NOVO 37

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La culture n'a pas de prix

12.2015 —> 01.2016

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Pages de Mémoire de Bernard Plossu & Alberto Manguel Parution : 17.09.2015 20 € - 74 pages – 24x22 Hors-Collection

H-C

1, 2, 3… Istanbul ! de Bekir Aysan Parution : 15.11.2015 13 € - 144 pages – 12x18 Coll. Ailleurs № 17

Aujourd’hui, c’est toujours maintenant ? de Pascal Bastien Parution : 15.11.2015 15 € - 208 pages – 12x18 Coll. Ailleurs № 16

Sublime

La photo du jour de Philippe Lutz, Parution : 15.11.2015 19 € - 212 pages – 18x12 Coll. Ailleurs № 15

Sorties Automne — Hiver 2015

Ailleurs

médiapop éditions

Méditations westernosophiques de Marc Rosmini Parution : 15.11.2015 15 € - 224 pages – 12x18 Coll. Sublime № 14

Before Instagram de Philip Anstett Parution : 15.11.2015 20 € - 384 pages – 18x12 Coll. Sublime № 15

www.mediapop-editions.fr

Sept jours à Calais de éric Chabauty & Pierre Freyburger Photographies de Luc Georges Préface de Jean Ziegler Parution : 17.09.2015 – 15 € - 128 pages 15x22,5 – Coll. Les Portes de l’Europe

Martin Parr A taste for Mulhouse de Martin Parr Parution : 01.12.2015 10 € - 24 pages – 21x31 Hors-Collection

www.r-diffusion.org


sommaire

ours

Nº37 Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@chicmedias.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Cécile Becker Direction artistique et graphisme : starlight Commercialisation : Anthony Gaborit

Ont participé à ce numéro : REDACTEURS

Natacha Anderson, Florence Andoka, Cécile Becker, Betty Biedermann, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Matthieu Collin, Mégane Dongé, Sylvia Dubost, Nadja Dumouchel, Sylvain Freyburger, Anthony Gaborit, Chloé Gaborit, Xavier Hug, Paul Kempenich, Claire Kueny, Lizzie Lambert, Nicolas Léger, Stéphanie Linsingh, Camille Malnory, Guillaume Malvoisin, Marie Marchal, Alice Marquaille, Fanny Ménéghin, Nour Mokaddem, Antoine Oechsner de Coninck, Adeline Pasteur, Julien Pleis, Martial Ratel, Mickaël Roy, Vanessa Schmitz-Grucker, Christophe Sedierta, Sophie Simon, Romain Sublon, Stéphanie Thiriet, Claire Tourdot, Fabien Velasquez.

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS

Éric Antoine, Vincent Arbelet, Janine Bächle, Pascal Bastien, David Betzinger, Julian Benini, Laurence Bentz, Oriane Blandel, Olivier Bombarda, Aglaé Bory, Sébastien Bozon, Marc Cellier, Ludmilla Cerveny, Caroline Cutaia, Clément Dauvent, Thibaud Dupin, Mélina Farine, Chloé Fournier, Sherley Freudenreich, Sébastien Grisey, Marianne Maric, Patrick Messina, Renaud Monfourny, Elisa Murcia-Artengo, Zélie Noreda, Arno Paul, Yves Petit, Bernard Plossu, Olivier Roller, Dorian Rollin, Frédéric-Judicaël Rollot, Camille Roux, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle, Sophie Yerly.

CONTRIBUTEURS

Bearboz, Catherine Bizern, Léa Fabing, Christophe Fourvel, Ayline Olukman, Chloé Tercé, Sandrine Wymann.

COUVERTURE Photo : Nicolas Comment www.nicolascomment.com

ÉDITO

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CARNET Le monde est un seul 7 Pas d’amour sans cinéma 9 Une balade d’art contemporain 32-33 Scénarios imaginaires 94 A world within a world 96 Carnaval 98

INSITU 10-14 Le tour d’horizon des expositions, œuvres sur papier et installations

FOCUS 16—30 La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

RENCONTRES 35—48 Etienne Jaumet 35 Rubin Steiner 36 Jean-Louis Murat 38 Archie Shepp 40 Bastien Vivès 42 Joe Dante 46

IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : décembre 2015 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2015 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

Ce magazine est édité par Chic Médias & médiapop

ENTREVUES 50—56 Lili Hinstin 50 Otar Iosseliani 52 Hamé 54 Matière et Mémoire 55 Junior 56

Chic Médias 12 rue des Poules / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 25000 € Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane bchibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Administration, gestion : Charles Combanaire

médiapop 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

ABONNEMENT — www.novomag.fr Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France 5 numéros — 30 euros ABONNEMENT hors France 5 numéros — 50 euros DIFFUSION Contactez-nous pour diffuser Novo auprès de votre public .

MAGAZINE 58—87 Laslo Nemes 58 La Révolution Gothique 60 Cosa Mentale 61 Ben Vautier 62 Rémy Zaugg 64 Cécile Bart 66 Wolff & Bumiller 67 Bertrand Belin 68 Flesh 74 Tesseract 75 Pierre Meunier 76 Dominique Blanc 78 Stéphane Braunschweig 80 Charlotte Lagrange 82 Les 15 ans de la Coupole 84 Christophe Fourvel 85 Momix 86

SELECTA Disques 88

Livres 90

DVD 92 3


Photo © Carmine Maringola

LE SORELLE MACALUSO Théâtre Italie

De Emma Dante 12 + 13 + 14 + 15 + 16 janvier 2016 20h30 MAILLON-WACKEN

www.maillon.eu 03 88 27 61 81


édito Par Philippe Schweyer

Un monde meilleur

Je n’avais pas quitté ma chambre depuis des jours. Réfugié au fond de mon lit, je n’en finissais pas de broyer du noir. Soudain, alors que je venais enfin de m’assoupir, j’ai été réveillé par de la musique qui semblait provenir directement de l’autre côté de la Méditerranée. En penchant la tête par la fenêtre, j’ai découvert une vieille Peugeot 204 chargée de bagages, stationnée en plein milieu de la chaussée, les phares allumés et les portières grandes ouvertes. Perchée sur le capot, entre deux énormes valises, une femme plantureuse dansait langoureusement. La sono diffusait Ya Rayah de Rachid Taha à plein volume et on se serait cru dans un rêve éveillé ou un film de Fellini. La musique était si forte que tous les voisins avaient été réveillés en même temps. Au lieu d’appeler la police ou de sortir nos carabines pour défendre notre droit au sommeil, nous sommes tous descendus dans la rue, irrésistiblement attirés par cet étrange spectacle. Tout en me rapprochant de la voiture dans laquelle se cachait un mystérieux DJ, j’ai commencé à onduler du bassin en imitant tant bien que mal la danseuse qui souriait à la lune en tournant sur elle-même, les mains dressées vers le ciel. Ya rayah win msafar trouh taaya wa twali… Chhal nadmou laabad el ghaflin qablak ou qabli… Ya rayah win msafar trouh taaya wa twali… Chhal nadmou laabad el ghaflin qablak ou qabli… Je devinais à peine le sens des paroles chantées par Rachid Taha, mais j’avais une envie folle de me laisser happer par la musique. Autour de moi, tout le monde s’était mis à danser comme si c’était la seule chose à faire. La chanson était irrésistible, à la fois triste et joyeuse, profonde et légère. Il suffisait de se laisser aller, de se caler sur le rythme des percussions, de se serrer les uns contre les autres et de vibrer au son des violons. Moi qui n’avais pas dansé depuis des années, j’ai fermé les yeux pour mieux me laisser porter par la musique. Nous n’étions plus d’un pays ou d’une religion, nous étions des êtres humains en communion. Et même si nous n’étions que de minuscules particules égarées au fin fond d’une vieille galaxie, il ne fallait surtout pas perdre espoir. Plus forte que la mort, la vie reprenait de plus belle. Si rien n’était définitivement perdu, un jour nous recommencerions à faire passer la liberté, l’égalité et la fraternité avant la sécurité, la compétitivité et l’identité. Peut-être même qu’il serait alors à nouveau envisageable de bâtir un monde meilleur. En attendant de retrouver nos esprits, il n’y avait rien d’autre à faire que de s’étourdir en dansant jusqu’au bout de la nuit.


LES GÉANTS DE LA MONTAGNE

SUR LE CONCEPT DU VISAGE DU FILS DE DIEU SUL CONCETTO DI VOLTO NEL FIGLIO DI DIO

Texte

Luigi Pirandello

Conception et mise en scène

Romeo Castellucci

mise en scène et scénographie

Stéphane Braunschweig

Musique

Scott Gibbons

AVEC JOHN ARNOLD, ELSA BOUCHAIN, CÉCILE COUSTILLAC DARIA DEFLORIAN, CLAUDE DUPARFAIT, JULIEN GEFFROY THIERRY PARET, LAURENT LÉVY, ROMAIN PIERRE PIERRIC PLATHIER, DOMINIQUE REYMOND, JEAN-BAPTISTE VERQUIN, JEAN-PHILIPPE VIDAL

AVEC GIANNI PLAZZI,SERGIO SCARLATELLA ET AVEC DARIO BOLDRINI, VITO MATERA, SILVANO VOLTOLINA ET DES ENFANTS DE FRANCHE-COMTÉ

Du 2 au 5 décembre 2015

Du 9 au 12 décembre 2015

AU CDN - GRANDE SALLE

EN PARTENARIAT AVEC LES 2 SCÈNES, SCÈNE NATIONALE DE BESANÇON

www.cdn-besancon.fr 03 81 88 55 11 Avenue Édouard Droz 25000 Besançon ARRÊT TRAM : PARC MICAUD

AU CDN - GRANDE SALLE


Le monde est un seul

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Christophe Fourvel

Le Plus que nous pouvons Le plus que nous pouvons au cœur des matins blêmes, Thomas Vinau (1) nous l’offre dans un livre avec des mots de récupération, avec des couinements de phrases entre elles ; avec une syntaxe craquante comme les chaumes de blés sous les pas solitaires. Une syntaxe dont il refait le filetage dans des petites proses qui sont autant de poèmes diffractés sous le soleil ordinaire. Des textes montés avec des pièces que l’on chine dans les casses de campagne. Des phrases d’usines familiales avec des hangars ouverts et un peu de froid, de gerçures, de vent. À la prose en Bleu de travail, puisque c’est le titre. « Je fais ce que je peux. Avec mes silences et le reste. Avec mes peurs de bête. Avec mes cris d’enfant qui ne débordent plus. Je fais ce que je peux. Dans ce petit bain de cruauté et de lumière. Dans les éclats de sucre et de mensonge. Dans la délicatesse. (...) Je fais comme tout le monde. Avec le ciel et sans les dieux. » Le livre trépigne d’un combat gagné contre les mots. De cette manière glorieuse que nous avons de nous lever chaque matin pour parler notre propre langue, avec notre propre voix. Il est une sculpture de petit format qu’un homme cisèle dans son jardin mal entretenu, parce qu’il aime les mauvaises herbes et le hasard des semaisons. Il dit des choses belles comme « L’aube aubépine met du rose dans le gris de ses épines ». Ou encore : « Le jour qui tombe du bon côté de la tartine. » Et puis : « Un jour ou l’autre tu te rends compte qu’il y a un monde autour de toi. Et que ce monde est en train de hurler. Tu te rends compte que l’air que tu respires ce sont des hurlements. Et cette rumeur que tu prenais pour le vent dans les arbres. Et la vieille table en bois. Tes chaussettes. Ton matelas. Ce sont des hurlements. » *

Le plus que nous pouvons avec ce qui nous prolonge, nous transcende, Mathias Enard (2) nous l’offre avec des langues apprises, avec des voyages au Levant, avec ses livres de toujours et un amour impossible. Avec cette vie récapitulée le temps d’une insomnie par un musicologue viennois qui pense que la vie est comme une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière, elle ne retombe jamais sur ses pieds. Le Goncourt cette année est vraiment un roman d’amour : à Sarah, jeune universitaire nomade qui court les colloques du petit monde orientaliste ; à la musique, bien sûr, à la voix incomparable du chanteur iranien Nazeri comme à Félicien David, comme à Bizet, comme à Beethoven ; à tous ceux, musiciens, écrivains qui ont toujours su que le génie était métis, qu’il y avait de l’autre en soi. Boussole est un acte d’amour qui ne renonce pas à l’exigence de sens. Qui n’est pas aveugle parce qu’il aime la lumière. Parce qu’il sait qu’une beauté diamantaire emprunte son éclat autant à ses propres formes qu’à la lumière du dehors. C’est plein de personnages, de volutes de fumée d’opium. Du désespoir d’Anne-Marie Schwarzenbach, de Sadegh Hedayat et de Germain Nouveau. De la duplicité fascinante de quelques aventuriers et aventurières. De la grâce de Roumi et de Hafez. De la décadence de Marga d’Andurain, des ruines blessées de Palmyre, des alcools secs de ceux que l’Orient tient dans son chant étale. « Ma première pipe d’Opium me rapprochait de Novalis, de Berlioz, de Nietzsche, de Trakl — j’entrais dans le cercle fermé de ceux qui avaient goûté au fabuleux nectar que servit Hélène à Télémaque pour qu’il oublie un moment de tristesse. » Ainsi donc, Mathias Enard assassine le temps pour nous donner l’extrême liberté du voyage. Il y a dans cette insomnie du musicologue une toute puissance contagieuse qui est bien celle de la grande littérature. En lisant Boussole, on se dit que chaque phrase est une promesse que nous sommes invités à saisir. Un fruit mûr d’histoire. L’équivalent en prose de Cent Mille milliards de poèmes de Queneau. Car ce livre n’est pas un roman mais une infinité de tentations qu’il nous appartient de saisir. Pour entendre la vie d’Oussama Ibn Mounqidh à défaut de sa poésie. Celle de Francisco Salvador Daniel à défaut de sa musique. La grande histoire a recouvert de son désert aride ou de ses villes nouvelles beaucoup de gestes de grande beauté. Certains noms illustres n’existent plus que dans le délire verbal de quelque insomniaque inventé par de drôles d’écrivains. Les romans comme Boussole sont des galaxies éteintes. Mais comme les galaxies éteintes, elles continuent à briller. * Le plus que nous pouvons est de lire ces deux livres avec une égale curiosité. 1 — Bleu de Travail de Thomas Vinau est édité par La Fosse aux Ours (84p. 13€) 2 — Boussole de Mathias Enard est édité par Actes Sud (378p. 21,80€)

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Pas d’amour sans cinéma

Catherine Bizern

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Des hommes et de leurs élans amoureux « Les hommes ne savent jamais tout à fait ce qu’ils veulent, les femmes elles le savent mieux, et c’est pour cela qu’elles incarnent un certain espoir pour l’homme » (1). Voilà ce qui sans doute sous-tend tous les films du cinéaste coréen, Hong Sang Soo. Ces hommes que l’on ne peut jamais tout à fait condamner, quand ils ne nous attendrissent pas, ces hommes jamais très sûrs de leur désir et dont l’empêtrement dans le réel fait le charme cruel du cinéma de Hong Sang Soo. Des hommes pas très sûrs de leur désir, encombrés par leurs élans amoureux auxquels ils semblent toujours prêts à vouloir se dérober. À moins que l’idée même de sa réalisation, l’assurance de la possession de la femme convoitée, émousse déjà le désir initial. Alors souvent ils parlent, ils parlent tout à la fois pour fuir et s’assurer de ne jamais tout à fait perdre une quelconque éventualité de retour. La parole comme fil d’Ariane et attache retenant au plus près l’autre possiblement à aimer. En fait chez Hong Sang Soo les hommes n’ont pas encore compris qu’ils allaient mourir ; ils sont comme ces adolescents qui donnent trois rendezvous au même moment et n’iront à aucun, comme cet homme qui, alors qu’il m’a promis de venir à Paris, croit encore qu’il va prendre le train pour me rejoindre tandis que le train est déjà parti. Sont-ils négligents ou désinvoltes ? On ne peut jamais tout à fait le savoir. Alors les hommes chez Hong Sang Soo se débattent avec leurs incohérences, s’emportent, se rebellent, Don Quichotte valeureux à l’assaut d’une vérité qui se soustrait inexorablement à eux. Peut-être font-ils simplement l’expérience de leur impuissance à maîtriser la réalité, inquiets de pouvoir la tenir au creux de leur main. Une expérience vouée à être reconduite à l’infini, dans chacun des films et de films en films où le récit semble distribué entre passé et présent, rêveries et visions décalées, partielles sinon alternatives de ce qui se serait vraiment passé.

L’œuvre de Hong Sang Soo est ainsi une longue litanie où se succèdent de manière plus ou moins aléatoire scènes de séduction parfois minimale et scènes d’alcoolisation parfois forcenée, allées et venues parfois incertaines et relations sexuelles souvent ratées. Ces corps à corps pathétiques dont la caméra évite soigneusement tout érotisme et qui pourraient constituer la traduction littérale de la sentence lacanienne « il n’y a pas de rapport sexuel ». Les hommes semblent plonger en apnée dans l’acte sexuel comme pour se sauver du mauvais pas dans lequel ils se seraient mis en tombant amoureux, sortie de secours pour ne pas se fracasser contre le mur, contre l’amour… Ils semblent s’évertuer à ne jamais s’accorder totalement à la femme qu’ils aiment quand ils ne décident pas de l’éviter soigneusement. Impossible de savoir quelle serait la volonté ultime de ces hommes, volonté qui de toute façon s’est dissoute dans l’alcool de Soju. Et les femmes elles, sauraient-elles mieux ce qu’elles veulent ? Elles aussi ont trop bu, elles aussi se lancent dans des aventures incertaines, cèdent parfois aux caprices de leurs prétendants ou les entraînent dans des ébats désastreux. Elles se débattent souvent entre leurs propres désirs si assurés et l’incertitude de leurs amants, parfois longtemps, parfois jusqu’au déséquilibre et même au désarroi, mais finalement trouvent toujours à échapper aux tergiversations masculines. 1 — J e rapporte ici les propos de Hong Sang Soo, ou du moins tels que traduits en français, lors de la leçon de cinéma à la cinémathèque animée par Jean-François Rauger en mars 2011.

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InSitu

Pauline Boudry & Renate Lorenz Quels points communs entre Marilyn Monroe et Valerie Solanas ? Andy Warhol bien sûr, qui a représenté l’une et s’est fait tirer dessus par l’autre. Mais aussi la folie générée pour l’une et l’autre par un environnement phallocrate. Avec une vidéo de performance, Pauline Boudry et Renate Lorenz rendent hommage aux deux : paillettes, couleurs vives et silhouettes queer, avec en prime Peaches dans un hymne à la libération des corps et des identités.

Pauline Boudry et Renate Lorenz, To Valerie Solanas and Marilyn Monroe in Recognition of their Desperation, 2013, Collection Frac Franche-Comté © Pauline Boudry et Renate Lorenz

Jusqu’au 17 janvier 2016 Au FRAC Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr

My love is like a red red rose Trois siècles d’art en Écosse, XVIIIe-XXIe siècle Est-il si loin le temps où l’empire romain a construit le mur d’Hadrien pour se prémunir de la vigueur écossaise ? Qu’est devenue l’écosse depuis la création du Royaume-Uni à l’aube du XVIIIe siècle ? L’exposition conçue par Aurélie Voltz et Caroline Hancock, permet de découvrir le devenir de la culture écossaise à travers ses productions artistiques. Toutes les disciplines sont représentées et l’on souligne la présence de créateurs écossais contemporains à l’aura internationale, comme Martin Boyce ou encore Douglas Gordon. (F.A.) Jusqu’au 28 février 2016 Au Musée des Ducs de Wurtemberg, à Montbéliard www.montbeliard.fr

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Apparitions Révélations, une exploration de la lumière Bien qu’elle n’ait pas le charme éternel du soleil ou celui fugace des lucioles, la lumière artificielle intrigue encore. L’Espace multimédia Gantner accueille cinq œuvres où la fée électricité, détournée de ses ambitions industrielles et domestiques, devient poétique. Plongeons alors dans le noir, à la recherche du vol lumineux des oiseaux de Silvi Simon. Réinterprétation de boule à facettes, ou cauchemar hitchcockien, cette installation intitulée Filmatruc à verres n°2 dévoile son mécanisme sans rompre la magie qu’elle génère. (F.A.) Jusqu’au 23 janvier 2016 à l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne www.espacemultimediagantner.cg90.net Silvi Simon, Filmatruc à verres n°2

Métamorphoses

Vue d’exposition Métamorphoses, œuvres de Frédérique Lucien, Courtesy Laurent Troendlé

Frédérique Lucien, Gabriele Chiari, Véronique Arnold En se concentrant sur le dessin et ses mutations, la Fondation Fernet-Branca nous raconte la relation charnelle qu’entretiennent trois artistes féminines à la création : le papier-peau subit de troublantes Métamorphoses, la couleur suggère les carnations et les installations – mot, matière et objet –, créent des formes organiques avec la matérialisation des gestes comme traces ultimes de l’implication physique de l’artiste. (A.M.) Jusqu’au 27 mars 2016 à la Fondation Fernet-Branca, à Saint-Louis fondationfernet-branca.org

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Regionale 16, Sans Titre La Kunsthalle de Mulhouse propose de revenir à l’essence même de Regionale : offrir des œuvres récentes des artistes de la tri-région à nos regards. Cinq artistes sont invités Hösl & Mihaljevic, Jeannice Keller, Maja Rieder et Silvi Simon dans le cadre de Sans titre, un hommage amusé au (non)nom le plus donné aux œuvres d’art contemporain par leurs auteurs. Ou quand la commissaire déjoue les usages... (A.M.) Jusqu’au 17 janvier 2016 à La Kunsthalle, à Mulhouse kunsthallemulhouse.com www.regionale.org

Hösl & Mihaljevic, Letters from Helsinki „Bürgermeisteramt“, Impression jet d’encre sur papier, 37 × 46 cm

Peinture de François Bruetschy Photo : Sandrine Stahl

François Bruetschy Si le point, la ligne et le plan sont les éléments qui composent toute peinture selon la théorie de Kandinsky, l’œuvre de François Bruetschy n’échappe pas à la règle. Ses dernières toiles lui ont été inspirées par la trajectoire invisible du vol des abeilles vu à travers la fenêtre de son atelier dans le sud de la France. Aussi, le geste du pinceau reproduit cette errance sur les fonds monochromes, donnant alors naissance à une écriture où l’on devine une tension vers la figuration. « Le dessin est un moyen de penser le réel, c’est un champ d’exploration » affirme l’artiste. (F.A.) Jusqu’au 20 décembre, Au Séchoir, à Mulhouse www.lesechoir.fr

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InSitu

Dreieckland Né à Mulhouse, le photographe Franck Christen œuvre aux quatre coins du globe. Son travail, promu par la galeriste Agathe Gaillard, a fait l’objet de plusieurs éditions monographiques. L’artiste consacre aujourd’hui une exposition à sa région natale entre l’Alsace et la Suisse, un territoire qui donne son nom à l’exposition. Avec des paysages, végétaux, animaux, et agencements architecturaux, les images de Christen saisissent sans hiérarchie les objets du monde. Le photographe se positionne ainsi en tant que sujet d’un environnement dont on devine les frontières. (F.A.) Jusqu’au 22 décembre, à La Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

Franck Christen, Dreieckland

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InSitu

Maintenant c’est ailleurs Et si le moment présent était la chose la plus fascinante, la plus irréelle aussi ? Les jeunes artistes tout juste diplômés de l’École nationale supérieure d’art et de design ont pu longuement s’interroger sur une thématique qui avait comme point de départ : maintenant. Rien de tel, avant de partir voler de leurs propres ailes que de se poser la question de l’instant vécu, fugace et impalpable, inspirant à bien des égards, comme le montre à merveille l’exposition collective Maintenant c’est ailleurs, fruit de leurs réflexions plastiques personnelles enthousiastes. (E.A.) Jusqu’au 11 décembre à la Galerie NaMiMa, à Nancy www.ensa-nancy.fr

Le Rembrandt français : Jean-Jacques de Boissieu Sa notoriété, il la doit principalement à ses paysages, mais Jean-Jacques de Boissieu (1736-1810) s’attachait également à la figure humaine : de manière parfois contemplative, avec un idéal de paix. Scènes de genre, représentations d’intérieur, portraits, dans ses eaux-fortes, on constate une maîtrise absolue qu’il puise chez les Maîtres du siècle d’or néerlandais, dont Rembrandt auquel on le compare souvent. L’exposition de la Villa Vauban permet d’épouser la grande diversité de cet artiste pluriel et de replacer son importance au XVIIIe. (E.A.) Jusqu’au 10 avril à la Villa Vauban, à Luxembourg www.villavauban.lu

Vieillard au front chauve, vu de profil Eau-forte et burin, 1770

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GRAND THÉÂTRE

06 & 07/01/2016 à 20H00

SIDI LARBI CHERKAOUI

21 & 22/01/2016 à 20H00

ISRAEL GALVáN

LA CURVA Avec isrAel GAlván & 3 musiciens

GRAND THÉÂTRE I 1, ROND-POINT SCHUMAN I L-2525 LUXEMBOURG INFORMATIONS WWW.LESTHEATRES.LU RÉSERVATIONS WWW.LUXEMBOURGTICKET.LU I TÉL.: + 352 47 08 95-1

©Filip Van Roe-FRactus V by sidi laRbi cheRkaoui

FRACTUS V Avec 5 dAnseurs & 4 musiciens


focus

Turkish Delights

Réunion de famille « Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est pas ? » Dès les premiers mots de sa pièce Retour au désert, BernardMarie Koltès engage la rupture : impossibilité d’être en Algérie contre empêchement de vivre en France, au début des années 1960 et des heures sombres qui s’en suivent. Ce contexte insoutenable pousse Mathilde à retrouver l’Est de la France et son frère Adrien, lui qui n’a jamais quitté la demeure familiale. Autant dire que les retrouvailles sont glaciales entre les deux parents, ou plutôt brûlantes – leurs échanges ne pouvant se faire que dans l’affrontement verbal. Si le propos du Retour au désert convoque notre histoire coloniale, c’est clairement au registre du Vaudeville que Koltès empreinte ces scènes de bourgeoisie provinciale en pleine décadence. Une franche comédie qui ouvre sur des sujets restés délicats, comme des revenants troublant inlassablement notre mémoire collective. Quoi de plus parlant pour Arnaud Meunier, lui qui poursuit un travail de mise en scène sociale ? Le directeur de la Comédie de Saint-Étienne fait ainsi miroiter, en arrière-plan, des questionnements actuels comme la montée des extrêmes et complète la réflexion citoyenne de Koltès d’une dimension européenne. Pour porter ce combat, deux fauves habitués des planches : Catherine Hiegel et Didier Bezace. Par Claire Tourdot – Photo : Sonia Barcet

À 21 ans, certains montent un groupe de rock nommé The Stooges, d’autres sont Italiens, nés dans le XVIIIe siècle finissant et ont déjà monté deux opéras à succès. Un opéra seria, Tancrède, et un buffa, L’Italienne à Alger. Ceux-là s’appellent Gioacchino Rossini et rééditent leur exploit en 1814 avec une farce bouffonne et pyrotechnique intitulée Le Turc en Italie. L’opéra de Dijon reprend en janvier 2016 cette production créée et chahutée par intermittence au festival d’Aix en Provence en 2014. Nouvelle direction musicale, nouvelle distribution des chanteurs mais scénographie identique. Christopher Alden, new-yorkais lyrique, met en scène la fable rossinante comme si elle était sortie de la malle d’escroc d’un Pirandello. Sous la voûte baroco-Art nouveau du décor, inspiré de l’Oyster Bar dont les voûtes et mosaïques miroitent au Grand Central Terminal, se déploit toute la faconde de Rossini livrant son poète Prosdocimo aux joies kitsch de muses à l’orgasme facile. Deux actes, et huit tableaux suffisent à abriter une femme aussi fatale que prompte à encorner son benêt mari vieillissant, une amoureuse sincère et sensible, folle amoureuse de son ottoman de sultan ou encore une jeune tête de turc débarqué à Naples pour chanter Je t’aime à l’italienne. Tout cela sous l’œil, donc, du poète à qui Rossini confie les clefs de la baraque et du Bel Canto. Une façon d’opéra pour débutants, esthètes reposés ou encore spécialistes de la joie de vivre. Fun house, raw power. Par Guillaume Malvoisin – Photo : Patrick Berger / ArtcomArt

LE RETOUR AU DESERT, pièce de théâtre du 8 au 11 décembre au Théâtre Dijon Bourgogne - Centre dramatique national, à Dijon www.tdb-cdn.com

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LE TURC EN ITALIE, opéra les 8, 10, 12 et 14 janvier à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr


Not guilty!

Across the universe Se serait-on montré injuste avec Lou Doillon par le passé ? Certains journalistes prêts à la torpiller de leurs petites piques assassines, le public parfois aussi. Il y a des chances, parce qu’on le veuille ou non, la petite-là est aujourd’hui une chanteuse à part entière. Loin des gimmicks du showbusiness ou de la mode, et avec une vraie foi dans ce qu’elle écrit. Pour faire taire toute critique, il suffit de la voir sur scène : très éloignée de toute pose, la miss, à mi-chemin entre Joni Mitchell et Patti Smith, nous livre l’une des plus belles voix qu’il nous soit donné d’entendre dans les parages. Elle le fait avec une candeur naturelle et de manière fragile, tout en se laissant surprendre elle-même par l’effet qu’elle provoque sur son auditoire, ce qui la rend spontanément attirante. Et que dire de ces compositions qui renouent avec la plus pure tradition du songwriting anglo-saxon ? Avec ce petit plus qui fait que les chansons – Dieu qu’on aime toujours autant les chansons ! – jettent un pont à travers les océans : Lou Doillon, qui a sollicité les fines plumes du groupe canadien Timber Timbre pour son second album – une nouvelle bouteille à la mer pour qui saura s’en saisir –, nous entraîne une nouvelle fois loin, très loin. De Paris à Londres, de Paris à New York ou San Francisco. Par Emmanuel Abela

Ah, on en connaît certains qui se réclament de cette génération rock-là ! Il faut dire qu’en 1994, mis à part Noir Désir, il n’y a pas grand monde pour rivaliser dans l’Hexagone avec l’énergie de No One Is Innocent, des gamins d’à peine 20 ans, de sales mômes totalement décomplexés, libres et déjantés. Plus de vingt ans après, la détresse qu’ils dénonçaient avec vigueur reste entière, la morosité aussi. En débutant leur album par Charlie, ils nous disent que rien n’a changé : tout au plus, le déni va-t-il grandissant ; la raison d’être du groupe de Kémar Gulbenkian et de sa petite bande reste donc vitale, comme ce long cri qu’ils poussent à la fois contre la passivité des uns, la manipulation des autres et le cynisme des derniers. Loin de se taire, ils continuent de manifester leur colère. Ils le font avec une rythmique qui dévaste tout sur son passage et la même vision hautement sonique d’un art qu’ils maîtrisent à la perfection. Les kids sont prévenus, le rock de No One est une gifle donnée aux politiques de tous bords, aux décideurs de tout poil, aux médias complaisants et aux citoyens prêts à se résigner. Personne ne plaide coupable, mais tout le monde est responsable. Et si les événements récents, auxquels certains titres donnent une troublante résonance, renouent avec l’esprit rock des origines, nulle raison de bouder son plaisir, n’est-ce pas ? Doigt levé au ciel et fuck à la Terre entière ! Par Emmanuel Abela

NO ONE IS INNOCENT, concert le 10 décembre à la BAM, à Metz ; le 11 décembre à la Laiterie, à Strasbourg ; le 12 décembre au Moulin de Brainans

LOU DOILLON, concert le 5 décembre à La Rodia, à Besançon www.larodia.com

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Yiddish blues

Les fondements Il est de ces artistes pour lesquels on se déplace sans condition. Voilà presque 20 ans que le plasticien et metteur en scène Romeo Castellucci nous sidère avec son théâtre d’images (sa première pièce présentée en France, L’Orestie, sera d’ailleurs reprise au Maillon en avril), à travers lequel il éclaire sans fard et tout en sous-texte les fondements de notre société et de notre culture. Depuis quelques années, et Le Purgatoire, 2 e volet de son travail sur la Divine Comédie de Dante, la parole se fait plus présente, la narration aussi. Sur le concept du visage du fils de Dieu, créée en 2010, confronte un fils à son père vieillissant et incontinent, mettant à l’épreuve le spectateur en même temps que les valeurs chrétiennes du fils – amour, pitié et abnégation – sous le regard du Christ d’Antonello da Messina. Un christ sur lequel, dans un 2e tableau, des enfants jetteront des pierres… Une scène qui fait basculer le spectacle de la crudité de la réalité à une dimension symbolique, et qui avait provoqué quelques syncopes chez des catholiques intégristes au moment de la création. Avec Sur le concept du visage du fils de Dieu, Castellucci poursuit son questionnement sur le statut des images et le rapport fondamental qu’entretient notre société à ses icônes. Mais aussi les fondements de notre vivre ensemble. Par Sylvia Dubost – Photo : Lefebvre

SUR LE CONCEPT DU VISAGE DU FILS DE DIEU, pièce de théâtre du 9 au 12 décembre au CDN de Besançon www.cdn-besancon.fr

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Elle chante en yiddish, mais n’est pourtant pas une artiste folklorique. Elle raconte l’histoire du peuple Juif, mais ne se considère pas comme une chanteuse communautaire. Fille de parents polonais émigrés à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale, Talila préfère vivre son héritage au présent par la célébration d’une langue qui aurait pu disparaître il y a de cela 70 ans. Sur les arrangements du pianiste et clarinettiste Teddy Lasry – membre de l’éminent groupe de jazz rock Magma –, la frêle silhouette révèle toute la profondeur de sa voix à la pureté mélancolique. Des mélodies populaires aux comédies musicales du Lower East Side new-yorkais des années 30, Talila raconte une terre disparue, entrecoupant son récit de passages en français, teintés d’une bienveillante ironie. Le Yiddishland qu’elle évoque est universel, tout comme son invitation au voyage libre d’interprétation. Au public belfortain d’y répondre lors de son prochain concert au Granit, contrepoint de l’exposition Retour sur l’abîme – L’art à l’épreuve du génocide, jusqu’au 10 janvier dans toute la ville. À cette occasion, plusieurs œuvres d’artistes juifs assassinés sous le régime nazi sont mises en regard de compositions contemporaines. Deux rendez-vous pour un même questionnement : celui du devoir de mémoire, face à l’Indicible. Par Claire Tourdot – Photo : Sandrine Expilly

EN PASSANT PAR KRASNIK, POLOGNE, concert de Talila le 15 décembre au Granit, à Belfort www.legranit.org



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Initiales E.M. Le Sorelle Macaluso

Festival vigilant À la nouvelle édition d’un festival, le journaliste est souvent pris entre deux feux : reconnaître dans la programmation les traces des éditions précédentes, et y débusquer les nouveautés, comme si une manifestation se devait à tout prix de proposer du neuf. Cette habitude, dont on imagine qu’elle doit autant aux usages du métier qu’à ses déviances – parmi lesquelles l’injonction à la communication n’est pas la moindre –, on aimerait la dépasser. En choisissant plutôt la quête du possible. Car après tout, qu’une structure ait les moyens de pérenniser un projet, soit d’accueillir dans les mêmes conditions artistes et spectacles, constitue déjà un joli défi en ces temps de disette budgétaire. Et que ce projet ménage des rencontres avec d’autres cultures, d’autres problématiques, pourrait même s’avérer crucial par le décentrement offert. Cela, Les Vagamondes ne l’avaient (évidemment) pas prévu. Pour autant, c’est une invitation à mettre en perspective son quotidien, ses réflexions sur la société et le monde que lance le festival porté par La Filature. Et qu’il explore pour sa quatrième année le bassin méditerranéen, non seulement à travers une programmation pluridisciplinaire axée sur la Turquie, l’Iran, le Liban, la Tunisie, l’Italie et la Grèce ; mais également par le biais des sciences humaines (géographie, histoire, géopolitique, économie, gastronomie, etc.), prouve sa vigilance au monde dans lequel il se déploie, autant que sa pertinence. Par Caroline Châtelet – Photo : Carmine Maringola

LES VAGAMONDES,

festival des cultures du Sud du 13 au 23 janvier à La Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

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Pendant plusieurs saisons d’affilée, l’Opéra national du Rhin a familiarisé son public avec l’œuvre lyrique de Leoš Janáček. Avec au bout, un bien joli succès public et critique. En 2011, L’Affaire Makropoulos mis en scène par Robert Carsen a fait son petit effet parmi les connaisseurs, mais aussi auprès des néophytes. Il faut dire que le livret contient une bien belle dramaturgie : le temps passe, les époques se succèdent, les gens meurent, les noms changent. Mais elle, E.M., reste là, immortelle, cantatrice éternellement brillante. Tous les soixante ans, elle change d’identité, Emilia Marty, Eugenia Montez… Seules ses initiales demeurent ; elles renvoient à Elina Makropoulos, fille d’un alchimiste grec du XVIe siècle qui lui avait fait boire un élixir de son invention afin qu’elle vive trois cents ans. Alors que les effets de l’élixir s’estompent, Elina se rend à Prague pour en retrouver la formule. Mais revivre autant de temps est-il bien ce qu’elle désire ? Ce qui a séduit Robert Carsen dans cet opéra, c’est l’interrogation sur la vie : comment bien vivre ? Comment bien utiliser le temps qu’il nous reste ? Avec un travail qui mêle la vision austère d’espaces bureaucratiques dans le plus pur esprit kafkaïen et une esthétique hautement colorée, le metteur en scène canadien n’hésite pas à faire le grand écart de la modernité pour cet étrange « plaidoyer pour la mort ». Et de nous rappeler « ce que Karel Čapek a écrit : on ne peut vivre que si l’on sait que l’on va mourir. » Par Emmanuel Abela – Photo : Alain Kaiser

L’AFFAIRE MAKROPOULOS, opéra les 7, 9, 13, 16 et 18 février à l’Opéra de Strasbourg ; le 27 à la Filature, à Mulhouse www.operanationaldurhin.eu



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Back to the no future

Ring Plus que n’importe quel autre héritage ancestral, la pratique de la lutte est le pendant de nos interactions sociales. Des premiers jours jusqu’aux derniers, il faudra se battre, s’affirmer, face à l’autre, pour trouver sa place, réaliser ses ambitions et garder la tête haute. Un combat perpétuel reproduit depuis des siècles par les lutteurs d’Afrique de l’Ouest et qui, dans les pas du chorégraphe Salia Sanou, se fait jaillissement de vie. Le Burkinabé réunit sur scène trois danseurs et cinq lutteurs pour une confrontation sensuelle : le corps est ici la matière première d’un acte rituel fort, symbole de pouvoir, mais aussi de liberté. La Clameur des arènes est alors supplantée par la musique funk jouée en live du Camerounais Emmanuel Djob, vibrante pulsation qui trouve résonance sur les remparts rouge sang enserrant le lieu. Le langage chorégraphique tient dans ses hommes qui s’apprivoisent, résistent, se percutent dans des prises tantôt féroces, tantôt élégantes et envahissent progressivement un espace abordé comme un large volume graphique. Tout n’est plus que masses de chair, muscles tendus et flux d’énergie indiscernables : une façon pour Salia Sanou d’effacer les frontières fragiles qui distinguent performance sportive et recherche contemporaine, ou comment figurer le sortilège de notre condition humaine. Par Claire Tourdot – Photo : Etienne Perra

CLAMEUR DES ARÈNES, pièce chorégraphique du 20 au 22 janvier 2016 présentée avec Pôle Sud au Maillon, à Strasbourg www.pole-sud.fr

Crête ou pas crête ? Fort ou pas fort ? Juste ou peu faux ? Voilà à quoi on pourrait réduire aujourd’hui la vision du mouvement punk au comptoir du Bar des Sports voire chez quelques musiciens paresseux. Or, à bien considérer l’attirance incessante pour la chose débraillée, il doit bien s’agir d’autre chose que de jouer vite et pas en place. Là, résumons la chose à du son qui fait sens. Faire sens et sans paresse, voilà bien un résumé possible pour décrire la trajectoire musicale de Sarah Murcia. Qu’elle tutoie les tutélairiens du jazz, comme Sclavis pour le dernier Jazzdor, qu’elle prenne langue avec la guitare impassible de Rodolphe Burger, la contrebassiste ne chôme pas. Pour preuve supplémentaire, la tempête en forme de fille nommée Caroline que Sarah a créée il y a dix ans avec trois garçons : Gilles Coronado, Franck Vaillant et Olivier Py. Guitare électrique, batterie et sax pour une musique loin d’être androgyne. Caroline, groupe pas punk « mais pas zouk non plus ». Caroline says : « Nevermind ! », et Sarah s’empresse d’enrôler le piano de Benoît Delbecq et la grâce de Mark Tompkins, chorégraphe, passé pour l’occasion du côté obscur du crooning. Le sextet se secoue les corones et revisite le patrimoine binaire des Sex Pistols. Naît ainsi Never Mind The Future. « Quand j’ai décidé de reprendre ce disque, j’ai lu Lipstick Traces, livre formidable où Greil Marcus rapproche Johnny Rotten de Huelsenbeck, de Guy Debord et des situationnistes, de Saint Just, des hérétiques médiévaux. Comme si dans l’histoire un souffle dada revenait », nous écrivait Sarah Murcia cet été. Play it Again Sam, mais joue le maintenant ! Par Guillaume Malvoisin

NEVER MIND THE FUTURE, concert le 8 janvier 2016 à Jazzdor, Pôle Sud, à Strasbourg ; les 26 et 27 avril 2016 à La Filature, à Mulhouse www.jazzdor.com + www.lafilature.org

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KARLSRUHE 13e Salon international d’art moderne et contemporain

Du 18 au 21 février 2016 Parc des expositions - Messe Karlsruhe Messeallee 1, D-76287 Karlsruhe/Rheinstetten Réservation visites guidées en français : info@culture-consulting.ch www.art-karlsruhe.de

Le rendez-vous incontournable des amateurs et collectionneurs d’art ! 210 galeries issues de 13 pays, 164 one-artistshows, 19 espaces de sculptures… découvrez des œuvres exceptionnelles du début du 20 e siècle jusqu’aux dernières tendances de l’art contemporain actuel.

MÉTAMORPHOSES

Véronique ARNOLD I Gabriele CHIARI I Frédérique LUCIEN

FONDATION FERNET-BRANCA 2 rue du Ballon - 68300 Saint-Louis

www.fondationfernet-branca.org

15 novembre 2015 > 27 mars 2016


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Urbano-cubano

Avenir en crise En digne héritier de la noirceur scandinave d’Ibsen et de Strindberg, Lars Norén s’applique à décortiquer nos sociétés occidentales, dans ce qu’elles ont de plus misérables. Une écriture sans grand espoir, mais de laquelle le jeune metteur en scène autodidacte Mathias Moritz réussit à dégager un magnétisme viscéral. Le regard neuf et neutre qu’il porte sur Akts – pièce dramatique de Norén écrite en 2000 – sert avant tout à dégager un large portrait contemporain, amplifié par l’alternance constante entre registre burlesque et pathétique. Sur scène, l’histoire débute dans l’étroite cellule d’une prisonnière mise en isolement pour acte terroriste. Le verdict est tombé : elle est condamnée à mourir. Pourtant, face au discours d’un médecin autoritaire, impossible de ne pas douter de sa culpabilité, comme de celles de tous ces hommes captifs de leur propre condition. Bourreau ou victime, les certitudes s’inversent et se recroisent, emportées par l’humour acide de l’auteur suédois. La compagnie strasbourgeoise Dinoponera / Howl Factory poursuit là son questionnement sur les réalités des métropoles actuelles, travail déjà entamé en 2012 lors d’un passage remarqué sur la scène du Taps avec Liberté à Brême de l’allemand R.W. Fassbinder. Un résultat détonnant et sensuel, dont les jeux de miroir appellent inévitablement l’adhésion du spectateur. Par Claire Tourdot

AKTS, pièce de théâtre du 19 au 23 janvier au Taps Laiterie, à Strasbourg www.taps.strasbourg.eu

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Le dandy cubain est de retour pour quelques dates sur l’une de ses terres d’accueil. Forcé à l’exil pendant une quinzaine d’années, Raul Paz commence sa carrière de chanteur et musicien en France et aux États-Unis. Il revient vivre à Cuba en 2010 pour participer au mouvement artistique de la « Havanization ». Toujours resté profondément attaché à ses racines, Raul Paz voit dans cette révolution culturelle douce l’opportunité de participer à l’évolution de son pays. De se joindre à l’ouverture sur le monde de Cuba. Revenu de ses pérégrinations avec un bagage interculturel, l’idole de la jeunesse havanaise crée des ponts entre musique traditionnelle cubaine des années 50, standard jazz et sonorités urbaines. Il insuffle un dynamisme trendy, ose des textes ambigus alors que l’autorité de papi Castro plane encore. Il ne cesse d’affirmer son envie de repousser les frontières. Son dernier album Ven Ven en est une nouvelle preuve. Il enregistre plus d’une quarantaine de morceaux avec un orchestre de cuivres au mythique studio Egrem à La Havane et se rend à Paris pour mixer ces 11 titres. En droite ligne avec son album précédent Mutala, on retrouve une sonorité latino influencée par des gros sons venus des îles caribéennes. Il reflète l’ambiance festive et chaleureuse d’une vie urbaine et culturelle, restée longtemps renfermée sur elle-même. Par Lizzie Lambert

RAUL PAZ, concert le 10 décembre à la Souris Verte, à Épinal www.lasourisverte-epinal.fr


26 novembre 2015 — 27 mars 2016

Valérie Favre

La CoLère du Tigre

La première nuit du monde

Marie-Louise Marie Tudor L’opéra de 4 sous Faune aphone

iT dansa BarBe-neige eT Les 7 peTiTs CoChons au Bois dorManT ConFLuenCe – renaissanCe La CaMpagne

lacoupole.fr

La CaMeraTa du LeMan

N° de licence entrepreneur du spectacle : 1050935 - 936 - 937

WWW.MUSEES.STRASBOURG.EU

saison de printemps 2016

ConCerT de prinTeMps

starHlight

MUSÉE D’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN 1, PLACE HANS-JEAN-ARP

Valerie Favre, Ghost (d’après Le Vol des sorcières ), 2014-2015. Courtesy Galerie Peter Kilchmann, Zurich. Photo : Uwe Walter. Graphisme : Rebeka Aginako

Le joueur d’éCheCs


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Une bonne leçon émile Gallé, vase Hommes Noirs, Nancy, MEN © MEn, Photo : Philippe Caron

L’objet-idéal L’Art nouveau apparut et s’épanouit lors d’une période de troubles, entre la fin du XIXe siècle et le début de la Première Guerre mondiale. Destiné à ses débuts à entrer dans toutes les maisons, celui-ci se voulait porteur d’un projet humaniste et social, et s’engagea en faveur de diverses causes. L’exposition L’École de Nancy face aux questions politiques et sociales de son temps propose de mettre en évidence cette tendance, principalement à travers les figures de ses présidents Émile Gallé et Victor Prouvé. Quelque 200 pièces issues de la collection permanente du musée de l’École de Nancy et empruntées à des collections publiques ou privées sont présentées au musée des Beaux-arts : mobilier, verreries, céramiques, peintures et sculptures témoignent de la diversité de cet « art total ». D’Émile Gallé, on pourra notamment admirer la table Le Rhin, témoignage d’un contexte politique tendu à la veille du premier conflit mondial, ou encore les vases Le Figuier, marqué par le symbole du judaïsme, et Les Hommes noirs, figurant les juges, réalisés en réaction à l’Affaire Dreyfus. Photographies et documents d’époque, revenant par exemple sur l’aventure de la Maison du peuple, créée par Charles Keller avec la collaboration de Victor Prouvé, viennent compléter l’exposition. Par Benjamin Bottemer

L’ECOLE DE NANCY FACE AUX QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES DE SON TEMPS, exposition jusqu’au 18 janvier 2016 au musée des Beaux-arts de Nancy www.mban.nancy.fr

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C’est un théâtre politique pour le jeune public que défend l’auteure roumaine Mihaela Michailov. Après avoir abordé l’enfant face au capitalisme, au passage à l’âge adulte ou à l’environnement familial, elle attaque de front le système scolaire, champ de bataille ultime et destructeur pour le rêveur et l’inadapté. Pour Sales gosses, l’auteure s’est inspirée d’un fait divers, où une jeune fille, ligotée en classe par sa professeure, a été par la suite ligotée et torturée par ses camarades. Dans ce monologue grinçant créé à la Manufacture de Nancy et mis en scène par Michel Didym, les figures du bon et du mauvais élève, du maître et du parent sont successivement incarnées par Alexandra Castellon. Pour Mihaela Michailov, le théâtre pour le jeune public est un moyen pour celui-ci de « développer une réflexion commune et d’appréhender les nombreuses questions que soulève le maillage complexe de leur quotidien. C’est un théâtre qui nous fait grandir ensemble ». Sales gosses est un manifeste en direction de ces enfants inadaptés réduits au silence, à qui l’on fait ressentir leur inutilité au sein d’un système éducatif régi par l’obéissance et la peur. Par Benjamin Bottemer – Photo : Éric Didym

SALES GOSSES, pièce de théâtre du 1er au 18 décembre au Centre Dramatique National La Manufacture, à Nancy www.theatre-manufacture.fr


apparitions révélations ccam / scène nationale de vandœuvre

JANVIER > JUIN 2016

Cie La Controverse × Cie La Mâchoire 36 Cortis & Sonderegger × Cie SIC.12 Cécile Arthus, Oblique Compagnie Charles Pennequin × Barre Phillips L’SKBL - Cie Théâtrale × Cie Pardès Rimonim Adeline Rosenstein × Michel Mazzoni Cie AK Entrepôt × Festival Poéma #02 Ensemble Ultim’Asonata × La SOUPE Cie Cie Hippolyte a mal au cœur Copi, Gaël Leveugle × Cie 1 Des Si Cie Solentiname, Théâtre de l’Écrou Ambra Senatore × Cie Les Ombres Portées Olga Mesa, Francisco Ruiz de Infante Festival Musique Action #32 …

une exploration de la lumière EXPOSITION DU 7 NOVEMBRE 2015 AU 23 JANVIER 2016

La lumière artificielle, devenue aussi indispensable à notre environnement quotidien que la lumière naturelle, est présentée ici dans sa fugacité, sa temporalité, sa sonorité et sa magie. La lumière apparaît, stimulée par des sources électriques détournées ou est représentée en un impossible calcul. Elle donne à voir et à entendre. Elle se donne à nous en une poésie à contempler sans modération. AVEC DES ŒUVRES DE JuLiEn MairE, Dan GrEGor, SiLvi SiMon, FabiEn LéauStic, nicoLaS chESnaiS.

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1, rue de la Varonne ■ 90 140 Bourogne 03 84 23 59 72 ■ lespace@territoiredebelfort.fr WWW.ESPACEMULTIMEDIAGANTNER.TERRITOIREDEBELFORT.FR Espace multimédia gantner Entrée libre du mardi au samedi de 14 h à 18 h ■ Le jeudi de 14h à 20h ■ Fermé les jours fériés et du 21 au 26 décembre 2015.

CCAM / SCÈNE NATIONALE DE VANDŒUVRE RUE DE PARME, 54500 VANDŒUVRE-LÈS-NANCY SITE : WWW.CENTREMALRAUX.COM × TEL : 03 83 56 15 00 LICENCES : 540-249/250/251 • DESIGN GRAPHIQUE : STUDIO PUNKAT

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danse × théâtre × musique × arts visuels


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Not now

Promenons-nous Avec La Forêt, la compagnie La Mâchoire 36 met en scène, à travers une dramaturgie et une scénographie sensibles, les notions de construction et d’exploration. Le cheminement d’un enfant dans cette forêt, où il expérimente la peur de l’inconnu mais également l’émerveillement, est au cœur de cette pièce qui dessine la carte d’un monde que l’homme en devenir tente de comprendre et d’apprivoiser. Le conte initiatique L’Arbre d’Hubert Mingarelli, dans lequel la forêt s’agrandit et revêt de nouvelles dimensions au fil de la progression de son personnage, a constitué le point de départ de cette création de la metteur en scène Estelle Charles et du plasticien Fred Parison. Au même titre que les comédiens présents sur scène, c’est une plastique active, vivante, faite de bouts de bois, de feuilles mortes, d’ossements et de plumes qui est utilisée ici. Éléments reliés à un « théâtre pauvre », cette esthétique de l’essentiel et de la lenteur évoque la nature de l’acte artistique. C’est un monde sauvage et fertile, poumon de l’imagination et de la vie, qui est esquissé sur la scène, à deviner, à percevoir plutôt qu’à voir. Par Benjamin Bottemer – Photo : Estelle Charles

LA FORÊT, pièce de théâtre du 14 au 16 janvier au Centre Culturel André Malraux à Vandoeuvre-lès-Nancy www.centremalraux.com

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« J’ai cherché à un moment de ma vie à échapper au monde dans lequel j’évoluais. Les 60’s m’ont montré la voie : c’est une période qui transpire l’innocence et qui apporte une vision très enfantine du monde. C’est ce à quoi j’aspire. Je déteste la normalité, je veux sans cesse faire des choses différentes, que mes idées soient issues du passé ou du futur, peu importe. Je renie le présent. » En quelques mots à peine, Jacco Gardner plante le décor : une affirmation catégorique et éclairante sur l’essence de la musique de ce Néerlandais au visage poupin. Après la sortie de Cabinet of Curiosities, nous avions rencontré cet enfant éternel fasciné par Syd Barrett, Love et The Zombies, grand amateur de sensations psychédéliques. Deux ans plus tard, le voilà ressorti de son pays des merveilles avec Hypnophobia construit sur la même fascination oldies augmentée par de nouvelles influences. Après avoir tourné plus d’un an et avoir essuyé une panne d’inspiration presque fatale, c’est en écoutant Neu!, Duncan Browne, chevelu de la pop-folk ou encore Bruce Haack, expérimentateur avant l’heure de l’électronique, que Jacco Gardner retrouve son chemin vers le passé. L’album, plus inquiétant que le précédent, est davantage fondé sur un effet cinématique : la bande-son d’un voyage parfait vers un désert cosmique. Ainsi, Peter Pan aurait grandi ? Affirmatif. Sa mélodie, plus travaillée, plus raffinée exerce un pouvoir de séduction difficilement résistible, plus vaste encore. Un petit trésor. Par Cécile Becker – Photo : Christophe Urbain

JACCO GARDNER, concert le 4 décembre à L’Autre Canal, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr


KINGERSHEIM (FRANCE) DU 28 JANVIER AU 7 FÉVRIER 2016

Amphitryon

Assistante à la mise en scène : Carolina Pecheny Lumière : Laurent Schneegans Scénographie : Delphine Brouard Costumes : Laurianne Scimemi assistée de Blandine Gustin Maquillage : Kuno Schlegelmilch Avec : Isabelle Cagnat, Frédéric Cherbœuf Luc-Antoine Diquéro, Kristof Langromme Nils Öhlund, Jessica Vedel, Clémentine Verdier Comédie De l’Est Centre dramatique national d’Alsace 68000 Colmar 03 89 24 31 78 comedie-est.com Direction : Guy Pierre Couleau

25e FESTIVAL INTERNATIONAL JEUNE PUBLIC www.momix.org 03 89 50 68 50

Théâtre, cirque, musique, danse, marionnette, rencontres professionnelles, expositions...

Illustration : Kitty Crowther - Alphabet Momix : Daniel Depoutot

De Molière Mise en scène : Guy Pierre Couleau du 26.01. au 26.02. 2016


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Maître de musique

Radicales Un rayon de lumière vient éclairer la scène d’une lumière tranchante. Julia Lanoë et Carla Pallone sont habillées de noir, concentrées quand viennent résonner les premières notes de violon, puis de synthétiseur. Les gestes se font lents, les regards profonds. Le son Mansfield. TYA est difficilement reconnaissable et tient plus à cette petite musique intime et vibrante qu’à la rage électronique qu’on leur prête. Julia, la chanteuse à voix gracile, explique : « On a tendance à trouver hyper chiant un groupe qui rejoue l’album en live à la note près. On envisage un live comme on fait un album, ce qui est usant pour nous : c’est deux fois plus de travail, mais on y tient. » Le dernier album, Corpo Inferno, semble plus contrasté : entre mélodies baroques et délires technoïdes, il frôle avec délice la schizophrénie et joue, comme les précédents, sur la violence des mots. Une poésie froide, crue, empreinte de mélancolie. « On se dit souvent qu’on est vraiment trop tristes, là, on a joué le truc à fond », complètent-elles. Les Mansfield ne font pas de concessions et ne se soumettent jamais. À rien, même pas à une séance photo. Elles seront blanches, comme sur leur album, ou seront cachées. Une interview ? Non, jamais. Une discussion, d’accord. Le duo aussi généreux que déterminé fait partie de ces rares groupes cherchant à imposer une certaine radicalité dans leurs choix artistiques et musicaux. Un bien fou. Par Cécile Becker – Photo : Christophe Urbain

MANSFIELD.TYA, concert le 3 décembre aux Trinitaires, à Metz www.trinitaires-bam.fr

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Musique de chambre, pop, hip-hop, électro : autant de genres musicaux qui influencent l’œuvre de Chilly Gonzales, pianiste d’exception, hors du temps, hors des normes. Ambassadeur d’une musique classique qu’il entend moderniser, le Canadien, qui a choisi l’Allemagne comme terre d’accueil, est grand connaisseur. Il est aussi et surtout un fin technicien d’une musique qui, entre ses doigts, se teinte d’une couleur nouvelle. Au piano, c’est en virtuose qu’il s’adresse au plus grand nombre. Chaque album est une réinvention, un recommencement. Dans Octave Minds, album mêlant savamment techno et musique classique, le savant fou de la musique de chambre collabore avec le DJ berlinois Boys Noize, bien connu des aficionados du clubbing à travers le monde, tous deux accompagnés de la formation allemande Kaiser Quartett. Un mariage incongru, mais qui fonctionne à merveille. Chilly Gonzales, producteur de renom qui sait s’entourer des plus grands comme Thomas Bangalter des Daft Punk ou Drake, la superstar du rap, ne compte pas s’arrêter en si bon chemin : avec le Kaiser Quartett, il présente sur scène l’intégralité de Chambers, successeur de l’acclamé Solo Piano 2, lors d’un concert d’exception à la Rockhal en partenariat avec la Philharmonie. L’occasion d’un show déconcertant, dont ce maître de musique détient seul le secret... Par Paul Kempenich – Photo : Alexandre Isard

CHILLY GONZALES & KAISER QUARTETT, concert le 5 décembre à la Rockhal, à Luxembourg www.philharmonie.lu


BAM & trinitAires DéCEMBRE

janviER

vendredi 4

mardi 12

Festival Marathon ! Arnaud Rebotini & Christian Zanési Ensemble Links : Drumming de Steve Reich HeptaTonia

Therion Luciferian Light Orchestra Ego Fall Imperial Age

mardi 8

[ release party ]

Ariane Moffatt mercredi 9

vendredi 15

Floating arms NIID Shizuka

Anonymous Choir sings Leonard Cohen

mercredi 20

jeudi 10

[ jeune public ]

No One Is Innocent vendredi 11

Brigitte

[ complet ]

samedi 12

Shadoz Cie Hörspiel jeudi 21

Patriotic Sunday vendredi 22

Lilly Wood And The Prick

Soilwork Hatesphere Arcania

Festival Animal.es After Party Let’s Dyke!

mercredi 16

du 28 au 30

Ecotone Will Guthrie Solo Strotter Inst.

vendredi 22

Festival Haunting the Chapel

vendredi 18

Les Nuits Zébrées de Radio Nova

Et plus encore à découvrir sur www.trinitaires-bam.fr Licences 1-1076971 2-1024929 3-10243930

Vendredi 8 janvier → Pôle Sud SARAH MURCIA “NEVER MIND THE FUTURE” Vendredi 29 janvier → Pôle Sud FRANÇoIS RAULIN AVEC ANNE ALVARo “RESTEZ, JE M’EN VAIS” Mercredi 3 février → Cité de la Musique et de la Danse CRAIG TABoRN SoLo Vendredi 4 mars → Pôle Sud QUATUoR IXI Invite MICHELE RABBIA + DAVID CHEVALLIER “BACK To BRUBECK” Vendredi 18 mars → Pôle Sud CHRIS PoTTER QUARTET Vendredi 1er et samedi 2 avril → CSC Fossé des Treize SoIRÉES TRICoT CARTE BLANCHE AU TRICoLLECTIF Mardi 19 avril → MAC de Bischwiller PNQ TRIo “STEAMBoAT BILL, JR” Samedi 30 avril → CSC Fossé des Treize ANDREAS SCHAERER / LUCAS NIGGLI + ERIKA STUCKY “BUBBLES AND BANGS” Vendredi 6 mai → La Filature Mulhouse CHARLES LLoYD & JASoN MoRAN Jeudi 12 mai → Les Tanzmatten Sélestat LAISSE VENIR – DANS LES SILLoNS D’ALAIN BASHUNG Vendredi 13 mai → Pôle Sud VIJAY IYER TRIo “BREAK STUFF” www.Jazzdor.com / 03 88 36 30 48


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Une balade d’art contemporain Par Sandrine Wymann et Bearboz

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UDO ZEMBOK C H A N T C H R O M AT I Q U E

du 17 octobre au 20 décembre 2015

Espace d’Art Contemporain André Malraux

4 rue Rapp - 68000 COLMAR - ENTREE LIBRE Renseignements : 03 89 24 28 73 ou artsplastiques@colmar.fr Du mardi au samedi de 14h à 19h, le dimanche de 14h à 18h. Pour les groupes, possibilité de visites guidées sur rendez-vous.

LUX AETERNA BIENNALE INTERNATIONALE DU VERRE

15 OCTOBRE - 29 NOVEMBRE 2015


Étienne Jaumet 06.02

L’Autre Canal

Rencontres

Nancy

Par Benjamin Bottemer Photo : Arno Paul

Laborantin capable d’enflammer le dancefloor comme de nous envoûter en faisant découvrir son univers intérieur, par exemple avec son dernier opus justement baptisé La Visite, Étienne Jaumet crée un état de communion spontanée avec le public, en solo, en duo avec Zombie Zombie ou au gré de ses multiples collaborations. Pour cela, loin de tripatouiller pendant des heures le moindre son, il revendique une approche directe de la musique électronique. « Retravailler un morceau à outrance ne le rend pas forcément meilleur, note le musicien. J’ai un vrai plaisir de la création à partir d’un premier jet, je compose très rapidement. J’enregistre avec cette même démarche, comme un musicien “classique” pourrait le faire en studio ; idem pour le live. » Son précédent essai, Night music, superposait les atmosphères avec une richesse et une densité hautement suggestives à destination de nos petits neu-

rones. La Visite est plus épuré, faisant preuve d’une véritable efficacité mélodique, provoquant chez l’auditeur le sentiment persistant qu’il voyage au sein d’un organisme parcouru d’échos étranges : le titre éponyme, courte odyssée organique sur laquelle Jaumet pose sa voix, est à ce sujet révélateur. On retrouve d’autres traces vocales sur quasiment tous les titres ; même le saxophone, instrument récurrent dans la musique de Jaumet, y joue de ses fibres. « J’avais envie de bousculer mes habitudes sur ce titre, moi qui ne suis pas chanteur, explique-t-il. La voix donne beaucoup de personnalité à la musique, le public y est attentif. De même pour le saxophone, qui est vu comme un instrument ringard, alors que c’est ce qu’on en fait qui importe. » Une de ses dernières expériences en date, il l’a menée avec Zombie Zombie, au côté de son compère Neman, en livrant la bande originale de Loubia Amra, réalisé par Narimane Mari, où de jeunes Algériens délirent, chapardent et s’ébattent en pleine guerre d’Algérie. La musique s’y plaît à prolonger l’image avec une sensibilité très charnelle, au gré des ondulations des corps et de l’élément aquatique. « Loubia Amra est un film avec un véritable propos, une démarche esthétique, et je ne sais pas s’il trouvera le chemin des salles. Il est rare que l’on donne une vraie place aux musiciens dans un film, pourtant la musique y est indispensable, comme dans la danse. » À ce sujet, il apprécie l’approche de Quentin Dupieux, OVNI survolant Hollywood avec un certain succès dû selon lui « à des raisons obscures, et c’est tant mieux ». « J’aime les surprises, c’est ce que je cherche à susciter. Même lorsque je mixe, je veux passer des morceaux dansants que j’ai aussi envie de défendre. Je ne recherche jamais le confort, mais l’aventure. »

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Rubin Steiner 10.10

Nancy Jazz Pulsations

Par Fanny Ménéghin Photo : Thibaud Dupin

En écoutant votre musique, on se demande ce qui vous porte dans la création : une grande culture musicale ou une imagination libre de toute influence ? Pendant toutes les années 90, je faisais une émission de radio [Radio Béton, ndlr], un fanzine, et j’ai toujours écouté beaucoup de musique. Je suis très influencé par plein de choses, tout le temps. J’aime autant Earth Wind and Fire que la musique expérimentale, le free jazz ou la techno bien brute. Mais je n’ai pas d’influence directe. Il y a des groupes qu’on aime bien depuis longtemps avec les membres de DRAME [nouveau projet de Rubin Steiner, entouré de quatre musiciens et de Quentin Rollet, saxophoniste, ndlr] : Stereolab, Nisennenmondai, Chausse Trappe ou Beak>. Ce sont des groupes sans concession, avec une musique hyper singulière qui peut faire peur sur le papier et en live, mais qui provoque des moments de folie incroyables. Évidemment, ça nous a marqué quand on a fait DRAME. Donc oui, c’est ultra référencé et on a vraiment le sentiment de raconter quelque chose dans la musique qu’on fait. Sur scène, on sent une vraie complicité entre vous. Était-ce déjà le cas au moment de l’enregistrement du disque ? Il y a deux ans, nous avons loué une salle dans laquelle nous avons joué de manière improvisée nonstop. Nous avons ensuite enregistré les morceaux pendant une semaine, mais en nous disant que ça ne sortirait jamais, d’où le nom du groupe. Je me suis retrouvé au final avec neuf heures de musique, dans laquelle j’ai identifié des segments pour créer la structure de morceaux, et ça s’est fait comme ça. De manière magique ! Il faut dire qu’avec Quentin Rollet au saxophone, Olivier Claveau aux synthés – dont un polivok, un synthé russe avec un son très particulier, unique et indomptable –, Sandrine Guillot, également au synthé [par ailleurs graphiste sous le nom de Mme Douze qui a signé toutes les pochettes de Rubin Steiner, ndlr], Frédéric Vidalot aux congas, Jérémie Morin, membre de Dictaphone et de Futuroscope à la batterie, on se connaît bien, tout va donc plus vite.

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La musique de DRAME puise à différentes sources : électro, krautrock ou hip-hop. Vous-même, comment la définiriez-vous ? Nous avons l’impression de faire du rock’n’roll, mais comme le disque est né de ces séances d’improvisation, forcément il va dans d’autres directions. Nous nous étions imposés quelques contraintes sur la durée des notes, sur la rythmique, ce genre de choses. Du coup, sans chercher à atteindre une dimension spirituelle, nous touchions quand même à quelque chose de l’ordre de la transe, du mantra. Tout cela fait qu’au niveau du jeu, avec un vrai sentiment de lâcher-prise, ça relève assez de la musique contemporaine et expérimentale. Cette idée de transe, plus j’avance plus je la trouve essentielle. Autant dans le jeu qu’à l’écoute. Il n’y a plus de structure, plus rien : on joue et on s’emmène… On nous explique que la seule solution aujourd’hui par rapport aux difficultés rencontrées dans le domaine du show-business, c’est de composer des mélodies qui plaisent à tout le monde. Nous, au contraire, on veut renouer avec une forme de radicalité, en s’appuyant à la manière des minimalistes des années 60 sur la matière et la répétition. Ça correspond presque plus à de l’image qu’à de la musique écrite. Dans l’esprit, vous n’avez jamais cessé d’avancer en pionnier. Depuis le début des années 90, j’ai toujours essayé d’écouter de la musique que je n’avais jamais entendue auparavant. De manière générale, il faut que la musique m’étonne. Mais je ne suis virtuose d’aucun instrument, j’ai tout appris sur le tas. J’ai toujours essayé de faire des sons qui sortaient un peu de l’ordinaire – dans ce cas, je cherche à m’étonner moi-même. Je suis fan de tous les outsiders, de tous ces personnages qui tentent des choses, jouent les précurseurs et pensent la musique du futur. En ce qui me concerne, je n’ai jamais cherché à me fondre dans le moule. J’ai toujours expérimenté. Cette radicalité était très présente dans les années 60 et 70, surtout en France. Maintenant plus personne ne tente quoi que ce soit, j’ai l’impression que tout le monde à peur.


Rencontres

Vous vous êtes engagé à maintes reprises : vous avez boudé les Victoires de la musique en 2006, vous avez composé l’hymne de la Gay Pride de Tours en 2011… Rubin Steiner, musicien engagé ? Mon engagement politique, je l’affirme dans la vie. Dans les disques, je ne milite pour rien, si ce n’est pour réveiller les gens. À un moment, tu produis quelque chose de très plaisant, easy listening, et puis subitement tu te lances dans du bruit pendant vingt minutes. Ainsi, tu interroges le sens de la relation qu’on entretient à la musique. Tout le monde en écoute, partout, tout le temps, mais sans lui accorder de sens particulier. Il faut sortir la musique de ses strictes fonctions commerciale et dansante. La notion de “nourriture de l’esprit” m’importe vraiment. C’est peut-être pour cela qu’il m’arrive de préférer la littérature à la musique – à ce titre, je ne désespère pas un jour d’écrire un livre !

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Rencontres

Jean-Louis Murat 13.10

Salle Poirel

Nancy

Par Benjamin Bottemer Photo : Julian Benini

La voix et les textes de Jean-Louis Murat sont empreints d’une grande douceur et d’une beauté rude, à l’image de cette nature sauvage, presque un sanctuaire pour le chanteur installé dans son Auvergne natale, loin du bruit des grandes villes. Une sensibilité qui habite chaque recoin des chansons que cet artiste entier et hyper-productif livre depuis trente ans. Chez Murat, les femmes, les animaux, le désir ou la nature sont sujets à un exercice à la fois contemplatif et introspectif, inspirant continuellement cet auteur affamé de mots. Enfant des campagnes, il perçoit l’animalité qui transpire de ses textes, et qui s’y invite parfois à travers chants d’oiseaux et autres cris d’animaux, comme naturellement liée à ses origines. « J’ai été éduqué comme ça, avec autour de moi les bois, les hiboux dans les granges, explique le chanteur. Ta vie d’homme, tu la passes au contact de la nature, tu en as des manifestations autour de toi ; les poussées de désir en font partie. Je ne fais pas d’analogie entre un homme, une femme, un genêt ou une vache, ça fait simplement partie d’un tout. Les mots servent à manifester ce fascinant tête-àtête entre l’homme et la nature. » Ramené sans cesse à ces choses élémentaires depuis la ferme où il réside, Murat cultive un isolement mesuré. À cet amoureux des lettres, on ose comparer son besoin apparent de solitude avec celui d’un Henry David Thoreau qui, dans Walden, emménage au cœur des bois lorsque la civilisation envahit peu à peu son monde, pour écrire sur les bienfaits d’une vie retirée et surtout s’émerveiller et communier avec la nature. « Le texte est intéressant, il a vraiment éprouvé les sensations du mec seul dans les bois, même si bon, sa mère habitait à 500 mètres, note Jean-Louis Murat. Vivre isolé, ça n’existe plus, toutes les fermes sont connectées à Internet. Mais je peux m’isoler au milieu d’un carrefour, et on peut se sentir seul au milieu des autres... C’est plus une attitude, qui consiste à rentrer les ponts pour rester à l’intérieur de sa forteresse. »

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Comme ces tribus qui savent que la civilisation existe mais font le choix de s’enfoncer dans la forêt pour échapper à un mode de vie abrutissant, et mettent parfois quelques coups de fusil aux hélicoptères qui les survolent, Murat est sauvage, défendant un espace qui le préserve et constitue probablement le cœur de son inspiration. Devant la pureté qui nourrit ses chansons, on comprend mieux son intransigeance et sa résistance farouche à « tout ce qui est mortifère », rappelant que Nietzsche définit cette attitude comme une nécessité pour « vivre ». La lumière des grands médias par exemple : pour l’Auvergnat, c’est une obligation professionnelle, un jeu qu’il déteste après avoir connu une période de notoriété à l’aube de ses 40 ans. « Je sais comment ça fonctionne : l’idéal est que je dise “untel est un con”, mais je ne crains pas ce truc, je suis assez paysan pour que la castagne, ça ne me dérange pas. À côté de ça, je suis sociable à mort, mais j’aime tellement les autres que je préfère être loin d’eux, me tenir à distance pour ne pas multiplier les rencontres sans profondeur. » Murat trouve sa voie au sommet d’un col, dans ses forteresses naturelles et mentales, dans des ouvrages oubliés, comme pour le baroque’n’roll Madame Deshoulières, ou de l’autre côté de l’Atlantique, façonnant album après album un blues labellisé Massif central, son Far West à lui, exploré pour de bon avec Mustango, enregistré en Arizona. S’il devait revendiquer un modèle, ce serait plutôt Bob Dylan. « Il a opéré la synthèse parfaite entre le blues de Robert Johnson et la culture européenne de Rimbaud ou Lord Byron, explique Jean-Louis Murat. Dylan était extrêmement doué et cultivé : quand tu es jeune, tu te dis “je vais essayer de faire pareil” tu t’accroches, il faut du courage. L’intransigeance participe de ça. » Après la longue équipée de Babel, Jean-Louis Murat s’apprête à entrer en studio pour enregistrer un nouvel album dont il vient d’achever l’écriture, armé de « ces mots et ces pensées qui font le côté sublime de la nature humaine ; dès qu’il y a des mots, il y a un peu de musique. Quoique là-dessus, les oiseaux nous battent à plate couture ».


— J’aime tellement les autres que je préfère être loin d’eux. —

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Archie Shepp 07.11

Festival Jazzdor/La Filature

Par Natacha Anderson Photo : SĂŠbastien Bozon

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Mulhouse


Quand vous étiez jeune, vous avez étudié beaucoup d’instruments, mais aussi l’Art dramatique. Ma famille était pauvre, mais j’ai pris des leçons de piano qui étaient dispensées gratuitement au lycée. Mon père jouait du banjo, il m’avait montré quelques accords et j’étais fasciné. Quand nous vivions en Floride, à Fort Lauderdale, j’avais déjà acquis quelques notions. Puis nous avons déménagé à Philadelphie. J’ai commencé la clarinette à 15 ans et le saxophone à 15 après avoir écouté Lester Young, Ornette Coleman et John Coltrane. Je voulais devenir avocat, mais à l’Université je me suis intéressé à d’autres arts et j’ai fini diplômé en Art dramatique et Littérature. Vous vouliez devenir avocat pour combattre les injustices ? J’ai toujours été conscient de la situation des AfroAméricains dans mon pays et je voulais m’investir dans la lutte pour les droits et l’amélioration de la situation économique et sociale de mon peuple. Parlons de votre rencontre avec John Coltrane... Il était gracieux avec moi. Je l’ai rencontré lorsqu’il jouait avec Thelonious Monk au club The Five Spot à New York. Je consacrais beaucoup de temps à nourrir ma famille, tandis que lui consacrait tout le sien aux jeunes musiciens. C’est sans doute parce qu’il avait eu une jeunesse difficile dans le ghetto de Philadelphie, ça nous rapprochait. Avec Coltrane, vous étiez aux premières loges du renouvellement du jazz. Précurseur du mouvement Afrocenter qui intégra les rythmes africains dans le jazz. J’ai exploré les pistes que Coltrane avait ouvertes. C’est lui l’inventeur de la world music. Il est parti à la rencontre de Ravi Shankar bien avant George Harrison. De mon côté, quand j’ai été invité en Algérie [pour le Pan-African Cultural Festival en 1969, nldr], j’ai cherché les Touaregs et enregistré avec eux. Partout où j’allais, en Inde ou en Amérique du Sud, je m’inscrivais dans la même démarche. Dans votre album Fire Music (1965), vous rendez hommage à Malcolm X. L’aviez-vous rencontré ? Non, mais j’allais l’écouter dans le temple où il avait l’habitude de prêcher. À un moment j’ai envisagé de me joindre aux Black Muslims. Chez eux, la politique était plus importante que le religieux. Mais en ce qui me concerne, j’étais déjà engagé dans une organisation politique. En 1959, j’ai collaboré avec LeRoi Jones, un activiste et poète [également connu sous le nom d’Amiri Baraka, nldr]. Nous avions formé un groupe entièrement dédié à Harlem, travaillant pour un changement social au sein du Black Arts Movement. Le FBI s’est montré très suspicieux envers des groupes comme les nôtres.

Avez-vous rencontré des problèmes avec les autorités ? Le FBI est passé chez moi quand j’étais en tournée en Europe. Ma femme leur a ouvert la porte et leur a demandé de partir immédiatement, et ce fut la fin de l’histoire. Mais bien sûr que nous jouions avec le feu. Nous étions déjà coupables depuis quelques années de soutenir Fidel Castro avec le Fair Play for Cuba Committee ou d’organiser des mouvements de refus de paiement des loyers afin de forcer les propriétaires des appartements insalubres d’Harlem à les rénover. À la fin des années 50, vous avez joué en France… Je préférais jouer aux États-Unis parce que c’est là que cette musique est née. La vision esthétique en Europe n’est pas celle de l’Amérique. Les gens sont habitués au grand art sur lequel ils expriment un point de vue intellectuel. Aux États-Unis, on entretient une relation plus viscérale à la musique. Mon expérience de compositeur et d’activiste est inhérente à cette perception. Enfin, pour les Américains, la musique est parfois considérée plus comme un divertissement. Pensez à Duke Ellington… Vous avez enseigné à l’Université pendant plus de 30 ans. Qu’avez-vous tenté d’inculquer à vos étudiants ? J’ai voulu les rendre sensibles à d’autres cultures, à celles d’Amérique du Sud par exemple ou des Caraïbes, d’où vient le vaudou. Les contingents d’esclaves africains originaires de l’Afrique de l’Ouest amenés de force à Cuba ou Haïti étaient contraints de renoncer à leurs rites et à leurs dieux et déesses traditionnels. Les esclaves ont alors dissimulé leurs divinités sous les noms de saints chrétiens. Ce procédé culturel a permis aux esclaves de conserver certains des aspects de leurs croyances d’origine et les rythmes sacrés des rites religieux. J’enseignais à mes étudiants la tradition musicale africaine, pentatonique, d’une gamme à cinq notes, la, do, ré, mi, sol sur laquelle se basent beaucoup de negro spirituals et de blues. Et puis, je voulais les rendre conscients que sans la samba ou la rumba, le jazz n’existerait pas. Que pensez-vous de la situation des droits civiques aujourd’hui aux USA ? Bien que l’on puisse saluer le fait que pour la première fois dans l’histoire nous avons un président noir, il me semble que le président Obama n’a pas fait grand chose en ce sens. Il a travaillé de très près avec les banques. Il n’est pas de gauche, c’est un centriste comme Bill Clinton. De tout temps, les États-Unis ont pratiqué l’oppression contre les minorités. Celle qu’ils ont pratiquée contre les Noirs n’a malheureusement jamais été résolue. On peut, bien sûr, constater une certaine évolution, mais il reste de nombreux racistes. Il n’y a qu’à voir Donald Trump... De manière générale, et cela à travers le monde, nous nous devons de créer une société qui permette aux gens de se rassembler autour d’aspirations communes. Tout est malheureusement fait pour l’argent et le jeu personnel. Le capitalisme vorace mène l’humanité sur le chemin de l’extinction.

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Rencontres

Bastien Vivès 12.09

Place de la Carrière

Par Benjamin Bottemer Photos : Thibaud Dupin

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Nancy


Il faut le suivre. De l’émotion à l’absurde, de la sensibilité la plus aiguisée à l’humour le plus décalé, une seule chose est sûre à propos de ce jeune trentenaire et de la poignée d’albums incontournables qu’il a pondus en moins d’une décennie : Bastien Vivès n’est jamais à court d’imagination. L’une de ses premières publications, Hollywood Jan, nous présente un garçon au sortir de l’enfance qui se protège du monde extérieur grâce à trois amis hors du commun : Schwarzy, Stallone et Russell Crowe. Avant de découvrir que ce monde l’isole autant qu’il le préserve, l’empêchant de vivre ses premières expériences d’adolescent. « Je n’arrive pas vraiment à dépasser mon imaginaire, confie Bastien Vivès. Je pense en tout cas qu’il me guidera toujours : j’ai tendance à ressentir plus d’émotions devant un film que dans la vraie vie. » C’est en replongeant dans une enfance heureuse, insouciante, où le dessin prend rapidement une grande place, que Bastien Vivès pose les bases des scénarios qu’il prend tant de plaisir à créer. « J’en ai des souvenirs assez beaux, que je reproduis dans mes BDs. J’ai été très marqué par le passage de l’enfance à l’âge adulte, lorsque tu découvres la complexité de la vie. »

Reptiles, piscine et entrechats Ses potes rêvés à lui, c’était les Tortues Ninja, dont les figurines ont envahi son appartement parisien. Il en livre une vision qui en dit long sur la façon dont il aborde ses propres histoires : quatre frères aux personnalités allant de l’enfant (Raphaël) à l’adulte (Leonardo) dont les aventures sont plutôt l’histoire d’une éducation, assurée par la figure du père (Splinter, le mentor). « C’est un univers dans lequel tu as envie de vivre, comme celui de Star Wars ou de Harry Potter. Mais ce n’est pas la création d’univers qui m’intéresse le plus, ce sont plutôt les relations entre les personnages, les rapports amoureux et amicaux ; il n’y a pas grand chose d’autre qui m’intéresse, en fait. » Avec Le Goût du chlore et Polina, ses deux premiers succès critiques

et publics, il fait la preuve de son talent pour susciter l’émotion, entre les mots, entre les lignes, avec son dessin volontiers dépouillé, voire minimaliste, mais remarquablement expressif. Dans Le Goût du chlore, un jeune garçon souffrant d’une scoliose (comme lui) croise lors de ses sessions de natation thérapeutique une jeune fille, objet de toute sa fascination. Dans Polina, il choisit l’univers de la danse pour narrer le récit initiatique d’une petite danseuse guidée par l’exigeant Nikita Bojinski, qui

— Je n’arrive pas vraiment à dépasser mon imaginaire. Je pense en tout cas qu’il me guidera toujours. — s’émancipera progressivement de sa tutelle pour s’épanouir en suivant son propre chemin. L’album marque aussi la naissance du premier personnage féminin fort de Bastien Vivès, qui en annonce bien d’autres. « Les gens pensent que j’ai une vision très fine de la psyché féminine, mais je ne sais pas comment les femmes fonctionnent, je suis largué, lâche Bastien. Alors je me raconte des histoires en imaginant les personnages féminins ; elles n’ont aucun lien avec ma vie réelle. Comme pour l’enfance, je sacralise beaucoup de choses. »

La voie du fantasme Rassemblant au-delà des aficionados de la bande dessinée et récoltant ses premières récompenses, Vivès prend alors un virage à 180° en s’offrant un petit plaisir sulfureux et totalement déjanté, qui révèle une autre facette de l’auteur : Les Melons de la colère, qui sort la même année que le délicat Polina. On y retrouve à nouveau une jeune fille, mais ses problèmes sont un peu différents : pourvue d’une poitrine démesurée, elle est l’objet de toutes les perversités de la part des notables du village. Pornographique, absurde et délirant, il n’est pas dépourvu de certains thèmes apparaissant dans le travail traditionnel de Bastien, comme la famille. « C’était le seul moment où je pouvais le faire, juste après le succès de Polina, indique-t-il. La BD érotique ne m’intéressait pas : le porno, c’est plus rigolo. J’y ai mis tous mes fantasmes. On peut toujours dire “c’est horrible”, ça reste de l’ordre de l’imaginaire, je pense que les gens font la différence. » Sur son blog, il se lâche en offrant régulièrement des strips politiquement incorrects mais furieuse-

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ment jouissifs qui rivalisent d’inventivité dans le domaine de l’humour noir/extrême/débile. Certains d’entre eux ont été réunis en 2012 dans une série de cinq recueils thématiques parus chez Delcourt : « L’amour », « La famille » ou « La guerre ». « J’adore le côté provoc’, ce système avec un personnage provocateur et l’autre provoqué. C’est ce que je trouve le plus marrant : celui qui veut rester sérieux dans un monde absurde. » L’auteur raconte qu’avec ses parents, il pouvait parler de tout, poser toutes les questions ; il pense (à juste titre) que cela se ressent dans ses BDs. Totalement décomplexé, il se confie sans sourciller sur les sujets les plus intimes, semblant ne dresser aucune barrière avec son interlocuteur. Il explique aussi, alors qu’il approche les 32 ans, que « les problèmes des adultes » le « gonflent ». Les bande dessinées historiques, les albums-reportages dénonçant les drames et la misère du monde qui fleurissent sur les étagères des libraires ne sont pas vraiment sa tasse de thé. « Les jurys donnent des prix à tout un tas de BDs imbitables sur ce type de sujets, donc c’est logique qu’elles se multiplient, avance Bastien. Je préfère divertir. Si mes albums aussi ont eu des prix, c’est peut-être parce qu’ils sont apparus au même moment que toutes ces BDs plombantes. Mes BDs devaient avoir quelque chose de rafraîchissant... »

Aventures collectives... Loin de s’isoler dans son monde, Bastien Vivès, issu du monde de l’animation, possède une véritable culture du travail collaboratif. Ses albums réalisés aux côtés d’autres auteurs font partie de ses plus belles réussites : avec Merwan Chabane, il livre la trilogie Pour l’Empire qui revisite le péplum avec une dose de fantastique ; avec Florent Ruppert et Jérôme Mulot, il réalise La Grande Odalisque et Olympia, paru il y a peu. Une autre épopée grand format autour d’un trio de nanas explosives spécialistes du vol d’œuvres d’art, directement inspirée de Cat’s eyes, le dessin animé des années 90 où trois vives panthères, sœurs et solidaires, relèvent tous les défis. « C’est le premier dessin animé féministe, avec un personnage masculin ridicule. C’est un sujet amené par Ruppert et Mulot, une occasion pour nous de mettre en scène des personnages féminins forts. » La fraternité, le doute, l’amitié, l’amour, sont toujours au centre de ces univers séduisants et soignés... Tout comme l’humour débile et les grosses poitrines d’ailleurs.

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De l’aveu-même de l’intéressé, le contact avec Ruppert et Mulot, comme avec Merwan Chabane ou Michaël Sanlaville, issus comme lui de l’école des Gobelins, a permis à Bastien d’évoluer, notamment techniquement. Si c’est l’écriture qui l’intéresse avant tout, et qu’il a refusé plusieurs scénarios proposés « clé en main », il apprécie ce travail fait de chassés-croisés entre les pages des uns et des autres, en ce moment à l’œuvre dans Lastman, la dernière série à laquelle il participe aux côtés de Sanlaville et de Balak. « La clé, c’est l’ego : il faut travailler avec des gens qui ont un ego bien placé sans être effacés pour obtenir une vision commune. Peutêtre qu’on a le même vocabulaire parce qu’on est de la même génération ; je n’ai jamais travaillé avec un auteur qui a 20 ans de plus que moi. Ça pourrait être intéressant. »

… et mondes parallèles Avec Lastman, Bastien Vivès aborde une nouvelle dimension. Un projet presque inédit. Un manga à la française, en 12 tomes, avec la méthode nippone, semblable à une division du travail industrielle : se répartir les tâches pour sortir chaque tome dans un laps de temps très court. Quasiment une première dans l’Hexagone, deuxième consommateur mondial de mangas mais qui ne compte aucune série sur ce modèle, créée par des auteurs français. « On revendique le terme “manga à la française”, avec un travail rapide et de qualité, explique Bastien. Au début, c’était difficile, le public manga ne nous a pas suivis, car on n’utilise pas les innombrables codes du genre, un peu stériles je trouve. Un public avec moins d’a priori y a adhéré, notamment mon lectorat féminin. » Entre heroic-fantasy et sciencefiction, Lastman conte les aventures d’un jeune et chétif combattant, Adrian Velba, qui entretient un lien très fort avec sa mère. Arrive Richard Aldana, bagarreur peu conventionnel, qui deviendra son mentor. Puis le récit bascule dans une guerre entre les mondes, les époques, bousculant tout sur son passage. Le premier cycle, l’enfance, s’achève au


— Il faut travailler avec des gens qui ont un ego bien placé sans être effacés, pour obtenir une vision commune. —

tome 6. « Maintenant, on aborde l’adolescence, le corps, l’amour, les pulsions. Après une grosse ellipse, le lecteur est catapulté dans le futur, celui que l’on s’imaginait quand on était gosses, avec des voitures volantes. » Son rythme de croisière atteint, Lastman, prix de la série à Angoulême en 2015, est en passe de devenir un petit phénomène en se déclinant en série animée et en jeu vidéo, une première pour une bande dessinée française contemporaine. Au même moment, le cinéma s’intéresse à Polina : le tournage est en cours, avec le chorégraphe Angelin Preljocaj à la réalisation, et Juliette Binoche et les danseurs du Bolchoï parmi la distribution. De petit prince de la bande dessinée française, Bastien Vivès, déjà

reconnu par une partie du grand public, confirme tout le bien que l’on pensait de lui au moment de ses premières publications. Son nom suffit à porter des projets audacieux comme Lastman. « C’est vrai que j’ai aujourd’hui assez de crédibilité pour me permettre certaines choses », admet-il. Porté par des vents favorables mais surtout par un talent à géométrie variable, Bastien Vivès, sans faire de concessions ni céder aux sirènes de la facilité, ne délaisse ni ses univers sensibles, ni ses grands délires, ni ses récits d’aventures : dans chaque album, on en retrouve les traces, et c’est ce qui fait toute leur richesse et leur singularité.

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Joe Dante 22.09

Rencontres

Festival Européen du Film Fantastique

Strasbourg

Par Romain Sublon – Traduction : Louise Bouchu Photo : Christophe Urbain

— J’ai probablement aidé Steven Spielberg à se payer une extension à sa maison. — Dans le genre, on connaît aussi Rob Reiner : « Ah mais c’est lui qui a fait ce film ? Et celui-là aussi ? Ah bon ça aussi ! Mais c’est fou ! » Quasi incognito, Joe Dante a pénétré les zones les plus obscures de nos cerveaux, il est à l’origine de certaines de nos peurs primales, il est ce tonton farceur qui s’amuse à glisser une fausse main coupée dans le vasistas des W.C. Joe Dante n’est pas la méga star de sa génération, il n’est pas non plus le cinéaste de la maturité, ni un grand sage républicain ; Joe Dante est un gamin qui rêve chaque jour de son prochain film. Coûte que coûte. Après Hurlements, vous ne faites plus le montage de vos films. Est-ce là, la première grande bascule ? J’ai monté mes films jusqu’à l’épisode que j’ai tourné pour la série La 4e dimension (Twilight zone). Mais quand on s’engage sur de grosses productions, il est rare qu’on puisse monter ses propres films. Pour des raisons pratiques, les studios veulent éviter que le montage prenne du retard, alors ils préfèrent qu’il y ait un monteur pour que les rushes n’attendent pas dans un coin. De toutes façons, depuis le passage au numérique, j’en serais incapable. Est-ce que la perte d’un certain contrôle a pu être favorable à votre création ? Il y a parfois des cinéastes qui s’expriment mieux dans la contrainte… Jusqu’à la fin des années 80, j’ai eu la chance de pouvoir réaliser tous mes films comme je le voulais et être pleinement satisfait du résultat final. Bien sûr, il fallait discuter avec la production, négocier, mais j’avais toujours le dernier mot. C’est au cours des années 90 que les choses ont changé. Les films sont devenus très chers, surtout pour tout ce qui concerne le marketing et la promotion. Il y a tellement d’argent en jeu sur chaque film, que tout le monde, à chaque étape de la chaîne, a son avis. Certains ne savent même pas de quoi ils parlent ni ce qu’ils font, mais ils s’imaginent que ça fait parti de leur boulot. Si bien qu’à l’époque où j’ai réalisé

les Looney Tunes (2003), j’allais au travail en colère, crispé, en serrant les dents et les poings. Ce n’est pas comme ça qu’on devrait faire un film sur Bugs Bunny ! Même si le film comporte de bons passages, c’est devenu un blockbuster boursouflé. Vous avez créé un site Internet, Trailers from Hell, dans l’idée de faire découvrir des films et des cinéastes qui ne sont pas toujours ceux que l’industrie du cinéma met en avant. L’idée de ce site m’est venue en me replongeant dans la collection de bandes-annonces que j’avais amassées chez moi. J’ai commencé ma carrière en montant des bandes-annonces, j’ai toujours adoré ça ! C’était pour des films de science-fiction des années 50, qui me plaisent particulièrement. Ça n’a pas décollé tout de suite, mais au fur et à mesure, des amis sont venus me voir, pour me dire qu’eux aussi aimeraient commenter des bandes-annonces de films qui les ont marqués. En 8 ans, le site est passé de 5 films à plus de 1400 avec des commentaires de plus de 50 cinéastes différents. Le but est de s’adresser au public d’aujourd’hui qui ne s’intéresse pas forcément aux films anciens pour lui faire découvrir des réalisateurs, des genres, des acteurs, des films dont il n’entendrait jamais parler autrement. C’est une façon de rendre au cinéma ce qu’il m’a donné, et de le maintenir en vie. C’est vraiment gratifiant… humainement, j’entends, parce que financièrement, on ne s’est pas fait un dollar ! On parle souvent de Steven Spielberg comme étant celui qui vous a permis de franchir un cap. Et lui, que vous doit-il ? Je l’ai probablement aidé à se payer une extension à sa maison ! On s’entendait très bien et on travaillait très bien ensemble. Il soutient toujours ses réalisateurs. Même quand un de mes films était une catastrophe financière, j’avais acquis une crédibilité suffisante pour pouvoir continuer à tourner.

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Rencontres

Dans Dear White People (Justin Simien, 2014) est avancée une théorie sur les Gremlins. La voici : « Les Gremlins parlent l’argot, raffolent du poulet frit et pètent un plomb quand on mouille leurs cheveux. Les Gremlins sont le peuple noir ! » Je ne l’ai pas vu… Mais… Il n’y a qu’une seule scène avec un Gremlins noir ! C’est le hipster, au bar, avec un chapeau et des lunettes à la Ray Charles, qui fredonne une chanson. Ah oui, il y en a un autre qui ressemble à Ray Charles et qui allume la radio. Mais à aucun moment on a pensé à leur couleur, ils ont une couleur sombre, d’accord, mais ce sont des reptiles ! What the fuck ? Ce ne sont pas des noirs, ce ne sont même pas des gens !

— Tous les monstres que je connais sont à la tête des grands studios. — Ce film, Gremlins, semble tellement fluide que l’on peine à imaginer que le tournage et la production aient pu être compliqués. À quoi cela a-t-il tenu ? Le film était dur à réaliser car il fallait tout inventer au niveau technique. Personne d’autre n’avait fait un film de marionnettes à cette échelle avant, à part peut-être les Muppets. Le script exigeait que les Gremlins puissent faire des choses compliquées, comme marcher ou parler. On a expérimenté avec des marionnettes tenues par des ficelles, mais ça ne fonctionnait pas très bien à l’image ; d’ailleurs il y a quelques plans avec des marionnettes et ça se voit ! On a réussi à rendre ces marionnettes si vraies qu’un jour, un chien présent sur le plateau croyait vraiment que Gizmo était un animal vivant. Il était perplexe car il le voyait agir comme un animal, mais il n’arrivait pas à détecter son odeur… Il était fasciné. Vous dites qu’il y a un monstre en chacun de nous. Quel monstre de cinéma pourrait incarner Joe Dante ? Mon monstre intérieur… Je ne sais pas… Tous les monstres que je connais sont à la tête des grands studios. Je n’y ai jamais vraiment pensé, il doit être trop bien caché au fond de moi.

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On connaît votre passion pour les cartoons, depuis votre plus tendre enfance. Qu’avez-vous pensé des tentatives d’adaptations et de mélange des genres tels que Space Jam (Joe Pytka, 1996) ou Qui veut la peau de Roger Rabbit (Robert Zemeckis, 1988) ? Je ne trouve pas le personnage de Roger Rabbit très intéressant. Je me souviens d’avoir auditionné pour faire la voix de Roger Rabbit, mais je suis sûr que j’aurais fait ça très mal ! Mais le film est extraordinaire ! Par contre, je trouve que Space Jam est une catastrophe. Il dessert les personnages, d’ailleurs Chuck Jones (créateur de Bugs Bunny, Daffy Duck, entre autres) est d’accord pour le dire, il était horrifié par le film. Alors, quand il est mort et qu’on m’a proposé Looney Tunes back in action, le scénario n’était pas génial mais je l’ai accepté, en mémoire de Chuck, justement parce que je ne voulais pas que les studios fassent un deuxième Space Jam. Looney Tunes est plus réussi que Space Jam, ce qui ne veut certes pas dire grand chose… Il s’est avéré qu’au moment où Looney Tunes est sorti, le studio, dans sa grande sagesse, avait eu l’idée « géniale » de ne plus diffuser des dessins animés des Looney Tunes à la télévision. Résultat, les enfants ne savaient même pas qui étaient les personnages au moment où le film est sorti, et ça a été un échec commercial cuisant. J’ai entendu dire qu’ils projetaient de faire un genre de nouveau Space Jam avec un joueur de basket différent, pour pouvoir soi-disant redonner vie aux Toons. J’ai essayé de les sauver une fois, j’ai fait de mon mieux, maintenant, qu’ils fassent ce qu’ils veulent ! On vous compare souvent aux mêmes cinéastes, vous prêtant les mêmes influences (Roger Corman, Jack Arnold, John Landis, Chuck Jones entre autres). Il est étonnant que Paul Verhoeven ne soit pas plus souvent mentionné. N’est-il pas votre double maléfique ? Paul a une vision du monde bien plus sombre que la mienne. Et moi qui pensais déjà voir les choses très en noir ! Mon ami John Davis, qui a produit Piranhas, a aussi produit RoboCop et Starship Troopers [de Paul Verhoeven, ndlr] , qui sont des films remarquables. Je crois que Paul n’est pas très bien compris à Hollywood. Par exemple, pourquoi lui commander un film aussi atroce que Hollow Man ? Il vaut bien mieux que ça ! Sa carrière à Hollywood a eu des hauts et des bas essentiellement à cause des projets qu’on lui a proposés. Comme beaucoup de cinéastes européens, il a eu du succès en Europe, il est parti aux États-Unis tourner quelques films, puis il est revenu en Europe où il se sent probablement plus chez lui. L’important c’est de continuer à faire des films en préservant son indépendance.



Par Cécile Becker

Entrevues

Boire, chanter, regarder 30 ans. 30 ans de cinéma, de rencontres et de regards multiples sur le monde. Le festival international du film de Belfort EntreVues fête son anniversaire, marqué par la venue de nombreux cinéastes.

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Construire un pont entre le cinéma d’hier, d’aujourd’hui et celui de demain a toujours été au cœur du festival EntreVues. Alors que le lancement de sa 30e édition est imminent, Lili Hinstin, sa directrice artistique, réaffirme avec force cette volonté à travers une programmation mêlant amitiés suivies, nouvelles têtes et images persistantes. Coup d’œil non exhaustif sur les temps forts : en marge de la compétition internationale, la spéciale 30e convie des cinéastes à réagir à la dernière image d’un film proposée par un confrère ; la transversale Cinéma et Histoire revient sur l’année 86 ; La Fabbrica s’attache à Otar Iosseliani, réalisateur géorgien, quand l’intégrale revient sur le cinéma de Bong Joon-Ho. Vous avez dit, riche ? Affirmatif ! Lancerait Lili Hinstin.

La chute des feuilles, d’Otar Iosseliani

Qu’est-ce qui vous a animé tout au long de la préparation de ce 30e anniversaire ? Probablement l’excitation de découvrir de nouveaux cinéastes durant la période de prospection et de sélection de la compétition internationale. Bien sûr, la curiosité et l’attente nous ont habités. Aussi, comme chaque année le plaisir de découvrir l’histoire du cinéma qui est l’autre grande vocation du festival, avec cette année, des regards rétrospectifs renforcés sur le festival. C’est comme si l’on avait regardé la vie d’un sujet, la vie d’une personnalité qui se dessine sur 30 années. Pour avoir déjà travaillé dans des institutions culturelles comme la Villa Médicis, j’ai l’habitude de voir les directeurs faire table rase du passé et affirmer que tout ce qui a été fait avant leur arrivée est caduque. Je n’étais pas du tout dans cette optique-là, au contraire. Depuis l’an dernier, un énorme et impressionnant travail de valorisation de l’histoire du festival a été fait, à travers les films évidemment mais également les archives photo. Dans cette histoirelà, il y a des personnalités qu’on admire énormément et qui sont devenues très importantes, je pense notamment à Pedro Costa, Miguel Gomes ou encore Alain Guiraudie. On les voyait déjà à 20 ans, avec leur premier court métrage. Je pense aussi aux frères Arnaud et JeanMarie Larrieu qui vont montrer leur dernier long métrage à Belfort.

Vous parliez de la personnalité du festival, quelle serait-elle ? Je parlerais d’une personnalité très éclectique puisque le festival de Belfort a quand même une réputation d’exigences, avec un regard pointu. Nous sommes dans un monde où l’image des choses se fige assez rapidement dans des définitions de type tweet, donc très courtes. Pourtant, les cinéastes que nous avons suivis et suivons toujours, cherchent à proposer à un moment une forme précise, définie et pensée pour raconter ce qu’ils ont envie de raconter. Je dirais que là, sont l’essence et le fond de ce qui anime le festival. Depuis quelques années, la création cinématographique a été à mon avis envisagée uniquement sous l’angle du dispositif, c’est-à-dire de la mise en place d’un carcan formel et conceptuel, or il existe une multitude de façons et de chemins de proposer une forme. La compétition internationale proposée cette année reflètera bel et bien cette diversité de pensées. Si l’on parle de forme, en voilà une inédite : un cadavre exquis proposé aux cinéastes, comment vous est venue cette idée ? Cette idée m’est venue tout d’un coup et je me dis que c’est une chance de l’avoir eue l’an dernier puisque ça nous a demandé plusieurs mois de travail : il faut contacter beaucoup de personnes à travers le monde, attendre leurs réponses, et vu qu’on travaille avec de jeunes et emblématiques cinéastes, nombre d’entre eux sont en plein tournage ou en écriture. D’autre part, la difficulté était que lorsqu’une personne nous donnait le film qu’elle avait soigneusement choisi, il fallait avoir la certitude de se procurer la copie avant d’envoyer la dernière image au cinéaste suivant. L’idée étant de programmer les films. En général, les festivals ont recours à un petit florilège pour retracer leur propre histoire, comme c’était le cas pour notre 20e édition. Pour innover, j’ai pensé que c’était important qu’il y ait aussi de jeunes cinéastes comme Joao Nicolau, un Portugais, Clément Cogitore, ou encore Thomas Salvador. Il n’y a pas que des cinéastes reconnus et établis, c’est vraiment un mélange. J’aimais l’idée de proposer une forme d’inconscient cinéphilique du festival et de suggérer parallèlement une sorte de réflexion sur ce qu’est le dernier plan, la dernière image d’un film. On s’est souvent posé la question de la manière dont un film débute mais presque jamais celle de comment il se termine. Cette année, La Fabbrica est consacrée à Otar Iosseliani qui a souvent ignoré le système et vous le dites très bien dans l’édito, il nous invite à « boire et à chanter ». A-t-on besoin de revenir à ces valeurs simples ? Lorsqu’Otar Iosseliani boit et chante, son but n’est pas du tout de parvenir à l’ivresse aveuglante, mais de garder un œil très acéré sur cette société. Ce n’est ni dans le travail ni dans la norme sociale que se trouve la vérité de l’homme. Tous ses films décentrent complètement ce qui est normé au niveau social et en opérant ce déplacement, il y a une mise à nu du squelette social et de son mécanisme. Boire et chanter n’est pas s’oublier dans le divertissement, c’est recentrer le monde vers ce qui est important, c’est le plaisir comme véritable centre dans notre vie d’homme. 30E ENTREVUES BELFORT FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM, du 28 novembre au 6 décembre au Cinéma Pathé, à Belfort www.festival-entrevues.com

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Par Caroline Châtelet Photos : Renaud Monfourny

Entrevues

Les harmoniques d’Iosseliani

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À l’occasion de la sortie le 25 novembre de Chant d’hiver, le festival EntreVues consacre son programme de rétrospective La Fabbrica au réalisateur Otar Iosseliani et l’accueille en compagnie de plusieurs de ses collaborateurs. « Les films sont plus harmonieux que la vie. » Au sortir d’une interview avec Otar Iosseliani, la journaliste pourrait vouloir faire sienne la formule de La Nuit américaine, tant la rencontre avec le réalisateur aura différé de celle espérée, tant la discussion aura eu tendance à achopper sur certaines idées. Au-delà du gonzo anecdotique, la journaliste tentera de se saisir de cette idée pour appréhender l’œuvre et la personnalité du réalisateur géorgien né en 1934. D’abord, parce que l’homme ne cesse d’employer « harmonie », autant pour qualifier son mode d’écriture que pour rappeler son attachement à la musique. Et alors que les dialogues sont souvent inexistants dans ses films, le travail de création sonore – bruits comme musiques – produit des images, du récit, de la fiction. Ensuite, car y a – évidemment ? – un écart entre la vie d’Iosseliani et son cinéma, un écart entre sa difficulté à réaliser, montrer ses films, et leur éternelle insouciance, leur étrange naïveté distante. Depuis son premier court-métrage Aquarelle réalisé en 1958 lorsqu’il est encore étudiant au VGIK, prestigieuse école de cinéma à Moscou, jusqu’à son départ définitif pour la France en 1982, tous ses films subirent la censure soviétique. Ce qui n’empêcha pas Iosseliani de produire une œuvre singulière, libre formellement. Au fil de ses 21 films, plusieurs éléments reviennent, se croisent, se répondent dans une écriture, là aussi musicale : attachement à la culture géorgienne, attention envers les personnages en marge, refus de récit linéaire, présence inquiétante de la guerre. Ces éléments, on les retrouve pour partie dans Chant d’hiver, dernier long-métrage évoquant le parcours de plusieurs personnages, leur croisement, retrouvailles, éloignements dans une ronde incessante. Et toujours harmonieuse.

Quelle est l’origine de votre dernier film, Chant d’hiver ? Je n’ai jamais utilisé les méthodes de dramaturgie qu’on connaît habituellement : exposition, développement, collision, conclusion, etc. J’essaie de faire du cinéma, pas quelque chose qu’on peut raconter. Si on commence à formuler l’histoire avec des paroles, celle-ci perd son sens. On devrait interdire les dialogues au cinéma, comme les champs/contrechamps, quand j’en vois, je sors de la salle. Dans Chant d’hiver, j’ai essayé de prendre pour structure la forme musicale. Comme un rondo, une sonate, ou une fugue, qui offriraient un contrepoint, un croisement et un rappel des différents thèmes. Cette forme tient la narration, elle l’embrasse dans son entier. L’idée de ce film est simple : l’aristocrate ne peut pas être riche. Autrefois il était un chevalier, un lettré, il a un passé – c’est pour cela que le film débute avec une scène de guillotine – et chaque personnage a son passé, sa caractéristique propre. Mais si vous ratez le début ou ne comprenez pas le sens, vous ne percevez pas le passé des personnages. Vous évoquez le passé, l’héritage. Dans vos premiers films, vous avez beaucoup filmé le peuple géorgien, sa culture… Vous pouvez me montrer mon C.V., il n’y a pas un film qui n’ait pas été interdit en Géorgie. Ils étaient faits, mais pour le placard : Aquarelle, Le Chant de la fleur introuvable, La Fonte, etc. : interdits. Pastorale n’a pas été censuré parce qu’il était anti-soviétique – c’était impossible à cette époque – mais parce que nous l’avons fait en ignorant totalement ce régime. L’histoire se passe dans un village, des musiciens y arrivent, il y a des paysans avares, des petits trafiquants, mais aucun signe ne dit à quelle époque cela se situe. À l’époque, les films interdits étaient très fréquentés. Ils sortaient pour une semaine ou deux seulement et il y avait un public énorme, l’interdiction était un signe de reconnaissance, comme pour la littérature clandestine. Vous avez longtemps tourné en noir et blanc, qu’est-ce qui vous a amené à passer à la couleur ? Ce n’était pas une envie, j’ai obéi. Le cinéma en noir et blanc et en pellicule coûte très cher et s’il n’est pas aussi banal qu’un film comme The Artist, il ne marche pas. Mais le noir et blanc pour moi n’est pas un principe, même si faire un film en couleurs demande plus de travail : il faut penser aux coloris, à la gamme des couleurs des costumes, des objets, mettre tout cela en harmonie pour que le spectateur ne les remarque pas. Le numérique pousse les metteurs en scène à faire autant de prises qu’ils veulent. Mais dès que vous commencez à être séduits par cette possibilité, vous perdez ce qui était important et je filme pour ma part comme si j’avais très peu de pellicule. Avez-vous ce souci d’harmonie pour chaque film ? L’harmonie, c’est la forme. Comme le nombre d’or pour l’architecture, l’harmonie est nécessaire en musique et il faut donner une forme à toute œuvre. Quand je filme il faut que je sache où je vais, que j’ai une forme, c’est le côté métaphysique de l’œuvre et je ne peux pas utiliser un thème sans le faire resurgir quelque part. Par exemple dans Chant d’hiver, un type à triporteur recèle tout ce que les voleuses en patins à roulettes arrachent dans la rue. On l’oublie une fois qu’il est apparu, mais il est impossible que ce thème ne ressurgisse pas.

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Du cœur à l’ouvrage

Par Cécile Becker Photo : Clément Dauvent

Entrevues

Nouveau parrain du jury Eurocks One+One, Hamé ne cesse d’expérimenter avec son groupe La Rumeur. Grand cinéphile et explorateur de la diversité des langages artistiques, il invoque la nécessité pour un artiste de prendre des risques.

Quelques heures avant les attentats de Paris, nous échangions par téléphone avec Hamé. Une interview insouciante sur le cinéma, l’urgence de se frotter à l’inconnu. Le rendez-vous était pris pour tirer le portrait du rappeur et réalisateur à Paris. Pris dans le vertige qui s’est emparé de la capitale, Hamé s’est fait insaisissable. Nous nous sommes sentis coupables d’insister. Qu’est-ce qu’une photo dans cette recherche de sens ? Pas grand-chose. Une photo pour tenter de travailler « comme avant », pour valoriser le travail d’artistes que nous défendons. Sans eux, pas d’éléva-

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tion possible. Si la culture permet de mettre à distance, cette photographie-là nous donnait l’assurance de continuer à parler de culture. Essentiel. Essentiel est le regard sur le monde que nous propose La Rumeur, l’une des (trop rares) voix engagées du rap français. Depuis près de 20 ans, l’exploration des écritures fait partie de leur ADN. En 2010, après avoir étudié, comme Spike Lee ou Martin Scorsese, à la Tisch School of the Arts de New York, Hamé sort le clip La Disette du Corbeau, un « cinétract » contre les violences policières. Un an plus tard, le long métrage, De L’Encre, notamment produit par Canal +, est co-réalisé avec Ekoué, autre MC de La Rumeur. En 2016, sortira leur prochain film Mon nom à Pigalle, actuellement en phase de montage. Expérimenter toutes les formes d’art devient un moyen de traduire l’univers du groupe. « C’est un moteur, explique Hamé. On aurait pu se contenter de notre petit pré carré musical et naviguer dans les codes qu’on connaît très bien. Je pense qu’il y a un côté gambler : on mise, on met tout en risque. Dès qu’on se sent un peu trop à l’aise et qu’on se sent faire des choses avec facilité, il faut aller voir ailleurs. Le procès [Nicolas Sarkozy avait porté plainte contre Hamé, coupable, selon lui, d’avoir diffamé la police dans un texte publié avec l’album L’Ombre sur la mesure. Après huit ans de procédure, Hamé a été relaxé, ndlr], la censure, nous ont poussé à faire ça. Faire des œuvres multiples pour continuer à exister, c’est notre passion première. Il faut faire comme Mohammed Ali face à George Foreman : continuer tout en mettant des droites. Gagner le prix de notre indépendance. » Ce qui le pousse aussi à se confronter à l’image c’est une passion sans bornes pour le cinéma. Son premier choc ? « Rencontre du troisième type de Spielberg. Quand j’ai essayé de me forger une cinéphilie, j’ai été marqué par Scorsese, Spike Lee ou encore Le Miroir de Tarkovski, un film peu connu dont les images, assez étranges, peuvent hanter bien après leur visionnage. » Le profil d’Hamé, évoluant entre image et musique, convainc Lili Hinstin – directrice du festival EntreVues et sœur de Léo Hinstin, chef opérateur sur le premier court métrage d’Hamé – de lui proposer la place du parrain du jury Eurocks One+One. Amateur de la bande-originale de Mean Streets et de celle composée par Curtis Mayfield pour Superfly (« il réécrit le film et en écrit même la critique. Il rend justice à l’expérience collective des Afro-Américains alors que le film la bafoue »), Hamé devrait porter son attention sur le dialogue s’animant entre la musique et le film.


Par Emmanuel Abela

Entrevues

Non-lieu de la mémoire EntreVues accueille 400 lycéens sur le thème de Matière et Mémoire. Au sein de la riche programmation de films d’Alain Resnais, Claude Lanzmann ou Werner Herzog, focus sur Récits d’Ellis Island, chef-d’œuvre absolu de Georges Perec et Robert Bober.

Sur la question de la mémoire, Récits d’Ellis Island (1978) de Georges Perec et Robert Bober a posé quelque chose de définitif : une méthode documentaire qui creuse en profondeur les tréfonds de l’Histoire, de manière collective et individuelle. Et même s’il feint de découvrir ce qu’il cherche véritablement, Georges Perec situe clairement sa quête : derrière les visages des milliers d’anonymes qui passent par « l’île aux larmes » entre la fin du XIXe et une bonne partie du XXe, apparaissent tous les visages de ceux qui n’ont pas voulu, ni pu quitter le Vieux Continent. Parmi lesquels sa mère, Cyrla Szulewicz, juive polonaise émigrée en France, arrêtée puis déportée à Auschwitz le 11 février 1943. De manière implicite, il oppose par un étrange effet miroir Ellis Island, usine à fabriquer des Juifs-Américains à Auschwitz-Birkenau,

usine à fabriquer des Juifs morts. Dans sa comptabilité presque mécanique du nombre de migrants aux États-Unis, « cinq millions d’émigrants en provenance d’Italie / quatre millions d’émigrants en provenance d’Irlande […] / trois millions d’émigrants en provenance d’Autriche et de Hongrie / trois millions cinq cent mille émigrants en provenance de Russie et d’Ukraine », s’oppose une autre comptabilité, de manière tout aussi mécanique, celle des déportés dans les camps ; tout comme aux bateaux s’opposent des trains – un procédé qu’avait exploré en son temps Steve Reich avec le superbe Different Trains. Sur site, l’incertitude, la détresse, l’instinct de survie sont voisins, à cette différence près, bien sûr, qu’à Ellis Island l’espoir d’une vie nouvelle anime les migrants dans une démarche volontaire. Puis, il y a ce texte dit en voix-off par l’auteur au moment où la caméra parcourt les ruines de ce lieu de mémoire : « Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire de l’absence de lieu, le nonlieu, le nulle part. […] Ce qui pour moi, se trouve ici ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces, mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible, quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure, et qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait même d’être juif. » Aujourd’hui, il paraît évident que notre lecture des Récits d’Ellis Island se fait également au regard des mouvements de population considérables qui frappent aux portes de l’Europe. Comme si l’Histoire ne cessait de se répéter sans fin.

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Par Emmanuel Abela

Entrevues

L’enfance, terreau fertile À EntreVues, les enfants et jeunes adolescents sont loin d’être oubliés. La programmation Junior leur est destinée avec des classiques du cinéma, mais aussi quelques belles surprises.

On le sait, pas facile de sensibiliser les mômes au cinéma. Leur environnement visuel est tellement embrumé par tout ce qu’on cherche à leur imposer, sans compter la pression sociale qu’exercent les petits camarades. Nulle rémission possible au pays de l’image reine et de la publicité ! Pourtant, la poésie est quelque chose qui leur reste accessible. Un regard vierge saura toujours faire la distinction entre ce qui relève de la consommation courante – voire de la vulgarité ambiante – et une œuvre véritable. Loin de nous l’idée de jouer les rabat-joie ou les censeurs à la petite semaine, mais qu’on se le dise : une œuvre de cinéma – ce qui inclut aussi les grands dessins animés –, regardée dans un cinéma provoque chez l’enfant une émotion qui ne le quittera plus jamais ; elle le construit, nourrit la réflexion en lui, lui donne la possibilité du choix.

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La programmation junior d’EntreVues a pour but de confronter les gamins, et bien sûr leurs familles, à une sélection très variée de films, fictions, animations : des grands classiques comme Stand by me de Rob Reiner ou des raretés comme l’ensemble des courts métrages qui composent L’hiver féérique, avec des techniques originales, l’animation de dentelles par exemple, ou plus traditionnelles, dessins au crayon, peintures et autres papiers découpés. À ce titre, de revoir Le Livre de la Jungle – eh oui, un Walt Disney ! – nous rappelle combien on s’attachait encore au récit et à la forme dans les années 60, avec des environnements de toute beauté, peints à la main. Ce long métrage de 1967, à mon sens l’un des plus beaux des studios Disney, reste un délice de narration, d’humour, mais aussi d’humanisme. Dans nos plus beaux fantasmes, nous avons tous été un jour Mowgli dans sa volonté de rester dans la jungle – ou cette jeune paysanne qui l’accueille dans son village ! – ; nous nous sommes tous laissés tenter par le discours hédoniste de l’ours Baloo, subtilement en rupture avec la société de consommation – « Il en faut peu pour être heureux ! / Vraiment très peu pour être heureux / Il faut se satisfaire du nécessaire » – ; nous avons tous été rappelés à la raison par la panthère noire Bagheera, tout en nous méfiant de la fourberie du serpent Kaa ; et bien sûr, nous nous sommes tous battus avec le tigre Sherkan prêt à nous dévorer tout cru. Nous restons animés par cette même pulsion de vie, confrontés comme dans certains courts métrages de Charlie Chaplin – dont Charlot au Music-Hall présenté entre autres films muets dans le cadre d’un ciné-concert –, à l’incompréhension que la liberté d’esprit suscite parfois, mais nous continuons de lutter encore et encore avec cette ferveur née de l’enfance. Une ferveur que certains des films de cette belle programmation peut raviver dans les mêmes conditions chez les petits, et les moins petits d’aujourd’hui !


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THÉÂTRE DIJON BOURGOGNE

03 80 30 12 12

TDB-CDN.COM

CENTRE DRAMATIQUE NATIONAL

SALLE JACQUES FORNIER

TOUT DOSTOÏEVSKI

PARVIS SAINT-JEAN

LE DERNIER

CONTINGENT

UN SPECTACLE DE

LIBREMENT INSPIRÉ DU ROMAN DE

B. LAMBERT ET E. VÉRITÉ

A. J. RUDEFOUCAULD Éditions Tristram

Henry Raeburn, James Duff, 4e comte de Fife, vers 1815 (détail) – Huile sur toile, 253×197 cm

Collection University of Dundee Museum – Photo : University of Dundee, Museum Services

Trois siècles d’art en écosse 18e — 21e siècle

Musée du château des ducs de Wurtemberg

LES ÉPOUX TEXTE

D. LESCOT

MISE EN SCÈNE ET SCÉNOGRAPHIE

A-L. LIÉGEOIS

PARVIS SAINT-JEAN

COMMENT ON FREINE ? UNE PIÈCE DE

V. SCHWARTZ I. BONNAUD

MISE EN SCÈNE

(Prix France Culture-Télérama 2012) UN SPECTACLE DE

DU LUN 14 AU VEN 18 DÉC 2015

PARVIS SAINT-JEAN

J. ALLAIRE

DU MAR 12 AU VEN 15 JAN 2016

DU MAR 19 AU VEN 22 JAN 2016

DU MAR 26 AU VEN 29 JAN 2016


Par Emmanuel Abela et Nour Mokaddem

Kaddish

Le Fils de Saul est le film qu’on attend depuis toujours. Le réalisateur hongrois László Nemes prend la distance du récit pour nous faire vivre l’expérience ô combien éprouvante d’une immersion au cœur du dispositif de la mort à Auschwitz-Birkenau.

Comment expliquer le fait que jusqu’à présent aucun film de fiction n’a été possible sur la Shoah ? Il est effectivement problématique de réaliser un film qui se passe durant la Seconde Guerre mondiale, dans un camp de concentration et qui relate l’extermination. Cette responsabilité particulière n’est pas toujours comprise chez les cinéastes. Je pense que le cinéma est un peu à double tranchant : c’est un medium qui peut très facilement basculer dans la surenchère, mais c’est aussi un canal incroyable qui, en choisissant l’angle, le rétrécissement et le bon dosage, permet de toucher l’esprit du spectateur. Vous avez opté pour un dispositif cinématographique particulier : suivre au plus près la personne de Saul. Tout est vu de son point de vue, avec une gestion particulière du hors-champ. On retrouve cela chez Béla Tarr, mais aussi chez d’autres comme Michelangelo Antonioni ou Andreï Tarkovski. J’ai voulu faire vivre au spectateur cette expérience de l’immersion, avec le déroulement graduel de l’expérience humaine, parce que je pense que ce sont les sens qui doivent d’abord rendre compte, donner une sorte de compréhension instinctive de l’expérience des camps. C’est la limitation, la frénésie, le fait d’être perdu dans les formes de communication et dans les langues, c’est l’incertitude quant au moment qui vient et à l’espace. Autant de choses fondatrices dans la stratégie du film. Ça fonctionne puisqu’on a un sentiment de claustration immédiat… Oui, c’est ce qui a toujours manqué aux films sur la Shoah. À force de vouloir trop montrer et trop dire, on réduit l’impact, on ne rend pas compte, et on ne communique pas quelque chose d’inné sur la limitation de l’expérience humaine et la connaissance de sa propre situation.

Avec malgré tout un souci incroyable du détail, notamment lorsque vous reconstituez les conditions de la prise de vue clandestine à Birkenau… Oui, cette fameuse photo que j’ai découverte un jour dans le livre Des Voix sous la cendre [la publication des manuscrits de Sonderkommandos dissimulés à Auschwitz-Birkenau retrouvés entre temps, ndlr]. Avec justement des allusions aux textes qu’on trouve dans ce livre : dans une scène, un Sonderkommando cache ce qu’il vient d’écrire. Oui, absolument, mais comme le dirait ma co-scénariste, Clara Royer, nous n’avons pas cherché à compiler tout ce que nous savions sur les Sonderkommandos [les Juifs sélectionnés puis affectés dans les crématoires aux différentes tâches liées à l’extermination, ndlr], nous avons plutôt décidé de suivre le parcours de cet homme, Saul. Finalement, les existences viennent se révéler au spectateur autour de lui, par fragments, de façon marginale. Je pense que c’est la meilleure manière de percevoir les choses contrairement à ce qui est pratiqué dans le cinéma classique sous la forme du drame historique. Dans le film, il y a effectivement l’instant de prise de cette photo, même si ce n’est pas vraiment cette photo-là, mais plutôt une tentative. Une chose est frappante : vous ne cherchez ni à moraliser ni à juger. Malgré la violence, vous maintenez la distance du récit : Saul cherche un rabbin pour donner une sépulture digne à son fils. Le personnage principal ne regarde

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plus ce qui est autour, il est au-delà de ça. On regarde ce qu’il regarde, et ce qu’il regarde, c’est ce qui a un rapport avec sa quête : un rabbin pour réciter le kaddish. C’est là où l’on ouvre visuellement ce qui rythme le film par endroits. L’horreur, l’enfer, ne sont jamais montrés ; on passe par le prisme de cet homme pour donner la mesure de l’individu dans cette folie meurtrière. C’est troublant mais la présence des corps est physique, presque plastique. Leur amoncellement, leurs déplacements donnent le sentiment d’une chorégraphie silencieuse. Ça nous renvoie à la peinture du Caravage par exemple. Je ne révèlerai pas mes secrets de tournage [sourire], mais il est évident que nous ne pouvions pas passer à côté de cette présence des corps. Oui, nous avons regardé des peintures et nous nous sommes attachés à un traitement aussi simple que possible des lumières et des couleurs. Nous avons opté pour un

éclairage différent à chaque niveau et généralisé le principe du clair-obscur, notamment là où les Sonderkommandos se sentent le plus protégés, dans leur lieu d’habitation ou dans le crématoire. Cette manière de faire nous permettait de faire sortir les visages de l’obscurité. Ce film s’attarde beaucoup sur ces visages. Lesquels viennent rythmer les différentes scènes. Dans une scène marquante, un sourire est esquissé, le premier, le seul de tout le film. Que dit ce sourire ? Si vous ne révélez rien dans Novo [sourire], je vais vous dire quelque chose : en faisant le film – et même plutôt vers la fin du tournage –, je me suis interrogé sur la possibilité, dans une situation où il n’y a ni plus d’espoir ni plus de divin, d’une voix intérieure. Cette voix qui dirait qu’on a encore le choix de rester humain. J’en suis arrivé à la conclusion de cette possibilitélà. Le chemin du film correspond à cette trajectoire interne du personnage, une trajectoire vécue par le spectateur. Le Fils de Saul, de László Nemes avec Géza Röhrig, distribution : Ad Vitam

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Par Emmanuel Abela

L’idéal gothique Dès le début du XIIIe, le chantier de la cathédrale de Strasbourg rayonne à travers une partie de l’Europe. La preuve avec une exposition sur la révolution gothique et l’ouverture de salles dédiées aux dessins d’architecture au musée de l’Œuvre Notre-Dame.

La Synagogue. Strasbourg, cathédrale, portail du bras sud du transept, vers 1220, grès. Strasbourg, Musée de l’Œuvre Notre-Dame Photo : M. Bertola

Les manifestations autour du Millénaire de la cathédrale de Strasbourg s’achèvent en apothéose autour de deux groupes d’œuvres jalons du Moyen-Âge : le cycle des sculptures du bras sud du transept, dont les fameuses Église et Synagogue réalisées vers 1220, et les dessins d’architecture visibles pour la première fois depuis plus de 25 ans. La coïncidence de l’exposition Strasbourg 1200-1230, La révolution gothique et de l’ouverture de nouvelles salles dédiées aux dessins au musée de l’Œuvre Notre-Dame, est heureuse. Avec des allers-retours incessants entre architecture, dessin et sculpture, elle favorise une plongée au cœur de la pensée de l’époque : une pensée pragmatique mais qui s’accordait la part de fantasme, une pensée ingénieuse qui trouvait des solutions à des défis sans précédent, une pensée nourrie qui délivrait subtilement des messages. À ce titre, on restera à jamais émus devant cette figure de la Synagogue qui tout en manifestant, tête penchée, yeux bandés et lance brisée, un profond sentiment de défaite face à l’Église triomphante, a inspiré à l’artiste un chef-d’œuvre de sensualité, en quasi rupture avec l’art de son temps. Dans le cadre de l’exposition qui se construit autour d’elle et du fameux Pilier des Anges, on constate un changement radical : pour l’artiste, l’inspiration ne vient plus d’une image figurant dans un livre, mais bien d’une sculpture antique, donc en volume, qui lui suggère une nouvelle présence du corps et du drapé. À la cathédrale, la présence d’un maître pour le transept sud, sans doute en provenance de Chartres, à la fois architecte et sculpteur, explique l’extrême cohérence dans la programmation architecturale et iconographique du tout. Cette

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cohérence, on la retrouve de manière touchante sur le papier pour l’exécution des programmes ultérieurs, la façade occidentale, dans des dessins d’architecture – les premiers au monde ! –, touchants parce que révélateurs d’un juste compromis entre fantasme architectural et réalité. On les aime, parce que derrière chaque tracé, c’est tout le chantier qui s’anime. Parce que derrière ce rêve de grandeur, il y a des hommes qu’on découvre inventifs dans leur manière de représenter le bâti tout en étant confrontés à leurs propres limites – en l’absence de connaissance de la perspective, l’incapacité à figurer la ligne de fuite. Des hommes donc, dans leur plus vibrante quête d’idéal. STRASBOURG 1200-1230, LA RÉVOLUTION GOTHIQUE, exposition jusqu’au 14 janvier au musée de l’Œuvre Notre-Dame + ouverture des nouvelles salles dédiées aux dessins d’architecture www.musees.strasbourg.eu www.oeuvre-notre-dame.org


Par Emmanuel Abela

Par-delà l’espace Baptisée d’après une citation de Léonard de Vinci, Cosa Mentale, la nouvelle exposition du Centre Pompidou-Metz, associe deux termes : art et télépathie. Elle offre de nouvelles clés de lecture de plus d’un siècle d’avant-garde. Hans-Rucker-Co, Mind Expander, 1967, épreuve gélatino-argentique, 24 × 18 cm Berlin, collection Zamp Kelp, Photo : Michael Pilz

Mieux que quiconque, Marcel Duchamp a théorisé l’acte créateur : « Selon toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière ». Cet extrait de sa célèbre conférence de 1957 a posé question, dans la mesure où il situe le processus créatif comme la résultante de connexions extra-sensorielles. Même si elle centre son propos non sur la médiumnie mais bien sur la télépathie, la nouvelle exposition du Centre Pompidou-Metz, Cosa Mentale, s’inscrit dans une réflexion voisine. Cette articulation plutôt audacieuse insiste sur la capacité de l’artiste à faire œuvre en communiquant à distance soit avec d’autres artistes, soit avec le spectateur, par-delà l’élément matériel. Pascal Rousseau, commissaire de l’exposition, nous renseigne sur les finalités de cette entreprise pour le moins étonnante : « L’idée c’est de re-proposer une lecture de la modernité. À la fin du XIXe, les technologies commencent à diffuser à distance des messages ou des informations, et les artistes, en s’appuyant sur l’imaginaire populaire, s’emparent des questions que cette diffusion suscite. Cette exposition raconte cette aventure, elle rapproche les bouleversements de l’art, de l’abstraction jusqu’à l’art conceptuel ou le psychédélisme, avec la réflexion menée sur le phénomène. » Il s’agit donc de voir comment tous ces mouvements ont accompagné un fantasme : celui de la télépathie, un mode de communication qui fait fi du visuel, de l’oral ou de l’écrit, et dont les artistes cherchent paradoxalement à matérialiser les effets. Dans l’exposition, on avance de manière chronologique et thématique, s’attarde sur Odilon Redon, Edvard Munch, Vassily Kandinsky, puis sur les expérimentations 60’s ou 70’s, avant de nous entraîner dans des univers plus incertains, la très belle installation que Tony Oursler a réalisé pour l’occasion, et de conclure par la possibilité de nous confronter nous-mêmes au phénomène avec l’installation de Fabrice Hyber, Screen+telepathy de 2013. Que la démonstration soit probante ou pas, importe peu. Le

grand mérite c’est de poser une nouvelle problématique, et d’ouvrir notre regard – et notre pensée ! – sur des œuvres dont certaines peuvent nous sembler familières, mais qu’on découvre autrement. La porte d’entrée de notre propre lecture est légèrement déplacée, et pour déstabilisante qu’elle soit, Cosa Mentale ouvre bien des perspectives. COSA MENTALE, exposition jusqu’au 28 mars 2016 au Centre Pompidou-Metz www.centrepompidou-metz.fr

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Par Philippe Schweyer

Le big bang selon Ben 62


Ben Vautier alias Ben est exposé et s’expose dans le cadre d’une riche rétrospective au musée Tinguely à Bâle. Rencontre rafraîchissante avec un des pionniers de Fluxus en Europe, artiste infatigable qui signe tout ce qui lui passe sous la main et traque l’ego jusque dans les galets de la plage de Nice. Quel est votre secret pour avoir autant la pêche ? Vous trouvez que j’ai l’air en forme ? Moi je me trouve déprimé, au bord du suicide. Heureusement qu’il n’y a pas de corde ici ! Ça ne se voit pas ! Je suis toujours déprimé. Je me trouve dans un cul-de-sac. Ma femme me dit que l’expo est belle, que c’est rigolo, mais je ne trouve pas. Je suis peut-être un peu critique avec moi-même. J’aime bien qu’on me pose des questions, mais malheureusement, je ne trouve pas les bonnes réponses. J’aimerais que l’on passe aux questions très importantes. Par exemple, est-ce que l’information nous manipule ? Est-ce que vous nous manipulez ? C’est plutôt vous qui nous manipulez, non ? Pas du tout. Qui manipule l’autre ? Voilà une bonne question ! Alors, qui manipule l’autre ? Le pouvoir nous manipule. Dans la deuxième partie de l’expo, vous prenez le pouvoir. Pas du tout, je ne suis qu’un pantin du pouvoir. Quand l’Église était au pouvoir, tous les artistes peignaient une dame avec un bébé dans les bras. Quand Staline était au pouvoir, tous les artistes peignaient un tracteur. Quand Coca-Cola est au pouvoir, tout le monde peint Coca-Cola… L’artiste fait ce que le pouvoir lui indique de faire. Le

pouvoir lui donne la gloire et l’argent. Mais l’artiste n’aime pas l’argent. Il ne faut pas croire que l’artiste court après l’argent. L’artiste court après la gloire, il veut être connu. Par exemple entre Lichtenstein et Warhol, il y avait une compétition et l’argent leur servait d’abord à se mesurer. Le nombre de personnes qui vous suivent sur Internet est une autre façon de mesurer votre influence ? Non, non. Internet me sert parce que quand je rentre le soir, ma femme regarde la télé et comme je ne supporte pas ça, je me mets sur Internet pour écrire mes newsletters. Récemment, vous avez raconté votre arrivée à Bâle, le montage de l’exposition… C’était très drôle. Voilà enfin quelqu’un qui lit mes newsletters ! Vous dites que tous les artistes ont un ego. Sur Internet, il n’y a pas que les artistes qui ont un ego. Une plante a de l’ego. Une bactérie a de l’ego. Du moment qu’il y a désir de reproduction, qu’il y a désir de continuer, c’est de l’ego. On a trouvé le boson de Higgs, la plus petite particule du monde. Et là, on va chercher une particule encore plus petite et je suis sûr que ce sera la particule de l’ego, parce que tout ce qui est vivant a de l’ego. Tout ce qui est vivant veut survivre et pour survivre, on a besoin d’ego. L’ego d’une bactérie n’est pas la même chose que l’ego d’un homme. L’ego d’un artiste est différent de l’ego d’une vache. La particule de l’ego, je la vois dans tout ce qui est vivant. Peutêtre que ce n’est pas très scientifique, mais je pense qu’on a le droit de faire des propositions… Si on retourne au big bang, à 13 milliards d’années d’ici, il y avait de l’ennui, du boredom, et puis tout d’un coup il y a l’éjaculation de l’univers, une éjaculation d’ego ! Moi, j’explique l’univers à travers l’ego et j’aimerais qu’on me prenne au sérieux dans Nature et non pas dans Bild. Justement, est-ce parce que le musée Tinguely est financé par Roche que vous exposez des revues scientifiques ? Je les ai trouvées au Brockenhaus. Là, elles sont en allemand, mais je les lis en français. Je n’arrive pas à les comprendre, mais je les lis ! Les trous noirs m’intéressent, le chaos m’intéresse, la sexualité m’intéresse, le cerveau, c’est

fantastique ! Il y a un petit musée làhaut où il y a des médicaments. Le premier médicament, c’est un sirop. Le quatrième médicament, c’est le valium. La médecine est presque comme l’art. Peut-être que l’on va trouver un médicament qui pourra nous transformer en génie ! Quoi que l’on fasse, c’est de l’art. Donc pour continuer, il faut changer de cerveau et pour ça il faut aller voir Roche ! Comment êtes-vous passé des Bananes exposées dans la première partie de l’exposition à vos Écritures que tout le monde reconnaît ? J’ai emmené l’écriture dans la peinture en 1958-1960. J’avais montré mes bananes à Yves Klein qui était venu dans mon atelier. Pour lui, les bananes c’était dépassé, un monochrome c’était plus fort qu’une banane. Sur les bananes, j’écrivais des trucs comme « je t’aime » et il m’avait dit que ça, c’était bien. J’ai commencé à peindre des textes et à dire que c’est ça que j’apportais dans ma peinture. Hains apportait les affiches, César les compressions, Arman l’accumulation et moi, j’apportais l’écriture. Ensuite, j’ai découvert que ce n’était pas si facile que ça, donc j’ai dit que j’apportais les vérités objectives. J’ai donné à Bernar Venet un tableau sur lequel j’avais peint « 45 cm de long » et il m’a donné une chose à lui à la place. Après il l’a reprise parce qu’il a trouvé que je l’avais abîmée. Actuellement, je fais beaucoup de questionnements. J’ai toujours fait des questions, parce que je cherche la vérité. Le nouveau est-il toujours nouveau ? Voilà une question. Tout le monde sait ce qui est nouveau. Mais alors, si tout le monde sait ce qui est nouveau, le nouveau n’est pas nouveau. Donc, il ne faut pas chercher le nouveau pour trouver le nouveau, mais alors, où est le nouveau ? C’est un serpent qui se mange la queue. On est peut-être dans un cul-de-sac… Est-ce qu’il y a une fin de l’art ? Quand il y a eu Kandinsky, fin de l’art, quand il y a eu Malevitch, fin de l’art… Est-ce qu’il y a une limite à l’art ? BEN VAUTIER. EST-CE QUE TOUT EST ART ?, exposition jusqu’au 22 janvier 2016 au musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch

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Par Florence Andoka Photo : Vincent Arbelet

Je vois donc je suis Le Consortium accueille l’œuvre de Rémy Zaugg dont les peintures sont de brillants dispositifs appelant souvent le spectateur à saisir le seul fait de l’existence. Xavier Douroux, commissaire de l’exposition, revient sur cette énigme de la vision et de la conscience dans la peinture de l’artiste helvète.

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Vous exposez l’œuvre de Rémy Zaugg au Consortium, mais le lien est ancien… Oui, ce lien entre Rémy Zaugg et le Consortium est ancien et profond. Il y a eu une première exposition de son travail au Consortium en 1989. Je le connaissais depuis plus longtemps, je l’avais rencontré dans le cadre des relations que l’équipe du Consortium entretenait avec la Suisse. On l’admirait beaucoup pour son exposition autour du Singe peintre à la Kunsthalle de Berne. Les liens entre Rémy Zaugg et l’équipe du Consortium sont devenus étroits tant dans du point de vue des expositions que sur les discussions qui nous animaient alors, notamment sur l’art public et l’art particulier. C’est ainsi que Rémy Zaugg a réalisé en 1989 le schéma directeur de l’Université de Bourgogne en collaborant avec Herzog & de Meuron qui ne formaient pas encore l’immense agence d’architectes d’aujourd’hui. On a continué à travailler avec Rémy Zaugg sur de multiples projets, notamment des livres publiés aux Presses du réel, ainsi que des œuvres dans l’espace public. Le lavoir de Blessey a été réalisé dans le cadre des Nouveaux commanditaires, mais il ne l’a pas vu achevé puisqu’il est mort en 2005. Il est important d’exposer son travail aujourd’hui, parce qu’à son décès, il y a eu un grand vide qui s’est encore accentué depuis. Les choses ne se sont pas déroulées comme il le souhaitait. Dans les troubles de sa succession, sa fondation a été dissoute et son épouse Michèle Zaugg a été assassinée il y a bientôt deux ans. Les réflexions de Rémy Zaugg sur la perception, sur la responsabilité du spectateur dans l’œuvre, sont devenues une référence. Face aux toiles de Rémy Zaugg, on peut avoir le sentiment d’une peinture existentielle, tournée vers les mécanismes de la subjectivité. En quoi s’agit-il d’ « une peinture sociétaire » comme vous l’écrivez dans un texte qui accompagne l’exposition ? Le terme « sociétaire » évite justement l’opposition entre ce qui serait de l’ordre de l’individuel avec sa subjectivité et ce qui serait de l’ordre du collectif, relégué au critère de l’objectivité. Ici, nous sommes dans la responsabilité individuelle de faire société, on entretient une réciprocité. Toute la peinture de Zaugg est fondée sur cette réciprocité et c’est en ce sens qu’elle est sociétaire. Le tableau vous possède autant que vous possédez le tableau dans le temps de l’expérience que vous faites de celui-ci. Le spectateur est percevant, ce qu’il faut distinguer de l’idée trop exploitée du « regardeur qui fait le tableau ». Duchamp a transféré l’autorité de l’artiste du côté du spectateur, je pense que ce n’est pas une bonne approche et qu’il y a, avec l’œuvre, un partage d’autorité, de responsabilité, d’expérience entre artiste et regardeur. La perception ne crée rien de définitif, c’est un chantier permanent.

Le travail de Zaugg n’a rien d’autoritaire, l’expérience de l’œuvre varie en fonction de l’état du spectateur mais aussi de l’œuvre qui change selon l’éclairage, l’accrochage, etc. Le tableau affiche une « surprésence » pour mieux s’échapper. On ne sait pas toujours si le texte apparaît ou disparaît, on est obligé d’adapter son regard, son esprit. On lit, on voit, et cela s’échappe encore plus. Le tableau reste un mystère dans sa capacité à amener des images. Est-ce que la peinture de Zaugg est conçue pour déranger le spectateur ? Il est question du rien, de la disparition, du fait de devenir aveugle… Le silence, la mort, le rien… Il est beaucoup question du temps dans son œuvre, mais il l’aborde, non pas de manière philosophique ou psychologique, mais de façon picturale ; même s’il a été très porté par les préoccupations de la phénoménologie et les textes de Merleau-Ponty. Le temps chez Zaugg est sans cesse marqué par des arrêts, comme celui de la mort, mais c’est aussi un temps fondé sur le devenir, sur le passage. Zaugg dit des choses magnifiques sur le devenir : « Où passe le blanc quand la neige fond ? ». Un autre tableau dit : « C’est parce que je n’ai pas eu de jouets que j’ai été obligé de me confronter au monde ». John Giorno est un contemporain de Rémy Zaugg et pratique également l’écriture dans ses tableaux. Un lien entre les deux artistes est-il possible ? Ils sont tout à fait différents ! Zaugg vient de la peinture et Giorno de la poésie. Zaugg est tout sauf un poète, même s’il a beaucoup aimé certains auteurs comme Saint-John Perse. John Giorno est un poète, presque un poète de la diction, de l’expression, qui tout à coup va utiliser le grossissement du tableau pour porter un message. Contrairement à Zaugg, le tableau pour Giorno n’est qu’un vecteur. Même si John Giorno et Rémy Zaugg sont des artistes qui ont des exigences formelles, il me semble qu’il y a vraiment deux points de départ et deux points d’arrivée. REMY ZAUGG, exposition jusqu’au 31 janvier 2016 au Consortium, à Dijon www.leconsortium.fr Voir aussi p.32-33

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Par Guillaume Malvoisin Photo : Vincent Arbelet

Happy Barthday Je maintiendrais. Pas de plat pays, pas de bataves embruinés, ici. Nous sommes à Dijon, la bruine est réservée aux collines et la galerie Interface fête ses 20 ans avec un cap aussi clair qu’indéfectible. Je maintiendrais, sonne là aussi comme une devise infalsifiable. Nadège arrivée en 2007, la découpe des pièces, la petite cour, la cave borgne. D’ailleurs ici, les artistes, n’exposent pas, ils habitent. Spontanément, les visiteurs parlent du lieu comme d’un lieu qui est redécouvert à chaque passage. Redécouvert, lui aussi l’espace papier de Hors-d’Œuvre, journal pensé comme un prolongement de la galerie. La double page centrale est offerte à des artistes de stature plus importante, nationale, internationale et « parfois cela déclenche de futures expositions. » Daniel Buren en propose quatre et accepte dans la foulée une invitation à la galerie pour 2014.

Il y a 20 ans, des amis prennent d’assaut et de joie un appartement rue de Mirande et y installent leur envie de montrer « des choses différentes à Dijon, en marge des gros pôles internationaux. » Pas de professionnalisation, carte blanche à des jeunes artistes, issus pour la majeure partie d’entre eux du terreau régional, un journal comme prolongement de papier à l’idée de galerie, ces idées servent de pilier à l’action des activistes d’Interface. « Nous avons été élevés dans les rangs du Consortium et du FRAC qui sont forts de leur base associative. Chacun met la main à la pâte du commissariat au montage d’expo. Olivier et moi avons été marqués fortement par cela, et je crois aujourd’hui que c’est ce qui nous permet de tenir le cap de notre idée », assène Frédéric Buisson, un des boss originels avec Olivier Nerry. 2001, changement d’adresse. Le deuxième appartement, rue Chancelier de l’Hospital, affirme une position claire dans le lien du lieu et du visiteur. L’œuvre est montrée dans un espace privatif, l’appartement apporte une donnée domestique. Il devient évident qu’on peut ainsi convaincre les passants qu’on peut vivre avec des œuvres d’art. Les artistes doivent faire avec les moulures, les cheminées, le bureau-cuisine de

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Double écrans, double plans C’est lors du vernissage de cette exposition, que Cécile Bart accepte à son tour l’invitation de la galerie à venir créer une œuvre sur mesure pour Interface. Celle-ci quitte le cadre de la peinture murale pour aller flirter avec celui de la sculpture. Trois séries de monochromes rectangulaires sont peints de 5 teintes glycero sur 3 des murs de la galerie. On retrouve ces 5 teintes sur 3 châssis de toiles peintes installées face aux murs peints. La distance du mur et du châssis augmente d’autant le nombre de combinaison teintes possibles proposées au regard du visiteur. Ces écrans sont transparents et posés dans l’espace, on peut donc tourner autour et la peinture va ainsi visiter le terrain de l’installation. Elle profite de l’espace et de la lumière qui lui est proposée. Les différences d’opacités suivant la position du visiteur, le jeu des coups de chiffon qui ont servis à peindre les écrans inscrivent autant Cécile Bart dans le prolongement de l’histoire du monochrome que dans une relecture urgente, bienveillante et salutaire de nos réseaux d’écrans qui ont envahi les espaces publics et domestiques. CÉCILE BART, exposition jusqu’au 9 janvier 2016 à l’appartement/galerie Interface, à Dijon www.interface-art.com


Par Benjamin Bottemer

Doubler le réel Nathalie Wolff et Matthias Bumiller capturent la poésie simple de scènes incongrues observées au gré de leurs pérégrinations quotidiennes. L’exposition éclipse partielle présente une sélection de 150 photographies réjouissantes, ainsi qu’une vingtaine de délicats objets d’édition.

On voue un attachement immédiat aux photographies de Nathalie Wolff et Matthias Bumiller, comme à leurs personnalités douces et chaleureuses : ces souvenirs particuliers et personnels font écho à notre propre expérience de l’errance curieuse et du heureux hasard. Un terrain de football avec trois buts, des portes et des câbles électriques installés en dépit du bon sens, des écriteaux mystérieux, des constructions défiant les lois de la symétrie... Autant d’images loufoques et absurdes où un bricoleur, un architecte, un paysagiste ou le quidam moyen ont exercé leur logique toute personnelle sur leur environnement. « Il y a toujours une explication à ces anomalies, mais elle demeure inconnue, donc on les accepte en faisant appel à notre imagination », décrit Matthias. Le double, le couple, la relation intime aux choses et entre les choses sont omniprésents dans leur travail, marqué par la complicité et l’humour. L’anecdote de leur rencontre, il y a presque vingt ans, en constitue la parfaite illustration : à la caisse de la villa Borghèse, en Italie, Matthias paye ses cartes postales, reçoit un billet de 1000 lires et remercie la caissière par un « grazie mille ». Derrière lui, Nathalie règle ses propres cartes, reçoit un billet de 2000 lires et ponctue l’achat par un « grazie due mille ». Leur première collaboration prendra la forme de cartes postales à recevoir chez soi par abonnement. Leur maison d’édition Total éclipse produira par la suite une série d’ouvrages où la photographie est un outil pour capturer l’incongru, avec un souci du cadrage qui fait écho au soin apporté à leurs objets d’édition. « On peut trouver des sujets juste à côté de chez nous, ou très loin, comme en Slovénie, où nous avons passé des vacances, note Matthias. En tout cas, quand on cherche le sujet, on ne le trouve jamais ! » La série Nos vacances met en scène le duo devant les panneaux de villes visitées, rejouant le double-sens de Baden-Baden (se baignerse baigner) ou de Singen (chanter).

Sous le regard astucieux et malicieux de Nathalie et Matthias, plantes siamoises, portes à géométrie variable, fenêtres à la marge, chaises, bottes ou laitues isolées semblent presque habitées d’une volonté et d’une identité propres. « Dans cette traque de motifs, la seule règle est de ne jamais provoquer les anomalies, même si le travail de composition est important et participe au côté décalé, explique Nathalie. Et il faut aussi que l’on s’amuse ! » En fin d’exposition, on découvre les beaux ouvrages édités par Total éclipse, herbiers de baies, sélection d’aquarelles, flip-books et cartes postales, renfermant enquêtes inattendues, souvenirs d’enfance, sons, images et peintures, autant de sujets insignifiants et sensibles auxquels ils apportent le soin caractéristique des amoureux des bonheurs ordinaires. ÉCLIPSE PARTIELLE, exposition jusqu’au 31 janvier 2016 à l’Arsenal, à Metz www.arsenal-metz.fr 67


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Accore perdue

Par Cécile Becker Photos : Christophe Urbain

Bertrand Belin sort Cap Waller, nouvel album plus sec encore tant au niveau du jeu que du langage. Des poésies musicales, plastiques, en face à face avec des silhouettes perdues. Rencontre.

— J’avais envie de retrouver quelque chose qui traverse le corps. —

Un navire en cale sèche abandonné du large, même de ses accores. La chanson de Bertrand Belin file, sans détour aucun, des individus sans visages, souvent seuls, ababouinés, parfois en perte et pétris de désirs. Ils sont posés là, offerts à l’oreille, à ce qu’on daignerait y comprendre. Abrupte, rocheuse, plus blues, la chanson roule à contre de la vague tricolore. Une lame de fond emportant avec elle des flots de mots mesurés. Toujours. Parcs, Hypernuit, les autres. L’épure, un peu plus sur Cap Waller. Là, en face, juste là, Bertrand Belin invoque la précision : étayer, détailler, clarifier. Là, juste en face, volubile. « Seulement le beau geste, seulement le mot juste. » Je vous ai entendu dire que vous aviez eu envie de danser sur Cap Waller, si c’est assez surprenant, l’on sent tout de même une rythmique plus déterminée. Qu’est-ce qui vous a donné envie de déplacer le curseur dans ce sens-là ? C’est simplement le naturel intérêt qu’on peut porter à l’évolution des formes. Quelque métier qu’on exerce, il faut aller de l’avant, il faut tirer un peu plus sur l’invisible, c’est ce que je fais. La musique, c’est comme la pein-

ture ou la sculpture, il faut travailler la forme, la faire évoluer. Il faut déplacer le curseur, se déplacer. Je ne trouve pas que ce dernier disque soit un disque de rupture, il y a beaucoup plus de similitudes avec ce que j’ai fait avant, que de différences. Ce n’est pas tant que je veuille danser sur cet album. Quand je dis ça, ça n’a rien à voir avec : « Allez ça suffit, soyons gais et dansons ». Mon propos, c’est de trouver un lien avec la pulsation des veines, donc du corps. J’avais envie de retrouver quelque chose qui traverse le corps, et la façon visible que la musique a de traverser le corps, c’est de le mettre en route, en mouvement. À un moment donné, la musique ça s’écoute, il faut qu’on puisse battre du pied. Mais je ne vais pas faire un album de disco, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Ce n’est pas pour rejoindre la cohorte de décomplexés de la pop music occidentale qui chante en chorale et veut absolument être fluo et danser à fond, vite, avant de mourir. Je vois comme une espèce de fuite en avant, assez amusante à observer. Il y a beaucoup de détresse dans tout ça il me semble. Je ne me trouve pas à cet endroit-là quand je veux faire de la danse. On voit

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le résultat, ça reste quand même relativement modeste en terme d’invitation à la danse. [Sourires] Je suis musicien et avant tout, pour la scène. Je vois la musique comme quelque chose qui se pratique en présence de gens. Enregistrer un album, pour moi, c’est plus un travail de plasticien… Justement, sur cet album-là, je perçois quelque chose de plus impressionniste. Ce qui est typique dans ce disque, et qu’on sentait déjà depuis Hypernuit, c’est l’image arrêtée. Ça a quelque chose à voir avec la peinture. Quand on raconte une histoire, on est dans un mouvement qui va d’un point à un autre, on a un sentiment de déplacement, proche du cinéma. Alors que beaucoup de chanteurs comparent leurs chansons à des courts-métrages ou à des scènes de cinéma, moi, ce serait plutôt à des tableaux ou des photographies : l’image se fige. On peut tourner autour de différents points de vue mais ce qu’on observe c’est une situation simple, comme si elle avait été saisie par un photographe ou un peintre. C’est ce que j’envie à la peinture : la façon dont elle irradie depuis l’endroit où elle se trouve comme ce tableau que j’ai beaucoup cité : La Chute d’Icare de Chagall. Sur Parcs, il y avait Plonge : un type prêt à plonger, les bras en croix, « va-t-il ou ne va-t-il pas y aller ? » Mentalement, on se représente une situation : un plongeur sur le point de plonger. Je ne dis pas s’il plonge en maillot de bain, je ne dis pas si on est à Acapulco ou ailleurs, comme un tableau ne dit pas tout ça. Le tableau montre une silhouette, mes chansons sont un petit théâtre de silhouettes, où il y a une, voire deux personnes dont on ne connaît ni le nom, ni le sexe. C’est le contraire du portrait balzacien où on nous apprend à voir le double menton qui pend, les tempes creusées. Je ne suis pas appelé vers ça, j’ai besoin de silhouettes avec des masques blancs. Si j’étais dessinateur ou peintre je dessinerais toujours les mêmes choses. C’est pour ça que la danse se fait « pulsationnelle », j’en ai besoin sans quoi je ne pourrai pas faire ce que je fais, sans quoi ça deviendrait morne plaine, ça deviendrait insupportable. Ça l’est déjà pour certains. Je trouve que c’est assez proche de la photographie ou de la peinture pour ce que ces deux dis-

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ciplines partagent : cette image arrêtée qui produit un mouvement dans l’interprétation d’un observateur et pas dans le défilement d’une bobine. Cap Waller, peut-être plus que les autres, est vraiment construit sur ce rapport-là. Vous cherchez donc à ce qu’on écoute entre les lignes ? Il faut avoir envie de tirer sur ces fils-là, sur ces récits-là, il y a des gens qui ne se posent pas la question, qui aiment les chansons comme elles sont, comme s’ils acceptaient la part de mystère ou la part de choses non dites qui s’y trouvent. D’autres qui aiment apporter aux chansons la chair de leur expérience, d’autres encore que ça laisse complètement froid et qui trouvent que les chansons sont l’exemple de la vacuité la plus totale. C’est comme ça dans tous les arts. Dans Que tu dis, j’écris : « On s’approche sur le chemin […], quelqu’un, tiens, vient. Depuis le temps, je n’attends plus personne », la situation est simple : une personne est sur le pas de sa maison, sur le chemin arrive une silhouette qui approche en agitant la main. On peut se construire son récit soi-même. Qu’est-ce que cette peinture veut nous dire ? Quelqu’un en train de rentrer chez lui ? C’est un visiteur ? C’est le retour de l’enfant ? Le facteur ? Ça pose la question de la visite, de la solitude, du témoignage, de l’altérité dans ce que ça a de très rigoureusement schématique. Il y a une voix : « Que tu dis, que tu dis », qui vient nous expliquer : tu n’attends plus personne, ne nous raconte pas d’histoires ! Tu aimerais bien être visité de temps en temps, voire un peu plus. C’est une chanson qui convoque quelque chose qui a à voir avec la vieillesse et la solitude. Dans Cap Waller, il est beaucoup question de gens qui sont dans un processus de déclassement ou de solitude avérée. Sur Cap Waller, le jeu à la guitare se fait plus sec. On y retrouverait presque un peu de John Lee Hooker… J’ai écouté John Lee Hooker cet été, mais l’album était déjà fait. Cela dit, j’avais déjà écouté John Lee Hooker dans ma vie. Je n’arrive pas trop à m’en rendre compte, il me semble que dans Hypernuit c’était déjà pas mal comme ça. D’un point de vue purement technique et pratique, je joue avec une guitare

qui date de 54. Elle fait partie des guitares électriques rudimentaires avec lesquelles les bluesmen de l’époque jouaient. C’est pour le son que j’ai choisi cette guitare. Dans mes chansons, il y a toujours des contrastes, des claviers notamment, du lap steel très réverbéré qui représenterait une sous-couche. Mes guitares sont assez sèches, c’est vrai. Pour qu’elles soient saillantes sur le paysage réverbéré du reste. Ce sont des effets de contraste que j’aime bien explorer parce que ça crée la profondeur de champ. Il y a comme une profondeur de champ dans la musique, depuis la stéréo qui se déplace sur un panorama gauche/droite. C’est essentiel que d’essayer de créer une dimension de proche et de lointain. De la même manière l’écriture se fait plus décharnée. Et ce jeu constant sur les consonances et assonances. Ce qui est sûr c’est que c’est encore plus osseux, mais je n’ai jamais caché que j’ambitionnais d’écrire le moins possible. J’en profite jusqu’à ce que j’ai épuisé tout le monde et moi-même. [Sourires] Il y a quelque chose d’irrationnel dans tout ça, je réponds à des injonctions de l’inconscient. J’ai besoin d’avoir plus de silence et de blancheur dans ce que je fais. Dans ce qu’on appelle la chanson, ce n’est pas tellement pratiqué. Il y a encore un peu de recherche formelle à mener. Il y a des recherches formelles chez les plasticiens, il y a eu des courants de recherche conceptuelle au cours du XXe siècle, des bouleversements incroyables dans la façon de raconter les choses ou de les montrer : dada, le collage, le cut-up… Tous ces courants disparus qui n’ont pas existé dans la chanson populaire. J’envie ces artistes-là qui peuvent travailler leur art en faisant référence à des interrogations métaphysiques, à des questions de tous ordres. C’est comme ça que je fais de la musique. L’endroit dans lequel j’ai envie de m’inscrire, ce n’est pas dans le répertoire de la chanson française. Mais c’est d’emblée ce qu’il se passe… Oui, on vous parle souvent du duo Bashung/Manset, parfois de Dominique A. Ces rapprochements me paraissent tronqués, qu’en pensez-vous ? Il n’y a aucun rapport entre Dominique A et moi, c’est évident ! Il y a un rapport


— Mes chansons sont souvent un petit théâtre de silhouettes, où il y a une, voire deux personnes dont on ne connaît ni le nom, ni le sexe. — plasticité mais souvent, le sens n’était pas la préoccupation principale. Dans plein de chansons, on peut déceler des sens ; beaucoup sont voulus, d’autres naissent de la façon de travailler, Bowie fait ça aussi, du cut-up. Dans mes chansons, le sens prédomine.

dans une certaine âpreté. Il a fait des chansons assez osseuses avec assez peu d’éléments mais toujours orchestrés de manière somptueuse depuis La Fossette. Quant à Bashung et Manset, je ne crois pas qu’ils étaient dans les mêmes quêtes. Il y a aussi eu le BashungFauque, qui n’était pas le même. Là, il y avait un désir de faire une musique rock qui soit libérée des impondérables compromissions que le français impose à la structure de la musique. Inventer une langue où la sonorité prend une place plus importante. C’est le travail que Bashung a fait et que Gainsbourg lui enviait beaucoup, c’est pour ça qu’ils ont fait Play Blessures ensemble, parce qu’il y avait une fascination réciproque. Gainsbourg a aussi joué sur les allitérations, les consonances et les assonances, tous ces jeux de « tacatacatac », cette virtuosité formelle. On sentait qu’il avait besoin de dépasser une chose contrainte. Bashung l’a fait avec plus de

Votre manière de chanter rappelle celle des bluesmen des années 50 justement, à tel point que le langage devient très musical, on en oublierait presque que c’est du français. C’est sûr, mais néanmoins je ne ferai jamais une chanson avec des mots qui sonnent bien parce qu’ils sonnent bien. Dans la chanson Folle Folle Folle, l’usage du mot « pluine » me permet de donner une certaine rondeur à la pluie. « Pluine » est un mot que je croyais avoir inventé mais qui existe dans le dictionnaire. Malheureusement, j’ai pu le remarquer. J’ai donc inventé un mot existant. [Rires] La plasticité des mots est importante, personne ne dira le contraire, mais pas au détriment du sens en ce qui me concerne. Je veux vraiment que ce soit une silhouette qui marche sous une pluine folle folle folle. La répétition dans la chanson est une chose qui est permise, c’est même le B-A.BA de la chanson. J’en use peut-être de manière indigeste pour certains, mais c’est pourtant un vieux truc : Frère Jacques, c’est Frère Jacques. [Il chante] Les chansons d’enfants sont fondées sur ce principe de répétition. Dans mes chansons si je répète, c’est parce que ça crée une sensation de surplace. En lisant votre livre, j’ai beaucoup pensé à Construire un feu de Jack London. Dans Requin, un homme se bat contre l’eau, dans Construire un feu, c’est le même genre de bataille mais contre la glace. Alors ça, c’est curieux, vous savez que j’aime beaucoup Construire un feu ? Vous l’avez relevé ? C’est un livre que j’aime beaucoup, je l’ai lu avant d’écrire Requin, ou pendant. Ça fait partie des récits courts d’une grande densité que j’affectionne particulièrement. Comme beaucoup de nouvelles d’Henry James : Le Tour d’écrou, L’Élève ou L’Homme qui plan-

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tait des arbres de Jean Giono. Des récits brefs avec une écriture d’une grande virtuosité au service des histoires qui sont racontées. Je pense aussi à Comment j’ai tué un ours de Mark Twain, qui est génial. Vous avez rencontré la littérature à l’adolescence, mais vous souvenez-vous du moment où l’écriture s’est imposée ? Quand j’ai découvert la littérature, j’avais 18 ans, je vivais à Paris, je travaillais, je vivais seul. J’étais livré à moimême et je me considérais comme un adulte. C’est maintenant que je suis un adolescent. J’ai toujours eu envie ou besoin d’écrire, c’était un grand défi pour moi, comme toutes les choses plus grandes. S’investir dans l’exploration de cette vastitude invraisemblable que représentent la littérature et la langue, c’était pour moi un moyen de prendre le large, de prendre la vie à bras-lecorps. Je sentais aussi que ça m’apportait un grand secours : le témoignage des autres, la vie des autres, ce que les gens vivent ou ont vécu, l’aspect magique de l’inscription, de l’imprimerie, du signe, du décryptage, de la lecture. Quand j’étais enfant ou adolescent j’avais beaucoup de difficultés à écrire sur un plan strictement pratique, je n’écrivais pas facilement. On voit bien ce que vivent les gens qui sont en difficulté par rapport à ces deux mamelleslà : lire et écrire, c’est presque un abri. Je sentais qu’il y avait là un endroit au sec, une grotte. Après quoi courrez-vous ? Je cours après l’idéal, non ? Comme tout le monde. Quand on pratique une discipline artistique, on a un objectif, une destination fantasmée, idéalisée. Elle permet de donner un lieu à nos recherches, sinon on serait dans quelque chose de tellement lâche qu’on pourrait être perdu. Je me sens sur une ligne de crête, j’ai besoin de garder l’équilibre. Pour garder l’équilibre, il faut que je garde une trajectoire. Pour avoir une trajectoire, il faut avoir une destination donc cette destination est un idéal d’harmonie et de beauté qui est aussi mystérieux que ce qu’il y avait avant le big bang, quelque chose qui tient de disque en disque, de chose en chose. On essaye de s’approcher de cet idéal qui à chaque fois s’éloigne d’autant. Je ne sais

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— Vivre c’est quand même quelque chose d’assez fou. —

plus qui disait ça mais faire un disque, faire un livre, à chaque fois c’est rater en mieux, en allant vers quelque chose qu’on imagine être une situation idéale. En revenant sur des choses que vous avez écrites ou des morceaux que vous avez chantés, ne retrouvez-vous pas des

bouts de cet idéal, des choses qui vous dépassent ? Il y a bien quelqu’un qui parle en dehors de soi. Quand on croit faire une chanson qui a l’air de rien qui semble sortie d’un rêve comme Requin : un type qui est dans un parc qui ne se sait pas exactement ce qu’il fout là, peut avoir


l’air d’une pure fiction, de sortir d’une fumée. Trois ou quatre ans après, on s’aperçoit que ça avait une signification beaucoup plus puissante. Il ne s’agit pas d’éclats d’idéal dissimulés dans le parcours, il s’agit de voir le rapport profond qu’on a au langage, à la forme. Quoi qu’on fasse on s’exprime, quoi qu’on fasse on exprime quelque chose de soi très fort même quand il n’y paraît pas. Certaines chansons sont plus proches de cet idéal que d’autres. Lesquelles ? C’est susceptible de changer avec les années, mais Ne sois plus mon frère, Hypernuit, Tout a changé, Le Colosse, Madeleine, Comment ça se danse, Ça va ça va ça va ça va. Sur cet album-là : Altesse. Ce sont des chansons dont je suis sûr. Les Oiseaux sur La Perdue, je suis complètement convaincu de ça, La Tranchée aussi. Il y a des chansons dont je ne doute pas… Comment fait-on lorsqu’on doute d’une chanson ? Elle ne nous appartient pas. On peut en être l’auteur, contrarié ou déçu, mais notre propre réaction n’a pas de valeur. En faisant Hypernuit, pendant que j’écrivais les chansons je ne savais pas du tout ce que j’étais en train de foutre. Je n’aurais jamais pu dire si ces chansons valaient le coup ou non. Je les faisais et j’avais pris la décision de dire qu’elles étaient bien et que j’en étais satisfait parce que je travaille avec des musiciens que je ne vais pas alimenter en doutes. Il faut qu’ils me fassent confiance donc je surjouais la confiance alors que je n’avais aucun regard sur ce que je fai-

sais, j’étais complètement largué. Aujourd’hui, c’est l’album dont je suis le plus fier. Hypernuit est un album solide, je ne suis pas tombé à côté. Il m’exprime beaucoup. Depuis cette expérience-là, l’avis que je peux avoir sur les chansons ne dit rien de leur valeur. Aimez-vous votre voix ? Je ne sais pas si j’aime bien ma voix, ce n’est pas une histoire de plastique. Entre ma voix et moi je ne fais pas de différences. Je ne peux pas apporter d’écoute objective de ma voix, il y a bien des voix que je préfère à la mienne : Ella Fitzgerald, Oum Kalthoum, Jewel Brown, je ne vous cite que des femmes-là. Euh… Lou Reed, Bourvil, c’est bizarre, mais c’est vrai ! Votre mot préféré ? “Clavicule”, j’aime bien “aquarium” aussi. Comme un motif dans un tableau, l’eau est omniprésente. Vous laissez-vous guider par cet élément ? L’élément liquide, indéniablement, j’en suis esclave. Ça s’explique de manière, disons, traumatique. J’ai grandi sur une presqu’île entourée d’eau. L’océan a toujours été le lieu de toutes les spéculations, c’est un lieu de dangers, de périls, c’est aussi un lieu nourricier, nourrissant. C’est un lieu qui résume le monde dans lequel je vis. C’est inexplicable, c’est comme si on demandait à quelqu’un né dans le désert à quel point ça aurait cartographié son paysage mental. La ville constituerait toujours un obstacle pour quelqu’un qui aurait grandi dans le désert.

L’écriture vous permet-elle de garder les choses ? Ça ne répertorie pas nos actions, c’est le cœur palpitant des actions. Je suis quelqu’un d’assez inquiet de voir la distance que je prends avec l’enfance. Ce n’est pas une inquiétude de chaque instant mais cela donne le “la” de l’existence. C’est vrai que dans l’écriture, je suis assez en conversation avec mon passé mais pas dans son détail. Je souffre beaucoup de la faiblesse de ma mémoire. Je ne suis pas capable d’apprendre simplement pour apprendre. Par contre, quand j’ai un rapport intime, sensible, à quelque chose, un livre, un film, n’importe quoi, je suis incapable de l’oublier. Mais il y a des pans entiers de ma vie qui s’effondrent comme des châteaux de sable d’enfants avec la mer qui monte. Dans l’entourage, il y a des gens qui sont dépositaires de fragments de mémoire qui tout à coup nous disent : “si mais enfin comment peux-tu ne pas t’en souvenir.” Alors parfois, il faut avoir recours aux stratagèmes en faisant semblant de s’en souvenir, sinon tu vexes les copains. En ce moment, j’oublie même parfois exactement ce que j’ai fait hier. Comme vous l’écrivez dans Requin, il y a aussi ces fantasmes qu’on se crée sur des choses qui nous seraient arrivées. On le fait tous un peu dans des proportions variables. Le vivre, c’est un exercice de ratification et d’ordonnancement. Vivre c’est quand même quelque chose d’assez fou. Il y a cette force qui nous conduit à ordonner les choses. Vivre, c’est ordonner. Mais c’est chimérique de penser qu’il y a un moment où ce sera rangé. Et l’envie de déranger ? C’est une métaphore bien sûr. Quand je dis “vivre, c’est ranger”, je ne dis pas que chacun vit de cette façon mais c’est le grand travail de l’espèce. C’est ça aussi l’ivresse, c’est ça aussi la beauté, la volupté, le sexe, tout ça ce sont des choses qui nous sortent de cette peur panique organisationnelle. BERTRAND BELIN, en concert le 10 décembre au Théâtre des Feuillants, à Dijon et le 19 mars à L'Autre Canal, à Nancy

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Par Florence Andoka Photo : Mister Beetle

Memento Mori Projet électronique, métal et trash augmenté de performances, Flesh, son premier album Skin sous le bras, poursuit son expansion vers l’Est. De la violence, jamais gratuite, pour libérer le corps et l’esprit.

Flesh est tant l’intitulé d’un groupe que d’un projet. Au départ, il y a l’amitié de longue date de deux musiciens : Antoine Lauzel et Thomas Szodrak. L’un et l’autre participent à diverses formations musicales rock et décident, il y a quelques années, de mettre en commun les expérimentations en musique électronique qu’ils menaient en solitaire. En 2012, ils donnent naissance à Flesh auquel s’intègrent rapidement deux performeuses : Mado Maresco et Emilienne Gamet. Flesh est un projet musical qui, dans la même perspective que l’opéra, se veut total et revendique l’importance de sa mise en scène. Il s’agit de « faire de l’électro qui vive », affirment les membres du groupe à l’univers très construit. Flesh a été signé par le label Audiotrauma, où le groupe jouit d’une grande liberté de création ainsi que d’une écoute attentive.

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L’oreille profane à l’écoute de Skin, le premier album de Flesh, décèle d’emblée la dimension syncrétique de cette musique, les influences du death metal et de la noise qui viennent nourrir les sons synthétiques des machines, auxquels s’ajoute le rythme de la batterie acoustique jouée par Thomas Szodrak. L’ambiance est sombre, la chair meurtrie, traversée d’une violence froide. Les titres sont explicites : I wanna see you bleed, Petite danse macabre, ou encore Hotter than Hell, une belle collaboration où l’on entend la voix et les mots de The Horrorist, DJ mythique de la scène underground berlinoise des années 90. Flesh invite à la transe, celle qui libère de la bile noire accumulée au contact du réel. Souvent le groupe est programmé tard, lorsque la soirée bascule, que la raison s’efface, laissant place aux mouvements cathartiques de la viande. Le son éprouve les corps. Les membres de Flesh se produisent à visages couverts, pour mieux entrer dans leurs personnages, faire éclater leur ardeur, laisser place à la violence rendue acceptable par le prisme de l’art. Loin des ornements baroques dont on affuble souvent le romantisme noir, les visuels qui accompagnent Flesh reflètent au mieux l’atmosphère empreinte de rigueur et de sobriété dévoilée par la musique. Fort d’une dizaine de dates, en France comme en Suisse, le groupe a été l’artiste associé du Moloco, la Scène des Musiques Actuelles du pays de Montbéliard, pendant deux ans, où ils ont bénéficié d’un soutien constant depuis le lancement du projet. Flesh se tourne à présent vers Prague puis Berlin, un passage obligé aux vues des influences du groupe. En constante évolution, les quatre complices retravaillent actuellement leur set pour une série de concerts au-delà des frontières. FLESH, concerts le 28 novembre au Moloco, à Audincourt et le 18 décembre au Molodoi, à Strasbourg www.soundcloud.com/flesh-9


Par Marie Bohner Photo : Andrea Macchia

Cirque3 Création sur le fil, Tesseract figure un cirque d’une grande poésie imaginé par Nacho Flores. Des cubes pour repousser les limites du cirque, les lois de la physique et l’imaginaire.

Madrilène d’origine, Nacho Flores garde de la capitale espagnole un goût marqué pour le fil de fer en plus d’un accent aussi marqué que chantant. Sa pratique circassienne s’est élevée au gré de ses voyages, d’Amsterdam à Moscou, de Buenos Aires à Toulouse – l’équilibre en point d’ancrage. Après une première étape de travail lors du Festival Pisteurs d’Etoiles en mai 2015, la création de Tesseract à Strasbourg en ce mois de décembre est l’occasion de pousser cet art aux confins des possibles. Entretien avec un digne représentant de ce nouveau cirque. Dans le spectacle Tesseract, il y a un lien très fort aux mathématiques. Qu’est-ce que ça signifie pour vous ? « Tesseract » est le nom scientifique de l’hypercube. Nous habitons dans la troisième dimension. Il nous est très difficile d’imaginer la quatrième dimension, l’hypercube mathématique. J’utilise le cube comme un élément de base, un atome. À partir de là, je mélange différents cubes et je construis un « bonhomme » : une représentation de l’homme. Vous dites que votre éthique circassienne personnelle, c’est de « ne pas tricher avec le public ». Il y a quand même quelque chose de l’ordre de la magie dans cette quatrième dimension... C’est par rapport à la question de l’équilibre que je ne triche pas. Quand je monte sur les cubes, il s’agit d’équilibre pur. L’éthique circassienne est là. Il n’y a pas de « truc » pour m’aider à tenir l’équilibre. Les cubes sont superposés, sans colle, sans rien. C’est la physique qui fait tenir ou tomber les choses. C’est la force que j’utilise et la façon dont je fais passer le poids d’un côté à l’autre qui fait tenir les figures. L’illusion créée par le mapping vidéo est une sorte d’ornementation, mais ne change en rien la pureté des équilibres. Vous mettez le bois et le végétal au cœur de votre dispositif scénique : pourquoi ces matières organiques ? Il y a une évidence intrinsèque car la recherche de la nature fait partie du personnage que je construis. J’adore travailler avec la matière bois, esthétiquement, mais aussi parce que je peux, par exemple, choisir de découper les cubes. J’aime aussi le bois parce que ça sent très bon. Après une semaine de résidence, on rentre dans la salle et on hume les différentes essences de bois, le pin Douglas par exemple...

Pourquoi avoir choisi l’équilibre dans votre travail au cirque ? C’est avant tout une sensation. Il faut se créer une image mentale de ce que l’on va faire. Être tout le temps dans la recherche de la limite, savoir où elle est, savoir où est la stabilisation dans le corps humain aussi. Quand je respire pour l’équilibre, j’adore ressentir cette empathie totale avec le public. Il respire avec moi. Il y a cette connexion pulmonaire hallucinante. À ce moment-là, nous sommes tous ensemble. Notez que c’est quand même moi seul qui tombe si l’équilibre se rompt ! [Rires] TESSERACT, cirque du 8 au 18 décembre au Théâtre de Hautepierre présenté avec le Maillon et les Migrateurs www.maillon.eu

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Par Marie Bohner Photo : Jean-Pierre Estournet

Fabricateur de spectacles Pierre Meunier active des espaces uniques grâce à des empilements et à des déplacements de matières concrètes, drôles et évocatrices. Sa pensée singulière rencontre aujourd’hui les textes fulgurants de la jeune autiste autobaptisée Babouillec. Entretien avec un homme de théâtre lucide mais revendiquant son droit à la rêverie et au questionnement, pour lui et pour les autres.

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Comment vous est venue l’envie de travailler autour du texte Algorithme éponyme de Babouillec ? J’étais allé passer quelques jours dans un centre pour jeunes autistes à côté du Rennes. Je travaillais autour de la fabrication du langage. Babouillec m’a montré ses premiers textes, je suis littéralement tombé à la renverse. Babouillec ne parle pas, elle s’exprime par des petites lettres plastifiées qu’elle dispose sur un carré blanc, ce qui forme des mots, des phrases, des textes, des livres. Nous avons commencé à échanger, elle est venue voir un de mes spectacles. Elle m’a envoyé ce texte, Algorithme éponyme. Il résonne avec des questions en chantier dans le théâtre que je fabrique : nos limites, cette résistance que nous devons sans arrêt nourrir contre toutes les forces nivelantes, écrasantes, réductrices – ce maintien vital d’un espace intérieur. Babouillec témoigne d’une immensité intérieure. Elle a quelque chose de totalement galactique. Elle en témoigne car c’est sa difficulté à venir vers tout ce que la sociabilité réclame comme mise à la norme pour communiquer. Cette norme nous coupe d’une part de nousmêmes, beaucoup plus spontanée, sauvage, libre, profonde, complexe. C’est le prix qu’on paie pour être en société, et s’estimer dans celle-ci. Elle pointe ça avec un humour et une lucidité cinglante. Ce n’est pas une posture intellectuelle, c’est l’expérience. Ce texte est suffisamment riche pour être un matériau de base à notre aventure théâtrale. Il y a un vrai défi d’être à la hauteur de la liberté qu’elle manifeste.

Vous avez toujours dans vos spectacles un rapport très fort à la matière, à des objets, au concret. En même temps vous menez depuis plusieurs années ce chantier autour du langage. Est-ce qu’on a besoin des mots et comment raisonnent-ils avec la matière ? Cet accouplement n’est jamais facile. Moi, je fais confiance à la matière, je la trouve souvent suffisante. Elle nourrit l’esprit du spectateur de façon très large. Elle a le mérite de ne pas désigner une seule direction pour la pensée. Il faut réussir à trouver l’endroit du langage qui aura aussi cette qualité-là. Le fait de ne jamais délivrer un message à sens unique est une inquiétude permanente pour moi. Le langage a tout de même vite fait de se refermer sur lui-même. C’est aussi une norme sociale, le langage. Les mots nous permettent de communiquer, mais aussi d’exprimer une forme de liberté ? Absolument, l’écriture de Babouillec en témoigne souverainement. Cette langue est très singulière, elle décontenance. C’est une pensée qui s’exprime, d’une manière qui fait trembler les cadres. Elle est féconde, c’est un combustible qui allume des feux à des endroits inhabituels en nous, c’est un combustible à surprises, quoi. [Rires] Le titre Forbidden di sporgersi est un extrait du texte de Babouillec. Pourquoi l’avoir choisi comme titre ? Cela veut dire « ne pas se pencher au dehors », c’est ce qu’on trouvait autrefois dans les trains sur les fenêtres qu’on pouvait ouvrir. Le sous-titre que Babouillec y a ajouté c’est « on pourrait apercevoir le bout du tunnel ». Son humour est là : elle prend le réel à contre-pied. Si on ne se penche pas au dehors, si on n’enfreint pas la consigne


rassurante de sécurité qui nous met tous dans le même train, dans le même wagon, sur le même rail, si on n’enfreint pas ça, alors on n’est peut-être pas prêts de voir le bout du tunnel. L’humour est au cœur de vos créations. L’humour c’est capital, c’est une tonalité qui permet à la fois de prendre une distance et de ne jamais perdre de vue que l’amusement est aussi une manière de maintenir consciemment une forme de conditionnel, de se dire : « Ça pourrait être ça » ou « ça n’est qu’une tentative ». L’humour est aussi une manière d’échapper à la leçon. J’estime ne rien savoir du tout, je partage juste des questions. Le plateau du théâtre est là pour donner appui à un questionnement, pas pour affirmer des choses. On s’en tape des opinions sur le monde de machin ou machin. Il y a des tribunes pour ça, qui sont beaucoup plus efficaces. Le théâtre se doit d’être un endroit d’ouverture et de trouble. Il y a quelque chose de ce trouble dans la machine que vous construisez au fur et à mesure du spectacle. Vous faites référence aux machines de Tinguely. Tinguely pulvérise, d’une certaine manière, la normativité. Tout ce qui est attendu et prévisible dans une machine ou un moteur, toute l’efficacité qui en découle – sur laquelle on mise – , il fait valdinguer tout ça. C’est iconoclaste, vengeur et insolent. Ça me met en joie, c’est salutaire. [Rires]

Sur quoi travaillez-vous maintenant ? On va faire un atelier autour de la destruction avec Marguerite Bordat et les étudiants de Stuttgart de l’Académie de marionnettes. On commence aussi un chantier autour de la vase. On va travailler sur l’enfouissement, l’enlisement, l’attraction de l’informe... C’est une puissance confondante et aspirante, la vase. C’est aussi une dimension mentale. On est toujours en lutte avec des forces confuses qui tendraient à rendre vain tout effort d’énonciation claire. Nous n’en sommes qu’au début. FORBIDDEN DI SPORGERSI, pièce de théâtre les 25, 26 et 27 novembre au TJP Grande Scène, à Strasbourg www.tjp-strasbourg.com

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Par Caroline Châtelet Photo : Brigitte Enguerand

Territoires de libertés Comédienne reconnue, Dominique Blanc interprète, à l’aune d’un tournant dans son parcours, Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.

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En avril dernier, la presse théâtrale et culturelle en a fait ses gros-titres : Dominique Blanc, âgée de 59 ans, sera en mars 2016 l’une des nouvelles pensionnaires de la Comédie-Française. Sur l’invitation de son administrateur général le comédien, scénographe et metteur en scène Eric Ruf, elle fera son entrée dans la troupe en interprétant Agrippine dans Britannicus de Racine (mis en scène par Stéphane Braunschweig). Passons sur les manchettes (plus ou moins inconsciemment) sexistes que cette annonce a charrié : « physique atypique » ; « fraîcheur lumineuse d’une jeune fille » ; « Dominique Blanc est un être hypersensible. Cela fait tout son charme ». D’abord, parce que ces qualificatifs ne sont au final que le reflet des critères majoritaires d’évaluation auxquels sont soumises les

actrices. Ensuite, parce qu’une fois entendu qu’une comédienne est naturellement un physique / une jeunesse / une sensibilité, et que Dominique Blanc, en dépit de sa non-conformité à tout cela, est néanmoins comédienne, on peut passer à autre chose. Cet « autre » qui la caractérise, cette présence terrienne au plateau, ce travail rigoureux sur la langue, cette façon magnétique d’incarner un personnage, cette volonté ferme qui transparaît dans chacun de ses rôles, Dominique Blanc le met en œuvre depuis plus de trente ans, au théâtre comme au cinéma. Celle qui a notamment reçu quatre Césars et deux Molières, qui joue sous la direction de nombre de metteurs en scène et réalisateurs, est actuellement dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Créé au festival Mettre en scène à Rennes, le roman épistolaire racontant le débauchage minutieux de jeunes gens par un duo machiavélique, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, est adapté par la metteuse en scène Christine Letailleur. L’occasion de donner à Dominique Blanc, comme celle-ci le relève, son premier rôle sombre. « J’ai beaucoup joué la souffrance, le désespoir au théâtre – et ne parlons pas du cinéma. Les gens m’ont souvent confiée leur douleur, et j’en ai pris la responsabilité, l’assumant tant et plus. Là, c’est la première fois qu’on me propose de faire l’expérience de la barbarie, du côté des barbares. » Si ce rôle de la marquise de Merteuil constitue sans aucun doute un tournant dans la trajectoire de la comédienne, le défi qu’il constitue répond plutôt bien à sa conception d’un métier où l’acteur doit « arriver à entrer dans le rêve de l’autre, et à rêver soi, à partir du rêve de l’autre. Ce qui est intéressant, c’est d’avancer dans l’inconnu, de se remettre en cause régulièrement. Si on ne remet pas sa vie en jeu de façon artistique, ce n’est pas intéressant. » Attirée par l’inconnu, Dominique Blanc dit choisir les projets « à l’instinct. Je rencontre la personne, je l’écoute. Quel sera son désir, l’urgence de son désir, va probablement décider de ce que je dirai oui ou non. » Ce tempérament qui se retrouve lorsqu’elle est sur une scène – « Je crois que c’est la part d’animalité qu’on peut avoir en soi qui fonctionne chez moi sur un plateau. » – se double d’une sensation d’ivresse, de trouble. Pouvant « se traduire par un cœur qui s’accélère, une émotion qui va irradier

tout le corps, une chair de poule », ce sentiment plonge ses racines dans sa découverte du théâtre, lorsqu’elle est adolescente. La jeune fille, alors « extrêmement timide et sauvage », explique à ses parents souhaiter prendre des cours d’art dramatique. « J’ai dû dire que c’était pour m’ouvrir aux autres, quelque chose comme ça. » Inscrite à un cours à Lyon auprès de Janine Berdin, cette dernière lui confie Le Journal d’Anne Frank. « J’ai travaillé, appris mon texte, et suis arrivée au cours complètement terrorisée. Mais à partir du moment où je suis montée sur le plateau, je ne sais plus ce qui s’est passé, il y a eu un grand vide dans ma tête, j’étais absolument Anne Frank. C’était parti, c’était le début d’une aventure et d’une expérience extraordinaire, où tout à coup j’avais le sentiment que je n’étais plus du tout moi, j’étais complètement débarrassée de tout ce qui pouvait m’entraver. » Encouragée par sa professeure à s’inscrire au conservatoire, Dominique Blanc devra attendre quelques années avant de concrétiser ce désir de théâtre. Après des études d’architecture, la jeune femme tente à Paris le concours du Conservatoire et de l’École de la rue Blanche. Refusée, elle s’accroche, suit le Cours Florent. Une ténacité qui porte ses fruits, puisque c’est dans un travail d’élèves autour de Tchekhov que Patrice Chéreau la remarque. Le metteur en scène et réalisateur lui donne d’abord un petit rôle dans Peer Gynt d’Henrik Ibsen en 1981, et ne cesse ensuite de la distribuer. Aujourd’hui, lorsqu’on l’interroge sur ses projets au cinéma – à l’affiche de Fou d’amour de Philippe Ramos, elle sera notamment dans l’adaptation par Katell Quillévéré du livre de Maylis de Kerangal Réparer les vivants –, à l’opéra – elle était Perséphone il y a quelques mois – ou sur son entrée prochaine à la ComédieFrançaise, Dominique Blanc en revient toujours à son goût pour la liberté. « Ce que j’aimerais, c’est pouvoir continuer à passer de l’un à l’autre. Se dire que tout cela, le cinéma, l’opéra, le théâtre, est un immense territoire de libertés. » Un territoire arpenté par une comédienne animée d’une inépuisable volonté de remettre son art sur le métier. LES LIAISONS DANGEREUSES, pièce de théâtre du 6 au 16 janvier au Théâtre national de Strasbourg www.tns.fr

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Par Caroline Châtelet Photo : Elisabeth Carecchio

Questions d’imaginaires Directeur du Théâtre National de Strasbourg de 2000 à 2008, actuel directeur du Théâtre national de la Colline, à Paris, Stéphane Braunschweig met en scène Les Géants de la montagne, pièce puissante de Luigi Pirandello. 80


Quoique demeurée inachevée, Les Géants de la montagne est une pièce essentielle dans l’œuvre de Luigi Pirandello, tant par son interrogation du rôle de l’art et des artistes que par la possible articulation de l’espace de l’imaginaire avec le monde réel. Derrière l’errance de la Comtesse Ilse et de sa petite troupe d’acteurs jouant à l’aventure leur spectacle La Fable de l’enfant échangé – pièce auparavant interdite par le pouvoir mussolinien que Pirandello enchâsse ici dans Les Géants – ; leur rencontre avec le magicien Cotrone vivant retranché dans une villa avec ses compagnons, étranges « poissards » en guenilles. Apparaissent alors deux positions possibles du créateur : en prise avec le monde qui l’entoure et animé du désir d’y agir, ou retiré de celui-ci. Ces questionnements, dont on imagine que le dramaturge italien les a éprouvés dans ses liens complexes avec le pouvoir – il fut un temps proche de Mussolini – traversent à leur manière le travail du metteur en scène Stéphane Braunschweig. Rencontre. Comment avez-vous découvert cette pièce ? Je l’ai vue dans une mise en scène de Georges Lavaudant il y a longtemps, et j’avais été fortement impressionné par sa poésie. Je pense qu’à l’époque je n’avais pas compris grand chose, mais je l’ai ensuite lue. Si ce texte m’accompagne depuis longtemps, le fait qu’il soit inachevé me posait un peu problème, il est avorté au moment où la pièce devait trouver sa résolution. J’ai donc commencé par mettre en scène d’autres pièces de Pirandello. Mais ce texte est extraordinaire. Qu’est-ce qui relevait de l’« extraordinaire » ? C’est une pièce sur l’imagination, et sur l’art en général. Qu’estce qu’on doit, qu’est-ce qu’on peut faire grâce à l’imaginaire, à l’art : peut-on faire quelque chose ? Doit-on faire quelque chose ? Face à la brutalité du monde moderne, comme disait Pirandello, l’art a-t-il une quelconque puissance, une force de résistance, la capacité à inverser l’ordre du monde, ou au contraire ne peut-il qu’être détruit par cette brutalité ? Cette pièce pose toutes ces questions. Pourquoi la monter aujourd’hui ? En général, quand je commence à travailler un auteur, je m’intéresse à son univers et monte plusieurs de ses textes. Vêtir ceux qui sont nus (créé en 2006 au TNS), m’a amené à Six personnages en quête d’auteur (créé en 2012 à la Colline), qui m’a reconduit vers Les Géants. Alors que dans Six personnages..., des personnages arrivent dans un théâtre pour rencontrer des acteurs, là, c’est un peu l’inverse. Et puis, avec les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la culture, la fragilisation de l’état du spectacle vivant en France, je me suis dit qu’il pouvait être intéressant de finir sur un appel à résister, de rappeler la nécessité de l’art. Si ce n’est pas exactement la fin imaginée par Pirandello, ce n’est pas non plus contradictoire.

Le fait que ce matériau soit inachevé ajoute-t-il du trouble, des ambiguïtés dans le travail ? C’était un travail de recherche complexe, mais qui était important pour les acteurs. En général, la fin donne le sens d’une pièce. Ne sachant pas exactement comment cela allait finir, nous avons inventé ensemble cette direction et trouver le sens a donné lieu à beaucoup de discussions. Nous nous sommes interrogés sur la dimension allégorique – « que » désigne ces géants : l’économie mondialisée ? Les nouveaux fascismes ? Et les poissards : des patients dans un asile psychiatrique ? Des Zadistes en marge, en rupture avec une société ? Traverser les échos de la pièce avec le monde contemporain s’est révélé passionnant. Qu’est-ce que ces interrogations disent de votre rapport au théâtre ? Elles disent une nécessité profonde de s’engager, avec, en même temps, la tentation sourde de se mettre en retrait. Le personnage de Cotrone a démissionné de tout, il s’est sorti du monde, et je pense qu’il y avait cette tentation chez Pirandello. Mais lui l’articule à celle de continuer, quitte à ne jamais convaincre. J’ai l’impression que beaucoup de personnes travaillant dans les métiers liés à l’art peuvent prendre à leur compte la contradiction exprimée par Ilse et Cotrone : se confronter à la réalité, ou se replier. Outre Luigi Pirandello, vous avez monté plusieurs pièces d’Henrik Ibsen. Qu’est-ce qui relie ces auteurs ? Ce sont des personnalités très différentes, mais il est clair que Pirandello a été influencé par Ibsen, on le sait et ça se sent. Dans le théâtre d’Ibsen, il y a très souvent une vérité qui avance masquée, qu’il faut aller chercher. C’est le cas du Canard sauvage, ou des Revenants où il y a cette dramaturgie qui consiste à aller chercher des vérités enfouies sous les histoires familiales. Cela, on le retrouve par exemple dans Six personnages..., mais Pirandello a peut-être radicalisé la chose, car les vérités chez lui sont toujours relatives. Elles le sont aussi chez Ibsen, mais quand on tombe sur une vérité chez Ibsen, c’est comme si elle n’expliquait pas tout. Chez Pirandello, elles sont relatives dans le sens où on passe dans un monde encore subjectiviste. Vous signez toujours la scénographie de vos spectacles, voire la traduction. Qu’est-ce que cela apporte au travail ? Je considère que la scénographie fait partie de la mise en scène, et ne pourrais pas travailler dans un espace imaginé par quelqu’un d’autre. La traduction, c’est différent. Traduire oblige à se poser en permanence la question du sens, et permet une connaissance aiguë du texte. LES GÉANTS DE LA MONTAGNE, pièce de théâtre du 02 au 05 décembre au CDN, à Besançon ; du 10 au 19 décembre au Théâtre National de Strasbourg www.tns.fr

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Par Sylvain Freyburger Photo : Dorian Rollin

En héritage Les Scènes d’Automne en Alsace ont mis à l’honneur sept compagnies régionales dont La Chair du Monde, issue de l’école du TNS et menée par Charlotte Lagrange. Jouée à la Comédie de l’Est, sa deuxième création, Aux Suivants, est le fruit d’un travail simultané d’écriture et de mise en scène autour du thème de la dette.

En allemand, le même terme, “schuldig”, désigne la culpabilité et l’endettement… C’est l’un des enseignements de l’ambitieuse création de la jeune Charlotte Lagrange, qui s’est attachée à jeter un regard global sur l’un des sujets d’actualité les plus controversés de l’année 2015. La dette, c’est celle que l’on doit, plus ou moins consciemment, à nos parents, pour nous avoir éduqués ; c’est leur héritage parfois pesant ; c’est celle que l’on contracte pour exister, pour éponger ses dettes précédentes ; c’est celle qui étouffe des pays entiers, dépossédés de leur libre-arbitre par leurs débiteurs… Et si tous ces fils, entrecroisés avec agilité par Charlotte Lagrange dans sa pièce polyphonique, relevaient finalement d’une même structure mentale dont on peut apprendre à se défaire ? Et si ce vaste flux d’échanges et de créances mondialisés n’était qu’un jeu ? Aux Suivants invite à prendre de la hauteur sur ce monde fou et suggère que des plus grandes catastrophes – éruption volcanique, mort d’un parent, krach boursier – peuvent naître un monde débarrassé de ses névroses. Vous assurez à la fois le texte et la mise en scène d’Aux Suivants, comment en êtes-vous venue à les mener de front ? J’ai découvert le plaisir de diriger des comédiens à l’école du TNS. C’est le moment impalpable de rencontre entre un metteur en scène et des comédiens ! Pour L’Âge des Poissons, présentée lors des Scènes d’Automne il y a deux ans, j’ai réécrit un roman d’Ödön von Horváth pour l’adapter au monde d’aujourd’hui. C’est ce qui m’a poussée vers l’écriture. Maintenant j’écris dans la même dynamique que je mets en scène, un processus qui pourrait se rapprocher de celui de Joël Pommerat : une écriture en cours de fabrication. Un spectacle est écrit au fur à mesure dans sa globalité, en lien avec les comédiens, l’éclairagiste, le son… La fidélité à l’équipe est importante pour prolonger les manières de faire. J’ai créé la compagnie en 2011, ce sont des gens avec qui j’ai été formée et avec lesquels je peux me projeter dans une continuité.

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Certains dialogues frappent par leur rythme très vif ! Pendant deux ans, j’ai lu beaucoup de textes économiques, j’ai écrit des scènes séparées sans savoir quelle narration allait se mettre en œuvre. Je savais déjà que la forme serait polyphonique. En faisant lire le texte aux comédiens, je voyais ce qui fonctionnait ou pas, j’ai alors déroulé les fils narratifs. Je cherche à ne pas être bavarde dans la langue : les corps doivent pouvoir raconter les choses par eux-mêmes. Quand il est question d’héritage, on est beaucoup dans le non-dit. Entre les deux frères, la langue est très creusée avec beaucoup de silences. Les scènes avec Alice sont rythmées, c’est plus du ping-pong, mais c’est toujours le nondit qui avance par-dessous. Des gens m’ont dit que ce que j’écris est très télévisuel et ça m’avait vexée parce que je déteste la télé, je ne la regarde pas. Mais je recherche une langue acérée, dont le niveau de vocabulaire reste limité. J’aime beaucoup les dramaturges anglais actuels, qui travaillent sur la langue du quotidien. Le thème de la dette irrigue Aux Suivants sous tous ses angles : avez-vous été inspirée par l’actualité ? Mon intention de départ était de parler de ce moment économique dans le rapport familial qu’est la question de l’héritage : d’un coup, entre parents et enfants, on parle de sous. J’ai évacué


le cliché de la bataille pour récupérer l’héritage pour me concentrer sur la dette morale des enfants face à leurs parents et à leurs morts. La présence de la dette économique dans ce monde que l’on dit en crise rôde dans les rapports entre les gens, même dans l’intimité… La dette est le symptôme d’une peur : on se met à tout monnayer pour y voir plus clair. Il y a aussi une analogie à faire entre l’intrigue de la pièce et l’histoire de la Grèce : on a prêté des sous à ce pays mais ce n’est pas le peuple qui les a demandés, et maintenant on leur demande de rembourser. On les rend coupables d’être en dette. C’est fou car on pose un jugement moral sur ce qui est un problème économique et de pouvoir. Quand on nous a transmis quelque chose qu’on n’a pas demandé, est-ce qu’on doit rendre ? C’est une vraie question que l’on peut se poser moralement.

Il y a un observateur extérieur dans la pièce, un « martien », est-ce une volonté d’apporter un décalage ? C’est un conteur qui regarde les humains avec étonnement. Ce qui nous paraît normal – on vit, on meurt –, pour lui ça ne l’est pas : il décrit de l’extérieur le fait que l’on se doit la vie les uns aux autres, comme une course de relais, un fil qui se tisse de parents à enfants… De génération en génération, la dette est mirobolante ! Le « martien », qui n’est pas un E.T. et qui n’a pas la science infuse, poétise l’histoire. Sa parole est délicate, décalée, je pensais aux Ailes du désir de Wim Wenders. Il y a aussi un jeu de société qui est joué par tous les personnages et qui met en jeu tous les concepts de l’économie actuelle : ils achètent des titres, des assurances, des prêts, du gaz de schiste… Le comédien qui joue le père joue aussi le grandpère, la mère joue aussi la banquière, c’est voulu ! Tout ceci est le résultat d’un processus organique. Je mélange les fils et ce n’est pas pour perdre le spectateur mais pour créer du sens. AUX SUIVANTS, pièce de théâtre le 24 novembre au Théâtre de Montbéliard www.mascenenationale.com

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Par Claire Tourdot Photo : J. Stey

Passeur d’émotions Institution culturelle attachée à l’extrême sud de Alsace, le théâtre La Coupole passe cet hiver le cap des 15 années d’existence. L’occasion d’affirmer toujours plus les valeurs contemporaines du lieu, au moyen de propositions éclectiques et fortes.

Lorsqu’elle évoque l’objectif premier de la scène vivante, Julie Friedrichs, directrice artistique de La Coupole, parle d’une « respiration pour prendre le temps de rire, de s’émouvoir, de se questionner, face à une actualité à l’échelle mondiale pour le moins chahutée ». Dans l’obscurité de la salle de spectacle et de ses 500 places, c’est donc une expérience humaine qui se joue et qui incite celle qui conçoit depuis trois ans la programmation de La Coupole à oser la diversité. Opéra-bouffe, concert de jazz, comédie, danse contemporaine, cirque aérien, chanson française... Le théâtre de Saint-Louis ne s’interdit aucune limite de genres, dans la perspective de satisfaire un public des premiers jours, tout autant que de rallier de nouveaux spectateurs, par-delà les frontières adjacentes de la Suisse.

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Depuis l’an 2000, la scène actuelle (Abd al Malik, Grand Corps Malade ou le Comte de Bouderbala) cohabite avec de grands incontournables (la Comédie française, le Kammerorchester Basel ou le Ballet jazz de Montréal), sans que les problématiques contemporaines ne soient laissées de côté. Au contraire, elles restent pour Julie Friedrichs un point de départ primordial à la création, que ce soit par le biais des thématiques abordées ou des figures invoquées. « Aujourd’hui, les artistes ont un rôle à jouer dans l’éveil des consciences et la défense de nos valeurs. J’aime imaginer La Coupole comme un passeur dans ce schéma vertueux : nous ouvrons une porte d’accès aux spectateurs, quels que soit leurs horizons. » Mais si la programmation joue les internationales, La Coupole reste bel et bien un lieu régional attaché à son premier partenaire – la commune de Saint-Louis qui soutient les choix pluridisciplinaires du théâtre depuis sa création. Les temps forts de ces 15 dernières années sont ainsi retracés au cours d’une exposition-anniversaire ouverte au public dès le mois de décembre. Une belle manière de glisser vers une saison 2016 déjà honorée par la présence de Claude Brasseur. Dans La Colère du tigre, mis en scène par Christophe Lidon, le comédien s’empare de l’imposante personnalité de Georges Clémenceau. L’histoire est celle de l’amitié inattendue entre l’homme politique et le peintre Claude Monet (incarné par Yves Pignot), avec, en toile de fond, la composition des Nymphéas. « Si La Coupole peut s’accorder de si belles têtes d’affiches, c’est en partie grâce à une équipe technique restreinte, mais de très grande qualité. La programmation, ce n’est que la partie visible de l’iceberg ! » LA COLÈRE DU TIGRE, pièce de théâtre le 21 janvier au théâtre La Coupole, à Saint-Louis Exposition-anniversaire et annonce de la saison de printemps 2016 en décembre. www.lacoupole.fr


Par Florence Andoka

Le corps en quatre En 2011, Christophe Fourvel publie La dernière fois où j’ai eu un corps, monologue puissant narrant la vie d’une femme albanaise prostituée sur les trottoirs français. Geneviève Pernin, danseuse, et Muriel Racine, Pamela Ravassard et Lucile Tanoh, comédiennes, s’emparent aujourd’hui du texte.

La dernière fois où j’ai eu un corps, est un monologue écrit par Christophe Fourvel dans le cadre d’une commande du théâtre Le Granit. L’écrivain a d’abord recueilli la parole de prostituées, ainsi que celle de travailleurs sociaux de l’association du Nid. Il s’est ensuite éloigné de cette matière vive pour produire son propre récit fictif. L’enjeu était « de travailler la langue, d’imaginer que le personnage apprend le français sur le tas et ainsi d’inventer des accidents poétiques pour contrebalancer la noirceur de ce qui est raconté », explique-t-il. Odyssée sans espoir de regagner la terre natale, le texte cerne la violence : celle de Marco, l’amant menteur des débuts, celle de l’alcool et des drogues consommées, celle qui anime les rapports de force entre la prostituée et ses clients, celle des stigmates sociaux portés par tous les travailleurs du sexe. Ici, la prostitution conduit à ce que l’écrivain identifie comme une dépossession du corps, comme en témoigne la fin d’un paragraphe : « Alors j’ai tout tué petit à petit. Commencé par ma chatte, bien sûr. Il y a des endroits de soi qui meurent tout de suite, on n’a pas à y penser. Mais ma chatte, j’ai appris. » « Ce texte avait été lu publiquement, notamment à Belfort sur la scène du Granit à l’occasion de la journée des droits des femmes, mais j’avais envie que quelqu’un se l’approprie à nouveau, le porte ailleurs. J’éprouve du plaisir à être dépossédé de ce que j’ai écrit », affirme l’auteur. Face à la demande de Christophe Fourvel, Geneviève Pernin réagit, s’empare du texte et le propose à trois comédiennes qu’elle rencontre à Besançon l’automne dernier, au Centre Dramatique National, lors d’un stage professionnel sous la direction de Fran-

çois Tanguy. Le projet naît de cette rencontre, mêle danse et théâtre, puisque Geneviève Pernin défend la tranversalité au sein de sa compagnie BRRFTTTT créée en 2002. Lucile Tanoh, Pamela Ravassard et Muriel Racine sont comédiennes, prêtes à danser. Paroles et mouvements en partage, les quatre artistes se heurtent à l’unité du monologue initial. Comment ces quatre corps parviennent-ils sur scène à ne former qu’un seul personnage ? Lucile Tanoh : « Ils sont comme quatre étapes de la vie de cette femme, néanmoins notre découpage du texte de Christophe n’est pas chronologique, il s’agit d’un découpage sensible. En donnant à cette figure quatre corps différents, on ne cherche pas tant à montrer la dimension universelle de la parole de ce personnage, qu’à en révéler la complexité. » Les quatre interprètes présenteront dans la maison natale de Victor Hugo, une lecture mise en espace, comme une étape de travail, en chemin vers le spectacle qu’elles construisent pour la saison 2016/2017. LA DERNIERE FOIS OU J’AI EU UN CORPS, lecture le 6 décembre à la Maison Victor Hugo, à Besançon www.besancon.fr

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Par Caroline Châtelet Photo : Julien Schmitt

Festival à hauteur d’homme

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Pour sa 25e édition, Momix continue d’irriguer le territoire alsacien en brassant les disciplines et les publics. Tout en mettant en jeu et en question, à travers une quarantaine de spectacles (accessibles, pour certains, dès l’âge d’un an), la place de chacun dans la société. En 1993, dans Récréation, la réalisatrice Claire Simon filmait des enfants dans une cour d’école maternelle. À leur hauteur, au plus près de leurs jeux et discussions, le documentaire se révélait passionnant par sa façon de naviguer entre deux sentiments : reconnaissance (pour le spectateur adulte) d’un monde ayant un jour été le sien et une étrange sensation de perte. Car les voir jouer, c’était aussi réaliser que si ses règles avaient certes été les nôtres, nous en avions définitivement oublié la maîtrise, l’usage. Convoquer un film en introduction à un article traitant d’un festival dédié au spectacle jeune public peut sembler incongru. Pourtant, après avoir interviewé Philippe Schlienger au sujet du festival Momix, c’est cette œuvre qui me revint en mémoire. Peutêtre parce que l’évocation et la revendication par le directeur et programmateur du Créa, Scène Conventionnée Jeune Public d’Alsace, de la dimension universelle des spectacles étiquetés « jeune public » porte la même attention que le documentaire de Claire Simon. Celle de ne pas considérer les enfants uniquement comme des adultes en devenir, mais 1) comme des êtres finis, traversés de leurs propres logiques et impératifs ; 2) comme les détenteurs d’un monde duquel nous pourrions autant apprendre qu’eux du nôtre. Regarder à hauteur d’homme les enfants (comme le fit Claire Simon) ou s’adresser à eux (comme le fait depuis 25 ans le Festival Momix) est sous-tendu de la même curiosité attentive. Car depuis sa création en 1991, le festival – dont la particularité est d’être porté par une structure ayant au cœur de son projet la pratique artistique – défend un rapport à l’art dénué de didactisme. Au contraire, Momix entend bien promouvoir la découverte, l’expérimentation, le dialogue entre les générations, et

instaure par les spectacles, comme par les divers temps de rencontres proposés, des moments où les jeunes (comme les adultes) trouvent des espaces pour interroger leur rapport au monde. Un rapport toujours à remettre en question et à reconstruire. Autour de la 25e édition du festival, Novo a interrogé Philippe Schlienger. Quels sont les axes de cette édition 2016 ? Si nous gardons à l’esprit le fait que nous sommes dans une situation pas simple pour les structures culturelles, qui oblige à la prudence. Nous conservons l’étoffe de la manifestation : montrer que l’excellence artistique du jeune public dépasse la question des enfants. Aujourd’hui, beaucoup de productions jeune public ont une vraie dimension intergénérationnelle et sont soucieuses d’éveiller, quel que soit l’âge que l’on a. Cette 25e édition est l’occasion d’affirmer qu’il n’y a plus de raisons d’être sur une labellisation purement « jeune public ». Le jeune public étant un endroit où le public se renouvelle tous les ans, il importe pour donner envie à chacun de revenir, de marier les dimensions traditionnelles et contemporaines tout en défendant une exigence. Y a-t-il des problématiques récurrentes aux spectacles de cette édition ? Avant le thème, c’est souvent la démarche artistique qui m’intéresse. Au-delà des spectacles de cette prochaine édition, je remarque depuis plusieurs années la prégnance de certaines questions liées aux migrations ou à la dimension environnementale. Mais la volonté n’est pas de traiter, par exemple, le réchauffement climatique en tant que tel, plus de faire prendre conscience de la diversité des peuples, de la nécessité de prendre soin de l’autre. Il s’agit de parler du monde

dans lequel nous avons tous une place à prendre. La dimension corporelle revient également, notamment dans les spectacles destinés aux adolescents. Vous dites être plus sensible à la démarche artistique qu’au thème ? La dimension thématique est toujours intéressante, mais ce n’est pas pour moi le cœur du sujet. Le cœur du sujet, c’est comment un artiste réussit à faire passer sur un plateau une énergie et une dimension poétique qui va nous toucher, individuellement et collectivement. Parfois cette capacité et cette sincérité à exprimer des choses résonnent avec des thématiques. Après je dis « thématique », mais il y a des dimensions universelles dans ce que les artistes nous racontent : la place de l’être humain dans la société, sa relation aux autres, etc. Ces questions nous habitent toute notre vie et les artistes sont là pour nous les rappeler. Certains enfants éprouvent pour la première fois ces nouveaux sujets, ils peuvent en parler et pour le coup ça les nourrit, ça les construit. Vous évoquiez la particularité du jeune public, où les notions de suivi, d’habitudes sont de fait plus complexes. Comment travaille-t-on avec cette idée ? C’est assez particulier, c’est vrai, mais il faut accepter de se détacher des choses. Il y a une fidélité car nous accompagnons les enfants pendant quelques années. Là, nous avons passé une génération et nous avons désormais des parents venant avec leurs enfants et ayant eux-mêmes été des spectateurs des premières éditions. Nous réalisons que certains ont vraiment vécu des émotions importantes, qu’ils ont envie de partager. Nous avons à la fois cette chance d’avoir toujours un public jeune, ce qui est très rafraîchissant ; et d’assister à des passages de témoins entre générations. C’est une approche différente, mais qui me plaît bien car je n’ai pas l’impression de vieillir ! MOMIX, festival du 28 janvier au 7 février à Kingersheim et ailleurs en Alsace www.momix.org

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VAN MORRISON Astral Weeks, Warner

Tient-on avec Astral Weeks le plus grand disque pop de l’histoire ? Il est vrai que plus on avance, plus le disque grimpe dans les classements réalisés par les critiques rock, jusqu’à se trouver à la deuxième place, derrière Pet Sounds mais devant Revolver. On sait ce qu’on peut penser de tout cela, mais quoi qu’il en soit, pour qui s’y attache véritablement, cet enregistrement magnifique reste une énigme : ni blues, ni folk, ni rien de tout cela. À 23 ans, Van Morrison, très jeune retraité du show-business – auteur, on le rappelle du standard garage Gloria avec les Them quatre ans auparavant – interprète des chansons qu’il jouait pour des audiences réduites dans des clubs new-yorkais. Sans rien montrer de ce qui l’affecte, l’Irlandais vit une exaltation intérieure que sa formation jazz, guitare, contrebasse et batterie, avec la flûte de son ami John Payne et des cordes caressantes, révèle de manière latente. Un disque auquel on revient sans cesse, sans parvenir à en percer le mystère. (E.A.)

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BEAT HAPPENING

CASS MCCOMBS

Look Around, Domino

A Folk Set Apart, Domino

Le rock n’est jamais plus intéressant que quand il retourne à sa forme primitive. Avec ce trio formé à l’Evergreen College à Olympia, dans l’État de Washington en 1983, autour du séduisant Calvin Johnson et sa voix si grave, la sécheresse du propos – guitare, batterie et chant – sert la poésie de l’instant, dans l’expression la plus pure des terreurs adolescentes : sexe, contestation et destruction. Comme ils l’ont chanté euxmêmes, ils ont été les Bad Seeds – « baaad, bad bad seeds » –, mais ont germé à travers tout le pays au point de susciter les vocations d’une toute nouvelle génération indie-pop d’influence punk. Enfin une anthologie qui rend hommage à ce groupe pionnier ! (E.A.)

On savait l’Américain Cass McCombs éclectique, mais on pouvait légitimement craindre qu’une sélection de morceaux glanés sur plus de dix ans parmi les éditions limitées et autres raretés, comme des split singles, ne constitue un joli fourre-tout. Or, il n’en est rien. Bien au contraire, se fait jour une constante dans l’écriture de ce merveilleux songwriter : que la chanson soit punk ou plus psychédélique, la mélodie s’impose comme une évidence. Un seul précédent à cette manière insouciante ou plus névrotique de nous entraîner dans d’étranges récits : son compatriote, le regretté Alex Chilton. Une influence qui en dit long sur le potentiel d’un artiste devenu incontournable. (E.A.)

MARTIN COURTNEY

A SECOND OF JUNE

Many Moons, Domino

Pastel Palace, Herzfeld

Décidément, Real Estate délivre ses plus beaux secrets en solo. Après Matt Mondanile au sein de Ducktails, c’est au tour du leader Martin Courtney de faire bande à part. L’occasion pour lui de donner de la clarté à des chansons qui vivent à merveille la petite escapade. Avec une tonalité intimiste, mais lumineuse, il paie son tribut à Big Star, non sans quelque allusion vocale à Nada Surf dans un esprit east coast des plus ravissants. Au final, on détient là un petit chef-d’œuvre d’humilité, dont les ritournelles chaleureuses nous accompagnent au quotidien. (E.A.)

Ça fait quatre trop longues années qu’on attend une suite au classique Psychodrama publié par les Strasbourgeois en 2011. Aujourd’hui, notre patience est récompensée avec ce nouvel opus qui tranche dès les premières notes par son approche colorée et lumineuse, new wave de manière totalement assumée. La chaleur du son analogique rajoute à l’immédiateté des thèmes pop, ce petit quelque chose qui distingue A Second Of June : une intelligence qui conduit le groupe à un usage malicieux de l’électronique au service non seulement de la mélodie mais aussi d’une vision conceptuelle, presque plastique. Un disque excitant à bien des égards. (E.A.)


100% vinyle

MPR 010

mpr 009

mpr 008

mpr 006 + 007

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NICOLAS COMMENT ROSE PLANÈTE 02.2016 VINYLE 33T

MOUSE DTC 04.2015 Vinyle 45T

mouse dtc dans ton club 20.01.2016 Vinyle 33T

THE HOOK 04.2015 Vinyle 33T

distribution : la baleine la-baleine.com

TUSCALOOSA Comme une guerre froide 10.2015 Vinyle 33T

MARXER But The Vision Soon Faded 11.2014 Vinyle 33T

BANGBANGCOCKCOCK 05.2015 Vinyle 33T & 45T

ORIGINAL FOLKS We’re All Set 11.2014 Vinyle 33T

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Palmyre L’irremplaçable trésor De Paul Veyne / Albin Michel Nous vivons un état de sidération ; les événements récents nous ont placé face au chaos. On regrettera cependant qu’un événement comme l’arrestation de Khaled Al-Asaad par les djihadistes de Daesh, à Palmyre en août dernier, n’ait pas provoqué la moindre prise de conscience en Occident. Torturé, décapité, exhibé dans les lieux mêmes dont il n’avait cessé d’explorer les secrets, cet archéologue, puits de culture et d’humanisme, respecté pour son immense sagesse, méritait un bel hommage. Celui-ci prend la forme d’un petit ouvrage, Palmyre. L’irremplaçable Trésor, par Paul Veyne. Un livre presque modeste, plein d’humilité, écrit d’un seul trait, mais qui nous plonge au cœur de cette cité antique, reine du désert, point de rencontre des cultures. Palmyre, cité plurielle et tolérante, dont l’historien émérite retrace l’ascension, l’apogée et la chute, comme dans un rêve brisé. Celui d’une humanité toute entière. (E.A.)

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Toute une vie bien verticale

Arsène Schrauwen

De Manuel Daull / L’Atelier contemporain

D’Olivier Schrauwen / L’Association

Habiter : son corps, son rapport à l’autre, sa maison ; autant de questionnements, autant de phrases fulgurantes du poète. L’amour serait ici le moyen d’accueillir en soi la matière de l’autre, celle du monde, de faire résonance aux difficultés qu’il y a à exister. Manuel Daull donne des voix imaginaires aux vies de ceux que l’on côtoie. Son autoportrait s’étoffe en creux des monologues. Voix du dedans, souffle de l’être, en soi comme vers les autres, le texte est ponctué par les photographies, en noir et blanc, de Stephan Girard. Gare, fenêtre trouble, visages tournés vers l’horizon, fil tendu vers les cieux, l’image devient le seuil de l’intériorité. (F.A.)

Olivier Schrauwen livre ici sa première bande dessinée grand format avec cette biographie fantasmée de son grand-père, personnage naïf et exalté parti dans une mystérieuse colonie participer à la fondation de l’improbable cité de Freedom town. Dans cet album truffé de trouvailles graphiques, les sentiments et les concepts, le désir, la paranoïa ou la confusion prennent vie, non pas entre les lignes, mais dans les lignes. Ce pavé de 300 pages est à déguster lentement, comme une bonne bière trappiste, afin, selon l’auteur, d’éviter un « binge-reading » qui nous ferait manquer quelques-unes des beautés dérisoires et splendides de cette aventure graphique. (B.B.)

Indie Pop 1979-97

Le Salon des Rêves – Joseph Steib

De Jean-Marie Pottier / Le Mot et le Reste C’est un temps que les moins de 50 ans pourraient ne pas connaître puisque Indie Pop de Jean-Marie Pottier s’ouvre sur le nécessaire Unknown Pleasures de Joy Division sorti en 1979… La discographie incontournable se referme sur OK Computer de Radiohead sorti en 1997 ; fin d’études, de fêtes, d’années de formation nourries au biberon de la new wave anglaise, de la britpop, des prémices de l’électro, des unes du NME, des labels Factory ou Rough Trade… Indie Pop ravive les réminiscences de 100 albums emblématiques, certains toujours présents, d’autres sortis des limbes, tel The Comforts Of Madness des Pale Saints, à réécouter durant les jours brumeux d’une saison automnale. (V.B.)

De François Piétry / La Nuée Bleue L’héroïsme prend d’étranges détours. Quand Joseph Steib, modeste employé de la ville de Mulhouse et peintre amateur, entame ses premiers tableaux en 1940, tout au plus situe-t-il le risque qu’il prend. Et pourtant, à l’égal des collages de John Heartfield, la subversion découle d’un cauchemar éveillé. Inscrite dans une tradition graphique qui remonte au Moyen-Âge et nous revient par l’intermédiaire des artistes de la Nouvelle Objectivité, Georges Grosz ou Otto Dix, sa vision hautement transgressive d’Hitler et ses sbires constitue un magnifique passage à l’acte, dont la fulgurance se fait ressentir aujourd’hui encore. (E.A.)


1-1024928 / 2-1024929 / 3-1024930 Marc Domage

MuSiquES Et DanSE

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Akts D’après Lars Norén L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte reprsenté

LE PAPIER PEINT EN 2015

Mise en scène Mathias Moritz Compagnie Dinoponera / Howl Factory Strasbourg

EXPOSITION DU 12 JUIN 2015 AU 31 OCTOBRE 2016

saison 15 — 16 www.taps.strasbourg.eu tél. 03 88 34 10 36 Direction régionale des affaires culturelles Alsace


Out 1 : Noli me tangere De Jacques Rivette / Carlotta Dans l’histoire du cinéma, les mythes sont nombreux, mais avec Out 1 de Jacques Rivette, on touche à ce qu’il y a de plus intime. Un étrange objet cinématographique, parmi les plus singulières des formes sur lesquelles la Nouvelle Vague a débouché… À mi-chemin entre le trip psychédélique ou le happening. Les réactions que suscite une vision de ce qui s’apparente à un monument – ne serait-ce que pour sa durée de 775 mn, soit près de 12 heures ! –, addiction immédiate ou profond rejet, montrent que ce film ne se vit comme aucun autre. Aussi étonnant que ça puisse paraître, dans cette évocation de Paris en 1970, il y a du Zappa, du Red Crayola – on est dans un dispositif freak out freestyle –, du Gong ou du Dashiell Hedayat, mais aussi, bien sûr, du Julian Beck et son Living Theatre. Quelque chose de désarticulé, tout en n’étant pas si désordonné. Et cela, non sans une pointe d’humour – merveilleux Jean-Pierre Léaud, décidément ! – qui jaillit de nulle part, au milieu du chaos ou du désespoir. (E.A.)

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Y aura-t-il de la neige à Noël

The Beatles, 1

De Sandrine Veysset / Carlotta En 1996, la France s’est prise d’affection pour un joli petit film qui ne semblait pas plus ambitieux que cela. Y aura-t-il de la neige à Noël ?, le premier long métrage de Sandrine Veysset, apparaissait comme une réponse possible à la morosité ambiante – déjà ! –, et chacun se reconnaissait dans le rude combat que menait une maman pour élever ses 7 enfants dans la ferme familiale, tout en vivant dans la crainte d’un père-patriarche tyrannique. C’était pour les Français comme une manière de situer, loin des modèles imposés par la société de consommation, des priorités nobles. Un film d’il y a vingt ans donc, mais qui reste d’actualité. (E.A.)

Que serait Noël sans les Beatles, hein ? À chaque année, sa petite livraison, cette fois-ci sous la forme d’une compilation des clips des Fab Four. Bien sûr, la notion de clip n’existe pas dans les années 60, mais les Beatles créent des petits films musicaux de promotion où on les voit chanter leurs derniers tubes. Ici, l’erreur, c’est de ne s’être attaché qu’aux numéros 1 du groupe – ils sont au nombre de 27 ! –, et même si on les revoit avec plaisir évoluer avec les réalisations remixées de Day Tripper, Paperback Writer ou Hey Jude, comment est-il possible d’occulter Strawberry Fields Forever, sans doute la vidéo la plus avant-gardiste jamais réalisée, et peut-être même la plus belle ?

Love and Mercy

Body Double

Apple

De Bill Pohlad / ARP Selection

De Brian de Palma / Carlotta

Il y avait forcément du danger à s’attaquer au mythe de Brian Wilson sous la forme du biopic, mais le parti pris du réalisateur a d’emblée contourné l’écueil. Il n’était pas question de raconter l’histoire du leader et compositeur de génie des Beach Boys dans les détails, mais de s’attacher à une période clé, la création de Pet Sounds, son chef-d’œuvre absolu en 1966, et sa plongée dans l’abîme névrotique au point de se voir aliéner par le fameux Dr Eugene Landy. Les allers-retours entre les années 60 et 80 donnent une belle profondeur au personnage, admirablement interprété par Paul Dano et John Cusack, et nous livrent au final une belle histoire d’amour sur fond de création musicale ultime. (E.A.)

Il a fallu à Brian de Palma, après le succès retentissant du cultissime Scarface l’année précédente, en 1983, retourner à l’essence même de son art. Body Double était une manière pour lui de revenir au thriller d’inspiration hitchcockienne, un modèle qu’il a développé à l’envi la décennie précédente. Il est surprenant de constater que ce récit de voyeurisme – que l’on jugeait ampoulé en temps réel – prend sa pleine dimension pionnière avec le recul. Derrière les clichés, et notamment la présence de Relax de Frankie Goes To Hollywood dans la bande son, la dimension clip-esque cède le pas à une bien séduisante dramaturgie. (E.A.)


Strasbourg — Mulhouse

Admissions 2016 – 2017 Art, Art-Objet, Communication graphique, Design, Design Textile, Didactique visuelle, Illustration, Scénographie.

Candidatures 6 janvier – 11 mars

© Marie Mirgaine, DNSEP Illustration 2015, mariemirgaine.tumblr.com

DNAP (bac+3) & DNSEP/master (bac+5)

Hösl & MiHaljevic jeannice Keller Maja rieder silvi siMon

Portes ouvertes, site de Mulhouse : mercredi 3 février. Plus d’infos : admissions2016.hear.fr

Établissement public sous la tutelle pédagogique du ministère de la Culture.

KunstHalleMulHouse.coM

Un projet de repas pour le microfinancement d’initiatives artistiques

2016 : FÉVRIER | JUIN | OCTOBRE

www.accelerateurdeparticules.net

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ScĂŠnarios imaginaires

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Ayline Olukman

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A world within a world

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Très tôt, j’ai subi les avances de mon père. Personne ne m’avait dit que c’était chose défendue, mais je n’éprouvais aucune attirance pour lui. Les seuls moments que j’aimais partager avec lui c’étaient nos balades à cheval dans notre propriété, La Laguna, un ranch qui s’étire entre les collines sur 3 000 hectares de vallée. Le reste du temps, nous restions, mes sœurs et moi, confinées dans un pavillon avec notre gouvernante. Nous ne fûmes admises au sein de la maison familiale que plus tard ; dès lors, nous eûmes le droit de dîner avec le reste de la famille : moi, je m’asseyais à la droite de ma mère, et ma plus jeune sœur, Susanna, à sa gauche. C’était comme si nous cherchions à nous protéger d’un éventuel danger. Sans nous concerter, nous lui prenions la main, elle et moi. Persuadé de son charme naturel, mon père ritualisait chacun de nos repas. Avec sa présence extraordinaire, il attirait tous les regards, ceux de sa famille, mais aussi de ses hôtes d’un soir. Tel un personnage héroïque, il disait : « La vie est un banquet ! ». Rien ne lui résistait.

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Emmanuel Abela Photo : Léa Fabing

Minty, lui, se tenait à l’écart ; il était tiraillé. C’était un garçon adorable, mais de toute évidence très vulnérable. En quête d’affection constante. Visiblement, il avait hérité du charme paternel, mais ne brillait ni par ses résultats universitaires ni par ses exploits sportifs. Les filles en tombaient follement amoureuses. Lui, n’en avait que faire, il n’aimait que moi. Du moins, c’est ce qu’il me disait… Peu de temps avant qu’il ne disparaisse, je lui avais dit : « Minty, sais-tu que j’ai été reine autrefois ? Reine d’un royaume dont on ne m’a pas laissé embrasser la totalité, reine d’un royaume si grand qu’il me semblait infini… ». Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase qu’il éclata de rire : « Petite sœur, que me chantes-tu là ? Où vas-tu chercher tout cela ? J’ai peur que tu n’abuses de ces substances dont tu m’as parlé l’autre fois, à moins que ça ne soit cette musique que tu écoutes trop fort ! Je le sais, l’amour que j’éprouve pour toi te fait peur, mais ne te fais guère de mouron ; rien que de très naturel entre frère et sœur… ». Il n’était sans doute pas prêt, il avait ses propres soucis, le pauvre garçon ! À lui, j’aurais bien révélé mon secret. C’est même la seule fois, je crois ! Maintenant, il le sait : je ne lui ai pas menti…


Livre disponible en librairie 49€

Olivier Roller Regards sur 20 ans de portraits

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Avec la participation de Rodolphe Burger, Jean-Claude Brisseau, Daniel Cohn-Bendit, Christophe Donner, Clara Dupont-Monod, Mike Hodges, Julia Kerninon, André S. Labarthe, Jean-Luc Nancy, Nathalie Quintane…

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