accord. Pour nous le summum, c’est Terry Riley. » 48

A rainbow in curved air Samedi 18 janvier 2020. 10H. Je sors pour acheter des œufs à la fromagerie et promener ma fille au parc Monceau. Porte de Courcelles, des flics partout, des cordons de CRS bloquent les rues. Une poignée d’hommes en gilets jaunes passe, suivie par une armée déambulant devant un immense alignement de fourgons blanc-bleus. Le long du Boulevard Malesherbes, des gyrophares clignotent à perte de vue. Au loin, on distingue des fumées. Un arc-en-ciel dans l’air incurvé. Je déguerpis avec ma poussette pour contourner l’avenue de Villiers en prenant par la rue de Prony. Bientôt, apparaît la Rotonde du parc où le préfet de police Louis Andrieux, possédait, dit-on, une garçonnière et conçut le poète Louis Aragon. J’entre par la gauche en contournant le carrousel jusqu’à ce petit lac artificiel où flotte l’absence d’une barque, abandonnée. Je passe derrière la colonnade qui longe la pièce d’eau : l’allée Michel Berger. En tendant un biberon de lait à ma fille, je songe à son piano blanc qui résonnait dans les parages, au 78 rue Monceau. À son Paradis blanc. Et puis j’observe ma fille sortir très lentement sa main droite de sa chancelière et soulever lentement son index de porcelaine. The Marble Index ? Du doigt, elle pointe précisément l’orée, derrière moi. Puis, entrouvrant ses lèvres roses-pâles, elle dit : « C’est le loup ! » Je me retourne et j’ai à peine le temps d’apercevoir une forme floue qui disparaît dans l’Ombre… Lou ? « Derrière l’arbre / Je me cache / Pourvu qu’on me voit / Je me tais / Et j’espère / Que l’on m’entendra » (La barque, 2017).


Vibrations collectives Tandis qu’Anne Brochet écrit la disparition et qu’Elise Vigier résonne au rythme d’Harlem, les festivals Art Danse et Extradanse sonnent l’arrivée du redoux. 49


Just above my head est le sixième roman de l’auteur américain James Baldwin. Élise Vigier met en scène Harlem Quartet, titre français du livre et de la pièce, voyage éblouissant dans le Harlem des années 50, berceau d’une culture noire-américaine rythmée de gospel et de résistance.

ELISE VIGIER, Si Baldwin pouvait parler

Par Valérie Bisson ~ Photo : Tristan Jeanne-Valès

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Nourri de mémoire, de sensualité, d’amour et d’amitié, Harlem Quartet nous embarque dans un propos musical et visuel qui fait vibrer le texte dans la plénitude de son rythme, sans rien perdre de sa puissante intensité poétique. Pourquoi avoir choisi de mettre en scène Baldwin et ce texte-là en particulier ? J’ai lu ce roman vers l’âge de 25 ans, je l’avais adoré. Harlem Quartet m’a vraiment bouleversé et accompagné, je l’ai offert à tous mes amis, et puis j’ai lu tout ce qui existait sur et de Baldwin. Mais à cette époque, il y avait moins de choses. Le film de Raoul Peck, I’m not your negro [sorti en France en 2017, ndlr] a permis une redécouverte importante des œuvres de Baldwin. Je n’ai plus pensé au livre pendant un moment et puis il m’est revenu comme un désir fou, irréaliste et totalement essentiel parce qu’il parle d’amour, du corps et de l’Histoire. La question fondamentale, celle de la disparition, plane dans tout le roman et fait écho au fait d’avoir un corps non considéré par ceux qui ont décrété que l’homme noir « était une portion négligeable », que le corps noir n’existe pas et qu’il peut disparaître. Vous êtes allés à Harlem pour préparer votre travail, que vous a apporté cette résidence ? Je ne concevais pas de mettre ce texte en scène sans me décentrer et j’ai pu obtenir une résidence à Harlem. À la mort de son frère, le narrateur revisite toute l’histoire, il fallait marcher avec lui, jusqu’à Harlem, dans sa mémoire. Nous sommes partis en 2015, pour filmer, rencontrer des gens, puis en 2016, pour créer les fictions projetées. J’ai fait la connaissance de Saul Williams qui a composé la musique, il avait l’histoire de ce lieu, de ce pays. Nicolas Mesdom a fait les images avec l’idée que j’ai que les murs, les arbres, les rues sont pleines d’histoires, elles sont comme une peau. Cartographier le livre, même si Harlem s’est gentrifié et que le ghetto n’est plus, témoignait de la persistance d’une discrimination sociale. J’avais besoin de cette distance, du voyage, du déplacement, pour que cette histoire puisse faire écho à la nôtre. La langue de Baldwin est à la fois poétique et crue. Ce paradoxe vous a-t-il gêné ? Ce que je trouve magnifique dans la langue de Baldwin, c’est sa musique, sa scansion. Son beaupère était pasteur et il l’a été lui-même. La sexualité imprègne les mots, mais le corps est toujours rattaché à la pensée, c’est ce qui est bouleversant. Baldwin est d’une pertinence et d’une élégance absolue, il nous met face à nos contradictions, nos questionnements, tout en demeurant dans un corps sensuel et meurtri, ébranlé, traversé de

fluides magnifiques. Ce roman aborde les questions de l’intime, du détail pour arriver à des questions historiques universelles, voire transcendantales. La mémoire et ses strates sont centrales chez Baldwin, encore plus dans ce texte. Comment rend-on cela palpable au théâtre ? La musique, les images, d’archives ou créées, le jeu des acteurs suivent la logique du récit. Certaines choses ont été enlevées et d’autres ajoutées. Manu Léonard et Marc Sens ont composé les chansons de Julia, elle ne chante pas dans le livre, mais je voulais la faire chanter parce qu’elle traverse une douleur indicible et le chant fait passer cette émotion. Les acteurs étaient obligés de passer par cette présence physique extrême contenue dans la charge poétique du texte, ils ont aussi noué une véritable amitié, ils sont devenus une vraie bande, des gens qui s’aiment beaucoup, c’est ce que raconte le livre et c’était important que cela se ressente.

— J e suis vivant donc je suis optimiste. — Le 20.01, par téléphone Questionner le monde à partir de l’intime, lier l’individu au groupe dans l’amitié et l’amour, Chez Baldwin, le lien sauve de tout et apporte résilience, est-ce aussi votre avis ? Baldwin dit « je suis vivant donc je suis optimiste », je suis assez d’accord avec cela. On peut traiter les choses les plus terribles avec une joie vitale, j’aime ce paradoxe. J’aime aussi travailler sur les questions de l’intime et du politique, j’aime un théâtre où le corps existe, qui n’est pas qu’une abstraction langagière. Ce sont toutes ces questions que nous avons voulu prolonger avec Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly dans Entretiens imaginaires. Inspirés par le livre d’Avedon et Baldwin, Nothing personal, nous avons travaillé sur leur rencontre, ils étaient amis de lycée dans le Bronx. Leur dialogue fait œuvre commune, avec leurs regards particuliers, ils ont saisi ce qui fait trace d’une histoire des États-Unis en 1964. — HARLEM QUARTET, théâtre le 11 février au Granit, à Belfort www.legranit.org — ENTRETIENS IMAGINAIRES, théâtre le 12 février à l’école d’art Gérard Jacot, à Belfort et les 13 et 14 février à La Comédie, à Colmar comedie-colmar.com 51


ANNE BROCHET, LA PLACE DU DÉSIR Par Nathalie Bach ~ Photos : Pascal Bastien

La fille et le rouge est le sixième roman de l’auteure et comédienne Anne Brochet. En vous regardant jouer le rôle de cette éthologue dans Architecture (pièce de Pascal Rambert), je me disais que vous écriviez comme vous interprétez, cette façon d’être là et pas là qui accentue le mystère. C’est de famille à mon avis, j’ai un frère qui est comme ça. Il est là et pas là. Je pense que c’est une relation particulière au monde, dans l’observation et la rêverie, mais en ce qui me concerne je ne m’en rends pas compte. C’est par exemple regarder un fauteuil et se souvenir d’un autre fauteuil, vous voir et penser à quelqu’un qui est né le même jour que vous, c’est l’imaginaire qui travaille tout en étant au contact du réel, de façon simultanée. Votre premier roman Si petites devant ta face (éd. Seuil) a été publié en 2001, vous avez senti une bascule ? Oui, il y a presque vingt ans, j’étais enceinte de mon fils et non, il n’y a eu aucune bascule. Je vivais, oui, je vivais… [Un long silence] Et puis il y a eu, je ne sais pas pourquoi, une envie de raconter tout en faisant du cinéma, c’est-à-dire en réalisant. Je savais déjà que de n’être qu’actrice allait me faire suer très vite, déjà ça me pesait un peu. J’ai donc écrit un scénario que j’ai fait lire à Jacques Doillon, j’étais vraiment très peu sûre de moi et, d’ailleurs, il m’a dit qu’il n’y avait pas vraiment d’histoire, il m’a dit aussi de prendre un bon chef op et un bon assistant… Évidemment, je n’ai rien fait du tout de tout cela. À cette époque, je travaillais avec Claude Miller et le producteur Jacques Fansten à son tour lit mon scénario et me demande l’autorisation de le faire lire 52

à quelqu’un dans une maison d’édition. Moi, j’ai cru que c’était pour faire de la bande dessinée d’enfant, je ne sais pas ce que j’ai compris, j’ai dit oui bien sûr, et c’est Louis Gardel [romancier et directeur de collection aux éditions du Seuil, ndlr] qui m’a convoquée gentiment dans ses bureaux en me demandant si je voulais transformer mon scénario en roman. C’était comme un professeur de français qui me demandait de changer ma version pour une autre alors que moi je ne m’y attendais pas, je pensais avoir rendezvous pour faire une BD ! Tout cela a commencé de façon très innocente. Bien sûr, j’ai toujours écrit, notamment tous mes rêves, sans tenir de journal intime. Mon premier roman est né de manière presque accidentelle et il a été tout de suite très bien accueilli. Vous savez, je ne connais pas un artiste qui ne souffre pas du syndrome de l’imposteur, c’est un sentiment très fascinant que j’ai eu bien sûr en tant qu’actrice, mais bizarrement que je n’ai pas ressenti pour l’écrivain. Ça fait vingt que j’écris et même vous, vous ne le saviez pas encore alors que c’est la chose que j’assume le plus. J’ai eu une sorte d’aval que j’avais eu aussi en tant qu’actrice, mais, peut-être est-ce dû à mon éducation, écrivain était peut-être mieux qu’être actrice. C’est un truc un peu machiste, évidemment. Je rentrais dans le monde des hommes, peut-être que je m’y sentais mieux [rires]. Je me suis prise au jeu, j’ai continué. Un autre jeu ? C’est le même. C’est une continuité, ça me complète. Vous n’avez pas craint d’être « rangée » du côté des écrivains et que du coup on ne fasse plus appel à la comédienne ? Ça s’est si peu su ! Dans la troupe d’Architecture par exemple, personne ne savait que j’écrivais. Je n’en veux à personne, c’est comme ça. Ce que j’aime, c’est l’effet que produit sur certains ce que j’écris, ça me suffit. Cette liberté, la liberté d’écriture s’est vraiment révélée totale, surtout depuis mon avantdernier roman Le grain amer [éd. Seuil] qui était très cinématographique.


Justement, La fille et le rouge, c’est aussi un film, c’est même une évidence. Difficile aussi de ne pas vous imaginer dans le rôle de cette femme. Je n’ai plus l’âge. On s’en fout de son âge, non ? Ah ? En même temps, je l’ai déjà joué en l’écrivant, comme j’ai déjà joué le rôle de l’homme [rires] et tous les personnages d’ailleurs. Et puis il y a une large part autobiographique. C’est un livre que j’ai écrit il y a longtemps,

puis remanié. J’ai enlevé tous les noms, toute la géographie. Autobiographique oui et non, à force d’écrire et de réécrire on finit par ne plus savoir le réel de tout cela, on finit par douter de ce qu’on a vraiment vécu, Romain Gary le dit très bien. La part rêvée et la part vécue sont le Ying et le Yang de notre rapport à l’existence. Un jour, j’ai rencontré un magicien et il m’a dit que la réalité était faite pour nourrir les rêves. J’étais assez d’accord. Et puis on écrit aussi pour se débarrasser, tous mes livres ont été cathartiques. Je répare bien l’objet, comme si je préparais un vide-grenier, et après je donne. 53


Et ça marche ? Sur ceux qui reçoivent, on dirait bien que oui, et pour moi à tous les coups. Mais si c’est si cathartique pour vous, c’est que beaucoup de choses sont vraies ? C’est si vrai que Le Grain amer avait été conçu en deux parties, l’une réelle, l’autre fictionnelle. C’est une façon de tourner les pages. La fille et le rouge, c’est le drame d’un amour miné par des pathologies personnelles, ou si on veut utiliser la dénomination fixée par l’abominable Dsm (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) on pourrait pour aller vite employer le mot de bipolarité. Ou dire maniacodépressif, si on reste au siècle dernier… Pffff, c’est ça, alors qu’on est tous bipolaires, non ? Ce mot-là ne fait pas vraiment partie de mon état d’esprit, je parlerais plutôt d’une extrême sensibilité, quasi insupportable, de l’existence. Ce qui est vraiment intéressant dans ce roman, c’est que cet homme et cette femme sont aussi ambivalents et antipathiques l’un que l’autre, sans victimisation d’un côté et condamnation de l’autre. Votre écriture est d’ailleurs très clinique. Oui, c’est vrai, là, c’est une étude organique d’une relation de désir. 54

Et d’un impossible amour. À un moment, elle dit : « Parce que c’est cet amour-là, ou rien. » C’est une histoire de folie, mais aussi de mise à plat de tous les concepts et préalables qui sont d’ordinaire assignés à ladite folie, émancipée ici sur un fond politique, marxiste. Cette dimension politique était très importante, cela fait partie de la souffrance du personnage masculin, notamment dans ce changement de classe sociale qu’il a choisi, mais qui se retourne contre lui, l’ancien universitaire devenu pompier dont les velléités de transmission de son savoir sont un échec. Comme de lutter contre une forme de capitalisme dont il va faire les frais. Il y a aussi quelque chose du féminin et du masculin, là où ça ne se rencontre pas. J’ai une opinion très personnelle, c’est que les hommes de gauche sont plus intéressants que ceux de droite, c’est-à-dire une utopie, une fragilité. Et j’ai aimé que cette utopie soit dans un pays qui ne la reconnaisse pas, en l’occurrence ici les États-Unis, donc encore plus de solitude. Lui, son identité se dissout, il a un trouble identitaire totalement contemporain. Je ne suis pas sociologue, mais on voit bien qu’il y a de plus en plus de gens qui veulent une autre identité, qui ne savent pas ou plus à quelle histoire ils appartiennent et qui n’ont plus de références. C’est très fort en France, peut-être en Europe aussi. Le fléau n’est pas la bipolarité, le fléau c’est le trouble identitaire. J’avais envie de partager cette chose. Le sexe tient un rôle crucial. Oui, parce que bien que ces deux personnages soient très sexuels, ils sont vivants, mais dans la mort, surtout elle, parce que c’est une enfant. Là où ils se rencontrent, c’est dans un terrain d’enfance et c’est le seul endroit où ils s’entendent, c’est le rire, la joie, avant tout le silence des reconnaissances physiques. Ils sont totalement immatures. Vous êtes mystique ? Je l’ai été, oui. Vous voulez dire que vous l’êtes moins ? Je pense, oui, mais ce n’est pas de ma faute [rires]. Vous parliez à Dieu ? Il y a eu Dieu et après il y a eu les hommes. J’avais une dévotion à l’univers et au tout-puissant, une fascination pour le monde masculin, finalement c’était la même chose, la même énergie. Puis cette énergie, la maturité sans doute, s’est transformée en quelque chose de plus concret, j’ai l’impression que je suis redescendue sur terre.


Ça vous fait quoi ? C’est pas mal ! Dans l’écriture de Pascal Rambert, il y a ces femmes qui sortent de leurs corps, je sais tellement de quoi il parle… Il fut un temps où je ne faisais qu’écouter mon corps, il était mon objet d’observation principal et maintenant mon corps adhère plus au monde. D’ailleurs dans La fille et le rouge, il y a aussi le désir de parler de l’effacement. Elle, elle s’en fout de disparaître, c’est même son souhait. Par exemple, elle voudrait être une poupée qu’on pose dans un coin ou alors devenir un briquet pour être dans la poche de celui qu’elle aime, c’est un peu Le ravissement de Lol V. Stein. C’est quelque chose de très féminin me semble-t-il, comme si dans l’ADN de la femme il y avait la disparition. Vous croyez à la génétique ? Oui. J’ai été élevée par une mère qui ne croyait qu’à la génétique et au monde du chromosome et je me suis battue [verbalement, hein ?] avec elle en lui disant : « C’est scandaleux, et le libre arbitre dans tout ça ? » Ça la faisait rire, mais après avoir écrit ce roman, je me suis dit que cette femme avait peut-être été rattrapée par son ADN historique du féminin dans lequel elle lutte parce qu’elle ne veut pas être de ce féminin-là, celui qui guérit et qui lui est demandé par cet homme qui vient de migrants italiens et irlandais qui ont souffert. Lui, a la souffrance de cette histoire-là. Au passage, le masculin est souvent associé à la toxicité. Donc nous sommes aussi l’histoire de nos pères, nos mères et bien plus loin bien sûr, c’est la vérité quoi. Je me souviens d’un cadeau de mon ami Arthur Nauziciel, un livre qui s’appelait Aïe, mes aïeux !, qui était vraiment psychanalytique, sauf qu’on sait maintenant que l’historique est aussi dans nos cellules. Alors on peut dire que mon personnage masculin a un déraillement de l’ADN [rires]. J’ai vu un documentaire il n’y a pas longtemps où une femme colombienne demandait à une autre à quoi elle servait, pour elle ne servir à personne ni à une cause, c’était ne servir à rien. Mon personnage masculin est dans ce débordement de servir, c’est pour ça que j’en ai fait un héros. Ce qu’on pourrait dire de ces deux personnages, c’est qu’ils ne savent pas quoi faire de leurs peaux en dehors d’eux-mêmes, donc de leurs vies. Vous l’avez ressenti ? Bien sûr, ça a été un passage à vide très très difficile. Ce qui m’a sauvée ce sont mes enfants, et l’écriture. Certainement pas le cinéma qui m’a vraiment renvoyée au vide, c’était très anxiogène.

—L e cinéma, c’était l’embourgeoisement… c’était la mort. — Actrice, vous l’êtes pourtant. Si j’ai voulu être actrice, mais je voulais être journaliste aussi, c’était pour ne pas devenir enseignante comme l’étaient mes parents et surtout ne pas être dans la société comme les autres, pas dans ce monde du travail qu’on nous présentait. Et quand j’ai lu deux poèmes pour entrer au conservatoire d’Amiens, je me souviens de cette tension physique, cette connexion totale au corps et je me suis dit « c’est ça ! » Vous avez cette même connexion en écrivant ? Complètement. Même si je ne peux pas écrire plus d’une heure et demie, après mon corps tremble, ça me consume, je suis glacée, alors je prends un bain. Et je recommence. La fille et le rouge est avant tout une écriture de sensations. On se surprend souvent à ressentir une oppression jusqu’à s’arrêter de respirer. Ça rejoint mon envie de partage physique. Il y a quelque temps, j’ai écrit un petit recueil de nouvelles qui n’étaient que des suspenses sexuels. C’est quoi un suspens sexuel ? C’est une tension sexuelle à suspens, de quelques minutes, avec tout ce qui se passe dans le corps et dans la tête dans un état sexuel, un état de désir. Ça m’intéressait beaucoup parce que j’avais envie que les gens éprouvent la même chose, donc un dérangement. Ça m’intéresse, que les corps des autres réagissent et que le corps participe à leur émotion, je trouve ça fascinant. Rien n’est plus charnel qu’un livre parce qu’il y faut un engagement total. L’écriture n’est-elle pas l’endroit de votre subversion ? Le cinéma, c’était l’embourgeoisement, malgré tout, c’est comme ça que je le vivais, c’était la mort. Je n’avais pas envie d’être là où on voulait que je sois. Et puis maintenant j’écris aussi pour le théâtre, j’ai l’impression que l’écriture et le théâtre sont en train de fusionner. Vous voyez, on a toujours la vie devant soi. — LA FILLE ET LE ROUGE, Anne Brochet, éditions Grasset. 55


DANCEHALL PARTY

Par Valérie Bisson

Dominique Boivin, Road Movie © Quentin Bertoux 56


C’est une édition toute particulière d’Extradanse qui se tient cette saison à POLE-SUD puisqu’elle vient couronner la fête d’anniversaire et les trente bougies soufflées cet été. Au rythme de retrouvailles, des complicités au long cours et de découvertes, de nombreux artistes colorent ce festival spécialement élaboré dans un esprit bigarré et jovial. Depuis ses origines, les rencontres, entre artistes, musiciens, auteurs et publics, n’ont cessé d’investir ce lieu devenu CDCN en 2015, de l’animer, et de nous donner envie de danser. Dominique Boivin, premier chorégraphe accueilli à POLE-SUD, alors que la salle était encore une Maison des Jeunes et de la Culture, ouvre le festival avec Road Movie, un solo qui retrace les épisodes d’une vie dans le style décalé qui lui est propre. En vieil habitué des lieux, Dominique Boivin évoque dans sa note d’intention un parcours en écho à celui de POLE-SUD et inaugure la soirée spéciale anniversaire, cérémonie rehaussée de souvenirs de danses multiples avec Daniel Larrieu, Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna, Louis Ziegler, Pierre Boileau, Georges Appaix… Mais c’est dès le 24 mars que s’ouvrira le festival avec Marco Berrettini et Sorry, do the tour. Again ! un de ses spectacles phares présenté en 2001 à POLESUD à l’époque de sa création. Show glamour et disco dont chaque tableau est issu d’une chanson, Sorry, do the tour. Again ! évoque l’imagerie de On achève bien les chevaux et pastiche la période égocentrique que furent les 80’s. Cette singulière compétition donnera le ton du festival. Humour, autodérision, concert et fête se confirment avec la pièce Sunny, créée en 2016, d’Emanuel Gat, qui entraîne le propos dans la jubilation du tube éponyme des années 60. Les riches variations de la musique électro d’Awir Leon s’entrelacent à l’écriture du chorégraphe et déploient une force vitale contagieuse et solaire. Christian Rizzo, invite 14 danseurs dans Une maison. Présentée avec le TJP, cette pièce dessine un camaïeu du noir au blanc, d’ocre au fauve pour représenter un foyer à la charpente lumineuse s’ouvrant sur le cosmos. Une maison, c’est un espace commun, peuplé, qui fait entendre sa richesse polyphonique dans une jubilation festive et fantaisiste, joli clin d’œil à POLE-SUD où Christian Rizzo a régulièrement présenté son travail. En 2006, Maguy Marin chorégraphiait les variations du rire dans HA ! HA ! En se penchant sur la question du rire, la chorégraphe a composé une étonnante partition organique, vocale et musicale qui fait acte de réflexion sur l’engagement et réaffirme les fondements de sa démarche. Fidèle complice des aventures de POLE-SUD, Mark Tompkins, et sa compagnie I.D.A. choisit la musique pour dire

l’intime et la fragilité avec un solo, STAYIN ALIVE, à ma mère, complainte douce-amère qui raconte passions et corps d’un artiste aux multiples facettes. Des histoires d’amours et de rencontres qui font aussi écho à nos propres rêves ou souvenirs. Dans leur second duo, Please Please Please, La Ribot et Mathilde Monnier se retrouvent pour combattre les forces obscures sur une mise en scène de Tiago Rodrigues. Les deux femmes dansent jeux de mots et du corps créant une inquiétante étrangeté teintée de malice. Leur fable contemporaine se construit sur une dizaine d’histoires courtes discursives ou performatives. Le propos circule entre différents mondes, absurde, fantastique, inquiet ou politique, interrogeant les dangers de la soumission, la nécessité du refus et l’urgence du monde à venir. Le Festival distribue aussi ses cartes dans d’autres espaces sous l’intitulé Les Extras d’Extradanse. La Médiathèque de la Meinau se voit investie par Amala Dianor et Denis Lachaud avec Xamûma fane lay dëm (Je ne sais pas où je vais) spectacle qui fait dialoguer texte et danse créé dans le cadre du festival Concordance(s). David Rolland prend le temps d’une flânerie dans les allées d’un cimetière… Au milieu d’un lac de perles, est une balade pas banale pour tout public imaginée pour l’espace public, le temps d’une « aimable conversation sur les morts et l’au-delà. » Virée sonore, physique et spirituelle, chaque intervenant bénéficie d’un lecteur MP3 qui diffuse histoires, musiques ou consignes de mouvement aux marcheurs. Présenté avec les Cinémas STAR, le documentaire Maguy Marin, l’urgence d’agir se consacre à l’incroyable histoire de May B, pièce manifeste créée en 1981. Réalisé par David Mambouch en 2018, le film raconte l’histoire d’une œuvre et de la démarche artistique d’une chorégraphe incontournable. La séance sera suivie d’une rencontre avec Maguy Marin et David Mambouch. Pour finir, l’espace Django accueillera le chorégraphe Frank Micheletti et Kubilai Khan, Investigations, pour une danse afro-house électro endiablée. Satellites of dance laisse les platines à DJ Yaguara, allias Frank Micheletti qui passe certaines de ses nuits à faire vibrer les platines. Il faudra pour l’occasion se laisser envoûter par les sonorités électro-organiques et « relancer le voyage de nos corps et de nos imaginaires. » La danse est là, toujours, euphorisante et vouée à libérer notre énergie collective pour vivre une excursion unique. La fête promet d’être belle. — EXTRADANSE, festival du 24 mars au 9 avril à POLE-SUD, à Strasbourg www.pole-sud.fr 57


YOU CAN DANCE

Par Valérie Bisson

Festival Art Danse © Albert Uriach

Le Dancing CDCN porte aujourd’hui deux événements saisonniers : Entre cour et jardins crée par Frédéric Bonnemaison et le festival Art Danse initié il y a une trentaine d’années, rendez-vous incontournable et nouvellement printanier de la danse contemporaine en Bourgogne-Franche-Comté. Le festival dijonnais Art Danse fait la part belle aux artistes et aux créations régionales, nationales 58

et internationales. Le festival s’ouvre sur deux pièces de Yaïr Barelli, Sur l’interprétation - titre de l’instant et Dolgberg. Le Dancing, anciennement Art Danse CDCN, annonce un programme riche et varié avec notamment Jérôme Bel et Maguy Marin. Une attention toute particulière est également portée au jeune public avec deux spectacles 10:10 de Caroline Cornélis et JDC#KIDS de la compagnie K622. La programmation affiche son soutien à la création contemporaine féminine avec entre autres le spectacle d’Annabelle Pulcini, The New Number Order, pièce créée en décembre 2018 à la Ménagerie de Verre à Paris. Des artistes régionaux sont sur le devant de la scène tel Étienne Rochefort qui présentera Oïkos Logos au Cèdre à Chenôve, spectacle où les corps des interprètes évoluent de manière cinématographique dans un langage hip-hop et dans un décor réaliste. Autre temps fort, la pièce Isadora Duncan (2019) de Jérôme Bel, qui poursuit la série des portraits de danseu.r·se·s initiée en 2004, et se concentre sur la figure de la danseuse et chorégraphe américaine, pionnière absolue de la danse moderne. Incarnant une liberté nouvelle pour l’art chorégraphique et pour la condition féminine, elle imposa une nouvelle idée de la danse reposant sur l’invention, l’improvisation et l’harmonie du corps et de l’esprit. Jérôme Bel redécouvre une chorégraphe visionnaire qui fut à l’origine de la danse contemporaine. Mêlant les registres discursifs et sensibles, moments parlés et solos dansés, le spectacle ravive le souvenir de la danse libre et met divers aspects de la danse en lien : levier d’émancipation, support à l’enseignement ou actualisation de son potentiel critique. Autant d’éléments illustrés dans le projet du Dancing et dans les autres spectacles annoncés ; DD Dorvillier, artiste associé au Dancing, et Danza Permanente et A difference between 1 and 2, Volmir Cordeiro et Trottoir, Anna Massoni et Notte, Lenio Kaklea et Ballad, Gaëlle Bourges et Conjurer la peur, Espèce de Collectif et Laisse le vent du soir décider, Aina Alegre et La nuit, nos autres. — FESTIVAL ART DANSE 2020, festival du 14 mars au 18 avril à Dijon ledancing.com art-danse.org


Vivre Pour Le Meilleur D’un côté, Sylvie Bocqui, Anne-James Chaton et Judith Vanistendael structurent le réel et dépeignent l’incertitude. De l’autre, Cécile Coulon cite Johnny et André Markowicz traduit à la première personne. 59


Cécile Coulon, Pure Immanence Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul

David Fincher, Stephen King, Claude Chabrol, l’écriture, les plans, les étiquettes, l’amour, l’adoration, la dévoration - les boules de poils des chats. Rencontre avec Cécile Coulon, une autrice qui parle comme elle écrit - avec une sincérité en béton armé.

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Parce qu’elle a publié son premier roman, Le Voleur de vie, à seize piges et qu’elle ne s’est jamais arrêtée depuis, sans doute aussi parce qu’en prime, elle fait de la poésie, jongle avec les mots, se moque des conventions… Et explore les tréfonds de la condition (et de l’âme) humaine à la lampe torche et à la truelle, comme dans Trois saisons d’orage ou plus récemment Une bête au paradis, le monde lui a collé l’étiquette de « la petite prodige de la littérature française ». Est-ce qu’elle est toujours flanquée sur son front, quatorze ans plus tard ? Peu lui importe, finalement, parce que les étiquettes, Cécile s’en fout comme de sa première rédaction de primaire. « Elle ne me gêne plus. Au début si, parce que ça faisait un peu ‘vas-y amuse toi mais ensuite casse toi, laisse faire les grands’. Il faut réussir à prouver – même si je n’aime pas ce mot - qu’on est là pour rester. Il y a tellement de gens qui écrivent que, par la force des choses, même si on le regrette, c’est un peu une foire d’empoigne. Maintenant, je suppose qu’à moment donné ça va s’arrêter. Une fois que je passerai la barre des trente ans, sûrement. » Ça tombe bien, la trentaine, c’est pour 2020.

— Ecrire, c’est une façon de parler sans être interrompu. — Le 13.09, Place Carrière, en marge du Livre sur la Place. Assise en tailleur sur un muret de la Place Carrière, à Nancy, en plein Livre sur la Place, la jeune femme laisse passer un sourire un peu désabusé, façon petit supplément d’âme triste et beau à la fois. « J’ai commencé à écrire quand j’étais au collège. Ce n’était pas bon du tout, mais l’important comme on dit, c’est l’envie. ‘L’envie d’avoir envie’… Oh, p*** je ne pensais pas citer un jour Johnny dans une interview, d’habitude je parle plutôt de Deleuze, mais voilà c’est fait… » Son éclat de rire résonne. « Le gros désavantage quand on commence jeune, c’est qu’on a peur de tout, du regard des autres, du jugement, de parler de certains trucs sous peine de vexer l’un ou l’autre. Une bête au paradis, c’est le premier livre sur lequel je ne me suis pas du tout autocensurée… J’ai fait ce que je devais faire. Et je reste persuadée que l’on n’écrit pas pour soi, mais pour les autres. »

suffisamment significatif… Et un jour, comme une boule de poils pour un chat, il faut que ça sorte. » Par exemple, à l’origine d’Une bête au paradis, il y a l’idée d’une ferme du bout du monde, où il va se passer quelque chose de terrible. Et c’est une phrase prononcée au cours d’un repas de famille qui va lui donner corps. « ‘Dans la vie, si tu n’es pas à table, tu es au menu’. C’est une phrase vraiment horrible quand on y réfléchit. Je ne sais pas si elle est vraie ou pas – je suppose qu’il y a des milieux où c’est le cas, mais je ne veux pas qu’elle le soit pour moi. En tout cas je me suis rapidement rendue compte que cette phrase, qui parle quand même de dévoration au sens propre comme au sens figuré, allait prendre tout son sens dans cette ferme : j’allais raconter l’histoire d’une femme qui s’engage jusqu’au bout du chemin, non pas de la folie, mais de la survie… Parfois on écrit des choses terribles parce qu’on ne veut pas qu’elles arrivent dans la vraie vie. » Amer constat de la (sombre) condition humaine ? Peut-être plutôt un certain réalisme poussé à l’extrême. D’ailleurs Cécile Coulon a été biberonnée à la sauce Stephen King, et ça se ressent sans chacun de ses ouvrages – pas celui avec l’étiquette du « master of horror » adulé par les ados du monde entier… L’autre, le sociologue, qui se sert de l’horreur comme prétexte pour parler de l’Homme. « Pour moi, c’est émouvant un bouquin de Stephen King… Lui, c’est le maitre de l’angoisse, mais au sens propre du terme : l’angoisse existentielle. Il a été un très grand professeur pour moi. Même si, de manière générale, je suis plutôt attachée à l’œuvre qu’à son auteur. Pour les films, c’est pareil, Chabrol, Fincher… Ce sont des cinéastes qui font partie de ma construction intérieure, avec une esthétique qui leur est propre. Mais ce sont leurs films – Se7en, Le Boucher – qui m’ont transportée. J’ai tendance à très vite oublier les gens qui sont derrière. » Cependant, les œuvres, elles, restent - et enrichissent avec force un intellect avide et insatiable, qu’elle nourrit sans arrêt, à grand renfort de lecture, musique, films. « L’imagination est un muscle qui se travaille au même titre qu’un autre - les avant-bras, les jambes, les mollets peu importe. Et plus on apprend à muscler cet ‘organe’ là, plus on est en capacité de raconter des histoires. Parce qu’au fond, écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu. » Amen. — UNE BÊTE AU PARADIS, Cécile Coulon, éd. L’Iconoclaste

Dans son sac, ses poches, son bureau, pas de carnets de notes gribouillées à la va-vite, pas de post-it qui s’entassent sur un coin de table. « Je n’ai pas de plan, rien, j’écris le roman dans ma tête à partir d’une idée fixe - un lieu, un personnage, une fin. Je fais confiance à ma mémoire, si ça reste c’est que c’est 61


SYLVIE BOCQUI, Le courage des oiseaux

Par Valérie Bisson ~ Photo : Klara Beck

Paulownia est le troisième roman de Sylvie Bocqui chez Arléa. L’auteure strasbourgeoise y parle de rupture, celle qui survient entre un homme et une femme, celle qui sourd à la naissance d’un enfant, celle que creuse toute métamorphose.

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C’est votre troisième, et même quatrième livre [le premier, Infini coquillettes, a été publié chez Éclats d’encre, une maison d’édition qui n’existe plus, ndlr], c’est pourtant la première fois que vous évoquez le processus d’écriture ; est-ce un livre qu’on pourrait qualifier de charnière ? Je suis heureuse que vous me posiez la question, ce fut aussi le ressenti de mon éditeur. Je n’en ai pas eu conscience en l’écrivant, sauf à la fin, peut-être, quand quelque chose m’a emportée et que j’ai découvert à quel point j’aimais travailler l’impossibilité, la quasi-impossibilité, de restituer la simultanéité et l’ubiquité par l’écriture. Dans Paulownia, je me suis mise à écrire en vertical, en superposant les états, les sens. Gertrude Stein, qui écrit « a rose is a rose is a rose… » avait été une révélation pour moi : répète, sinon ça s’arrête, si tu arrêtes, la mort menace, la rose se fane, ou même disparaît. Finir un livre, ce n’est pas grave, mais il ne faut jamais arrêter d’écrire, même quand on n’écrit pas. Être toujours entre une intense présence au réel et un léger décalage par rapport à lui, qui permet de le considérer, le circonvenir, dans ce petit entre-deux fin comme un cheveu, là, ça écrit même quand je n’écris pas. Puis l’écriture se lance. Cet entre-deux très fin, c’est la place de mon désir. Par exemple, c’est la différence que je mets entre faire des photos et peindre : le clic arrête ; le geste, lui, continue. Je suis tout le temps dans le jamais fini, une célébration infinie, vaine et jouissive. Le titre, énigmatique, donne sa substance au livre ; pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce mot ? Il y a quelques années, j’habitais un appartement situé au 4e étage. Un appartement sans rideaux et je voyais de ma fenêtre trois paulownias, il n’y en a plus qu’un seul aujourd’hui. Il y avait une incroyable odeur de violettes au printemps, mais ça ne pouvait pas être des violettes, l’appartement étant trop haut, je ne les aurais pas senties. En fait, c’était l’odeur des fleurs de paulownia. Ces fleurs sont très éphémères, elles sont lourdes et tombent de leur poids avant d’être fanées. En les observant au sol, j’ai vu que ces fleurs mortes étaient jeunes et embaumaient encore. Plus tard, j’ai appris que ces arbres étaient originaires de Chine, qu’ils étaient très résistants et supportaient très bien la pollution, raison pour laquelle ils sont plantés en ville. Au moment du choix du titre, j’ai envisagé que ce titre, ce nom d’arbre, soit entre guillemets au risque d’un certain maniérisme. Parce que, dans le livre, le mot « paulownia » est aussi important, voire plus, que l’arbre en soi.

Du nom de la couleur rouge, qui ne remonte pas à la surface de votre mémoire, jusqu’à ce nom d’arbre qui ouvre un nouvel espace – d’une absence à une présence – est-ce comme cela que vous décririez l’écriture ? Le nom de la couleur rouge est en réalité le nom d’une matière, d’une texture, je ne peux ni ne veux le nommer, ni même le chercher. Il me manque réellement. Ce mot qui manque, j’ai besoin qu’il me manque, à moi seule. Et je ne veux surtout pas qu’on me le donne. Son absence m’équilibre, cela aurait presque à voir avec le sacré, le nom de celui qu’on ne nomme pas. J’ai pris conscience de cette absence avant l’écriture du livre, j’étais contente de ne pas le retrouver, il y a quelque chose de jouissif dans ce mot sur le bout de la langue, la langue, ce n’est pas rien. C’est un vrai creux de langage autour duquel, peut-être, dansent tous les autres mots et il les rend beaux. Ce passage sur la couleur rouge, je l’ai mis, enlevé, remis. Ce mot, je l’ai eu et je l’ai perdu, en l’évoquant. Bien sûr, je prends le grand risque que quelqu’un vienne me le donner, que l’on prenne ce pouvoir sur moi. Le nom de l’arbre est un transport, un mot véhicule, il ouvre un monde. Le roman parle beaucoup du silence, la qualité du silence, c’est peut-être l’espace entre le mot qui manque et le mot qui contient le monde. C’est un silence d’outre-tombe d’abord. L’autre creux du livre, c’est aussi la naissance des enfants, chaque naissance, sorte de cataclysme produit par la mise au monde d’un être destiné à la mort. La narratrice bascule à ce moment-là, l’auteur aussi ? J’ai voulu parler de naissance, de mise au monde, pas de la « maternité ». Ce que la poésie peut rêver de conserver vivant, même un enfant ne le peut pas. Il y a cette phrase terrible « Tu dois à la vie une mort », le cycle est infini et inéluctable. L’enfant doit naître - dès cet instant commence-t-il à mourir ? Il faut éterniser chaque instant. Célébrer. C’est sans doute pour cela que j’écris. Ça n’a rien de mortifère. Je pense au scarabée de la couverture, qui ne peut pas se retourner. Il ne fait pas de bruit, mais ça crie aux oreilles, il ne pèse rien, si on le retourne, il griffe à peine, c’est si doux, mais il s’agrippe. Pour moi, les mots sont à peine plus que cela et aussi tout cela. C’est un ressenti créatif ; j’écris aujourd’hui avec joie et douceur, je n’ai plus d’urgence. — PAULOWNIA, Sylvie Bocqui, éd. Arléa

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32 grammes de pensée Un archipel à arpenter Par Caroline Châtelet

Konrad Bayer, La Trompette du temps, Plan de construction de L’oiseau chante 1957-1958, 21 × 30 cm © archiv konrad bayer, Vienne

Nicole Marchand-Zañartu et Jean Lauxerois publient 32 grammes de pensée – essai sur l’imagination graphique, ouvrage stimulant et foisonnant pour penser en images. 64

Il y a les livres. Objets finis, qui viendront rejoindre une bibliothèque, un bureau, seront lus intégralement ou simplement feuilletés, posés, oubliés un temps, repris. Et il y a ce qui les a précédés : les rencontres, recherches, hasards, amitiés, discussions, hypothèses, tentatives. Tout ce travail qui en tant que lectrice me demeure inaccessible, j’ai perçu pour 32 grammes de pensée – essai sur l’imagination graphique son importance, la manière dont il infuse l’ouvrage. Car lorsque je rejoins Nicole Marchand-Zañartu (journaliste, ancienne responsable des enseignements de


sciences humaines à l’ENSCi-Les Ateliers) chez elle, elle est en compagnie de Jean Lauxerois, d’Isabelle Chabot et de Valdo Kneubühler. Le premier (ancien membre du Collège international de philosophie, traducteur de l’allemand et du grec ancien, auteur) co-signe avec elle 32 grammes, la deuxième en a assuré la conception graphique, et le troisième la relecture des textes. Le quatuor se connaît bien puisque tous ont notamment déjà collaboré au précédent ouvrage collectif impulsé par Nicole Marchand-Zañartu, Les Grands Turbulents (Kneubühler et Lauxerois y signant chacun un texte). Comme Nicole Marchand-Zañartu le glisse en évoquant la genèse de 32 grammes, « C’était un grand bonheur ce travail, car faire un livre, c’est aussi le bonheur qu’on y trouve. » Soit travailler en amitié, mais aussi s’aventurer vers des territoires inexplorés. Et tout comme Images de pensée (édité à la Réunion des musées nationaux) qui réunissait des dessins, schémas, ou esquisses d’auteurs, philosophes, poètes chercheurs, etc. ; tout comme Les Grands Turbulents (édité chez Médiapop) qui dessinait une géographie de la création collective à travers des portraits de groupe d’artistes, 32 grammes de pensée s’est inventé au fil des recherches et des découvertes, des aléas des rencontres et des hasards heureux. Mais au fait, d’où vient cet intitulé « gramme » ? Comme l’explique Jean Lauxerois, « Le terme “images de pensée”, utilisé pour le précédent volume était trop large pour désigner ces schémas et autres diagrammes. » Venant du « Denkbild » créé par le philosophe, historien de l’art et critique Walter Benjamin, le terme avait, qui plus est, un sens spécifique et le convoquer pour cet ouvrage aurait dévoyé celui-ci. « Il est vite apparu qu’il fallait trouver quelque chose de neuf qui ne soit pas le “schéma”. Prendre le “gramme” venu du grec et renvoyant au trait, au dessin, à la ligne, la lettre nous semblait intéressant. » Ainsi se trouvent réunis les trente-deux dessins réalisés par des poètes, artistes, compositeurs, mathématiciens, philosophes ou encore architectes, d’Eugène Delacroix à Luigi Nono, de Goethe/ Schiller à Germaine Tillion. Allant de l’esquisse très sommaire aux dessins plus élaborés, ces grammes réalisés parfois sommairement sur des cahiers d’écoliers, d’autres fois plus longuement et en grand format, convoquant ou non la couleur, sont d’une grande diversité. Leur caractéristique commune est, comme le précise Jean Lauxerois, d’éclairer « sur le fonctionnement de la pensée. Ce n’est pas seulement une illustration de celle-ci, les grammes la concrétisent et la mettent en œuvre de façon particulière. » « Un gramme n’arrive jamais a posteriori, ajoute Nicole Marchand-Zañartu, ce n’est pas un “après”, c’est la création pendant qu’elle est en train de se faire. » N’étant pas seulement un moyen mais un « moment fort de la pensée », reprend Jean Lauxerois, le gramme « ne peut pas trouver sa modalité autre que graphique. » Au fil de l’ouvrage,

l’on découvre ainsi un diagramme de la main du poète Ted Hughes, où sont résumés les thèmes de Birthday Letters, recueil de lettres-poèmes adressées à son épouse la poétesse Sylvia Plath (qui se suicida à trente-et-un ans) ; la « Frise du temps » réalisée par la femme de lettres, ethnologue et résistante Germaine Tillion, retraçant le parcours des femmes déportées au camp de Ravensbrück par le convoi du 15 août 1944 ; ou, encore, un schéma de la danseuse et chorégraphe contemporaine Julie Nioche ayant mené vers la création de son spectacle Nos solitudes. Se plonger dans ces images amène à relever leur singularité autant que leur autonomie car, comme le souligne Jean Lauxerois, « peu de grammes sont précédés par un modèle. Si Walter Benjamin conçoit son gramme avec une rose des vents, la façon dont il la traite fait qu’elle échappe à son archétype. » Un autre de leur point commun serait leur mystère, leur manière d’être, selon Nicole Marchand-Zañartu, « ouvert et fermé en même temps, déchiffrable et indéchiffrable. » Si ce caractère a, sans doute, à voir avec leur essence – « un gramme est là pour celui qui le travaille, pour que la pensée prenne forme, mais il ne s’adresse à personne », rappelle Lauxerois – le livre permet par sa forme de rendre ouverts et accessibles ces objets fermés. Par les textes accompagnant chacun des grammes, d’abord, et signés par Lauxerois, Marchand-Zañartu, certains auteurs de grammes ou d’autres, spécialistes du signataire du schéma. Et par le classement opéré : l’ouvrage se termine par un ultime schéma, explicité dans la postface. Ce gramme des 32 grammes définit neufs registres de la pensée (symbole et allégorie ; généalogie, mémoire ; lois et processus de composition ; schème d’invention, découverte ; spatialisation ; architecture ; œuvre, linéaments, matrice ; topologie ; gramme pur, imaginal) et leurs ramifications sous lesquels ranger chacun des dessins. Pensée en images, ou images pour penser, si ces grammes dessinent des territoires autonomes – « chaque gramme est une île », propose Jean Lauxerois –, le livre compose, lui, l’archipel qui les réunit. Un archipel stimulant, invitant le lecteur à y cheminer à sa guise, la puissance d’invention de chaque gramme sollicitant la puissance d’invention de celui qui les découvre. Et la force des livres, c’est bien leur capacité à nous déplacer, nous transformer, nous permettre d’inventer… — 32 GRAMMES DE PENSÉE, ESSAI SUR L’IMAGINATION GRAPHIQUE, Nicole Marchand-Zañartu et Jean Lauxerois, éd. Médiapop, janvier 2020 www.mediapop-editions.fr

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Anne-James Chaton, Phalanstère 3, le plan, 2015 (détail de)

S’EMBARQUER AVEC ANNE-JAMES CHATON

Par Florence Andoka

Anne-James Chaton est poète sonore, il publie cette année L’Affaire La Pérouse chez P.O.L. 66


Au Musée du Temps, sur une proposition du Centre d’art mobile, Anne-James Chaton, présente une série de collages inspirés par la philosophie de Charles Fourier.

moyens. Cela rejoint ce qu’on connaît dans la transe orale, ou la musique répétitive. Et il est vrai, comme votre question le suggère, que j’ai été très impressionné par Perec.

Dans le cadre du projet de création d’une Maison Fourier, vous présentez aujourd’hui une série de collages intitulés Phalanstère. Vous avez également écrit Coquin coquette et cocu, avec le guitariste Andy Moor. Quel lien entretenez-vous avec l’œuvre de Charles Fourier ? Autrefois, le lien était étroit, j’ai fait des études de philosophie jusqu’au DEA. J’ai travaillé sur Husserl, sur Marx et l’utopiste Fourier s’est imposé comme une figure importante dans ce parcours. Enfin il est très présent dans l’imaginaire franccomtois et Louis Ucciani, spécialiste entre autres de Fourier, a été mon professeur. Malgré tout, je n’ai jamais effectué de lecture exhaustive de Fourier, mais son œuvre m’a sans cesse accompagnée. En 2005, pour le projet d’album Heretics, avec les guitaristes Andy Moor et Thurston Moore, j’ai choisi parmi d’autres figures, Fourier et son célèbre texte la Hiérarchie du cocuage.

Toujours chez P.O.L, vous publierez au printemps prochain Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy. De quoi s’agit-il ? C’est une autre forme de travail sur le récit. L’affaire La Pérouse était plus proche de l’univers poétique par la liste, ce qui est absent de ce livre. Je n’ai lu aucune biographie sur Kennedy, ni sur Oswald. J’ai utilisé les archives du rapport Warren, la commission d’enquête constituée après l’assassinat, où plus de 500 témoins ont été interrogés. J’ai trouvé les minutes de ces interrogatoires sur Internet. Je n’ai conservé que les témoignages des témoins ayant rencontré physiquement Oswald. C’est un procès. À partir de cette « base de données » j’ai reconstitué la vie d’Oswald. Le livre démarre comme une biographie tout à fait classique, puis progressivement sa structure est transformée par la nature des documents utilisés, le livre s’oralise pour aller jusqu’à la forme de la pièce de théâtre.

« A-t-on des nouvelles de Monsieur de La Pérouse ? » C’est ce qu’aurait dit Louis XVI en montant à l’échafaud. Pourquoi avez-vous décidé d’écrire sur cette affaire datant du XVIIIe siècle ? Quelle est la part de recherche historique et quelle est la part du fantasme ? Ce livre naît de l’imaginaire, les recherches sont arrivées par la suite. J’étais en résidence à Tanger il y a quelques années ; tous les jours, j’allais boire un café avec vue sur le détroit de Gibraltar, je lisais Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne et il évoque La Pérouse dans ce livre. Je ne connaissais pas réellement l’histoire, j’ai enquêté et je me suis rendu compte que c’est un vrai polar qui se poursuit encore aujourd’hui. Et puis La Pérouse est un des rares personnages qui fait l’unanimité à son époque de Louis XVI à Napoléon Ier, tout le monde veut savoir ce qu’il s’est passé. L’affaire La Pérouse contient de nombreuses listes, à commencer par celle des hypothèses des causes de la disparition de l’explorateur qui structure votre récit. Est-ce une tentative d’épuisement du réel ? La liste est constitutive du champ poétique, dans L’Iliade, Homère dresse déjà de nombreuses listes, dont celle des héros en lice. La liste est un épuisement au sens physique, elle vise à éprouver le lecteur, elle l’invite à une forme de lassitude, et cette obstination peut générer chez lui une fuite dans l’imaginaire, il doit en sortir par ses propres

Vous êtes performeur et vous avez souvent enregistré vos textes sous forme de CD, vous avez également collaboré avec des artistes d’autres disciplines, notamment la chorégraphe Valeria Giuga, ou encore avec des groupes de rock comme The Ex, en particulier Andy Moor, mais aussi le musicien Alva Noto. Le livre, est-il une forme qui ne peut se suffire à elle-même ? Oh si ! Le livre se suffit et me suffit à bien des égards. Mais pour moi, chaque objet peut prendre une multitude de formes et épouser d’autres médias. Le livre sur Kennedy n’a rien à voir avec la poésie sonore et pourtant cet état du livre n’exclut pas qu’il devienne autre chose pour une réécriture sonore et performative. Un objet plastique peut devenir un livre et inversement. Cet élan vers la performativité n’est pas le fruit d’une volonté strictement individuelle. Il y a d’abord eu la rencontre avec Bernard Heidsieck en 1995. Puis l’écosystème bisontin dans lequel j’étais plongé à l’époque, avec des gens comme Christophe Fiat, Joachim Montessuis, Yvan Etienne. Enfin, les rencontres avec des artistes d’autres scènes, le théâtre, la danse, la musique, ont produit des effets d’écriture importants dans mon travail, afin de rendre ces dialogues esthétiques possibles. — L’AFFAIRE LA PÉROUSE, Anne-James Chaton, éd. P.O.L 67


Judith VanistendAel, Revoir Ithaque Par Benjamin Bottemer

Être mère, épouse et héroïne : le périple d’une femme dont l’auteure belge trace les sentiments et les doutes dans Les Deux vies de Pénélope. Que l’on soit helléniste ou féru de culture pop, l’Odyssée d’Homère et particulièrement le personnage d’Ulysse nous est forcément familier. Dans le dernier album de Judith Vanistendael, cet archétype fondateur de l’aventurier est remplacé par une Pénélope chirurgienne pour Médecins sans frontières, loin de sa famille. Celle-ci ne sait pas, ne veut pas se défaire de cet engagement vital aussi bien pour ses patients que pour elle-même, ni des fantômes qu’elle ramène littéralement dans ses bagages. À l’occasion d’un retour de Syrie, elle retrouve l’amour de ses proches, les reproches aussi. Après David, les femmes et la mort, expériences croisées d’une famille sur la maladie, et Salto, l’histoire d’une reconversion hors du commun au cœur du terrorisme basque, Judith Vanistendael croise une nouvelle fois l’intime et le social, toujours avec une grande justesse. Elle interroge le statut de femme et de mère, le traumatisme, l’engagement et l’amour que Pénélope peut donner et recevoir. 68


L’Odyssée d’Homère fut l’un des points de départ de Les Deux vies de Pénélope. Qu’en avez-vous gardé ? Quand je l’ai lue, j’ai été frappée par le fait que l’on ne parle pas tellement des aventures d’Ulysse, assez largement de la situation de Pénélope et surtout du retour. C’est ce que j’ai conservé : mon histoire commence avec le retour de l’héroïne dans une famille déchirée entre l’absence de quelqu’un et sa réapparition. Pourquoi ce choix d’inverser le statut des personnages ? L’engagement humanitaire de Pénélope n’aurait pas du tout été perçu de la même manière si elle avait été un homme. Dans l’Odyssée, qui est une référence culturelle pour beaucoup d’entre nous, c’est Ulysse qui vit les aventures et Pénélope qui attend, fidèle. J’ai voulu renverser les rôles, même si je ne suis pas la première à le faire. Les expériences vécues en Syrie par Pénélope en tant que chirurgienne sont à peine suggérées dans l’album, il y a peu de flashbacks ou de passages clairs à ce sujet. Car ce n’était pas de cela dont je voulais parler, mais du retour. Mais il fallait que Pénélope exerce un métier très masculin, parte à la guerre comme Ulysse. La chirurgie a une symbolique énorme : on coupe dans les gens pour les soigner. Avec 150 planches seulement, Les Deux vies de Pénélope est un album bien plus court que les précédents... Salto notamment fait 350 pages. Avant, je pensais qu’une histoire pouvait avoir besoin de 100, 300 ou 1000 pages pour la raconter, et que je ne pouvais rien y changer ! Puis je me suis dit que je pouvais peut-être avoir la même densité de récit et d’émotions sur un nombre plus réduit de pages. Si je ne parvenais pas le faire, c’est que je n’étais pas une bonne raconteuse d’histoires. Salto a été une épreuve physique et mentale pour réussir à raconter l’expérience vécue par Mark Bellido. Avec Les Deux vies de Pénélope, j’ai voulu reprendre du plaisir. C’est pour cela que vous utilisez pour la première fois l’aquarelle ? J’ai beaucoup souffert de la main après Salto, je voulais quelque chose de léger, d’évanescent... Mon aquarelle est presque jetée, le dessin quasiment sans lignes, comme Pénélope, qui ne sait pas ce qu’elle veut, qui ne se sent pas à sa place. L’aquarelle retranscrit bien le doute, l’incertitude.

— Mon histoire commence avec le retour de l’héroïne dans une famille déchirée entre l’absence de quelqu’un et sa réapparition. — Le 15.11 à la librairie Hisler BD, à Metz L’auteure Kristen Radtke dit que « le dessin est un procédé qui permet de rendre visible la vie intérieure d’une personne. » Êtes-vous d’accord avec elle ? Ce sont plutôt les mots qui le permettent, le dessin ne suffit pas. La force d’un dessin, c’est l’impact direct sur le lecteur : tu le vois et tout de suite ça te pénètre. Mais pour être précis, on a besoin du langage. La bande-dessinée est-elle idéale pour raconter l’intime ? Oui, je le pense : on a les mots et les images. La lenteur, la fragmentation, le « petit » format de la bande-dessinée, c’est idéal pour exprimer l’introspection, montrer les visages. Dans Les Deux vies de Pénélope comme dans tous vos albums, vous laissez de l’espace à des moments qui peuvent sembler anecdotiques, mais qui nous permettent d’entrer dans les scènes et dans l’état d’esprit des personnages... Comme dans un film, le rythme du récit est très important pour créer une certaine émotion. C’est un moyen fort de prendre le lecteur par la main, d’imprimer l’histoire en lui. Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Je construis une histoire de dystopie autour d’un rêve récurrent. Ça parlera de l’exode d’un flamand en Norvège à cause de la montée des eaux ; il a un talent unique qui sera mal perçu dans le village où il va être placé. Ma préoccupation sera de savoir dessiner la nature en colère... car la bandedessinée, c’est très « petit » ! ­— LES DEUX VIES DE PÉNÉLOPE, Judith Vanistendael, éd. Le Lombard 69


ANDRÉ MARKOWICZ, Publier et traduire

Par Antoine Ponza ~ Photo : Pascal Bastien

Personnage passionnel, André Markowicz se lance dans l'édition au côté de Françoise Morvan, sa compagne littéraire. Ils ont fondé Mesures en mars dernier et révèlent des textes inédits, notamment de la poésie. 70


En lisant Le Double de Dostoïevski pour la première fois, j’ai été saisi par les mots qui décrivent la rencontre entre Monsieur Goliadkine et son alter ego. À ma découverte d’une traduction plus récente, la vôtre, j’ai été enthousiaste et en même temps, je craignais de ne pas retrouver précisément les mots qui m’avaient touché. Comment l’expliquez-vous ? J’ai commencé à traduire Dostoïevski en 19891990, au moment où j’ai rencontré Hubert Nyssen, qui créait la collection Babel d’Actes Sud. Je lui ai proposé, sur un quai de métro – ça s’est vraiment passé comme ça – l’intégrale de Dostoïevski. Et il a dit oui. Ça a été un acte héroïque de sa part, parce que ces nouvelles traductions ont suscité une grande violence, des grandes réticences chez les gens qui avaient déjà lu Dostoïevski. Or, Dostoïevski est un écrivain qu’on découvre quand on est adolescent. À ce moment-là, vous ne découvrez pas vraiment Dostoïevski, vous découvrez que vous-même, alors que vous traversez des affres pas possibles, vous contenez le monde. Et vous découvrez par Dostoïevski des choses très profondes, très sérieuses, très intimes sur vousmême. C’est pour ça que Dostoïevski est particulier parmi les écrivains. On ne peut dire ça de Tolstoï par exemple, qu’on découvre généralement quand on est un peu plus vieux. Donc les gens qui lisaient mes traductions ne trouvaient pas ce qui les a formés. Leur rage, ne venait pas de moi, mais d’eux. Ils se disaient : « Si ce n’est pas comme ça Dostoïevski, sur quoi me suis-je formé ? » En même temps, il y avait toute une nouvelle catégorie de jeunes lecteurs qui découvraient Dostoïevski sans problème. Ces publications ont fait grand bruit dans le monde du roman. Pensez-vous qu’elles sʼinscrivent dans la tradition de la poésie et de la traduction de la fin du XXe siècle, celles d’Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet, qui ont traduit tous deux des auteurs étrangers qui leur sont chers, dans le sens d’une recréation des textes, auxquels ils insufflent leurs propres sensibilités ? J’ai eu une grande chance, non seulement de rencontrer Hubert Nyssen, Antoine Vitez, mais en fait, d’arriver dans une bonne période. C’est-àdire qu’au moment où je commençais à traduire, la traduction commençait réellement à devenir un sujet d’étude, un sujet sérieux. C’est pour cela aussi, et c’était la particularité de son entreprise, qu’Hubert Nyssen, a centré sa communication – pas sur l’œuvre de Dostoïevski, que Dieu soit loué, on connaissait avant moi – sur le fait de la traduction. La différence avec Jaccottet et Bonnefoy, c’est que c’étaient Jaccottet et Bonnefoy. Jaccottet a vécu de traductions un certain moment, pas bien d’ailleurs. Il disait lui-même qu’avoir traduit L’homme sans qualités, ce n’est quand même pas rien, mais il n’a pu toucher des droits d’auteur que quand il a eu soixante-dix ans, ce qui est invraisemblable. Je

n’avais pas publié d’œuvres non traduites. Je suis arrivé en tant que traducteur. D’ailleurs, ce qui m’énerve, c’est qu’on me demande si j’écris aussi. Parce que pour moi, naturellement, traduire, c’est écrire. Il n’y a aucune différence. Que j’écrive un texte non traduit ou que je traduise, disons, un petit poème de Pouchkine, je fais le même travail, un travail sur la langue française. Le poème russe existe, bien sûr, mais le travail technique, c’est un travail sur la langue française. Vous avez donné des traductions improvisées d’Ossip Mandelstam, lors desquelles vous soulignez le car actère r y thmé des vers russes. Comment travaillez-vous l’oralité des traductions ? Ce ne sont pas vraiment des traductions puisque je ne livre pas de texte écrit. Les problèmes de traduction de la poésie russe du XXe siècle me dépassent, au sens où la forme employée est en elle-même signifiante et n’existe pas en français. La différence radicale entre la culture russe et la culture française au XXe siècle, c’est la présence dans la culture française de Rimbaud et son absence en russe. Et la présence dans la littérature russe de Pouchkine et son absence en français. Pouchkine a créé réellement toutes les formes de la poésie russe en les prenant dans tout ce qu’il connaissait de l’Europe. Ces formes se sont perpétuées. 1917 a été une rupture, pas seulement épistémologique, une catastrophe humaine. Où la mémoire a été au sens strict du terme assassinée. Les formes de Pouchkine, c’est-à-dire la mémoire de Pouchkine, sont restées dans la poésie en tant qu’appel à l’humanité dans un monde inhumain. C’est le sens de la métrique. La métrique classique, c’est la mémoire sociale de la poésie. C’est le lien non-verbal et instinctif entre le poète et le lecteur. Si je dis “tatata tatata, tatata tatata”, je ne dis pas un alexandrin, Baudelaire, machin, truc, je dis la France. Et vous savez que vous avez déjà entendu ça, vous n’avez pas besoin de savoir quel auteur c’est. Vous savez qu’on est ensemble parce qu’on partage une même mémoire. Mémoire de Rimbaud, est un poème de 12 syllabes sans césure. En cassant la césure, la mémoire, il a rompu tout lien entre la poésie et la société. Ça veut dire que la mémoire classique, en une génération ou deux, est devenue datée. Donc si j’arrivais techniquement à traduire un poème de Mandelstam, je ne traduirais pas la raison pour laquelle il existe. Je ne peux pas traduire la mémoire, l’air qu’on respire. J’appartiens à une école de traduction qui n’est pas l’école française : il n’existe pas de séparation entre le fond et la forme. S’il y a une forme particulière, elle fait partie du sens, et ne pas la traduire dénature le sens. La forme est naturellement aussi la matière sonore des mots. Si on ne fait pas attention à ça, on traduit un bottin. Lisez ma traduction d’Eugène Onéguine de Pouchkine ! 71


Que dit la littérature russe ancienne ou actuelle sur la Russie ? La littérature n’a rien à dire du monde présent. Si Dostoïevski est si intéressant, c’est bien sûr qu’il parle de la Russie, mais surtout qu’il parle d’autres choses en même temps. Il y a en Russie, et pas que, une espèce de purulence nationaliste radicalement détestable qui prend des formes mafieuses, sanglantes, extrêmement laides. Le pouvoir, naturellement, récupère tous les écrivains qu’il peut. Vous avez chez Dostoïevski des prophéties comme « Nous, les Russes. » C’était un nationaliste, un raciste, un antisémite. C’est pour ça que je n’ai pas traduit ses articles. Ce qui m’intéresse, c’est par exemple le journaliste dans L’Idiot. Dostoïevski, ce n’était pas l’idiot, mais le bouffon. Dans Les Démons, les grandes prophéties de Chatov sur la Russie – que les nationalistes russes reprennent maintenant – sont prononcées en particulier au moment où sa femme accouche, et il n’est pas fichu de voir qu’elle est en train d’accoucher : il y a un problème ! Vous consignez une sorte de journal sur Facebook ? Oui, depuis six ans. Je m’y sens libre, il n’y a pas de page blanche, puisque c’est un écran. Facebook est un truc extraordinaire, c’est bête, mais comme la vie. Tu es libre d’y raconter comment tu y as mangé une pizza, mais aussi de ne pas le faire. C’est un espace qui est pour moi essentiel, si on y réfléchit en prenant en compte le rapport entre le public et le privé, un espace de responsabilité et de liberté. C’est un lieu où je peux ne pas me saucissonner, en traducteur, écrivain intellectuel... Je m’interdis absolument de parler de ma vie privée. C’est une liberté dans un lieu commun et banal. Les gens reçoivent mes chroniques, mais ne viennent pas me chercher. Cette question du lieu, de la maison, est fondamentale dans mon travail. La détérioration du lieu physique influe sur le lieu mental. Quand j’ai commencé à publier, il y avait encore des rouleaux de papier pour corriger à la main. Puis j’ai connu le moment où on a eu les mails. Sur le fond, cela ne change rien. Mais on construit une société sans archives, sans mémoire, donc cela ne va pas durer très longtemps et j’espère que je serai mort avant. Mais il y a des choses qui m’inquiètent plus que ça, par exemple le fait de savoir où on va manger ce soir ! Parlons de Mesures… Mesures, c’est un lieu aussi. Avec Françoise Morvan, on a fait le compte des manuscrits que l’on avait, soit en déshérence, soit publiés, soit disparus. Elle et moi, on est arrivés à plus d’une cinquantaine. On aurait pu chercher des éditeurs, mais on ne voulait pas se séparer de notre travail. J’ai vendu l’appartement que j’avais à Pétersbourg et touché des sous, 70 000 euros. C’était un argent très douloureux, parce qu’il signifiait ne plus avoir de lieu en Russie. J’ai décidé, comme je suis finalement un garçon pas foncièrement pessimiste, de le convertir. Et de créer 72

quelque chose qui nous permette d’être responsables de tout. Françoise a peint les aquarelles, dessiné le logo. Elle a décidé que c’était le moment de publier l’œuvre sur laquelle elle avait travaillé toute sa vie, un cycle de livres qui s’appelle Sur champ de sable, terme d’héraldique signifiant « sur fond noir. » Quatre livres qui suivent les âges d’une vie. Le premier, Assomption, c’est le pardon. C’est aussi la fête foraine, et la fin des vacances, la montée vers le feu et la fin de l’enfance. C’est un livre rouge et noir. Parce que sur les collines de Rostrenen, son village natal, en Bretagne, depuis avant l’ère chrétienne, on faisait un énorme feu le 15 août. Le but du pardon, c’est d’aller vers ce foyer. Buée, c’est l’adolescence, le moment où le corps de l’enfant devient le corps d’une jeune fille, tellement trouble, tellement pas bien. C’est aussi la lessive ; Françoise décrit ce qu’était la lessive quand il n’y avait pas de machine, dehors dans le froid, au début du printemps ; la beauté des traditions et des tableaux de la simplicité. Puis « buée », c’est « Buée de buée, tout est buée », dans L’Ecclésiaste. Et tout simplement, « buée » veut dire « la vie », en breton. Après, il y a Brumaire, sur l’âge adulte, sur l’entrée dans l’automne. Enfin, il y a Vigile de décembre, qui reprend tout le chemin d’une vie. C’est à la fois du poème et de la prose. Il y a plein de personnages, mais le principal, on ne le voit jamais. C’est extraordinaire. Pourquoi les numéroter et les signer ? Pour les rendre uniques. L’idée, c’était de tirer des livres rares à 400 exemplaires, pour 400 vrais lecteurs. Quand les libraires les prennent, c’est un acte de foi, ils savent qu’ils seront obligés de les vendre, il n’y a pas de dépôt. Cela vient d’un des auteurs que je traduis, Charles Reznikoff, un grand poète américain qui publiait lui-même : il savait qu’il trouverait son lecteur. Ce sont des petites rencontres, de personne à personne. Ce lieu délibérément petit est un lieu de grande intensité. Si ça marche, peut-être qu’on éditera des livres à tirages plus importants. Pour l’instant, on a une vingtaine de libraires partenaires et on peut les commander en s’abonnant, comme à un panier paysan : tu ne sais pas ce que tu reçois, mais tu sais d’où ça vient. La logique capitaliste fait qu’il n’y a que des grands groupes qui peuvent survivre – selon une logique qui les dépasse, ils sont obligés de produire – et des structures toutes petites. On va vers la disparition des structures intermédiaires. Je pense toujours à un ami que j’avais en Bretagne, fils de paysan qui vivait de cela, le seul de son village qui restait, pour une raison simple : il avait absolument refusé de s’endetter et d’agrandir sa propriété. Tous les autres avaient été persuadés d’acheter des tracteurs et de raser leurs haies. Et tous se sont ruinés. C’est invraisemblable. Lui avait des moutons, il ne vivait pas si mal. — ÉDITIONS MESURES, www.mesures-editions.fr


Cœurs déplacés

Éric Khoo et Charles de Meaux capturent l’âme sur grand écran d’un « Clap ! » fait d’imageries sensibles et d’histoires affectées. 73


ERIC KHOO, CHARLES DE MEAUX

DES IMAGES QUI CIRCULENT Par Nicolas Bézard ~ Photos : Nicolas Bézard

En attendant la 26e édition du Festival International des Cinémas d’Asie qui se tiendra du 11 au 18 février à Vesoul, Eric Khoo et Charles de Meaux nous ouvrent les portes d’imaginaires qui embrassent toutes les sensibilités d’Asie. ERIC KHOO LE GOÛT DES AUTRES

— Il n’y a qu’en France, et peut-être aussi en Corée, où je ressens un tel amour du cinéma. — Eric Khoo, le 12.02.2019, à Vesoul 74

Eric Khoo est un conteur-né. Son regard s’illumine comme celui d’un enfant à l’évocation de ses amis aujourd’hui disparus, aux destins aussi extraordinaires que le sien. Parce que son cinéma porte la marque d’une profonde empathie, il leur a dédié des films en témoignage de son affection. Le très remarqué Be With Me consacrait la vie de Theresa Chan, cette écrivaine aveugle et sourde, irrésistible de vitalité et d’humour. Disparu prématurément, son complice Damien Sin est revenu hanter les couloirs de son Hôtel Singapura sous les traits d’un élégant fantôme. Quant à Yoshihiro Tatsumi, pionnier de la bande dessinée japonaise indépendante, le culte que lui a toujours voué Eric Khoo l’a amené à tenter l’aventure du film d’animation. Altruiste et touche-à-tout (il est également producteur), Eric Khoo est d’abord celui qui a sorti le cinéma singapourien du long coma dans lequel il était plongé depuis la fin des années 60, redonnant à cette petite île une place significative sur la carte du cinéma mondial. C’est avec gourmandise que l’auteur de La Saveur des ramen s’est prêté au jeu de nos questions. Comment se porte le cinéma singapourien aujourd’hui ? Très bien. L’industrie cinématographique de Singapour a connu un âge d’or dans les années 50, sous l’impulsion des Shaw Brothers. Les producteurs étaient chinois, les équipes techniques


et artistiques à majorité indiennes, avec une présence importante de malais aux postes clés. Ce système a fonctionné à merveille jusqu’aux années 60. Mais lorsque la Malaisie s’est séparée de Singapour, la plupart des Malais sont partis. Cela a sonné le glas du cinéma singapourien pour quelques décennies. La renaissance a eu lieu avec l’apparition du Festival International du film de Singapour en 1987. J’y ai présenté mes premiers courts-métrages qui n’ont pas tardé à être interdits et censurés, c’était en 1991. Malgré cela, trois ans plus tard, j’ai pu concourir dans cette section, car les membres du jury étaient étrangers. Mon film a reçu une distinction spécialement créée pour l’occasion. Ce succès m’a permis de réaliser mon premier long-métrage, Mee Pok Man, sorti en 1995. Le film a beaucoup voyagé, il a été présenté à la Berlinale, à la Mostra de Venise… Soudain, une prise de conscience a eu lieu. Faire des films sur notre territoire devenait à nouveau possible. Depuis Mee Pok Man, ce sont en moyenne dix films qui sont produits à Singapour chaque année. Ce qui pour une petite île comme la nôtre est beaucoup. Aujourd’hui, nos cinéastes s’exportent dans des festivals prestigieux, je pense à Royston Tan, Boo Junfeng, Anthony Chen… Sandi Tan a remporté le prix du documentaire à Sundace pour son film Shirkers. Bref, même si notre cinéma dépend encore beaucoup des sociétés de distribution étrangères, il affiche une belle santé. Tout votre univers semblait déjà en place dans Mee Pok Man. L’importance des repas, la solitude urbaine, une vision presque romantique de la mort… Il y a beaucoup de bons amis qui sont venus m’aider pour ce projet, mais nous n’avions jamais fait de long-métrage ensemble. Nous n’avions d’ailleurs jamais fait de long-métrage tout court. Mais nous étions portés par une foi commune. Nous avons tourné le film en 18 jours en travaillant parfois jusqu’à 18 heures par jour. À la fin, nous étions si exténués que nous n’étions même plus sûr de ce que nous avions fait. C’est seulement quand le film a été présenté en avant-première dans un festival que nous avons compris ce qui s’était passé : nous avions réalisé un film. L’audace de certains raccords de Mee Pok Man fait écho à celle des sujets traités dans ce film. Vous n’hésitez pas à montrer la violence, la sexualité, autant de choses interdites par la censure à l’époque. Dans le Singapour où j’ai grandi, le système de classification des films n’existait pas. Tout était censuré. Quand nous avons réalisé Mee Pok Man, ce système venait tout juste d’être mis en place. Nous avons donc pu montrer le film dans une version non coupée aux spectateurs de plus de 21 ans. C’était une question de chance et de bon timing.

Vous y filmiez des rues anciennes de Singapour. Existent-elles encore ? J’ai tourné plusieurs scènes dans un ancien quartier de la ville. Quand j’y suis retourné une semaine plus tard pour faire de nouvelles prises de vue, je ne pouvais pas en croire mes yeux : tout avait été rasé. À Singapour, rien ne dure. Vous vous êtes à peine habitué aux choses qu’elles ne sont déjà plus là. Mee Pok Man porte un regard très spécifique sur la jeunesse en proie à une certaine déréliction. En cela, il rappelle des films qui lui sont contemporains, tels que Les Rebelles du dieu néon de Tsai Ming-liang, Goodbye South, Goodbye de Hou Hsiao-hsien ou Chungking Express de Wong Kar-wai. J’ai vu leurs films. J’adore Les Rebelles du dieu néon, c’est une œuvre exceptionnelle. Mon film préféré de Wong Kar-wai est Nos Années Sauvages. À l’époque, j’avais lu un drôle d’article dans le journal. Une rixe s’était déclenchée à la sortie d’un cinéma qui programmait Nos Années Sauvages. Les gens avaient exigé qu’on leur rembourse leurs places. Je me suis dit : « Mais qu’est-ce que c’est que ce film ? » Je n’avais aucune idée à l’époque de qui était Wong Kar-wai. La curiosité m’a poussé à aller voir son film. Nous n’étions que quatre spectateurs dans la salle, mais ce que j’ai vu m’a ébloui. Les trois autres personnes sont parties avant la fin. J’imagine qu’elles ont demandé à ce qu’on leur rembourse leurs tickets [rires]. Je n’ai pas pensé à ces cinéastes en réalisant Mee Pok Man. J’ai écrit le scénario avec mon ami Damien Sin, un auteur de nouvelles d’épouvante. Il revenait d’une cure de désintoxication et il m’a demandé de faire des illustrations pour son recueil de nouvelles. J’ai été particulièrement séduit par un texte intitulé One Last Cold Kiss, très inspiré de Charles Bukowski. J’ai eu envie d’en faire un film. Dans l’histoire originale, le protagoniste travaillait dans une morgue, mais je ne voulais pas faire un film d’horreur. J’ai donc demandé à Damien de conserver la trame tout en imaginant l’histoire d’un vendeur de ce plat de nouilles chinoises qu’on appelle le « Mee Pok Man. » Deux semaines plus tard, il est revenu avec un scénario sous le bras. Damien était quelqu’un de profondément humain. Il avait beaucoup d’amour et de compassion pour les marginaux. Son monstre préféré était Frankenstein, et je pense qu’il y a un peu de Frankenstein dans Mee Pok Man. Le cœur de votre cinéma, ce sont des rencontres. Damien Sin, Theresa Chan, Francis Bosco, Yoshihiro Tatsumi… Tous ces gens vous ont inspirés des personnages, des histoires. J’ai toujours besoin de me sentir inspiré par quelqu’un ou quelque chose. La Saveur des ramen, par exemple : tout est parti d’une histoire que m’a racontée ma mère, au sujet de la Seconde 75


— Il ne faut pas s’enfermer dans une boîte. Il faut explorer. — Eric Khoo Guerre mondiale et des exactions commises par les japonais lorsqu’ils ont occupé Singapour. Le film emprunte aussi à mes souvenirs d’enfance, la cuisine extraordinaire que me préparaient ma mère et ma nounou. Je n’aurais jamais eu l’idée d’en faire un film si Yutaka Tachibana, un producteur japonais, ne m’avait pas proposé de coproduire quelque chose pour célébrer les 50 ans de l’amitié entre son pays et le mien. En grand admirateur du Japon et de sa culture, j’ai été séduit par le projet. Mais je ne voulais pas réaliser qu’un film culinaire. Il me semblait important de montrer le pouvoir de guérison, de réconciliation que revêt la cuisine lorsqu’elle est partagée avec quelqu’un. Qu’avez-vous appris de l’expérience Tatsumi ? Est-ce facile de passer du cinéma traditionnel au cinéma d’animation ? Comme je suis également dessinateur, on me demandait souvent pourquoi je ne me lançais pas dans un film d’animation. Cette technique nécessitant énormément de temps, je répondais : « Jamais de la vie, je n’aurai pas assez de patience. » [rires] J’ai grandi en lisant les mangas de Yoshihiro Tatsumi, mais je n’avais pas lu Une vie dans les marges, son autobiographie dessinée. Cette lecture m’a bouleversée. Je me sentais redevable envers Tatsumi. Il fallait donc que je crée quelque chose en rapport avec sa vie, son travail, et cela ne pouvait se faire que si l’on mettait ses dessins au cœur du projet. Nous nous sommes rencontrés à Jinbōchō, un vieux quartier de Tokyo où l’on trouve beaucoup de librairies et de cafés contestataires. J’étais très intimidé et je sentais Tatsumi Sensei sur ses gardes. Mais au bout d’un quart d’heure, j’ai ouvert un petit carnet et je me suis mis à dessiner les idées que j’avais pour le film. En voyant mes dessins, il s’est détendu. Je lui ai montré comment j’imaginais la structure du film, avec sa vie évoquée en fil rouge et l’intégration de ses histoires courtes dans le temps de la narration. À un moment, Tatsumi s’est levé et il m’a dit : « Faites le film. » C’était un cadeau inespéré. J’ai contacté Phil Mitchell, un animateur basé à Batam, une île du détroit de Singapour, car je le savais grand fan du Sensei. Il a réuni une équipe de vingt-six animateurs indonésiens fraîchement diplômés. Tatsumi leur a rendu visite, il était très ému de voir comment ses dessins prenaient vie sur l’écran. Nous avons bouclé l’animation en six mois, un exploit pour une équipe si jeune. Le souvenir le plus fort a eu lieu quand nous avons présenté le film à Cannes. En montant les marches, Tatsumi a pris 76

ma main et m’a avoué qu’il avait toute sa vie rêvé de devenir cinéaste. Plus tard, j’ai appris qu’il avait été très influencé par le cinéma français de l’entredeux-guerres, qu’il trouvait moins manichéen que celui des studios de Hollywood. Faire un film suppose de travailler en équipe, et ce n’était pas dans sa nature. Mais d’une certaine façon, à travers ce film d’animation, son rêve s’est réalisé. Les grands festivals internationaux ont contribué à vous donner une visibilité. Vous étiez président du jury de la 25e édition du FICA. Quel effet cela fait-il d’être à la place de celui qui décerne les récompenses ? C’est moins stressant. [rires] Vesoul est un festival incroyable. Il y a ici une énergie et un engouement palpable. La plupart des gens qui travaillent au FICA le font bénévolement, ce qui montre bien leur degré de ferveur. Actuellement, il n’y a qu’en France, et peut-être aussi en Corée, où je ressens un tel amour du cinéma. Vous aimez surprendre en passant d’un genre ou d’une technique à une autre comme vous l’avez fait avec Tatsumi. J ’a i t o u j o u r s a i m é l e s c i n é a s t e s q u i expérimentent, comme Stanley Kubrick. Il ne faut pas s’enfermer dans une boite. Il faut explorer. Je suis en train d’écrire une histoire de fantômes pour mon prochain long métrage, et le week-end dernier, j’étais à Tokyo pour rencontrer la veuve de Yoshihiro Tatsumi. Elle m’a dit que son mari venait encore régulièrement lui parler. J’ai très envie de lui donner un rôle dans mon film. Il était déjà question de fantômes dans Be With Me. Avec le recul, on comprend que ce film annonçait quelque chose qui s’est généralisé par la suite, cette violence induite par les nouveaux moyens de communication. À l’époque, j’ai indiqué à mon coscénariste que je souhaitais réaliser un long-métrage sans dialogue, assez proche des films super 8 que je faisais dans ma jeunesse, sur le thème de l’espoir. Avec l’apparition des sms et de ces manières nouvelles et parfois violentes de communiquer, ce projet devenait possible. Ma rencontre avec Theresa Chan a précipité les choses. Je travaillais sur le scénario depuis plus d’un an lorsqu’un soir, à une fête, j’ai fait sa connaissance. Elle était telle qu’elle apparaît dans Be With Me, pleine d’esprit, débordante de vie et curieuse de tout. Je lui ai tout de suite proposé de jouer dans mon film. Theresa a alors levé son verre et elle a dit : « Vous devriez faire un film sur l’espoir. » C’était une belle coïncidence. Vous savez, je crois fermement au destin, et à toutes ces choses spirituelles qui nous arrivent parfois, comme cette histoire du fantôme de Tatsumi qui revient parler à son épouse. Ces phénomènes ne s’expliquent pas, mais on peut toujours tenter d’en faire du cinéma.


CHARLES DE MEAUX UN ART DU DÉPLACEMENT Charles de Meaux ne s’éparpille pas. Il sait où il va, contrairement à ce que sa biographie laisserait de prime abord penser. Jockey dans une première vie, il navigue ensuite entre Asie et Europe, art contemporain et cinéma. Cofondateur de la structure Anna Sanders Films aux côtés de Philippe Parreno, Pierre Huyghe et Dominique Gonzales Foerster, producteur d’Apichatpong Weerasethakul (Palme d’or avec Oncle Boonmee en 2010), De Meaux expose ses œuvres plasticiennes au MoMA et tourne ses longs-métrages en Ouzbékistan, à Macao ou à Pékin. Mais chez cet arpenteur du réel, chaque

projet, chaque voyage semble répondre à une même logique : cultiver un art du déplacement propice à faire se rencontrer des histoires, des champs de création et d’énergie divers, pour lever un peu du voile de mystère qui enveloppe notre monde. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Charles de Meaux revient sur Le Portrait interdit, son dernier opus, qui réunit à l’écran Melvil Poupaud et la superstar chinoise Fan Bingbing. Il nous livre aussi son sentiment sur cette Chine qui fascine autant qu’elle inquiète et pose un regard exigeant sur le cinéma tel qu’on le fabrique et le pense aujourd’hui.

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Vos films sont comme des expériences de chimie. Vous déplacez des éléments donnés dans des milieux qui leur sont étrangers et souvent hostiles. Il y a quelque chose dans ce déplacement du regard qui me plaît. C’est difficile d’en parler, car ce ne sont pas des mécanismes rationnels, on a un peu l’impression d’être le joueur de football qui commente le match en même temps qu’il le joue. Je ne me dis pas un matin : « Tiens, je vais jouer le déplacement. » Tout vient certainement d’une attirance pour le mouvement et pour les lignes de fuite. Pour ce qui résiste aussi, comme cette impossibilité que nous avons finalement de comprendre l’autre, quand bien même nous ne cessions jamais de produire des quantité de livres, de films ou de tableaux à cette fin. Filmer l’autre, le peindre, l’écrire, le décrire, l’envahir, le coloniser, lui témoigner de l’empathie ou du rejet : on ne fait que ça, et pourtant, ce mystère de l’altérite reste entier. Vous mettez en place quelque chose qui paraît risqué pour tout cinéaste. Vous tournez dans des régions lointaines et parfois instables telle que le Pamir au Tadjikistan pour le Pont du trieur. Vous précipitez des têtes d’affiche du cinéma français hors de leur zone de confort. Avant de vous investir dans la création, vous montiez des chevaux de course, là encore une activité dangereuse. Le danger n’est pas à l’endroit où vous le pensez. Le danger est là à chaque fois que je commence un projet. Une sorte d’adrénaline, d’excitation comparable à celle que l’on éprouve devant une œuvre d’art qui nous touche, lorsqu’on sent émerger des formes inconnues qui nous brûlent à l’intérieur. Du reste, je ne me vois pas comme un aventurier. On vous colle pourtant cette étiquette. Un peu oui, et c’est regrettable, car je n’ai aucune attirance pour ce genre de choses. Ce qui m’intéresse, c’est l’effet de réalité. Je pense que le cinéma a été en partie inventé pour cela. Souvenez-

— Les séries ? Balzac en faisait déjà. — Charles de Meaux, le 12.02.2019, à Vesoul

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vous des opérateurs Lumière qui se déplaçaient aux quatre coins du monde pour en rapporter des morceaux de réalité : ils avaient une consigne à respecter, un cadre déterminé à l’avance, une durée à ne pas dépasser, et ils devaient ramener des blocs de vie dénués de commentaire. Cette idée m’a fascinée car je me suis dit qu’il y avait là quelque chose de très juste et d’en même temps dysfonctionnel avec la nature même de la forme cinématographique. C’est dans cet interstice que j’essaye de loger mon cinéma. Henri Langlois disait des frères Lumière qu’ils avaient fait du cinéma un art plastique. C’est exactement ça. Ramener un fragment de temps, faire le portrait d’un paysage. C’est aussi la meilleure définition de mon travail. Avec l’expansion des séries et la migration des images sur les appareils connectés, beaucoup spéculent aujourd’hui sur la fin du cinéma sous la forme qu’on lui connaissait. Ces prédictions amènent un débat assez superficiel opposant des pseudo-modernes à des pseudo-traditionnels. Ces nouvelles technologies permettent d’étendre la diffusion des images. Elles créent un appel d’air pour de nouvelles façons de raconter des histoires. Les séries ? Balzac en faisait déjà. Nous observons donc un retour au feuilleton sous sa forme la plus intéressante, comme on l’a connu avec la littérature à une époque. Le paradigme n’est donc pas si renversant que cela. Il s’agit simplement d’une extension des possibilités et je suis pour toute extension des possibilités, d’autant plus que j’ai commencé à faire des films à un moment où le fétichisme du support originel du cinéma n’existait plus. Je n’ai jamais filmé en argentique, car la pellicule aujourd’hui n’a plus rien à voir avec la vraie pellicule 35 des origines, dont les composants chimiques sont interdits. Il est de bon ton d’affirmer que le numérique a démocratisé le cinéma, mais cela reste très compliqué et coûteux de faire des films en numérique. C’est d’ailleurs la seule chose que l’on peut reprocher à cette technique qui amène en retour un nombre infini de possibles. Bien sûr, elle ouvre aussi la porte à tous les mauvais goûts, mais n’est-ce pas justement cela qui fait tout son intérêt, sa beauté ? Dans votre dernier film, la vision de la Cité interdite est dénuée de clinquant, elle n’est pas mythifiée. Je voulais redonner une image à quelque chose que tout le monde connaît par le fantasme et l’imaginaire populaire. Donner la sensation de ce


que cela veut dire d’habiter un endroit minéral et silencieux. La Cité interdite était une belle idée. Il s’agissait de bâtir quelque chose qui ne pouvait s’appréhender que depuis le ciel, et donc d’un point de vue non-humain. En architecture, on appelle cela le « regard de Dieu. » Les plans de cette cité ont été dessinés de façon très mentale. Au milieu de la première mégalopole de l’histoire, au centre de cette ville grouillante vers laquelle tout un monde convergeait, il y avait ce trou noir, cette abstraction que j’ai tenté de rendre dans le film. Vous y parvenez grâce à des plans particulièrement graphiques, mais aussi par le soin apporté à la bande son. Le son a une importance capitale. Il participe énormément à la mise en scène puisqu’il s’agit d’un film d’action sans action et que dans certaines scènes, l’image n’aurait pu tenir toute seule. J’ai cherché à traduire l’étrangeté de cette ambiance sonore qui va à l’encontre de ce à quoi nous sommes habitués en Occident. Chez nous, le son d’une pièce est matifié par les rideaux, les objets, les meubles qui s’y trouvent. En revanche, le verre des vitres donne à ce son une résonance brillante. Dans la Cité interdite, les fenêtres sont recouvertes de papier et les pièces sont relativement nues, ce qui génère une sonorité différente. Et à l’extérieur des bâtiments, puisqu’il n’y a ni arbre ni végétation, le son est très minéral, avec des échos prononcés. Cela n’a pas surpris votre ingénieur du son ? J’ai travaillé avec mon technicien habituel avec qui je collabore sur mes créations sonores pour l’art contemporain. J’ai développé un logiciel à partir d’un open source qui avait été conçu par Iannis Xenakis à la fin des années 60 afin de mixer en 3D, sans passer par les mécanismes actuels qui nécessitent des centaines de hauts-parleurs. L’idée était que le son puisse induire par moments la mise en scène. Par exemple, un petit bruit d’étoffe sera perçu par le spectateur comme étant spatialement proche de lui et pourra le conduire à s’intéresser à quelque chose que le plan ne montre pas d’emblée. Quel regard portez-vous sur cette Chine que vous connaissez bien et qui se transforme à une allure vertigineuse ces dernières années ? D’une certaine façon, je comprends et je suis d’accord avec tout de qui se dit d’horrible sur ce régime. L’absence de liberté, les inégalités, le déni écologique. Une fois ce constat établi, cet endroit me fascine parce qu’il est le pays du désir.

— Faire du cinéma, c’est engager un combat contre la réalité du monde. — Charles de Meaux

J’y ressens un appétit absolument énorme pour tout. Cela génère des dérives de toute sorte, bien sûr, mais les chinois ont cette espèce de chose qui bouillonne en eux, cette envie de vivre, d’améliorer leur condition, de participer au monde, de se cultiver. La situation actuelle en Chine me fait penser au décollage des États-Unis au milieu du XIXe siècle. La pièce est lancée en l’air et on ne sait pas de quel côté elle va retomber. Les problèmes y sont nombreux et bien pires que ce que peuvent en rapporter les médias. C’est une sorte d’illusion triste. Les villes chinoises sont envahies de touristes et d’hommes d’affaires étrangers qui pensent que tout va bien, qui ne voient pas même l’embryon d’un problème. Il y a une cécité générale. Certains cinéastes nous montrent cet envers du « rêve » chinois. Il est très compliqué de réaliser des films en Chine. Le cinéma est étroitement surveillé, son esthétique et son propos sont réglementés. Et d’un autre côté, cet art connaît un boom économique sans précédent. Là-bas, un film s’écrit le lundi, se tourne dès le vendredi et sort en salle le mois suivant. Des cinéastes comme Jia Zhangke parviennent tout de même à jouer dans une espèce de zone grise. Ils sont dans la négociation perpétuelle avec le pouvoir, ce qui leur vaut quelques inimitiés, mais c’est aussi ce qui leur permet de continuer de faire des films. D’autres ont choisi de ne pas faire de compromis et vivent dangereusement. Je pense à Wang Bing pour qui j’ai une admiration sans borne. Au-delà du courage qui le caractérise, il a inventé une nouvelle manière de faire du cinéma. Ce n’est pas une critique de ma part contre Jia que j’aime aussi, mais Wang Bing est quelqu’un qui révolutionne l’écriture cinématographique tout en assumant cette menace politique qui pèse sur lui. C’est remarquable. 79


Dans quelle mesure ce cinéma chinois vous inspire-t-il ? Je dirais dans une moindre mesure, car la plupart de ces cinéastes ont eux-mêmes été inspirés par des grands maîtres de l’histoire du cinéma et par leurs chefs opérateurs. Disons que les grands réalisateurs chinois se sont réappropriés des choses que nous, en Occident, nous avons eu tendance à laisser filer. C’est justement ce qui fait la beauté de l’art, cet héritage qui circule, qui appartient à tout le monde. Ceci étant dit, je ne cherche pas à ce que mes films renvoient à un certain « asiatisme. » Voire même, je m’en méfie. Comme vous vous méfiez de la cinéphilie ? Absolument. Tout ce fétichisme ne m’intéresse pas. L’idée de classer les films, cette histoire des 50 meilleurs films de tous les temps, je trouve cela absurde. Je n’ai pas fait d’école de cinéma. Mon rapport à l’histoire de cet art est purement intuitif. Disons que je fonctionne par choc. C’est un peu le syndrome de Stendhal : certaines œuvres m’ont éblouies, d’autres pas, mais je ne veux en aucun cas déprécier ces dernières. À l’image de l’architecture, le cinéma est un art choral, un art impur, un art de la réalité. C’est pourquoi il me fascine. Faire du cinéma, c’est engager un combat contre la réalité du monde. Le Portrait interdit est l’histoire d’un visage, celui de l’actrice Fan Bingbing, la plus grande star chinoise. Un visage fascinant. Et en dehors de ça, Fan Bingbing est une actrice extraordinaire, douée d’une grande intelligence. Elle a ce truc inexplicable. On met en route la caméra, et soudain quelque chose de magique se produit. C’est le mystère ultime du cinéma dans sa dimension la plus historique, car finalement, cela renvoie aux films hollywoodiens des années 40, 50, celui des grandes stars qui ont ce rapport transcendant à la caméra. Vous filmez ce visage comme s’il s’agissait d’un paysage parcouru d’infimes frémissements. C’est un travail de réglage et de confiance mutuelle. Les choses se sont faites lentement, comme du thé qui infuse. D’abord à cause du barrage de la langue. Notre communication passait par des petits détails. Un regard que je lui adressais suffisait à lui faire changer quelque chose dans son expression. A contrario, son jeu m’obligeait parfois à modifier des éléments dans ma mise en scène.

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Le film contient une réflexion autour du regard, celui que l’on projette, celui que l’on attire. Vous mettez en place des dispositifs de mise en scène qui ont une dimension presque performative : l’œil qui espionne à travers une vitre de papier, des yeux grands ouverts peints sur des paupières closes. C’est un plaisir de cinéma. L’outil caméra me fascine. J’adore sa présence. Je la choisis moimême, ainsi que les objectifs que je change en fonction du jeu des acteurs. J’aime la mise en scène, mais je n’aime pas tellement la mise en place, et cette idée de la performance, bizarrement, elle arrive davantage dans le champ de mon cinéma que dans celui de ma pratique plasticienne. Si je ne parviens pas à faire émerger de la réalité dans une scène, à faire en sorte que la caméra, les acteurs et moi-même, nous soyons dans une tension avec la réalité, alors je ne suis pas satisfait. Vous êtes le producteur d’Apichatpong « Joe » Weerasethakul, dont le film Oncle Boonmee a reçu la Palme d’or en 2010. Cette distinction a fait grincer quelques dents, comme si le geste le plus transgressif que l’on pouvait proposer aujourd’hui aux spectateurs, c’était de leur redonner du temps. Le cinéma de Joe est un cinéma des questions, pas un cinéma des réponses. J’ai une grande confiance dans ce qu’il propose, tandis que je me méfie des techniques scénaristiques qui consistent à vous mener d’un point A à un point Z sans même que vous ayez eu le temps de comprendre quoi que ce soit. Je suis à chaque fois surpris et émerveillé par les formes qui naissent de son imagination. Certains me disent : « C’était très beau, mais je me suis un peu endormi. » J’ai envie de leur répondre : « Et alors ? Pourquoi la subjectivité du moment l’emporterait ? » Le nombre de films à côté desquels je suis passé parce que j’étais de mauvaise humeur, ou préoccupé, ou simplement trop fatigué... Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Sur la production du prochain film de Joe justement, un saut dans l’inconnu puisque l’histoire se déroule en Colombie. Il est en train de tourner là-bas actuellement, avec Tilda Swinton et Jeanne Balibar. Le projet s’annonce excitant. — Festival International des Cinémas d'Asie, du 11 au 18 février à Vesoul, www.cinemas-asie.com


Recette secrète Lou Doillon colore le monde, Guillaume Perret cherche l’essentiel, Claire Faravarjoo défonce tout et Emma-Jean Thackray rend addict. Encore ! 81



LOU DOILLON L’AFFRANCHIE Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul

Après Places et LayLow, Lou Doillon tombe le masque pour Soliloquy… Et on aime ça. Vraiment beaucoup. Il y a un côté ensorceleuse dans le sourire de Lou Doillon, dans son regard et ses expressions aussi. Dans les gestes qu’elle fait avec ses mains. Les mots qu’elle choisit - son débit, rapide, obstiné, intarissable. Un truc magnétique, intense, qui s’accorde parfaitement avec son franc-parler à toute épreuve. Fille de sa mère, fille de son père, sœur de ses (demi) sœurs, mère de son fiston. Et surtout, elle. Elle, plus que jamais, de retour avec un troisième album, Soliloquy, qui conjugue au passé la « petite chose timide et fragile » qu’elle jouait jusqu’alors, pour afficher façon 4x3 la femme qu’elle est désormais vraiment. Alors quand on la rencontre avant son concert au Nancy Jazz Pulsations, on a qu’une envie : l’écouter. Encore. On parle souvent de ce moment de grâce qui survient, parfois, durant un concert, sans que l’on sache vraiment pourquoi – ce moment où l’artiste est tellement en phase avec son public que le temps s’arrête. D’un coup. Stoppé dans sa course folle. La communion totale. Ce truc difficile à atteindre, difficile à décrire, qui te prend par le cœur ou par les tripes et qui te laisse un peu orphelin une fois les amplis éteints. Que tu vas garder longtemps dans ta tête et qui te collera le sourire aux lèvres à chaque fois que tu y penseras… Et tu y penseras souvent. Eh bien ce moment-là, ce truc-là, il existe aussi lors des interviews. De temps en temps. Parfois. Rarement.

Lou Doillon permet ça. Un échange intense et spontané. Drôle, franc, comme si l’on se connaissait depuis longtemps, elle qui pourtant suffoque dans le “milieu” depuis ses premiers pas, qui enchaîne les interviews comme un gamin les fraises Tagada. Pourtant ce soir-là, dans sa loge, à quelques heures seulement de son concert, elle (se) raconte, sans maquillage sur le visage, sans filtre sur les mots. Avec, pour parler de cette transformation-affirmation-confirmation en forme de troisième album, une liberté de ton prodigieusement bienvenue. « Il y a très peu de gens que je rencontre qui n’ont pas d’a priori sur moi. Vu que j’ai été bien élevée, dans une famille polie, à l’écoute, où il ne faut pas gêner ni prendre de la place, j’ai cultivé cet aspect “petite chose fragile” dans mes chansons, sur scène… Et c’était très bien, car la majorité de ma vie ressemblait justement à ça. C’était moi, du moins une version de moi. Sauf quand j’étais adolescente, quand je criais “allez tous vous faire foutre !” Eh bien, tu vois, ce moment magique-là, où n’a d’importance que les choses importantes, il est de retour. Et ça fait un bien fou. Parce qu’aujourd’hui, justement, j’ai compris que je ne pouvais pas passer ma vie à être la fille de mes parents, la mère de mon fils, la copine de mes mecs… Le quotidien nous le fait oublier, mais un jour, on réalise que la vie, ça ne va se passer qu’une fois… Alors on se demande, “à quel moment s’est-on vraiment appartenu ?” C’est le cœur même de cet album, Soliloquy. S’appartenir. »

—L a musique est une manière de traverser tous les métiers que je fais. —

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—O n est dans une époque de “coloriage”. On remplit tout… J’avais envie de déconstruire. — COLORE LE MONDE Après deux disques teintés de douceur folk et de mélodies tendres, avec son portrait en gros plan sur une pochette en monochrome, ce troisième opus fait presque figure d’ovni – coloré, audacieux, avec sa jaquette futuro-vintage et ses tonalités rock sensuelles qui font vibrer un grain de voix toujours si élégamment éraillé. « Pour sûr que j’en avais marre du noir et blanc ! Et puis ça commençait à devenir “malhonnête”, parce que, comme je te disais, je suis beaucoup plus singulière et fantaisiste que ça. Même à l’époque des deux premiers disques finalement. Mais je crois sincèrement que c’était la seule option que j’avais. Ce troisième album arrive comme cela parce que c’est un troisième justement. Il m’aurait été impensable de commencer avec un disque comme celui-là… Parce que quand je me suis lancée, la presse n’était pas prête à me lâcher si vite, ni à me légitimer tout court – moi non plus d’ailleurs. Alors j’ai proposé quelque chose de plus doux – qui me correspondait quand même, attention. Mais disons qu’il faut aussi un temps pour trouver son son, puis encore du temps pour le remettre en question. Se trouver. Trouver qui on est, vraiment. Assumer tout. Pouvoir parler sans peur de ses failles. En anglais, “se déguiser” et “s’habiller”, c’est le même mot, et là-dessus, je suis très anglo-saxonne. » Parce qu’au final, cette nana, on l’a vue grandir. Essayer, tomber, recommencer, tenter des choses, puis d’autres choses, cinéma, théâtre, dessin, photo. Musique. Jusqu’alors auteure-compositeure-interprète, là voilà désormais également productrice et, à l’aube de la quarantaine [#çanenousrajeunitpasnonplus], elle (se) lâche pour se projeter dans l’instant. « Le titre I’m sick of my name [J’en ai assez de mon nom, ndlr], tout le monde me demande si ça un rapport direct avec mes parents – bon, je pense que si j’avais un problème avec ça, je n’en ferais pas une chanson, hein. Il n’est pas question de moi ou de mon propre nom. C’est beaucoup plus universel que ça ! Simplement, je trouve que l’on est tous coincés dans notre être, entre les projections de la société, celles de nos parents, du monde autour de nous… Alors, est-ce réellement possible de se libérer d’où on vient, je ne sais pas, mais je pense que c’est une belle mission à remplir quand on a passé 30 ans, d’essayer de trouver qui on est, tout seul. » Elle fait une pause. « Est-ce que j’ai trouvé ? Je pense. En tous cas, j’ai retrouvé la petite vénère que j’étais à 13 ans, et ça, ça me fait plaisir. » J’imagine l’ado en colère, je souris. Elle aussi. 84

SORCIÈRES & CIE Oubliée la « petite fille (de) » qui se cachait derrière sa frange ou son micro sur Places ou Lay Low, désormais Lou Doillon joue carrément les sorcières quand elle se donne en concert. « Sur scène, il y a un truc mystique, oui vraiment ! [Elle rit] D’une certaine manière, j’aspire l’énergie qu’on me donne et je la renvoie le plus fort possible… Tous les gens qui m’ont plu ou influencé, c’était des chamans sur scène ! Enfin, je peux dire que je suis arrivée à l’endroit qui m’a donné envie de faire ce métier. Parce que la chanson, c’est sûrement ce qu’il y a toujours eu de plus fort en moi – plus que la comédie, plus que le mannequinat, plus que tout le reste. » Comme toujours avec elle, tout est surtout question de timing. « Je suis très contente de ne pas en avoir fait jeune. À l’époque, ça aurait été pour de mauvaises raisons – pour qu’on m’aime, ou pour m’aimer moi-même… Aujourd’hui, c’est parce que j’ai besoin de dire les choses que je monte sur scène. Mon rôle, c’est d’aimer, pas de vouloir être aimé. » Sa voix se fait plus dure. Le propos plus soutenu, plus posé, celui d’une artiste parfois mal aimée, parfois malmenée, qui en a vu d’autres, mais qui continue, inlassablement, à chercher la poésie dans le monde. « Tout ce que je fais, c’est construire des châteaux de sable devant la mer. À la prochaine vague, ça partira, et il y aura un autre château à construire… J’aime cette idée de passer à autre chose, et de tout recommencer à chaque fois. Au fond, c’est la seule manière de vivre sainement ces métiers qui sont profondément aléatoires. » Lucidité d’une artiste qui connaît le revers moins clinquant d’une médaille dont les reflets dorés ne sont parfois que de la peinture pailletée. « On est dans une époque de “coloriage”. C’est dur ce que je vais dire, mais aujourd’hui, on remplit tout. Quand je vais au cinoche, entre les effets spéciaux, les plans de coupe, la musique… Je ne comprends même plus ce que je vois. Les pubs, les téléphones, les réseaux, la radio, tout est rempli. Saturé. Et le rempli, moi, ça ne m’intéresse pas beaucoup. J’aime les courbes, les aspérités, les rugosités, les corps auxquels on s’accroche… » L’engagement, toujours. L’affirmation, aussi. « Quand on compte jusqu’à dix, pour que dix ait du sens, il faut qu’il y ait un zéro – et je trouve que l’on est dans une époque où tout est à onze tout le temps. Moi, j’avais envie de déconstruire. La musique que je fais ressemble aux dessins que je fais. Un trait noir, qui délimite le vide du plein. J’aime l’idée qu’il y ait de la place. Parce que c’est important le silence, tout autant que le son – les dix secondes de blanc dans I see you, je les ai toujours assumées, même si ça rendait l’histoire compliquée pour la radio. Je crois que la radicalité se joue là. »


UNE À LA FOIS La radicalité, justement, c’est une valeur qu’elle connaît bien. Depuis qu’elle fait de la musique, plus une seule apparition sur grand écran – sept ans déjà qu’elle ne s’est pas retrouvée devant la caméra. La dernière fois, c’était pour son père, en 2012, dans Un enfant de toi. Est-ce que se consacrer entièrement à la musique a été une décision facile à prendre ? La réponse ne se fait pas attendre. « Oui. Mais de toute façon, je n’avais pas le choix… Disons que je suis en même temps complètement polyvalente et complètement mono maniaque à la fois ! J’ai besoin de prendre du plaisir à ce que je fais, et de m’y consacrer entièrement, littéralement. Je ne peux pas passer une journée sur un tournage quand j’ai une chanson en attente à la maison, pour moi, dans ma tête, c’est impossible. Un film, un album… Ce sont des choses qui demandent d’être disponible au sens premier. Donc si j’ai une chose à faire, je m’y consacre entièrement. J’admire les gens qui peuvent passer d’un truc à l’autre, pour moi, c’est impossible. » En cuisine, même combat, car, pour ceux qui ne le savent pas, Lou Doillon a également une passion pour l’art culinaire, et, n’en déplaise à notre époque pro-vegan, pour la viande en particulier. « Si je fais à bouffer et que ça prend cinq heures, et bah ça prend cinq heures, et si il y a deux coups de téléphone impératifs à prendre, c’est terrible à dire, mais je ne PEUX pas les prendre, parce que je suis en train de faire un bouillon de poule, et là le monde s’est arrêté ! Quand je faisais des maquettes avec mon fils, pareil, j’étais injoignable, mes agents devenaient dingues…. Mais je suis comme ça. Entière, dans tout. Alors j’essaye de faire au mieux, mais ça me prend un temps de dingue, un an pour écrire l’album, un an pour le créer et faire la promo, un an de tournée… J’ai fait trois albums en sept ans, et honnêtement, je n’ai pas eu une seconde pour aller tourner quoi que ce soit. » Elle tempère. « Pourtant, j’aime vraiment être actrice ! Et en même temps, pour faire encore une boucle, parce que tu as compris que j’aimais les boucles, la musique est pour moi comme une manière de traverser tous les métiers que je fais. »

minutes, où les nouvelles têtes arrivent par bus entier tous les jours, où toute l’industrie se pète la gueule, ça me ferait sans doute du bien. C’est un peu un art martial de rester au milieu de tout ça ! Même si ça me plaît bien, une mini-société où on fait de la musique, de la bouffe, et où on élève un enfant et des chiens. » Joli programme. — LOU DOILLON, Soliloquy, Barclay

—T out ce que je fais, c’est construire des châteaux de sable devant la mer. À la prochaine vague, ça partira, et il y aura un autre château à construire. — Le 15.10, dans sa loge, avant son concert au Nancy Jazz Pulsations.

Au final, ce qui lui manque, c’est surtout de se mettre au service de l’imaginaire d’un autre – et pouvoir se reposer, parfois, sur ses épaules. « Parce que ça fait sept ans que je suis quasi-employée à plein temps pour la cause “Lou Doillon”… Alors j’avoue que déléguer les responsabilités, ne plus se sentir toute seule au milieu de plein de monde, comme à la tête d’une nano-société qui tente de rester au liseré du respirable dans des métiers où tout est remis en question toutes les 85


GUILLAUME PERRET, Fusionner les éléments Par Benjamin Bottemer

Le saxophoniste le plus électrique de la scène jazz hexagonale aspire à de nouveaux horizons tandis qu’il prépare son prochain album. S’il écume toujours les clubs et les festivals jazz, Guillaume Perret suit depuis ses débuts un parcours multidirectionnel, lui qui a entamé sa discographie chez Tzadik, le label de John Zorn, qui décrivait alors le jeune trentenaire comme un « nucléaire d’émotions. » L’homme au saxophone bidouillé, architecte sonore empilant les pistes pour livrer avec son groupe Electric Epic des paysages entre musiques du monde, dub et jazz aborde de lui-même, dès l’entame de notre échange, son désir de « sortir des réseaux jazz. » Actuellement, Guillaume Perret achève sa tournée Elevation, issue de son travail sur la bande originale du documentaire 16 Levers de Soleil, narrant les aventures spatiales de Thomas Pesquet, qui lui a laissé un goût d’inachevé... Mais qui lui a aussi offert, comme tous ses projets, une matière sonore et mentale qui l’emmènera ailleurs. 86

Qu’est-ce qui a déclenché chez toi cette envie de « sortir des réseaux jazz » ? Je trouve simplement que c’est un modèle qui est en train de mourir : la façon de tourner, d’enregistrer, avec des projets lourds et chers... Je préférerais me rapprocher des réseaux électro, ce n’est pas que je veux faire de l’électro, je veux toujours un rapport organique à la musique, avec mon saxophone, mais c’est surtout la façon de procéder, l’état d’esprit de ce milieu qui m’attirent. Dernièrement, j’ai matché grave avec Viken Arman, qui est un musicien au sens le plus large, mais plus inscrit dans ces sphères-là. Comment s’est passée cette rencontre ? Il est venu vers moi au New Morning, où on a fait un set énorme avec claviers et batterie, et il m’a proposé de l’accompagner sur quelques-unes de ses dates. J’ai cru qu’on allait faire quelques petits concerts, mais il m’a emmené direct à New York, Los Angeles, Berlin, Istanbul, Beyrouth... Bientôt, on va aller au Burning Man ! [légendaire festival dans le désert du Nevada créé en 1986, ndlr] C’est un vrai fan de jazz, à Burning Man, il a passé Africa de Coltrane pendant quinze minutes... Thomas de Pourquery disait que sa formation Supersonic orchestra était « un groupe de rock déguisé en groupe de jazz ». Tu ressens un peu la même chose dans ton envie d’être crossover et de t’affranchir d’une étiquette ? Thomas de Pourquery et moi, on est dans la même vibe, on est des rockers dans le sens où on


veut que ça transpire sur scène, que ça claque, mais aussi avec du lyrisme, de la mélodie. Après, musicalement parlant, je ne suis pas plus rock que ça, c’est juste l’énergie qui est comparable, mais tout autant que celle des musiques du monde, de la drum’n’bass... À l’époque de ton album Free, tu qualifiais celui-ci de « film sonore. » Ta dernière sortie, c’est la bande originale de 16 Levers de soleil, le documentaire sur Thomas Pesquet ; c’est cette sensibilité aux images qui t’a amené sur ce projet ? Je veux que toutes mes musiques soient de vrais « trips » où tu te balades dans des paysages, qu’elles donnent accès aux mondes intérieurs de chacun ; et c’est ce type de retours que j’ai souvent de la part du public. Après, 16 Levers de soleil, j’ai un peu envie d’oublier ce projet. Pourquoi cela ? La collaboration avec la production a été super, j’ai énormément bossé dessus, ils m’ont commandé un space opera, mais pour au final ne garder que quelques bribes. C’est comme ça, c’est la musique pour l’audiovisuel, il faut savoir lâcher prise... En plus, quand la BO est sortie en disque, elle n’a pas vraiment été identifiée comme l’un de mes albums. Au final, ça a été du temps perdu pour toi ? Non, parce que ce type de projets, il en reste toujours quelque chose que je peux réutiliser. Par exemple, je travaille avec la chorégraphe Carolyn Carlson en ce moment, et je sais comment

marchent ces artistes-là : elle me demande plein de trucs, plein de modifs, d’essais... Je comprends ça. Ce qu’il reste, je le range dans un tiroir, c’est du pain béni ! Il y a aussi eu toute la tournée Elevation, autour de la musique du documentaire... Oui, mais en fait, j’ai réécrit beaucoup des compositions et j’en ai créé d’autres, que l’on peut entendre sur scène ; ce sera aussi une matière pour un futur album, prévu début 2020. Parfois je me dis que pendant le travail sur 16 Levers de soleil, j’aurais dû être plus épuré, proposer moins de choses... Mais au final rien n’est perdu. C’est l’avantage d’enregistrer « 100 pistes par morceau » comme tu l’as dit à propos de ton processus créatif. C’est ça, mais je suis un peu fatigué par cette démarche. Mon prochain projet, je voudrais l’appeler Simplify... J’aimerais faire du Justice avec trois pistes et des morceaux qui défoncent, ou alors faire un disque pour un label comme ECM, avec beaucoup de silences, mais une puissance de dingue. C’est pas ma personnalité, mais essayer d’aller à l’essentiel, c’est vraiment ce que j’aimerais faire à l’avenir. Et jouer devant un public debout, et pas enfoncé dans son fauteuil ? [rêveur] Ouaaaaais...

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Emma-Jean Thackray

Penser en dansant Par Guillaume Malvoisin ~ Photo : Guillaume Malvoisin

Une des deux jeunes femmes, avec Jaimie Branch, à secouer les podiums mondiaux de la trompette actuelle. Emma Jean truste aussi bien les dance floor que les boudoirs de philo. Rencontre improvisée à Belfort.

En écoutant Ley Lines, ton dernier album, on se pose d’emblée une question : Dois-je danser ou seulement m’asseoir et profiter des détails d’une musique ultra sophistiquée ? Je cherche clairement à mettre ses idées en balance. Le cérébral et le viscéral. Si je peux arriver à créer une musique qui fasse faire les deux ensemble, je serais ravie. Ce sera une véritable expérience d’écoute. 88

Comment t’accommodes-tu de la sophistication jazz et de ces basses ultra massives qui renvoient davantage à l’acid-house ? J’adore proposer des jeux au groupe avec qui je travaille. Par exemple, nous sommes en scène et je leur murmure une ligne de basse ou un groove et on se lance immédiatement dans cette direction. Parfois, ça fait flipper tout le monde. Mais c’est le jeu de l’improvisation. Il faut pratiquer


et apprendre à se laisser surprendre sans crainte puis à prendre du plaisir. Ce qui est prévu dans un morceau est comme une maison. Tu sors et tu reviens, tu pars visiter le jardin et tu reviens, tu pars voyager des mois et tu rentres à la maison. Il y a des éléments dans ta musique qui semble cependant très écrits. Comment gères-tu le passage au live ? Dois-tu accepter de perdre certains traits de ton écriture ? Tout à fait. Je serais plutôt influencée par la philosophie du No Mistakes. Si un incident survient, chacun de nous connaît suffisamment la musique et son instrument pour transformer cet incident en quelque chose d’intéressant. Si une note jouée ne colle pas avec le reste, tout le monde peut la suivre et donner une nouvelle direction à la musique. Je suis tellement heureuse de ces capacités qu’il peut m’arriver de créer intentionnellement de petits incidents comme changer le tempo d’un morceau, juste pour voir. À te voir jouer, on a l’impression que tu sais déjà ce que tes partenaires vont jouer. Ça tient à une combinaison entre l’habitude due au fait de jouer énormément ensemble et la connaissance qu’a chacun de nous du style des autres. C’est une super idée à considérer, ça. Okay, l’improvisation est au-dessus de tout, mais est-ce encore improviser si tu connais par cœur les gens avec qui tu joues ? Te considères-tu comme une musicienne de jazz ? C’est une question très difficile. Parce que pas mal de monde a des idées préconçues sur ce qu’est le jazz. Ma musique vient de plusieurs répertoires que je ne dissocie guère, par ailleurs. Je me présente alors comme performer, producer ou compositrice. Le tag jazz ne me va plus vraiment même s’il reste mon bagage, mon parcours et, que ma musique empruntera toujours ses codes comme l’improvisation, par exemple. Okay si je qualifie Ley Lines d’album nocturne ? Sure. Avais-tu cela en tête en le faisant ? Pas du tout. Je ne peux pas enregistrer la nuit à cause de la configuration de mon studio et des voisins qui seraient gênés par le bruit. Mais j’écoute souvent de la musique jusqu’à tard le soir. Peut-être cela vient-il inconsciemment de cela.

Ce qu’on ne perçoit pas forcément tout de suite avec l’album, mais très vite en live, c’est la charge politique de ta musique. La musique est tout pour moi. Mais j’essaie de faire des morceaux qui ont plusieurs épaisseurs, qui livrent plusieurs récits. Par exemple, Make Do évoque la pauvreté à Londres. Les paroles sont suffisamment abstraites pour qu’on puisse les interpréter de plusieurs façons. Cette histoire n’est alors plus seulement mon histoire. Tu parlais d’acid-house tout à l’heure. On pourrait être surpris de ton choix de remplacer la basse par un sousaphone, plutôt utilisé dans les fanfares. Oui, c’est ça, ce choix vient directement des brass bands, mais ça rappelle aussi le jazz trad’, la Nouvelle-Orléans. Ensuite, c’est un instrument qui laisse entendre la respiration. J’adore ce son, entendre les gens respirer. Tu n’aurais pas cela avec une contrebasse ou une basse électrique. Je voulais un rapport plus physique des musiciens à leur musique. Et ce son nous ramène parfois vers le dub. Oui, avec ce gros son gras, énorme. Tu as enregistré Ley Lines en solo. Et là, tu le défends en live avec des musiciens. Tu n’aurais pas envie de le réenregistrer, aujourd’hui, avec eux ? Ce sont deux choses séparées. Il y avait également un groupe avec qui je travaillais les morceaux quand j’enregistrais seule en studios. D’ailleurs, on a fini par réenregistrer quelques tracks. Mais je ne peux pas en dire plus pour l’instant… La plupart des morceaux du disque sont très courts. J’ai toujours eu envie de finir un morceau avant que les gens en aient assez. C’est comme faire des chips. Elles sont cuites à la perfection, pour que vous ne puissiez pas vous arrêter d’en manger. Cet album est fait ainsi, avec des morceaux très courts conçus comme pleins d’univers différents dont on vous donne juste un aperçu parfait du goût. En espérant que vous y reviendrez.

— www.emmajeanthackray.com

— C’est le jeu de l’improvisation. Il faut pratiquer et apprendre à se laisser surprendre sans crainte. — Le 12.11, au festival Be Bop Or Be Dead, à Belfort 89


Claire Faravarjoo, Sous le capot Par Cécile Becker ~ Photo : Christophe Urbain

Il y a quelque chose chez elle de très émouvant : une pureté et une honnêteté désarmantes. Claire Faravarjoo veut tout voir, tout chanter, tout goûter. Elle est fureur de vie. Elle sort Nightclub un album bougrement bien branlé où elle entame un chemin vers elle-même. Sauvage et timide. 90

Cela fait maintenant plusieurs mois que nous la croisons : aux détours d’une table-ronde sur le féminisme dans la chanson française, au Cabaret Vert à Charleville-Mézières ou entre quatre yeux pour l’une ou l’autre interview. On l’avait alors découverte timorée, toute en dedans. Elle bouillonnait. On sentait poindre quelque chose : la meuf voulait en découdre. Ce soir-là, dans ce bar où le vin nature finit toujours par déborder, il aura fallu plusieurs verres et un peu d’ivresse pour la voir se déployer dans sa totalité – après un temps d’interview officiel, la journaliste aime ces moments où les barrières et les filtres vont voir ailleurs s’ils y sont. On l’a alors constaté avec joie : on l’attendait, elle est arrivée. Un bon gros coup de pied dans la porte (n’attendez pas qu’elle s’excuse) après un premier groupe, quelques déceptions professionnelles – un compositeur lui ayant promis monts et merveilles – et une rupture amoureuse qui l’a laissée à poil. Ces chagrins, toujours vertigineux, auront poli cet album, Nightclub, et lui auront permis, probablement sans en avoir conscience, de se découvrir et de s’assumer avec ardeur. Claire Faravarjoo y raconte une forme de (re)naissance, l’énergie du désespoir (Apocalypse) qui vous pousse à vous cramer les ailes – les poumons, le foie et tout en même temps – jusque très tôt le matin. Ces noyades sous des litres d’alcool (Tequila) et de transpiration lascive sont souvent nécessaires pour dépasser un état de soi et se laisser émerger. Pendant ce temps-là, elle aura rencontré, discuté, ri, dansé (beaucoup), découvert les nuits en club, à Berlin ou Strasbourg, cuisiné, croqué goulûment la pomme – elle préfère la mangue –, beaucoup composé. Il est question de tout ça (et de pop, et de beats sautillants et de synthés qui s’emballent) dans Nightclub. Elle n’a jamais roulé sa bosse sans son petit carnet où elle notait tout ce qui lui passait par la tête. Elle rentrait alors chez elle, dans son home studio, se mettait à la table et déroulait un rythme, une basse sur laquelle venait naturellement s’apposer des mots. Tu sais me manquer lui aura pris 3 heures. Mais ne lui parlez pas de don, il est davantage question d’instinct. Composer, toujours chanter et écrire lui est vital, il ne se passe pas une heure sans chanson. C’est un truc qui la prend aux tripes. C’est comme ça. Et à l’observer en silence, à l’écouter sur pistes, c’est clair : cette meuf-là, elle en a sous le capot ! — CLAIRE FARAVARJOO, Nightclub, #14 Records


Vanités contemporaines Mélancolique ou apathique, Edward Hopper croque la réalité, Aurélie Amiot bouscule les habitudes, la collection Poitrey-Ballabio se décrypte et Tomi Ungerer manque, encore, toujours, à jamais. 91


EDWARD HOPPER, Espace de projection Par Aude Ziegelmeyer

Produits dérivés, mugs, posters, couvertures de Folio, c’est par la reproduction que l’on connaît Edward Hopper (1882-1967), chef de file de la peinture américaine moderne. À la Fondation Beyeler, le paradoxe hopperien se découvre vraiment. L’énigmatique artiste américain est longtemps resté dissimulé au sein de nos quotidiens. Illustrateur de formation, Edward Hopper a pourtant le don d’échauffer les esprits, d’électrifier les âmes mélancoliques et, surtout, de délier les langues, acides ou amoureuses. Après une rétrospective retentissante au Grand Palais en 2012, c’est au tour de l’élégante Fondation Beyeler de présenter les peintures, aquarelles et dessins de celui qualifié de « mauvais peintre » par Greenberg en 1945. L’exposition bâloise, dont les œuvres sont principalement issues de la collection du Whitney Museum of American Art, New York, se penche sur des facettes méconnues de son travail. À Bâle, ne cherchez pas l’iconique Nighthawks (1942), mais apprêtez-vous à découvrir un Hopper peintre des collines de beurre, de l’eau immobile, des forêts mystiques et d’une modernité figée. La Belle Époque Si les premières réalisations de l’artiste, dont son travail d’illustrateur commercial, ne sont pas présentes, les commissaires Ulf Küster et Katharina Rüppell ont pris soin de constituer un parcours aéré retraçant celui du yankee. L’exposition réunit ainsi soixante-cinq œuvres réalisées entre 1909 et 1965, un panorama plus ou moins constitué par thématiques : les paysages terreux, mouillés, ferroviaires, iconiques ou encore sur papiers. La première salle de l’exposition offre l’opportunité de contempler Railroad Sunset (1929). La composition

Edward Hopper, Second Story Sunlight, 1960, huile sur toile, Whitney Museum of American Art, New York, Purchase with funds from the Friends of the Whitney Museum of American Art, Inv. N.:60.54 © Heirs of Josephine Hopper / 2019, ProLitteris, Zurich. Photo : © 2019. Digital image Whitney Museum of American Art / Licensed by Scala 92


est découpée horizontalement, le ciel multicolore occupe les trois-quarts de la toile, uniquement tranché par une bande sombre : les rails d’une voie ferroviaire. Du côté gauche, la voûte céleste est sciée verticalement par deux formes sombres, une tour de signalisation et un poteau, à peine réchauffés par la chaleur du soleil couchant. Le dégradé du ciel, d’un bleu timide à un jaune verdâtre presque sale, trouve son paroxysme en un rose rendu vibrant par le contraste des collines vertes qu’il borde. Le génie d’Hopper semble se lire dans l’usage de couleurs trouvant leur superbe uniquement dans l’ensemble. Sa compréhension de la lumière et des couleurs est (bien évidemment) nourrie de ses références françaises. Au début du XXe siècle, il séjourne pendant plusieurs mois en Europe et réalise trois trips marquants au cœur de Paris de la Belle Époque. Il y découvre Courbet, Cézanne (à qui il reproche la « minceur » de ses toiles), Marquet, Sisley, Renoir ou encore Pissarro, mais mène une vie jugée solitaire, puisqu’il ne fréquente pas les ateliers d’artiste, mais leur préfère les cafés et les rues de la capitale. Il peint la Seine, et déploie ses jeux de lumière au sein de compositions de plus en plus travaillées. Mais le Paris qu’il aime est encore celui du siècle précédent, celui qui n’a pas connu la guerre, la grande.

En 1910, le francophile dit adieu à la lumière du vieux pays et revient à New York, où il retrouve son sujet de prédilection : le quotidien américain et l’immensité de ses paysages. Après un séjour dans le Maine où son attrait pour les côtes rocheuses voit le jour, il peint Square Rock, Ogunquit (1914). L’océan, évidemment bleu marine, semble avoir été solidifié sur la toile. Les roches qui l’entourent, comme barrière de protection contre l’entité chaotique, contre le calme avant la tempête, forment un amas mou, dont la texture évoque la Motte de beurre (1870) d’Antoine Vollon. Square Rock donne à voir le temps de gestation passé à penser la peinture, cette dernière est lente, fine, apathique dans le geste. Sa retranscription de l’immensité bleue, se retrouve dans l’huile sur toile 5 A.M (1937), où l’océan s’est transformé en sables mouvants d’un bleu azurin presque aussi clair que celui du ciel. La toile représente un phare, perdu sur un rocher au milieu de l’eau, et la côte, sur laquelle la cheminée d’une usine scinde le ciel. La présence métaphorique de l’ère industrielle est à peine représentée par des masses et des volumes inaccessibles et déconnectés de la nature. Le détail superflu est définitivement banni. Ses peintures, précédées de très nombreux croquis préparatoires de l’ordre du storyboard, sont similaires à des prises de vue cinématographiques.

Edward Hopper, Cape Ann Granite, 1950, huile sur toile, Collection privée © Heirs of Josephine Hopper / 2019, ProLitteris, Zurich 93


Edward Hopper, Gas, 1940, huile sur toile, The Museum of Modern Art, New York, Mrs. Simon Guggenhim Fund © Hiers of Josephine Hopper / 2019, ProLitteris, Zurich © 2019 Digital image, The Museum of Modern Art, New York / Scala, Florence

Etat de stase En 1915, Hopper se met à la gravure, avec succès. Ses sujets restent les mêmes, architectures ferroviaires et bâtiments vernaculaires, mais il les enrichit de la présence de modèles féminins et, ainsi, d’une dimension de fantasmes et de romances. Ces figures, engagées dans des dynamiques relationnelles incertaines, dévoilent le caractère moderne, propre au film noir, qui fera sa marque de fabrique. Et si Hopper est désigné comme étendard de l’art moderne américain, ce n’est pas un hasard. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, questionné sur son style, il décrète : « On peut dire que l’art d’un pays est à son apogée lorsqu’il reflète au plus près le caractère de son peuple. » Cette citation, marque le désir d’un retour à l’américanité pure des Roaring Twenties,

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ébranlée par la Grande Dépression. Dans ce contexte d’insécurité nationale, peu avant la guerre froide, Hopper est un peintre, américain, (est-il nécessaire de spécifier blanc et masculin ?) ayant vécu en France, qui, au lieu d’imiter l’art français (alors référence de la peinture), revient au pays pour se dévouer aux paysages américains. En accord avec une société américaine détachée d’un art baroque victorien à l’esthétique saturée, les scènes dépeintes par Edward Hopper font jaillir l’art de la banalité du quotidien. En exaltant le commun d’une Amérique figée dans le temps, et en proposant des œuvres où l’imagination du spectateur est convoquée (peu importe son statut social), il touche toutes les sphères de la société. La représentation de cette mélancolie nationale a participé à la


(re)construction d’une mythologie américaine, plongée dans un état d’incertitude parcouru par l’impression constante d’observer et d’être observé. Peut-être l’artiste, prédisait-il déjà l’omniprésence d’écrans et de caméras au sein de nos quotidiens. Dans les années 1930, l’âge d’or du cinéma Hollywoodien, ses autofictions nationalistes inspirées par sa cinéphilie, représentent l’état de stase qui caractérise le modernisme. À la fin des années 1930, il délaisse la peinture en extérieur pour son atelier où il s’appuie sur la synthèse d’images mémorisées pour peindre. Des aquarelles et dessins exposés à la Fondation Beyeler, une conclusion s’amorce rapidement : Hopper est meilleur dessinateur que peintre. Cependant, s’il perd en technique lors du passage d’un médium à l’autre, il gagne en émotions. Et sa retranscription de la réalité, bien que moins exacte au sens photographique strict, est de l’ordre de la perception, de l’expérience de la réalité. « Mais s’il était un meilleur peintre, il ne serait probablement pas un artiste à ce point supérieur » avait ajouté Greenberg, le perspicace. Mysticisme végétal Dans les années 40, l’artiste est d’ores et déjà, considéré comme gloire nationale et « pionnier d’une nouvelle voie », celle du réalisme américain. La qualité énigmatique de son œuvre est fortement accentuée par le personnage hopperien. Songeur et peu bavard, lorsqu’il consent à répondre aux journalistes, c’est ainsi : « Toute la réponse est là sur la toile. […] L’homme est le travail. […] Si on pouvait le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de peindre. » Déterminé à trouver sa voie en tant qu’artiste made in USA, il défend son individualité, une autre facette acclamée par la société américaine : « J’ai toujours voulu être moi-même. […] C’est MOI que je cherche. » L’historien de l’art Lloyd Goodrich, raconte : « Hopper était célèbre pour ses silences monumentaux ; mais comme les espaces dans ses images, ils n’étaient pas vides. Quand il parlait, ses mots étaient le produit d’une longue méditation. Il avait des choses perspicaces à dire, exprimées laconiquement, mais avec poids et exactitude, et prononcées dans un lent monotone réticent. » Si le vide suggère l’absence de la présence, le vide hopperien suggère une présence invisible, masquée, cachée. Sa capacité à investir la scène la plus banale d’une tension sous-jacente, se retrouve particulièrement dans Road and Trees (1962), toile réalisée à la fin de sa vie. Toute en horizontalité, la composition extrêmement épurée, presque abstraite, transcende le paysage : une forêt dense faite d’un camaïeu de verts, une route fine, simplement grise, un ciel bleu couleur mer

azurin. Le format donne l’impression d’observer le paysage depuis une fenêtre de train, ou de voiture, comme le faisait Hopper lorsqu’il voyageait en compagnie de son épouse, Jo, peignant depuis la banquette arrière. La forêt de bord de route n’est en rien silencieuse, en rien banale, l’invisible frémit derrière la végétation, prêt à jaillir, attendant que la barrière entre le réel et le reste ne fléchisse. Que la toile se craquèle, fasse éclater le cadre doré qui maintient le châssis, comme pour l’auréoler d’une présupposée aura divine, fabriquée par de maigres siècles de civilisation. Hopper admirait l’écrivain transcendantaliste Ralph Emerson et son courant de pensée faisant de la nature le symbole de la vie spirituelle, comme élément de proximité avec Dieu. L’environnement de la ville y est considéré comme moralement malsain, source de dépérissement de l’homme civilisé. Au cœur de ses peintures au récit mystique, quasi-dystopique, la mélancolie d’Hopper témoigne des blessures et des changements identitaires et sociétaux qui se sont opérés au XXe siècle. À la Fondation Beyeler, l’exposition se clôt sur la black box dédiée au court-métrage du réalisateur Wim Wenders. Two or Three Things I Know About Edward Hopper est un hommage donnant Hopper comme l’inspirateur inspiré du 7e art. Certes, le court-métrage 3D a le don de nous immerger, littéralement, dans les toiles du peintre, certes encore, l’esthétique y est impeccable et les images fort agréables à contempler (c’est du Wenders, après tout). Mais ce fanfilm reste très anecdotique. Quelques secondes de prolongation inutiles à la fin d’un match déjà gagné. Malgré ce beau, mais frustrant instant de cinéma, l’exposition est fascinante. N’en déplaise à Greenberg, si le « provincial » de la figuration réaliste a su se faire une place de choix dans notre imaginaire collectif, c’est parce que ses moyens étaient ceux d’un artiste resté si fidèle à sa vision du monde hanté par la mélancolie, qu’elle a traversé les décennies. À défaut de pouvoir affirmer le comprendre lui, c’est un peu plus de nous-même que sa lumière éclaire. — EDWARD HOPPER, exposition jusqu’au 17 mai à la Fondation Beyeler, à Bâle www.fondationbeyeler.ch

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En souvenir du futur

Par Emmanuel Abela

Anonyme, Tomi Ungerer avec un cadran d’horloge monumentale de la firme Ungerer Vers 1990-1993, Photographie, Archives du Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’Illustration, Strasbourg © Musées de la Ville de Strasbourg

Pour Tomi Ungerer, le temps a toujours été précieux. Il est au cœur de son œuvre comme le démontre l’exposition Time is Tomi au Musée du Temps de Besançon. 96


Chez les Ungerer, la question du temps est inscrite dans les gênes. Cette illustre famille d’horlogers strasbourgeois a connu en ses rangs les frères Jules-Albert et Auguste-Théodore Ungerer qui ont tous deux collaboré à la construction de la troisième horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg, avec Jean-Baptiste Schwilgué, entre 1838 et 1843. Alfred, le grand-père de Tomi Ungerer, puis son fils Théodore, se sont également consacrés à l’horlogerie d’édifice. On leur doit quelques esquisses remarquables, dont certaines études ont fait l’objet de publications dans des revues spécialisées. On doit surtout à Théodore un chef-d’œuvre : l’horloge astronomique de la cathédrale de Messine, réalisée en 1933, considérée en son temps comme la plus grande du monde. C’est dire si le temps compte d’une certaine manière pour Tomi Ungerer. On lui destine même la reprise de l’activité familiale, mais comme à son accoutumée frondeuse, le jeune homme volontaire s’en détourne et se consacre à des activités exclusivement artistiques. Il s’inspire toutefois de l’univers graphique de son père qui aimait dessiner son environnement quotidien, sa famille et les lieux avec une tonalité romantique désuète, en rupture avec son temps, mais délicieuse. La rupture se fait donc en douceur, et ce d’autant plus que la dimension technique qu’on trouve dans les projets d’horlogerie familiaux n’est pas étrangère au travail personnel de Tomi, loin s’en faut. Au fil de son œuvre, on lui découvre une certaine mécanique – c’est le cas dans les collages – et une fascination pour la machine. Il la représente, il la critique quand il constate à la manière d’un Chaplin que l’automatisation de la société contemporaine conduit immanquablement à la déshumanisation. La question du temps demeure présente dans son œuvre, de manière pratique – temps de conception et temps d’exécution – ou de manière thématique. Il l’aborde très tôt avec quelques allusions à l’activité familiale, comme des clins d’œil à sa propre filiation et l’expression d’un certain attachement. Ainsi, quand l’entreprise familiale ferme ses portes au début des années quatre-vingt-dix, il n’hésite pas à se rendre sur les lieux pour y explorer avec émotion les archives, et se faire photographier devant le cadran d’une horloge monumentale qui provient de l’atelier. On sent alors le poids d’une certaine mélancolie, la boucle est bouclée, le temps a passé. Or l’horloge fait des apparitions dans ses dessins dès les années 60, comme nous le relate Thérèse Willer, conservatrice du Musée Tomi

Anonyme, Fabrique Ungerer rue de la Fabrique, Magasin de pièces détachées avec quelques rouages d’horloges en cours de réglage, Début du XXe siècle, Tirage photographique, Strasbourg, Archives départementales du Bas-Rhin © Archives départementales du Bas-Rhin

Ungerer - Centre International de l’Illustration et auteure d’une monographie, Tomi Ungerer, Graphic Art, sur « l’univers iconographique foisonnant » de l’artiste. Elle constate la présence d’une horloge dans l’un des cartoons satiriques de Tomi : un personnage se tient penché devant une tour, sur laquelle figure une horloge sans aiguilles, cellesci sont plantées dans le dos et la tête de l’homme à la mine triste. On sent un poids, est-ce celui d’une filiation lourde à porter ? Ou est-ce celui du temps qui pèse sur la destinée humaine ? Les deux lectures sont possibles, et ce d’autant que Tomi ne tarde pas à thématiser l’omniprésence du temps dans son approche artistique. Il y a le passé bien 97


Tomi Ungerer, Rapt, Rigor Mortis, 1981-1982, Encre de Chine noire et sépia sur papier calque, Strasbourg, Musée Tomi Ungerer - Centre International de l’Illustration © Diogenes Verlag AG Zürich / Ayants droits Tomi Ungerer

sûr, un présent vivant – voire empreint de la plus grande sensualité –, et un futur dont les contours se dessinent parfois de manière floue, voire inquiétante. Avec des allers-retours constants. Ne signait-il pas ses ouvrages d’un attendrissant « En souvenir du futur » ? Et puis au bout, il y a la mort. Un point d’interrogation permanent chez l’artiste, qui y consacre ses dessins les plus troublants. La question de la mort justement liée à la figure paternelle, enlevée très tôt, alors que le jeune Tomi n’a que trois ans. Comme le souligne Thérèse Willer, « Tomi Ungerer voudrait modifier la marche du temps. » Celle qui a conduit à la disparition de son père, celle de l’Histoire qui a conduit aux horreurs nazies. « Destin personnel et destin collectif sont ici liés. » On prend conscience dès lors que cette question du temps est centrale, et offre des clés de lecture de l’œuvre protéiforme de l’artiste alsacien. C’est ce qui fait l’attrait de l’exposition 98

que lui consacre le Musée du Temps de Besançon, en partenariat étroit avec le Musée Tomi Ungerer de Strasbourg : le temps se situe au cœur. Il est présent dans sa satire sociale avec l’apparition du squelette qui rappelle la vanité de l’activité bourgeoise dans des détournements allégoriques audacieux du thème de la jeune fille et de la mort. Tomi peut explorer cette forme à l’envi à partir des gravures du début du XVIe dans les ouvrages qu’il peut consulter à Strasbourg. En se représentant lui-même face à la mort en train de consulter, perplexe, une œuvre qu’il vient de dessiner, Tomi souligne une autre forme de vanité, avec un regard lucide, voire acide, sur sa propre activité : la vanité de l’acte créateur. Il y fait preuve d’une humilité saisissante. Le temps est présent aussi dans sa série Rigor Mortis (1981-82), comme illustration de la décrépitude charnelle des corps ou dans Slow Agony (1983), une série pour laquelle il exclut la figure humaine et se consacre à d’autres formes de déchéance : celle de l’inanimé, celle de l’abandonné, celle d’une autre quotidienneté douloureuse et implacable. Les maisons s’écroulent, les engins et les voitures isolés finissent par rouiller. La vie est une vie d’après, vidée et désolée. Il y a dans ce Tomi Ungerer-là l’essence même de son œuvre, entre vitalité et désespoir ; il n’occulte en rien la truculence, l’esprit provocateur qui demeure, mais il se réduit à sa préoccupation première : une absence. C’est sans doute en cela qu’il nous émeut tant l’ami Tomi, quelques mois après sa disparition. C’est en cela qu’il nous semble si important, parce qu’il est le trait d’union entre la pratique artistique et technique de sa famille, l’approche intime de son père et les avant-gardes graphiques de son temps, avec la diversité qui l’a toujours animé, la précision et parfois même l’extrême urgence de son acte artistique. — TIME IS TOMI, exposition du 22 février au 28 juin au Musée du Temps de Besançon www.mdt.besancon.fr

Tomi Ungerer, Autoportrait à la mort, 1975, Encre de Chine, lavis d’encre noire, crayon gras noir sur papier, Strasbourg, Musée Tomi Ungerer - Centre International de l’Illustration © Diogenes Verlag AG Zürich / Ayants droits Tomi Ungerer



Modulab Empreintes durables

Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Romain Gamba

Depuis neuf ans, la galerie Modulab à Metz creuse un sillon, celui de l’image imprimée, via des expositions et des éditions en relation étroite avec les artistes et les publics. 100


L’espace modeste de Modulab, au cœur du quartier populaire d’Outre-Seille à Metz, se divise équitablement entre galerie et atelier. Un partage qui reflète bien la démarche du lieu tout comme l’exposition de l’artiste nancéien Luc Doerflinger visible lors de notre visite, qui dévoile une diversité de formats et de techniques. Chez Modulab, dessin, sérigraphie, peinture, gravure s’expriment sur de multiples supports, les expositions se prolongeant du côté de l’atelier grâce au savoir-faire d’Aurélie Amiot, autant artiste que galeriste. « Les expositions sont toujours suivies d’une édition dans laquelle je me sens co-autrice, explique cette dernière. L’artiste n’a souvent pas l’habitude de ce médium, c’est ce qui est intéressant. » Boîte aux trésors Dans l’atelier qui abrite le matériel d’Aurélie, est également conservée une petite partie des éditions d’art réalisées depuis 2011 en tirages limités. On admire le vinyle pop-up de Renaud Perrin, le Portfolio de Damien Deroubaix, celui de Gianpaolo Pagni et son Biologia Grafica, où il recouvre son livre de biologie d’écolier de tampons qui constituent son outil de travail privilégié. Autant d’artistes passés plusieurs fois par Modulab. « J’aime entretenir une relation étroite et prolongée avec les artistes, indique Aurélie. Ils travaillent avec moi et reviennent souvent pour d’autres projets, qui vont du livre au white cube. » Le caractère précieux et unique, l’alliance des matières brutes et d’un soin tout artisanal exhalent de chacun des objets classés de part et d’autre. On admire les vingt-quatre estampes du projet 1m², réalisées par autant d’artistes, une collection qui recherche aujourd’hui des lieux d’exposition. Plusieurs artothèques font l’acquisition des créations de la galerie, également diffusées lors de foires d’art contemporain ; Modulab participera d’ailleurs cette année pour la première fois à Art Paris, aux côtés de Luc Doerflinger. Une façon de mettre en avant les artistes, tout comme les quelques livres-objets que la galerie édite, « une documentation agréable, une base pour les théoriciens de l’art, un outil précieux aussi pour les artistes émergents. » Et l’arrière-boutique de Modulab regorge de bien d’autres trésors. Une année pied au plancher L’année 2020 s’annonce riche en projets, à commencer par la venue de Xavier Chevalier pour le projet Trompe l’œil. Personnage au profil inédit, artiste et pilote, il interroge les notions de paysage, de camouflage, d’attente avec ses centaines de dessins Wait, le sticker reconstitué d’une aquarelle collée sur son bolide ou encore la sérigraphie Killtime, qui sera réalisée avec la complicité de Charles-Henry de la Fensch, compagnon de longue date de Modulab. Il y aura aussi les expositions

hors-les-murs comme celle à l’Orangerie de Bastogne, qui fera dialoguer un duo d’artistes, ou encore la résidence de Marie-Cécile Massey pour un projet d’éducation artistique dans les écoles de Metz. La médiation est un axe important du travail d’Aurélie Amiot, qui emmène depuis plusieurs années son atelier mobile à la rencontre des publics. « C’est essentiel que les plus jeunes notamment puissent découvrir et surtout manipuler, nous dit-elle. Modulab a un rapport très fort à la matière et au papier, c’est ce que je veux partager. » Grand mix La ville est également une composante importante d’un lieu comme Modulab, qui traverse les frontières, mais est aussi une galerie de quartier visitée par les habitants et les écoliers tous proches. Entre les liens avec plusieurs artistes locaux et le rapport aux publics, une forme de circuitcourt artistique qui est aussi partie intégrante de la démarche du LoRA (Lorraine Réseau Art Contemporain) dont Aurélie Amiot vient de prendre la présidence en septembre. « 28 structures, petites pour la plupart, qui réfléchissent ensemble à leurs pratiques, mutualisent leurs idées et leurs moyens notamment pour l’accompagnement des publics », un aspect cher au cœur de Modulab, qui s’efforce de favoriser « le grand mix » : celui des humains comme des matières y est à l’œuvre au quotidien.

— Les artistes travaillent avec moi et reviennent souvent pour d’autres projets, qui vont du livre au white cube. — Le 16.01 à Modulab, à Metz — RÊVE N°4 DU MOINE RADAR, exposition jusqu’au 15 février de Luc Doerflinger à Modulab, à Metz — TROMPE L’ŒIL, exposition du 5 mars au 11 avril de Xavier Chevalier à Modulab, à Metz — LE WEEK-END DE L’ART CONTEMPORAIN par LoRA, visites du 13 au 15 mars à Modulab, à Metz www.modulab.fr www.lora.fr 101


LE GOÛT DES MERVEILLES Par Mylène Mistre-Schaal

En février dernier, les musées de Strasbourg devenaient les bénéficiaires d’une donation exceptionnelle : la collection PoitreyBallabio, comprenant 17 tableaux et 40 œuvres sur papier du XVIe au XIXe siècle. Giovanni Battista Salvi, dit Sassoferrato, La Vierge en oraison © Mathieu Bertola, Musées de la ville de Strasbourg.

Avant d’intégrer définitivement les collections strasbourgeoises, une exposition temporaire leur est dédiée à la Galerie Heitz. On les imagine dans leurs cadres, côte à côte, sur les murs d’une maison cossue. Habitant l’espace, habillant le quotidien de leur présence. On se surprend à fantasmer la vie à l’ombre de ces chefs-d’œuvre avant qu’ils n’entrent au musée. Et pour cause, derrière les cimaises de la Galerie Heitz, vibre encore la personnalité de Marie-Claire Ballabio et de Jeannine Poitrey, collectionneuses invétérées et généreuses donatrices. Chacun à leur manière, tableaux, dessins et gravures racontent un petit fragment de l’histoire de ces autodidactes prises de passion pour l’art. 102

Love art first sight « Marie-Claire Ballabio et Jeannine Poitrey ont constitué une collection de 57 œuvres sur 30 ans. Ce qui fait à peu près 2 œuvres par an » nous rappelle Florian Siffer, conservateur du Cabinet des Estampes et des Dessins. C’est la collection d’une vie, d’une vie à deux, construite au gré des opportunités. Primes annuelles, économies et autres ressources personnelles ont nourri cette passion commune, parfois au prix de véritables sacrifices pécuniers. C’est grâce à l’héritage de Jeannine Poitrey que les deux amies acquièrent leur première pièce, une crucifixion baroque italienne peinte par Francesco Trevisani. Traversée d’une lumière surnaturelle, c’est un véritable chef-d’œuvre. « Imaginez, elle


a consacré tout son héritage à un seul tableau… Ce qui est très beau » remarque Dominique Jacquot, conservateur du Musée des Beaux-Arts. « C’est une œuvre très importante dans leur vie à toutes les deux » complète Florian Siffer. « La dimension affective est le moteur de leur démarche, Marie-Claire Ballabio en parle d’ailleurs comme des “œuvres d’amour”. » Quand on embrasse la Galerie Heitz du regard, on comprend rapidement que les deux collectionneuses ont choisi de s’entourer d’œuvres de petit format, de l’ordre du tête-à-tête. « Il faut les voir de près, ce sont des toiles intimes, de délectation directe et apaisée » acquiescent les deux conservateurs. La collection Poitrey-Ballabio s’est construite aux coups de cœur, avec pour point commun la subjectivité éclairée de ces deux amatrices et leur goût apparent pour les paysages et les œuvres à sujet religieux. Si la peinture est un point de départ, « elles ne cherchaient pas à collectionner un peintre ou une école en particulier. »

C’est aussi l’état de conservations des œuvres, la maison de vente et leur pedigree qui semble avoir guidé leurs choix. Au final, « l’ensemble est d’une qualité remarquable, digne du musée du Louvre » confirme Dominique Jacquot. Pour sa première présentation au public strasbourgeois, les conservateurs ont pris un parti scénographique assumé. En mêlant les siècles, les techniques et les écoles, le parcours crée des échos esthétiques et des contrepoints entre des œuvres d’une grande variété. « Le but n’est pas de proposer un panorama chronologique de l’histoire de l’art européen, mais d’attirer l’œil sur quelques groupements d’œuvres. De voir à quel point elles vont bien ensemble et comment elles se parlent. » Et il faut croire qu’au travers des siècles, elles ont encore beaucoup à se dire. Les Moines à table d’Alessandro Magnasco tutoient un dessin de Gustave Doré tandis que Gerrit Berckheyde fait un clin d’œil à Rembrandt. L’esprit de la collection telle qu’elle devait être reprend un instant ses droits…

Alessandro Magnasco, Moines à table © Mathieu Bertola, Musées de la ville de Strasbourg.

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—L ’ensemble est d’une qualité remarquable, digne du musée du Louvre. — Dominique Jacquot, Le 29.11, au Musée des Beaux-Arts, à Strasbourg

Rembrandt van Rijn, La Mère de l’artiste © Mathieu Bertola, Musées de la ville de Strasbourg.

Lignes de force Sans y avoir d’attache particulière, les donatrices ont pourtant choisi la capitale alsacienne comme écrin. « Toutes deux, chacune de leur côté, ont fait une liste de villes et par chance, Strasbourg était la seule à figurer dans les deux ! » Mais il ne s’agit pas que de chance précise Florian Siffer : « Les donatrices avaient une vraie connaissance de nos fonds via les publications scientifiques des musées. Pour l’anecdote, c’est au travers du catalogue de l’exposition Bosch, ayant eu lieu ici même en 1998, qu’elles ont découvert cet artiste strasbourgeois dont elle ont ensuite acheté un tableautin ! » Les deux femmes savaient également qu’à Strasbourg, dessins et peintures peuvent être exposés en même temps, ce qui leur tenait beaucoup à cœur. Et à raison, puisque le dialogue entre peintures et œuvres sur papier est indéniablement l’une des lignes de force de leur collection. Nos deux interlocuteurs sont unanimes, en plus de renforcer certains points forts des fonds strasbourgeois, « toutes les œuvres viennent apporter soit un artiste soit un type d’œuvre que l’on n’avait pas encore. Il n’y a pas de doublons et toutes 104

comblent parfaitement une lacune… C’est complètement inespéré ! » Strasbourg est désormais la seule ville de l’hexagone à posséder une peinture de l’autrichien Marx Reichlich et le seul musée de région à compter un Luca Signorelli. Une petite toile fascinante, datée du XVIIe siècle, fait aussi office de pépite. Tout en clair-obscur, elle est rehaussée par la touche vive et saillante du peintre, Orazio Borgianni. La scène, dramatique, est comme modelée par le clair de lune. « Il est rare d’avoir une esquisse de cette date, et c’est encore plus rare quand elle est de la main d’un caravagesque ! En général, ces derniers peignaient directement sur la toile, sans travail préparatoire » explique Dominique Jacquot. Du point de vue des œuvres sur papier, on compte également des enrichissements significatifs, qui viennent confirmer la singularité des collections strasbourgeoises dans le paysage national. « La donation, en créant de nouveaux échos, réaffirme également les liens organiques entre le Musée des Beaux-Arts et le Cabinet des Estampes et des Dessins » se réjouit Florian Siffer. À partir du 24 février, l’ensemble des œuvres intégrera les collections respectives de trois musées de la ville, le Cabinet des Estampes, le Musée des Beaux-Arts et le Musée d’Art moderne. Il sera temps pour elles de commencer leur vie d’après, d’entrer en dialogue et de croiser leur histoire avec celles des œuvres déjà présentes dans les collections strasbourgeoises. — UNE DONATION EXCEPTIONNELLE. TABLEAUX DESSINS ET GRAVURES DE LA COLLECTION POITREY-BALLABIO, exposition jusqu’au 24 février, à la Galerie Heitz, Palais des Rohans, à Strasbourg www.musee.strasbourg.eu


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Farah Atassi Les toiles de Farah Atassi se situent quelque part entre Pablo Picasso et Fernand Léger, avec un twist psychédélique et une liberté sans précédent. Tout sauf classiques, ses compositions prennent pourtant pour sujets principaux la nature morte et le nu féminin. Le fond et la forme s’y mélangent dans un joyeux méli-mélo de lignes et de couleurs tandis que l’abstraction brouille habilement les pistes de la figuration. Avec cet ensemble de 12 œuvres vibrantes d’énergie, l’artiste bruxelloise pour qui « la matière picturale conduit l’émotion », porte haut et fort le renouveau de la peinture. (M.M-S)

Farah Atassi, Still Life with Juggling Rings, 2019, courtesy Almine Rech et The Acrobats, 2018, Collection Dina et Adham Zaki, courtesy François Ghebaly, Los Angeles. Photo : Rebecca Fanuele © Consortium Museum

Jusqu’au 1er mars au Consortium Museum, à Dijon www.leconsortium.fr

Dancing Machines Corps mouvement ou corps machine, la danse et l’expression corporelle donnent le rythme de la nouvelle exposition du Frac Franche-Comté. En convoquant artistes, performers et chorégraphes, il s’agit bien de décortiquer la mécanique des corps et ses multiples expressions : membres désarticulés de Hans Bellmer, anatomies hybrides rehaussées de prothèses (Senga Nengudi) ou visages kaléidoscopiques dans les portraits photographiques de Paul Mpagi Sepuya. Dancing Machines donne à voir un art porté à même le corps pour mieux saisir l’architecture du mouvement. (M.M-S) Du 2 février au 26 avril au Frac Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr

Jürgen Klauke, Gebaute Figuren, 1974 © Adagp, Paris, 2020. Photo : DR 106


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La suée du dindon La suée du dindon, c’est la rencontre de la matière et d’un regard décalé sur les traditions. Aurélie Ferruel et Florentine Guédon unissent leurs forces et leurs savoir-faire dans une série d’œuvres qui abordent l’anthropologie et les arts manuels. À la frontière entre les genres, le duo transpose son univers, nourri des mythes et des traditions populaires, au pays de Montbéliard. Autour de la figure centrale du dindon, l’exposition rassemble des sculptures de bois façonnées à coups de tronçonneuse, des broderies colorées ainsi que des fétiches façonnés dans le torchis. (M.M-S) Du 15 février au 19 avril, à Le 19, Crac, à Montbéliard www.le19crac.com

Aurélie Ferruel et Florentine Guédon, Meules de foin dansantes, 2017. ©Laurent Grivet

Between Ears, New Colors Between Ears, New Colors, croise le regard de deux artistes et souligne leur manière de moduler l’espace. Le spectateur est pris par la main au fil d’un parcours hybride où les points de vue se font écho. L’artiste suisse Hagar Schmidhalter, recompose les images et superpose les réalités dans une veine presque surréaliste. Mâtinant reflets, fragments et juxtapositions, elle s’attache aux processus d’apparition et de disparition du visible. En pendant, Elena Narbutaité dévoile un univers sensible, de l’ordre du phénomène. Avec la lumière pour matière première, ses œuvres énigmatiques jouent avec l’architecture. (M.M-S)

Hagar Schmidhalter, Ohne Titel, 2016 © Courtesy de l’artiste, photo, Gunnar Meier

Du 16 févier au 10 mai au Crac Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com.

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Léon Zeytline, La vie parisienne Un peintre russe dans le Paris de la Belle époque ? Le pinceau vif de Léon Zeytline saisit le dynamisme de la ville Lumière, ses faubourgs saturés de calèches, les cafés où se retrouvent les élégantes et les promenades ombrelle à la main au pied de la Tour Eiffel. Au fil de ses huiles sur toiles et aquarelles sa touche légère, presque postimpressionniste, est mise au service d’une palette vibrante de lumière. Une échappée nostalgique pour retrouver le Paris perdu des bals-musette et des grands boulevards. (M.M-S) Du 15 février au 16 mai au Musée des Beaux-Arts, à Mulhouse www.musees-mulhouse.fr

Léon Zeytline, Les Dessous Chics, collection particulière

Algotaylorism Sommes-nous les otages des algorithmes, qui redéfinissent les contours de notre monde ? Doiton se méfier des machines, des technologies du quotidien et de l’opacité des systèmes ? Mêlant performances et installations, Algotaylorism regroupe une douzaine d’artistes qui opèrent à la jonction humain-machine. Pour faire une sieste connectée sur les oreillers à l’intelligence artificielle de Lauren McCarthy, avoir de l’art à portée de clic avec Gallery Delivery, ou envisager les liens entre la machine, l’homme et le travail face aux Human Computer des net artistes de RYBN. ( M.M-S) Du 13 février au 26 avril à la Kunsthalle, à Mulhouse kunsthallemulhouse.com

Sebastian Schmieg, Gallery Delivery, 2018-en cours. Courtesy de l’artiste.

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I was here, I saw here L’œil au bout des doigts, I was here, I saw here sillonne l’Afrique à coups d’instantanés et loin des clichés battus. Issus du Mali, du Sénégal ou de la Côte d’Ivoire, les photographes sélectionnés posent la question d’une « insaisissable identité et interrogent la place des Africains dans l’histoire du monde. » Eva Diallo documente les migrations vers l’Europe tandis que King Massassy s’attache avec énergie au dynamisme et à l’inventivité de ceux qui restent. Les paysages dépouillés de François-Xavier Gbré, envisagent quant à eux l’architecture et ses mutations comme le symbole du changement. Il ne suffit pas d’y être, encore faut-il savoir regarder…. (M.M-S) King Massassy, série Anarchie Productive, 2017 © King Massassy.

Jusqu’au 23 février à la Filature, Scène nationale, à Mulhouse www.lafilature.org

À la santé du serpent Une matière tangible, des effets de transparence et une touche rosée empreinte d’une once de mélancolie : les toiles de Sarah Jérôme dégagent une énergie vitale qui s’ancre dans le corps. Ancienne danseuse, la peintre et sculptrice française, saisit aussi bien la grâce d’un geste suspendu que la douleur du sacrifice physique. Entre le « rêve et la réalité, le brut et le délicat, l’exacerbé et l’intime », les peintures et dessins présentés à l’Espace Malraux réconcilient les opposés avec brio. (M.M-S) Jusqu’au 15 mars à l’Espace d’Art Contemporain André Malraux, à Colmar www.colmar.fr/espace-malraux

Sarah Jérôme, Collision - Fugue 5 © Sarah Jérôme

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Strasbourg Art Photography Pour la quatrième fois, Strasbourg ouvre ses portes à la photographie dans tous ses états. Pendant un mois, elle colonise musées (Musée Tomi Ungerer, MAMCS…) galeries et lieux d’arts (Ciarus, la Chaufferie…) et incite à parcourir la ville en quête de nouveaux talents. Parmi les 70 photographes participants, on compte David Voltzenlogel et ses instantanés au parfum d’été languissant, les couleurs de la vie dans la blancheur des pôles d’Estelle Hoffert ou les délicats théâtres d’ombres de Maréva Druilhe dans lesquels le corps se met subtilement en scène. (M.M-S) Du 28 février au 31 mars, partout dans la ville, à Strasbourg www.strasbourg-artphotography.fr

Ryo Tomo © Ryo Tomo, Strasbourg art photography

Les bruits du temps II, Arno Gisinger L’image fixe peut-elle saisir les mouvements imperceptibles de la terre et les respirations de notre planète ? En s’interrogeant sur les relations entre photographie et sismologie, Arno Gisinger se penche sur les tentatives répétées des scientifiques pour donner forme à l’invisible et à l’imperceptible. Son travail, basé sur les plaques de verre de l’Institut de sismologie de l’Université de Strasbourg, brouille sans cesse les frontières entre l’art et l’imagerie scientifique. Entourées d’un halo de mystère, ces plaques de verre tantôt altérées, annotées ou patinées par le temps deviennent aussi des objets poétiques. (M.M-S) Jusqu’au 8 mars à La Chambre, à Strasbourg www.la-chambre.org

Arno Gisinger, Appareil Mainka, d’après la collection de plaques de verre du musée de sismologie de Strasbourg, 2018-2019, © Arno Gisinger.

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The Making of Husbands : Christina Ramberg en dialogue D’une toile à l’autre, c’est une allusion récurrente au corps de la femme. Drapé, ceint d’une épaisse chevelure ou engoncé dans le moule d’un corset, il se fragmente parfois dans l’espace tel un patron de couture ou une vision surréaliste... L’esthétique de Christina Ramberg a cela de particulier qu’elle tisse un lien sans cesse revisité avec l’anatomie posant son pinceau là où la peau et le tissu se repoussent. Autour de ses toiles, le Frac Lorraine convoque 11 autres artistes, comme autant de reflets contemporains d’une œuvre fascinante. (M.M-S)

Christina Ramberg, Glimpsed, 1975, © The Estate of Christina Ramberg, Courtesy Elmhurst College Art Collection.

Du 14 février au 10 mai, au 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org

The Singing Dunes Sous les mains de Zuzanna Czebatul, sculptures et installations se jouent du réel pour mieux bousculer nos repères. Pour sa première exposition personnelle en France, elle donne à voir la variété de son travail et des matériaux auxquels elle s’attaque (marbre, métal, textile, plastique…). Animée par une forte envie de renverser les symboles, l’artiste polonaise recrée un monde, qui, loin d’être figé est en métamorphose permanente, à l’image des dunes du désert dont elle s’est inspirée pour The Singing Dunes. (M.M-S) Du 29 février au 31 mai au Centre d’art contemporain, la Synagogue de Delme, à Delme Rencontre/conférence avec l’artiste le 18 février www.cac-synagoguedelme.org Zuzanna Czebatul, Pivotal Blast, 2015. Courtesy de l’artiste et galerie Gillmeier Rech, Berlin. 111


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Sitting for decades Il y a 50 ans, le compositeur Alvin Lucier élaborait une performance sonore restée mythique : I am sitting in a room. Reposant sur un procédé d’une simplicité assumée, l’œuvre explorait les variations de la voix en fonction du lieu où elle résonne et de l’écho qu’elle génère. En guise de clin d’œil et d’hommage, l’artiste luxembourgeois Patrick Muller s’entoure de musiciens, d’artistes sonores et de curateurs, pour proposer Sitting for decades, un parcours sonore multimédia. Une mise en abîme passionnante à rebours de l’histoire de l’art contemporain. (M.M-S) Jusqu’au 9 février, au Casino Luxembourg, à Luxembourg www.casino-luxembourg.lu Patrick Muller © Patrick Muller

Tony Cragg Au premier regard, on croit voir une flamme dansante ou les irrégularités d’un vieux tronc noueux. Inspiré depuis son plus jeune âge par les forces de la nature et les lignes des paysages anglais, Tony Cragg insuffle à ses sculptures une véritable dynamique organique. Elles sont tantôt concrétions, strates de vie ou stalagmites de matière. Les œuvres présentées à la Galerie Nosbaum Reding doivent également leurs formes chantournées au logiciel 3D qui a servi à les modéliser. La galerie luxembourgeoise présente un ensemble sculpté où le règne de la nature et l’ère technologique trouvent un beau compromis. (M.M-S) Jusqu’au 14 mars à la Galerie Nosbaum Reding, à Luxembourg www.nosbaumreding.lu

Tony Cragg, Ivy, 2018 © Michael Richter.

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NOVEMBER SONG

Par Marc Dufaud

Play around you lose your wife – ça, c’est fait You play too long you lose your life... (?) Danny O’Keefe, Good Time Charlie’s Got the Blues

Vendredi 15 novembre Paris se pare de ses couleurs automnales, sous un ciel gris anthracite qui lui va bien au teint. L’été a filé comme un train mystérieux avec ses 16 wagons d’espoirs flingués. Il nous a déjeté aux portes de l’automne où déjà l’hiver pointe le bout de son museau glacial. Cette fois encore, il n’aura pas eu à patienter trop longtemps. Le froid nous glace les os et les cœurs cryogénisent. Une fois que cette saison a pris la ville entre ses serres, on a le sentiment qu’elle ne relâchera plus l’étreinte. Aux premiers frimas, c’est reparti pour un tour, les foules en colère battent le pavé et les flics battent les foules... Bis repetita et tutti quanti frutti... Jusqu’à l’effondrement. La prophétie de Malachie nous prédit ça pour 2027 ou 2033... Qui vivra verra et vice versa que sera sera... Toujours l’hiver ? Peut-être pas après tout... « Well, that long black train got my baby and gone… »

Marc Dufaud, auteur du film Pieces of my Life sur son ami Daniel Darc, nous livre des extraits de son journal. Épisode 3. 114

Bref, vendredi 15 novembre, et le ciel bas et lourd à souhait pèse comme un couvercle : frère Georges – alias Delaney Blue - ne s’inquiète pas de mes petites morosités. L’International Cowboy ironique a sa théorie sur le sujet : mon humeur spleenétique, je la dois à mon hérédité, cet état baudelairien, c’est une façon d’être tout à fait ordinaire et même plutôt banale pour « vous autres frenchies » ! C’est dire s’il me connaît bien. Always The Sun... Je loge chez lui depuis quelques jours. Ça a l’air d’une mauvaise blague, mais afin de m’acquitter de mon loyer mensuel, je suis contraint de louer mon appartement plusieurs semaines par mois ! Georges occupe un bel appartement à l’ancienne à l’angle de la rue des Lombards et de la


rue Saint-Denis. Avec une gentillesse peu ordinaire, il a mis à ma disposition aussi souvent que je le souhaite le dernier étage de cet élégant triplex un peu tordu, une chambre mansardée où je peux travailler, lire et dormir : c’est ici même d’ailleurs qu’il y a trois ans, nous avions tourné les séquences du film où on le voyait jouer et témoigner. Ce soir, en dépit de sa défiance envers Montreuil, c’est par amitié que Mister D. Bleu a accepté de m’accompagner au cinéma Mélies. On y projette Pieces Of My Life. Claire de UFO a bataillé ferme tout l’été pour nous obtenir cette soirée spéciale. Si depuis le mois de juin, on a multiplié les rencontres dans de nombreuses villes de province, en revanche, en banlieue proche, hormis Pantin en juillet, il n’y a eu jusqu’alors aucune projection de ce genre. On se met donc en route vers 18 heures en remontant du boulevard Sébastopol au métro à Strasbourg Saint-Denis, ligne 9, directe jusqu’à Montreuil Croix de Chavaux… En sortant de la station, on découvre un vaste parvis avec sa froide dalle de béton encadré de bâtiments à l’architecture stalinienne bien marquée. L’ensemble est Kolossal ! La pluie plombe si bien le décor qu’elle se transforme en neige fondue. Le (nouveau) Cinéma Mélies est un complexe de verre organisé sur deux étages ; je file au second, un immense open space distribuant sur plusieurs salles de projection doté d’une cafétéria assez impersonnelle. Entre ces deux espaces, s’étend une formidable bibliothèque libre-service qu’à mon grand regret, je n’aurais pas l’occasion de délester. La salle est quasi pleine - 120 personnes ont fait le déplacement pour le film. Ça ne lasse pas de m’épater et de me toucher. À l’issue de la projection, Thierry et moi nous plions à l’exercice des questions-réponses un peu en mode pilotage automatique. La bonne humeur contagieuse de Georges et de Fred Lo, qui nous ont rejoints devant l’écran géant, anime la soirée. Ils échangent en sourdine quelques apartés complices tandis que nous dialoguons avec une salle attentive et volubile. Au détour d’une question, Thierry affirme avec un aplomb cavalier, avoir évincé sans autre forme de procès des plans et séquences que je souhaitais insérer dans le montage final. Et, de s’appesantir sur la chose, histoire de bien signifier sa main mise sur le film. Le sous-texte de cette déclaration péremptoire ne m’échappe pas, mais sur le moment, je préfère en sourire. Au fond, je trouve ça terriblement arrogant, maladroit, faux, et tout à fait déloyal à mon égard. Un vrai croc-enjambe ! En sourire, donc. C’est tout. Je veux dire,

que faire d’autre ? On ne va quand même pas se tirer la bourre là-dessus, ni s’escrimer - à fleuret plus ou moins moucheté et de surcroît, devant une salle comble, à revendiquer l’un ou l’autre la détention du « final cut. » Je doute que ça intéresse vraiment les gens. Mais quelle que soit la nature de nos relations, quelle que soit l’histoire derrière le film, celle-ci est assujettie à une évidence ; POML est une co-réalisation, ce qui implique une permanente alternance décisionnaire. CQFD ! J’y ai repensé par la suite. En particulier, au moment de rédiger ce texte ! Me demandant s’il était bien utile a postériori de revenir sur cet épisode dans la mesure où d’une part, j’avais laissé pisser sur le moment, et, d’autre part, j’étais déterminé à garder de la distance. J’ai pesé ça longuement. Et hésité de même... J’aurais adoré que ce carnet de route du film ne mentionne que les moments fantastiques qui ont ponctué cette aventure, comme par exemple cette autre projection, fin novembre à Bruxelles, un séjour au cours duquel Thierry, Fred et moi nous sommes bien marrés. Mais voilà, ces moments-là ne reflètent qu’une part de la réalité. Le seul bémol, mais il est de taille et bien symptomatique, c’est que cette déclaration à Montreuil, n’a rien d’un moment d’égarement, d’une parole malheureuse ! Ce genre de propos, a non seulement été réitéré, mais accentué quelques semaines plus tard lors d’une autre projection à Ancenis. Et soudain, il me revient à l’esprit ce que Céline expliquait. L’écriture, fulminait-il, ça consiste « à mettre sa peau sur la table » ; alors, lorsque quelqu’un remet le couvert – ou enfonce le clou, c’est encore plus impérieux ! Dans ces conditions, n’en pas dire mot reviendrait à travestir l’histoire, à l’enjoliver connement. Certes, l’exercice est mal aisé. Il y a forcément un équilibre à trouver parce qu’il ne s’agit certainement pas de se livrer à un absurde règlement de compte, mais de faire preuve de transparence. Ça revient à donner ma part de vérité en justifiant ce qui peut l’être et ce qui y fait sens, avec chevillé au corps la nécessité de trouver là encore la bonne distance pour le faire sans s’exonérer et élargir le propos. Concernant ce fameux « final cut » si cher à Édouard Luntz qui l’arracha de haute lutte aux studios US au milieu des 70’s (amère victoire puisque le réalisateur des cœurs verts – film qu’il faudra redécouvrir un jour – se retrouva blacklisté), la seule question qui vaille finalement est celle-ci : ai-je fait des concessions notamment pendant le montage ? 115


De concession à confession, il n’y a qu’un pas, plus exactement deux lettres, le D et le E, deux lettres pour deux occurrences distinctes, mais qui en la circonstance se recoupent : au-delà des choix communs, au-delà des séquences que l’un ou l’autre tenions à intégrer dans Pieces Of My Life, film coréalisé, la réponse est oui. Sans conteste. Oui, j’ai fait des concessions, je l’admets bien volontiers. Mieux, je les ai faites en toute conscience. Et à propos. Je veux dire, ça ne m’a posé aucun souci. Deux raisons - au moins- à ça : d’abord, ma collaboration avec Thierry reposait sur une confiance absolue et la certitude que nous œuvrions à accoucher du meilleur film possible. à partir de là, je peux être assez souple. Si je ne donne pas facilement mon amitié, une fois fait, je ne déroge plus. En la circonstance, il me semblait honnête (et j’euphémise) sur le plan amical autant que crucial pour le film, que nous soyons l’un et l’autre sur un pied d’égalité. Plusieurs années durant, nous l’avons porté, tantôt à bout de bras, tantôt en nous serrant les coudes, nous l’avons défendu, souvent ensemble, parfois à tour de rôle, et aussi en s’engueulant, un peu. Nous avons traversé pas mal d’épreuves, connu des moments foutrement difficiles, mais on a tenu le cap ! Thierry n’était plus simplement monteur comme pour mon film précédent Rêve Cœur. Nous le co-réalisions ! De fait, son rôle n’était plus le même. Plus du tout. Au-delà de son expérience et de ses qualités intrinsèques de monteur, lui abandonner le montage, sur le plan technique, était une façon de lui témoigner ma confiance. Plus largement, cette délégation avait valeur de gage, elle scellait de notre indéfectible implication mutuelle. Quitte à me répéter, une fois encore et sans le moindre regret, je revendique ces concessions. J’en ai fait des pelletées. L’amitié n’était pas la seule motivation. J’ai renoncé à des séquences entières pour le bien du film en soi. Parce que le premier montage - que nous avons en fait assez vite posé - avait non seulement sa propre logique, mais surtout son rythme, une pulsation interne qu’il fallait déployer sans la dénaturer. On a assez vite compris qu’on tenait là une forme. Cependant, cette ossature était encore friable. L’étoffer, c’était comme se balader sur un fil tendu au-dessus du vide, il fallait s’y maintenir, quitte à se transformer en funambule, garder l’équilibre, un équilibre précaire. L’assemblage s’est donc fait soigneusement. L’ensemble était une mécanique de précision, il n’était pas question de la dérégler par l’insertion de telle ou telle séquence certes 116

passionnante en soi, mais préjudiciable à l’équilibre global de l’ensemble. Au final, chercher à déterminer dans notre montage final, par exemple le pourcentage d’images d’archives en l’opposant aux autres images, peser les séquences les unes par rapport aux autres, tout comme savoir qui de l’un ou de l’autre a décidé ci ou ça, lequel a retranché ça ou ci, me paraît d’une obsolescence terrible et même d’une vraie vacuité. Par ailleurs, je ne suis pas sûr que ça intéresse grand monde. Un truc d’ego inutile. À mon sens. Je préfère garder à l’esprit tout ce qui a précédé la sortie du film, en dépit de ce qu’il nous en a coûté à l’un et à l’autre. Bien sûr, que ça m’affecte sur un plan personnel, mais je refuse que cela m’infecte dans la mesure où cette amertume, si amertume il y a, passera de gré ou de force, elle passera quoiqu’il en soit parce que tout passe toujours, même si ce faisant, c’est notre futur que ce passé modèle ou compromet. Mais on a que peu de prise sur ce genre de choses. Tout est transitoire. Et même dérisoire. J’ai toujours considéré que ce film était le produit de notre collaboration, de nos deux forces de travail, de notre acharnement à finaliser un film à quatre mains ! Pour autant sans Georges, sans Fred, sans Florence, sans Sombrero ou Ufo, bref sans tous ceux que je ne peux citer et qui se sont investis chacun à sa mesure, sans Daniel, il n’y aurait pas de film. C’est un lieu commun que de le reconnaître, mais le cinéma et l’écriture sont deux langages bien distincts. À la différence de la littérature, le cinéma nécessite une multitude d’énergies en action. La création filmique est collective bien au-delà d’une simple co-réalisation. La seule conclusion que j’en tire confirme mon intuition au moment de la sortie de Daniel Darc Pieces Of My Life, intuition qui me semble être le préalable à toute dissection du film - si tant est qu’une dissection soit nécessaire et intéressante : POML existe tel qu’il est. C’est le film et le film seul qui reste. Depuis le 27 juillet, il nous a échappé, et de belle manière encore ! Je veux dire, POML a sa vie propre totalement affranchie des quatre ou cinq années que nous y avons englouties. Tout le reste, de sa paraphernalia à sa cuisine interne, est dispensable sur un plan cinématographique. Tout le reste est poussière d’ego et de merde ! En rentrant de Montreuil le soir de cette (peu) fameuse projection, Georges m’a emmené boire un verre dans son pub favori sur l’avenue Victoria, histoire de me changer les idées que j’avais aussi


anthracites que le ciel du matin. Adossé à l’Hôtel de Ville, l’endroit est comme un phare dans la nuit... Le rideau de fer abaissé à deux heures du matin, on est restés là, kidnappés encore une ou deux heures, à nous faire offrir des shots de whisky avant de parvenir à nous extraire pour regagner nos pénates. Hélas, une fois rentré, une insomnie – chronique – mais bien sévère me happe. Je n’ai pas la force de dormir. Ni d’écrire. Et plus la moindre cigarette. Je ressors à 5h30 dans l’espoir de trouver un café ouvert. Mauvaise idée... Il n’y a plus personne nulle part. Les rues sont mortes de fatigue, exsangues et sales. Les fêtards se sont écroulés dans leurs pieux ou ils sont en route pour le faire ; les badauds diurnes, eux, n’ont pas encore pris la relève. Au cœur de cette nuit qui s’étire et paresse jusqu’à 8 heures, la tristesse des réverbères tient froid. On croirait apercevoir des pendus se balançant au sommet de chacun d’eux. Une brigade d’hommes en vert et blanc fait cercle sur le trottoir du boulevard Sébastopol - ils sont six avec leurs poubelles roulantes et leurs balais à côté d’eux. Ils palabrent un moment et à 6h45 précises, se déploient dans les rues, commencent leur travail. Avant le lever de rideau, qui est celui du petit jour, ils vont refaire une beauté aux rues jonchées de papiers gras, de canettes, verre brisé, et autres déchets de la nuit. C’est samedi matin : ils ont un peu plus de temps qu’en semaine pour arranger ça, intervalle pendant lequel le quartier tout à fait désert est leur royaume.

respect, en tous cas. Un déploiement, symbole du glissement singulier vers un monde désincarné où le mot d’ordre consistant à « se mettre dans le sens de la marche » s’est transformé en celui « d’être en marche. » En réponse à l’injonction du Kapo, qui s’est fait un devoir de nous y contraindre avec un mépris peu commun pour ceux qui le contestent, on peut toujours prendre la tangente : à défaut d’être en marche, être en marge ! Et le rester. Ça n’a rien d’une sinécure, faut pas croire, ce n’est pas toujours ni simple ni très glorieux, pour certains ça n’est pas forcément un choix, c’est même hautement inflammable, oui, mais voilà, c’est salvateur. Réalité diégétique oblige ?

Décembre 2019 Selon Étienne Souriau, la réalité diégétique, c’est « tout ce qui est censé se passer, selon la fiction que présente le film ; tout ce que cette fiction impliquerait si on la supposait vraie. » Réalité diégétique et réalité filmophanique coexistent et se confondent dans Pieces Of My Life. Enfin, si l’on en croit ce qu’écrit Souriau... Je ne sais pas pourquoi cette idée m’a traversé l’esprit. Étrange réminiscence d’une lecture ancienne au moment où, penché à la fenêtre, je regarde la rue en contrebas ce samedi matin. On avait posé la caméra à cet endroit précis pour filmer Georges remontant la rue SaintDenis, un plan gardé dans le montage final que j’aime beaucoup. Aujourd’hui, la rue est envahie par les forces de l’ordre. Une déferlante féroce de flicaille - des dizaines de cars et autant de motos, plusieurs pelotons de golgoths cagoulés, de flics en civils casqués, un bandeau orange passé sur la manche de leurs cuirs. Ce qu’on désigne comme forces de l’ordre. Plus qu’elles ne forcent le 117


Poussières de colère (2) Par Christophe Fourvel

Lettre au service Publicité du journal Libération. Il ne faut pas se prendre pour un extra-terrestre, mais tout de même. De temps en temps, il est bien de s’imaginer venir d’ailleurs. Être lavé de tous les conditionnements de l’homo sapiens et tranquillement, à distance, depuis son laboratoire inter-stellaire, explorer le fonctionnement des habitants de la terre en consultant des documents miraculeusement échappés de notre grande poubelle consumériste. Il ne faut pas se prendre pour un Persan lorsqu’on ne l’est pas, mais parfois, penser sans relativisme ce que « le modèle capitaliste, originellement occidental et désormais planétaire » nous met entre les mains sans nous faire ciller. Le vendredi 29 novembre 2019, je n’étais pas plus extraterrestre ou Persan qu’aujourd’hui. J’avais même un comportement très stéréotypé de voyageur en train, certes un peu daté comme comportement, mais très terrien, occidental, universaliste : j’ai acheté le journal Libération à la gare. Deux euros pour si peu de lecture, c’est devenu un luxe quasi-inutile dans cet univers de gratuité, mais dans le train, effeuiller Libération séquence à merveille le défilement du paysage national. À la une, Consommation : le côté obscur du black friday. Quatre grandes pages pour étaler la vénalité de ce shoot commercial annuel devenu addictif et destructeur de climat ; plusieurs articles et interviews pour en démonter la mécanique efficace et perverse. Très bien. Je lève de temps en temps les yeux sur la Bourgogne rurale et cela fait comme un joli contrepoint. Je me dis tout de même que sous tant de verdure immaculée, la France dite profonde doit sacrément carburer à l’Amazon. 118

Puis vient une page sur les manifestations sanglantes à Bagdad et au milieu, distrayant notre compassion pour le peuple irakien, un encart publicitaire de 16,5 sur 21,5 cm. La routine a priori. Sauf qu’il s’agit d’une pub pour le Black Friday à la Fnac. Deux pages après, c’est une demi-page complète de promotion pour le Black Friday chez Monoprix. On peut continuer la lecture. On peut aussi mettre le journal dans une poubelle et avec lui, quelque chose des piliers de notre monde. Il ne faut pas se prendre pour un extra-terrestre, mais tout de même. Imaginez cet observateur idéal devant sa paillasse et quatre feuilles de notre quotidien, tentant de circonscrire l’intelligence chez l’homme ou plus humblement, voulant comprendre à quoi nos pensées nous obligent. Je ne sais pas si ce savant de l’au-delà aura, dans sa doxa, ce recours bien pratique au concept « de principe de réalité. » Le cynisme avance désormais ainsi : non plus sur le terrain des idées, celui-ci, ils nous le laissent. Le vrai pouvoir offre même des pages de journaux dont tout le monde se fout à qui veut démonter subtilement les mécanismes du mal. Non, le combat se joue à l’étage en dessous de notre traitement cognitif. Celui du quantitatif. Et la publicité est comme la sublime métaphore de cette invasion conquérante. La taille des encarts augmente, ils fuient des pages qui leur étaient assignées pour coloniser le texte. Au début, ils gardaient une forme de distance intellectuelle. Une publicité de voiture au milieu d’un article évoquant une épidémie de grippe, par exemple, ça fonctionnait. Ça nous préparait aussi à la suite. Puis le monde allant sans doute de plus en plus mal et le luxe de mieux en mieux, on a vu fleurir des mises en page audacieuses dans lesquelles une pub Chanel pouvait illustrer des témoignages de réfugiés de guerre qui avaient tout perdu. Déjà, à ce stade, le principe de réalité commençait sacrément à jouer les pompiers. Mais il restait une ultime marche à gravir vers l’imbécilité : celle de la pleine contradiction entre les deux messages réunis. L’annihilation du premier par le second. « Le coup du Black Friday », réalisé le 29 novembre 2019 par Libération (et d’autres probablement), constitue une date particulière dans le livre épais de nos défaites. Celle où la pensée, pourtant sur ces terres, est devenue aussi ridicule que dans le discours de ses détracteurs. Celle où s’acheter un objet en plastique à obsolescence programmée chez Amazon était aussi pertinent que lire un article de Libération. C’était vraiment un bon Black Friday : la pensée même se soldait.



lectures

EXUVIES ÉLECTRIQUES De Matthieu Messagier et Michel Bulteau – Nouvelles Éditions Place L’amitié comme la poésie, c’est assez rare pour qu’on en parle. Après les Poème de gare, en 2017, les Nouvelles Éditions Place continuent la publication des textes de Matthieu Messagier. Avec Exuvies électriques, le poète du pays de Trêlles poursuit son œuvre au côté de son ami de toujours Michel Bulteau. Empreints d’esthétique surréaliste et participants de la culture Beat, les deux poètes signaient déjà, ensemble et parmi d’autres, Le Manifeste Électrique aux paupières de jupe en 1971. Exuvies électriques, ouvrage écrit à quatre mains et où l’on découvre également la trace manuscrite de chacun, témoigne de cette étrange flamme qui perdure cinquante ans plus tard et continue à déjouer les rouages de la raison. (F.A.) SIMPLE JOURNÉE D’ÉTÉ De Frédéric Berthet – Éditions La Table Ronde Frédéric Berthet, c’est un peu le cousin germanopratin de J.D Salinger. Lui aussi aurait été du genre à se demander où vont les canards de Central Park en hiver. Dans son monde, dont les 9 nouvelles de ce recueil offrent un fascinant aperçu, les garçons tombent sous le charme de filles qui conduisent dangereusement dans Paris, ces dernières n’acceptent de se faire photographier qu’avec des pellicules Tri-X pan, et lorsqu’il est temps de céder aux avances d’un prétendant, cela fini souvent sous un massif de framboisiers. Finalement, l’auteur de Daimler s’en va n’a manqué d’élégance qu’une seule fois, le jour où il a rejoint trop tôt le paradis des grands écrivains alors qu’on comptait furieusement sur lui pour qu’il nous en file l’adresse. (N.B.) 120

À LA FIN TOUT DEVIENT POÉSIE De Novalis – Éditions Allia Réédition de manuscrits publiés en 2005, ce recueil reprend, complète et amende la traduction établie par Olivier Schefer et se compose de Fragments et études, écrits de Novalis réalisés au crépuscule de sa vie, de l’été 1799 à l’automne 1800. Novalis meurt de tuberculose à 29 ans, le 25 mars 1901. Poète romantique devant l’éternel, il ne cessera d’échapper au cliché du jeune homme rêveur ne touchant pas le sol. C’est pourtant dans l’étude de la philosophie, de la littérature, des sciences naturelles et mathématiques qu’il parvient à s’ancrer et à matérialiser les liens intangibles entre l’homme et la nature, l’enfance et les âges de la terre. Son dernier manuscrit est à l’image de l’ingénieur-poète exalté, absolu, dense et fulgurant. (V.B.) NEIGES INTÉRIEURES D’Anne-Sophie Subilia – Éditions Zoé Sortir de la zone de confort deviendra peutêtre une de nos plus modernes et nécessaires préoccupations. Anne-Sophie Subilia fait sienne la perte de repères et la lente circumnavigation entamée par quatre architectes paysagistes soumis à la promiscuité et aux contraintes du groupe. Embarquée sur le voilier Artémis pour étudier le territoire des mers de glace du cercle polaire arctique, au cœur d’une nature extrême, la narratrice nous emmène dans une écriture fragmentée et distanciée travaillée au rythme du pas foulant le désert glacé. Avec pour seul horizon l’expérience sensible et imaginaire de l’espace, outre le froid, la fatigue et l’absence d’intimité, celle-ci doit tout apprendre de la navigation, de la fabrication du pain et de sa primordiale solitude. (V.B.)



sons

FRANK ZAPPA The Hot Rats Sessions – Zappa Records Il y a un peu plus de cinquante ans, Frank Zappa publiait son premier disque solo, Hot Rats, un enregistrement principalement instrumental – à l’exception notoire de Willie the Pimp, interprété par un Captain Beefheart au sommet – et premier succès commercial. Les sessions qui ont abouti à cette magnifique tentative d’incursion du côté du jazz révèlent un long processus de maturation, assez éloigné de l’approche débridée de ses enregistrements avec les Mothers of Invention. Le sérieux de la démarche semble l’emporter, même si la liberté reste totale, entre blues débridé et pop orchestrale contemporaine. Un coffret à décortiquer avec patience, plage après plage, pour parvenir au bout de l’extase. (E.A.) DAN DEACON Mystic Familiar – Domino On l’avait pourtant prévenu : il ne faut jamais s’asseoir au pied d’un arbre ni tenter de lui poser de questions. Les singulières réponses qu’a obtenu Dan Deacon lors d’une séance de méditation fondatrice l’ont renvoyé à la misère de sa propre condition d’être humain. Du coup, cet artiste foutraque de Baltimore s’est lancé dans un drôle de pari : faire entendre sa propre voix, sans phare, au milieu de son maelström électrique organique si vivifiant. Il en résulte un petit chef-d’œuvre de poche très attachant. À l’image de l’étonnant personnage. (E.A.) 122

THEO HAKOLA Water is Wet – Médiapop Records Theo Hakola nous accompagne depuis si longtemps qu’on en oublierait presque qu’on l’aime tant. Peut-être doit-on admettre simplement qu’à l’égal d’un Dylan, d’un Tim Buckley ou d’un Ian Curtis, sa voix est celle d’une génération tout entière. Là, avec la majesté d’une subtile orchestration, il nous la livre nue, susurrante comme une promesse. On se dit alors que ce bel animal trop rare nous a manqué parfois, et qu’on aime le retrouver avec la vigueur subversive qui a fait ses riches heures par le passé au sein d’Orchestre Rouge et Passion Fodder, sa poignée de chansons country-pop nous ouvrant bien des perspectives acidulées. (E.A.) MODERN NATURE How To Live – Bella Union La pop reste parfois cette chose très confidentielle qui trouve sa voie par d’étonnants détours. Avec une humilité sans pareils, Jack Cooper, ancien leader de la formation londonienne Ultimate Painting, s’aventure sur un terrain mélodique urbain qui renoue avec une forme singulière de ruralité. Il le fait comme s’il redécouvrait la terre mouvante sous ses pieds, de manière humble face à l’immensité et économe face à la diversité. Il en résulte un psychédélisme des origines qui puise à la source folk de quoi se régénérer. Rare, délicat et troublant à la fois. (E.A.)



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