23 mai 2015. Tous les projecteurs sont braqués sur Mayotte. Comme tous les ans, une équipe de danseurs de hip-hop locale s’envole pour Montpellier, où se tient le Battle Of The Year, la plus grande compétition de France de la discipline. Mais cette année-là ne ressemblera à aucune autre. Dans les coulisses, le crew Lil Stylz s’apprête à monter sur la scène d’un zénith où il avait déjà concurrence à plusieurs reprises. Mais cette fois, avant d’enchaîner leurs pas frénétiques et leurs figures acrobatiques, inspirés des danses de l’île et d’Afrique, les Bboys de Mayotte lèvent, face à un public de 5 000 personnes, un poing en l’air. Puis, chacun retire ses baskets. Ils performeront pieds nus. Du jamais vu à l’échelle d’un concours national. Quelques minutes plus tard, le groupe remportera le prix du meilleur show. Une première pour un territoire ultramarin. Dans les gradins, la documentariste Nadja Harek, passionnée de hip-hop, est saisie par la scène et par la gestuelle unique du crew. “ Comment les danseurs d’un territoire oublié de la République sont-ils parvenus à se hisser jusqu’en demi-finale d’une compétition nationale ? ” se demande-t-elle. La réponse, elle ira la chercher sur place, à plus de 7 000 kilomètres de là. “ À travers leur performance, leurs mouvements, j’ai eu le sentiment qu’ils revendiquaient leur identité mahoraise. J’ai interprété ça comme un geste politique et engagé : danser pieds nus, c’est danser librement. Malgré les difficultés, malgré le manque de moyens, ils dansent, ils restent debout pour donner vie à leur passion. ” Ils ne ressemblent à aucun autre compétiteur et pourtant, ils viennent de prouver que Mayotte, aussi, pouvait briller par ses talents. Nadja Harek décide alors d’y dédier son prochain documentaire, Hip-Hop (R)évolution. “ Pour moi, ce que Lil Stylz venait de faire sur scène, c’était en effet une révolution, et c’était en fait toute l’incarnation de la résistance mahoraise que j’allais découvrir ensuite. ”
LES DANSEURS DE L’HUMILITÉ Derrière le geste fort du crew, la volonté de s'exprimer, de se voir, de se faire entendre, non pas seulement comme danseurs, mais aussi en tant que Mahorais. Quelques mois plus tôt, Lil Stylz répétait son show sur l'île, où le chorégraphe réunionnais Kenji avait fait le déplacement, spécialement pour travailler avec eux. En les voyant se produire, parfois dans la rue, il s’interroge : Pourquoi la bande, qui répète systématiquement pieds nus, devrait-elle se chausser lors des qualifications ? “ Il voyait bien qu’ils n’étaient pas à l’aise en baskets. Il leur a tout simplement dit
d’assumer qui ils étaient, d’où ils venaient. Alors le jour J, ils ont décidé de lever le poing pour se poser en conquérant, pour montrer qu’ils étaient forts, à leur façon et avec leurs moyens, aussi petits soient-ils. En même temps, c’est comme ça que le hip-hop est né dans le Bronx ”, sourit Sophie Huvet, présidente de Hip-Hop Évolution, l’association qui a permis le développement de la pratique sur le territoire et qui organise chaque année depuis 2011 les qualifications pour Montpellier. Depuis ce jour, les membres du crew sont surnommés “ les Bboys de l’humilité ”. “ Ce côté roots, c’est ce que nous sommes et il fallait le montrer ”, résume Assane Mohamed, leader des Lil Stylz, plus connu sous le surnom d’Assez, devenu formateur et chorégraphe au sein d’Hip-Hop Evolution. “ Pour moi, un spectacle doit être accessible au plus grand nombre et doit permettre à chacun de se remettre en question, de s’interroger sur la place qu’il occupe. Ici à Mayotte, il y a tellement de problèmes socio-économiques. Beaucoup des jeunes qu’on encadre avec l’association ne mangent pas à leur faim tous les jours, ils ne pensent qu’à ça. Alors
"L'IDÉE, C'EST DE DÉVELOPPER DES RELATIONS À L'INTERNATIONAL" Depuis quatre ans, Hip-Hop Evolution est invité à proposer chaque année une de ses créations lors du Battle Of The Year international. De quoi tisser des relations avec les crew du monde entier, et les inviter à venir découvrir la pratique mahoraise. En 2018, des breakdanceurs thaïlandais, parmi les meilleurs au monde, avait ainsi participé au Hip-Hop Evolution Festival. Avant eux, des Colombiens et des Chiliens avaient également fait le déplacement jusqu'au 101ème département. Ces derniers avaient d'ailleurs invité des danseurs de l'association à domicile cette année, jusqu'à ce que la crise sanitaire n'en décide autrement. "Quoi qu'il en soit, ça donne une visibilité énorme à Mayotte", sourit Sophie Huvet, directrice de l'association. "Dans le hip-hop, les battles ne sont pas la seule finalité. Mais sans eux, il n'y a pas les rencontres, pas les défis qui permettent de fournir aux artistes l'énergie suffisante pour qu'ils sortent de leur isolement."
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