NOVO 37

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Quoique demeurée inachevée, Les Géants de la montagne est une pièce essentielle dans l’œuvre de Luigi Pirandello, tant par son interrogation du rôle de l’art et des artistes que par la possible articulation de l’espace de l’imaginaire avec le monde réel. Derrière l’errance de la Comtesse Ilse et de sa petite troupe d’acteurs jouant à l’aventure leur spectacle La Fable de l’enfant échangé – pièce auparavant interdite par le pouvoir mussolinien que Pirandello enchâsse ici dans Les Géants – ; leur rencontre avec le magicien Cotrone vivant retranché dans une villa avec ses compagnons, étranges « poissards » en guenilles. Apparaissent alors deux positions possibles du créateur : en prise avec le monde qui l’entoure et animé du désir d’y agir, ou retiré de celui-ci. Ces questionnements, dont on imagine que le dramaturge italien les a éprouvés dans ses liens complexes avec le pouvoir – il fut un temps proche de Mussolini – traversent à leur manière le travail du metteur en scène Stéphane Braunschweig. Rencontre. Comment avez-vous découvert cette pièce ? Je l’ai vue dans une mise en scène de Georges Lavaudant il y a longtemps, et j’avais été fortement impressionné par sa poésie. Je pense qu’à l’époque je n’avais pas compris grand chose, mais je l’ai ensuite lue. Si ce texte m’accompagne depuis longtemps, le fait qu’il soit inachevé me posait un peu problème, il est avorté au moment où la pièce devait trouver sa résolution. J’ai donc commencé par mettre en scène d’autres pièces de Pirandello. Mais ce texte est extraordinaire. Qu’est-ce qui relevait de l’« extraordinaire » ? C’est une pièce sur l’imagination, et sur l’art en général. Qu’estce qu’on doit, qu’est-ce qu’on peut faire grâce à l’imaginaire, à l’art : peut-on faire quelque chose ? Doit-on faire quelque chose ? Face à la brutalité du monde moderne, comme disait Pirandello, l’art a-t-il une quelconque puissance, une force de résistance, la capacité à inverser l’ordre du monde, ou au contraire ne peut-il qu’être détruit par cette brutalité ? Cette pièce pose toutes ces questions. Pourquoi la monter aujourd’hui ? En général, quand je commence à travailler un auteur, je m’intéresse à son univers et monte plusieurs de ses textes. Vêtir ceux qui sont nus (créé en 2006 au TNS), m’a amené à Six personnages en quête d’auteur (créé en 2012 à la Colline), qui m’a reconduit vers Les Géants. Alors que dans Six personnages..., des personnages arrivent dans un théâtre pour rencontrer des acteurs, là, c’est un peu l’inverse. Et puis, avec les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la culture, la fragilisation de l’état du spectacle vivant en France, je me suis dit qu’il pouvait être intéressant de finir sur un appel à résister, de rappeler la nécessité de l’art. Si ce n’est pas exactement la fin imaginée par Pirandello, ce n’est pas non plus contradictoire.

Le fait que ce matériau soit inachevé ajoute-t-il du trouble, des ambiguïtés dans le travail ? C’était un travail de recherche complexe, mais qui était important pour les acteurs. En général, la fin donne le sens d’une pièce. Ne sachant pas exactement comment cela allait finir, nous avons inventé ensemble cette direction et trouver le sens a donné lieu à beaucoup de discussions. Nous nous sommes interrogés sur la dimension allégorique – « que » désigne ces géants : l’économie mondialisée ? Les nouveaux fascismes ? Et les poissards : des patients dans un asile psychiatrique ? Des Zadistes en marge, en rupture avec une société ? Traverser les échos de la pièce avec le monde contemporain s’est révélé passionnant. Qu’est-ce que ces interrogations disent de votre rapport au théâtre ? Elles disent une nécessité profonde de s’engager, avec, en même temps, la tentation sourde de se mettre en retrait. Le personnage de Cotrone a démissionné de tout, il s’est sorti du monde, et je pense qu’il y avait cette tentation chez Pirandello. Mais lui l’articule à celle de continuer, quitte à ne jamais convaincre. J’ai l’impression que beaucoup de personnes travaillant dans les métiers liés à l’art peuvent prendre à leur compte la contradiction exprimée par Ilse et Cotrone : se confronter à la réalité, ou se replier. Outre Luigi Pirandello, vous avez monté plusieurs pièces d’Henrik Ibsen. Qu’est-ce qui relie ces auteurs ? Ce sont des personnalités très différentes, mais il est clair que Pirandello a été influencé par Ibsen, on le sait et ça se sent. Dans le théâtre d’Ibsen, il y a très souvent une vérité qui avance masquée, qu’il faut aller chercher. C’est le cas du Canard sauvage, ou des Revenants où il y a cette dramaturgie qui consiste à aller chercher des vérités enfouies sous les histoires familiales. Cela, on le retrouve par exemple dans Six personnages..., mais Pirandello a peut-être radicalisé la chose, car les vérités chez lui sont toujours relatives. Elles le sont aussi chez Ibsen, mais quand on tombe sur une vérité chez Ibsen, c’est comme si elle n’expliquait pas tout. Chez Pirandello, elles sont relatives dans le sens où on passe dans un monde encore subjectiviste. Vous signez toujours la scénographie de vos spectacles, voire la traduction. Qu’est-ce que cela apporte au travail ? Je considère que la scénographie fait partie de la mise en scène, et ne pourrais pas travailler dans un espace imaginé par quelqu’un d’autre. La traduction, c’est différent. Traduire oblige à se poser en permanence la question du sens, et permet une connaissance aiguë du texte. LES GÉANTS DE LA MONTAGNE, pièce de théâtre du 02 au 05 décembre au CDN, à Besançon ; du 10 au 19 décembre au Théâtre National de Strasbourg www.tns.fr

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