Nous adressons nos sincères remerciements à Mariabruna Fabrizi, Eric Lapierre, Fosco Lucarelli, Camille Lot et Michele Franzoi pour leur encadrement et leur accompagnement tout au long de ce mémoire. Les conseils et ressources partagés ont permis d’alimenter notre travail dès les premières recherches et jusqu’à la rédaction finale.
Nous tenons également à remercier toutes les personnes qui ont contribué à notre réflexion au travers de discussions et échanges enrichissants.
Biographie
Kazuyo
Sejima, photo de Takashi Okamoto
Née à Hitachi au Japon, Kazuyo Sejima grandit dans un environnement urbain et étudie à la Japan Women’s University de laquelle elle sort diplômée en 1981. Elle rejoint l’agence de Toyo Ito à la suite de son diplôme afin notamment de se rapprocher du disciple de Kiyonori Kikutake, une de ses influences majeures qui l’a poussée vers l’architecture. Elle restera dans cette agence jusqu’en 1987 et y rencontrera Ryūe Nishizawa qui travaillait chez lui durant ses études. Au cours de cette période, elle travaille avec Ito sur les projets de Pao I et Pao II, un programme de recherche sur le Tokyo des années 80, une ville dense à la pointe des technologies. A travers cela, Ito s’intéresse à la création d’un projet pour la « femme nomade Tokyoïte ». Sa collaboration avec Sejima qui figure notamment sur ses photographies comme modèle illustrant cette femme nomade, l’a très certainement inspiré. En 1987, Sejima fonde son agence Kazuyo Sejima & Associates. Sa pratique architecturale l’amènera en 2013 à être nommée directrice de la biennale d’architecture de Venise. Elle est aujourd’hui toujours active dans l’enseignement en tant que professeur invitée à l’université de Keio et l’université des Beaux-Arts de Kama. En compagnie de son associé, elle a été invitée au programme d’enseignement Jean Labatut de l’université de Princeton.
Biographie
Ryūe Nishizawa, photo de Takashi Okamoto
Né et ayant également grandit à Tokyo, Ryūe Nishizawa obtient son diplôme d’architecture en 1990 à l’Université Nationale de Yokohama, année pendant laquelle il rejoint l’agence de Kazuyo Sejima, pour les mêmes raisons qu’elle auparavant. L’agence de Toyo Ito ayant déjà une grande renommée, Ryue Nishizawa
souhaite se rapprocher de cette grande influence à travers le travail de Sejima. Il fonde à son tour sa propre agence The Office of Ryūe Nishizawa en 1997. En parallèle de sa pratique professionnelle, il enseigne à l’Université Nationale de Yokohama.
Avant-Propos
C’est en 1995 que les deux architectes fondent l’agence Sejima And Nishizawa And Associates (SANAA), une association à travers laquelle ils souhaitent s’exporter à l’internationale pour participer à des concours aux cotés des grandes agences. Lors de la création de l’agence, les premiers projets qu’ils réalisent sont la M House (1998), la S House (1998), la proposition pour la rénovation du quartier antique du quartier de Salerno (1998) ou encore le O Museum (2000) et le Lumiere Park Cafe (2000). Nishizawa explique dans un entretien pour le Japan Architects n°97 que c’est lors du projet de Salerno qu’ils commencent à travailler avec les courbes. Les projets du O Museum et du Lumiere Park Cafe sont les premiers projets livrés dans lesquels l’usage de la courbe devient visible. Leurs travaux leur ont notamment valu l’obtention du Pritzker Price de 2010 en duo, ainsi que l’équerre d’argent pour leur projet du Louvre Lens en 2013.
Aujourd’hui l’agence est située dans des locaux d’un arrondissement de Tokyo, partagée avec les agences respectives de chacun des associés de sorte que, même si les pratiques sont séparées, les projets de chacun s’étendent au sein du bâtiment, leur permettant de travailler presque constamment ensemble. Leur organisation interne tend à supprimer les rapports hiérarchiques classiques. Les associés cohabitent au sein d’un même espace, autant avec les employés que les stagiaires, et les équipes formées pour un projet sont faites pour prendre en compte les propositions de chacun sans en écarter.
Leur apport à l’architecture se fait presque exclusivement par le biais de la pratique : de la réalisation de projets à la participation aux représentations de l’architecture telle que la biennale de Venise par exemple.
L’écriture en revanche ne fait pas parti de leur pratique.
Avant-Propos
Contrairement à un architecte comme Le Corbusier où théorie et pratique se mélangent, le travail de recherche chez SANAA s’effectue exclusivement lors des projets. Les formes qu’ils développent évoluent à travers le temps par leur motivation à toujours innover et pousser les concepts auxquels ils aspirent. C’est dans ce contexte que les formes courbes employées dès le début de la création de l’agence, se sont développées et ont permis aux architectes de faire évoluer leurs réflexions autour au fil des projets. Ces formes ne sont pas devenues pour autant exclusives dans leurs travaux car bon nombre de projets livrés, majeurs dans l’œuvre de SANAA, ne sont pas courbes. Cependant il nous est forcé de constater que l’emploi de la courbe est devenu de plus en plus régulier et travaillé, comme une réponse aux contraintes actuelles rencontrées par les architectes. Leur exploration de la ligne courbe les a amenés à produire des formes molles, des amibes, des espaces analogues à des paysages naturels, se confrontant à leur site sans suggérer de hiérarchie ou d’orientation, délimitant en leur sein des milieux continus.
Au regard de cela, se pose la question de savoir comment le développement de la courbe dans cette agence ouvre une nouvelle réflexion sur le processus de conception des espaces ?
La recherche étudie cette exploration effectuée par SANAA qui continue encore à ce jour. Elle a pour but de s'intéresser aux modalités de construction de la courbe, ainsi que les qualités spatiales que produisent ces formes curvilignes et leur mise en œuvre.
Biographie
Avant-Propos
Construction de la forme
La géométrie de la courbe
L'évolution de la forme
Composition spatiale
L'espace fluide
Outil de composition : la grille
Limite & Structure
I Construction de la forme
Construction de la forme
La géométrie de la courbe
Curviligne : (Adj) Qui est composé de ligne courbes1
La courbe fait partie intégrante de l’architecture de SANAA. Au fil des années, l’agence a développé son emploi au point d’en faire un élément déterminant de leur architecture. Les formes curvilignes que nous étudierons dans leurs projets sont donc selon la définition citée ; des formes composées entièrement (ou en partie) par des lignes courbes. Nishizawa décrit également les courbes comme étant construites à partir de corde déformée lorsqu’on en vient à la tirer point par point. Il explique la différence qu’il perçoit entre une courbe d’un point de vue japonais, comparée à celle des occidentaux :
« In Western architecture, an arc or a parabola is a curve, which is completely different from a straight line »2 .
Ainsi, il semble considérer qu’une courbe telle qu’il l’entend, est semblable à une ligne droite. Elles ont le même vocabulaire et la première n’est que la continuité de la seconde, qui n’est pas du tout celui de l’arc ou de la parabole. Il qualifie lui-même les courbes produites par SANAA comme étant banales, sans formes spécifiques.
Les dessins du studio sont une mine d’informations qui nous apportent une vision sur le rôle prépondérant du dessin de croquis dans la recherche formelle
1 Académie Française, 9e édition du dictionnaire de l'Académie Française
2 Ryue Nishizawa, dans l'interview To the space where a people is free, Japan Architects n°97, 2015, page 5
3 Ryue Nishizawa, dans l'interview To the space where a people is free, Japan Architects n°97, 2015, page 7-8
1
Fig. 2 : Serpentine Gallery 2009, page 26, Coupe détail, El Croquis n°155, 2011
Construction de la forme du projet, au côté de la maquette. Ce type de dessin permet d’accepter une marge de manœuvre dans le travail du projet ; et là où certains pourraient trouver cela trop incomplet et ne permettant pas de se plonger en profondeur dans le projet, les architectes semblent en tirer parti et acceptent au contraire le caractère incertain du dessin pour le rendre plus changeable. Une ligne tremblotante dessinée à la main pourrait tout à fait devenir un tracé orthogonal comme une courbe. En effet, il semblerait y avoir chez SANAA un certain refus de rationalisation. Là où d’autres agences tendraient à accepter les croquis pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire, des outils de conceptions, le studio en revanche tend à essayer de faire réellement exister ce qui a été dessiné. Si l’on regarde les dessins de la Serpentine Gallery de 2009 notamment en coupe (fig. 2), on pourrait penser que le niveau de définition ne traduit que l’idée au sein d’un dessin in-
La géométrie de la courbe
Fig.
: Photographie du studio, El Croquis n°155, 2011, page 8
Construction de la forme
La géométrie de la courbe
complet qui tend à être retravaillé. Les 2,5 centimètres d’épaisseur de la toiture du pavillon sont finalement la retranscription du croquis initial où la simple ligne de la toiture n’avait pas été faite arbitrairement, mais avec la volonté d’en faire réellement une simple ligne. Une telle façon de travailler demande de former une équipe d’ingénieurs en charge du projet, à qui doit incomber la tâche de rendre possible les tracés réalisés par les architectes. Il ne s’agit néanmoins pas d’un dialogue sourd où l’ingénieur se soumet à la volonté des architectes, mais d’un ensemble d’aller-retour effectués pour nourrir la cohérence du projet et le développer de telle sorte à ce que sa structure soit un élément qui continue à alimenter l’unité du bâtiment. Le projet du Grace Farm Cultural Center (2012) est un exemple de cette entente entre ingénieurs et architectes. Il est évident qu’un tel projet a été largement alimenté par une série de dessins à la main qui ont servis à travailler sa forme. Les pièces sont placées successivement le long de la topographie sur les espaces plans, les reliant ensuite entre elles à la manière d’une rivière qui s’écoule paisiblement (Fig. 3). Cela appelle à une forme organique qui devrait être rationnalisée de sorte à faire fonctionner la structure. Pour autant, l’agence n’a pas pour habitude de faire des compromis dans leur architecture. La structure du projet se soumet donc à l’organicité tout en induisant un degré de rationalité dans le projet qui ne contredit pas sa forme. On voit ainsi la trame des poutres en lamellé-collé transversales qui semblent suivre une trame régulière à l’inverse des reprises verti-
Construction de la forme
La géométrie de la courbe
Fig.3 : Grace Farm Cultural Center, diagramme du projet, dessin des auteurs
Fig.4 : Grace Farm Cultural Center, Photographie du système porteur Iwan Baan, 2015
cales. On retrouve bien certaines règles suivies pour le placement des poutres sur leurs porteurs : si l’on se trouve dans un espace de circulation, ce sont au minimum deux poteaux métalliques qui supportent ces poutres. Si l’on passe sur une pièce, c’est le profilé en I qui fait le tour de la pièce qui supporte les poutres. En revanche sur le second cas, le point de contact entre le profilé I et les poutres ne correspond pas nécessairement au placement d’un poteau. Les poutres autrement cachées dans la toiture sont doublées dans les pièces pour être visibles, de sorte que le visiteur puisse apercevoir l’ossature du bâtiment. Mais la multiplication du nombre de règles dans l’organisation de cette dernière la rend difficilement compréhensible seulement lorsque l'on parcoure le bâtiment. Le travail de l’ingénieur, comme celui de l’architecte n’est pas ostensiblement mis en avant chez SANAA. Au contraire, les deux travaillent en harmonie pour en-
Construction de la forme
La géométrie de la courbe
suite s’effacer et permettre au bâtiment d’exister pour ce qu’il est, au profit de la qualité des espaces, plus que pour mettre en avant des éléments architecturaux particuliers.
SANAA semble mettre en place divers éléments, règles, et formes qui leur permettent de brouiller la clarté et la rationalité de leur projets, développant ainsi diverses formes bâties au semblant organique en multipliant les opérations réglées. En faisant l’inventaire des courbes produites par l’agence (Fig. 5), on se rend compte qu’ils emploient un nombre de courbes très limité : l’arc de cercle, le chanfrein, et les courbes de Bézier (B-Splines). Les courbes de Béziers concernent d’avantage un traitement mathématique de la ligne contrairement au cas de l’arc de cercle, mais il est sûr qu’ils excluent de leur architecture certaines courbes comme la parabole, l’ellipse, ou encore la chainette. Si l’on se réfère à la définition que Nishizawa fait de la courbe plus tôt, on comprend que ce rejet est dû au fait qu’ils n’estiment pas ces formes comme étant de vraies courbes. Certaines comme la chainette sont également des formes employées en coupe, et qui appartiennent davantage à la tradition architecturale
La ligne droite Le cercle complet Le chanfrein
Fig. 5 : Inventaire des lignes chez SANAA, dessins des auteurs
Construction de la forme
La géométrie de la courbe
occidentale, là où SANAA travaille ses projets plutôt en plan, en tirant leurs inspirations de la tradition japonaise. En revanche les arcs, qu’ils n’estiment pas être du registre de la courbe, sont tout de même employés dans leurs projets. Dans le Glass Pavilion (2001) à Toledo, le chanfrein est utilisé pour relier deux lignes perpendiculaires et rompre ainsi l’orthogonalité du projet, permettant d’avoir une continuité des lignes du projet. Cette intervention ne vient pas rompre entièrement la rationalité du projet. Elle reste largement visible et la rupture est discrète, mais bien présente et suffisante pour altérer la perception de l’espace qui devient plus complexe qu’un simple plan orthogonal à pièces. Si l’on s’intéresse au bâtiment sur le campus de la Vitra Factory en Allemagne, la ligne formant l’enceinte du bâtiment dessine une forme ovoïde quelconque. Dans cet exemple, les architectes expliquent3 que cette forme est en réalité rendue possible par l’arrivée des technologies, permettant de dessiner les B-splines évoquées plus tôt, ainsi que la possibilité de segmenter cette ligne en une multitude de segments de murs en béton préfabriqués. En effet, la forme finale du bâtiment aurait pu être une tout autre forme ovoïde, permise grâce à cette contrainte. Selon les ar-
L'arc de cercle
La spline La courbe de Bézier (B-spline)
Fig. 5 : Inventaire des lignes chez SANAA, dessins des auteurs
Construction de la forme
hall quarter C
La géométrie de la courbe
chitectes, la forme résultante est celle qui s’adapte le mieux au site, et la structure nécessaire pour s’adapter à une telle forme permet de fragmenter le bâtiment et son programme en quatre parties répondant au fonctionnalisme nécessaire pour une usine. La façade faite de tôle ondulée vient ensuite masquer les segments de béton et unifie l’ensemble en cachant notamment les joints. Le rythme des différentes ondulations quant à lui contraste avec la grandeur de la forme du projet qui créé une certaine incompréhension lorsque l’on se trouve à côté, ne sachant pas s’il s’agit d’un cercle parfait ou non. Ces deux exemples illustrent la mesure dans laquelle SANAA passe par plusieurs actions pour construire la courbe et ne cherche pas à magnifier la création de cette dernière, ni les modalités qui lui permet d’exister pour arriver à un procédé qui met l’accent sur les effets permis par cette courbe.
6 : Vitra Factory Building, détail de façade, El Croquis n°139, 2008
Fig.
Fig. 7 : Vitra Factory Building, plan général, El Croquis n°139, 2008
Construction de la forme
L'évolution de la forme
Il serait judicieux avant de commencer cette partie, de souligner que les formes courbes ne sont pas des éléments récents de leur architecture soudainement apparues après une série de projets orthogonaux tels que la S-House ou le New Museum, qui figurent parmi leurs projets majeurs du début du XXIe siècle. Déjà en 1985 et en 1989, Sejima a l’occasion de les travailler avec Toyo Ito, pour les projets d’habitats Pao 1 et Pao 2. Après la création de son agence en 1987, elle continue ce travail de la courbe avec les Platform I et II (1988-90), ou la Villa in the Forest (1994).
“I think we began using curves in the 1990s in our Proposal for the Renovation of the Antique Quarter of Salerno. The town has a complex geometry, and squares and circles didn’t seem to fit. So we proposed lines that were like curves and also like straight lines. You mi-
Fig.1 : Axonométrie du Pao I, (Inaki Abalos, Juan Herreros, “Toyo Ito, Light Time” El Croquis 71, page 36
Fig.2 : Platform II, Kazuyo Sejima, El Croquis n°77, page 32
Fig.3 : Villa in the Forest, Kazuyo Sejima, El Croquis n°77, page 75
Construction de la forme
L'évolution de la forme
ght call them natural curves.”1
Fig. 4 : Proposition pour la rénovation du quartier antique de Salerno, SANAA, El Croquis n°99, page 199
Fig. 5 : 140 unité de logement à Paris, SANAA, El Croquis n°139, page 210
Fig. 6 : New Urban Campus for the Bocconi University, SANAA, El Croquis n°197-180, page 102
Dans cet extrait, Nishizawa indique que selon lui, c’est lors du projet de proposition pour la rénovation du quartier antique de Salerno en Italie (1998) qu’ils ont commencé (sous SANAA), à réfléchir l’espace à l’aide des courbes. De fait, il serait donc plus pertinent de parler non pas d’apparition de projets curvilignes, mais plutôt d’évolution du travail de la forme chez ces derniers. En effet, la courbe revêt un caractère anecdotique dans tous ces projets évoqués. Qu’il s’agisse d’un seul élément au sein d’une forme réglée ou d’une courbe plus discrète, son importance est moindre en comparaison avec les dernières productions du studio. Dans les projets des logements sociaux à Paris (2018) ou du campus Bocconi (2019), la forme curviligne s’impose d’avantage, autant par sa présence visuelle dans le paysage que par son impact dans la composition du plan. Ainsi
1 Ryue Nishizawa, dans l'interview To the space where a people is free, Japan Architects n°97 page 4
Construction de la forme
L'évolution de la forme
depuis 1995, Sejima et Nishizawa ont développés une série de formes, allant de la plus orthogonale jusqu’à celle en apparence libérée de toutes règles.
Pour réussir à organiser cette multitude de productions, l’architecte théoricien Javier Fernández Contreras classifie2 ces formes dans quatre catégories formelles : le rectangle, le cercle, la goutte d’eau et la fleur. Cette distinction nous permet d’analyser les projets de SANAA pour leurs caractéristiques formelles, employées pour définir autant l’organisation en diagramme que le dessin formel des espaces et leur limite. Au regard de leur production depuis cet article de 2009, il nous parait juste d’ajouter une cinquième catégorie formelle : celle de la rivière. Cette dernière nait avec la réalisation de la Serpentine Gallery qui marque le début d’une série de projets à la forme organique, semblable à un filet d’eau qui s’étend sur la surface au sol. De la même sorte, chacune de ces catégories s’est établie succinctement à mesure que le studio développe un travail de la forme curviligne toujours plus complexe.
D’abord avec le rectangle. Bien qu'il ne soit pas antérieur à la courbe dans la pratique des architectes, il semble tout de même avoir eu une plus grande influence lors des premiers projets de l’agence. Au sein du cercle, apparait une courbe réglée, continue et fermée. La fleur quant à elle, est représentée majoritairement par la Flower House. Cette dernière compile en réalité une série d’arcs de cercles, tous aussi réglés que
2 Javier Fernández Contreras, El Organicismo Expandido, page 3, https://www.researchgate.net/
1.Lumiere Park Cafe 2.Musée d'Art contemporain du XXIe siècle de Kanazawa 3.Onishi Town Hall 4.Vitra Factory Building 5.140 logements à Paris 6.Nouvelle université de Bocconi 7.S House 8.M House 9.Studio Multimedia 10.Musée d’Art contemporain de Sydney 11.Musée O 12.Dior Omotesando 13.Ecole de Zollverein 14.Glass Pavilion 15.New Museum 16.Théâtre De Kustlinie 17.Novartis Campus 18.Rolex Learning Center 19.Appartements Shakuji 20.Louvre Lens 21.Flower House 22.Serpentine Gallery 23.Cafe J Terrace 24.Centre Culturel Grace Farm
Fig.7 : Tableau de classification des projets de SANAA, dessin des auteurs
Construction de la forme
L'évolution de la forme
le cercle. Mais dans le cas de ce dernier projet, c’est en accumulant certaines portions de ces cercles que l’on en vient à une forme plus organique. La goutte d’eau se retrouve ensuite fortement dans les patios du Rolex Learning Center. Bien qu’elle nous semble plus organique dans le sens ou les règles d’établissement de sa forme ne sont pas aussi claires, on comprend malgré tout qu’il semble s’agir d’un cercle déformé. Enfin, la cinquième catégorie de la rivière représenterait l’état le plus « libre » de la forme curviligne. En effet, la forme semble partir d’un dessin libre à la main et qui a ensuite bénéficié des technologies numériques pour fonctionner structurellement.
Lorsque l’on regroupe l’ensemble des projets majeurs produits pour les trier selon leur appartenance aux catégories évoquées, on observe une évolution dans l’usage de la courbe. Bien que les projets entièrement orthogonaux continuent d’être produits, ils se font cependant dans des proportions plus petites. Il semblerait dans un premier temps qu’un certain nombre de questions qui trouvaient leurs réponses formelles dans les projets orthogonaux soient à présent traitées par l’usage de la courbe. En observant le tableau effectué (Fig.7), la Flower House (bien qu’elle n’ait jamais vu le jour), apparait comme un projet charnière dans l’évolution des formes produites par SANAA. Sa forme est la première avec laquelle les architectes semblent avoir pleinement expérimenté la création d’espaces à travers la courbe, au-delà des formes de la Villa in the
Construction de la forme
L'évolution de la forme
Forest ou le Lumiere Park Cafe. Dans ce projet, ils établissent une forme générée à partir d’un cumul d’arcs de cercles qui rationnalisent le dessin à la main. L’espace résultant permet de multiplier les relations entre les différentes “pièces” de la maison, ainsi que les relations visuelles et spatiales entre l’intérieur et l’extérieur. On peut également supposer que la réalisation d’une maquette de la maison à l’échelle 1 : 2 (Fig.9) a permis aux architectes de visualiser la richesse d’un tel espace et les a amenés à poursuivre leur recherche de composition de l’espace par la courbe.
Au-delà de ce travail spatial, c’est le tracé de la courbe en elle-même qu’il est intéressant d’étudier. Conceptuellement, ils ne sont pas partis d’une forme spécifique qu’ils ont développés par la suite, mais plutôt de tentatives d’arrangement des pièces entres elles qu’ils ont ensuite réunies avec un contour. Cela impact la forme finale elle-même qui ne nous parait pas être liée au cercle alors qu’elle est intégralement composée d’arcs de cercles. Ce passage du dessin libre à une forme rationnelle et l’usage multiple d’arcs permet de ne pas rendre visuellement évident la méthode du tracé de la courbe. C’est à partir de ce moment précis qu’on re-
Fig.8 : Flower House, tracé directeur, dessin des auteurs
trouvera dans leurs prochains projets, une absence de règles ou de méthodes évidentes quant au tracé des formes curvilignes. L’étude du projet du Centre Culturel Grace Farm complété en 2015 nous permet également de confirmer cette tendance. Nous reviendrons par la suite sur le traitement de la structure chez SANAA, mais dans le cadre de ce projet, la disposition de la structure en toiture nous donne quelques informations sur la création de son tracé. Si l’on prolonge les poutres en toiture, chaque groupe (de poutres) semblent se rejoindre soit en un point (la section observée est alors un arc de cercle), soit le long d’une ligne courbe (la section observée est alors vraisemblablement produite grâce au système de génération des courbes de Bézier) (Fig.10). Le fait que les sections à arc de cercle ne se rejoignent pas en un point exact, combiné à l’emploi des courbes de Bézier, amène le projet à un point où la forme produite nous semble presque aléatoire, dans le sens où les architectes n’ont pas l’air de suivre une quelconque règle de composition géométrique. Si les règles de composition sont difficiles à percevoir, le lien aux formes naturelles est en revanche évident. En effet, on retrouve une analogie à la nature dans certains de leurs projets, d’autant plus évidente dès lors qu’on les catégorise. Si les architectes de la tradition classique cherchent à se rapprocher de la nature en jouant des multiples règles de proportionnalités, Sejima et Nishizawa au contraire, s’inspirent d’un sentiment « d’anarchie » apparent qui forme un tout uni et
: Centre Culturel Grace Farm, tracé directeur de la forme, dessin des auteurs
Fig.10
Construction de la forme
L'évolution de la forme
indivisible dont l’ordre naturel n’est pas discutable. Le lien avec l’eau expliquerait l’absence de règles compositionnelles claires puisque l’eau ne se développe pas de façon structurée comme une plante. Elle se déplace partout où elle peut, remplit chaque cavité et adapte sa forme à son l’environnement. Il serait naïf de considérer que ce rapport est voulu et cultivé dans tous les projets curvilignes, mais il semble pourtant exister d’une manière plus ou moins perceptible.
"We wanted to create a roof that drifts throught the park, and the shape is determined primarily by the existing trees.”3
Lorsqu’ils produisent le pavillon pour la Serpentine Gallery de 2009, ils s’inspirent des arbres environnants pour étendre le parc à travers le projet. La forme finale de la toiture s’abstrait de celle d’une canopée d’arbre et semble presque fluide, flottant dans son contexte.
A l’image de la Serpentine, SANAA utilise le métal, le verre ainsi que le béton. Ces matériaux issus de la tradition moderne ont souvent mené les architectes de cette époque, à une sorte d’abstraction du site et du contexte. Cependant, Sejima et Nishizawa mettent en œuvre ces matériaux à travers des formes courbes qui leur permettent d’adoucir leur intégration dans le paysage, contrairement à un mur orthogonal dont l’impact paysager est le même en tout point. L’emploi de ces éléments par des courbes “quelconques” en apparence, créé une combinaison particulière mettant en
3Ryue Nishizawa, dans une interview de juin 2009 par Julia Peyton-Jones et Hans Ulrich Obrist, Serpentine Gallery Pavilion 2009
4Ryue Nishizawa, conversation : Architecture as a living organism, Ila Bêka & Louise Lemoine, The Emotional Power of Space, page 19
Construction de la forme L'évolution de la forme
place un « ordre naturel », dans le sens où l’on pourrait croire que le bâtiment a toujours appartenu à son site. Dans la Flower House, les courbes forment ici des redents, des patios, des gonflements, autant d’actions qui rapprochent la nature environnante de l’intérieur. La combinaison de ces formes courbes aux matériaux neutres, transparents et réfléchissants contribue à rendre floue la limite entre le dedans et le dehors.
“The architecture here [dans le Temple Toshodai-ji] becomes like one organic creature, a living organism resulting from the symbiotic collaboration between humans and bacteria. A bit like our own body is an architecture hosting a world of bacteria.”4
En effet, il semble y avoir une vision écosystémique du monde. Sejima et Nishizawa portent une grande attention au contexte et cherchent à multiplier les interactions entre les usagers dans le bâtiment et le contexte, tel un amas de cellules intégrées dans un organisme global, et contenant un ensemble d’éléments hétéroclites qui coexistent et le fait vivre. Sejima évoquera à ce sujet la notion de parc qui l’inspire pour concevoir ses espaces5. Elle souhaite créer des espaces pouvant s’affranchir du programme pour laisser aux
Fig.11 : Christian Richters, Photographie de la Serpentine Gallery de 2009, area-arch.it
Construction de la forme
L'évolution de la forme
usagers le soin de l’utiliser et se côtoyer comme bon leur semble, en mélangeant une population hétéroclite.
“When you look at nature, you see many sorts of apples, for example, and they all have different shapes. They are all the same but they are all different. Natural things are generally like that [...].” 6
Nishizawa quant à lui parle du fait que toutes les formes dans la nature sont uniques. Bien que certaines soient semblables, il évoquera l’exemple des pommes. En effet, même si elles appartiennent à la même variété, elles n’apparaissent cependant pas exactement sous une forme semblable. Elles possèdent une forme propre à chacune d’elles. Les architectes acceptent le caractère hétéroclite de la nature et s’emploient à le représenter et le traduire dans leurs projets à travers des formes curvilignes qui permettent de s’adresser à une multiplicité d’êtres vivants hétérogènes.
5Kazuyo Sejima, Liquid Playgrounds (Extrait de conversation), El Croquis n° 121-122, page 23
6Ryue Nishizawa, A conversation with Kazuyo Sejima & Ryue Nishizawa, septembre 2007, El Croquis n°139, page 15