NOVO N°11

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Marge de manœuvre Par Guy Pierre Couleau

Déceler une clairvoyance Chaque matin, je monte les trois étages qui conduisent à nos greniers, nos studios de répétition à la Comédie de l’Est. C’est un rituel qui devient nécessaire jour après jour : m’asseoir devant l’espace vide en attendant les acteurs et m’imprégner de ce qui est sans doute « déjà là ». Ce vide n’est pas vide. L’invisible du théâtre est toute cette matière sensible que les acteurs et moi, nous allons tenter de révéler, dans ce long travail méthodique des répétitions. Le mot même peut sembler étrange, parce que nous ne répétons rien en fait. Nous ne faisons que chercher, essayer des choses différentes. Le théâtre s’est donné pour but de représenter le monde et les humains. Cette folle et magnifique mission emplit nos vies. L’espace des répétitions est ce laboratoire, non pas d’observation mais plutôt de restitution de la vie. Et quoi de plus fou, quoi de plus extrêmement délicat que de vouloir créer la vie sur la scène ? Quoi de plus impossible que d’y représenter la mort ? Voilà. Nous évoluons, nous gens de théâtre, entre ces deux pôles : l’impossible et le délicat. Faible marge de manœuvre. Lent trajet d’un extrême à l’autre. Au théâtre, nous ne cherchons pas ce qui est bien ou mal mais ce qui est juste ou ne l’est pas. Et c’est ce sentiment de la justesse des choses qui fait l’étincelle de vérité caractéristique de tout bon moment de théâtre. Ce qui semble juste, ce qui remet la vie au présent, une représentation. En allant au théâtre le soir, les mains posées sur les genoux, ainsi que le dit Claudel, nous regardons le miroir de nous-mêmes, dans nos travers, nos bassesses, nos beautés. Le lendemain, nous ne voyons pas le monde et les humains tout à fait de la même manière*. Le théâtre est une subversion, il change notre point de vue sur les choses et les êtres, sur nous-mêmes. Le théâtre nous fait grandir et nous transforme, il nous affranchit et nous rend libre en construisant un espace critique, un espace de la pensée. Le théâtre est dangereux pour les censeurs, les faiseurs de dogmes, les obligeurs de penser en rond. Le théâtre est nécessaire parce qu’il nous montre et par ce qu’il montre.

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En ce moment, je travaille sur Hiver de Zinnie Harris, jeune auteure Ecossaise déjà très reconnue chez elle et encore à découvrir chez nous. C’est une pièce étonnante : elle est simple, claire, économe dans sa forme, semblable à un dessin d’Hokusaï, faite d’un trait, pur, sans boursouflure. Elle est d’aujourd’hui dans sa structure : treize scènes rythmées par des ellipses, des pauses. Autant d’espaces à écrire par nous-mêmes, spectateurs, lecteurs et acteurs de l’œuvre. Autant de plages où retrouver les monstres marins enfouis sous le sable, les créatures inventées, retournées à l’état de brisures de coquillages. Autant de champs vierges de toute présence et peuplées de tellement de traces. Hiver est une pièce dont le personnage principal est un enfant muet. Donc une pièce qui questionne la parole absente. Aujourd’hui, y a-t-il d’autre enjeu majeur que le dialogue entre les êtres et les peuples ? Croyonsnous sérieusement qu’il nous sera possible de confier l’avenir de nos dialogues à la numérisation, aux codages, aux référencements de nos existences ? Pensons-nous simplement qu’il va nous être donné de continuer ainsi, sans un regard de plus en plus aigu sur ce qui construit notre civilisation, c’est à dire l’humanité ? Les conflits successifs, les guerres qui n’en finissent jamais de se répéter obscurcissent l’horizon de la pensée depuis bien longtemps. Un voile de fumée se pose sur le quotidien et déforme notre perception de la vie. Désormais il nous est plus naturel de croire en un monde composé de uns et de zéros, plutôt que de poursuivre la quête du langage, la quête du partage d’humain à humain, avec des mots. La parole fut la grande perdante du XXe siècle. Elle a cédé la place à la folie meurtrière des hommes contre d’autres hommes et elle risque bien de ne pas être conviée non plus à construire ce XXIe qui a débuté. Je m’assieds devant le plateau de nos répétitions, chaque matin, avant que les corps des acteurs prennent possession du plateau et je pense à la parole, à ce qu’est notre époque en sursis, coincée entre deux guerres. Peutêtre est-ce cela qui caractérise l’écriture contemporaine : rendre compte d’un temps de répit, d’une période éclairée de plus en plus précaire, condamnée à faire place nette devant l’imminence du retour à la violence ?


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