NOVO N°22

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En tant que nouveau commissaire invité au CEAAC, Vincent Romagny initie un cycle de trois expositions autour de la figure du Doppelgänger, un double dont ce féru de littérature et de philosophie explore bien des facettes. Comment en êtes-vous venu à faire des recherches sur le Döppelganger ? Il ne s’agit pas de recherches sur le Doppelgänger, mais des recherches qui peuvent se rassembler sous cette figure, selon différentes modalités : le divisé, le double et enfin la multitude. L’idée n’est pas de travailler à partir d’un relevé des occurrences du double – on n’en finirait pas… –, mais de considérer le Döppelganger comme l’effet d’un processus. Le Döppelganger ici, ne relèvera pas de la réminiscence temporelle, de la copie, du jeu si actuel du retour des formes modernes ou classiques. Ce n’est pas un résultat, une fin en soi, c’est un mode de production de l’œuvre, de nos vies, de nos psychés. C’est un terme intraduisible que l’on rencontrera dans un article de journal comme dans un ouvrage de sciences humaines. Il échappe à une définition stricte. Il renvoie surtout à l’idée d’une dissociation du sujet – sa dimension esthétique et romantique est indéniable. Il n’y a de Doppelgänger que dans la solitude, pas dans une répétition avérée : justement dans une répétition impossible, sans cesse repoussée... Mon intérêt pour cette question remonte aussi à mes études de philosophie et en particulier à un cours de métaphysique sur la question de l’un et du multiple : comment passe-ton de l’un aux autres ? Y a-t-il relation de dépendance, de dégradation, etc. ?

Trois expositions seront-elles suffisantes pour aborder ce sujet ? Largement. Non que le sujet puisse être épuisé, mais au-delà on risque franchement la redite ! Le cycle d’exposition me permet surtout de concrétiser des recherches qui sans cet aboutissement deviennent sans objet, un pur papillonnage… Je passe beaucoup de temps en bibliothèque et sans projet d’exposition ; l’attention et la concentration passent d’un sujet à l’autre, d’un artiste à un autre, d’une œuvre à une autre… Cela est très plaisant mais insatisfaisant. Et puis, le commissaire d’exposition est quand même un individu qui passe son temps à penser – fantasmer est plus juste – des projets d’expositions qui ne voient que très rarement le jour… Là, ce seront trois expositions qui pourraient être trois chapitres d’une même exposition, ou bien encore les trois variations d’une même exposition. Avec cette notion de Döppleganger, exprimez-vous un intérêt particulier pour ce qui est de l’ordre du symbolique, du métaphysique ou du spirituel ? Je tâche en fait de m’éloigner de ces connotations symboliques du Doppelgänger car je souhaite l’aborder comme une structure, non comme un motif. Je m’intéresse plus à la dimension métaphysique – au sens classique et non folklorique du terme – qu’à sa dimension symbolique – l’esprit, le fantôme, etc. Mais j’assume totalement le fait que le premier champ d’existence du terme soit l’homme : paradoxalement ces expositions traitent de l’homme du quotidien, pas de mythologie ! Les artistes que j’ai invités ne travaillent pas directement sur la question du double, mais leurs œuvres m’intéressent parce qu’il me semble qu’elles en sont des effets, qu’elles en portent non les stigmates mais qu’elles en sont la trace. Quand bien même ces artistes ne revendiquent pas cette interprétation. Mais bon, le commissaire d’exposition est bien là aussi pour donner ses interprétations, pour autant qu’elles ne trahissent pas le sens de l’œuvre.

La notion de döppelganger est très en lien avec la psychologie (le sosie, le double maléfique, la schizophrénie). Quelle place ces réflexions prendront-elles dans vos expositions ? Le lien n’est pas direct mais il est bien là : la dissociation psychique, qu’elle soit pensée comme constitutive pour la psychanalyse, ou pathologique pour la psychiatrie avec l’exemple du schizophrène, est l’une des premières images que l’on associe au Dopplegänger. Mais, avant la fracture, je pense cette forme, la dissociation, comme constitutive. Vous évoquiez précédemment une « dimension romantique indéniable » pour ce projet qui oscille entre un certain rationalisme, entre autres marqué par l’objet vinyle, et une forte sensibilité. L’art d’aujourd’hui ou la vision que l’on se fait de l’art d’aujourd’hui serait-elle teintée de romantisme ? Il est vrai que le Doppelgänger est la figure romantique par excellence. Historiquement, elle se substitue à la notion classique du sosie, qu’elle intériorise en quelque sorte. Je ne sais pas si l’art de nos jours est romantique, tant il est aussi encore moderne ou se réfère au modernisme. Mais le romantisme est une source d’inspiration énorme ; il est surtout le moment de la naissance du roman comme forme. Et les références littéraires sont pour une bonne part dans ce projet, Claude Simon, Pasolini, Artaud. C’est aussi et surtout en cela que la référence au romantisme vaut. Et peut-être aussi une forme d’incomplétude dont j’espère qu’elle ne désarçonnera pas le spectateur à qui seront proposés des « ensembles » d’œuvres de chaque artiste. Mais les écrits romantiques n’étaient par essence fragmentaires que parce qu’ils visaient ni plus ni moins à rendre compte du Tout. La boucle sera-t-elle vraiment bouclée à la fin du cycle ? Les boucles ne se bouclent jamais, elles se décalent. De même qu’on ne remonte jamais aux sources d’un projet, pour reprendre le titre d’un projet éditorial que je mène en parallèle de ce cycle. Le véritable enjeu de ce cycle est de créer l’occasion d’une recherche ensuite partagée ; il devient en cela un prétexte. Commencer un projet, c’est ouvrir un champ d’études. Rien ne m’indique au départ quelle sera la forme finale, mais je m’applique à ce que mes expositions révèlent par les œuvres les savoirs qu’elles contiennent. i

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