NOVO N°15

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Une mère costumière et décoratrice avec qui il a 16 ans de différence (elle collabore encore à ses films), un studio de postproduction au-dessus de son appartement, et un jardin encombré de décors de cinéma en production. Dans les années 70 à Téhéran, Rafi Pitts baigne littéralement dans le milieu. « J’ai connu tout ce que compte le cinéma iranien entre 6 et 12 ans, la première fois que j’ai vu Kiarostami, il devait seulement avoir 34 ans ! » De ses « pères » monteurs, il héritera sa passion du montage. En revanche, faire l’acteur dès sept ans dans des films néo-réalistes iraniens à petit budget ne le passionne guère : « C’était un

vrai boulot que je faisais pendant les vacances, je les passais sur les plateaux de tournages, j’étais aussi cascadeur. » Il passe aussi beaucoup de temps dans les salles où John Wayne parle comme « un voyou de Téhéran ». Pendant la Révolution, il fait le mur pour manifester, c’est l’époque où l’on projette La Bataille d’Alger et Z. Le marquent à l’époque : la violence de L’Arnaqueur de Robert Rossen quand Paul Newan se fait casser les doigts et la scène d’amour du Rapport de Kiarostami. Avec les premiers bombardements de la guerre d’Irak, sa mère l’expédie à Londres alors qu’éclatent les émeutes de Brixton (1981). Débarquement dans la foulée à Paris où il est surpris par l’effervescence autour de l’arrivée de la Gauche au pouvoir. Mais ce dont il se souvient surtout, dans cette ville où il y a toujours un film à voir, ce sont des journées entières passées au cinéma : « Je rentrais du cinéma à minuit, c’est comme ça que j’ai dû voir cinq fois Le Professionnel. La Cinémathèque, les films d’art et d’essai, je n’y suis allé que plus tard vers l’âge de 17 ans, les deux premiers que j’ai vus c’étaient Meurtre d’un bookmaker chinois et Alice dans les villes. » Il sabote délibérément son bac pour se retrouver dans la pratique : le montage encore et toujours. Il a d’ailleurs été bluffé par les « coupes un peu faciles » d’un monteur passé à la réalisation, David Lean qui passe d’une allumette au soleil du désert dans Lawrence d’Arabie. Entré dans une école de cinéma à Londres, il passe du montage qu’il envisage avant tout comme une écriture, un langage, à la réalisation pour avoir les mains libres et surtout son propre matériau à exploiter. La réalisation est alors essentiellement pour lui une « chasse au rush ». Sa leçon majeure, il la tient de Samuel Fuller qui, lui montrant un cigare, lui dit

« Ça, c’est un producteur », puis une allumette cassée en deux « ça, c’est toi ». Son premier court, diplôme de fin d’études en 1991 tourné à Paris s’inspire de la vie d’exilée de sa mère. En France, il est régisseur pour Carax, puis s’occupe des castings de Doillon de qui il tient son autre grande leçon : savoir comment choisir ses acteurs professionnels et non professionnels. Le reste, il l’a appris sur le tas. C’est ensuite le conflit en exYougoslavie qui l’entraîne vers Salandar (1994), moyen métrage sur la guerre tourné en russe en Azerbaïdjan. Il sera primé au festival du film de Belfort où il rencontre deux futurs amis : Janine Bazin et André S. Labarthe, découvert à une table de billard. Même s’il parle peu de cinéma avec lui, c’est bien chez lui qu’il écrira The Hunter. De retour en Iran, il retrouve tout le milieu du cinéma, au passage Jafar Panahi (le même dont il réclame aujourd’hui la libération aux mollahs) lui rappelle que tourner en Iran, c’est tout à fait possible, ce sera La Cinquième Saison (1997). Ce premier long, son film le moins personnel, est surtout une étape décisive de son apprentissage. « Pour les techniciens quand tu en arrives là, tu es à zéro kilomètre. Avec cinq longs, en comptant 3 km pour chacun, je n’ai pas encore quitté Téhéran… » Avec son chef opérateur qui l’a connu gamin et ne le prend pas au sérieux, la collaboration est très difficile. Cela ira mieux avec Sanam (2000) où il comprendra comment travailler avec son nouveau chef op’ et ce que voulait lui dire le précédent. « C’est un peu comme faire la cuisine, il faut prendre untel qui aime les plans fixe ou untel qui aime la caméra à l’épaule selon ce qu’on veut : il faut autant gérer ce qui se passe derrière que devant la caméra. » Justement, en suivant l’incontrôlable Ferrara pour son documentaire sur le réalisateur new yorkais Not Guilty (2003) dans la collection de Labarthe, Cinéma, de notre temps, il a du mal à ne pas se trouver dans le cadre : « Je parlais au chef op’ comme un pilote de chasse : à 2h ! à 3h !, une urgence perpétuelle. » Il fera sienne la devise de cet accro aux tournages plus qu’à la drogue : « Once you shoot, it’s for life ! » Quant à la pression, pour lui elle est un peu la même qu’il s’agisse de tourner avec un budget serré à New York ou de négocier avec la bureaucratie iranienne : « C’est en ça que mes films se ressemblent, je ne pourrais pas tourner un film dans la sérénité. » Une tension encore augmentée dans la gestion du devant/derrière la caméra quand il devient acteur forcé pour The Hunter. Il apprécie évidemment qu’on compare la violence tendue des Cassavetes à celle de son dernier film. « Il compte parmi mes influences, un cinéma pas calculé mais dans l’émotion pure et dure. Notre ennemi juré ce sont les Etats-Unis, mais ils nous ont influencés, nourris. The Hunter est une sorte d’hommage à leur cinéma, mais ce n’en est qu’une des lectures possibles. Pour moi, les films doivent proposer au moins dix trames différentes. » i

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