NOVO N°26

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Par Xavier Hug

Photo : Yves Petit

Plonger dans Chaque chose en son temps, proposition de Béatrice Balcou, oblige les spectateurs que nous sommes à redevenir des êtres pensants, sensibles, vivants. Un exercice de funambulisme en prise avec les temps présents.

Exister dans l’ennui

En arrivant dans la pièce où se déroule les performances de ce programme, le visiteur esquisse d’emblée un geste de recul. Gêné par les salles bâchées où un technicien s’affaire, l’impression de s’être trompé de salle est tangible. Puis, très vite, la présence de personnes rassure, bien que leurs activités soient saugrenues : une jeune femme sommeille à même le sol, emmitouflée dans une couverture rêche – les mêmes qui servent à emballer les œuvres (Carole Douillard) ; deux jeunes hommes adossés aux murs blancs sont plongés dans la lecture soutenue de l’Odyssée (Marc Geffriaud). Il faut du temps pour comprendre que nous sommes dans l’espace de performances et encore plus de temps pour se laisser prendre au presque rien qui change de manière subtile l’ambiance du lieu. Plus loin, une personne est affairée à emballer et déballer sans cesse les mêmes œuvres sans que l’on puisse en voir ni même deviner le contenu (Béatrice Balcou), tandis qu’ailleurs une femme est plongée avec attention et concentration dans l’élaboration à l’encre de Chine de cercles concentriques au résultat envoûtant (Laura Lamiel). Toutes ces activités se font au rythme normal d’un être humain qui se donne le temps ; par contrecoup, ceux qui viennent de l’extérieur vivent les

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séquences au ralenti. Critique de la production effrénée et des rythmes saccadés qui ne respectent plus le biotope naturel, ces performances nous invitent à lever le pied et accepter de prendre son temps au risque de le perdre. Car, il faut bien s’y résoudre, il ne se passe pas grand chose durant ces quatre heures. L’inutilité de l’œuvre d’art, sans être fondamentale, est un fait. Cette improductivité retient pourtant notre attention par ailleurs sans cesse sollicitée par les marchands du Temple, dans un monde livré au spectaculaire et aux nouveautés bon marché, baignant dans un flux ininterrompu d’images. La distraction est le terme pivot de notre temps d’où l’ennui est strictement banni. Le héros contemporain pourrait être la réactualisation d’un Des Esseintes, cet esthète À rebours, perdu dans son dédale d’œuvres d’art, retiré du bruit du monde qui l’entoure… mais ce pourrait être plus sûrement celui qui fait face au rappel insistant et existentiel de l’être là, ici et maintenant. Fortement nourrie par sa pratique des arts internes, Béatrice Balcou profita d’un séjour prolongé au Japon, où la mise en scène gestuelle est poussée au raffinement le plus extrême, pour transposer dans son travail cette nécessité de l’arrêt pour exister. Tous ces artistes ne forment pas un groupe constitué – la tendance reste à l’individualisme – mais tous posent des questions sur l’état actuel de l’art, et démontrent que ce dernier reste, au-delà des critiques, une formidable machine à penser. Un acte de résistance à l’entropie, une parenthèse temporelle, un moment de pause et de réflexion bienvenu. Chaque chose en son temps, performance tenue le 7 septembre au FRAC Franche-Comté à Besançon. www.frac-franche-comte.fr


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