édition
la littérature & l’automobile anthologie de Proust à Houellebecq tome 1
Colette, Mirbeau, Wharton, Allais, Martin Du Gard, Apollinaire…
La fée automobile naissance d’un mythe (1890-1914)
textes choisis par Hervé Poulain et Mathieu Flonneau
éditions Loubatières
bilingue
table des matières
LA FÉE AUTOMOBILE
1890-1914
NAISSANCE D’UN MYTHE MOTORING’S MAGIC WAND
1890-1914 A MYTH IS BORN
7
LITTÉRATURES, AUTOMOBILES ET AUTOMOBILISMES: AFFINITÉS ÉLECTIVES
LITERATURE, AUTOMOBILES AND MOTORING: ELECTIVE AFFINITIES
10
chapitre 1
UN ÉTAT DE TRANSPORT HÉROÏQUE ET TRANSCENDANT
chapter 1
HEROIC AND TRANSCENDENT TRAVEL 16
Maurice Maeterlinck 18
Paul Adam 19
Pierre Gascar 21
Pierre Souvestre 22
Octave Mirbeau 25
Filippo Marinetti 27
Marcel Proust 32
Alessandro Baricco 35
Pierre Mac Orlan 37
LALITTÉRATURE & L AUTOMOBILE 4
LALITTÉRATURE & L AUTOMOBILE 5 chapitre ii CHAUFFEUR D’ÉPOPÉE ET PASSAGÈRE VAGABONDE chapter 2 EPIC DRIVERS AND FASHIONABLE VAGABONDS 38 Tristan Bernard 40 Paul Morand 41 Octave Mirbeau 42 Colette 43 Marcel Proust 47 Baudry de Saunier 48 Edith Wharton 49 Léon Auscher 51 Paul Adam 51 Dr Bommier et Carle 52
Benoit 55
iii PREMIÈRES SERVITUDES, PREMIÈRES SATIRES chapter 3 EARLY DRAWBACKS AND EASY SATIRE 56 Jules Romains 58 Frédéric Régamey 60 La Bibliautomobilie 61 Tristan Bernard 63 Henry Kistemaeckers 65 Georges Duhamel 67 Alphonse Allais 68 Roger Martin Du Gard 70 Guillaume Apollinaire 72 POSTFACE AFTERWORD 74
Pierre
chapitre
«Circulent tant d’automobiles sur les avenues et les petits chemins du roman, aux carrefours de la psychologie, aux ronds-points de la sociologie et sur les pentes de la libido, que je me demande parfois si la voiture n’a pas été inventée, d’abord et avant tout, pour la plus grande gloire des écrivains. Et le plaisir de la lecture.»
Bernard Pivot
Préface à Autopsy, Plasma, 1984
“ ere are so many automobiles on the avenues and country lanes in the novel, at the intersections of psychology and sociology, down the slopes of the libido, that I sometimes wonder whether the car was not invented primarily for the greater glory of writers. And the pleasure of readers.”
BernardPivot
Preface, Autopsy, Plasma, 1984
Roland Topor (1938-1997)
Et elle roule à l’encre de Chine! 2 novembre 1976.
Roland Topor (1938-1997)
And it runs on Indian ink! November 2, 1976.
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LA FÉE AUTOMOBILE 1890-1914 NAISSANCE D’UN MYTHE
L’invention presque simultanée de l’aéroplane, du paquebot et de l’auto, de l’électricité et du téléphone, du phonographe et du cinéma, raccourcit le monde, bouleverse les imaginations et la vie quotidienne, et fait naître un sentiment de erté et d’optimisme que n’altèrent pas encore les méfaits naissants du machinisme. Par-delà les querelles tranchées par le « père Combes », le scientisme est religion d’époque, avec ses temples de stuc dressés sur les bords de la Seine, ses hymnes et ses trompettes, lors de l’Exposition universelle de 1900 « qui ouvre une ère nouvelle dans l’Histoire de l’Humanité ».
Dans ce contexte d’adhésion au progrès, l’automobile exprime les pointes du génie humain, scienti que et esthétique dès qu’elle trouve ses formes propres et fonctionnelles. De surcroît, elle est vertigineusement animée, bouleversant la perception d’espace-temps et elle est matriciellement habitée. Or, la réunion de ces qualités supérieures est susceptible d’une appropriation privée. Pierre Gascar formulera un aphorisme pénétrant et dé nitif : « Tous les progrès de la civilisation ne sont qu’utilisés, l’automobile, elle, est vécue. »
Néanmoins l’art, témoin de son temps, ne la représente qu’occasionnellement.
Les peintres académiques appartiennent au passé, attachés aux dogmes de n’illustrer que l’histoire et la mythologie. Bien que proféré en 1863, résonne encore l’anathème de Jean-Dominique Ingres à propos du projet de rénovation de l’École des beaux-arts : « L’industrie, nous n’en voulons pas, qu’elle reste à sa place et ne vienne pas s’étaler sur les marches de notre École, vrai temple d’Apollon consacré aux seuls arts de la Grèce et de Rome. » Enfermés dans le ghetto des honneurs, les « pompiers » ignorent le monde de la machine et de la rue au pro t du « beau sujet » et du « grand monde ».
MOTORING’S MAGIC WAND
1890-1914 A MYTH IS BORN
Within a few short years, the invention of the airplane, steamship and motor-car, electricity and the telephone, phonograph and cinema, shrank the world, expanded the imagination and daily life, and engendered a feeling of pride and optimism as yet una ected by the emerging disadvantages of the machine age. While Émile Combes was ghting to separate Church and State, the true religion of the age was scientism, with its stucco temples along the River Seine, hymns and trumpets at the 1900 Universal Exposition which marked “a new era in the history of mankind.”
Since everyone supported progress, the motor-car represented the peaks of human and scienti c genius, and even in aesthetic terms once it had found its own functional design. Moreover, the motor-car was dizzily fast, overturning the perception of time and space, and it held people as within a womb. Plus, the combination of its superior features was available for private use. Pierre Gascar put it succinctly and de nitively: “ e other achievements of civilization are only employed; the motor-car is lived in.”
And yet art, the supposed witness of an age, only rarely showed the motor-car.
Academic painters were caught in the past, determined to follow the rule of only portraying history and mythology. As early as 1863, Jean-Dominique Ingres condemned the plans for renovating the Paris School of Fine Arts: “We are not interested in industry; let it stay in its place and not sully the steps to our School, truly a temple to Apollo devoted solely to the arts of Greece and Rome.” O cial painters, laden with honors, knew nothing of the world of machinery and the street, preferring “attractive motifs” and “noble people.”
LALITTÉRATURE & L AUTOMOBILE 7
LITTÉRATURES, AUTOMOBILES ET AUTOMOBILISMES: AFFINITÉS ÉLECTIVES
Scripta manent ! Les écrits restent. Constitué de textes consacrés à la culture automobile, ce livre le prouve, mais son lecteur, de facto immobile, tient bien entre ses mains tout autre chose qu’un volant… La comparaison vaut-elle alors? La nature de l’expérience est évidemment incomparable, mais le voyage ici proposé n’en est pas moins exaltant.
Puissances de la littérature: l’ordre des livres
Culturelle, passionnelle, l’automobile ne l’est pas moins que la littérature, et, de la rencontre de ces deux arts, est née cette anthologie raisonnée. Pourtant une objection pourrait être émise: est-il besoin d’apprendre ou de rappeler ce qu’est l’automobile? Car, pour citer l’écrivain italien Alessandro Baricco, «Là tout était fulgurant, brutal, rapide, brûlant, et dangereux. Il n’avait pas de raisonnement, ce n’était qu’émotion 1.» Conduire pourrait se su re évidemment pour nourrir de telles sensations, à ceci près que, par rapport «au chaos in ni que sont toutes les vies», la littérature pérennise et éclaircit ce type d’expérience sensationnelle donc limitée et dont la fugacité, en dé nitive, peut sembler frustrante.
«Pendant les années de ma jeunesse je passais tout mon temps à conduire, c’est de cette façon-là que j’ai pris possession du monde, et c’était la promesse de ma jeunesse: il y aurait des routes, et nous pourrions les parcourir en chevauchant la furie de nos moteurs, de notre imagination et de notre courage… Pour moi les routes ont été ce qu’étaient pour vous les chi res. Alors, je compris. La promesse d’un ordre à la portée de notre génie 2.»
La Fée automobile inaugure le cycle «La Littérature et l’Automobile» qui, en trois ouvrages, propose une « mise en ordre» et un rappel, celui de la permanence, de la résistance, de la persistance de la promesse initiale de l’automobilisme. L’ordre des livres présente des a nités avec l’ordre des routes. Objet triomphateur de l’espace et de ses limitations, l’automobile o re la sensation (l’illusion seulement ? !) d’une augmentation de soi, d’un agrandissement de ses pouvoirs et de sa vision, à la manière des
1. Alessandro Baricco, Cette histoire-là, Gallimard, 2007, p. 20.
2. Alessandro Baricco, op. cit., p. 315.
LITERATURE, AUTOMOBILES AND MOTORING: ELECTIVE AFFINITIES
Scripta manent! e written word remains. And this book of texts about automobile culture is evidence of that, although the reader, who is immobile, is not holding a steering wheel. Can the experiences really be compared?
e movement is clearly incomparable, but the journey we propose and introduce here is still an exciting one.
e power of literature, the order of books
e automobile, like literature, re ects our culture and our passions, and from that combination arises this eclectic anthology. But do we need reminding what an automobile is? After all, as the Italian Alessandro Baricco says, “It was all lightning fast and brutal, scorching, and dangerous.
ere was no reasoning, only emotion.”1 Actual driving is obviously enough to evoke such sensations, except that, given the “in nite chaos that all our lives are,” literature captures and clari es these sensations, whose eeting nature may appear disappointing.
“When I was a young man, I spent all my time driving; that is how I took possession of the world, and that was the promise of my youth: there would always be roads, and we could ride along them on the fury of our engines, our imagination and our courage… Roads for me were what numbers were for you. I understood. e promise of an order that our minds could grasp.”2
La Fée automobile is the rst of a series of three books on literature and the automobile that will “order” and recall the permanence, durability and persistence of the initial promise of motoring. e order of books parallels the order of roads. As the automobile triumphs over the limitations of space, it gives us the feeling (illusion?) of surpassing ourselves, enlarging our powers and vision, like unfolding a road map, with new horizons on every sheet.
e automobile rst appears in a novel in Octave Mirbeau’s 1907 declaration of love for his Charron,
1. Alessandro Baricco, Questa storia, Fandango 2005.
2. Idem.
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déploiements d’une carte routière, riche à chaque dépliement d’horizons nouveaux.
Mise en roman pour la première fois par Octave Mirbeau 3 avec la déclaration d’amour qu’il prononce à sa Charron en 1907, l’automobile est dès sa naissance entrée en littérature par la grande porte. À bien y ré échir La 628-E8 ne le cède en rien à la mythologie plus récente des androïdes de l’odyssée Stars Wars, C-3PO et R2-D2! Animée, l’automobile s’incarne dans des formes, des odeurs 4, des couleurs, des caractères, des comportements. C’est cette puissance des synesthésies qui a été décrite par les plus grands auteurs et que ces trois livres cherchent à mettre en valeur 5
Pour ce premier volume, le cadre inaugural, et, sur certains aspects, dé nitif, a été établi par tous les genres littéraires. En état de monopole jusqu’à la Première Guerre mondiale par rapport à d’autres arts naissants et pas encore xés dans leurs grammaires – la photographie d’abord, puis le cinéma bientôt – la littérature a posé les codes esthétiques et métaboliques. Encore fallait-il ouvrir les yeux, savoir voir puis savoir écrire, énoncer le monde avec une poétique neuve et un lyrisme inouï, bref faire œuvre de littérateur. Suivront ensuite la présentation, dans un deuxième volume, de l’apogée formelle de l’automobile pendant les «années folles», rugissantes et modernes de l’entre-deux-guerres, puis, dans un troisième et dernier temps, avec une analyse poussée jusqu’à nos jours, la métamorphose pop, populaire et post-moderne, d’une automobile démocratisée et vulgarisée, aux capacités de dé agration certes amoindries, mais au romantisme toujours actif.
Naissance et portée d’un culte : trois actes et une n de partie?
«Attention, surtout gardons-nous de faire ennuyeux! Ne soyons pas trop didactiques et demeurons dans la haute littérature». Les exhortations énergiques d’Hervé Poulain pour notre livre s’adressaient en vérité essentiellement à l’universitaire du tandem d’auteurs né d’une rencontre privilégiée dans le cadre du salon Rétromobile en 2022. Mais étaient-elles bien nécessaires, étant donné l’ambition que nous avions de nous placer au même niveau que son ouvrage pionnier rédigé en 1973, L’Art et l’Automobile, auquel nous avions rendu hommage en 2008 dans Les Cultures du volant. Car Maître Poulain, écrivain lui-même 6, «homme accéléré 7 », est aussi un personnage de roman à sa manière et un
3. … évidemment présent parmi nos auteurs de prédilection ! Cf. la riche analyse collective dirigée par Éléonore Reverzy et Guy Ducrey, (dir.), L’Europe en automobile. Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, p. 154.
4. Wolfram Nitsch, « Fantasmes d’essence. Les automobiles de Proust à travers l’histoire du texte », in Rainer Warning, Jean Milly, (dir.), Marcel Proust: écrire sans n, CNRS, Paris, 1996, texte disponible en ligne.
5. Et aussi par d’autres, demeurés plus anonymes, injustement peut-être. Exemple-type d’illustre inconnu, mais qu’apprendront à connaître les lecteurs, le Dr Carle disait n’avoir «pas de prétention littéraire» et pourtant! Sur ce point des premiers touristes jouant au rôle de scribes éclairés, cf. Catherine Bertho-Lavenir, La Roue et le Stylo, comment nous sommes devenus touristes, Odile Jacob, Paris, 1999.
6. L’Art et l’Automobile, 1973 ; L’Art, la Femme et l’Automobile, 1989 ; Mes Pop Cars, 2006 ; La Vitesse immobile selon Erro, 2023.
7. L’Art automobile, Jean-Marc évenet, Patrick Lesueur, EPA, Paris, 2019.
driving into literature by the front door.3 Indeed, his 628E8 is easily the equal of the Star Wars androids C3PO and R2D2. Once brought to life, the automobile takes on shapes, smells, colors, characteristics, behaviors.4 is power of synesthesia has been described by the greatest authors, and is highlighted in our three-book series.5
Our rst book adopts the initial, and lasting, model established by a range of literary genres. Literature ruled the roost until the First World War, compared with the junior arts of photography and moving pictures, and it laid down the aesthetic and shape-shifting codes to be applied. Writers had only to open their eyes, learn to see and transcribe, depict the world with a new poetry and lyricism—in other words, produce literature. e second book will present the automobile’s achievement of its ultimate shape in the roaring, modern Jazz Age between the wars, and the third an analysis reaching to the present day of the pop, popular, postmodern metamorphosis of the democratized, everyday automobile, less likely to consume us with ame, but still with a touch of romance.
Birth and expansion of a form of worship: three acts and a tribute?
“Careful, let’s not make it boring! Less lecturing and more good literature.” Hervé Poulain’s vigorous advice for our book was really meant for the academic (yours truly) in our duo of writers, who had the good luck to meet at the Rétromobile show in 2022. But was it really necessary, since we were in agreement in aiming to equal his 1973 pioneering L’Art et l’automobile, which I had admiringly cited in my own 2008 Cultures du volant. Because maestro Poulain, himself a writer,6 an “accelerated man,”7 is also in a way a character from literature, opening up a eld of research he helped to invent, as he did with his concept of “Art Cars;” it is consequently a privilege to follow in his wake. Our aim, therefore, is to pay homage to some great texts and great experiences, so as to give full credit to the contribution of the automobile to contemporary history8 ese pages range freely across the domestication of a machine that began as uncooperative, even erce or funny,
3. One of our favorite authors. See the extensive analysis in Éléonore Reverzy and Guy Ducrey, (eds.), L’Europe en automobile. Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, p. 154.
4. Wolfram Nitsch, “Fantasmes d’essence. Les automobiles de Proust à travers l’histoire du texte,” Rainer Warning, Jean Milly, (eds.), Marcel Proust: écrire sans n, CNRS, Paris, 1996, available online.
5. Other less well-known writers too, perhaps unfairly. Such as the hitherto unknown worthy of discovery, Dr Marius Carle, who claims to have “no pretention to literary merit,” but what an understatement! On the role of early motoring tourists as knowledgeable observers, see Catherine Bertho-Lavenir, La Roue et le Stylo, comment nous sommes devenus touristes, Odile Jacob, Paris, 1999.
6. L’Art et l’Automobile, 1973; L’Art, la Femme et l’Automobile, 1989; Mes Pop Cars, 2006; La Vitesse immobile selon Erro, 2023.
7. L’Art automobile, Jean-Marc évenet, Patrick Lesueur, EPA, Paris, 2019.
8. is immediate enthusiasm for the automobile theme was evident in all genres, from parody to science ction and books for children, with the unforgettable Mr. Toad of Toad Hall in Kenneth Grahame’s Wind in the Willows (Methuen, 1908). In 1909, Tristan Bernard wrote his more traditional Les Veillées du chau eur. Contes, essais, récits de voyages (A driver’s reside tales. Stories, essays, travel accounts) (Ollendorf).
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Henri Charles Willems (1865-1913)
Coupe Gordon Bennett, 1905, Collection Arts et Métiers.
Henri Charles Willems (1865-1913)
Gordon Bennett Cup, 1905, Arts et Métiers collection.
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chapitre 1
UN ÉTAT DE TRANSPORT HÉROÏQUE ET TRANSCENDANT
L’esprit scientiste se prête, autant que l’histoire et la mythologie, à l’idéalisation et à l’allégorie. Le lecteur est frappé par l’élan lyrique et l’exaltation jubilatoire suscitée par « la fabuleuse licorne », comme l’appelait Octave Mirbeau.
h. p.
chapter 1
HEROIC AND TRANSCENDENT TRAVEL
Scientism, like history and mythology, had its own idealizations and allegories. Read on for the lyrical enthusiasm and jubilation inspired by what Octave Mirbeau called the “fabulous unicorn.” h. p.
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Guido Sigriste (1864-1915)
Concurrents de la course Paris-Madrid, 1903, Franz Ullmann sur la Decauville n° 207.
Guido Sigriste (1864-1915)
Competitors in the Paris-Madrid race, 1903, Franz Ullmann on Decauville No. 207.
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Alessandro Baricco
Fonder et nourrir les mythes automobiles
Né en dans la ville très automobilisée de Turin, Alessandro Baricco est un maître en suggestion de sensations propres à l’automobile. Son œuvre excelle à poser cette dernière au niveau quasi mythologique qu’elle a atteint dès ses premiers tours de roue. Le rapport à la mort, au sang, dont se nourrirent les premiers exploits héroïques des pilotes engagés en compétition, ressort de ce texte inspiré par la très meurtrière course sur route Paris-Madrid de 1903. Riche également en allusions sonores et musicales, ce qui rappelle par ailleurs la passion de l’écrivain de Soie pour la musique, ce texte résonne d’impressions que seuls le volant et la vitesse sont à même de procurer. À sa manière, en recourant à la haute littérature, Baricco a posé les bornes anthropologiques des conséquences de l’automobilisation de l’existence humaine. Dès lors, on ne lira qu’avec plus d’attention son livre sur Les barbares, sous-titré Essai sur la mutation, publié en 2014 (mais paru, huit ans auparavant, en feuilleton dans La Repubblica). Les préoccupations de l’auteur ont alors changé et la perte de souveraineté humaine à l’âge d’un tout numérique interchangeable triomphant est alors posée comme un risque et une opportunité pour entrer dans un nouveau monde.
M. F.
Ils étaient des millions ceux accourus pour voir, agglutinés sur el bord des routes comme des mouches sur un sillage de sucre, goutte étirée qui s’écoule à travers les champs de France. Le premier à s’arrêter fut Vanderbilt, un cylindre fendillé dans le cœur de sa Mors, au pro l de torpille. On le vit se ranger le long d’un canal.
Le baron de Caters dépassa les trois hameaux de La Ronde, en saluant de la main, puis attaqua Jarrot et Renault, sur les interminables lignes droites qui longeaient le euve. À un endroit où se trouvait une courbe cachée, il déporta trop largement sa Mercedes et termina dans un coup de frein contre un marronnier. Le bois avait des siècles d’âge, il déchira l’acier. Une femme, à Ablis, depuis une demi heure qu’elle entendait tout ce vacarme, sortit de chez elle pour aller voir. Elle ne posa même pas les œufs, deux œufs, qu’elle avait à la main,
Alessandro Baricco
Creating and feeding the myths about automobiles. Alessandro Baricco was born in the Italian car city of Turin. He is a master in evoking the feelings peculiar to the automobile. He excels in depicting the almost mythical status the automobile achieved as soon as its wheels began to turn. Its relationship with death and blood that fed the initial heroic exploits of competitive drivers can be found in this text inspired by the murderous 1903 Paris-Madrid road race. Baricco’s allusions to sounds and music reveal his passion for music (his novel Silk was later lmed), and the text contains impressions that can only be evoked by driving and speed. By using serious literary techniques, he outlines the anthropological consequences of the automobilization of human life. Reason enough to read with care his I Barbari (The Barbarians), subtitled “Essay on Change”, serialized in La Repubblica in 2006, and published in book form in 2014. In that later work, he turns to the loss of human sovereignty in a triumphant, interchangeable digital age as both a risk and an opportunity to enter a new world.
M. F.
Millions of people came to watch, sticking to the roads like ies on a syrup trail running across the elds of France. e rst driver to stop was Vanderbilt, with a cracked cylinder in the heart of his torpedo-shaped Mors. ey saw him pull over to a canal.
e Baron de Caters passed the three villages of La Ronde, waving his hand, then attacked Jarrott and Renault on the endless straights along the river. He underestimated one curve, oversteered his Mercedes, and ended up braking as he hit a chestnut tree. e wood was centuries old, and it tore through the steel. A woman in Ablis had been hearing the din for half an hour, so she went outside to see what was going on. She didn’t even put down the two eggs she was going to cook. She stood in the middle of the
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chapitre i1
CHAUFFEUR D’ÉPOPÉE ET PASSAGÈRE VAGABONDE
Le sou e homérique qui chante la tempête de la course, l’éblouissement de la vitesse et la caresse de la mort se nourrit aux exploits des guerriers. Depuis les tournois de chevalerie, les jeunes aristocrates n’avaient que la guerre pour dégourdir leurs jambes et démontrer leur bravoure. Maintenant, c’est la paix qu’ils vivent, désœuvrés, quand apparaissent le sportif modèle Pierre de Coubertin et le chau eur glorieux qui raniment les vertus ancestrales, à l’exemple de Monsieur de Montaignac qui dépasse un concurrent et, en le saluant, perd le contrôle de sa voiture. Il expire en disant : « C’est ma faute… »
Le chau eur, littéralement celui qui chau e le moteur à l’aide d’un système compliqué de petits orgues en laiton faisant o ce d’allumeurs, peut désigner indi éremment le conducteur et le mécanicien.
La prise de conscience du danger s’accompagne d’une transformation biologique. Le cerveau tourne à l’unisson du moteur. Aux portes de l’espace, le chau eur éprouve des sensations inédites qu’il croyait réservées aux dieux antiques. Pour lutter contre le vent et les intempéries, la poussière et les pierres des routes, une singulière armure en peau de bête le protège, ainsi qu’un heaume qui ressemble à une casquette à rabats et de globuleux hublots en guise de visière, dont les aspects e rayants participent à sa sublimité. Le modèle du centaure est un personnage de roman, le marquis de Dion. En 1880, à la recherche d’accessoires de cotillon, il découvre chez un marchand de jouets la maquette d’une machine à vapeur, se précipite chez les constructeurs et s’associe avec eux. Aux mains de l’aristocrate, connu pour le jeu et ses duels, son amitié avec Boni de Castellane, sa participation à la création de l’Automobile Club de France, en n sa fréquentation coutumière de la rubrique mondaine du Figaro, l’auto acquiert ses lettres de noblesse et de snobisme. Ses démêlés avec sa famille a olée par ses extravagances et ses dépenses lui valent en 1885 la condamnation d’un magistrat à l’humour bien involontaire : « Attendu que de Dion ne se contente pas d’entretenir des équipages dont le luxe pourrait être légitimé par sa situation de fortune,
chapter 2
EPIC DRIVERS AND FASHIONABLE VAGABONDS
e Homeric strain describing the turmoil of the race, the blur of speed and the brush with death is fed by the exploits of warriors. Since the jousts of chivalry, young aristocrats have only had war to stretch their legs and prove their valor. Now, in peacetime, their idleness was at last dispersed by Pierre de Coubertin’s model of sportsmanship and the glorious car driver who conjured up their ancestral virtues, as in the case of Renaud de Montaignac, Marquis de Chauvance, who raised his hand to salute the competitor he was overtaking and lost control of his car. His dying words were “It was my fault.”
e word chau eur—literally in French the man who heated up the motor with a maze of brass organ pipes operating as an ignition system—could mean both the driver and the mechanic.
Awareness of danger brought about a biological change. e driver’s mind began to work in tune with the motor. As he moved into the space before him, he felt new sensations he thought had been reserved for the gods of Antiquity. To face wind and rain, dust and gravel from the road, he was wrapped in a strange armor of animal skins, with a helmet like a deerstalker and huge goggles as a visor, a fearful sight that made him even more sublime. e model for this centaur was a character out of a novel, the Marquis Jules-Albert de Dion. In 1880, while looking for masked ball accessories in a toyshop, he came across the scale model of a steampowered car, went straight to the car builders and invested in them. Now managed by an aristocrat known for his gambling and dueling, his friendship with Count Boni de Castellane, his role in founding the Automobile Club de France, and frequent appearances in the Figaro’s society pages, the motorcar had achieved recognition by both nobs and snobs. His own family, horri ed by his excesses and pro igacy, took him to court in 1885, and the petition provides an ironic insight into contemporary attitudes: “Whereas de Dion is not satis ed with carriages of a luxury that might be justi ed
LALITTÉRATURE & L AUTOMOBILE 38
« Attendu qu’il se livre à l’acquisition de voitures mécaniques pour lesquelles il témoigne une prédilection qu’on pourrait quali er d’enfantine, peu admissible chez un homme normalement pondéré, il est urgent de prendre vis-à-vis d’Albert de Dion des mesures conservatoires. »
De son côté, la femme participe aux voyages en passagère e arouchée mais coquette. Elle aussi adopte une tenue excentrique appropriée, une sorte de cache-poussière tombant jusqu’aux pieds, surmonté d’une immense voilette percée d’une plaque de mica transparent, car dans ses balbutiements, le véhicule justi ait la question de madame veuve Serpolet s’adressant au constructeur Panhard : « Dans un tel équipage, une femme ne risque-t-elle pas, et sa robe et sa vie ? » Soucieuse d’être vue et de mieux voir, la femme abandonne vite cet a ublement dès que l’engin se civilise et la garde-robe s’assagit. En ville, elle se laisse conduire par un personnage galonné qui ressemble à un groom. N’est-il pas délicieusement snob de se montrer dans un tel équipage à un thé au Ritz, aux cours de Bergson à l’Institut de France et aux ventes de charité ? Le cheval pia e, la machine attend docilement la n des essayages chez les couturiers. La carrosserie s’harmonise avec les toilettes. Les dames manifestent leur goût dans le choix de la ligne, des couleurs, du drap des sièges… Les carrossiers attent leur fantaisie de détails ra nés : coussins de dos ou de pieds, anneaux porte-ombrelle, cordelières, stores, appareils acoustiques, poches, miroirs, cantines précieuses… tous artisans que le caprice des modistes angoisse. En 1907, les élégantes réduisent les volumineux chapeaux surmontés d’aigrettes et adoptent une sorte de galette, trop large pour les portières !
Deux amazones prégurent la « garçonne », l’indomptable duchesse d’Uzès, qui obtient son permis en 1898, et l’intrépide pilote Madame du Gast, qui a ronte les hommes.
h. p.
by his fortune; whereas he persists in acquiring mechanical vehicles for which he displays an enthusiasm that may be considered childish and unacceptable for a man of sound judgment; it is a matter of urgency that protective measures be taken against Albert de Dion.”
Women, meanwhile, took part in these excursions as frightened but still fashionable passengers. ey adopted an appropriately eccentric attire, a sort of full-length dustsheet, topped by a veiled hat with a thin mica window, because in its early days, the motor-car justi ed the remark Léon Serpollet’s widow apparently made to the constructor Panhard, “In a carriage like this, is a lady not risking both her dress and her life?” In their concern to see and be seen, women soon gave up these garments once the automobile became civilized and the clothes required for it more sensible. In town, women would be driven by a man kitted out like a hotel porter. What could be more delightfully stylish than to turn up in such a carriage for tea at the Ritz, a charity sale or a lecture by that awfully clever Professor Bergson? A horse might grow restless, but this machine would wait patiently while Madame was being tted for a dress. e car’s bodywork followed fashion. Ladies showed o their good taste in their choice of shape, color, upholstery. Car-builders attered their whims with re ned accessories: back and foot cushions, parasol-holders, drawstrings, blinds, speaking tubes, pockets, mirrors, exquisite water canteens, and their designers kept a anxious watch on their haute couture colleagues. In 1907, fashionable Parisiennes gave up the plumes on their hats and adopted a sort of cartwheel too wide-brimmed for car doors!
Two Amazon pioneers foreshadowed the 1920s’ apper: the indomitable dowager Duchess of Uzès, who obtained her driving license in 1898, and the intrepid Camille du Gast, who competed directly with male race-drivers.
h. p.
Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901)
L’Automobiliste, 1898.
Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901)
The motorist, 1898.
LALITTÉRATURE & L AUTOMOBILE 39
Abel Faivre (1867-1945) La Belle au chien, 1905, Fondation Renaud, Bâle.
Abel Faivre (1867-1945) Lady with dog, 1905, Fondation Renaud, Bâle.
LALITTÉRATURE & L AUTOMOBILE 46
Marcel Proust
Du côté de chez Proust, une scène somme toute banale renferme toute une société dont les aspects émanent du comportement des personnages. Albertine est décrite comme une coquette frivole qui s’expose capote relevée pour épater les Verdurin et les gens de Balbec. Le narrateur complète son portrait-charge de la société en marquant la position de classes respective des protagonistes, le mécanicien, Aimé, et la « princesse dans son carrosse ». h. p.
Dès que j’eus reçu la toque et le voile, je commandai, pour mon malheur, une automobile à Saint-Fargeau (Sanctus Ferreolus selon le livre du curé). Albertine, laissée par moi dans l’ignorance, et qui était venue me chercher, fut surprise en entendant devant l’hôtel le ron ement du moteur, ravie quand elle sut que cette auto était pour nous. Je la s monter un instant dans ma chambre. Elle sautait de joie. «Nous allons faire une visite aux Verdurin? - Oui, mais il vaut mieux que vous n’y alliez pas dans cette tenue puisque vous allez avoir votre auto. Tenez, vous serez mieux ainsi.» Et je sortis la toque et le voile, que j’avais cachés. «C’est à moi? Oh! ce que vous êtes gentil!» s’écriat-elle en me sautant au cou. Aimé, nous rencontrant dans l’escalier, er de l’élégance d’Albertine et de notre moyen de transport, car ces voitures étaient assez rares à Balbec, se donna le plaisir de descendre derrière nous. Albertine, désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, me demanda de faire relever la capote, qu’on baisserait ensuite pour que nous soyons plus librement ensemble. «Allons, dit Aimé au mécanicien, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas et qui n’avait pas bougé, tu n’entends pas qu’on te dit de relever ta capote?» […] Et comme Aimé, quoique n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine, était à cause de moi er de la toilette qu’elle portait, il glissa au chau eur: «T’en conduirais bien tous les jours, hein! si tu pouvais, des princesses comme ça!»
Marcel Proust
À la recherche du temps perdu « Sodome et Gomorrhe » Gallimard, 1920
Marcel Proust
Along Proust’s way, this quite ordinary scene encapsulates an entire society and the behavior of its characters. Albertine appears as vain and frivolous, having the roof folded back so she can impress the Verdurins and the people in Balbec. The narrator completes his social criticism with the differences in class status between Aimé, the maître d’hôtel, the mechanic and the “princess” in her carriage.
h. p.
Once I had received the hat and veil, I ordered a car to go, fatefully, as it turned out, to Saint-Fargeau (from Sanctus Ferreoleus, it said in the priest’s book). I did not tell Albertine, so when she came to pick me up at the hotel, she was surprised to hear the engine out front and then delighted to learn that the car was for us. I took her brie y up to my room. She was overjoyed.
“Are we going to see the Verdurins?”
“Yes, but you’d better not go in what you’re wearing, because you’ll be in a car. You’ll look better in these.”
So I brought out the hat and veil I had hidden.
“Are they for me? Oh, you are kind!” she exclaimed and ung her arms around my neck.
Aimé crossed us on the stairs and was so proud of Albertine in her elegance and of our means of transport, for cars were quite rare in Balbec, that he took the opportunity of following us back downstairs. Albertine wanted to show o her new accessories a bit and asked me to have the roof folded back; we could fold it forward later to have more privacy together.
“Come on, l’ami,” said Aimé to the mechanic, whom he did not know and who had not budged, “didn’t you hear? ey want you to fold back the roof.”…
And although Aimé did not particularly like Albertine, he was proud of her appearance on my behalf, and said sotto voce to the chau eur, “You wouldn’t mind having princesses like this to drive every day, I bet!”
MarcelProust
À la recherche du temps perdu (In search of lost time)
Sodom and Gomorrah
Gallimard, 1922
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chapitre ii1
PREMIÈRES SERVITUDES, PREMIÈRES SATIRES
L’art et la littérature se sont toujours arrogé le droit de sourire.
La voiture, nouveauté du jour, a bon dos. Pétaradante, inconfortable, malodorante, l’automobile tâtonnante o re une cible idéale aux moqueurs, qui transforment l’engin en fée Carabosse, les courses en jeux du cirque et les héros d’aventure en Néron modern style
Elle a de terri ants caprices : « Il faut excuser mon mari, écrit une dame à Louis Mors, il connaît si mal les automobiles que lorsqu’il a mis en marche, une étincelle était restée dans le cylindre, depuis la veille probablement, il a eu le bras cassé. »
Le chau eur doit plonger sous la voiture et tout démonter, salement. Si une pièce est cassée, l’arrogant se fait remorquer chez le maréchal-ferrant par des chevaux ou des ânes. On devinela lourdeur et l’inutilité du monstre sans vie, le désarroi du conducteur, l’attroupement narquois des badauds et des gardeuses d’oies.
L’automobile sait aussi mettre les rieurs de son côté.
Dans l’édition spéciale du Rire qui relate le Paris-Madrid de 1903, les voitures font o ce de taureaux de corrida et l’astuce vise un modèle dont il est recommandé d’éviter la rencontre : auto de fé !… « Les tueurs de route », titre L’Assiette au Beurre du 18 janvier 1902. Une automobile, fumant l’enfer, laisse un homme sur le carreau ; « Rien à la machine ? All right ! » dit le chau eur. Scène identique, autre discours : « J’ai souvent remarqué que le cri de
chapter 3
EARLY DRAWBACKS AND EASY SATIRE
Art and literature have always claimed the right to poke fun.
e motor-car, the current fad, was an easy target. Noisy, uncomfortable, smelly, its teething troubles were the butt of mockery, the automobile portrayed as a Wicked Fairy, car-races as a circus, its heroes as oh so modern Neros.
e machine threw awful tantrums: “You must forgive my husband,” one lady wrote to the car-maker Louis Mors; “he knows so little about cars that when he cranked the starter, there must have been a spark stuck in the cylinder from the day before, and he broke his arm.”
e driver had to lie under the car and cover himself in lth taking it apart. If a part was broken, the automobile would be hauled, crestfallen, by horses or donkeys to the nearest blacksmith. One can imagine the weight and uselessness of the lifeless monster, the driver’s embarrassment, the cheeky crowds of bystanders and goose girls.
But the automobile also sometimes had the humorous press on its side.
In the special edition of LeRire devoted to the 1903 Paris-Madrid race, cars are presented as bulls in the ring, and one model is particularly warned against, the auto da fé. “Killers on the road” is the headline in L’Assiette au Beurre
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l’homme écrasé ressemble étrangement à celui du chien… Darwin avait peut-être raison. » L’ours est un snob en vérité : « Mon cher Gaëtan, veuillez donc prier la princesse de me passer la boîte à graisse. »
Le sourire, à la lecture de ces légendes, se teinte de condescendance. L’esprit ne fait pas de progrès ; il en est une part, attachée à la mode, qui prend les rides des tra-
dated January 18, 1902. An automobile trailing oily smoke leaves a pedestrian on the ground: “Machine untouched? All right!” says the driver, the last words in the original English. Same scene, di erent sentiment: “I’ve often observed that the cry of a man run over is strangely like that of a dog. Perhaps Darwin was right.” is boor is also a snob: “I say, Gaëtan, be a good chap and ask her ladyship to pass me the grease box.”
vers qu’il dépeint ; il est un parfum subtil lié à l’époque, qui s’évapore avec elle. Ce gros rire qui dénoue sa ceinture paraît désuet et la farce simpliste.
Pour autant, les charges ont leur utilité en chahutant le ton emphatique qui lui aussi dépasse parfois les limites du bon goût et de la mesure, ce qui fait dire à Philippe Jullian, spécialiste de ces années : « Le sens du ridicule manquait à cette période vouée au sublime. »
Une fois encore, c’est la bonne littérature qui fournira une analyse d’époque ne à un niveau supérieur d’expression.
h. p.
Pierre Selmersheim (1869-1941)
Projet de carrosserie, 1897.
Pierre Selmersheim (1869-1941)
Bodywork project, 1897.
e smile these captions now evoke is not without a degree of condescension. Mockery, we note, does not progress; it is bound up with fashion and ages along with the faults it decries; it is the whi of the age, and dissipates in time. Its belly-shaking laughter now looks old-fashioned and its slapstick naïve.
Yet these attacks were useful in de ating the overblown enthusiasm that itself might go beyond the bounds of taste and moderation. As the art historian Philippe Jullian puts it: “ is period devoted to the sublime lacked a sense of the ridiculous.”
Once again, serious authors applied their skills to perceptively analyze these years.
h. p.
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Alphonse Allais
Le musicien Erik Satie et l’écrivain Alphonse Allais tous deux sensibles, spirituels, caustiques et possiblement impitoyables, sont nés au milieu du XIXe siècle à Hon eur, ce type de coïncidences que René Char appelait « une double eur ».
L’humoriste fut le témoin des carnages provoqués par les voitures dans les villages, les campagnes, aux abords des fermes, lors de la rencontre avec les animaux incapables d’analyser une vitesse inconnue d’eux et de s’esquiver à temps.
Comment réagit le visionnaire fou qui proposait de « construire les villes à la campagne car l’air y est plus pur » ? Il venge les bêtes !
Dans une page cocasse, le collaborateur du Chat Noir prend le lecteur à témoin d’une situation étayée par un raisonnement mathématique implacable. Sur le bataillon des 43 véhicules au départ de la course américaine, il n’en reste plus après les accidents que 18 pour affronter le troupeau de 170 000 bêtes à cornes, en conséquence 680 000 sabots de mastodontes pour faire une bouillie de carrosserie, sans rescapés. Tout est vrai puisque les chiffres ne trompent pas… h. p.
Sur les quarante-trois voitures inscrites, en e et, toutes partirent, ce qui est fort joli, mais nulle n’arriva, ce qui est plus triste.
Quatorze d’entre elles se brisèrent sur les pittoresques rochers qui donnent leur nom à cette belle chaîne de montagnes.
Onze n’hésitèrent point à s’e ondrer dans les précipices broussailleux et les torrents si répandus dans les parages.
Quant au reste, la malchance a voulu qu’un troupeau de bisons surgît devant les voitures à toute vitesse au plus inopportun des instants.
Une automobile bien conditionnée peut à la rigueur réduire un épagneul en subite descente de lit sur quelque route nationale bien entretenue; il n’en va pas de même lorsque, au lieu d’un dèle cabot, se présente un lot de bu es que les plus pondérés statisticiens n’estiment pas à
Alphonse Allais
Two sensitive, witty, caustic and, no doubt, pitiless men, the musician Erik Satie and the writer Alphonse Allais, were both born in mid-19th-century Hon eur, a coincidence that the Surrealist René Char would call “a double ower.”
Allais saw the carnage wrought by autos in villages, on country roads near farms, when they ran into animals unable to interpret a speed they had never seen before and move aside in time.
So how does this crazy visionary react, the man who suggested “building towns in the countryside because the air is cleaner there”? He imagines the animals winning.
Writing in the Chat Noir magazine, he presents the reader with a preposterous account supported by implacable mathematical logic. Of the 43 starters in this American race, only 18 are left after all the accidents to face a herd of 170,000 horned creatures with 680,000 hooves that reduce drivers and bodywork to pulp. After all, gures never lie. h. p.
Of the forty-three cars entered, all set o , which is a nice result, but none nished, which is rather sad.
Fourteen were smashed to bits on those picturesque rocks that give this ne range of mountains their name.
Eleven bravely plunged into the bushy gorges and torrents so common in that area.
As for the others, pure mischance saw a herd of bison appear before the speeding cars at the most inconvenient moment.
A well-oiled car on a well-maintained main road can, if necessary, turn a spaniel into a bedroom rug; but if, instead of a faithful pooch, you have a pack of bu alo conservatively estimated by the best statisticians at one hundred and seventy thousand head, things turn out di erently. Eighteen mechanical cars versus one hundred and seventy thousand male and female bison.
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moins de cent soixante-dix mille têtes. Dix-huit voitures mécaniques entraient dans une masse de cent soixante-dix mille bisons mâles ou femelles!
Le calcul est facile à e ectuer de la dé nitive purée, résultat du contact.
Nous pûmes dès le lendemain matin visiter le lieu de l’incident… Tous les bu es disparus sans laisser le moindre éclopé.
Pour ce qui est des voitures, vous êtes-vous quelquefois fait une idée du néant?
e resulting hamburger patty can be easily calculated by long division.
Next morning we were able to visit the scene of the incident. All the bu alo had disappeared, with not a single one left limping.
As for the cars, have you ever tried to imagine in nite emptiness?
Zero! Zilch! ¡Nada!
All of them, animal and mineral, crushed and ground into the track across the prairie, as smooth as a circus ring.
Nib! Nib! Nib!
Le tout, matériel et personnel, écrasé, broyé, enfoncé dans le sol de la prairie, devenu aussi lisse qu’une piste de cirque.
Car cent soixante-dix mille têtes de bisons représentent, si je ne me trompe, six cent quatre-vingt mille sabots de cet animal, une paille, comme vous voyez!
Tous ces détails a n de vous expliquer le peu d’enthousiasme et l’entrain relatif que déploya la grande construction américaine en vue d’une quelconque publicité mondiale.
Alphonse Allais
Because one hundred and seventy thousand head of bison means, if I am not mistaken, six hundred and eighty thousand bison hooves, a trivial amount as you can see.
I recount these details only to explain the lack of enthusiasm and drive shown by the major American car company in seeking any further global publicity.
AlphonseAllais
Max Francis Klepper (1861-1907)
L’Écart – Sur la route au bord de la rivière, 1904, Fondation Renaud, Bâle.
Max Francis Klepper (1861-1907)
On Riverside Drive, 1904 Fondation Renaud, Basel.
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À la charnière des xixe et xxe siècles, l’entrée en littérature de l’automobile fut presque immédiatement contemporaine de l’irruption dans l’histoire industrielle, d’abord occidentale, puis universelle, d’un objet passionnel.
Ses usages tellement divers ont révolutionné jusqu’à nos jours, comme nul autres, la vie quotidienne des hommes, des femmes et des enfants aux rêves féconds. Et la haute littérature en a aussi été a ectée.
Les métamorphoses du fabuleux objet roulant et de ses représentations, leurs transcriptions littéraires, sont au cœur de l’ambition de ce recueil, La Fée automobile, premier d’une trilogie. Témoigner de la pratique de l’automobile comme d’un art majeur, sublimé par les plus écrivains de notre temps, telle est le dessein du choix ici proposé.
En même temps que s’édi ait une nouvelle légende, avec sa mythologie polymorphe dont la portée semble toujours vivante et potentiellement in nie, la Belle époque a xé les contours merveilleux de l’automobilisme éternel. Suivront ensuite la présentation, dans un deuxième volume, de l’apogée formel de l’automobile pendant les rugissantes et modernes Années folles de l’entre-deux-guerres, puis, dans un troisième et dernier temps, avec une analyse poussée jusqu’à nos jours, la métamorphose pop, populaire et post-moderne, d’une automobile, certes démocratisée et vulgarisée, mais au romantisme toujours actif.
When the automobile first appeared in literature at the turn of the 19th and 20th centuries, it re ected the sudden entry into industrial history, in the West and then the world, of an object that immediately aroused passions. Its many uses have since then revolutionized the daily lives and dreams of men, women and children. Even serious literature is a ected.
is anthology, La Fée Automobile, the rst of a trilogy, aims to record the changing shapes of this fabulous carriage and how literature has described them. It bears witness to the major art of motoring, interpreted by the most perceptive writers of the time.
France’s pre-1914 Belle Époque laid down the marvelous pattern of motoring for ever, as a new boundless legend and mythology emerged. e second volume of the trilogy will address the automobile’s achievement of its ultimate shape in the roaring, modern Jazz Age between the wars. e third will extend the analysis to the present day of the pop, popular, postmodern metamorphosis of the democratized, everyday automobile, that still has a touch of romance.
25 € www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-829-1 9 7 8 2 8 6 2 6 6 8 2 9 1
Illustration de couverture : Luigi Russolo (1885-1947) Automobile in corsa (détail), Centre Pompidou, Paris.