Plan de Campagne

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Chapitre 1 Pour l’instant, il a juste trop chaud. 30°C ? Peut-être plus ? Même pas. Tout juste 22°C. Peu importe, c’est déjà trop pour lui. Il fait encore quelques pas au milieu de la foule qui s’agite dans tous les sens. Des centaines de personnes semblent chercher leur chemin dans cette gare réduite de moitié à cause d’un chantier d’extension entamée depuis 7 ans. C’est en tout cas ce qui est marqué sur l’immense panneau qui trône dans le hall.Vite, sortir de cette fourmilière géante. L’envie lui prend soudain de rebrousser chemin pour remonter dans le train. Retrouver le moelleux des sièges de 1ere classe, la climatisation, le calme et puis s’endormir en sécurité. Arriver à Paris en souriant. A la place, il pose une de ses valises et desserre sa cravate. Quelle idée aussi d’enfiler un costume ce matin ! Qui s’en soucie ici ? Regarde un peu autour de toi, tu es le seul en costume. Oui, regarde bien, les hommes ne sont pas rasés, les femmes glissent en tongs, ils ont tous déjà l’air d’être en vacances avec leurs tenues décontractées. Sauf que nous ne sommes que début mai. Bon, d’accord, un samedi, mais quand même, pas un ne semble concerné par une occupation à plein temps rémunérée en fonction de la grille indiciaire qui a fait l’objet d’une nouvelle passe d’arme entre les syndicats et la direction lors du comité d’entreprise. A la limite, certains doivent avoir un mi-temps associatif, mais pas plus. Toi, c’est sûr, t’as l’air de venir d’un autre monde. Non, mais regarde-toi ! Chaussures cirées, costume sombre sorti hier du pressing, chemise repassée, cravate assortie, parfum, cheveux récemment coupés, ongles parfaitement limés. Tu pensais quoi, en t’habillant ce matin ? Avoir rendez-vous avec un top model ? Regarde encore autour de toi. Tu la vois dans la foule ? Tu la remarques, cette grande femme blonde élégante, foulard sur la tête et lunettes de soleil au volant d’une décapotable ? Non ? Idiot va. L’idiot sort sur le parvis de la gare et la lumière l’aveugle. Dehors, le chantier est encore plus imposant. Les trois quarts du parvis ont été détruits, des palettes de pierres traînent un peu partout, des grilles métalliques canalisent la foule vers une passerelle qui rejoint la gare routière en passant sur le trottoir resseré de la route d’en bas. Des blocs de béton y ont été posés pour réduire les voies de circulation, afin de dégager un espace au centre qui a été creusé pour l’entrée du futur parking sous le gare. De l’autre côté de la rue, des immeubles sont en cours de destruction, des grues tournent dans le ciel pour en construire d’autres. Le vent soulève la poussière qui rend l’atmosphère étouffante. Est ce que Berlin ressemblait à ça en 1947 ? L’idiot se dirige dans la direction opposée, côté soleil. Il fait quelques pas, comme ça dans le flou, ses deux valises à la main et l’ordinateur portable en bandouilère. Il heurte légèrement une personne venant dans le sens inverse, se prend le pied dans un trou, manque de trébucher, se récupère de justesse. 5 mètres plus loin, il s’arrête en haut des escaliers qui s’enfonce dans la ville. Pas moyen de continuer comme ça. L’idiot soupire. Il pose ses valises par terre, en ouvre une, tant pis si les passants regardent son contenu, ses chaussettes bien rangées, ses chemises sans faux plis et sa trousse de toilettes. Là, il le savait, valise rouge, sous les chemises, dans le fond. L’idiot referme sa valise, se relève en regardant autour de lui, puis pose ses lunettes de soleil sur son nez. Maintenant, on peut l’appeler Franck.


Franck est en haut des marches et regarde la ville qui se vautre langoureusement devant lui. Ciel bleu acier, horizon découpé à coups de hache par les toits rouges, au loin, des roches d’une blancheur aveuglante rythmées de façon irrégulière par des tâches vertes, là, juste en face, la cathédrale plantée sur sa colline et sa statue qui semble flotter dans le ciel. En bas des escaliers, la foule, les embouteillages, la ville. C’est beau et ça pue. Une espèce de macération de déchets alimentaires, enfin, il ne sait pas trop comment définir les relents qui flottent autour de lui. Ça viendra. Il ressert sa cravate, reprend ses deux valises et descend l’escalier monumental. Dans une demi-heure, il a rendez-vous avec la fille de l’agence immobilière pour cet appartement qu’il a vu sur Internet. T2 en plein centre, à deux pas du métro et des commerces, double vitrage, parquet, peinture fraîche, tout équipé, meublé, dans une copropriété calme, parfait pour un célibataire actif, n’attend plus que vous. 700 euros toutes charges comprises. Cliquez pour faire défiler les photos. Un simple échange de mel avec une certaine Delphine avait suffi pour réserver l’appartement et convenir d’une visite et d’une remise de clé ce samedi, juste après son arrivée à la gare. Elle lui avait même envoyé un plan pour qu’il puisse rejoindre à pied la petite place de la halle Puget sans difficulté. Samedi, arrivée, dimanche promenade, lundi, travail. Concis, pratique, carré, il adore. En descendant, l’odeur de pourriture a progressivement disparu sous celle des pots d’échappement. Un petit embouteillage en centre-ville. Ça klaxonne, ça peste, ça s’énerve. Franck s’arrête sur le trottoir pour contempler ce spectacle familier. Pas si différent que ça, finalement. Sauf la chaleur. Encore plus étouffante en bas. Il sent les gouttes de sueur rouler le long de ses tempes, sa chemise coller à sa peau. Il pose ses deux valises à terre, sort les poignées télescopiques et s’engage entre les voitures arrêtées. Il se remet en marche. 20 minutes, plus tard, il se retrouve sur la petite place. Il ne ressemble plus à rien. Ses cheveux plaqués en arrière sont devenus luisants, la sueur a inondé son visage rougi, sa chemise présente de larges auréoles sous les bras et dans le dos, son costume ressemble à un chiffon, ses belles chaussures cirées lui font mal aux pieds. Ici, le moindre effort semble coûter plus cher qu’ailleurs. Voilà peutêtre pourquoi tous ceux qu’il a croisés dans les rues marchaient lentement. Peut-être était-ce aussi pour faire attention à ne pas poser un pied dans un trou. Le centre-ville est dans le même état que la gare. Les voies de circulation et les trottoirs ont été rétrécis pour laisser une bande de 10 mètres de large où se concentrent tracto-pelles et marteaux-piqueurs. Le tramway doit passer là dans deux ans. Mais pour l’instant, tout est défoncé. Le bouchon de la gare se prolonge dans le centre-ville, à moins qu’il en soit juste une excroissance. En tout cas, la circulation semble totalement bloquée, les klaxons arrivent même à recouvrir le bruit des moteurs. Sur les trottoirs abîmés se pressent des milliers d’arabes, noirs, métèques, roms, blancs, jaunes le tout mélangées depuis des siècles, tous pauvres, bruyants et crasseux. Le long de cette grande artère du centre-ville, les façades d’immeubles sont noircies par l’absence notable d’entretien depuis au moins un demi-siècle et le peu que Franck avait pu voir de l’intérieur en dit long sur l’état des appartements. Ici, le salpêtre est encore sur les murs et la peinture au plomb orne les rambardes. Les fils électriques sont encore en cuivre, les fenêtres sans


double-vitrage et le ménage manifestement réalisé par des bataillons de rats. Une ville du tiers-monde, c’est la toute première impression de Franck sur le centre ville de la seconde ville de France. Il arrive à 16h pile, exactement à l’heure du rendez-vous donnée devant la halle. Une halle composée d’une vingtaine de colonnes d’inspiration grecque qui portent un toit rouge à une dizaine de mètres de hauteur. Derrière, il y a bien la fac de sciences éco, comme c’est très clairement indiqué sur le plan. Sur la gauche, un café à l’enseigne rouge, le Mi-Havana, le métro de l’autre côté de la place. Il y a bien le soleil, il y a bien l’ombre rafraîchissante, tout est exactement comme elle l’avait décrit. Et pourtant, ce n’était absolument pas l’idée que Franck s’en faisait. Peut-être à cause de ces ridicules palmiers dans des bacs blancs qui ceinturent la place et puis ces gosses qui jouent au foot en hurlant. Il y avait aussi un petit groupe de clochards installé dans un coin, quelques sacs-poubelles qui traînent ça et là, un vieux frigo qui attend qu’on l’envoie à la décharge. Et puis l’odeur qui est revenue comme un nuage nauséabond flottant ça et là dans la ville, au gré du vent. Franck décide de faire le tour de la place, histoire de passer le temps et puis, si c’est possible, trouver un endroit pour s’asseoir à l’ombre, au calme. Il pourrait s’installer à la terrasse ombragée du Mi-Havana qui est vide, mais le jeune serveur qui se tient debout sur le pas de la porte du café lui lance un regard suffisamment explicite. Il se dirige donc dans le sens opposé, traînant toujours ses deux valises à roulettes. A quelques pas de là, il s’arrête devant le panneau touristique planté au beau milieu de la place. Franck le parcourt d’un œil distrait. Pourtant, s’il l’avait lu avec plus d’attention, peut être aurait-il un peu mieux compris ce qui lui arriverait par la suite. Il raconte l’histoire mouvementée de la halle, construite en 1672 pour abriter une poissonnerie et une boucherie, elle devient deux siècles plus tard une chapelle. Abandonnée une première fois, on la transforme en permanence de Police en 1925, puis en commissariat jusqu’en 1980. Ensuite, elle est murée, ses colonnes en pierre encastrées dans les parpaings. La classe. En 1987, en guise de rénovation du quartier, on fait pousser barres et tours HLM de toutes tailles dont une énorme qui ferme et écrase la petite place. On ferme et puis en même temps, on aère la halle en lui ôtant ses hideux parpaings et la voilà, propre comme un sou neuf, mais complètement ridiculisée quand sa vingtaine de colonnes grecques n’arrivent qu’au niveau du second étage de la nouvelle barre qui en comporte 5. C’est d’ailleurs dans cette barre que doit se trouver l’appartement de Franck. De beaux volumes, tout équipé, protection sonore, protection contre le vol, protection incendie, protection dégâts des eaux, dernier étage, vue dégagée sur la ville. Un bunker aérien. Parfait pour oublier le tiers-monde d’en bas. Il regarde le dernier étage de l’immeuble et imagine déjà très bien la vie qu’il va mener à compter de lundi. Levé à 7 heures, douche, choix du costume, l’odeur du café qui se répand dans l’appartement, la radio allumée sur les infos, petit déjeuner rapide, l’ordi dans le cartable, clé, en bas à 7h45, tramway, bureau à 8h, réunion, pause café, réunion, café, réunion, pause midi avec plateau repas – ne pas oublier de s’en occuper dès son arrivée demain matin – café, réunion, dossier, réunion, 19h dans le bureau pour compléter les dossiers et préparer le


travail du lendemain, 20h, départ du bureau, métro, direct dans l’appartement, plats cuisinés réchauffés à manger devant la télé, 23h30 au lit, 3 pages de lecture du roman en cours, petite branlette possible, kleenex, extinction des feux à minuit. Le weekend ? Billet TGV pour Paris. Pas question de rester à Marseille plus qu’il ne faut. 16h15, toujours personne. 16h20, cette fois-ci, c’en est trop. Il prend son portable et compose le numéro que cette Delphine a laissé dans le dernier mel. Ça sonne, ça décroche et puis ça raccroche aussi sec. Bon, on ne s’énerve pas, faire une erreur de manipulation, ça arrive à tout le monde. Franck recommence. Ça sonne, ça décroche et une nouvelle fois, ça raccroche. Attends, là, y a vraiment un problème. Faut au moins que ça soit une grosse urgence, comme un gosse à l’hosto. Pas moins. A moins que… Non, ça ne peut pas être une arnaque, cette agence immobilière par Internet . Il a bien payé un petit quelque chose, 50 euros un truc comme ça, pour avoir accès librement à leur service à distance, mais 50 euros, c’est rien… Ou alors, il faudrait, pour que ça vaille vraiment le coup, attirer des dizaines de milliers de personnes sur leur site. Non, franchement, se dit Franck, ce n’est pas possible. Il refait le numéro. Ça sonne à nouveau. A nouveau ça décroche et à nouveau, ça raccroche aussi sec. Il réessaye une quatrième, une cinquième fois. Pareil. Bon, finalement, ce n’est peut-être pas des dizaines de milliers de couillons qu’il faut attirer sur le site internet pour rendre valable l’arnaque. Lui, déjà, il semble en faire partie. Enfin, merde, c’est pas possible que lui, Franck Blanquart, ingénieur informatique, cadre d’une grande multinationale, 4 000 euros net par mois plus intéressement se soit fait aussi facilement baiser ! Il rappelle encore une fois le numéro. Ça sonne, ça décroche, ça raccroche. Ben si, baisé. Un peu parano, Franck. Rien d’anormal. Lundi dernier, il prenait encore la ligne 1 pour rejoindre la Défense où se trouve le siège social de U-tech dont il était l’un des cadres à « haut potentiel ». A 14h, il reçoit un mel qui l’informe de sa mutation pour la semaine suivante. Comme ça, d’un clic. A 14h05, il répond par un autre mel en demandant “ un rendez-vous dans les plus brefs délais pour éclaircir cette situation ”. Il est reçu par le grand patron et Bertrand, le nouveau DRH à 19h le soir même. D’après eux, Franck, élément brillant de la société, connaîtrait depuis quelque temps “ un certain relâchement, une perte de motivation, une moindre grande disponibilité que requiert pourtant un poste aussi stratégique que le sien. ” Aussi ont-ils pensé qu’un changement d’air lui ferait du bien, lui permettrait de repartir du bon pied avec une nouvelle mission, de nouvelles responsabilités et un nouvel environnement. “ Il s’agit de notre agence à Marseille. Une équipe d’une dizaine de personnes, toutes très compétentes, mais dont l’activité récente nous pose problème. Aussi, nous avons pensé que vous pourriez en prendre la direction pour lui redonner du muscle et que cette mission vous serait également bénéfique. Combien de temps ? Nous pensons vous donner 1 an. Mais bien sûr, cela dépendra surtout de vous, évidemment. Par contre, ce qui est pour nous capital, c’est que vous commenciez le plus rapidement possible. Nous souhaiterions que vous soyez en place dès lundi prochain. Oui, nous voulons provoquer une forme d’électrochoc que nous pensons salutaire aussi bien pour eux que pour vous. Nous sommes certains que vous réussirez aisément cette mission et que vous nous reviendrez plein d’enthousiasme et d’énergie. Bien évidemment, votre rémunération sera revue et tous vos avantages préservés. Allez, nous savons que ça


peut paraître déstabilisant, mais ne vous faites pas de souci. Prenez donc votre vendredi pour préparer votre déménagement et considérez-vous comme un chanceux. J’en connais beaucoup dans ces murs qui rêveraient d’échanger la grisaille de Paris contre le soleil du Sud ”. Emballé, c’est pesé, en un quart d’heure, la vie de Franck avait basculé sans qu’il émette la moindre réserve. Il est comme ça, Franck, flexible, docile, mobile, moderne quoi ! Ce n’est que quelques jours plus tard qu’il s’est demandé si cette promotion n’était pas en fait une mise au placard. On l’éloignait du centre névralgique pour prendre la direction d’une antenne secondaire qui n’avait, à priori, aucune perspective de développement à moyen terme. Certains se demandaient même pourquoi la boîte avait encore dans son giron cette excroissance provinciale ouverte il y a 5 ans, quand Marseille était à la mode grâce au TGV. Et puis, ça voulait dire quoi ce relâchement dont il aurait fait preuve ? Partir du boulot chaque jour à 20h, ce n’était plus suffisant ? Manger dans son bureau trois jours sur cinq ne suffisait plus pour montrer sa motivation ? S’asseoir sur ses RTT, ce n’était plus assez ? De quel relâchement parlaient-ils vraiment ? N’était-ce pas plutôt Bertrand, ce tout nouveau DRH qui avait monté une cabbale contre lui, tout ça parce qu’il s’était moqué de lui après la première réunion qu’il avait dirigé avec les cadres ? Avec son air hautain et ses manières de courtisan de Louis XIV, il avait affirmé d’emblée que l’ensemble des cadres dont franck faisait partie avaient jusque là fait preuve d’amateurisme dans leur gestion des ressources humaines, mais qu’avec lui, l’entreprise allait enfin appliquer les méthodes modernes de management qu’il avait longuement étudiées à Harvard. Allons, voyons, métayers, retournez à vos fermes, travaillez la terre, je viendrai vous rendre visite sur vos exploitations pour vous expliquer comment obtenir, sur un même lopin de terre, deux fois plus de patates que vous ne récoltez actuellement. En sortant de la salle, Franck avait fait quelques pas dans le couloir avec les autres cadres dont le regard en disait aussi long que lui. Mais lui, n’avait pas pu se taire. « Ce petit maniéré se prend pour Jean-Marie Messier, période Vivendi ». Ce n’était certes pas très gentil, mais bien loin des « gros cons » et « connards » et « fils de pute » ou encore « trouduc » qui sont régulièrement utilisés en pareilles circonstances dans toutes les organisations humaines du monde. Mais les mots de Franck avaient quand même été guidés dans le couloir jusqu’aux oreilles de Bertrand, certainement par l’intermédiaire de quelques cadres bien intentionnés. A la suite de cette réunion, Bertrand n’avait cessé de pointer ses manquements de gestion dans son équipe lors des réunions durant les mois qui suivirent. Il avait peu à peu sapé le crédit qu’il avait auprès de la direction avant de le cueillir avec cette mutation à Marseille. Il était plus que mûr à ce moment là. Voilà 6 mois qu’elle l’avait quitté. C’était un de ces soirs,où il était encore rentré à 21h. Quand il était arrivé à l’appartement, il était totalement vidé. Sur le parquet, il y avait juste ce petit mot. « Je te quitte, j’ai rencontré quelqu’un pour qui j’existe vraiment. Ne cherche pas à me contacter. Suzanne. ». Il n’avait rien vu venir, ne comprenait rien, ne voulait rien accepter. Il aurait au moins pu essayer d’éprouver de la haine contre elle, ne serait que pour être partie avec les meubles et l’électroménager qu’il avait payé. Mais il n’avait même plus les moyens de lui en vouloir tant il était anéanti. Elle devait le tromper depuis un certain temps avec cet homme qui la faisait « vraiment exister » . Crochet du droit et uppercut enchaîné. Franck avait commencé par perdre le sommeil


mais se refusait à quitter l’appartement vide. Après le sommeil, ce fut la concentration qui le quitta au travail, puis finalement il perdit le contrôle de soi en vendant son appartement pour louer un meublé. Jusqu’à cette fameuse sortie de réunion. Elle lui aurait presque rendu service au fond. En se faisant muter à Marseille, il avait une chance de tirer un trait définitif sur cette histoire. Loin de Paris, loin de cet appartement, loin de ses amis, loin des endroits qu’ils ont fréquentés, des cinémas où ils se sont embrassés, des musées qu’ils ont visités, loin du square, il pourrait plus facilement l’oublier. Il y pensait sans cesse au cours du voyage en train ce samedi-là. Il était arrivé à la gare Saint Charles ragaillardi, prêt à bouffer la ville. Et puis le TGV climatisé s’est ouvert et la chaleur et l’odeur lui sont tombées dessus. Quelques heures plus tard, il prenait une chambre dans un hôtel du Vieux Port pour passer la nuit.


Chapitre 2 - Allo, Monsieur Blanquart ? C’est Delphine Canierri. Vous savez Delphine, de l’agence immomarseille.net. Mais tu t’enlèves de là…Bon, Monsieur Blanquart, j’ai un petit problème là, avec l’appartement - Oui, j’avais remarqué depuis hier, répond Franck en se levant du lit et regardant le sa montre qui indiquait 10 heures du matin. - Quoi, depuis hier ? Comment vous savez ? - Quoi, comment je sais ? Je vous ai attendu 1 heure hier sur la petite place, commence à s’énerver Franck - Quoi. Attendez, monsieur Blanquart, vous n’êtes pas dans le TGV là ? - Non, madame… madame - Canierri, Delphine Canierri - Je suis à l’hôtel Bellevue sur le Vieux Port, madame Canierri. A cause de vous, j’ai passé la nuit à l’hôtel et je n’ai toujours pas de logement alors que je commence à travailler demain matin. - L’hôtel bellevue ? Ah oui, le petit à côté de la mairie. C’est propre ? - Mais…Madame Canierri, je vous signale que nous avions convenu par mel et d’ailleurs, je l’ai sous les yeux, d’un rendez-vous samedi 4 mai, c’est-à-dire hier, à 16h sur la place de la Halle Puget pour visiter un appartement que vous proposiez de louer via votre site internet. - Mais pourquoi vous ne m’avez pas appelée ? - Non, mais, attendez, c’est trop fort. Quand je faisais votre numéro, à chaque fois, ça sonnait, ça décrochait et aussi sec, on me raccrochait au nez. - Oh non, c’est pas vrai… pas encore. Oh, je suis désolée, je lui avais pourtant bien dit… Oh, vraiment je suis désolée… - Oui, vous pouvez l’être. C’est inacceptable. - Mais bon, faut voir le bon côté des choses dans tout cela , ose l’autre au bout du fil - Pardon ? - Mais oui, grâce à ce petit contretemps, vous avez pu découvrir notre belle ville et puis dormir sur le Vieux Port, c’est quand même pas mal, non ? Allez, ne me dites pas que vous n’avez pas été séduit, lance Delphine Canierri - Oui, et bien justement, j’ai eu tout le temps cette nuit de me faire une idée précise sur la question puisque je n’ai pas pu fermer l’œil avec le boucan qu’il y avait dehors. - C’est normal, monsieur Blanquart, hier il y avait un match au Vélodrome. Bon, allez pour vous remettre de vos émotions, je vais être gentille avec vous. Je vais vous laisser vous réveiller doucement, et puis, on se retrouve vers 14h sur la place des Réformés pour votre appartement - Comment ça, la place des Réformés ? Ce n’est plus la halle Puget ? - Et non… Il y a eu un petit changement hier. Mais rien de grave, au contraire. C’est même tout bénéfice pour vous. Il se trouve que l’appartement de la halle Puget n’est plus libre, mais j’en ai un autre pour vous et, entre nous, il est nettement mieux situé. A deux pas de la place des Réformés tout au haut de la Canebière, dans un quartier bien plus tranquille, si vous voyez ce que je veux dire… Franck soupire. Il regarde autour de lui cette chambre défaite dans laquelle il n’a trouvé le sommeil qu’à 3 heures du matin, après avoir avalé un cachet. Dehors, le ciel


est d’un bleu roi intense. Il doit déjà faire plus de 25°C, la foule va commencer à investir les quais du Vieux-Port, nous sommes dimanche, c’est une belle journée qui s’annonce à Marseille - Allo, monsieur Blanquart. Vous êtes toujours là, demande Delphine Canierri à l’autre bout du fil - Oui - Bon, alors, vous venez ? On va pas y passer la journée ! - Oui… Bon, d’accord, répond Franck d’une voix atone. De toute façon, je n’ai pas trop le choix - 14h, place des Réformés…De votre hôtel, il vous suffit simplement de remonter le quai puis la Canebière et en haut, sur la droite, il y a l’église des Réformés et sur la gauche, la place avec la brasserie les Danaïdes. Allez, je vous attends là-bas et je vous paye un café vers 14h. - Pas de café merci, reprend Franck d’une voix soudain plus décidée. Par contre, je vous donnerai la facture de 80 euros pour la chambre d’hôtel que j’ai du prendre à cause de vous. 14h, précises, place des réformés. Soyez à l’heure, cette fois-ci Il a raccroché son portable en maugréant. Oh, ça ne lui plait pas, mais alors pas du tout cet amateurisme, cette façon de s’arranger, comme ça, à la petite semaine, cette espèce de troc je te tape dans la main on est copain. Il est copain avec personne d’abord, Franck. C’était déjà le cas à Paris, mais alors, là, vu comment c’est parti à Marseille, c’est clair qu’il va tenir ses distances. Ses collègues de bureau qui avaient tenté l’aventure avant de revenir dans la Capitale l’avaient pourtant prévenu. Marseille ceci, Marseille cela, plein de pauvres, plein d’arabes, de noirs, impossible de circuler en voiture, métro qui ferme à 21 heures, des fainéants, des voleurs, des corses, l’OM, tout ça, oui, on lui avait dit. A la moindre occasion, dans les couloirs, les chiottes, en réunion, par mel, au téléphone. Christophe, Sandrine, José, Daniel, ils avaient tous embarqué leur famille il y a quelques années, quand le TGV mettait Marseille à 3 heures de Paris. Le soleil, la mer, la montagne, c’était l’eldorado promis. Il y en a qui ont tenu 5 ans, mais la plupart se sont taillés au bout de deux ans avec l’idée qu’ils avaient finalement survécu au pire. Il n’y avait que l’autre côté du périph qui leur fait plus peur aujourd’hui. Ils sont cons, définitivement cons, tu verras, je te mens pas, avait déclaré péremptoirement Jean-Pierre, le mec avec qui Franck partageait souvent ses repas du midi. Jean-Pierre… Jean-Pierre. Le mec qui a tout vu, tout fait, celui qui s’est lancé dans internet avant tout le monde, qui a levé des fonds avant tout le monde, celui qui a participé à une émission de Delarue en prime time, qui est sorti avec des modèles, celui qui a monté les marches du festival de Cannes, qui tutoie les stars, qui flambe dans les casinos. L’argent coulait à flot, on était cool, on embauchait des jeunes, on était branché, on claquait un fric monstre en relations publiques, fallait en montrer, fallait faire tourner la tête à ces pauvres banquiers sinistrés avec leurs costumes tristes. Champagne, concerts, virées dans les boîtes, de belles femmes dans les bras, un peu de coke dans le nez, et on partait avec eux dans le rêve qu’on avait mis en route, toujours planer, après Paris, c’était Londres, New York, la côte d’Azur, on se faisait copains comme cochons, on draguait leurs femmes autour de la piscine et on les baisait


pendant qu’ils jouaient au golf. Le monde change, faut s’adapter, prendre des risques, allez, t’as vécu trop longtemps comme un expert-comptable, éclate-toi, allez, tu peux avec moi, je suis cool, mais oui, reprend une coupe et signe le petit chèque, oui, je sais, ça fait beaucoup, mais regarde le ciel, tu vois les étoiles. Il y a en a beaucoup, hein. A chaque scintillement d’une d’entre-elle, c’est le petit clic d’une souris d’ordinateur, ce sera un achat sur notre site. Tu vas voir, on va se faire des couilles en or, internet, ça dort pas, y pas de week-end, y a pas de congés, du soir au matin, du matin au soir, ça va cliquer dans le monde entier. On n’aura plus rien à faire, juste ramasser le pactole et vivre la grande vie. Villa avec piscine, Ferrari, jacuzzi, jet privé, des filles à tes pieds, vas-y signe, on est les nouveaux héros, c’est notre far west, on est des aventuriers. Vas-y, fais-toi plaisir, fais-toi un rail, fais-toi ma femme si t’en as envie, mais n’oublie pas de signer. Quand, à la fin des années 90, les banques ont sifflé la fin de la plus grande rave party jamais organisé dans le monde, Jean-Pierre a fait comme tout le monde. Il s’est cassé la gueule en beauté. Faillite, divorce, déménagement, valium, xanax, prozac, profil bas, très bas. Il n’a jamais pu se départir d’un sentiment d’injustice quant à ses déconvenues. Son idée était forcément géniale, il ne lui avait manqué de quelques semaines et c’est sûr, son site de vente aux enchères aurait fini par décoller. Mais c’est ebay qui avait finalement raflé la mise. Non, rien n’était de sa faute, des centaines de jeunes dirigeants de start-up avaient fait comme lui à l’époque. C’était comme ça qu’il fallait faire, la preuve, certains avaient réussi finalement à trouver le filon et étaient effectivement devenus millionnaires. Jean-Pierre considérait juste qu’il n’avait pas eu de chance. Alors, ils en voulaient à la terre entière. Pratique la haine, ça tient debout et puis ça évite de se poser plein de questions. Une fois bien installé au fond du trou, l’ex-golden boy n’avait forcément pas montré beaucoup de caractère. Il a juste attendu que son père demande à ses amis de le recaser. Ce sera une planque dans une filiale d’une grosse entreprise d’import-export à Marseille. Deux ans plus tard, il appelle à nouveau son daddy pour lui demander de le sortir de là, au risque d’avoir un infanticide par dépression sur les bras. C’est comme ça qu’il a atterri dans la boite de Franck il y a 3 ans. Souvent, le soir, ils buvaient un ou deux verres en sortant du boulot, histoire de décompresser. Franck était fasciné par le personnage, aussi bien pour sa flamboyance que pour sa décadence. Tu verras, lui avait répété Jean-Pierre toute la semaine précédant son départ, tu verras, ces gens-là sont vraiment cons, mais cons à un point. On peut même dire qu’ils ont atteint une forme de perfection dans la connerie, ce qui les rend assez fascinant au fond. Mais pour des gens normaux comme toi et moi, c’est impossible de vivre avec eux. Et je ne te parle même pas du travail… Mais tu verras, je ne t’en dis pas plus, tu verras. Franck le regardait de travers… Jean-Pierre… Et ses parents, ils n’avaient pas rejoint le panthéon de la connerie en appelant leur fils Jean-Pierre peut-être ? Peut-être bien, qu’ils peuvent être considérés comme deux êtres dépourvus d’intelligence le jour où ils ont trouvé ce prénom complètement ringard à leur fils. Mais tout cela est totalement subjectif et finalement assez superficiel. Par contre, l’examen objectif et distancié de la situation présente de Franck, à savoir qu’il n’a pas dormi de la nuit ou presque, qu’il est dans une ville qui lui inspire horreur, qu’il a rendez-vous dans une


heure avec cette femme qu’il juge incompétente, forcément laide, et certainement malhonnête pour un appartement dont il ne connaît aucune caractéristique dans un quartier inconnu alors qu’il commence à travailler le lendemain à 8 heures dans cette équipe cancéreuse pour cette boîte qui ne veut plus faire son bonheur tant que cet enculé de DRH sera en place, nous conduit inéluctablement à cette conclusion que personne ne peut remettre en cause : il est dans la merde.


Chapitre 3 - Alors, il vous plaît ? Franck ne répond pas. Il se rapproche de la fenêtre, regarde dehors. Il réfléchit. Enfin, il essaye. Ça fait 20 minutes qu’il tourne dans les pièces et non, il n’a rien trouvé à dire. Le séjour est clair, la cuisine propre, la distribution des pièces intelligente, le sol carrelé de tommettes dans la cuisine, parquet dans le salon, les peintures sont fraîches. Un petit cocon propre et soigné qui rompt avec l’extérieur. En bas, la rue est en travaux à cause du tramway. La chaussée, les trottoirs, tout est démolli, défoncé, détruit, dégueulasse. Mais au moins, la bouche de métro est en face de l’immeuble, un peu comme à la halle Puget. C’est d’ailleurs à se demander pourquoi ils installent un tramway juste au dessus des lignes de métro. Non franchement, il cherche, il cherche, mais aucune récrimination ne vient. Alors, il se tait et continue de tourner dans l’appartement, la surveillant du coin de l’œil. - j’hésite, ment-il. - Oh, et ben, si vous hésitez, monsieur Blanquart, c’est pas grave, je trouverai un autre client, répond sèchement Delphine Canierri en regardant sa montre. - Pardon ? - Attendez, vous croyez que des affaires comme celle-là, ça court les rues de Marseille ? Non, mais qu’est ce qu’il vous faut de plus ? - Je ne sais pas. C’est normal d’hésiter, non ? - Alors, vous les Parisiens, je ne sais pas, mais vraiment, vous êtes tordus. La semaine dernière, je propose un appartement complètement pourri à un Parisien, il saute dessus. Et vous, là, je vous propose le top, et vous hésitez. Attends là, qu’est ce qu’il vous faut ? Delphine Canierri se tient juste derrière lui. Il peut sentir un léger parfum de jasmin qui jaillit de ses cheveux. Il ferme les yeux et respire un grand coup. Rester concentré coûte que coûte. - Combien ? - 800 euros plus les charges - C’est plus cher que l’autre - Oui, mais vous avez vu le quartier ? La halle Puget, entre nous, c’est le quartier des melons. Ici, c’est plus propre quand même. - Les melons, demande Franck en jouant faussement les candides - Les arabes quoi ! Me dites pas qu’il n’y en a pas à Paris. Franck poursuit. - Si, si, bien sûr, mais je croyais qu’ici, à Marseille, enfin, je veux dire, que tout le monde vivait bien ensemble Là, elle ne répond pas. Elle se tourne pour regarder Franck droit dans les yeux. Quand celui-ci se tourne à son tour vers elle, il sent son rythme cardiaque s’accélérer. Delphine Canierri est une jeune femme d’une trentaine d’années, petite brune pimpante aux yeux verts. Elle porte une robe légère rouge à fines bretelles très courte. Elle ne porte pas de soutien gorge et ses deux seins gonflés tendent le tissu. Sa peau est dorée par le soleil. Elle est d’une beauté à couper le souffle. - Vous vous moquez de moi ? demande-t-elle - Pas du tout. Je vous pose simplement une question, répond Franck


- Y a intérêt, parce que je déteste qu’on se foute de ma gueule. - Ce n’était absolument pas mon intention, répond Franck. C’est juste ce que l’on entend d’habitude sur Marseille Elle ne répond pas, tournant la tête vers la fenêtre. A son tour, il la regarde, fasciné. Mais comment fait-elle pour être à ce point si peu civilisée ? Ce corps qu’elle offre quasiment nu à un inconnu, ces mots crus qu’elle utilise sans vergogne et ces idées qu’elle dévoile sans pudeur. Personne ne lui a donc appris à s’habiller, à se maquiller, à parler, à réfléchir ? Elle devrait ne lui inspirer que dégoût et pourtant Franck ne peut pas la quitter des yeux. Il y a chez elle cette sensualité sauvage qu’il l’a happé dès le premier regard. Il n’arrive même plus à comprendre comment il arrive encore à garder l’apparence de l’homme froid, professionnel et carré alors qu’au fond de lui, il sent un désir violent de la posséder. Il tourne, il tourne dans l’appartement et à chaque pas il imagine comment il pourrait la prendre, là debout devant les vitres du salon, là, assise sur le plan de travail de la cuisine, là, accrochée à la tringle de la penderie, dans la douche, l’entrée et même dans les chiottes. Ce n’est plus une visite d’appartement, c’est un porno qui se tourne dans sa tête. Il lui a donc fallu trouver des artifices pour prolonger encore et encore sa petite séance de sadomasochisme. Il avait déjà posé des questions sur l’histoire de l’appartement, les voisins dans l’immeuble, l’ambiance du quartier, les commerces à proximité, la fréquence des rames métro, les travaux du tram, la vie culturelle, la vie sociale, la vie politique, il avait noyé le poisson encore et encore pour attendre le dernier moment pour abattre l’objection qu’il savait être forcément la dernière possible. - Ecoutez-moi, cet appartement me convient à priori, mais, il y a un petit détail qui semble vous avoir échappé, madame Canierri, finit-il par lancer pour rompre le silence qui s’était installé entre eux. - Lequel, répond-t-elle en se tournant vers lui. - Il est vide - Et alors ? - Et alors… Alors, c’est vrai qu’à cet instant, je n’ai besoin de rien pour vous prendre debout… Mais c’est également agréable de varier les plaisirs. Une chaise, un lit, une table, ce serait pas mal pour baiser. Oh, c’est exactement la phrase qui lui est venue à l’esprit et il lui a fallu un terrible effort pour la garder au fond de lui et la remplacer par celle-ci - Et alors… M’avez-vous vu arriver avec un camion de déménagement ? - Vous… vous n’avez que ces deux valises ? - C’est pour cela que j’avais opté pour l’appartement de la halle Puget. Lui était entièrement meublé. - Je crois qu’il serait préférable, dans ce cas, que je vous en fasse visiter un autre alors, répond-t-elle au bout d’un certain temps… un meublé, je veux dire. - Non, je veux prendre celui-là, lance d’un ton extrêmement décidé Franck. Il me convient. J’aurais juste besoin, dans un premier temps, de me trouver un matelas et des draps pour dormir ce soir, si c’est toujours possible de le prendre aujourd’hui. - Mais vous n’avez pas… Enfin, je veux dire, dans votre situation professionnelle, vous n’avez pas… - Ecoutez, Madame Canierri, je ne vais pas vous racontez ma vie de long en large, mais sachez que ce n’est pas vraiment de ma propre volonté que je me retrouve ici.


Elle ne répond pas tout de suite. Elle le regarde d’abord. Cheveux courts, yeux verts, rasé de près, mains propres, costume impeccable, pour un peu, il aurait fait illusion. Mais ce grand dadais n’est pas différent des autres. Comme tous ceux qu’elle a vu arrivé à Marseille depuis quelques années, il fuit quelque chose. - Bon, écoutez, monsieur Blanquart, je crois que je comprends votre situation. Alors, voilà ce que je vous propose. Vous prenez cet appartement aujourd’hui, on fait les papiers et tout et ensuite, je vous emmène chercher un matelas et des draps pour vous ce soir. - Hum… Eh bien, c’est très gentil de votre part, Mademoiselle Canierri, répond Franck. Vous savez, je ne voudrais pas abuser, enfin, je veux dire… je peux me débrouiller seul aussi, il suffit juste de m’indiquer où je peux trouver ça, ça ne doit pas être trop compliqué non plus. - Non, ce n’est pas compliqué. Il n’y a qu’un seul endroit où vous trouverez un matelas un dimanche après-midi, c’est à Plan de Campagne. C’est une zone commerciale à 20 km d’ici, entre Marseille et Aix. En prenant l’autoroute, on y est dans un quart d’heure. De toute façon, je devais y aller pour Buster. - Buster ? - Oui, Buster, c’est mon lapin. Il faut que je le récupère là-bas.

7h, le lendemain. Costume gris anthracite, chemise blanche, cravate bleue, chaussures cirées, cheveux peignés en arrière, une petite note de Calvin Klein sous le menton, déodorant sous les bras, mallette en pleine fleur de cuir noir avec son ordinateur portable dernier cri ultra plat à l’intérieur, téléphone portable dans la poche intérieure de la veste, Franck claque la porte d’entrée de l’immeuble. A cette heure là, la température ne dépasse pas les 15°C. Idéale pour Franck qui sourit en traversant la rue. Plus bas, vers la Canebière, ça grouille déjà de voitures, les trottoirs sont noirs de monde. Il descend dans la bouche de métro, achète un ticket au distributeur automatique et consulte le plan sur le mur à côté. Voilà, ça ne devrait pas être très difficile, il n’y a que deux lignes. Mais pour aller de chez lui à son bureau de la Joliette, il faudra quand même qu'il fasse un changement à la gare Saint-Charles. A moins qu’il ne descende aux Vieux Port et qu’il remonte la rue de la République. Comme il a un peu d’avance sur son horaire habituel, il se dit qu’une petite marche le matin ne pourrait que lui faire du bien avant d’entamer sa nouvelle mission. Il valide donc son ticket au tourniquet sous l’œil fatigué du vigile et de son chien, descend les escaliers. Une vingtaine de personnes se trouvent déjà sur le quai central. A droite, direction les quartiers Nord, à gauche le Vieux-Port. Et là, surprise, il doit attendre au moins 5 minutes pour qu’une rame arrive. Du coup, ce n’est plus 20 personnes qui montent, mais une centaine. Et comme la rame est déjà bien remplie, Franck se retrouve comme à Paris, debout et compressé. Heureusement, il n’y a que 2 stations jusqu’au Vieux Port. Même pas le temps de sentir la sueur de toutes ces sales tronches. Quand il sort du métro, une violente odeur d’embrun l’assaille. A quelques pas de lui, les poissonniers installent leurs étals en attendant le retour des pêcheurs. Là-bas, sur le quai de droite, l’hôtel Bellevue, celui dans lequel il a dormi il y a deux jours. Bizarre, ça lui semble déjà une éternité. Il traverse la rue et commence à remonter la rue de la


République qui relie le Vieux Port au quartier portuaire de la Joliette. La large avenue hausmanienne d’un kilomètre de long n’échappe pas non plus aux travaux. Mais, elle, elle a droit à un traitement spécial. En plus des voies de circulation et des trottoirs modifiés pour faire passer le tramway sur sa partie haute, un bassin de rétention et un parking souterrain sont également en construction sur sa place centrale, ce qui nécessite l’installation d’immenses bétonneuses de 10 mètres de hauteur. Mais, ce n’est pas tout. Tous les immeubles le long de la rue sont également en chantier pour une réhabilitation totale des appartements comme des façades. Bétonneuse industrielle, grue, bardage, échafaudage, jet à haute pression, gravats jetés, marteau piqueur, contreplaqué, coups de marteau, poussière, ouvriers sans papiers, petit chef magouilleur, la rue de la République ressemble à une ville américaine qui se construirait après la conquête de l’Ouest. Partout des jeunes gens en costume cravate qui marchent d’un pas pressé vers les immeubles de bureaux. Ce sont les cow-boys. De temps en temps, ils font un pas de côté, quand ils croisent un indien. Les indiens, ce sont les anciens habitants du quartier. Vieux illettrés, macaronis dockers, corses autonomistes, travailleurs arabes isolés, africains clandestins débarqués du port, tous pauvres parmi les plus pauvres de Marseille. Et tous virés. Allez, les indiens, dégagez, faut qu’on rénove vos appartements délabrés remplis d’ordure et de rats, cassez-vous plus loin, laissez-nous les relouer à des riches cow-boys de Paris ou d’Aix, mais oui, on va vous trouver un appart pas loin. C’est la grande œuvre d’Euromed, du nom de l’opération urbaine en cours de réalisation, la production d’indiens. On vire les pauvres, on réhabilite et on loue à des plus riches. Mais les pauvres indiens, comme il n’ont pas de richesse, ils s’attachent souvent à des petites choses, le sourire de leur boulangère, le tiercé au PMU d’en bas, la voisine de palier. Alors, chaque jour, ils sont des centaines à venir hanter ce nouveau quartier qui était le leur il n’y a pas si longtemps. Franck accélère le pas.Pas la peine de bouffer de la poussière pour s’apitoyer sur la misère du monde. Les pauvres n’ont que ce qu’ils méritent, après tout. Z’avaient qu’à être bien blancs et bien nés en France et puis c’est tout ! Non, mais, c’est quoi cette misère qui s’invite comme ça dans le centre-ville de la deuxième ville de la cinquième puissance mondiale ? En un quart d’heure de marche forcée, il se retrouve au bout de la rue de la République, à l’entrée de la bouche de métro. Il sait désormais qu’il prendra le métro tous les jours. Il traverse la rue encombrée de voitures et se retrouve sur la place de la Joliette, à l’entrée du quartier portuaire. Autant le bâtiment historique des docks en impose avec sa rénovation qui met en valeur sa structure Eiffel et ses immenses blocs de pierres taillés, autant les immeubles qui ont poussé comme des champignons le long de ses 200 mètres sont sinistrement communs. Dalle de béton, structure métallique, le verre omniprésent en façade qu reflète les vieilles bâtisses pourries de l’autre côté de la rue. Franck entre dans le 3e immeuble en verre de l’avenue. La porte s’ouvre sur le monde merveilleux de la climatisation collective. Moquette épaisse, musique d’ambiance, vigile à l’entrée, ascenseur silencieux, 18°C toute l’année, une île de modernité dans cette ville du Moyen âge. Franck repense aux pauvres qu’il a croisés rue de la République. Il pense aussi à Delphine. 5e étage. Il sort de l’ascenseur et regarde sa montre. 7h45. Parfait. Il va pouvoir visiter les lieux avant que n’arrivent les 10 losers,


comme les a appelé cet enculé de DRH à Paris. Le chiffre d’affaires ne progresse plus assez depuis 1 an, ils stagnent. Trop mous, des coqs en pâtes, besoin de remuer tout ça, c’est pour ça qu’il est là, le Franck. Petit caporal envoyé par le grand général. Une sacrée responsabilité, la chance de votre carrière, à saisir immédiatement. Nos concurrents sont déjà loin devant. Vous nous reviendrez gonflé à bloc, prêt à prendre un poste important dans notre direction si votre mission réussit. Franck bombe le torse et pousse la porte siglée U-tech au fond du couloir et s’arrête net. A travers les parois vitrées du hall d’entrée, il peut voir une immense salle, un de ces plateaux dénués de tout pilier comme on en fait à la chaîne dans les immeubles de bureaux. Ils sont tous là ! Non, mais attends, c’est quoi ce bordel. Qu’est ce qu’ils foutent tous au boulot à cette heure-là. - Ah, monsieur Blanquart, j’imagine, tonne une voix fluette suivie d’une main tendue et d’un corps gras. Je me présente, Jean-Michel Carpési, responsable de cette agence, enfin, je veux dire, responsable jusqu’à ce jour - Bonjour, monsieur Carpési, répond Franck en dévisageant cet homme obèse à la voix de jeune fille. Oui, effectivement, je suis Franck Blanquart. Mais, dites-moi, qu’est-ce que tout ce monde fait si tôt au travail ? - Venez, monsieur Blanquart, je vais vous présenter l’équipe, répond Jean-Michel Carpési en lui posant sa grosse main sur l’épaule. Nous aurons tout le temps de vous expliquer par la suite notre mode de fonctionnement. - Mode de fonctionnement ? - Oui, enfin, je veux dire, notre méthode de travail - Méthode de travail ? - Oui, oui, enfin, venez, nous aurons le temps de vous expliquer. Mais le plus important, maintenant, c’est que je vous présente votre nouveau team, dit le gros en lui posant une main sur l’épaule pour l’inviter à le suivre Team. Pfuu… Il se prend pour qui le castra, pense Franck qui déteste déjà ce gros qui ose le toucher. L’autre passe devant. Ah, mais c’est quoi cette odeur acide qui flotte là... Non, c’est quand même pas le gros. Il pue déjà à 8 heures du matin ! Franck imagine sa chemise avec de grosses taches de sueur. Non, décidément, il ne l’aime pas celui-là. M’étonne pas que ce soit le bordel ici, avec un mec pareil à la tête de l’agence. Et les autres, non, mais regarde-moi ce ramassis. On dirait des fonctionnaires avec leurs fringues de chez Brice. Et celui-là, duchmol, il a l’air encore plus ringard avec sa cravate Snoopy. Non, mais, c’est ça, le team ? Bonjour, bonjour. Et celle-là qui mange un sandwich au jambon. Non, mais, attends, là. Un sandwich au jambon au petit déjeuner ! Mais c’est pas possible, enfin, je veux dire, nous sommes chez U-tech, faut observer une certaine étiquette, on ne déjeune pas un sandwich au jambon beurre le matin, quand même. Beurk, elle a les mains grasses avec ça… Comment elle s’appelle celle-là, que je m’en souvienne… Maryse, Ah, m’étonne pas, avec un prénom pareil. Et lui, avec ses grandes oreilles décollées, qu’est ce qu’il est laid. Ah, mais, c’est pas possible c’est pire que la deuxième division ici, c’est quoi tous ces nazes. Bonjour monsieur qui ressemble à je sais pas quoi à part…un petit cochon avec ses grosses joues bien rouges. Allez, qu’on en finisse là, je ne vais pas passer la matinée à leur serrer la louche en faisant le faux-cul. Allez, encore un, ah, alors là,


c’est le pompon. Le mec qui garde ses lunettes de soleil sur la tête. Ben ouais, t’as raison, mon pote, on sait jamais, tu pourrais être ébloui par ton écran d’ordi. Ah, y en a encore une, mademoiselle je comprends même pas son nom, et voilà, une rebeu en plus… Non, mais allez, retournez bosser, bande de fainéants. Putain, le team, on est bien en province, y a pas à dire. Ah, mon bureau, on aurait du commencer par là. Voilà, le gros m’ouvre la porte, j’entre dans la seule pièce qui est séparée de l’Open space. A travers la baie vitrée, j’ai vue sur tout mon petit monde qui est bien sagement assis à sa place, chacun derrière son ordinateur. J’ai l’impression d’être dans une salle de classe. Mais au moins, je suis séparé des emmerdeurs par la vitre. C’est déjà ça. - Eh bien, monsieur Carpési, le moins que l’on puisse dire, c’est que votre équipe fait preuve d’un certain caractère, lâche Franck en se retournant vers le gros qui était resté derrière lui. - Ah, je ne vous le fais pas dire, fanfaronne dans un grand sourire le gros en refermant la porte derrière lui. Ecoutez, je sais qu’à Paris, ils ont une opinion quelque peu désagréable à notre encontre. - Mais, non, lui rétorque de go Franck en s’asseyant dans le siège en cuir derrière le bureau. Je peux ? - Mais bien sûr. C’est votre bureau dorénavant. Tout comme l’équipe est désormais votre team ! Non, ce que je veux dire, monsieur Blanquart, c’est qu’il ne faut pas vous fier aux apparences. - Ce n’est pas du tout mon genre, lui répond Franck en sortant de son cartable son ordinateur portable dernier cri - Mais c’est ce que je constate, s’empresse de répondre de sa voix de jeune fille en fleur Jean-Michel Carpési qui pose son gros cul sur le siège devant le bureau. C’est ce que je constate et je m’en félicite. Car voyez-vous, ici à Marseille, il ne faut surtout pas penser arriver en terrain conquis. Il faut prendre le temps d’observer, le temps de s’acclimater pour comprendre certaines choses qui se passent ici et pas ailleurs. - Bien sûr, bien sûr, je n’ai pas l’intention de révolutionner l’agence… juste, disons, de faire remonter les chiffres pour satisfaire notre direction - Ah, mon cher Franck, si vous permettez que je vous appelle Franck. Je comprends très bien que Paris s’interroge sur nos derniers résultats, mais ici, les choses ne se passent pas comme dans d’autres villes. Croyez en ma longue expérience. - Je vous écoute, monsieur Carpési - Vous savez, je suis arrivé ici il y a bientôt 5 ans. Avec le premier wagon des délocalisés, comme on disait à l’époque. Comme la plupart des salariés de cette agence, d’ailleurs. Et 5 ans ne sont pas de trop pour comprendre comment ça se passe ici. - Et ça se passe comment ? demande Franck qui commence à s’énerver que le gros tourne autour du pot. - Oh, là, je ne vais pas tout vous livrer d’un coup, vous seriez capable de reprendre le TGV dans la journée, lance Carpési dans un grand rire. - Non, mais rassurez-moi, Marseille, ça reste en France, non ? demande Franck qui commence à se demander dans quel traquenard il a bien pu tomber. - Oui et non… Bon écoutez, je ne vais pas aller plus loin. Je vous demande juste une seule chose. Laissez-vous un peu aller. Au moins pour cette première journée. Ça


mettra l’équipe en confiance envers vous. Sachez que depuis une semaine, depuis que l’on sait que Paris nous envoie quelqu’un, il y a pas mal de stress ici. - Oui, je comprends, c’est assez compréhensible. Vous le premier, non ? - Moi, je suis plutôt un vieux routard. Je savais bien que ça ne pourrait pas durer, que Paris allait réagir. Je n’ai pas été surpris de votre venue. Et pour tout vous dire, je me sens même soulagé. - Ah bon, s’étonne Franck. Expliquez-moi - Non, non, je vous en ai déjà trop dit. Ici, il ne faut pas brûler les étapes. Allez, je vous laisse, vous avez certainement du travail, lance le gros en se levant. Il se dirige lentement vers la porte du bureau, l’ouvre entièrement pour bien se faire entendre des autres. A 13h, toute l’équipe vous invite à déjeuner dans une brasserie dans les docks. J’espère que vous n’avez rien prévu - Euh, non, j’avoue que je n’ai pas pensé à quoi que ce soit - Très bien. Allez, je vous laisse. Et le gros referme la porte, un large sourire fendant son visage, le pouce levé en direction des autres. Au resto, Franck s’est souvenu des paroles du gros. Il a laissé courir l’apéro, le vin à table, le menu complet, le café. Il est même un peu pompette quand ils rentrent au bureau. Une fois assis devant son bureau, il regarde sa montre qui indique presque 15h. 2 heures et demi pour manger, c’est vraiment de l’abus, lui qui ne prenait qu’un quart d’heure pour avaler son sandwich à Paris. Et encore, il le mastiquait en lisant ses dossiers. En revenant, il s’est enfermé dans son bureau pour commencer à travailler à son plan de bataille. D’abord un entretien individuel avec chaque membre de l’équipe, puis un état des lieux des contrats en cours et ceux à venir. Rendez-vous avec les principaux clients, audit avec un cabinet spécialisé, première réorganisation dans un mois maximum.

Oh, ça, ça lui plait, ce genre de travail. Tracer de grandes perspectives, mettre sa petite armée au pas, tout le monde au garde à vous, on m’obéit au doigt et à l’œil, pas une tête qui dépasse. Et même s’il devait s’exercer sur des chèvres, c’était quand même l’essence même du pouvoir. Un pouvoir qu’il devrait affirmer avec autorité face à une équipe soudée à l’étain. Mais si c’est pour être soudé contre la productivité, là, ça ne peut plus coller. Il en était là, le Franck, dans ses échafaudages de plan d’action et ses considérations de psychologue de supermarché, quand, à un moment, il ne sait pas pourquoi, machinalement, ou avec pressentiment, il ne sait plus, il relève la tête pour regarder la salle de travail à travers la cloison de verre. D’un seul mouvement, tous les salariés de l’agence se lèvent, éteignent leur ordinateur et quittent l’Open space en lui faisant de grands signes. Franck a comme un petit frisson derrière les omoplates. Il consulte sa montre et là, son frisson se transforme en suée. Il est à peine 17h ! Quelques minutes plus tard, ils reviennent tous dans les locaux, hilares. - On vous a bien eu, hein, claironne le gros Carpési en ouvrant la porte du bureau de Blanquart, suivi de toute l’équipe - Je ne comprends pas, répond Franck, cramoisi - On dit tellement de choses à Paris sur le Sud, reprend le gros. A commencer par la légende suivant laquelle on ne bosse pas. On voulait juste vous faire une petite farce.


- Eh bien, j’avoue que c’est plutôt réussi. Vous avez vraiment failli me faire reprendre le TGV ce soir. -Je vous rassure, en général, on tourne à trois quatre pour assurer une présence jusqu’à 19h. Ne vous inquiétez pas. On bosse ici, comme à Paris. Et même peut être plus. - Mais peut-être pas assez efficacement, lance, ironique, Franck - Ah, ça, les spécificités locales, hein, je vous en ai déjà parlé. Allez, sans rancune. Et pour la tête que vous avez fait quand on est tous parti, je crois qu’on a bien mérité, pour aujourd’hui, de partir vraiment à 17h. - Je… - Mais, demain, promis, on restera tous jusqu’à 19h ! Et le gros referme la porte sans que Franck ne réagisse.


Chapitre 4 Le lendemain, Franck Blanquart provoque une réunion dès son arrivée au bureau à 8h. La pause déjeuner ne pouvait pas durer aussi longtemps et même si l’équipe était au bureau à 7 heures du matin, il n’était pas question qu’ils partent tous avant 19h. On était quand même chez U-tech, groupe en pleine croissance, leader français dans la prestation de services informatiques pour les entreprises et les collectivités, 15% de croissance du chiffre d’affaires par an, côtée en bourse, enfin, non, ce n’est pas possible. Une heure après la réunion, ben, si, c’était possible. Pas la peine de rester tous les jours au bureau le soir, simplement parce que ça ne servait à rien. 90% de la clientèle d’Utech dans le Sud était essentiellement composée de mairies, communautés de communes ou d’agglomération, syndicats d’aménagement ou d’entreprises pour les transports, la distribution d’eau, la gestion des déchets. Il y avait également des hôpitaux, des Conseils généraux. Il y avait bien quelques privés, mais c’était vraiment pour la galerie. Après 17h, tout le monde était encore au travail, mais ce n’était plus l’heure des prestataires, simplement. Durant les premières années, toute l’équipe restait jusqu’à 19h. Le téléphone sonnait de longues minutes avant que quelqu’un ne décroche. Ils avaient droit au refrain habituel du patron en réunion ou en déplacement. On ne manquerait pas de faire la commission, bien sûr qu’on pouvait nous faire confiance. Et quand on rappelait, on retombait sur le même qui nous assurait que le message avait été passé et que notre proposition avait été prise en considération. Il fallait rappeler demain. Et le lendemain, non, il y avait une urgence, le directeur des services informatiques avait été appelé dans le bureau du maire ou du président, il ne pouvait pas vous répondre. Tentez votre chance demain. Et on rappelait le lendemain. Et ainsi de suite, avec tous les clients, c’était la même rengaine. A force de téléphoner, on tombait toujours sur les mêmes, on en finissait par sympathiser et là, après quelques temps, on a commencé à comprendre comment ça se passait. Ceux qui nous répondaient après 17h étaient en fait seuls dans les bureaux. C’étaient presque tous des délocalisés qui avaient, comme nous, gardé l’habitude de travailler le soir. Brest, Paris, Strasbourg, Amiens, Lille, Nevers, Nantes, c’était la géographie de la pluie perpétuelle et du froid. Ils étaient descendus pour le soleil, la mer, la montagne, pour la chaleur et la qualité de vie. La plupart avaient accepté un poste moins élevé, mais ils avaient espéré rapidement monter les échelons pour retrouver une situation conforme à leur compétence. Mais, au bout d’un an, ils se retrouvaient à faire le standard après 17h. Qu’ils soient petits fonctionnaires ou cadres, la mélodie était identique de Montpellier à Nice. Ah, le soleil, la mer, la montagne, ça, oui, ils étaient bien là, mais au travail, c’était plutôt l’enfer. On leur faisait comprendre chaque jour qu’ils n’étaient que des étrangers qu’on devait supporter. Mais tolérés ne voulait pas dire admis. Quand venait l’heure des décisions, ils n’avaient plus voix au chapitre. Ici, tout se décidait exclusivement entre gens du sud. Ça se passait dans un restaurant à midi, dans une bastide un dimanche, un cabanon en soirée ou en Corse l’été, mais surtout pas au bureau avec eux après 17h. On les cantonnait dans des tâches subalternes pour les occuper, eux qui voulaient travailler. Les gentils du Nord découvraient ainsi la face cachée du Sud et pour beaucoup, l’ombre recouvrait bientôt tout le paysage. Au bout


de 2 ans de cette entreprise de démolition que les gens du cru prenaient manifestement plaisir à mener, certains s’étaient littéralement enfuis, mais beaucoup s’étaient résignés. Leurs femmes et leurs enfants ne tenaient absolument pas à partir de leur petit paradis. Alors, ils baissaient la tête et allaient travailler avec un boulet au pied. En cachette, ils regrettaient le froid humide d’octobre, les RER bondés, les bitures le vendredi soir avec les copains et le cake de maman le dimanche midi. S’ils restaient, ils finiraient bien par renoncer. Là, peut-être qu’ils commenceraient à être doucement intégrés. -C’est à partir de ce moment là, je crois que ça faisait à peu près deux ans qu’on était arrivé ici, qu’on a commencé à changer de tactique, poursuit le gros. Au lieu de passer par la voie hiérarchique, nous avons commencé par fréquenter toutes les manifestations publiques comme les foires, les marchés de Noël, les salons de l’artisanat, les messes de Noël, les fêtes de villages, les festivals culturels et mêmes les rencontres sportives. On y a passé des samedis et des dimanches à écumer leurs fêtes et peu à peu, on a réussi à approcher directement les élus et, dans leur sillage, leur directeur administratif ou le responsable informatique. C’est un long processus qui nous a bien pris deux ans mais c’est comme ça qu’on a pu faire signer des contrats aux collectivités. - Et vous avez essayé de démarcher d’autres clients dans le privé, demande Franck. -, On a essayé, reprend le gros. On en a démarché des dizaines. Mais les chefs d’entreprise ont toujours un cousin qui bidouille les ordinateurs ou un contrat avec l’entreprise du beau-frère. On ne peut pas lutter, a avancé Jean-Michel Carpési de sa voix haute qui irritait de plus en plus Franck. C’est comme ça ici, la famille, comme ils disent. Alors, nous nous sommes adapté. Plutôt que de chercher de perdre du temps et de l’énergie à chercher de nouveaux clients, on s’est dit qu’il fallait dorénavant les cajoler pour les garder le plus longtemps possible avec nous. D’où l’idée finalement de ne pas rester tous jusqu’à tard le soir. Ça ne servait plus à rien, mieux valait organiser une permanence tournante entre nous jusqu’à 19 heures et écumer les manifestations publiques, même si c’était le week-end. Et puis, il faut regarder le bon côté des choses, la semaine, les parents pouvaient aller récupérer leurs gosses à l’école à temps, les gens étaient plus relax, il n’y avait quasiment pas d’arrêt maladie, tout le monde se serrait les coudes. Bien sûr, on n’atteignait pas les objectifs, mais qu’est ce qu’ils en savaient de la vie d’ici, les huiles qui, à Paris, décidaient de fixer la progression annuelle à 15%. Ici, on ramait pour atteindre juste la moitié, mais les clients ne nous lâchaient pas. Aucun contrat cassé depuis 5 ans. Qu’est ce que vous voulez, monsieur Blanquart, c’est comme ça. Ce n’est pas nous qui édictons les règles, ici. Franck n’en croyait pas ses oreilles. Défaitistes à mort, ces cons. Il avait raison, finalement, le DRH, de les traiter de losers. Et le pire, c’est que le gros, qui aurait du être en première ligne pour lutter contre cette entropie, était le plus convaincu par ses arguments. Même à la CGT, ils n’avaient pas un délégué de cette trempe. Oh, mais il allait leur remuer le gras qui s’était accumulé dans leurs cerveaux, à cette bande de fainéants. S’il arrivait à faire remonter les chiffres, au siège, il pourrait rapidement remonter à Paris, peut être en moins d’un an. Voilà, c’était ça son plan. Remuez toute cette glue, faire deux ou trois coups et se barrer le plus vite possible de là. Rien à


foutre du soleil, de la mer et des montagnes. Rien à foutre de Marseille. Le sud, il irait en vacances, point barre. Il n’envisageait pas d’autres solutions que celle de tout réorganiser d’un coup, imposer la règle militaire, leur mettre une pression énorme avec des objectifs individualisés, les traquer à chaque heure, chaque jour avec l’actualisation des résultats de chacun sur le réseau interne. Pour tout avouer, cette perspective qui requérait autant d’énergie que de disponibilité, l’excitait au plus haut point. Il y pensait le soir, en rentrant chez lui dans le métro. Il en rêva même la nuit dans son appartement vide. Mais le lendemain matin, quand il sortit de chez lui, au lieu de se diriger vers la station de tramway, Franck eu l’envie soudaine de s’enfuir dans la direction opposée. Travailler avec des gens du sud semblait déjà difficile, mais faire travailler des convertis lui apparaissait d’un coup insurmontable. Il pressentait les tonnes d’emmerdes qui ne manqueraient pas de lui tomber dessus. Et là, ce matin, à son deuxième jour de travail à Marseille, il n’avait pas du tout envie de s’en charger. Le mieux était de remonter dans son appartement, boucler ses valises et prendre un train pour Paris. Et tant pis si le secteur était en crise, il finirait bien par retrouver du travail. Il respire un grand coup, regarde autour de lui. C’est Jean-Pierre qui lui avait dit un jour de grande saoulerie. « Arrête les cachets. Moi, quand j’ai des bouffées d’angoisse, je m’immobilise et je me concentre sur ma respiration jusqu’à ce que le calme revienne. Je te jure, ça marche » Alors, Franck reste là, debout devant sa porte, se concentre sur l’inspiration et l’expiration jusqu’à temps qu’elles soient aussi régulières l’une que l’autre. Aux feux des Réformés, les voitures s’entassent déja, le boulanger est sort griller une clope, le serveur du café d’en face installe la terrasse, les piétons marchent d’un pas pressé, les clochards dorment à l’entrée du métro. Tout est normal, finalement. Franck respire encore un grand coup. Au bout de quelques minutes, ça ne va pas vraiment mieux, mais il se remet en marche, direction la bouche de métro. C’est en poussant la porte de U-tech, constatant à nouveau que tout le monde est au travail, qu’il décompresse totalement. Sa place est ici et pas ailleurs. Partir, c’est trop risqué, il ne l’a jamais fait et puis qui sait s’il ne se retrouverait pas finalement au chômage, puis à la rue, comme ceux qu’il a vu en traversant Marseille. Dans les journaux, à la radio, à la télé, on en parle tout le temps de ces anciens cadres devenus clochards. Virés du jour au lendemain et tout s’est enchaîné comme dans un mauvais film français. Le chômage représente l’angoisse suprême chez Franck. Aussi, ce matin là, il prend plusieurs décisions. D’abord, créer les conditions pour qu’il se sente bien dans son appartement en achetant tout ce qui lui manque. Une télé, un frigo, une table, des chaises, quelques accessoires, pas de grand luxe, non juste quelques équipements de base. Il pourrait aller les chercher dans la zone, là-bas, où il est allé avec la folle de l’agence et son lapin dépressif. A l’agence, il lui faut trouver un allié dans l’équipe, quelqu’un qui manifeste de l’ambition, quelqu’un que les autres écoutent, auquel ils font confiance. Quelqu’un qui peut, en cas de crise, se désolidariser du groupe pour faire front avec lui. Pour cela, il faut le mettre en confiance, lui donner quelques responsabilités, et puis lui faire miroiter une augmentation, un avancement ou encore mieux, un retour à Paris. Pour trouver cette perle-là pour s’arrimer dans la vie du groupe et le faire évoluer, l’entraîner avec lui afin de faire remonter ces putains de


chiffres, rien de tel que les entretiens indivuduels qu’il a programmé tout au long de la semaine. Il commence ses entretiens le jour même à 10h avec Bernard. Bernard Mouquié, responsable de la zone marseillaise pour les collectivités, 45 ans, 15 ans de boite, marié, deux enfants, heureux à Marseille Oui, oui, HEU-REUX ! Tout va bien dans le meilleur des mondes. Au début, il a bien eu des difficultés d’adaptation en arrivant ici. Marseille, c’est quand même bien particulier. La ville engorgée par les voitures, les mentalités de campagne, des dynasties de branleurs produits par un clientélisme poussé à l’extrême, oui, c’est vrai qu’au début, ça lui a paru quelque peu insurmontable comme situation. Mais à force de persévérance et de patience, il est doucement parvenu à passer au-dessus de ces obstacles. C’est lui qui a eu l’idée d’écumer les inaugurations, les pauses de premières pierre et les fêtes traditionnelles pour rencontrer de façon plus informelle les élus. Une idée de génie qui lui a fait finalement connaître presque tous les hauts cadres des collectivités. Il en tutoie certains même. Oh, bien sûr, il y a bien encore quelques freins, une faible culture de l’informatique en général et quelques réseaux difficiles à pénétrer, mais il a finit par y faire son trou, à Marseille. Pas question de s’asseoir sur ce capital en remontant là haut où, d’ailleurs, il n’a plus vraiment d’attaches. Maryse Dairot, 39 ans, celle qui mange ses sandwichs au jambon le matin, responsable du secteur du Var, divorcée, un enfant qui ado qui commence à poser quelques problèmes, propriétaire d’un voilier à la pointe rouge. N’envisageait plus sa vie sans la mer. Sébastien, 34 ans, prospecteur dans les Alpes de Haute Provence, fils d’une riche famille, célibataire. Ne manquerait pour rien au monde ses 3 semaines de ski dans les Alpes où ses parents possèdent un appartement. Fumiste intégral, aucune ambition sinon d’attendre de toucher l’héritage de papy. Christian Distu, 50 ans, responsable des grands dossiers, 20 ans d’ancienneté dans la branche, pointu, rigoureux mais avec une situation personnelle compliquée. Séparé, 3 enfants vivant chez leur mère à Aix-en-Provence, pension alimentaire incroyablement élevée, fragilité intérieure, 5 ans chez le psy, mais, il le dit lui-même, “ ça va pas mieux pour autant ”. José Puyol, 41 ans, d’origine espagnole, responsable du secteur ouest, celui qui court jusqu’à Montpellier, volontaire mais pas très futé, jeune papa, vient de contracter un prêt immobilier de 300 000 euros pour l’achat de sa maison. Il serait bien remonté sur Paris il y a encore 1 an, mais là, vous comprenez avec le bébé et la maison, c’est impossible. Gérard Mougin, 38 ans, responsable du secteur privé hors Marseille, beau gosse, célibataire endurci, élargi son carnet d’adresse uniquement par copinage. Sans contrainte, sans attache, mais, là, c’est Franck qui ne s’est pas senti de s’en faire un allier. David Garetta, 34 ans, prospecteur dans les Alpes-Maritimes, le plus ardent défenseur de la méthode de terrain prôné par Mouquié. Menton, Nice, Saint-Tropez, Cannes, son terrain. Du coup, depuis 2 ans, il ne quitte plus ses lunettes de soleil, même au bureau. Sans commentaire. Bertrand Dubout, 40 ans, responsable du secteur du Vaucluse, le seul Marseillais de naissance. A vécu son retour il y a 5 ans dans sa ville comme un cadeau du Bon Dieu. Abonné au Stade Vélodrome, joueur de pétanque émérite, inconditionnel de Pagnol, n’en jetez plus, on va croire à une caricature. Malika Bouraka, 29 ans, la benjamine de l’équipe et la seule embauchée directement sur place, responsable des entreprises sur Marseille. Jeune femme indépendante, célibataire, sans enfant, séduisante, ambitieuse,


intelligente. Oui, mais voilà, Malika est aussi déléguée du personnel. Cartée CFDT, explique-t-elle à Franck dans un sourire, parce qu’elle a trop vu son père exploité par de grands patrons sur le port et méprisé par de petits adjudants. Franck se senti visé, forcément. Il a fixé ses yeux, ces grands yeux noirs en forme d’amande, il n’a rien répondu. Reste Jean-Michel, le gros castra. Même pas la peine de l’envisager. Voilà, à la fin de sa première semaine, Franck avait fait le tour de l’équipe et un constat s’imposait. Ils avaient le cul vissé dans le Vieux Port, ne cessant de louer les avantages de la vie dans le sud, la beauté des paysages, la mer, la proximité des montagnes, le soleil, jusqu’à la gentillesse des Marseillais, leur gouaille si rafraîchissante. Tenez dans le métro, ils se parlent ! Oui, monsieur Blanquart, ne faites pas cette tête-là. Dans le métro, dans le bus, ça discute, ça s’excuse, ça ne se bouscule pas comme à Paris. Bon d’accord, quand ils sont en voiture, ils ont plutôt tendance à s’injurier pour un rien. Mais c’est pas méchant, Monsieur Blanquart, non, c’est pas méchant, on est chez les latins, ça parle beaucoup, ça monte vite, mais au fond, c’est que de la parole, du théâtre. Quand le feu passe au vert, ils redémarrent tous et poursuivent leur chemin, faut pas croire. Enfin, voyons, on dit beaucoup de choses sur Marseille, mais franchement, ici, il y a une vraie qualité de vie ! Et la culture, monsieur Blanquart. Ah, les théâtres sont pleins, il faut réserver 6 mois à l’avance pour voir un spectacle de danse, il y a l’Opéra, des concerts au dôme ! A part pour le cinéma, parce qu’ici, c’est vraiment pas ça, je vois pas ce que Marseille aurait à envier à Paris. C’est même mieux, vous voulez que je vous le dise vraiment ce que j’en pense ? Voilà, c’est dit. Marseille, c’est mieux que Paris. Personne ici n’a envie d’y retourner. Franck n’en pouvait plus de ces déclarations d’amour. Mais qu’est ce qu’ils pouvaient bien lui trouver à cette ville ? Elle est laide, chaotique, sale, pauvre et cerise sur le gâteau, il y fait une chaleur accablante. Franck, en tout cas, est bien décidé à ne pas moisir. Le soir même, il prend un billet de train pour passer le week-end à Paris.


Chapitre 5 A Paris, il avait donné rendez-vous à Corinne, une femme pour laquelle il avait éprouvé une violente et courte passion voici une dizaine d’années. Elle avait commencé chez U-tech en même temps que Franck comme graphiste . Mais Corinne n’avait pas trop l’âme d’un petit soldat. Quand l’entreprise a commencé à grossir, quand son fonctionnement s’est rigidifié, quand tout le monde ne parlait plus que de stock options, elle s’est barrée. C’est à ce moment qu’ils ont connu la fièvre. Ça a duré 3 mois, c’était trop beau, trop bon, Franck a eu peur, il l’a largué pour Suzanne. Ils se sont perdus de vue un temps. Elle s’est mariée, a eu un fils, a enchaîné des boulots dans des agences de pub, où elle a fait un peu de création et beaucoup marché son carnet d’adresse. Puis, elle a tout largué. Son boulot, son mari, son appartement chic, sa vie mondaine. Chômage, petit appartement, garde alternée, bilan de compétence, envie de créer, mais plus d’ordinateurs. Alors, des vêtements ? Formation de styliste, apprentissage chez les Arméniens, les quitte au bout de 3 mois, marre de voir tous les matins leur tête d’enterrement. Ça descend, chômage, déprime, déménagement chez des amis, ça descend encore, cachets, son fils qui reste chez son père, ça descend et puis un jour, on ne sait pas pourquoi, ça arrête de descendre. Machine à coudre, tissu en pagaille, premiers vêtements qu’elle porte, plusieurs personnes lui demandent si elle veut bien leur en faire, jupes, robe, haut, pantalons, tissus coloriés, lignes obliques, mélange de tissus, ça plaît, ça plaît, obligée de travailler tard la nuit pour répondre à la demande, de plus en plus de demandes, trouve un local à louer vers Belleville, démarches administratives le jour, couture la nuit. Un an après, ouverture de sa petite boutique, la clientèle qui suit. Il lui faudra encore deux ans pour retrouver la lumière et surtout son fils. Elle a eu de la chance, finalement, d’autres restent au fond du trou ou repartent, la tête bien basse, vers leur métier et leur vie d’avant. Pas elle. Corinne est une femme forte. Côté cœur, Corinne se méfie de l’amour, préfère de loin les hommes mariés. A la fin de l’histoire avec Suzanne, Franck n’allait pas seulement boire un café avec elle. C’est arrivé deux ou trois fois où ils finissaient à l’hôtel, plus pour se faire du bien qu’en souvenir du bon vieux temps. Franck en avait éprouvé un malaise profond mais ces petites incartades avec Corinne ne l’aidèrent pas à prendre la décision qui s’imposait concernant sa relation détériorée avec Suzanne. Les hommes sont lâches. La chute finale n’interviendra qu’un an plus tard. Terrible, les histoires qui mettent du temps à se finir. On en vient à des situations extrêmes, des mots et puis des gestes dont on ne se croyait pas capable. Ça salit tout, l’agonie d’une histoire d’amour. Durant cette période, Franck pensait souvent à Corinne. Il trouvait encore plus douce et belle au fur et à mesure qu’elle vieillissait. Corinne était une de ces femmes qui donnait envie d’aimer. Elle l’attendait dans un bar de la Bastille. Ils ont bu un verre, puis deux, discourant sur tout et n’importe quoi, comme deux vieux amis qui se voient régulièrement. Corinne n’a pas posé de questions sur Marseille, c’est Franck qui a ouvert les vannes après la troisième tournée. Belle ville, bon job, super équipe, bel appartement, il a menti sur toute la ligne. Corinne l’a senti mais n’a rien dit. Ils sont allés ensuite manger indien, rue de la Roquette. Franck a bu les trois-quarts de la bouteille de mauvais vin, mais en sortant, il a encore insisté pour aller boire un dernier verre dans un bar. Il a avalé une


vodka d’un seul trait, puis a en commandé une autre et bientôt une troisième. Corinne sirotait lentement son verre de rhum arrangé, observant l’animal blessé se saouler. Elle savait qu’il allait finir par parler, il suffisait juste d’attendre. Ça ne lui faisait pas particulièrement plaisir d’endosser ce rôle là mais qui lui reste-t-il à Paris à part elle ? Tous les autres étaient arrivés dans sa vie grâce à Suzanne. Et quand elle l’avait quitté, elle était partis avec eux. De son côté, Franck ne connaissait que les salariés d’U-Tech avec qui, de temps en temps, ils partageaient une soirée ou un week-end. Corinne a encore attendu une demi-heure, le temps qu’il vide son verre et commande une autre vodka. En se retournant, il a simplement capté une seconde le regard apitoyé que Corinne avait de plus en plus de mal à dissimuler. Alors, il s’est effondré. Il a raconté son arrivée, son rejet de la ville, la peur des gens, la situation catastrophique au travail, son appartement vide, le souvenir de Suzanne qui le hantait, les cachets qu’il continuait à prendre pour dormir quelques heures et puis, cette immense tristesse de vivre qu’il devait cacher dans son costume de cadre dynamique. C’était ça le plus terrible, au fond, être obligé de donner le change alors qu’à l’intérieur, c’était un immense champ de ruine. Corinne l’a prise dans ses bras. Elle lui a caressé doucement les cheveux pour le calmer, comme un gosse. Ses pleurs ont cessé, sa vodka est arrivée. C’est Corinne qui l’a bu. Puis, elle a payé les consommations, a redressé Franck sur son séant, l’a aidé à se lever et l’a pris par le bras pour sortir. - Viens chez moi, lui a-t-elle susurré à l’oreille. Cette nuit-là, ils ont dormi serrés dans les bras l’un de l’autre, comme deux enfants abandonnés dans une forêt. Le lendemain, en fin de mâtinée, ils sont sortis. Franck ne voulait pas prendre le métro. Ils ont marché jusqu’aux berges du canal Saint Martin, où ils ont pris un café en terrasse. Il faisait bon, c’était calme, Corinne portait une robe légère, elle était si belle, si douce. Vers 16h, ils sont rentrés. Le soir, ils ont regardé un DVD que Corinne avait loué. Franck s’est endormi devant. Le lendemain, Corinne devait aller travailler à son magasin pour une commande urgente. Franck a mis ses lunettes de soleil, il faisait bon ce jour là sur Paris, et il s’est promené dans Montmartre, comme un parfait touriste. Puis, il est revenu sur Belleville. Corinne était revenu à son appartement. Il a fait son sac en silence. - Merci, a-t-il dit dans l’escalier, au moment de partir le dimanche soir. Tu crois que je peux revenir la semaine prochaine ? - J’aurais Jonathan avec moi, c’est ma semaine, lui répondit Corinne avec sa petit voix. Ça va être compliqué - Je comprends, répondit Franck. Je t’appelle. Prends soin de toi. Il est remonté sur le palier pour caresser sa joue, puis l’embrasser. Elle lui a sourit, il est parti. La routine du bureau a repris ses droits comme si de rien n’était quand il est revenu à Marseille. Levé à 7h, arrivé au travail à 8h, l’équipe déjà au travail. Café avec le gros, puis épluchage des dossiers des clients. Repas seul dans son bureau. Café avec le gros. visites de quelques clients avec les responsables de secteur, retour au bureau, dossiers. Puis, vers 17h, coups de téléphone aux clients, présentation, prise de rendez-vous pour la semaine suivante. Franck avait décidé de faire la grande tournée des popotes, 50 clients à visiter dans le mois. Le soir, il restait généralement jusqu’à 20, 21 heures au


bureau, travaillant encore sur les dossiers après avoir passé deux heures au téléphone avec des clients. Le jeudi soir, Franck appelle Carpési dans son bureau - Jean-Michel, je voudrais vous demander un petit service. Vous avez bien une voiture ? - Bien sûr, répond le gros - Vous pourriez me la prêter ce week end ? J’ai emménagé dans un appartement près des Réformés, mais, j’ai loué un appartement vide et je n’ai pris aucun meuble avec moi. Vous savez ce que c’est, déménagé rapidement, c’est un peu compliqué - Oh, là, m’en parlez pas. Je me souviens encore du périple que ça a été de faire venir mes meubles à Marseille. On était passé par un container par train, vous voyez ? - euh.. oui, enfin, non - Ah, je m’en souviens comme si c’était hier, s’exclame le gros en s’affalant sur une chaise. La tête de Martine. Martine, c’est ma femme ! La tête de Martine, donc, quand la société nous a appris qu’elle était en grève ! Oh, trois semaines, ça a duré pour qu’ils débloquent la situation et qu’ils nous livrent notre container avec tous nos meubles. Je vous dis pas le bordel pendant 3 semaines ! Vous imaginez, je débarquais avec ma petite famille, on avait trouvé un chouette appartement dans les quartiers sud, vers le Prado, la plage à 10 minutes à pied, le rêve quoi et voilà que patatras, pas de meuble. Et pas de meubles, ça veut dire rien, pas de lit, pas de table, pas de télé, pas de frigo, pas de vaisselle ! On est arrivé à Marseille en train juste avec nos valises. Des romanos qu’on était. Oh, je vous jure que ça a été épique. On était obligé de camper chez nous ! Et vous ne connaissez pas Martine. Elle ne voulait déjà pas partir de Paris pour ne pas laisser ses parents seuls, mais alors, avec l’histoire du container, je ne vous dis pas ce que j’ai entendu ! Tiens d’ailleurs, faudrait que je vous invite à la maison un de ces soirs. On fera plus amplement connaissance - Oui, on verra ça, répond Franck un peu excédé par cette multiplication de détails dont il n’avait rien à foutre. Voilà. Justement, moi aussi, je suis arrivé avec juste deux valises… et j’ai juste eu le temps de m’acheter un matelas, là, dans le grand centre commercial à l’extérieur de la ville, là comment il s’appelle déjà ? - Grand Littoral ? - Non - La Valentine ? - Pas Plan de Campagne quand même ? - Oui, c’est ça, Plan de Campagne. Eh bien, je me demandais, si jamais vous aviez une fenêtre, ce week-end, vous pourriez me prêter votre voiture pour que j’y retourne pour acheter quelques équipements ? Là, Jean-Michel Carpési le regarde, circonspect - Vous voulez retourner à Plan de Campagne, en plein week-end ? - Ben oui, juste pour acheter deux trois trucs, ça ne prendra pas longtemps. - Eh bien, dans, ce cas, je vous laisse ma voiture ce week-end. On utilisera celle de ma femme - Vous avez deux voitures en ville ? - Deux voitures et un deux-roues. Si vous n’avez pas de voiture ici, c’est impossible de se déplacer.


Le vendredi soir, comme convenu, il récupére la voiture de Carpési, une 405 bien lourdingue, à l’image du gros, en somme. Le lendemain, il prend l’autoroute d’Aix-enProvence et sort à Plan de Campagne. Il achète un frigo, une chaîne hi-fi, une cuisinière et une télévision chez Darty, un canapé en cuir chez Natuzzi, une table et des chaises chez Leroy Merlin, un fauteuil-club chez Roche-Bobois, des luminaires chez Conforama. Sans vraiment s’en rendre compte, il a dépensé plus de 5 000 euros dans cette virée dans la zone, soit la totalité de sa prime de mutation. Il a demandé à être livré le plus rapidement possible. Mais tout le monde semblait en rupture de stocks. On allait demander aux autres magasins de la chaîne, mais franchement, monsieur Blanquart, on ne pourra pas vous livrer avant une bonne semaine. Une semaine ? Mais c’est impossible, je suis à Paris le week-end prochain. On ne peut pas avant. Tant pis, où j’en suis, je peux encore attendre deux semaines. Livré moi le week-end d’après. . Là, normalement, je serais chez moi, dans mon appartement à Marseille, décida Franck en pensant à la garde alternée de Corinne. Il finit son périple sur la zone par un film au multiplexe Pathé. Sa troisième semaine de travail dans l’agence U-tech n’a pas dérogé à la règle. Arrivé à 8h, petite réunion avec le gros pour faire le point sur les dossiers, réunion de travail, sandwich pendant que l’équipe allait manger dehors, visites de quelques clients avec les responsables de secteur, retour au bureau, dossiers. Puis, vers 17h, coups de téléphone aux clients, présentation, prise de rendez-vous pour la semaine suivante et déjà prospection pour obtenir de nouveaux contrats. Il y avait toujours quelqu’un pour répondre, que ce soit dans la plus petite ville ou dans la grosse PME, toujours quelqu’un pour prendre un message, pour parler avec Franck de la possibilité de faire évoluer le contrat, pour estimer la qualité de la prestation, pour préciser les termes d’un appel d’offres. Mais il n’arriva jamais à décrocher un rendez-vous après 17h, aucune décision ne pouvait être prise, aucun moyen d’atteindre monsieur le maire ou le patron de la boîte. Oh, ce n’est pas tant qu’ils ne travaillaient pas, évidemment qu’ils bossaient, non mais vous imaginez quoi. Simplement, après 17h, c’était plus l’heure quoi ! Après 17h, c’était plutôt l’heure des inaugurations, des points commerciaux, des réunions politiques, de la sortie d’école, des courses, de tout et de n’importe quoi sauf des contrats de prestation informatique. Non, mais qu’est ce que vous voulez à la fin avec vos logiciels, s’était entendu dire un soir Franck par un maire qu’il avait réussi à choper après avoir fait sonner le téléphone durant un quart d’heure. Je prépare l’Abrivado, j’ai pas le temps à perdre, moi. Abrivado, avait demandé, interloqué, Franck. Et voilà, s’était exclamé le maire. Encore un Parisien qui ne comprend rien à nos traditions ! Mais qu’est ce que vous avez à venir prendre le travail des gens d’ici ? Merde ! Moi, dimanche, je vais lâcher 10 taureaux de 500 kilos dans les rues de ma ville avec le public tout autour, tout ça pour tous ces casse-couilles qui viennent en vacances chez nous et que l’on doit divertir, tous ces étrangers qui ne comprennent rien, qui n’ont pas conscience du danger et qui font n’importe quoi quand les taureaux sont lâchés. Et qui va en tôle si y a un accident, si seulement un de ces alcoolos d’anglais ou ces drogués de Néerlandais se font embrocher ? Les emmerdes, ce sera pour moi ! Alors, je passe mes jours et mes nuits pour ce foutu plan de sécurité. Et vous n’imaginez pas le travail que ça représente de préparer le plan de sécurité exigé


du Préfet. Non, vous n’imaginez rien de rien, vous les Parisiens, vous venez juste vous dorez le cul chez nous. Alors, vos logiciels, hein, vous savez où vous pouvez vous les mettre ! Franck n’en avait pas dormi de la nuit. Le lendemain, Franck appelle Carpési dans son bureau et lui parle de sa conversation avec le maire. Le gros se marre. - C’est Roger, c’est un sanguin, le Roger. 40 ans à la tête de son bled, un peu vieux jeu, mais une bonne âme. Et puis ici, pas touche aux traditions, hein. Et d’ailleurs, moi, je vous conseille de vous y intéresser, à ces traditions ! - Mais, enfin, Mr Carpési, qu’est ce que vous me chantez là ? - Vous ne pouvez pas savoir comme ils sont fiers de leur Féria à Nîmes et de leur carnaval à Nice et de leur tournoi de pétanque à Marseille. Si vous vous y intéressez, vous avez déjà fait la moitié du boulot. Tenez, moi, je me souviens, il y a 1 an, j’ai pu obtenir le contrat d’Aubagne, après lequel on courrait depuis des mois, juste en allant, comme ça, un dimanche à leur foire aux santons. - Ah bon, répond, intrigué, Franck - Mais oui, vous savez, leurs figurines en terre cuite là, ces petits personnages ringards qu’ils achètent tous à Noël pour mettre dans leur crèche provençale. Bon, moi, j’en ai rien à faire de leurs santons, mais le maire était là et avec lui, toute son équipe, et notamment le directeur du service informatique, celui que je n’arrivais jamais à avoir au téléphone, quelle que soit l’heure de la journée. Toujours occupé, toujours absent le zigue. Ben, là, sur le marché, je l’ai coincé, en un quart d’heure, j’avais obtenu un rendez-vous une semaine plus tard et deux mois plus tard, on avait le marché ! Bon, ça m’a coûté bonbon, car des santons, j’ai du en acheter une bonne dizaine ce jour-là. Et je vous dis pas à quel prix, ils les vendent leur truc en terre cuite ! Et vous voulez que je vous dise le plus marrant ? - Allez-y, répond Franck en posant pour la première fois son stylo - C’est que ma femme et mon gosse ont été enchantés que je les ramène, ces santons. On n’arrêtait pas de leur en parler, de cette crèche. A l’école surtout, toutes les mères tannaient Martine et dans la cour de récréation, tous les gosses emmerdaient mon petit avec ça. Même sa maîtresse s’y était mise. Et le petit, je peux vous dire, le lendemain, il était tout fier d’annoncer que cette année, chez lui, il y aurait la crèche avec les santons ! - Charmant, comme histoire… mais qu’est ce qu’on va faire avec Roger ? - Ne vous inquiétez pas, je m’occupe de lui. Sur ce, le gros sort son portable, recherche dans son répertoire et téléphone. En 5 minutes, l’affaire était réglée. Le maire s’excusait même de son emportement et invitait Franck même ce week-end à venir découvrir son Abrivado - Mais vous avez son portable, Mr Carpési, demande Franck, interloqué - Bien sûr, répond le gros en accrochant son téléphone à sa ceinture. J’ai le téléphone direct de tous nos clients. Franck n’en revenait pas. Carpési avait tous les contacts directs de tous les directeurs et maires que cherchait désespérément à contacter Franck chaque soir. Tous les soirs, après 17h, il passait des heures au téléphone, rappelait soir après soir, tout cela pour se faire pourrir à peine avait-il prononcé une phrase et lui, le gros, là, ce Jean-Michel Carpési, cet espèce de Sergent Garcia n’avait pas levé le petit doigt !


- Vous irez, reprend le gros - Où ? - Eh bien, à l’Abrivado ? - Non, c’est VOUS qui irez, reprend Franck en souriant - Euh, c’est-à-dire que je n’avais pas prévu. - Et bien, maintenant, si. - Mais cette invitation ne m’est pas personnellement destinée. Le Roger risque de mal le prendre. - Vous en ferez votre affaire, comme d’habitude, Carpési. - Mais enfin, non, ce n’est pas possible…. C’est vous - Eh bien, si, c’est possible, répond Franck qui tenait là une vengeance idéale. Moi, j’ai d’autres projets. Et s’il vous plait, faite preuve de tout votre professionnalisme dont vous êtes manifestement capable pour nous rapporter un avenant à notre contrat, conclut Franck en faisant mine de retourner à son ordinateur, ce qui signifiait la fin de la conversation. Le vendredi soir, Franck arrive à Paris vers 23h30. Elle l’attendait sur le quai. Ils se sont embrassé comme deux jeunes amants. Ils ont pris le métro main dans la main et ont passé le week-end à faire l’amour. L’appartement de Corinne, un T3 au dernier étage, était comme un cocon pour Franck. Il ne désirait plus voir l’extérieur, enfouissant sa tête dans les coussins quand le soleil, haut, s’invitait par la fenêtre de la chambre. Il avait besoin de calme, de tendresse… et de sexe. Ce n’était qu’à cette condition qu’il trouvait un peu de repos dans le sommeil. Il dormit 10 heures d’affilée entre samedi et dimanche. Ça ne lui était plus arrivé depuis des mois. Quand il se réveilla, il était encore plus crevé. Mais il bandait. Sa bite était si dure qu’elle lui faisait mal. Corinne, qui avait pris sa douche, n’avait plus du tout envie de baiser. Elle s’approcha du lit et entreprit de le frotter doucement avec un gant et du savon. Elle le branla si bien qu’il jouit très rapidement. Elle nettoya le sperme qui coulait sur son ventre puis l’embrassa sur la joue. Il se rendormit. Il était midi quand Franck fut réveillé par son téléphone portable. - Salut, c’est Carpési, entendit-il au téléphone avec une musique de fanfare derrière. Je suis avec Roger à son Abrivado. Il est prêt à signer un avenant au contrat, mais il désire que vous nous rejoignez pour le signer. - Quoi, maintenant, un dimanche matin, répondit Franck - Ben oui, maintenant. Et puis, vous resterez avec nous pour le lâcher de taureau de cet après-midi. - C’est impossible, Carpési, je suis à Paris là. - A Paris ? Mais qu’est ce que vous faites à Paris ? Eh, Roger, le gamin est à Paris, y peut pas venir aujourd’hui. - Dites-moi, Jean-Michel, vous avez commencé l’apéro à quelle heure, coupe Franck - Je l’ai commencé à l’heure qu’il faut et j’ai l’avenant qu’il vous faut. Alors, commencez pas à me chercher des poux, OK ? - Bon, écoutez Carpési, faites comme vous voulez, mais, moi, je ne peux pas être làbas cet après midi pour signer l’avenant. On en parle demain matin au bureau.


Forcément, après ce coup de téléphone, la journée n’eu pas la même saveur. Franck se posa mille questions pour savoir quelle attitude adopter le lendemain matin au bureau. Mais au-delà de savoir s’il devait le jouer dans le registre copain complice ou en chef autoritaire, ce qui l’effrayait le plus au fond, c’était d’imaginer que ça allait se passer toujours comme ça, qu’il allait être obligé de se frapper des inaugurations, des fêtes votives, des méchouis, qu’il lui faudrait côtoyer de près ces barbares, ces magouilleurs, leur taper sur l’épaule, salir ses chaussures, suer, boire, bâfrer, parler, rigoler, tout ça pour finir par signer un avenant qui ne sera qu’un petit arrangement de caniveaux. - Tu n’en fais pas un peu trop là, lui répond Corinne quand il étale ses pensées sur la table de la cuisine - Corinne, je vais devoir y passer mes week-ends ! - Et alors - Et nous alors ? - Nous ? s’exclame Corinne. Nous ? Est-ce qu’il y a un « nous » d’abord ? On se connaît depuis si longtemps, Franck, qu’il ne vaut mieux pas qu’on se raconte des histoires, tu ne crois pas. Si un « nous » a existé, c’était au début, il y a 7 ans. Mais tu l’as détruit en partant vers Suzanne. Aujourd’hui, c’est juste les réminiscences d’un souvenir. Franck n’a pas répondu. D’ailleurs, qu’aurait-il pu répondre qui ne le ridiculise pas ? Elle avait raison, il devait s’estimer chanceux qu’elle lui garde encore suffisamment d’affection pour l’accueillir. Le retour à Marseille a évidemment été des plus pénibles. Il ne cesse de penser à Corinne, puis à Suzanne, se demandant bien pourquoi, bon dieu, il avait quitté l’une pour l’autre. Le lundi matin, quand le gros entre dans son bureau avec un dossier et deux cafés, Franck éprouve un moment de panique. Il n’avait toujours pas tranché sur l’attitude à adopter face au gros et à ce moment précis se joue une partie de son avenir comme directeur de l’agence. - Bonjour, monsieur Blanquart, lance le gros en s’asseyant. C’est sans sucre vous, c’est ça ? - Oui, merci Mr Carpési - Tenez, dit le gros, en posant le dossier sur la table. Tout est là. Les papiers sont prêts. Roger vous attend pour les signer. - Il n’a pas voulu les signer hier, demande Franck en ouvrant la chemise cartonnée jaune - Non. Il veut le faire avec vous un week-end dans le mois qui vient, à votre convenance - Et pourquoi pas un jour de la semaine ? - Parce que les week-ends qui arrivent, il y a l’Abrivado et qu’il tient particulièrement à vous le faire découvrir. En quelque sorte, c’est l’avenant contre l’Abrivado - Peut-être qu’il veut qu’on signe dans la rue, là où ils lâchent les taureaux, dit Franck sans ôter ses yeux du dossier. Et tout ça pour un avenant de 10 000 euros par an ? - C’est à vous de voir, répond le gros en se levant. Ça, c’est votre job, moi, j’ai fait le mien hier.


Chapitre 6 Ils sont arrivés tôt le samedi matin. D’abord les gars tout vert de chez Leroy Merlin pour la table et les chaises. Puis, les petit gars tout rouge de chez Darty avec le frigo, la chaîne hi-fi, la cuisinière et la télévision. Ensuite, sont arrivés les gars tout jaune de chez Conforama pour les luminaires, puis les gars tout bordeaux de chez Roche Bobois pour le fauteuil club et enfin, deux baraques en tee-shirt blanc avec d’énormes tâches de sueur sous les bras pour le canapé de chez Natuzzi. Franck a passé le reste de son week-end à déballer, vérifier, placer, ranger. A la fin de la journée, l’immense appartement a rétréci, mais là n’est pas le plus important. L’appartement semble penché d’un côté, comme si la position des meubles et de l’électroménager provoquaient un tangage. Franck les change de place et c’est un roulis qui se met en route. Il change à nouveau de places les meubles mais ça ne va toujours pas. Le lendemain, il se réveille avec un mal de tête, s’affale dans le fauteuil-club, regarde autour de lui. Il ne sent toujours pas bien dans cet appartement. Il regarde les fenêtres sales à travers desquelles percent les rayons du soleil. Derrière, Marseille s’agite dans son désordre habituel. Il ne peut pas s’enfuir dans la ville, pas encore. Il faudrait pourtant qu’il trouve une ligne de fuite. Le lendemain, il arrive comme à son habitude au bureau à 8h. Comme à son habitude, l’équipe est déjà au travail à son arrivée, ce qui a le don de l’agacer. Et comme à son habitude, Carpési entre dans le bureau de Franck, deux cafés chauds à la main. - Merci Mr Carpési, dit Franck en prenant son gobelet. J’en ai bien besoin ce matin. - Vous avez passé un bon week-end, monsieur Blanquart ? - Pas mal, pas mal. J’ai réceptionné mes meubles et je les ai installés dimanche dans mon appartement. Mr Carpési, il faut que je vous pose une question qui me taraude depuis mon arrivée ici. Dites-moi, à quelle heure vous arrivez le matin ? - Vers 7 heures, lui répond le gros en se brûlant la langue avec son café. Et les autres ? Pareil. On arrive tous vers 7h, 7h15. - Mr Carpési, ne me dites pas que les fonctionnaires à qui vous avez affaire ici sont des lève-tôt. - Et bien si, figurez-vous, monsieur Blanquart. La plupart arrivent très tôt au travail pour pouvoir partir tôt le soir. - Ah oui, évidemment, ces saloperies de 35 heures, soupire Franck. ça fait quelque temsps qu’on fonctionne comme ça, reprend le gros. Et ça nous arrange pas mal pour éviter les bouchons dans la ville. Après 7h30, c’est trop le bordel, on double son temps de trajet pour venir. - Mais, personne ne prend les transports en commun ? - Ah, vous voulez dire le métro ou les bus, répond le gros en posant ses fesses alourdies sur le fauteuil en face du bureau de Franck, comme il en a pris l’habitude depuis le premier jour. Non, non, on vient tous en voiture. Personne n’habite dans le centre-ville, c’est trop bruyant et trop pourri. On est tous dans des quartiers un peu excentrés comme Saint-Barnabé pour Bernard, Château-Gombert pour José et Christian ou encore le Prado pour Maryse et moi. Et si on voulait venir en métro ou en bus, il nous faudrait bien trois quarts d’heure. –Et Malika ?


–Oh, elle, elle vient à pied. Elle habite au Panier, mais elle aime bien se lever tôt. Je crois qu’elle préfère être ici que chez elle. –Ah bon, et pourquoi, demande Franck. Oh, je ne sais pas trop, mais je crois que ça va pas fort avec son petit ami et puis il y a ses frères aussi je crois, enfin, vous voyez, la vieille école quoi. –Dites-moi, Jean-Michel, son, embauche, c’est notre caution à la diversité, demande Franck. –Pas du tout, répond le gros. Quand on a recruté, 90% des candidatures reçues émanaient de jeunes d’origine étrangère. En vérité, on n’a même pas pu faire de discrimination positive. On a pris la meilleure, simplement. - Ouais, la meilleure qui est aujourd’hui représentante du personnel à la CFDT. Bien vu, Carpési, ironise Franck - Ne vous en faites pas pour elle, monsieur Blanquart. La CFDT, ce n’est pas la CGT, c’est des gentils. Et puis, c’est quand même plus agréable de négocier avec Malika qu’avec… Maryse ou Bernard, par exemple, hein, Monsieur Blanquart, pouffe le gros. - Négocier n’est jamais une partie de plaisir, Monsieur Carpési, coupe sèchement Franck. Surtout si ce que l’on a à négocier est de première importance comme… - Comme quoi, monsieur Blanquart, demande d’un coup le gros avec un ton autrement plus sérieux. Comme une fermeture de l’agence ? - Par exemple, monsieur Carpési, répond Franck en sirotant son café - Vous êtes envoyé de Paris pour fermer Marseille, demande le gros, soudain paniqué. - Non, répond Franck. Je suis venu pour faire remonter les chiffres. Mais si je n’y parviens pas, vous connaissez l’issue comme moi - Et nous avons combien de temps ? - 6 mois, un an maximum, répond Franck. - Ah, tout va bien alors, répond le gros qui se détend - Comment ça, tout va bien, questionne Franck. - Dans 6 mois, vous aurez pris vos marques, vous serez tombé amoureux de cette ville et peut-être d’une de ses belles filles, et dans un an, vous ne voudrez plus partir, vous ne pourrez plus vous passer du soleil et de la mer. Dans un an, vous aurez compris comment ça fonctionne ici et vous serez devenu le plus ardent défenseur de notre agence et vous trouverez le moyen de persuader le siège de l’intérêt stratégique de garder l’agence à Marseille, où un autre argument du genre ! - Vous vous trompez sur mon compte, monsieur Carpési, lui répond Franck. - Allez, vous dites cela aujourd’hui, mais quand vous aurez pris vos marques, quand vous sortirez du bureau plus tôt pour aller piquer une tête dans la mer, quand vous vous serez baladé dans les collines, quand vous aurez été skier quelques heures en faisant un aller-retour dans la journée, quand vous aurez goûté aux oursins, quand vous aurez été jeter un petit coup d’œil dans les calanques, vous verrez, on en reparlera. - C’est ça, monsieur Carpési, on en reparlera. Mais, pour l’instant, ce qui me préoccupe, ce sont les chiffres de l’agence. Tiens, justement, comment va notre ami Roger ? - Roger ? - Oui, Roger répète Franck. Votre copain de l’Abrivado ! Et cet avenant, vous l’avez obtenu ? Parce que si vous voulez rester à Marseille en gardant votre poste avec votre


salaire, c’est plutôt à ça qu’il faut penser, plutôt que piquer une tête dans la mer en sortant du travail ou aller faire du ski. Le gros sourit, un de ces sourires forcés qui veut dire petit con. Désormais, Franck est seul. Il a réussi à se mettre tout le monde à dos, et il considère ce résultat comme la première étape de sa réussite personnelle à Marseille. Le soir, quand il rentre chez lui, il s’occupe de son roulis. Il regarde son canapé, sa télé, la table, les fenêtres, les murs, mais rien ne vient. Le week-end suivant, il prend le train pour rejoindre Corinne à Paris. Il commence à se faire à ces petits allers-retours entre Marseille et la capitale. Ça lui permet vraiment de couper avec cette ville de merde, avec cette chaleur insupportable, avec ces gros cons de l’agence. Elle l’attend gare de Lyon, comme la dernière fois. Il l’embrasse avec une fougue qu’il aurait voulu dissimuler. Puis, main dans la main, ils prennent le métro. Ce n’est qu’à la porte de son immeuble que Corinne lui annonce que Jonathan est là. - Mais ce n’est pas ta semaine, non, dit Franck, un peu paniqué - Rien n’est jamais simple quand on est des parents séparés, lui répond Corinne en cherchant ses clés dans son sac. Son père m’a téléphoné hier soir pour me demander de le garder ce week-end car il avait un séminaire à la Baule avec son patron. Je n’ai pas eu le courage de l’envoyer balader. Mais ne t’inquiètes pas. La nounou l’a couché. Il doit déjà dormi dans sa chambre. Franck aurait voulu partir sur le champ. Mais il n’a jamais été très doué pour le courage. Il suit Corinne dans l’escalier, se demandant bien comment il va se passer ce week-end. Ils arrivent dans l’appartement, Corinne lui fait signe de ne pas faire de bruit. La jeune fille qui fait la babby sitter lui résume dans le couloir la soirée. Corinne lui donne un billet de 20 euros et ferme doucement la porte de l'appartement derrière elle. Elle passe la tête dans la chambre de Jonathan pour vérifier que son fils est parfaitement paisible dans son sommeil. Puis, elle se retourne et prend la main de Franck pour l’entraîner dans sa chambre. Elle ferme la porte derrière eux, allume une petite lumière et sourit tendrement en enlaçant Franck. Il la serre très fort et l'embrasse doucement. Elle s’écarte alors de lui, se déshabille en un clin d’œil. Ils s’allongent sur le lit, et il commence à la caresser. Ils ne parlent pas de peur de rompre le dialogue qui s’est noué entre leurs deux corps. Ils font l'amour en silence, comme dans une cérémonie païenne. Le lendemain, Jonathan frappe à la porte de la chambre. Corinne, en l’entendant, bondit hors du lit comme une lionne et passe en deux secondes une robe de nuit. Franck, réveillé en sursaut, remonte le drap jusqu’au dessus de sa tête. Corinne éclate de rire en ouvrant la porte de la chambre. -Jonathan, je te présente Franck, dit-elle. Il dort chez nous ce week-end Franck laisse seulement ses yeux dépassés pour découvrir un petit bonhomme de 5 ans aux cheveux bruns en bataille avec de grands yeux qui le scrutent avec autorité. - Salut Franck, dit-il. T’as dormi dans le lit de maman ? Pourquoi t’as pas dormi dans le canapé ? - Euh, quelle heure est-il, là ? demanda Franck - 8h, répond Corinne qui tira ses cheveux en arrière. Je vais aller faire un café. Tu viens Jonathan, laisse Franck tranquille.


Jonathan lance encore un regard suspicieux à Franck puis, pris la main de sa mère et disparait dans le couloir. Franck souffle un peu. La journée va être longue. Quelques minutes plus tard, Corinne revient seule avec une tasse de café chaud. Franck se redresse dans le lit. Elle s’assoit, lui tend la tasse et lui caresse tendrement les cheveux. - Ça va ? - J’ai connu des réveils plus doux. Il est où ? - Devant la télé. - C’est bien la télé - Il n’y a droit que le week-end - Il a l’air de me découvrir. Tu ne lui avais pas parlé ? - Si, je lui avais dit qu’un ami venait ce week-end à la maison. - Tous tes amis dorment dans ton lit ? - Pas tous, répond Corinne en souriant Après avoir bu un peu de café, Franck lui dit - Je crois que le mieux, aujourd’hui, c’est de te laisser avec lui. Je vais aller me balader. on se retrouvera ce soir - C’est comme tu veux, Franck. Je me disais bien qu’une journée baby-sitting te disait moyen. Je vais essayer de le caser quelque part pour ce soir, qu’on soit un peu tranquille. - Tu es merveilleuse, Corinne. - Je sais. C’est bien que tu t’en rendes compte aujourd’hui. Dans Paris, il fait ce qu’il n’avait jamais fait en 20 ans de vie parisienne. Il ignora le métro et traversa la ville à pied en longeant la Seine depuis la Bastille jusqu’à la Tour Eiffel. Quand il y vivait, il n’avait jamais vraiment pris le temps de regarder la ville. Mais quelques semaines à Marseille lui avaient nettoyé les yeux et jamais Paris ne lui avait semblé aussi belle que lors de cette journée. Le soir, il retrouva Corinne. Elle n’avait pas réussi à refiler Jonathan à une copine. Elle n’avait peut-être pas voulu non plus. Mais Franck avait passé une journée tellement merveilleuse que rien ne pouvait le contrarier. Ils mangèrent ensemble et puis ils regardèrent un DVD. Ils étaient tous les trois assis dans le canapé, comme n’importe quelle famille en France à ce moment-là. Puis, Corinne a couché Jonathan et a retrouvé Franck dans le lit. Ils étaient juste bien.


Chapitre 7 Une bibliothèque contre le roulis. Ce n’est peut être pas la solution idéale, mais Franck n’en peut plus de passer des soirées à tergiverser. Trop d’idées s’entremêlent quand il est assis dans son fauteuil-club. Une bibliothèque avec des étagères, voilà ce qu’il lui faut. Il les voit, là, en planches de bois un peu épaisses, vernis, posées à 20 centimètres les unes des autres dans le renforcement du mur. Il voit déjà les tranches écrues avec le liseré rouge des livres de chez Gallimard ou ceux avec du papier gaufré de chez POL ou même des bleus foncés de chez Stock. Les auteurs ? Ah, mais on s’en fout des auteurs ! Il irait chez les bouquinistes pour les acheter au kilo, les Karamazov, les Particules élémentaires et autres Simenon. Qu’est-ce qu’on en a à foutre des livres qui sont dans une bibliothèque ? De toute façon, tout le monde ou presque a les mêmes. On entend parler d’eux, on les achète, on les lit d’un œil distrait avant de se coucher, on les renferme et on les claque dans la bibliothèque où ils deviennent reliques empoussiérées le restant de leur vie jusqu’à ce qu’un héritage les fasse changer de main, de maison, d’étagères. Pour certains, ils peuvent alors avoir la chance de renaître entre les mains d’un petit collégien qui doit se farcir le Balzac ou le Fournier de service. Ah, alors, là, c’est le pied. Le voilà trimballé à nouveau dans le monde qu’il redécouvre, peut-être 20 ou 30 ans après. Oh, qu’est-ce que ça a changé, le monde en si peu de temps. Les gens, les voitures, les vêtements, la langue, oh, bon dieu, mais qu’est ce qui lui ont fait, au Français ? Par contre, ce qui n’a pas changé, c’est le soin qu’ils prennent de moi. Nutella plein les doigts, plié, retourné dans tous les sens, griffonné par ennui, raturé par vengeance, et même une tâche de café sur la couverture, petit salopiot va, aussi dégueulasse que son grand oncle. Oh, finalement, vivement que ça se termine et que je retourne parmi les miens, bien au chaud dans la bibliothèque entre Apollinaire et Camus. Bon, bref, à part ce genre de petite aventure, les livres ne bougent pas trop de la bibliothèque. Alors, non, on ne va pas s’emmerder à les choisir et encore moins à les lire, ces livres, on va faire comme tout le monde, on va les mettre en scène dans son appartement parce que ça fait vachement bien dans un séjour, une belle bibliothèque. Tout de suite, ça en impose et puis c’est beau des livres, c’est chaleureux, on installe un fauteuil confortable avec une lampe par-dessus l’épaule. On obtient un intérieur tout de suite agréable, intellectuel, classe. Le week-end suivant, il reste à Marseille puisque Corinne a encore la garde de son fils. Il loue une voiture pour le week-end. Direction Leroy Merlin à Plan de Campagne. Il est midi quand il entre sur l’autoroute d’Aix-en-Provence qui dessert la zone commerciale. Il met son clignotant, se déporte vers la droite et s’arrête derrière la file. Il est encore sur l’autoroute, à 200 mètres de la sortie. La file de voiture avance doucement mais régulièrement jusqu’au premier rond point. Il intercale rapidement sa Laguna dans le flot, bifurque à la deuxième sortie, stoppe derrière la file de voitures qui attendent pour entrer dans le second rond point. Quand arrive son tour, il est obligé d’attendre plus de 2


minutes pour s’engager, déclenchant derrière lui un concert de klaxons agressifs. Une fois dans le rond-point, il s’échappe à la troisième sortie, juste devant le Leclerc, fait 10 mètres, pile brutalement pour laisser passer une mère et son enfant qui traversent sans regarder, redémarre puis s’arrête à nouveau 20 mètres plus loin derrière une voiture qui a mis son clignotant pour tourner sur la gauche. Dans l’autre sens, les voitures se suivent pare-chocs contre pare-chocs, personne n’étant apparemment prêt à céder le moindre centimètre de bitume pour laisser s’engager la voiture dans le parking. Il faut que d’autres klaxonnent derrière Franck pour que l’une d’entre elles s’arrête, laisse tourner la voiture sur la gauche, elle-même libérant ainsi la route sur laquelle se trouve Franck. Celui-ci redémarre à nouveau, puis ralentit à l’approche d’un nouveau rond-point libéré de toute circulation, prend la première à droite pour arriver, 10 minutes après son entrée dans la zone commerciale, au parking de Leroy Merlin. A vol d’oiseaux, il y a à peine 500 mètres entre les deux. Franck gare la Laguna au bout de l’immense parking. Il prend un de ces grands caddies, entre dans le magasin, tout heureux de retrouver la sainte climatisation. Il passe 4 heures dans les rayons pour acheter de la peinture, des pinceaux de toutes les tailles, un bac et une grille, deux rouleaux, des planches de bois, une scie sauteuse, du papier de verre, un marteau, des tournevis, des équerres, des vis, des clous, une perceuse à percutions, des chevilles, du vernis incolore, des gants, un mètre, un escabeau, un niveau. Il revient chez lui, se gare dans une rue perpendiculaire, fait 3 allers-retours pour monter tout le matériel dans son appartement. Il est presque 18h et pour la première fois de la journée, Franck se pose. Il regarde tout l’attirail qui trône au milieu de son séjour, puis le mur en face de lui. Et soudain, il se dit que tout cela est complètement débile. Il lui est déjà bien arrivé de frapper comme un dératé sur un clou, il lui est déjà arrivé d’utiliser un tournevis pour démonter une lampe ou même une pince coupante pour dénuer des fils et c’est bien ses seuls faits d’armes en matière de bricolage. Il n’a jamais tenu une perceuse, ni scié la moindre planche de bois et encore moins percé un mur pour y fixer quoique ce soit . Et là, sur un coup de tête, il s’est lancé dans des travaux pour aménager un appartement de location dans une ville qu’il déteste. A 21 heures, il a déballé la scie sauteuse, lu la notice, placé la lame, mesuré la largeur du renforcement dans le mur -121 centimètres- s’était rendu compte qu’il aurait du le demander à l'atelier découpe de la grande surface. Il trace au crayon de bois un trait sur la planche, met en route la scie sauteuse, engage la lame dans la planche en bois, brise la lame sur la planche en équilibre entre deux chaises. Il s’y reprend à 2 reprises pour couper la planche. Il passe la feuille de verre pour adoucir les traces de la coupe. Il déballe la perceuse, lit la notice avec attention, mais au moment de la mise en route, il se rendu compte que les batteries livrées sont déchargées. Il les charge et se boit un petit whisky en lisant avec attention la notice concernant les tailles et les types de forêts. Il en profite pour repérer le bon, le 8 millimètres, celui qui ira bien


avec les chevilles rouges et les vis qu'ils a achetées. Il se reverse un autre whisky et trace sur le mur une droite à 90 centimètres du sol. Ce sera là qu’il fixera la première étagère. Puis, il compte 25 centimètres, trace une seconde droite et ainsi de suite. La batterie de la perceuse est alors assez chargée. Il entreprend le premier perçage de sa vie, un modeste 8 millimètres dans une planche de bois de 3 centimètres d’épaisseur. Et ce qui devait arriver arriva. Il n’appuie pas assez fort et la mèche ripe. Il réessaye à quelques centimètres et rebelote, la mèche part en valse. Il tente un nouveau trou en appuyant de tout son poids sur la perceuse, mais cette fois-ci, il la perce tellement vite qu’il abîme la planche avec le mandrin. Enervé, Franck jette la perceuse par terre, elle tombe sur le forêt qui se vrille. Matériel de merde , jamais il n’aurait du prendre celle en promo à 60 euros ! Super, génial le bricolage, je ne sais pas quel connard a inventé ce truc, mais c’est vraiment pour une bande de dégénérés qui n’ont rien d’autre à foutre dans leur vie, s’écrit Franck en se dirigeant dans la cuisine. Il s’assoit sur une chaise, ouvre la bouteille de whisky, se ressert un verre et boude. Ça dure bien 10 minutes sa mauvaise tête. Mais il faut pas se fier à son enveloppe corporelle statique, là, en l’imaginant assis dans sa cuisine, le coude sur la table, l’autre bras qui tient le menton, sa mine renfrognée et son haleine acide. A l’intérieur, ça trépigne férocement. Il faut qu’il y retourne, à ses fameuses planches. Il faut qu’il leur règle leur compte, à ces bouts de bois. Il va te les fixer en un quart d’heure, ces équerres. Et puis, après, il va te percer ce mur, claquer la cheville dans le trou, bien l’enfoncer avec le marteau et puis il n’aura plus qu’à mettre les vis et voilà le travail. Exactement ce que lui avait expliqué le petit rougeaud de chez Leroy Merlin tout à l’heure. Il fixe sa première planche à 23h. Et même que la bulle du niveau s’immobilise exactement entre les deux traits.. Franck avait même pensé à placer le côté troué de la planche contre le mur, de façon à ce que les livres cachent la forfaiture. Pas con, ce Franck, quand même! Il s’assoit dans son fauteuil-club resté de l’autre côté de la pièce et regarde avec une immense fierté sa planche en bois fixée dans le renforcement du mur. Ah, déjà, il se sent mieux dans cet appartement. Et tant pis s’il a un peu abîmé le parquet avec ses travaux, tant pis si c’est un peu crade dans le séjour, tant pis si les murs ont eux aussi un peu morflé, tant pis s’il s’est coupé 4 fois aux mains, tant pis si les voisins ont gueulé toute la soirée, l’essentiel est là, devant ses yeux : sa planche bien droite et fière qui n’attend plus que ses petites copines audessus, pour accueillir des beaux livres. Le lendemain, Franck se réveille, des courbatures plein le dos et des étagères plein la tête. A 10h, il se remet au travail. Il lui reste encore 5 étagères à poser. Hier, il a mis 5 heures pour poser une étagère, mais bon, aujourd’hui, il espère bien en avoir terminé avant le soir. Voilà, son objectif, c’est une étagère toutes les 2 heures, soit une augmentation de la productivité de 200% ! Il boit encore un café, se remémore dans sa tête toutes les opérations à effectuer, exactement comme un skieur avant de prendre le départ de la course, enfile le


jean d’hier, se passe la tête sous l’eau et c’est parti. Mesurer 121 centimètres sur la planche prendre le crayon, dessiner un trait, empoigner la scie sauteuse, scier doucement, poncer avec le papier de verre, percer la planche, se saisir du tournevis, fixer les équerres sur la planche à l’aide des vis, poser la planche en suivant le trait sur le mur, marquer l’endroit à percer sur le mur en passant le crayon de bois à travers le trou de l’équerre, recommencer à chaque point de fixation de l’équerre, poser la planche par terre, prendre la perceuse, serrer le bon foret dans le mandrin, percer le mur, enfoncer une cheville avec le marteau, recommencer l’opération pour chaque trou, reprendre la planche, la mettre contre le mur, espérer que les trous percés soient bien en face des trous d’équerre, prendre une grosse vis, visser à fond, recommencer pour chaque trou, se reculer, prendre le niveau pour bien s’assurer que la planche est droite, la bulle vient se caler entre les deux traits après une petite hésitation. Puis, recommencer pour l’étagère suivante. Il est 14h. Franck s’arrête pour la première fois depuis le matin. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il a presque fini. Il ne lui manque plus que 2 vis pour fixer la dernière étagère, tout là-haut. Mais, ces deux vis, il a beau chercher partout dans le fatras qui a envahi son séjour, il n’arrive pas à mettre la main dessus. Merde, pour 2 malheureuses petites vis de rien du tout, il ne va pas pouvoir exploser son taux de productivité ! Deux vis, Deux vis, tous ces efforts fournis depuis deux jours mis à mal par deux vis. Deux malheureuses petites vis qui lui permettraient de fixer la dernière équerre de la dernière planche. Ah, non, c’est trop con, un truc à vous gâcher un week-end complet, ça. En plus, le ciel s’est couvert durant la matinée, on ne crève plus de chaud, c’est presque le bonheur et ces deux vis qui viennent tout gâcher ! Alors, ni une, ni deux, il prend ses clé, dévale à toute vitesse l’escalier, arrive dans la rue, s’arrête juste à un snack pour s’acheter un tomate mozzarella qu’il avale sans mâcher tout en se dirigeant vers sa voiture de location qu’il a eu la bonne idée de ne pas rendre la veille. Il démarre et prend le seul chemin qu’il connaît dans Marseille, celui qui le mène à l’autoroute. Direction Plan de Campagne, Leroy Merlin, rayon quincaillerie, deux vis. Quelques kilomètres à peine après son entrée sur l’autoroute, alors qu’il traverse encore les quartiers nord de Marseille, il tombe sur un ralentissement. Allons, certainement un petit accident au niveau de ce tunnel si dangereux, se dit Franck en prenant son mal en patience. Le ruban d’acier multicolore avance lentement sur les trois voies de l’autoroute et le passage du tunnel de Saint Antoine ne change rien à la donne. Après l’hôpital Nord, ça commence pourtant à se dégager sur la voie de gauche, alors que sur la voie de droite, le ralentissement est de plus en plus marqué. Déjà une demi-heure que Franck est parti et il vient à peine de sortir de Marseille en dépassant l’embranchement de l’A7. Heureusement, Plan de Campagne n’est plus très loin, là, juste après cette longue courbe. Franck décide de déboîter sur la gauche pour doubler. Là, ça roule un peu mieux sur 500 mètres. Et à nouveau, le ralentissement. Devant lui, il voit toutes les voitures mettre leur


clignotant sur la droite, essayant de se faufiler sur la voie de droite. Franck voit désormais le panneau indiquant la prochaine sortie de Plan de Campagne. Comme tout le monde, il met son clignotant et engage une longue approche pour se caler sur la file de droite. C’est alors que les enseignes aériennes de Plan de Campagne commencent à apparaître à sa vue sur la gauche. Hypermarché Géant, Kiloutou, Patacrèpe, Darty, But, Literie Numéro 1, Mac Donald, Gémo, Intérior, Avant Cap, Leclerc, une forêt de panneaux toujours plus grands plus hauts et qui s’étend à perte de vue. Franck mettra 20 minutes pour s’incruster dans la voie de sortie et encore un quart d’heure pour rejoindre le parking bondé de Leroy Merlin. Il sera obligé, comme de nombreux autres conducteurs, de se garer sur le trottoir. En sortant de la voiture, il consulte sa montre. 15h10. Il est parti de chez lui depuis plus d’une heure. De là où il se trouve, une petite colline sur laquelle a été construit l’immense hangar de Leroy Merlin, il domine la zone. Quelque soit le magasin, pas une seule place de parking ne semble libre. Un embouteillage s’est formé sur la route à double voie qui traverse la zone de part en part. Les gens traversent un peu n’importe où pour aller d’une surface à une autre. Franck entre chez Leroy Merlin. Toutes les caisses sont ouvertes et des queues de 10 personnes sont formées. Mais ce n’est rien comparé aux allées du magasin prises d’assaut. Manifestement, la plupart ne viennent pas pour acheter, ils semblent simplement se promener, comme si passer un quart d’heure au rayon carrelage d’une grande surface le dimanche après-midi équivalait à une promenade digestive au bord de mer. Franck joue des coudes dans la visserie en vrac pour trouver ses vis. Finalement il en prend une pleine poignée, au cas où. Une fois extirpé du magasin de bricolage, il décide, au lieu de repartir directement chez lui pour poser ses étagères, de se promener un peu dans cette zone commerciale qui attire des dizaines de milliers de personnes. 2 heures plus tard, il n’en a pas fait le quart. Trop gigantesque. Des grande surfaces à perte de vue, certainement par centaines, séparées par d’immenses parkings, reliés par des routes dont certaines ressemblent à des grandes avenues avec contre allées, et partout des gens, des couples de jeunes, des familles entières, des vieilles personnes, des blancs, des noirs, des arabes, des beaux, des obèses, des laids, des branchés, des largués. Le monde entier semble s’être donné rendez-vous ce dimanche après midi à Plan de Campagne De retour chez lui en fin d’après-midi, après avoir essuyé à nouveau les ralentissements sur l’autoroute, Franck fixe rapidement la dernière étagère du haut. Il pose le niveau et la petite bulle penche irrémédiablement vers la droite. Franck ne s’énerve pas, descend de l’échelle, se recule de quelques mètres et regarde ses étagères. A l’œil nu, impossible de déceler que la dernière n’est pas droite. Et ce sera encore moins évident quand il y aura les livres. Franck sera le seul à savoir que la dernière étagère est bancale. Et pour la remettre bien parallèle aux autres, il faudrait encore passer une demi-heure là-haut, la perceuse portée à bout de bras pour la maintenir à la perpendiculaire du mur,


ses vibrations à contenir quand on perce et puis surtout l’impossibilité technique de savoir si les nouveaux trous seront cette fois-ci bien en face les uns des autres, tout ça pour une étagère de 121 centimètres perchée à plus de 2,5 mètres de hauteur destinées à recevoir des livres que personne n’ira chercher. Tout cela apparaît soudainement à Franck dans toute son vacuité à moins que ce soit juste un manque de courage. Il se laisse tomber dans son fauteuil club, et regarde ce foutu mur. D’abord avachi, il se redresse suffisamment de façon à expulser de son champ de vision cette dernière étagère. Voilà, finalement, le problème est réglé. Là, elles sont vraiment bien, ces 5 planches fixées contre le mur. Bien droites, bien proportionnées, régulièrement espacées, parfaitement symétriques, elles inspirent l’harmonie, le calme, la force. Quand il y aura les tranches vieillies des livres, ce sera Athènes. La sixième n’existe simplement pas. Il pourrait la démonter, mais les 6 trous seraient bien plus visibles. Et il n’a aucune envie de les reboucher. Oter les chevilles, nettoyer le trou, le boucher avec un enduit, laisser sécher, poncer et repeindre. Non, franchement, non. Il préfère laisser la sixième étagère en l’état, légèrement penchée vers la droite. Ainsi voilà, avec ce renoncement de dernière minute, le moment tant attendu est enfin arrivé. Dimanche soir, 22h, la bibliothèque est terminée. Jamais il n’aurait pensé pouvoir la finir avant la fin du week-end. Jamais il n’avait imaginé les efforts qu’il fallait faire pour percer un mur, jamais il n’avait imaginé qu’il faille autant réfléchir avant de fixer un bout de bois. A ses pieds gît un amas de papiers d'emballage, notices, d’outils, de vis éparpillés, une perceuse, des pots de peinture encore neufs, des bouts de bois scié, des saletés en tout genre. Franck débouche une bouteille de champagne pour l’occasion. Il devrait se prendre pour un dieu ou un demi-dieu à la rigueur pour avoir su monter ces étagères. Mais lequel est champion de bricolage ? C’est qui l’architecte en chef ? Il est certain d’en avoir déjà entendu parlé, mais ce souvenir précis est étouffé sous des tonnes d’autres informations complètement futiles comme le numéro de téléphone de son kiné à Paris, par exemple. Tout lui semble si confus alors qu’il aimerait tant, à cet instant, avec sa coupe de champagne à la main, devant sa bibliothèque, pouvoir sortir une citation, une référence, enfin quelque chose de cultivé, qui lui donne enfin de la contenance. Mais la seule chose qui lui vient, et il ne sait absolument pas pourquoi, c’est “ Lapeyre, y en a pas deux ! ”. A la troisième coupe, il est assez saoul pour se rendre compte que, pour peindre son mur, il va lui falloir enlever toutes ses étagères. Il se ressert une coupe et finit par en rire. Finalement, il a bien fait de ne pas remettre la 6e étagère droite. Sinon, il aurait du l’enlever, la refixer, tout cela pour tout enlever à nouveau. Il pose sa coupe par terre, et en se relevant, regarde ses mains. Ses belles mains d’informaticien, ses longs doigts manucurés. Dans quel état lamentable sont-ils ce soir ? Une coupure à chaque main, des ongles noircis, une peau crevassée. Il a l’impression que ce ne sont plus les siennes, qu’il les a empruntées à un de ceux qui passent leur vie sur un échafaudage.


Et dire qu’il va falloir y retourner pour peindre ! A cette idée, il ne rit plus vraiment. Il regarde son mur. Ces étagères, ces travaux, ce week-end, cet appartement, cette ville, ce travail, tout cela n’a pas de sens. Il perd son temps en voulant trouver de nouveaux repères. Elle ne reviendra pas pour autant. Elle est partie pour un autre, parce qu’elle était malheureuse avec lui. Il n’y a rien d’autre à dire et ce n’est pas une bibliothèque qui la fera revenir. Il finit la bouteille de champagne rapidement, comme le reste, par obligation. Il s’assoit dans son fauteuil-club et soupire en regardant ses étagères. Avec tout ça, il a complètement oublié de téléphoner à Corinne. Le lundi soir, il rentre tôt, vers 19h, s’assoit dans son fauteuil-club et regarde ses étagères. Au bout de 5 minutes, il sait qu’il ne pourra pas se dérober. Il devra finir cette bibliothèque, quelqu’en soit le coût. Il passe un vieux jean et un t-shirt blanc, ouvre les fenêtres du salon, allume la radio, tourne pour trouver une station, mais rien ne lui plaît. Il éteint la radio, ferme les fenêtres car le bruit à l’extérieur est intolérable, allume la télé. Il glisse deux tournevis cruciformes dans la poche arrière de son jean, déplie l’escabeau, s’assure qu’il est bien stable, monte sur la première marche, s’arrête sur la cinquième et commence le démontage de ses 6 étagères. Le lendemain soir, il revient vers 20h chez lui. Sur le mur dégagé, il passe une couche de peinture blanche au rouleau. Son jean est rapidement maculé de peinture, il finira à la poubelle à la fin des travaux. Après le mur de la bibliothèque, Franck essaye un gris sur le mur d’en face. Le soir suivant, il jette sa veste de costume par terre en arrivant, se change et passe le reste de sa soirée à repasser une couche de blanc sur les murs sauf au-dessus de la cheminée qu’il peint en bordeaux Pas mal, le bordeaux sur la cheminée. Il travaillera jusqu'à minuit passé, la télé allumée sur la Six. Le lendemain, au lieu de relancer les clients comme d’habitude après 17h, il passe une heure sur Amazon pour acheter des kilos de livres. Il en a bien pris 5 cartons, ça devrait suffire pour remplir les étagères. Au moment où il va composer son numéro de carte bleue, il reçoit un appel de Paris - Quelles nouvelles, monsieur Blanquart ? C’est cet enculé de DRH. Franck se redresse d’un coup et regarde autour de lui, à la recherche de caméra qu’on aurait mis dans son bureau pendant son week-end de bricolage. - Vous… Vous voulez parlez des chiffres ? - Non, ça, je le laisse au directeur, non, moi, je vous parle de l’ambiance de travail. Ça fait quoi, six semaines que vous êtes à Marseille, vous devez commencer à avoir une petite opinion, non ? En écoutant Bertrand, Franck parcourt les bureaux entièrement vides de l’agence. Il est un peu plus de 19h. Le gros a du partir sans le saluer - Bien sûr, monsieur Bertrand. Une équipe extrêmement dynamique, performante et qui doit faire face à une situation locale disons quelque peu compliquée. Malgré ça, j’ai trouvé des personnes complètement impliquées dans leur travail.


- Ah bon, tiens, c’est pas ce que j’avais entendu… Peut être faudrait-il que je vienne à Marseille pour m’en rendre compte, alors ? - Oh, je ne voudrais pas vous faire perdre de temps, répond Franck qui sent arriver les emmerdes. Comme vous l’avez vous-même souligné, il faut un certain temps de présence ici pour commencer à comprendre les choses. Je ne suis pas certain qu’une visite éclair vous donne vraiment l’occasion de vous faire une idée précise. - Oh, mais je pensais rester plus longtemps qu’une journée, une semaine, ce serait bien. - Ah, répond Franck complètement démuni par cette annonce. Une semaine avec Berrtand sur le dos, ça serait vraiment pas ce dont il a besoin en ce moment. Merde, il a une bibliothèque à finir. - Et comment va cette Mademoiselle Bouraka ? demande Bertrand - Malika ? - Elle commence à être un peu trop remuante avec son syndicat, celle-là ? - Ah bon ? Mais qu’est-ce que vous entendez par là ? - Oh, ce n’est pas compliqué. Hier soir, au dernier Comité d’entreprise, la CFDT, son syndicat nous est rentré dedans en nous demandant si la direction projetait de fermer l’agence de Marseille. C’est évidemment suite à votre nomination. Nous les avons rassuré en affirmant que votre nomination marquait, au contraire, la confiance que le siège avait dans l’équipe de Marseille en lui envoyant l’un de ses meilleurs éléments, enfin, vous comprenez… Mais à leur ton, il y avait, je ne sais pas, quelque chose de pas clair. J’ai pressenti qu’ils détenaient certainement des informations et ça ne pouvait venir que de cette Bouraka. Vous lui avez parlé ? - A Malika ? Non. - Et aux autres ? - A Carpési, oui, j’ai un peu parlé de la situation préoccupante que représentait l’agence de Marseille pour la direction à Paris, mais sans évidemment dévoiler les intentions de l’entreprise que je ne connais pas d’ailleurs. - Cela ne vous concerne pas, coupe Bertrand. Ce sera à la direction de prendre une décision, vous serez juste chargé de l’appliquer. Mais pour l’instant, ce n’est pas encore à l’ordre du jour. Nous prendrons certainement une décision en fin d’année, quand vous nous présenterez vos résultats annuels. Ecoutez, monsieur Blanquart, je crois qu’il serait bon de vous méfier un peu de l’équipe qui vous entoure. On ne sait pas trop quel jeu joue Carpési, ni celui de Bouraka d’ailleurs. Tenez-les à l’œil, et surtout, restez discret, d’accord ? - Bien, Monsieur Bertrand. - Allez, je vous laisse. Je vous rappelle quand j’aurai décidé de la date de ma petite visite. Bonne soirée. - Bonne soirée. Franck raccroche et compose son numéro de carte bleue sur le site d’Amazon. Les livres lui seront livrés en début de semaine prochaine.


En entrant chez lui, Frank se vautre, comme à son habitude, dans le fauteuilclub, en face de sa bibliothèque. La veille au soir, il a remonté ses étagères, les peintures ont séché, c’est presque fini. Et puis, d’un bond, il se relève. Il se rend compte qu’il a oublié de vernir les planches. Il va encore falloir les démonter. Non, Alors, ça, non, j’en ai plein le cul des travaux, s’écrit-il seul en tournant dans son appartement. Non, j’en ai plein le dos de la peinture, des outils, des calculs, des efforts, de l’agence, de Bertrand, de Marseille. Merde de merde de bordel de merde, j’en peux plus là de tout ce merdier. Non, mais, qu’est-ce qui m’a pris de me lancer dans ce foutoir ? Non, mais qu’est ce que j’en ai à foutre de la déco d’intérieur, mais, je me suis pas tapé des siècles d’études pour finir comme un putain d’ouvrier, je travaille pas comme un taré tous les jours avec cette bande de nazes pour passer toutes mes soirées à quatre pattes ou les bras en l’air. Putain de conneries de sa race, putain, mais qu’est ce qui m’a pris de me lancer dans cette merde, mais qu’est ce qui m’a pris de venir ici, mais qu’est ce qui m’a pris de baisser mon froc devant ce connard de Bertrand. Mais putain, j’aurais pu retrouver du boulot à Paris le lendemain matin ! Mais, quel con, putain, mais quel con ! Deux heures plus tard, il complète la collection de tâches sur son jean avec celles du vernis incolore. Mieux vaut encore bricoler que de penser à la conversation qu’il a eut avec Bertrand. Il décide d’appliquer le vernis sur les étagères sans les démonter. Du travail dégueulasse, forcément. Ça déborde sur le mur du fond, sur les côtés, ça dégouline par-dessous, ça fait des tâches sur le parquet, il arrive même à s’en mettre dans les cheveux. Mais il s’en fout. Il se fout complètement de cette putain de bibliothèque. Il la hait cette bibliothèque, comme cet appartement et cette ville pourrie


Chapitre 8 Nous sommes à la mi-août. Franck ouvre la porte de son appartement, pousse sa valise à l’intérieur, puis referme la porte, s’appuie dessus et soupire. Jamais il n’aurait pensé, en partant 10 jours plutôt, vivre un tel enfer. Corinne l’avait prévenu, elle voulait bien qu’il l’accompagne en vacances, mais Jonathan serait là, avec eux, tout le temps. Elle lui avait parlé du camping sur la côte basque qu’elle avait choisi sur Internet pour la multitude d’activités proposées aux enfants, ce qui signifiait que ce camping serait envahi de familles avec enfants. Elle lui avait parlé du chalet qu’elle avait du réserver 6 mois à l’avance parce que tout le monde s’arrachait les locations, un chalet riquiqui qu’elle imaginait juste occuper avec son fils et qui allait certainement se révéler, à trois, plus difficile à habiter. Elle lui avait parlé des intrusions nocturnes dans le lit pour cause de cauchemars, des réveils matinaux, des activités à suivre, des repas à heure régulière, des jeux de plage, des baignades écourtées mais répétitives. Elle lui avait parlé des obsessions logistiques, des appels quotidiens des grands-parents, des histoires à raconter chaque soir, elle lui avait annoncé que durant les vacances avec Jonathan, sa présence ne remettrait pas en cause l’ordre établi. Elle serait avant tout disponible pour son fils. Il ne fallait pas qu’il espère des vacances romantiques en tête à tête, avec repas aux chandelles et petit déjeuner interminable au lit. Elle lui avait dit tout cela et bien plus, elle avait essayé encore de le décourager par mel en lui expliquant qu’elle ne voulait pas recommencer une histoire avec lui, qu’elle l’avait accueilli chez elle parce qu’il allait mal et qu’elle avait besoin de quelqu’un dans son lit, mais que son amour pour lui s’était définitivement envolé quand il l’avait laisser tomber pour Suzanne. Elle en a profité pour lui dire enfin combien elle avait souffert à cette époque, qu’elle avait mis des années pour ne pas éclater en sanglots quand ils se revoyaient, qu’aujourd’hui elle ne lui en voulait plus. Elle avait de l’affection pour lui, beaucoup même mais non, définitivement non, elle ne l’aimait plus. C’est pour ça qu’elle arrivait aujourd’hui autant à jouir quand ils faisaient l’amour, parce qu’elle n’y mettait plus rien d’autre que du plaisir. Elle a fini par lui dire qu’aucun homme ne s’était invité comme il le faisait dans ses vacances avec son fils, qu’il allait certainement découvrir un couple fusionnel dans lequel il aura toutes les peines à exister. Malgré tout, Franck y est allé. Début août, il a rejoint Corinne à Paris, où ils ont passé trois jours seuls, s’épuisant littéralement à faire l’amour à tout heure. Puis Jonathan est arrivé de chez son père, et ils sont partis le lendemain matin très tôt en voiture, direction Biarritz. Ils sont arrivés en fin d’après-midi, lessivés par la fatigue de la route, la chaleur qui s’est abattue sur eux quand la clim a lâché et par les jérémiades de Jonathan qui, au bout de 3 heures, ne supportait plus d’être attaché derrière. L’arrivée au camping a donc été vécue comme une délivrance pour tous les trois. Et pourtant, c’était le début de l’enfer. Réveillé à 7h par une boule de nerf qui saute sur le lit, qui exige que


tout le monde se lève pour ne pas être en retard au club, un petit déjeuner expédié, traversée du camping, Jonathan au club à 8h30, passage à l’épicerie pour acheter deux croissants industriels, du jambon et du fromage pour le repas du midi, retour au chalet, Corinne qui sort de la salle de bain, prépare un café. Franck qui la regarde, qui la convoite, qui se rapproche d’elle, Franck qui la supplie avec ses yeux de cockers, elle qui le prend dans ses bras, qui le caresse, qui se laisse faire, elle qui est si douce, si tendre, elle qui est si chaude, elle qui… Et puis, pan, en plein milieu, le téléphone qui sonne, c’est le club, c’est la pause et Jonathan réclame son doudou que Franck a oublié de ramener le matin en le déposant. Franck se rhabille en vitesse, chope le nounours et court le ramener au Club. Il revient en marchant, heureux de savoir qu’il lui reste une heure devant lui. Mais en arrivant au chalet, il voit Corinne en robe, installée sur la petite terrasse du chalet, en train de téléphoner et de griffonner en même temps sur une feuille de papier. Une cliente qui essaye de lui décrire la robe qu’elle doit lui faire pour le mariage de son fils. Ça dure des plombes, Franck n’en peut plus, il finit par se branler dans les toilettes. De toute façon, c’est foutu, il est 11h30, il faut aller chercher Jonathan au club et préparer à manger car le petit meurt de faim en arrivant. A 13h, sieste, silence total exigé dans le petit chalet. Franck s’endort, il n’y a rien d’autre à faire de toute façon. A 15h, départ pour la plage, obligation de tout prendre : serviette, parasol, bouteille d’eau, seau et pelle, brassière, crème solaire, chapeau, lunettes, ballon, goûter, deux sacs plein à craquer à se trimbaler, retraverser le camping pour rejoindre la plage tout en surveillant le petit chéri qu’il ne se perde pas en route. On se répand à un mètre de la mer, là où se concentrent toutes les familles car « c’est plus facile pour surveiller les enfants » alors qu’à quelques mètres derrière, c’est le désert. A peine les serviettes posées, pas question de faire une petite sieste le petit veut aller à l’eau, faut gonfler les bouées, les brassards, pendant que sa mère le tartine de crème solaire et s’engueule une première fois avec lui car il ne veut pas mettre le chapeau. On est prêt, on va à l’eau, mais elle est trop froide, il ne veut plus y aller, il veut faire un château de sable. Franck fait un château de sable, Jonathan le détruit, ça l’amuse. Il se roule dedans, le sable colle à la crème, c’est dégueulasse. Maintenant, il veut aller à l’eau. C’est Corinne qui s’y colle, mais ils ne restent que quelques minutes, le temps pour Jonathan de pisser. Ils ressortent, Jonathan a faim, Franck lui donne un gâteau, il part avec, s’assoit dans le sable, en met sur son gâteau, revient en pleurant, Corinne lui en donne un autre qu’il mange debout. Il en prend un autre, puis il repart vers les vestiges du château de sable pour jouer. Franck en profite pour s’allonger à côté de Corinne et lui prend la main. Pendant 10 minutes, ils sont seuls. Puis Jonathan revient vers eux. Il a soif. Corinne se relève, sort la bouteille d’eau et le fait boire. Il repart jouer avec un autre enfant qui est avec lui au club. Ses parents sont installés devant, manifestement ils les surveillent. Au bout d’une demi-heure, la maman aborde Corinne et Franck pour les inviter à venir boire l’apéro ce soir à leur camping car. Franck regarde Corinne qui s’est retournée pour voir les deux garçons s’amuser comme deux petits fous au bord de l’eau avec le mari de la femme. Elle accepte évidemment l’invitation, c’est tellement


bien que leurs petits soient devenus aussi vite amis. A 18h, retour au chalet, douche pour tout le monde mais câlin juste pour Jonathan. A 19h30, apéro chez les Fabre, emplacement 24. Lui est employé de banque, elle est infirmière, ils habitent Nevers, ils sont gentils tout plein mais Franck n’y peut rien, leur conversation qui tourne autour des enfants et du travail ne l’intéresse pas. A 21h, on se dit au revoir, faut coucher les enfants pour qu’ils soient en forme pour le club demain matin, mais c’est convenu, hein, demain, vous venez au chalet, on mangera ensemble. Ça a duré comme ça pendant 8 jours. Malgré les attentions de Corinne qui a tout fait pour le préserver dans l’organisation logistique, qui a refusé plusieurs autres invitations des Fabre, qui s’est offerte à lui chaque matin quand Jonathan était au club, Franck n’a pas pu résister. Il n’était pas le père de Jonathan, il n’était même pas l’amoureux de Corinne, juste un ancien amant qu’on accueille un peu par nostalgie, un peu par pitié. Franck ne l’a pas supporté. A la fin, il étouffait. Il en a parlé à Corinne, elle le comprenait, elle sentait que l’atmosphère devenait de plus en plus lourde dans le petit chalet, qu’il valait mieux pour tout le monde en rester là, qu’elle ne lui en voulait pas, qu’elle viendrait peut être le voir un jour à Marseille mais pas tout de suite. Franck l’a embrassé et a fait sa valise. Il a dit au revoir à Jonathan qui revenait de chez son copain, lui expliquant qu’il devait partir avant la fin des vacances parce que son travail l’avait appelé. Il est parti, un lundi, une semaine avant la fin de la location. Il arrive dans son appartement un peu avant minuit. Il fait encore très chaud il ouvre toutes les fenêtres. La ville s’est immédiatement invitée avec ses klaxons, ses enfants qui tapaient encore le ballon, avec ses odeurs de kebabs, ses bribes d’engueulades dans toutes les langues. Il était bien revenu à Marseille. Il referme les fenêtres, s'assoit par terre et puis met son répondeur téléphonique en marche. Il a juste un message. C’est Roger, le maire du bled où il a du aller avant les vacances pour signer l’avenant qui l’invite à nouveau pour un nouvel Abrivado. Franck sourit au souvenir de cette journée qu’il avait craint plus que tout, mais qui s’était finalement révélée bien plus facile à supporter que cette semaine au camping. Il était arrivé dans la petite bourgade de Camargue vers 10 heures, Roger l’attendait dans son bureau de maire. C’était un petit monsieur à la figure sanguine avec une coupe de cheveux incroyable à la Dick Rivers. Il devait bien atteindre les 70 ans mais en semblait 20 ans de moins. Il portait une chemise de bleu western imprimée de petites têtes de taureau, un jean sombre avec un liseré sur le côté, des bottes carrées, autrement dit la parfaite panoplie du guardian, comme il lui expliqua plus tard. Contrairement à ce que Franck pensait, l’accueil avait été des plus chaleureux. Au lieu de signer les papiers que Franck avait ramené dans son cartable, Roger l’a emmené dans le café en face de la mairie pour boire l’apéro. Tu parles d’un traquenard ! A chaque conseiller communal qui entrait, ils buvaient un Pastis. Rapidement, Franck a été saoul et plus il était saoul, plus il appréciait la compagnie de ces bouseux à l’accent à couper au couteau.


En lui servant chacun leur tour un petit jaune, ils avaient décidé de lui expliquer quelques spécificités locales. Taureaux, course de protection, une course à l’avenir, une course de vaches cocardières, course des as, novillada, féria, torero picador, bodega, tout se mélangeait dans la tête de Franck. Par contre, encore aujourd’hui, il se souvient très bien de la fièvre qui envahit les corps quand on a annoncé le début de l’Abrivado. Ils sont tous sortis du café, il faisait chaud, la foule de touristes se pressait sur les trottoirs, il y avait une espèce de tension et d’excitation incroyables. En guise de plan de sécurité exigé par le Préfet, les services techniques de la ville avaient juste tiré plusieurs rubans jaunes autour des plots anti-stationnements au bord des trottoirs. Puis, il les ont vu arriver. Ils étaient 7 cavaliers, les vrais guardians, entourant au plus près un taureau énorme dont on devinait à peine les cornes. Ils étaient passés devant eux à une vitesse folle. Franck avait été saisi d’effroi devant la taille de la bête. Quelques minutes plus tard, un deuxième convoi, puis un autre et encore un autre. A chaque passage, la foule hurlait, applaudissait, se pressait de plus en plus sur le trottoir. Si Franck n’avait pas été aussi saoul, il aurait certainement prévenu l’ensemble du Conseil municipal que, vu la foule, le ruban n’allait pas résister longtemps à la pression. Mais vu l’état des membres dudit Conseil,cela n’aurait pas servi à grand-chose. L’alcool qu’ils avaient déjà ingurgité n’était rien par rapport à la transe qui semblait les habiter . Quand tout fut fini et qu'aucun blessé ne fut à déplorer, le conseil municipal au grand complet réuni autour de Roger rentra dans le café où s’était réfugié Franck pour l’emmener, toujours à coups de tape dans le dos, vers la place centrale. Franck avait l’impression d’être un de ces taureaux qu’on amène aux arènes pour qu’il meure de l’épée du torero. C’est en tout cas un peu ce qui se passa pour son foie. Ils s’installèrent à une tablée dressée sur la place pour manger la Paëlla géante préparée pour l’occasion, le tout arrosé d’un vin du pays aussi léger que traitre. Vers 15h, Franck se leva, prétextant un rendezvous sur Marseille en fin de journée. Mais il tangua tellement que Roger, assis à côté de lui, dut le rattraper par la manche. Il l’accompagna jusqu’à la mairie, où il l’aida à s’allonger sur le divan dans son bureau. Franck s’endormit immédiatement et se réveilla 3 heures plus tard, avec un mal de crâne qu’aucun paracétamol n’aurait pu soulager. Il décida quand même de partir avec les moyens du bord. Roger lui avait laissé un mot : « claque la porte avant de partir », ce qu’il fit. Il évita de passer par la place, de peur de se faire alpaguer par Roger et ses conseillers, trouva tant bien que mal sa voiture de location, démarra le moteur, poussa la clim à fond et resta ainsi un quart d’heure. Puis, il enclencha la première. Il arriva sur Marseille deux heures plus tard, complètement épuisé, sans avoir ramené l’avenant signé. Le soir de son retour de vacances, il sourit en pensant à cette journée qui avait pris des allures de séance initiatique. Puis, il repense à ces jours passés avec Corinne et Jonathan. Partir avec eux avait certainement été l’idée la plus idiote qu’il avait eu depuis longtemps. Mais la perspective de passer des


vacances seul dans un club Med l’avait encore plus rebuté. Il fallait qu’il se rende à l’évidence : il venait manifestement d’atteindre le point le plus critique de la dépression qu’il couvait depuis la séparation avec Suzanne. Il prit un somnifère et tomba dans une nuit sans images. C’était déjà ça de gagné. Le matin, quand il se réveille, il a la bouche sèche comme s’il avait mangé du charbon. Il faisait une chaleur à crever. Franck reprit un somnifère. Mieux valait le néant à l’aveuglant soleil de Marseille. Le lendemain, il traîna encore dans son appartement. Il ne répondit pas aux coups de téléphone de Corinne qui s’inquiétait pour lui. Il n’arrivait toujours pas à se sortir Suzanne de la tête. Il n’arrivait pas toujours à saisir ce qu’elle lui demandait comme ce qu’elle lui reprochait. « Sois doux, comporte-toi en homme, écoute-moi, bon sang, ne me dérange pas, tu fais chier, laisse moi tranquille enfin. Tu ne veux pas que je me réalise, c’est ça. Tu n’es qu’une merde, jamais tu ne sauras m’aimer. Je te déteste, pauvre con, viens, mon amour, embrasse-moi, je suis à toi, tu es beau mon ange, attends, pas tout de suite, caresse moi d’abord. Ah, si seulement tu savais me prendre comme un vrai homme. Mais tu ne comprends pas que je suis malheureuse à cause de toi. Tu me pourris la vie, je ne veux plus te voir, je te hais. » Le grand huit s’était mis en route quand il s’était installé ensemble au bout de 2 ans. Franck s’était accroché à la barre de sécurité de toutes ses forces. Mais plus il se courbait, plus le manège allait vite. C’était affreux, ils s’épuisaient à se déchirer puis à se réconcilier. M’étonne pas qu’il n’était plus aussi performant au travail. Il lui arrivait, sur la fin, de ne pas dormir plusieurs nuits de suite à cause des crises avec Suzanne. Noir profond, sans ombre, sans relief, le vide chaque seconde de la journée, aucune raison de se redresser, il était consumé de l’intérieur, usé comme une pierre polie par la mer. Beurk. Bertrand s’est installé dans le bureau de Franck. Il est grand, le DRH. C’est toujours impressionnant, un homme grand. Et jeune aussi. Il a quoi Bertrand ? 33, 34 ans ? Mais un charisme impressionnant, c’est vrai, faut avouer. C’est peut-être du à ses cheveux poivre et sel qu’il arbore déjà à son âge. De là où est installé Franck, au bureau de Carpési, dans la grande salle, il peut voir, à travers la cloison en verre, sa coupe de cheveux impeccable par-dessus la tête de Malika. Ça doit bien faire deux heures qu’ils sont là-dedans et Franck se demande bien ce qu’ils peuvent se raconter. Soudain, Bertrand se lève, contourne le bureau, dépasse Malika et s’approche de la vitre. Il fixe Franck tout en continuant de parler. Puis, de son bras droit, il tire le cordon du store qui descend, puis tourne la manivelle sur le côté et les lamelles virent lentement sur elles-mêmes jusqu’à ce qu’elles obstruent complètement la vue sur le bureau. Franck à juste le temps de voir Malika se lever de son siège, passer derrière Bertrand, l’enserrer par la taille, sa main droite glissant lentement vers la braguette du pantalon. Là, Franck se réveille en sursaut dans son lit. Son radio-réveil indique 6h10. Ses draps sont trempés de sueur. Franck vient péniblement de totaliser 5 heures de sommeil entrecoupées de cauchemars dont celui-ci est le dernier. Avant, il y a eu Suzanne, sa grandmère et puis ce dernier avec Malika. Il se frotte les yeux, baille, se tient le


ventre qui lui fait déjà mal. Il se traîne jusqu’à l’évier de la cuisine, boit directement au robinet. L’eau glisse de sa bouche pour se perdre sur son cou puis sa poitrine. Il ferme le robinet et s’essuie du revers de la main. Il se passe la main humide sur le visage. Il ouvre la boîte d’aspirine qui ne quitte pas la table de la cuisine, avale le cachet sans eau. Puis, il va s’effondrer dans son fauteuil-club, la bite lamentablement pendante entre ses jambes. Ça fait longtemps qu’il ne bande plus en se réveillant. Dehors, le jour se lève en douceur. Les rayons du soleil baignent l’appartement d’une lumière caramel apaisante. Tout est calme. Il regarde sa bibliothèque. Surtout ne pas se laisser décourager. Ne pas penser à la chaleur qui s’annonce écrasante aujourd’hui. Ne pas prendre position à 6 heures du matin et si possible de la journée. Ne pas prendre position du tout. Ne pas se laisser happer par les pensées qui tourbillonnent dans sa tête. Juste faire un café et ouvrir les fenêtres avant que les marteaux piqueurs du chantier du Tram ne se remettent en marche en bas. Pendant que l’air entre dans l’appartement et que le café passe, Franck prend enfin une douche (ça pue terriblement un homme qui rumine) et revient dans son séjour, un peu plus serein. Il se sert un café, s’assoit dans son fauteuil-club, juste en face de sa bibliothèque. Finalement, c’était bien quand il faisait du bricolage, il n’avait pas toute cette merde qui remontait à la surface. A la seconde tasse de café, il se dit même qu’il y a pris du plaisir, ce qui est tout à fait faux, évidemment. A la troisième, il se lève de son fauteuil club, soudain tout excité. Il se rapproche de ses étagères, tourne sur lui-même, regarde son mur, réfléchit, recule, se rassoit sur son fauteuil club, se relève d’un bond, pousse la table contre le mur, y place juste une chaise contre, s’assoit, réfléchit, se relève, recule, observe de longues minutes, replace la table et la chaise à leur place d’origine, se retourne vers le mur, réfléchit, va dans la cuisine, attrape le mètre qu’il avait laissé là à tout hasard, mesure son mur dans la longueur, mesure la largeur de la pièce, note les mesures, prend son téléphone et appelle la société de location de voitures pour aller s’acheter un bureau à Plan de Campagne.


Chapitre 9 Quand il arrive sur la zone, Franck n’en croit pas ses yeux. Il pensait qu’à 10 heures du matin, il serait parmi les premiers clients. Mais les parkings sont déjà pleins. Il lui faut 10 minutes pour trouver une place au bout de la dernière allée devant le supermarché Géant qui trône au centre de la zone commerciale. Franck part sur la gauche, longe Pizza Paï, le Virgin, Darty pour entrer chez But. Surpris, il ne voit quasiment aucun client dans le magasin, juste les salariés avec leur veste rouge à l’effigie de l’enseigne qui s’affairent dans les rayons, tels de minuscules abeilles dans une immense ruche. Ça ne doit pas être l’heure du But, certainement. Sans clients, la grande surface lui apparaît soudain pour ce qu’elle est vraiment : une armature de ferraille recouverte de tôle blanche dans laquelle on entretient une température acceptable grâce aux énormes climatiseurs dont les conduits en acier serpentent au plafond. Ceux-ci sont alimentés par des centaines de fils électriques rassemblés dans des rails en acier suspendus juste au-dessus des dizaines de néons qui assurent une luminosité homogène, le tout tapissé d’une musique d’ambiance entrecoupée de messages publicitaires. Voilà les conditions minimales pour vendre aussi bien des télévisions, des lits, des tables, des chaises que de la vaisselle. Et malgré les panneaux de couleurs, les tapis au sol, malgré le découpage de l’espace en différents rayons présentant des ambiances différentes, malgré les publicités qui saturent l’espace, il est impossible d’oublier le caractère totalement inhumain de l’endroit. C’est la pensée qui heurte par accident le cortex de Franck après quelques pas dans le magasin. Il hausse les épaules. Oui, c’est peut-être inhumain, mais c’est quand même bien pratique. Grandes civilisations, grandes villes, grandes routes, grands parkings, grandes surfaces, grand choix, liberté totale, plaisir immédiat. Qui peut être contre ? Quelques rabougris du cerveau et du porte-monnaie, des nostalgiques du 19e siècle, quand on s’éclairait à la bougie, qu’on crevait de faim et qu’on chiait dans les rues ? Des écolos, des alters, des gauchos qui ne tiennent debout que par la haine que leur inspire la société ? Des intellos ratés qui se flagellent en regardant BHL à la télé le vendredi soir ? Des bourges qui n’arrivent pas à renoncer à la lutte des classes en refusant de se mêler à la populasse ? A bien y réfléchir, les seuls qui pourraient être vraiment contre les grandes surfaces, ceux qui n’ont vraiment aucun intérêt d’y aller, ceux qui devraient en éprouver de la nausée rien qu’à l’idée d’y mettre un pied, ce sont les pauvres, ceux qui n’ont pas un rond, les chômeurs, les Rmistes, les assistés, les mal logés, les mal payés, les abonnés aux Restos du cœur, simplement parce que ce sont eux qui ont le moins d’argent à dépenser. Mais, ce sont justement ceux-là qui sont les plus nombreux dans les centres commerciaux. La zone est pour eux. Pour une fois qu'on pense à eux, il serait dommage qu'il s'en prive.A eux la publicité dans les boîtes aux lettres, à eux les fantasmes d'une autre vie, à eux les crédits à la consommation. Finalement, c’est pas un hasard s’ils sont pauvres. La pauvreté, ça commence avant tout dans la tête.


Franck traverse le magasin pour arriver au rayon bureau. 5 modèles sont présentés. Un avec deux tréteaux et un plateau en bois noir plus une colonne de tiroirs indépendante. Un tout en bois, tiroirs de chaque côté, super classique. Un avec un plateau de verre, un qui intègre la place de l’ordinateur avec plateau coulissant pour le clavier et un casier pour les feuilles blanches de l’imprimante, un tout blanc, un autre en forme de secrétaire. Aucun ne plaît à Franck. Il sort du But, énervé pour entrer directement dans le Fly tout jaune, juste à côté. Mais là aussi, aucun bureau ne lui convient vraiment. Trop de couleurs. Il traverse l’immense parking et s’engouffre dans le Castorama. Là encore, aucun modèle présenté ne lui plaît. Bois mélaminé, pin naturel, plateau high-tech, il a l’impression que s’il s’appuie dessus, ils vont lui tomber sur les genoux. Il reprend sa voiture et traverse la zone commerciale jusqu’à Leroy Merlin. Le parking est tellement engorgé qu’il y a un petit bouchon sur la voie d’accès au magasin. A l’arrêt dans sa voiture, il voit des familles entières le dépasser à pied. Il parvient à tourner sur le parking de King’s jouet, sur sa droite, fait demi-tour et met encore un bon quart d’heure à sortir de ce piège pour trouver une place sur l’immense parking d’Avant Cap, la galerie marchande où se ruent d’autres familles. Il finit par se garer tant bien que mal. Il remonte à pied les 800 mètres qui le séparent du « hangar inhumain » blanc et vert de Leroy Merlin. Il entre avec la foule et se faufile jusqu’au rayon bureau. Et là, il déchante à nouveau en constatant que les modèles vendus sont quasiment les mêmes que ceux de chez Casto. Il sort du magasin et s’arrête au bord du parking bondé, qui surplombe toute la zone. Là-bas, le flot de voitures est toujours plus important. Les deux voies de l’artère centrale sont même complètement paralysées entre le rond-point du bas et celui du milieu. Quand il arrive à sa voiture, un grand vigile noir l’attend et le sermonne pour s’être garé sur une place pour handicapé alors que, manifestement, il n’en présente aucun signe. Enervé, Franck répond que « de toute façon, il n’y aura jamais assez de handicapés en France pour occuper toutes les places de parking qui leur sont réservées.» Puis, il monte dans sa voiture et démarre en trombe. Il est 14h, voilà déjà 3 heures qu’il est arrivé à Plan de Campagne et la température doit bien atteindre les 30 °C. Il démarre, sort du parking avec difficulté, se retrouve bloqué au rond-point. Les gens traversent n’importe où, on se croirait à l’entrée d’un stade de foot. Là-bas, sur la droite, il voit le panneau gigantesque de Bo Concept, magasin de design. Il comprend alors d’un coup pourquoi ces pylônes trônent tous à plus de 10 mètres de hauteur. Il met un quart d’heure pour faire 200 mètres, se gare en vrac sur le bas côté, traverse la route, entre dans le magasin, plein d’espoir. Le style dépouillé scandinave lui plait, mais il ne voit aucun bureau. Chez Bo concept, on ne vend que de la vaisselle, des tables, des lits et des canapés. Il ressort déçu et affamé. Il se dirige à pied vers le Quick qui est à quelques mètres, juste à côté de Midas. Chacune des 5 caisses présente des files d’une dizaine de clients. De jeunes amoureux se tiennent par la main en lisant les


formules sur le tableau lumineux, les enfants tirent sur les manches de leur mère qui leur répond en hurlant de les laisser tranquilles, mais que oui, ils vont l’avoir leur menu best of avec le cadeau à l’intérieur. Le niveau sonore exceptionnellement élevé n’arrive pourtant pas à couvrir les friteuses industrielles qui tournent à plein derrière les comptoirs. Franck adore cette ambiance. Il commande un burger, un maxi bacon, un Chicken dips, une petite frite et un grand coke. Il s’assoit à côté de quatre jeunes beurettes qui trempent leurs frites dans la mayonnaise blanche contenue dans de petites barquettes individuelles en plastique. Franck reste une demi-heure à cette table, absolument fasciné par ses voisines. Elles sont jeunes, 15, 16 ans tout au plus, mais veulent en paraître 10 de plus avec leurs vêtements et leurs coiffures sophistiquées dont le seul objectif est, semble-t-il, de faire disparaître leur origine maghrébine en raidissant leurs cheveux noirs. Frange dissymétrique pour l’une, chignon pour l’autre, dégradé pour la troisième et une espèce de compilation de tout cela pour la dernière qui semble tout droit sorti d’une pub pour Studio Line de L’Oréal. Mais avant de prétendre à être mannequin, il leur manque quelques leçons de maquillage et de savoir être. Car si le rouge à lèvres appliqué à la spatule peut encore être, dans certains cas, excitant, le trait de crayon d’un marron foncé qui le surligne d’un marron foncé constitue une atteinte à l’élégance. Quant à la façon de manger un burger chez Quick, elle est certes un exercice extrêmement complexe à réaliser pour sauvegarder la notion de féminité. Mais ici, la question ne se pose même pas quand ces mêmes filles, après avoir ri à gorge déployée, montrent sans vergogne le fond de leur bouche tapissée d’une mélasse de pain, de steak, de salade défraîchie et de sauce orange. Quand elles passent leur main encore huileuses dans leurs cheveux, là, on atteint un point de non-retour. Alors que leur conversation d’adolescentes tourne exclusivement autour de l’émission de télé qu’elles ont vue la veille au soir n’a plus aucune importance. Qu’elles parlent fort, extrêmement fort n’est plus surprenant, ni décevant. Qu’elles utilisent à chaque début de phrases des “ Vas-y ” et à chaque fin des “ Putaing ” n’entrent pas en ligne de compte. Elles ont largement dépassé le statut de fashion victime, elles ont poussé le curseur bien plus loin, dans des contrées que Franck n’avait jamais explorées auparavant. Pour elles, ce n’est jamais assez. Jamais assez maquillée, jamais assez voyante, jamais assez fort, jamais assez vulgaire, jamais assez sexy, jamais assez violent. C’est la revanche des petits, des pauvres, des immigrés, un affront brutal à la bienséance bourgeoise. Les cagoles, c’est comme cela qu’on les désigne à Marseille apprendra plus tard Franck, sont les dernières révolutionnaires françaises. Elles ont désossé tous les protocoles, renversé tous les codes féminins, déchiré les représentations sociales, anéanti des siècles d’éducation à la soumission. Le problème, c’est que leur révolution, elles l’ont fomentée dans un centre commercial. C’est la zone qui leur a données tous les outils pour la réaliser et l’entretenir : vêtement, nourriture, maquillage, langage direct du commerce, image publicitaire brutale.


Quand il ressort du Quick, Franck n’a plus du tout la tête à acheter un bureau. Les jeunes filles du Quick lui ont finalement bien plu. Il veut absolument en trouver d’autres. Pour cela, il se dit qu’il suffit d’aller traîner dans la galerie marchande d’Avant-Cap qui concentre des magasins de mode. Il a juste le grand rond-point à traverser pour y arriver. Il fait comme tout le monde ici, il trace tout droit, passant entre les voitures qui klaxonnent furieusement. Il arrive sans encombre sur le trottoir d’en face, traverse l’anémique allée d’arbustes qui délimite symboliquement le parking, et s’engouffre dans la galerie marchande aux 80 magasins de vêtements-chaussures-parfumerie. A l’intérieur, des centaines de personnes se pressent dans les allées et les magasins. La plupart des clients sont des groupes de jeunes filles comme celles du Quick. Des adolescentes surexcitées, qui sautent dans tous les sens, parlent fort, regardent droit dans les yeux. Franck a l’impression au bout de quelques minutes d’être dans une espèce de parc d’attractions. Il y a également des jeunes filles accompagnées de leur mère, mais bien souvent, ces dernières sont pires que leurs filles. Pantalons tailles basses, petits hauts fluos, 3 tonnes de maquillage, coiffure déstructurée. Il y a également les garçons, qui n’ont rien à envier aux filles, rayon exubérance. Chaussures blanches pointues ou baskets dernier cri, pantalon serré blanc, tee-shirt ou chemise imprimée, boucles d’oreilles, coupe de cheveux en iroquois, en longue mèche, en épis, en plaqué, n’importe comment mais extrêmement gominé, une ou deux grosses bagouzes aux doigts, un petit soupçon de maquillage pour faire genre et en avant la musique. Franck est ravi. Séparément, ils sont ridicules. Ensemble dans la galerie commerciale, ils constituent la norme. Au bout d’une demi-heure à naviguer dans la foule, Franck décide de faire une petite pause fraîcheur devant l’énorme climatiseur qui cueille tout le monde à l’entrée de la galerie. 5 minutes plus tard, il tente un nouveau tour de la galerie en s’approchant cette fois-ci des magasins. Et là, il constate avec gourmandise que les vendeuses sont toutes de jeunes femmes superbes. Qu’elles vendent des bijoux, qu’elles parfument ou qu’elles habillent, elles affolent Franck et les autres clientes avec leurs petits tee-shirts moulants un peu débordés par des poitrines étonnamment généreuses, leur minijupe ou leur pantalon qui laisse voir leur string et leur ventre plat, leur peau bronzée, leur tatouage sur l’épaule, leur sourire, leur façon de regarder Franck comme s’il était enfin l’homme qu’elles attendaient. Loin d’être épuisé par plus de 5 heures d’errance à Plan de Campagne, loin d’être rassasié par la vue de ces jeunes femmes qui semblent toutes lui donner rendez-vous ce soir, loin d’être raisonnable et sage, Franck fait encore trois fois le tour de la galerie marchande avant de se décider enfin à tenter la dernière grande aventure moderne que nous offre aujourd’hui notre société : une plongée dans un magasin H&M. Celui d’Avant-Cap se situe tout au fond de la galerie et les jeunes y entrent par paquets de vingt. Il faudrait peut-être que Franck se signe en passant les portiques de sécurité. Lui préfère se passer les mains dans les cheveux, comme Elvis. A gauche, sur environ un


quart de la surface totale, le rayon homme. Derrière, les enfants. Sur la droite, le rayon filles, jeunes filles, jeunes femmes, femmes. Au centre les caisses. Une organisation simple de l’espace qui permet de se repérer rapidement, dès le deuxième pas dans le magasin. Sauf que tout est sans dessus dessous. Les pulls sont dépliés, les jeans évadés des cintres, les jupes posées en tas sur le côté, les chaussettes sont dans le bac des caleçons, les tee-shirts imprimés mélangés, les femmes squattent le rayon homme, les jeunes hommes téléphonent dans le rayon enfants et les salariés de H&M, assurément tous étudiants, ne savent plus ou donner de la tête pour maintenir le bateau à flots. Après 10 minutes à nager dans cette hystérie collective, Franck oublie ce pour quoi il est venu, à savoir l'observation distanciée des jeunes filles. Bercé par l’électro pop d’ambiance, il se surprend à regarder de plus près un jean, et puis un autre et encore un autre. Il n’en a absolument pas besoin, mais il sent là, au creux de son cerveau, comme un appel irrésistible. A force de voir les autres regarder, tâter, essayer, acheter, il a besoin de faire comme eux. Et puis, ces jeans sont vraiment pas mal pour le prix. Et là, tiens, ce pull, 15 euros, non, mais pourquoi se priver ? Il va en prendre deux pour le coup. De toute façon, ça lui coûtera toujours moins cher qu’un bureau. Ah, et puis, là, ces paires de chaussettes vendues par lot de 10. La super affaire. Ouais, mais bon, pour le jean, là, je prends lequel. Un noir, un délavé. A moins que je prenne un côtelé, ils sont seulement à 35 euros. Vraiment c’est pas cher, ici. Merde, c’est quoi ces tailles américaines. Bon, allez, je ne vais pas me faire chier, j’en prends 2 de chaque, je prends les pulls et je vais tout essayer. Comme ça, s’ils me vont, je les prendrais tous. Franck traverse le rayon femme et constate qu’il y a une queue de 20 personnes pour accéder aux cabines d’essayage mixte. Pas découragé, il se met dans la file essentiellement composée de jeunes femmes. Chacune d’elle porte un large sac en plastique siglé H&M dans lequel sont entassés des montagnes de vêtements. Franck comprend assez rapidement que l’on peut entrer dans les cabines avec 10 vêtements maximum et que l’on doit ensuite revenir à l’entrée pour piocher 10 autres vêtements dans le sac en plastique. Voilà pourquoi il voit des jeunes filles aller et venir dans l’espace avec des brassées de vêtements. Il y a également des hommes, mais leur temps d’essayage est nettement plus court et discret puisqu'aucun ne vient se regarder dans la glace, celle qui est au centre des cabines, juste en face de l’entrée. Pour chaque vêtement essayé, les jeunes filles y vont se mirer, organisant ainsi avec d’autres, une espèce de défilé de mode de la fripe. Profitant de l’attente, Franck remarque que certaines se sont organisées à plusieurs. L’une fait la queue aux cabines en entrant dans le magasin, les deux autres font les rayons et chacune se relayent dans la file pour remplir leur sac. Quand une cabine se libère, elles entrent à trois en même temps pour une même cabine avec 30 vêtements d’un coup !


Absorbé par ce manège, Franck ne pense pas trop à l’attente qui s’étire pourtant sur une bonne demi-heure. Quand vient enfin son tour, la jeune fille préposée aux cabines compte ses jeans et ses pulls et lui tend une large plaque avec le numéro 8. Franck entre dans l’espace où il compte au moins une vingtaine de cabines reparties de chaque côté de l’entrée. Il se dirige vers la gauche et entre dans la seule vide, la ferme, lève les yeux et là, découvre l’ouverture pratiquée dans la porte juste au niveau des yeux. Et comme les cabines se font face, il voit les yeux de la jeune femme blonde qui, en face de lui, essaye ses vêtements. Il ne voit d’elle que le haut du visage, mais il devine aisément ses mouvements. Là, elle est juste à un mètre de lui et elle est certainement en sous vêtements pour essayer une robe, elle sort, non, c’est juste un haut à bretelles. Elle revient dans la cabine. Franck continue de l’observer. Là, ça doit être un pantalon ou une jupe, il la voit se baisser, regarder son ventre, là, elle lève la tête et pour la première fois regarde à travers l’ouverture. Franck baisse les yeux. La jeune femme sort à nouveau de la cabine, Franck ne peut s’empêcher de la regarder, c’est une jupe. Une jupe courte orange. Elle est pieds nue. Elle se regarde dans la glace centrale, elle revient dans sa cabine et cette fois-ci lève directement la tête, fixe Franck qui évidemment ne l’a pas quitté des yeux et lui fait un clin d’œil. Il se recule dans sa cabine et se laisse tomber sur le banc. Puis, il se relève doucement. Elle est toujours là, en face, dans l’autre cabine. Elle passe ses bras dans son dos, on dirait qu’elle est en train de défaire son soutien gorge. Elle disparaît, se relève et semble remettre son soutien-gorge. Puis, elle se baisse à nouveau puis se relève. A ce moment là, elle relève la tête, fixe à nouveau Franck, lui fait à nouveau un clin d'oeil et sort de la cabine en maillot de bain deux pièces bleu turquoise. Franck voudrait bien lui dire, enfin, il voudrait bien lui dire quelque chose de gentil, juste entrer en contact avec elle. Mais voilà, comment sortir de cette cabine pour parler à la fille de la cabine d’en face, lui dire qu’on ne la connaît pas mais qu’on est complètement ému de la voir s’habiller et de déshabiller devant soi, qu’elle l’a charmé en deux secondes, qu’il ne la connaît pas mais qu’il voudrait bien l’inviter à boire un verre après… tout cela avec…avec une protubérance manifeste au niveau de l’entrejambe et toutes ces idées salaces qui marinent dans sa tête depuis qu’il traîne dans cette galerie marchande. Franck s’assoit sur le banc au fond de la cabine. Il attends 5 minutes. Puis il relève. La porte de la cabine d’en face est ouverte. Elle est partie. Un homme prend sa place. Quand il referme la porte derrière lui, il ne voit que ses larges épaules qui bouchent toute l’ouverture. Franck se tourne, enlève ses chaussures. Il essaye les jeans, les pulls. Il ressort 5 minutes plus tard de sa cabine. Il garde un jean et les deux pulls, attrape en passant un lot de 10 chaussettes dans le bac et se dirige dans la file d’attente de la caisse. En attendant son tour, il regarde autour de lui, espérant reconnaître la jeune fille de la cabine d’essayage. Mais il y a vraiment trop de monde pour espérer la retrouver. Il paye, sort du magasin, sort de la galerie marchande, du parking,


de la zone commerciale, de l’autoroute, de sa voiture, pour enfin, enfin, se retrouver chez lui, au calme, tranquille et seul. N’empêche, cette journée à Plan de Campagne lui a tellement plu qu’il décide, le lendemain, de garder la voiture de location pour y retourner les jours suivants. Ça sera toujours mieux que de tourner en rond dans son appartement pour penser à Suzanne et à Corinne. Il passe ainsi le reste de ses vacances à Plan de Campagne. Il aurait aussi bien pu partir à la découverte de l’arrière-pays, de la côte d’Azur ou de la camargue. Mais ça ne lui disait rien de se promener au milieu des touristes en sandales sous la chaleur écrasante. Il préférait de loin la zone, il ne sait pas pourquoi, mais là-bas, il se sentait bien. Peut être à cause des souvenirs d’enfance, quand il passait tous les samedis après-midi avec ses parents à faire des courses dans l’hypermarché du coin avant de manger au flunch le soir. C’était pour eux la seule sortie de la semaine et c’était tellement bien d’avoir son plateau et de pouvoir prendre autant de frites qu’on voulait. Enfin, c’est à cause de ça ou d’autres choses, il ne sait pas trop, mais le fait est que, chaque jour, il arrive à Plan de Campagne vers midi, mange un bout au Patacrêpe, à la Pizza Paï ou même à la cafeteria Casino, flâne l’après-midi dans la galerie Avant Cap pour mater les jeunes vendeuses ou dans les magasins d’ameublement à écouter les conversations des couples en pleine ébullition devant un canapé ou une cuisine aménagée. Puis, sur le coup de 18h, il sort des grandes surfaces pour se rendre dans une autre partie de la zone commerciale, celle où se trouve le multiplexe Pathé. Franck choisit toujours un film étranger projeté en version originale, souvent des films d’auteurs américains. Avec l’UGC des Halles à Paris, ça doit être le seul multiplexe en France qui passe des films en VO. C’est sa caution culturelle de la journée, celle sans laquelle il aurait vraiment l’impression de ne plus être un cadre supérieur. Puis, vers 20h, il rentre sur Marseille. Au bout de quelques jours, il commence à se lasser un peu des vendeuses d’Avant Cap et des magasins d’ameublement. Heureusement, la zone est tellement vaste qu’elle lui permet de renouveler constamment ses centres d’intérêt. C’est ainsi qu’il découvre, dans un endroit un peu reculé de la zone, Expobat. Sur le panneau dont les couleurs commencent franchement à se faner, on peut lire : « Venez visiter le premier village de maisons témoins de France ». Une barrière automatique en interdit l’accès aux voitures qui, de toute façon, ne se présentent pas à l’entrée. Franck passe par le petit portillon situé sur le côté et au bout de quelques mètres, se trouve devant une pâte d’oie. En lieu et place d’un vrai village, Expobat est plutôt conçu comme un circuit fermé par lequel on peut visiter une trentaine de villas de style néoprovençal. Murs de parpaing recouvert d’un épais crépis aux couleur pastel orange, jaune ou rose vieilli, toits à quatre pentes, fenêtres hautes et étroites, un ou deux décrochés pour donner l’impression d’espaces. Franck en fait le tour complet. Il a l’impression de visiter un village que l’on aurait abandonné du jour au lendemain. Des herbes sauvages poussent ça et là, les crépis sont défraîchis, certains murs sont fissurés, des tuiles sont tombées. Les maisons


qui semblent le mieux conservées présentent toutes, devant le parterre de gazon grillé, des petites pancartes d’entreprises qui doivent certainement occuper les lieux pour un loyer modique. Expobat, le premier village témoin de sa propre déchéance. Un autre jour, il découvre au nord de la zone, coincée entre le magasin Aubert et Roche Bobois, une immense usine. Alors qu’autour, tout n’est que lumière, couleur, propreté, Fabemi Provence, qui produit des blocs béton, est grise, sale et poussiéreuse. Franck en fait le tour en voiture, puis à pied. L’usine est gigantesque, certainement plus grande que le Géant Casino. Derrière son mur d’enceinte, d’énormes tas d’agrégats et de ciment, des camions de chantier garés, des hommes. Des ouvriers poussiéreux, témoins d’un autre monde, celui de l’industrie lourde et sale, celui de l’effort et de l’humilité. Ils constituent les traces persistantes d’un monde qui tend à disparaître, avalé par les hangars de la consommation qui se sont installés progressivement autour de lui au point de le faire quasiment disparaître à la vue des passants, eux qui n’ont d’yeux que pour les néons des magasins. Il faut les comprendre aussi. Comment ces garçons tout de blanc vêtu, cheveux savamment sculptés avec du gel, lunettes de soleil et fond de teint sur les joues pour faire croire qu’on revient juste des vacances pourraient avoir le moindre rapport avec cette usine ? Cette découverte surprenante l’amène, le lendemain, à faire le tour complet de la zone à pied, un calepin à la main. Sur celui-ci, il s’amuse à noter qu'Etal viande se trouve juste devant la station essence du Leclerc, les meubles Atlas à côté de Feu Vert, le Quick à côté de Midas, Intériors à côté d’un Mac Donald, Kiloutou à côté de l’hôtel Formule 1, Gilbert Arnaud Maroquinerie à côté de Babou, et son préféré, KFC à côté de Sportland. Ici, l’implantation des magasins ne correspond à aucune logique, On se jette sur la première place qui se libère. Si la place manque, on agrandit la zone au nord ou au sud, de l'autre côté de l'autoroute, sur la colline, derrière les magasins, on pousse dans tous les sens. Du coup, les routes qui sillonnent la zone partent dans tous les sens. Double voie digne d’une autoroute, contre-allées, petite route qui grimpe, une autre qui passe en dessous d’une autre, cul-de-sac, sens interdit, c’était le grand n’importe quoi généralisé et les Marseillais adorent ça tellement ça leur rappelle leur ville. Mais à Plan de Campagne, il y a toujours un petit plus, quelque chose qui transforme la vulgarité en petit traité de philosophie, l’agressivité en comédie italienne des années 50, le laid en supportable et l’insupportable en burlesque. Et Franck, après quelques jours à vadrouiller dans la zone, a fini par dénicher l’oiseau rare, celui qui rassemble en un seul lieu tous les symptômes de la zone pour les transformer en poème du XXIe siècle: l’Américan Car Wash. Dès que Franck arrive sur la zone, il se précipite devant l’enseigne pour regarder le spectacle. Il y retourne aussi après le déjeuner, et puis, dès fois, juste avant le ciné. Quelle que soit l’heure de la journée, il y a foule, de toute façon. Une dizaine de voitures, la plupart déjà propre, font la queue à l’entrée du hangar aux couleurs des Etats-Unis. Les berlines allemandes sont conduites par des


hommes plutôt mûrs, genre homme d’affaires ou directeur d’entreprise, quelque chose dans le genre. Les gros 4x4 sont systématiquement conduits par des blondes qui pourraient être leurs jeunes maîtresses. Quelle que soit l’heure à laquelle vient Franck, il a l’impression de voir toujours le même type de personnes, vieux en berlines, blondes en 4x4. Cette permanence de stéréotypes le met déjà en joie. Mais la suite le réjouissait tout autant. La très grande majorité des clients choisissait l’option Platine, qui, pour 45 euros, vous assurait le nettoyage intérieur et extérieur complet de votre voiture. Placez votre voiture dans les rails, laissez allumé le moteur, restez dans votre voiture pendant qu’un « équipier » lave la carrosserie grâce à un pistolet à pression et les jantes grâce à une brosse mécanique. On se croirait à l’Elephant Bleu avec un boy, sauf que là, les rails font avancer lentement votre voiture vers le second poste, celui de la soufflerie. Quand vous sortez du hangar, enclenchez la première, suivez le virage et stationnez votre voiture sur le second rail, qui se trouve à l’extérieur, là où tout se joue. Laissez le moteur allumé, sortez de votre véhicule, et laissez une équipe de 5 blacks en uniforme blanc, gant compris, investir votre voiture pour le nettoyage intérieur. Chacun a sa spécialité. Le petit pour passer l’aspirateur, le grand pour le pare-brise, les deux autres pour les vitres, le dernier pour le coffre. Ça ne prend pas trop longtemps, 5 minutes à peine, puisque le nettoyage doit être terminé quand la voiture arrive au bout du rail qui la fait avancer lentement. Voilà, vous pouvez reprendre le volant de votre voiture qui a été nettoyée de fond en comble sans que vous ne vous en rendiez vraiment compte, puisque vous n’avez même pas éteint le moteur ! Ce qui réjouit le plus Franck en allant voir chaque dimanche l’Américan Car wash, c’est justement l’attitude des vieux monsieur et des blondes quand arrivent le moment du nettoyage intérieur des véhicules. Tous cherchent à paraître le plus détaché possible, s’éloignant de leur véhicule pour laisser les blacks travailler. La plupart téléphone, certains allument une cigarette ou mieux, un cigare, quelques blondes se la jouent Grâce Kelly côte d’Azur, avec lunettes noires, foulard dans les cheveux, chemisier entrouvert et jupe droite fendue sur le côté, d’autres se remaquillent dans le rétroviseur, cherchant une proximité avec ce grand noir, certainement sans papier, mais si appétissant dans son uniforme. Mais le mieux, c’était encore la fin, quand ils reprenent leur véhicule au bout du rail. Contrôle ou non du travail ? Pourboire, pas pourboire ? Réclamations ? Scandales ? Ici, personne ne claque 45 euros pour rien. Malgré les apparences de Riviera qu’ils voulent tous se donner en venant faire nettoyer leur voiture par une armée de nouveaux esclaves, on demeure bien à Plan de Campagne, zone commerciale pourrie au Nord de Marseille. Et aucun homme riche ni aucune femme du monde ne se rend en plein après-midi dans un tel lieu pour faire laver sa voiture. Au mieux, il y envoie un larbin. Tous les clients se jouent la comédie à l’American Car Wash. Le temps d’une option Platine, on rêve d’un autre monde, mais autour, il y a bien Maxi Zoo et Décathlon ! Aussi, quand le rideau se baisse, tous sans exception, s’arrètent quelques mètres plus loin dans la cour pour inspecter vitres, coffre, pare-brise et jantes. Franck s’amuse à parier sur celui qui réclamerait, celle qui, mécontente, essayerait de négocier un lustrage, un autre qui sortirait son chiffon doux pour ôter la petite trace qui est restée à la porte arrière.


Chapitre 10 Cette occupation à plein temps rendit la fin de ses vacances moins sinistre que prévue. Il s’achète une voiture, de nouvelles lunettes de soleil, un luminaire, une grande casserole, des ampoules basse consommation, enfin toutes ces choses que l’on trouve à Plan de Campagne. Mais un jour, il a bien fallu rendre la voiture de location, troquer son jean pour son costume et remplacer les vendeuses d’Avant Cap par le gros Carpési. Métro, traversée du tiers-monde, la clim de l’immeuble, ascenseur, musique d’ambiance, porte siglée U-tech, 8 heures du matin, Franck traverse l’Open space en saluant à la ronde l’équipe arrive devant sa porte vitrée, l’ouvre, la referme, pose son cartable, s’assoit à son bureau. Cinq minutes après, on frappe à sa porte, c’est Carpési avec deux cafés. - Merci pour ce café, mon cher Carpési, dit Franck en lui ouvrant sa porte. Je vois que vous n’avez pas perdu les bonnes habitudes - Ah, le café, le matin, c’est sacré, répond le gros avec sa voix de Castafiore en s’asseyant lourdement dans le fauteuil en face du bureau. - Et…Vous avez passé de bonnes vacances, se croit obliger de demander Franck - Le top, Mr Blanquart ! Le top. Nous sommes restés dans le coin à visiter. - Vous n’êtes pas du tout parti ? - Non…Ici, on a la mer à 10 minutes à pied de la maison, la montagne derrière, les calanques, qu’est ce que vous voulez de plus ? Le seul truc qu’on a fait, avec ma femme et mes enfants, c’est de visiter Arles - Je ne connais pas mais ce n’est pas très loin, ça, répond Franck en allumant son ordinateur - Ah, si, presque 80 km par l’autoroute ! Mais, moi, je connais l’itinéraire pour ne pas payer de péage, lance le gros en clignant de l’œil. Faut prendre par Martigues ! - Je connais pas, répond machinalement Franck en se disant que cette journée n’allait pas être longue, mais interminable. - Mais si, Arles, la cité romaine, les Arènes, les cryptes, le musée romain, les petites ruelles, la place du Forum, si vous saviez comme c’est beau, s’extasie le gros. Même mes ados ont adoré. Et puis, l’hôtel, monsieur Blanquart, un superbe hôtel dans la pierre qui garde la fraîcheur. Ah, et puis, un de ces accueils. Partout des gens souriants, gentils, attentionnées… Franck regarde le gros s’époumoner encore 10 bonnes minutes. Vas-y, lâche-toi, déborde grassement du cadre, vante-toi, contemple ta réussite, ta famille, ton weekend, émerveille -toi d’un rien, d’un tas de pierres en ruine, de ta pizza du samedi soir, remets-en une couche sur ton escapade en Camargue, la beauté des salins, le vol des flamants roses, la plage de sable fin, la température idéale de l’eau, ton apéro sous le parasol, ta sieste, le goût du sel sur ta peau, le retour sur Marseille sans embouteillage parce que t’avais eu la bonne idée de repartir plus tôt, le bonheur de se retrouver chez soi, avec sa petite femme dans ses bras, assis bien au fond dans le canapé en train de regarder le film un verre de vin à la main, le bonheur total, vas-y, répands-toi, que je me repaisse de ta laideur dans ce contentement méprisable. - Et vous, Mr Blanquart, bonnes vacances ? finit par demander le gros après sa diatribe.


- Horrible, Mr Carpési, horrible, répond Franck avec le ton le plus sec dont il puisse être capable. Et c’est à cause de vous, ajoute-t-il en pointant sur le gros un doigt superlatif - Comment ça, à cause de moi, répond le gros en se redressant sur son siège. - Oui, Mr Carpési, à cause de vous, reprend Franck. Vendredi soir, la veille de partir en vacances, j’ai reçu un coup téléphone de Bertrand qui m’a fait part de certaines rumeurs qui courraient à Paris concernant l’activité de notre agence à Marseille. - Des rumeurs ? - Des bruits de couloir, des allusions, vous appellerez cela comme vous voudrez, mais Bertrand n’a pas du tout bien vécu le dernier comité d’entreprise d’avant les vacances où la CFDT lui a demandé si Marseille allait fermer. Vous avez eu de la chance d’être parti en vacances le lendemain du coup de téléphone, je vous le dis. Vous avez parlé à Malika, Monsieur Carpési ? - Bien sûr que non, je n’ai pas parlé à Malika, se défend Carpési. Je ne suis quand même pas idiot à ce point. Mais vous croyez qu’elle en a besoin ? Ça va faire presque 4 mois que vous êtes arrivé et qu’est-ce qui s’est passé ? Vous nous avez tous rencontrés pour nous demander si nous sommes bien ici, vous avez demandé à voir tous les dossiers, vous avez fait le tour des clients et puis vous êtes resté enfermé dans votre bureau où vous surveillez le travail de tout le monde, vous ne parlez quasiment à personne sauf à moi. Qu’est-ce que vous voulez que Malika ou les autres en déduisent, à votre avis ? - Ecoutez, si vous aimez manager les gens par l’affectif, tout partager avec eux, les cafés, les repas, les week-end, les problèmes, c’est votre affaire, avance Franck en regardant le gros droit dans les yeux. Et franchement, je ne sais pas si c’est la bonne méthode quand on regarde là où vous en êtes arrivé. Si je suis ici, c’est pour remettre un peu d’ordre dans la maison. C’est en tout cas ce que m’a demandé la direction en m’envoyant ici. Tout le monde peut pousser la porte de mon bureau, mais pas pour me raconter la dent du petit dernier. On n’est pas une famille ici, on est au travail. Et moi, je veux que tout le monde s’y remette malgré ce que vous appelez les “ particularités locales ” qui, je pense, ne sont pas aussi insurmontables que vous voulez bien le dire. Et pour vous montrer que c’est possible, je m’y mets à fond. Et je sais que cela va bientôt porter ses fruits. Donc, je montre l’exemple, je me tais et je bosse. Et quand je verrai toute l’équipe avec moi à 19h au bureau en train d’appeler nos clients, je pense que l’on aura plus vraiment besoin de se poser de questions sur ce que Paris pense de nous. - Mais pour en arriver là, il faut que l’équipe soit soudée, rétorque Carpési. Comment voulez-vous que l’on ait envie de suivre votre exemple si vous êtes aussi … distant ? - Je ne suis pas distant. - Si vous êtes distant - Je ne suis pas distant - Les gens d’ici vous trouvent distant - Qui ? - Malika, par exemple - Bien monsieur Carpési, parvient à articuler au bout de quelques secondes de flottement Franck. Vous pouvez retourner à votre travail.


Le gros se lève, toujours aussi lentement. Arrivé à la porte vitrée du bureau de Franck, il se retourne et demande - C’est juste pour cela que vous avez passé de mauvaises vacances, monsieur Blanquart. - Non, pas seulement, répond Franck. Bertrand m’a aussi dit qu’il comptait descendre passer plusieurs jours ici A cette annonce, Carpési change à son tour de couleur. Il se retourne complètement, s’approche du bureau de Franck sur lequel il pose ses grosses mains. - Monsieur Blanquart, sauf votre respect, mais ce n’est plus la peine de se raconter des histoires entre nous dans ce cas-là. Si Bertrand descend, c’est pour fermer l’agence. - Comme vous y allez, monsieur Carpési, reprend Franck qui sent le gros vraiment déstabilisé. Ce genre de décision ne se prend pas comme ça, aussi rapidement. Ils attendent mon rapport. - Je ne voudrais pas vous contrarier, monsieur Blanquart, ni remettre en cause vos compétences et votre statut, mais si Bertrand descend, c’est pour négocier sur place le plan de fermeture, avec mutations ou licenciements à la clé, assène le gros. Vous pouvez en croire ma vieille expérience, la décision doit être déjà prise. - Mais non, sourit Franck qui n’avait jamais vu Carpési dans cet état. Je ne voudrais pas faire injure à votre expérience, mais les choses se passent différemment au siège depuis que vous en êtes parti. - Oui, peut-être, répond le gros en se relevant lentement. Peut-être… Vous a-t-il dit quand il comptait venir ? - Non - Evidemment, la vieille stratégie de l’angoisse, reprend le gros comme s’il était seul. Nous voilà ainsi comme les condamnés à mort sans connaître le jour du jugement. Parfait pour briser peu à peu toute volonté de résistance. Il viendra nous cueillir quand nous serons à point, dans 6 mois, un an,quand nous serons à bout de nerfs, déprimés, totalement angoissés, incapables de nous révolter, déjà prêts à recevoir la décision de fermeture comme une libération. - Enfin, Jean-Michel, qu’est-ce qui vous prend, coupe Franck qui ne peut pas en supporter davantage. Voyons, reprenez-vous. Rien n’est joué d’avance, comme vous semblez le croire. Nous sommes bien sûr dans une situation difficile, mais si on montre à Paris que l’on peut remonter les chiffres rapidement, pourquoi voulez-vous qu’il ferme l’agence ? - Mais Monsieur Blanquart, je ne divague pas. Notre agence ne peut pas remonter les chiffres. Nous sommes déjà au maximum de ce que nous pouvons faire. Et le siège le sait. Le siège exige plus pour pouvoir ensuite nous démontrer que nous ne sommes pas à la hauteur. Ils savent parfaitement ce qu’ils font depuis le début. Et s’ils vous ont envoyé ici, c’est pour préparer l’enterrement, c’est pas un cadeau, je vous le dis. - Oh là là, vous, les vacances à Arles, ça ne vous réussit pas, lance Franck en se levant de son siège pour essayer de détendre l’atmosphère. Allez, mon cher Carpési, je sais bien que le lundi matin, c’est toujours un peu déprimant, je sais bien que la venue de Bertrand ne vous réjouit pas – et moi non plus d’ailleurs-, mais il ne faut quand même pas voir tout en noir. Allez, lui dit Franck le prenant par les épaules, redressez-vous, en attentant le déluge annoncé, nous avons encore du travail à accomplir. Et tiens, poursuit-il en l’accompagnant vers la porte du bureau, je vais suivre vos conseils. Ce


midi, je vais manger avec vous, ensuite on va faire une grande réunion et ce soir, je m’entretiendrai personnellement avec Malika. D’accord ? - Si vous voulez, Monsieur Blanquart, si vous voulez, répond le gros, la tête dans les chaussettes. Mais vous feriez mieux dès à présent d’utiliser votre énergie à trouver un autre travail, parce quequand Bertrand va descendre, le premier à la porte, ce sera vous. En sortant du bureau de Franck, Carpési n’avait pas eu besoin d’envoyer un mel à ses collègues pour les tenir informés de ce qui s’était dit comme chaque matin. Ils avaient tous vu la tête qu’il tirait en sortant. Aussi, quand Franck est venu manger avec eux à midi, tout le monde tirait la gueule. Au café, quand il les a conviés à une réunion dans l’après-midi, ils n’ont pas attendu de payer la note du resto pour commencer à le bombarder de questions sur la prochaine fermeture de l’agence. Durant deux heures, Franck dut s’employer à contredire systématiquement Sébastien, José, Maryse, Bernard ou encore Gérard, de loin le plus déprimé de tous. Tout en ignorant la véritable position du siège par rapport à Marseille, il affirmera que rien n’était joué, rien n’était décidé. Mais à chaque fois qu’il devait rassurer José, Bernard ou Christian, ses propres certitudes s’effritaient comme un mur bouffé d’humidité. Seuls Carpési et Malika restèrent muets. Et si le gros avait raison ? Et si le premier qui devait s’inquiéter, c’était lui, Franck Blanquart. L’agence ferme, il a échoué dans sa mission, viré pour faute grave. Obligé d’évacuer son bureau le lendemain matin, aucune indemnité de licenciement, dossier marqué d’une croix rouge grâce au zèle de Bertrand. Non, si… Non, si... Non, décidément, non, Franck ne pouvait imaginer qu’un tel scénario puisse arriver. A d’autres, des ouvriers, des employés, des petits cadres, cela arrive tous les jours, mais pas chez U-Tech, pas à Franck Blanquart. Et puis, il n’avait pas dit son dernier mot. Le soir, elle frappe à sa porte. - Vous avez demandé à me voir, monsieur Blanquart ? - Oui, Malika, entrez, asseyez-vous, répond Franck en faisant mine de se lever par politesse. Elle porte une jupe blanche droite et un cache-cœur orange. Elle a noué ses cheveux bouclés, laissant toute la place libre pour ses grands yeux noirs. Elle s’assoit de l’autre côté du bureau de Franck. - Malika, je ne vais y aller par quatre chemins. J’ai beaucoup réfléchi à ce qui s’est passé cet après-midi avec vos collègues. Entre ce que va faire le siège et ce que pensent vos collègues, il y a un espace dans lequel je me trouve. Et si, tout à l’heure, je me suis senti pris au piège entre les deux, c’est certainement parce que je n’ai pas pris le temps de pleinement occuper cet espace. Depuis que je suis arrivé ici, j’ai passé beaucoup de temps sur les dossiers, j’ai passé beaucoup de temps avec nos clients et certainement pas assez avec vous. Vous, c’est-à-dire l’équipe dans son ensemble, mais comme vous êtes la déléguée du personnel, c’est plus précisément vous dont je parle. Franck s’interrompt pour observer la réaction de Malika. Elle croise les jambes. Elle est incroyablement attirante. Franck respire un grand coup avant de se relancer puisqu’elle ne dit rien.


- Bien que tout le monde ici semble convaincu que le siège a déjà pris la décision de fermer l’agence, ce qui signifierait que mon arrivée ici soit totalement instrumentalisée. Je peux vous assurer qu’il n’en est rien. En tout cas si nous nous y mettons tous ensemble pour faire remonter les chiffres, il n’y a aucune raison de craindre une telle issue. - Qu’est ce que vous appelez « tous s’y mettre ensemble ? » - Ecoutez, Malika, vous êtes une jeune femme intelligente, vous savez pertinemment comme moi que l’organisation actuelle du travail représente le principal obstacle à la réalisation des objectifs fixés par la direction - Ecoutez, Mr Blanquart, des heures, on en a fait des centaines avant que vous arriviez. On les a faites gratos durant des années mais quand personne ne répond au téléphone après 17h, qu’est ce que vous voulez qu’on fasse ? Qu’on perde notre temps au bureau pour faire plaisir à Paris ? - Malika, je sais très bien que la démarche commerciale n’est pas ce qui est le plus intéressant dans nos métiers, mais elle est capitale pour qu’on continue à l’exercer. Comme moi, vous êtes tous des ingénieurs, vous avez fait des formations supérieures particulièrement poussées, peut-être auriez-vous besoin d’une petite formation de vente - Mais, Mr Blanquart, répond Malika en recroisant les jambes, le problème n’est pas chez nous. A quoi cela va nous servir de savoir vendre des aspirateurs si personne ne décroche à l’autre bout du fil ? - Nos clients sont là après 17h, Malika. Je sais de quoi je parle. - Et vous avez eu les responsables en direct ? - Certains - Qui ça ? - Des maires et quelques directeurs d’entreprises. Malika se tait. Elle regarde Franck avec suspicion. - Bien sûr, pour les avoir en direct, il m’a fallu appeler et appeler et encore insister plusieurs jours de suite. Mais j’y suis parvenu, alors que tout le monde ici m’affirme le contraire. Ecoutez, Malika, si on veut s’en sortir, je pense que l’on doit tous tirer dans le même sens et arrêter de jouer double jeu, car, dans ce cas-là, effectivement, je ne donne pas cher de l’agence. - De quoi me parlez-vous précisément, monsieur Blanquart Franck se lève, contourne son bureau et s’assoit sur le bord, juste au-dessus de Malika qui est obligée de lever la tête. Franck avait répété son numéro de manager une heure durant. D’abord la contrition, ensuite l’offensive pour finir par la domination. Mais, ce qu’il n’avait pas prévu, c’est le décolleté de Malika. Elle a tout de suite saisi son trouble et décide d’en profiter en baissant son regard sur l’entrejambe tendu du pantalon de Franck. Une demi seconde a suffit. Il toussote un peu, fait semblant de réfléchir et se lève du bureau. Il dépasse Malika et va se poster debout devant la paroi vitrée qui donne sur les bureaux. Comme dans son rêve, il baisse les stores et tourne lentement les lamelles. Franck attend de longues secondes qu’elle vienne le rejoindre pour l’enserrer par la taille, mais Malika reste obstinément sur son siège. Il finit alors par se retourner et rejoint son fauteuil, derrière son bureau. Si elle veut la guerre, elle va l’avoir. - Mademoiselle Boukara


- Bouraka, monsieur, je m’appelle Malika Bouraka. - Je vous demande à partir d’aujourd’hui, de cesser d’alimenter en fausses rumeurs votre syndicat à Paris. Ce n’est pas une attitude responsable dans une entreprise et vous avez pu constater cet après midi, les conséquences désastreuses sur vos collègues. - Je - Laissez-moi finir. A partir de cette semaine, je souhaite que l’ensemble des salariés de l’agence reste au minimum jusqu’à 19h en semaine et qu’une permanence soit organisée le samedi. - Le samedi ? - Parfaitement le samedi. Je ne sais pas d’où vous tenez vos informations selon lesquelles personne ne travaille dans le Sud, mais moi, j’ai au téléphone des cadres d’entreprises ou de mairies qui ne comptent pas leurs heures et qui sont bien souvent sur le pont le week-end. Alors, si des particularités locales existent, j’ai bien l’impression qu’elles s’arrêtent aux portes de cet immeuble. - Mais - Il n’y a pas de mais. Vous avez tous des salaires de cadre largement supérieur à la moyenne régionale. Vous devriez plutôt être heureux. Pensez aux cadres de la grande distribution qui bossent 7 jours sur 7 pour un salaire de misère. Quand je vais à Plan de Campagne, je n’en entends aucun se plaindre.


Chapitre 11

6 mois plus tard. Nous sommes en plein hiver, enfin si on peut appeler cela un hiver. Le thermomètre n’était descendu en dessous des 10°C qu’à quatre reprises et à part les jours de Mistral, Franck n’a quasiment pas sorti son long manteau noir. Malgré cette relative douceur, tous les Marseillais qu’ils croisent sont emmitouflés jusqu’au cou. Les salariés de l’agence sont même les plus excessifs, pestant continuellement contre ce froid qui leur « gèle les os ». Franck se souvient encore très bien des hivers rigoureux de Paris où le ciel bas et gris ne quitte pas la Capitale pendant des semaines, tandis que les températures restent négatives durant plusieurs jours. Carpési affirme qu’il exagère, comme si son corps et son esprit avaient définitivement effacé les traces des années passées dans le Nord. Franck n’en est pas encore là mais ces attitudes ne l’énerve plus autant. Aujourd’hui, il a plutôt l’impression de vivre dans une comédie de boulevards où il serait le seul spectateur et les habitants de la ville, les comédiens. La permanence du samedi n’a existé que deux semaines, le temps pour Franck de recevoir 5 arrêts maladies et un préavis de grève. Alerté par la CFDT, le siège lui a remonté les bretelles plutôt que le soutenir. Il était hors de question que l’agence marseillaise se mette en grève à l’heure où le groupe connaissait une baisse de son action en bourse. Débrouillez vous comme vous voulez, mais que cette grève n’existe pas, avait hurlé Bertrand au téléphone. Franck a raccroché,est sorti de son bureau, a réuni l’équipe et a mangé son chapeau en public. Un vrai calvaire. Plusieurs mois après, l’ambiance est encore marquée par ce qu’il a vécu comme un passage en force. L’équipe va toujours manger ensemble à midi, Franck reste au bureau, Malika a toujours cet air triomphant en réunion. Seul Carpési continue de maintenir un lien avec Franck en buvant le café tous les mains avec lui. La semaine dernière, pourtant, quand Maryse a fêté ses 40 ans au bureau, Franck y est allé de son petit discours idiot. Son cadeau, un collier fantaisie en a surpris plus d’un, Maryse la première qui lui a claqué la bise pour l’occasion. Du coin de l’œil, il a vu Malika sourire. Le lendemain, l’équipe l’a invité à se joindre à eux pour le repas du midi. Franck a accepté à condition qu’il paye l’apéro. En rentrant chez lui le soir, il continue de s’asseoir dans son fauteuil-club, toujours placé en face de sa bibliothèque. Il pense de moins en moins à Suzanne, un peu plus à Corinne et beaucoup à Jennifer. Jennifer est une étudiante de 21 ans qui bosse le dimanche à Plan de Campagne pour se payer son petit studio. C’est comme ça que Franck l’a rencontrée il y a 3 mois. En trainant ce dimanche là au Virgin de la zone, il avait acheté la trilogie de Claude Berri en solde. Pour payer, il s’était mis dans la file de sa caisse, lui avait tendu le coffret et puis, comme ça, d’un coup, elle s’était mise à expliquer à Franck qu’ils avaient tourné la plupart des scènes pas loin de chez son grand-père, dans les collines d’Aubagne, qu’Emmanuelle Béart était bien plus belle au naturel que maintenant, que Daniel Auteuil avait atteint le sommet de sa carrière d’acteur et qu’après Yves Montand, la seule personne qui pourrait jouer le Papet, ce serait Jean-Claude Gaudin, le maire de Marseille. Tout ça en… 49 secondes, le temps de passer l’étiquette du coffret devant le lecteur optique, d’annoncer le prix, 30 euros,


que Franck glisse sa carte bancaire dans le terminal, tape son code, que la transaction se fasse et qu’il récupère le ticket. Plus tard, dans la journée, Franck avait décidé d’aller boire un Perrier à la cafeteria Casino avant d’aller au cinéma. En commandant sa consommation au buffet, il avait aperçu Jennifer, assise seule à une table, un café devant elle. Alors, il a fait quelque chose qu’il ne se serait jamais cru capable de faire : il a pris son Perrier et l’a abordée. Elle s’est tout de suite souvenu de « l’homme du Pagnol soldé ». Il s’est assis en face a commandé un café et lui a demandé ce qu’elle faisait comme étude. Il n’a pas eu le loisir de poser une autre question. Jennifer n’avait qu’un quart d’heure de pose, mais elle lui a quand même raconté sa vie. Son grand père était arrivé à Marseille dans les années 50 de sa Catalogne natale. Communiste, il avait fui à pied son pays pour échapper à Franco. Maçon, il s’était cassé le dos sur des chantiers payés au noir dans les grands ensembles d’HLM qui se construisaient alors dans les quartiers Nord de Marseille. Son père n’avait pas les mêmes idées. Il créa son entreprise de maçonnerie, mais il se cassa quand même le dos dans les villas de riches sur la Corniche de Marseille. Sa mère était caissière à Carrefour Grand Littoral. Ils habitaient du côté de Sainte-Marthe, non loin de l’usine Ricard. Ce serait certainement son jeune frère de 15 ans qui reprendrait l’affaire familiale. Mais ce petit con fumait tout le temps des pétards avec ses copains. Il avait été renvoyé 3 fois du collège. A la troisième fois, son père lui a foutu la raclée de sa vie et le lendemain, il l’emmenait avec lui sur ses chantiers. Depuis, il trimballait toute la journée des gravats, des sacs de béton et des brouettes de sable. Il en chiait du soir au matin, son père toujours sur son dos, prêt à lui décrocher une droite au moindre faux pas. Jennifer avait compris le message. Pas question pour elle de finir comme sa mère, 900 euros par mois, toute la journée à passer des produits qu’elle n’avait même pas les moyens de s’acheter. Alors, elle s’était accrochée au lycée pour passer son bac, elle entrait aujourd’hui en deuxième année de BTS force de vente et depuis un mois, enfin indépendante. Elle avait son petit studio dans le quartier de la Plaine qu’elle payait avec son job chez Virgin. Elle y travaillait les week-end et espérait bien décrocher un CDD à plein temps pour les grandes vacances. Elle pourrait enfin s’acheter une petite voiture, car les allers-retours en bus pour aller à Plan de Campagne, c’était vraiment une galère pas possible. Elle faisait des études de commerce mais parlait comme un homme, avec ses gros mots et sa syntaxe de camionneur. Jennifer visait haut, mais avait l’air d’une coiffeuse avec ses cheveux décolorés, ses tenues vulgaires et son corps de velours. Jennifer était fière et courageuse et c’est ça au fond, plus que son corps splendide, qui avait séduit Franck. Le dimanche suivant, il l’avait invitée à manger sur le pouce à la Pattapizza, un restaurant qui venait juste de s’ouvrir à côté de la grande station essence à l’entrée du parking. Le soir même, il l’invitait au Pathé pour aller voir Spiderman 2. Il avait trouvé ça nul et Jennifer avait adoré. En sortant, elle lui avait sauté au cou pour le remercier. Il l’avait embrassée devant l’Hippopotamus, puis, il l’avait raccompagnée en voiture jusqu’à chez elle. Il n’était pas monté la première


fois. Mais le dimanche suivant oui. C’était peut être elle finalement qui lui permettait de tant relativiser depuis quelques temps. Depuis, il allait chaque dimanche sur la zone. Il arrivait vers 12h, garait la Clio devant le supermarché Géant. Puis, il allait traîner au Virgin, en attendant la pause déjeuner de Jennifer. Elle n’avait souvent qu’un quart d’heure pour avaler son sandwich, mais de temps en temps, elle prenait une demi-heure et Franck l’invitait à la cafeteria Casino qui se trouve un peu plus loin dans la galerie marchande. Puis, Jennifer retournait à sa caisse et Franck allait prendre le café chez Dédé, la brasserie en face de Babou. Ensuite, il tuait le temps en faisant un petit tour chez Cash express, Troc de L’île ou le Faillitaire. Ces magasins de revente marchaient aussi bien que les cuisines Schmitt ou Planet Saturn. Ensuite, il allait voir un film au Pathé. Avant de revenir au Virgin pour chercher Jennifer qui finissait à 19h. Quelquefois, ils retournaient au cinéma, mais la plupart du temps, Franck ramènait Jennifer dans son petit studio à Marseille. Là, ils feraient l’amour sur le clic clac ouvert. Ils ne se voyaient pas la semaine. C’était leur arrangement. Jennifer ne voulait pas que ses copines sachent qu’elle sortait avec un vieux, Franck n’avait personne à qui cacher cette liaison mais il préférait lui garder son caractère secret pour des raisons purement érotiques. C’était facile de cloisonner à Marseille, moins dans la zone. Là-bas, on les avait vu sortir plusieurs dimanches soir de suite du Virgin. Au bout de quelques semaines, la rumeur courait de Norauto à Gifi, en passant Feu vert, But, Casto, cash express et Optical Center. La belle Jennifer était prise. Tous les mécanos, les petits vendeurs, les responsables de rayon avaient été au moins une fois au Virgin pour Jennifer. Et ils avaient au moins tous essayé une fois de la brancher.Car Jennifer, c’est la bombe de Plan de Campagne. Jennifer, c’était de la supercagole, des seins splendides, un cul de négresse, et puis surtout l’air de ne pas avoir froid aux yeux avec ça. Attention, rien à voir avec les petites vendeuses d’Avant Cap, qui n’étaient au fond de que des petites allumeuses de galerie marchande, œil humide et string voyant pour aguicher le client, mais des petites nonnes quand il fallait passer aux choses sérieuses. La Jennifer, c’était autre chose, disait-on sur la zone. C’était une bombe au lit, une gonzesse qui aimait ça, dans toutes les positions, dans tous les sens, une de celles qui n’en ont jamais assez, qui vous réveillent en pleine nuit, qui vous saute dessus en voiture, qui n’ont pas de limites, pas de préjugés, pas de morale, une de ces filles que l’on ne rencontre qu’une fois dans sa vie et dont on se souvient encore des années plus tard. Les bruits les plus fous couraient sur Jennifer dans les réserves. Un fantasme que la belle alimentait elle-même par le refus systématique qu’elle avait apporté à toutes les avances qui lui avaient déjà été faites depuis qu’elle bossait sur la zone. Quand on a su qu’elle « était en main », forcément, ça a fait le tour de la zone. Durant la semaine, les rumeurs les plus folles ont couru sur son compte. C’était un homme d’affaires qui voulait racheter tout le foncier de la zone,


c’était un Andalou à qui elle était promise depuis sa naissance, c’était un Russe qui l’avait embobinée et qui voulait la mettre dans les hôtels de luxe de la côte d’Azur, c’était juste une tapette à qui il suffisait de faire peur pour le voir disparaître de la circulation. Fred, responsable du rayon carrelage chez Leroy Merlin, Abdou, vigile sur le parking d’Avant Cap et Nordine, vendeur de chez Darty, étaient de loin les plus motivés de la zone à connaître l’identité du mâle de Jennifer. Peut-être parce qu’ils avaient été les trois premiers à tenter leur chance, il y a un an, et c’était eux qui s’étaient pris les plus grosses claques. « Ne t’épuise pas à parler, je ne suis pas intéressée » avait-elle dit à Fred en le voyant arriver par la porte arrière des réserves du Virgin, avant même que celui-ci ait ouvert la bouche. Elle s’était moquée avec ses copines de ce gand dadais d’Abdou quand il s’était présenté à la sortie de la fac avec un bouquet de fleurs à la main. Et elle avait carrément giflé Nordine quand celui-ci l’avait sifflé sur le parking devant Darty. Les mésaventures firent, à l’époque, le tour de la zone, calmant certains, excitant d’autres. Mais tous ceux qui, à la suite, tentèrent d’approcher Jennifer, y allèrent au moins sans illusion, ce qui leur enlevait à tous l’amertume qui n’avait pas encore quitté Fred, Nordine et Abdou. Aussi, ils s’organisèrent pour surveiller d’un peu plus près Jennifer le dimanche. Evidemment, Nordine, qui était le plus proche physiquement, puisque le Darty collait au Virgin, était chargé de prévenir les deux autres au moment où il identifierait l’homme. Ce qu’il fit dès l’arrivée de Franck ce dimanche là quand celui-ci, se garant sur le parking, fut rejoint directement par Jennifer, qui lui sauta au cou. Il téléphona à Abdou qui le relaya après la pause déjeuner en suivant Franck chez Dédé. Puis Fred le récupéra dans l’après-midi, quand Franck allait faire son tour au Leroy Merlin. En fin de journée, Nordine vit Jennifer sortir du Virgin et enlacer le même homme. Il n’y avait plus de doute possible, le type qui sortait la Jennifer n’était pas un Espagnol ni un mafieu, juste un mec normal, même pas habillé à la mode, même pas baraqué, même pas riche avec sa Clio de merde. Durant la semaine, ils fomentaient à tour de bras des plans pour connaître son secret. Dédé l’avait déjà remarqué plusieurs fois dans sa brasserie. Il venait prendre un ou deux cafés en début d’après-midi. Nordine l’avait également vu plusieurs fois dans les rayons de Darty, Fred se souvenait de l’avoir vu traîner dans son rayon carrelage chez Leroy Merlin et même Abdou se souvenait de sa Clio garée sur les places handicapées d’Avant Cap. Tout le monde ou presque avait déjà vu ce gars dans les magasins ouverts le dimanche. C’est sûr, il préparait un coup. Jennifer ne pouvait pas être son seul objectif. Finalement, c’est Fred qui fut chargé d’entrer en contact avec le bonhomme. Après tout, c’est lui qui avait ouvert le livre de doléances. Le « Ne t’épuise pas à parler, je ne suis pas intéressée » faisait encore rire les gars sur toute la zone. Aussi, le dimanche, vers 14h30, quand Fred reçut le SMS de Dédé lui annonçant que le gars de Jennifer était en place, il abandonna comme convenu avec ses collègues son rayon qui commençait à être envahi par les familles, sortit par derrière, prit sa voiture et déboula 5 minutes plus tard à la brasserie. Il en ressortit une heure plus tard avec encore plus de questions. Le


gars s’appelait Franck, il était de Paris, mais installé depuis plus d’un an à Marseille, il travaillait dans l’informatique à la Joliette. Il était plutôt sympa pour un mec de Paris, ouvert et curieux, pas du tout hautain. C’est même quelqu’un d’assez commun. Mais ce qui avait surpris Fred quand il raconta ça à ses copains le mardi suivant sa rencontre avec Franck, c’est que celui-ci avait affirmé qu’il trouvait Plan de Campagne formidable. -Ouais, formidable, normal quand on sort la Jennifer, s’exclame Nordine, le vendeur du Darty - Non, non, c’est pas de ça dont il voulait parler, j’en suis sûr, répondit Fred. Il connaissait super bien la zone et il trouve le concept génial - Le concept, dit Dédé - Oui, c’est ce qu’il m’a dit. Le concept de Plan de Campagne, c’est l’avenir, avait-il affirmé - Tu ne penses pas qu’il se foutait de ta gueule, là, avait avancé Abdou, le vigile d’Avant Cap - Ecoute, non, ce mec, il m’a fait bonne impression, repris Fred. Le fait qu’il sorte la Jennifer, c’est une chose, pour en savoir plus, faudrait peut-être lui poser la question directement à elle. Mais lui, il a l’air réglo et sincère. Le dimanche suivant, Franck arrive comme à son habitude vers 11h sur Plan de Campagne. Après avoir partagé le sandwich à la cafeteria avec Jennifer, il se rend, comme à son habitude à la brasserie pour boire son café. Là l’attendent Fred, Abdou, Nordine. Ils ont voulu se rendre compte par euxmêmes. Franck, pas complètement idiot, fait rapidement le lien avec Jennifer. Une fois qu’il prononce son prénom, les trois autres sont comme des petits fous, jouant grossièrement sur l’amitié virile pour savoir comment Franck avait réussi là où tous s’étaient cassé les dents. - Je ne sais pas. Je l’ai écoutée d’abord et ensuite, ça s’est fait tout seul - Tu l’as écoutéé, répète Nordine - Oui, à la pause déjeuner, j’ai passé un petit moment avec elle. Elle s’est mise à parler, à me raconter sa famille, ce qu’elle voulait faire, je l’ai écouté, c’est tout. - Et puis, t’as fait quoi. C’est pas possible, tu lui as promis quelque chose, vas-y, crache ! Franck n’a pas répondu. Il a regardé Nordine, comme s’il venait de s’exprimer soudainement dans une autre langue. Ce dernier mot, « crache », il n’arrivait pas à le comprendre. Dédé a senti le malaise. Il a repayé un café à tout le monde en détournant la conversation sur le foot. Les trois ont embrayés automatiquement. 5 minutes après, Fred, Nordine et Abdou sont repartis travailler, donnant rendez-vous à Franck le dimanche suivant comme si de rien n’était pour qu’il leur raconte comment c’est, Jennifer au lit. Comment c’est Jennifer au lit ? Allez raconte, mec, fait pas ta chochotte, on est entre nous, tu peux nous le dire. Ouais, dis-nous comment elle est au lit, dis-nous si c’est vraiment un volcan, cette Espagnole ! Voilà, c’est comme ça que ça se passe. Pas de circonvolutions, pas de formules de politesse, on se connaît à peine, mais on y va direct, vite et profond. Franck pressent qu’il y a là une forme de test, un bizutage. Soit il répond la semaine prochaine et il en


fera partie, soit il restera l’étranger, un objet de curiosité, juste l’homme qui a sorti la super cagole de chez Virgin. Sans réfléchir plus de 5 minutes, vous comme moi, nous aurions évidemment pris la décision de fuir cette bande de pauvres petits cons. Mais pas Franck. Curieusement, cette question le tarauda toute la semaine. Jusqu’à présent, il était confortablement installé dans ce fauteuil posé en équilibre entre l’intérieur et l’extérieur, une position typique du cynique, celle où l’on peut critiquer sans jamais vraiment participer. Lui, l’homme civilisé, le rationnel penseur, s’était tenu depuis son arrivée à Marseille le plus à l’écart possible de ses habitants, pauvres êtres mélangés depuis des siècles qui ne maîtrisaient rien de leur vie, tant ils semblaient esclaves de leurs pulsions comme de leur entropie. Mais sans qu’il ne s’en rende compte, il avait été progressivement contaminé. Que ce soit son rapport avec la ville, les membres de l’agence, Corinne, l’aménagement de son appartement, Plan de Campagne ou Jennifer, tout ce qu’avait vécu Franck depuis un an avait échappé totalement à son contrôle. Et cela avait commencé dès le premier jour, quand il avait éprouvé autant d’attirance que de répulsion envers Delphine Canieri, la fille de l’agence immobilière. Le soleil du sud avait réveillé en lui la grande armée rouge de la passion, laissant libre cours à ses pulsions sexuelles et à sa haine primaire. Tant d’années à étouffer cette part de soi, tant d’efforts pour dompter la bête, la clouer au sol et l’ensevelir des tonnes d’instruction, de protocole, de règles de savoir-vivre, d’abstractions intellectuelles et voilà que d’un coup, cette ville la libère . Elle règne chez chaque habitant, et Plan de Campagne est son royaume. Car la fréquentation assidue de la zone avait finalement permis à Franck d’accélérer son adaptation. Dès l’entrée, il ne fallait pas laisser passer les autres voitures, il fallait encore se battre pour trouver une place de parking, se faufiler dans la foule, résister à la tentation des vendeuses, surveiller les promotions, se laisser gagner par le mauvais goût et finalement le revendiquer comme une preuve d’authenticité. Avant cela, il y a eu les énervements intempestifs au volant de sa voiture.Une fois après le conducteur devant lui qui mettait du temps pour faire son créneau. Une autre fois, à Plan de Campagne, dans le parking du géant Casino. Il a inondé d’injures une femme qui a mis son clignotant à droite et qui tourne finalement à gauche. Plus tard, il s’excite plus que de raison contre le conducteur qui plafonne à 110km sur la voie de gauche. Connasse, vieux con, putain, mais avance, trouduc, allez, dégage, bouge ton chariot. Ces mêmes mots reviennent de plus en plus souvent. Une fois, la vitre de sa voiture est ouverte et la voiture devant à l’arrêt au feu rouge. L’homme descend de sa voiture. Là, soudain, Franck a eut très peur, il a remonté la vitre. L’homme s’avance lentement et frappe à la vitre. Franck ne le regarda pas, ce qui énerve l’autre qui commence à donner de grands coups sur le capot de la Clio et des coups de pieds dans la porte en hurlant qu’il va le niquer. Le feu passe au vert, derrière, ça klaxonne, alors l’homme repart vers sa voiture et démarre. La scène calme Franck un ou deux jours, puis ça revient. On pourrait aussi parler des achats de Franck. A Plan de Campagne, la promenade dans les magasins d’ameublement, la séance de l’Américan Car Wash, le film au Pathé suffisent pour embellir son dimanche. C’est en tout cas ce que tu te racontais. Mais


cela n’a pas duré très longtemps. C’est tellement fascinant, cette guirlande sans fin de produits de toute sortes. On se met en quatre pour te séduire, t’aguicher, te stimuler, t’exciter, t’énerver, t’épuiser avant l’estocade finale, te faire cramer la carte bleue. Ça commence avec une chemise chez Brice un dimanche. Un saladier chez Fly un autre. Puis le dimanche suivant, un tapis chez Saint-Maclou, 5 cd et 3 DVD au Planet Saturn. Le dimanche suivant, il craque sur le dernier Ipod chez Darty, un parfum dans la galerie commerciale du Géant Casino, un pantalon chez Celio, une lampe art déco chez Habitat, puis encore, le dimanche suivant, il dévalise Décathlon et Go sport avec une tenue complète de randonneur et une autre de plongée sous-marine dont il ne se servit évidemment jamais. Il y eu encore un autre dimanche avec une virée dévastatrice dans la galerie commerciale d’Avant Cap où il achète 2 costumes, 3 jeans, deux pulls, 3 tee-shirts, 4 paires de chaussures, une paire de lunette Guess, six paires de chaussettes et même une grosse folie, la classique de chez Baume et Mercier, une montre à plus de 1 000 euros. Le lendemain matin, quand il consulte son compte en banque par internet comme il le fait chaque matin, il découvre qu’il est dans le rouge carmin, risquant, pour la première fois de sa vie, de payer des agios. Plan de Campagne et ses « hangars inhumains » lui avaient ainsi procuré de quoi calmer sa dépression en détournant son attention sur des achats. Il y avait trouvé un territoire rassurant à force de le sillonner, une zone qui lui avait procuré la matière pour sanctifier son appartement, un repère où il pouvait se rendre tous les dimanches pour fuir ces moments sans travail qui l’angoissaient de peur de voir ressurgir le passé, un endroit refuge pour fuir Marseille, un lieu unique qui lui permettait d’accéder facilement à des plaisirs sans cesse renouvelés, que ce soit les achats, les distractions et maintenant une fille. Plan de Campagne, c’était son Amérique, elle l’avait sauvé, c’était un fait. Alors, oui, il faisait partie de ces fanas de Plan de Campagne. Il n’y avait pas vraiment de différences au fond avec les centaines de milliers de personnes qui fréquentaient la zone. Il était de ceux-là, des décervelés qui avaient banni toute réflexion au profit de la pulsion, des pauvres êtres qui avaient perdu depuis longtemps le contact avec la réalité pour s’enfoncer dans un monde de promesses, des jeunes et des vieux qui passaient leur énergie à s’inventer plus forts, plus beaux, des êtres humains qui avaient oublié les cent mille dernières années, remplaçant tous les acquis de la civilisation par celui du règne animal préhistorique. Oui, il aimait se sentir puissant, égoïste et dominateur et seule la zone était le seul endroit qui lui procurait ça. Et maintenant, grâce à Jennifer, il pouvait presque en devenir le roi. Ce qui n’était pas arrivé à faire à l’agence ne pouvait pas échouer sur la zone Le dimanche suivant, il est, comme convenu chez Dédé à 14h. Fred, Nordine et Abdou sont là, chacun habillé aux couleurs de son enseigne. Alors, Franck boit son café et leur en donne pour leur argent. Il leur raconte comment elle est, Jennifer au lit. Et d’abord, comment elle est nue. Une jeune fille de 21 ans a la peau douce et lisse et puis des seins fermes dont les tétons qui se dressent fièrement quand on les titille. Une jeune fille de 21 ans a une chatte


chaude et très étroite et des fesses rebondies. Une jeune fille de 21 ans qui ouvre son clic clac, c’est une jeune fille qui aime ça et qui le fait comprendre. Faut pas avoir froid aux yeux alors, faut assurer, montrer qu’on est un homme, un vrai. Voilà, en gros, ce que Franck a livré ce dimanche là. Pas loin de la vérité, pas trop de mensonges, pas de détails, juste pour les garder tous les 3 sur leur faim. Et comme il l’a imaginé, Abdou, Nordine et Fred lui demandent de revenir le dimanche suivant. Ils voulent des détails, des saletés, peut être un peu de violence et puis des positions et des soumissions, ils veulent un bon porno avec Jennifer, il va leur servir leur petit phantasme tout chaud sur un plateau, histoire qu’ils ne l’oublient pas. Surtout qu’ils ne l’oublient pas. La semaine suivante, il y avait deux nouveaux, David et Kamel. C’est des copains, explique Nordine. On leur a parlé de toi. Eux aussi, ils ont essayé avec Jennifer. Alors, on s’est dit qu’ils pouvaient venir avec nous pour que tu nous racontes, comment elle est au lit, la fille de Virgin. Alors, cette fois-ci, il invente des scènes scabreuses, des morceaux de satin rouge et des giclés de sperme à travers le petit minois de Jennifer. Ça dure quelques semaines comme ça. Pendant que le petit cœur innocent de l’étudiante tombe vraiment amoureux de Franck, celui-ci se fait un sacré paquet d’amis en salissant leur histoire d’immondices. - Jennifer, elle est tellement dingue de moi qu’elle fait tout ce que je lui demande, claironne Franck au bar de chez Dédé un autre dimanche. C’est moi qui décide quand on se voit, où on se voit, ce qu’elle doit porter comme vêtement, comme sous vêtement. Je fais ce que je veux avec elle. Mais, bon, faut dire aussi que c’est une sacrée salope - Explique, lance un nouveau, un jeune blanc bec de chez Gifi qui se pressait comme les 10 autres autour de Franck. - Bon, on se voit le week-end, moi, je bosse beaucoup la semaine, le samedi, j’ai envie de décompresser. On se fait souvent un ciné ou un resto. Mais la petite a sa fierté, alors, elle veut qu’on partage tout. Mais c’est qu’une étudiante et son budget n’est pas extensible. La semaine dernière, elle n’a plus voulu sortir, prétextant qu’elle était fatiguée. Alors, je lui ai dit que je l’invitais, mais elle n’a pas voulu. Ça m’a frustré, je suis parti, et j’ai laissé un billet de 50 euros sur la table de la cuisine. Et vous savez ce qu’elle m’a dit ? - Non, répondent en chœur les hommes au bar. - Elle m’a dit texto : je ne veux pas de ta compassion, range ton argent. Je veux juste ta bite. - Putain, la salope, lance Fred - Ouais, alors, ma bite, elle l’a eue Et tout le monde se marre dans le bar en se donnant des coups de coude. - La semaine suivante, c’est elle qui m’a demandé l’argent. Juste un prêt, 50 euros pour payer l’abonnement de métro du mois prochain. Juré remboursé le mois suivant. J’ai rien dit. J’ai sorti le billet de 50 euros et je l’ai déposé sur le petit meuble. Pour me remercier, elle m’a sucé - Non !!!!


- Si, et c’est pas fini, se marre Franck. Après, elle m’a demandé si je voulais jouer à la pute et son client. Autrement dit, je lui file un billet avant de la baiser, comme si j’allais voir une pute. Et je lui ai dit, d’accord, et si tu baises bien, j’en remets un après. Le samedi suivant, Franck reçoitt un coup de téléphone de Jennifer qui s’est réfugié, en pleurs, dans les réserves du Virgin. Toute la semaine, elle a reçu des coups de téléphone la traitant de pute. Ce matin, des hommes sont venus à sa caisse avec un billet lui demandant si elle était prête à coucher. Une copine lui a dit que ça venait de lui, qu’il racontait plein de trucs chez Dédé le dimanche après-midi, et même que tous les vendeurs essayaient de se libérer à cette heure là pour venir l’écouter. C’est pas vrai, n’est-ce-pas, Franck, tout faux, tu racontes pas ce genre de saloperies chez Dédé, réponds-moi, Franck, dis moi que c’est faux, je n’arrive pas à croire que tu pourrais faire quelque chose d’aussi horrible, toi qui est la douceur même. Franck a le cœur tout retourné en entendant Jennifer dans cet état. Il ne l’aime pas, c’était une évidence, mais il ne veut pas lui faire de mal. Il ment sur toute la ligne, cherchant à la réconforter comme il peut, c’est à dire pitoyablement. Le dimanche suivant, quand il arrive comme d’habitude chez Dédé, les gars sont déjà là. Franck va au zinc comme d’habitude, commande un café, mais ne se retourne pas. Certains comprennent et entraînent les autres rapidement dehors. Ne restent que Fred, Nordine et Abdou. - Je suis au courant pour Jennifer, lâche Fred. C’est dégueulasse, ce qui s’est passé. Les mecs n’avaient pas le droit de l’insulter comme ça. - J’suis désolé, mec, ajoute Nordine. C’est moi qui ai ramené les premiers nouveaux. Après, ça a fait boule de neige, on maîtrisait plus rien. - Ça va, la connerie vient de moi, répond Franck Je n’avais qu’à pas raconter toutes ces histoires. Moi, ça va, je m’en remettrais. Mais, c’est Jennifer qui m’inquiète. - Je te promets que je vais mettre un terme à tout ça, répond Nordine - Ouais, Dès cet après-midi, on fait passer le message sur la zone. Pas touche à Jennifer, on laisse tranquille son mec, ajoute Abdou - T’inquiète pas, on va redorer ton blason auprès de Jennifer, conclut Fred - Merci, les gars, répond Franck en les regardant. Vous êtes comme des frères pour moi. Le soir, quand il retrouve Jennifer à la sortie du Virgin, ils échangent juste un regard triste puis montent dans la voiture. Franck l’emmene chez lui pour la première fois. Jennifer le comprend comme une forme d’aveu. Elle attend d’être dans l’appartement pour lui sauter au cou en hurlant « Salaud, je vais te tuer ».


Chapitre 12 Quelques jours plus tard, il se réveille tôt le matin, vers 5h.. Il a l’impression qu’on lui rentre des aiguilles dans les sinus. Une fois assis, il se met à éternuer sans pouvoir s’arrêter durant au moins une demi-heure. De l’eau coule de son nez enflé, ses yeux gonflent sous l’effet de l’allergie. Franck connait tous ces symptômes mais il n’avait jamais connu une telle crise si tôt dans l’année. Deux heures plus tard, il sort de son appartement en jogging, entre dans la première pharmacie du haut de la rue et achète, sans ordonnance, tout ce que l’officine a accumulé d’Aerius et Xyzall. Une fois chez lui, il en prend 3 de chaque, puis téléphone au bureau pour prévenir de son absence au moins pour la journée. Les médicaments ne font pas effet tout de suite. Son nez ne coule plus mais la congestion de ses sinus l’empêche totalement de respirer. La bouche perpétuellement ouverte, l’air hagard, il se traîne de son lit à sa cuisine, de sa cuisine à son fauteuil-club, de son fauteuil-club à son lit. Il est épuisé mais refuse de s’endormir de peur de s’étouffer dans son sommeil. Après avoir essayé de lire dans son fauteuilclub, après avoir essayé de trouver le sommeil dans son lit, après une nouvelle séance d’apnée, un nouveau paquet de mouchoir ouvert, son nez demeure désespérément bouche. Quelques heures suffisent pour que ses lèvres se gercent, son haleine devienne fétide malgré ses brossages de dents répétitifs. Franck finit par s’écrouler par terre dans son séjour, plus assez fort pour être en rage, mais suffisamment pour s’apitoyer sur lui-même.. Quand il se réveille, 3 heures plus tard, le soleil était suffisamment haut dans le ciel pour jeter un de ses rayons sur son corps épuisé. Il se souleve lentement, encore engourdi par le sommeil sur le parquet. Il ouvre la fenêtre. Et l’air lui fait du bien. Franck prends une douche. Puis, il mange un reste de pâtes auxquelles il ajoute le fond d’un pot de sauce au basilic. Son nez s’est libéré en partie. Il place son canapé devant la fenêtre ouverte, juste dans l’axe du soleil. Il s’y allonge, sa tête appuyée sur l’accoudoir. De temps en temps, il arrive à respirer par la narine droite. Pour la première fois depuis son arrivée dans le Sud, le soleil ne semble plus être son ennemi. Il part au travail le lendemain matin. La situation n’est pas plus brillante mais son moral est nettement meilleur. Quand il arrive à l’agence, il est surpris de voir défiler dans son bureau presque tous les membres de l’équipe. Même Malika passe la tête pour s’enquérir de son état. Elle a attaché ses cheveux bouclés, porte une robe marron imprimée de fleurs bleues et rouges qui dessine un décolleté profond. D’un coup, Franck la trouve printanière, espiègle et terriblement excitante. Il y pensa le reste de la journée, s’imaginant les commentaires de Nordine, Abdou et Fred. C’était la seule chose qui semblait l’intéresser entre deux éternuements et trois mouchoirs chiffonnées. Depuis quelques temps, Franck a laissé tombé toute pression de résultat sur l’équipe. Jamais il n’atteindrait les objectifs fixés par Paris, mais Franck y a gagné une forme de paix sociale et une place au restaurant à midi. Le soir, il quitte le bureau plus tôt, vers 18h, pour profiter des derniers rayons du soleil sur la terrasse des Danaïdes, en bas de chez lui. Il boit un verre de vin puis rentre. Un an après son arrivée, Franck aurait pu vivre cela comme un échec personnel. Mais ce n’était pas le cas. A Marseille, sa vie n’était plus aussi monolithique.


Cette nuit là, il respire mieux. Il retourne le soir aux Danaïdes, puis s’aventure un peu plus loin de chez lui. Une fois sur le Vieux Port, une autre fois sur la plaine. Quelque soit le quartier, les terrasses sont pleines à craquer. Mai est le mois béni par les Marseillais, celui qui voit s’étirer les week-ends sur trois, voire quatre jours chaque semaine en fonction des ponts. Le mistral s’est essoufflé tout mars et avril, les températures repassent aisément au-dessus des 25 °C la journée, jamais en dessous de 15°C la nuit. Ceux qui travaillent dans le secteur public, au moins les deux tiers de la population, posent deux jours et se retrouvent en vacances pendant 10 jours. On bronze en pleine semaine sur le Vieux Port, on pique-nique tard sur les plages, on sort les grands écrans pour regarder les matchs de l’OM dans les rues, partout des fêtes sont organisées dans les appartements, les mocassins italiens et les grandes gueules sont de nouveau de sortie, les filles portent des robes légères qui caresse leur peau brunie par le soleil. Tout le monde avait envie de sortir, de boire, de danser, de baiser, de passer une nuit blanche pour voir le jour se lever sur la Méditerranée. Oubliés les trottoirs jonchés d’ordures, les embouteillages monstres, la pollution, les logements insalubres, les mafieux, les racistes, les sans-papiers, les connards, les fils à papa, les flics, les cons, les cons, les cons. Au mois de mai, Marseille se lâche comme une Espagnole pour oublier qu’elle marche dans la merde. Le vendredi, Franck part à 17h, remonte chez lui rapidement, se change et prend sa voiture pour aller dans les quartiers sud, sur la plage de la Pointe rouge. Il s’énerve beaucoup en route contre les autres conducteurs, se gare sur un passage piéton, traverse la route en courant, descend les escaliers et foule, enfin, le sable chauffé par le soleil. Les collines derrière, la ville, la mer bleue, les îles du Fioul en face, les voiliers, le spectacle est partout. Franck y retourne le lendemain, toute la journée. Son nez se décongestionne proportionnellement à ses érections qui le surprennent à chaque fois qu’il tourne la tête. Là, une paire de seins magnifiquement refait, là un string violet, là encore une femme sortie d’un calendrier Pirelli. Jamais il n’avait vu autant de femmes se dévoiler avec autant d’indécence. Il n’en faudrait pas d’avantage pour qu’il oublie Jennifer. Pourtant, ses relations se sont nettement améliorée avec celle qui voulait l’étrangler. Fred, Nordine et Abdou ont fait du bon boulot. Au lieu de chercher à imposer le couvre-feu sur la zone, ils ont réussi à déplacer l’attention des vendeurs sur une autre fille, la nouvelle vendeuse de chez Cuir Center, une incroyable brune aux jambes interminables et au sourire carnassier. Il a suffit de lancer la rumeur selon laquelle on l’avait vu sortir plusieurs fois du Xcenter de la zone pour déporter l’intérêt de la meute. Ce qui fonctionna au-delà de leurs espérances, puisque la grande brune aux jambes interminables était, elle, absolument flattée de tant d’attentions masculines à son égard. De son côté, Franck avait réussi remonter lentement la côte, redoublant d’attentions pour Jennifer. Elle avait commencé par répondre à ses multiples coups de téléphone et à ses mels enflammés. Puis, elle avait accepté qu’il la ramène tous les dimanches soirs de la zone.Mais elle refusait pour l’instant qu’il aille plus loin. Franck savait que c’était qu’une question de temps. La petite était accro, ça sautait aux yeux. Il ne l’aime toujours pas , mais son sentiment de culpabilité a grandement diminué. Tout cela contribue à lui donner, pour la première fois depuis plusieurs années, une forme d’équilibre. La ville ne lui


semble plus tout à fait invivable, les gens ne sont plus vraiment des sauvages, même le travail à l’agence devient agréable. L’éviction de Bertrand n’est pas étranger à cette petite révolution . La direction a découvert qu’il avait menti sur ses diplômes. Il n’avait jamais mis les pieds à Harvard, c’était un mythomane complet qui sortait d’une fac oubliée des Ardennes. Quand Franck l’a appris au gros, ils ont tous les deux sourit sans échanger un seul mot. A midi, Franck n’a pas arrêté de blaguer avec le gros. Ils se sont même battu pour payer le vin et le café. Les autres les regardaient bizarrement. Au moment de l’addition, Franck leur annonce que le DRH de Paris, celui qui voulait venir fermer l’agence, avait été viré. Tout le monde a applaudi, on s’embrassa même, c’était carrément l’euphorie. Du coup, Franck a payé le champagne. Ils sont sortis de table à 15h, complètement saouls. Les semaines suivante se sont déroulés dans le même relâchement. Café et recafé avec le gros, les pieds sur le bureau, repas en commun arrosé, réunions rires et chansons, sorties du soir coordonnées. En quelques jours, ses relations s’étaient totalement pacifiées. Finie la petite guerre avec le gros, le mépris pour les autres, la haine pour Malika. De cette ivresse bouddhiste, Franck en tira immédiatement une forme d’insouciance adolescente. Un vendredi soir, il quitte le bureau avant tout le monde, vers 17h, pour attendre Jennifer à la sortie de sa fac. Une vraie folie. Quand il arrive, elle est à la grille avec d’autres étudiantes. Franck klaxonne, elle tourne la tête et se fige quelques instants, semble hésitée avant finalement de dire au revoir à ses copines. - Monte, lui dit-il quand elle se penche au dessu de la vitre baissée. Je t’emmène faire la grande vie. Je veux t’acheter une belle robe puis t’emmener manger au bord de la mer, j’ai réservé une table chez Péron et puis ensuite, on ira danser jusqu’au bout de la nuit Jennifer éclate de rire et monte dans la voiture - Je ne veux pas de robe ni de dîner aux chandelles. Mais je veux bien aller danser. Et pas des trucs de vieux. Y a Guetta qui mixe au Spartacus ce soir. - C’est où le Spartacus ? - A Plan de Campagne - Y a une boîte de nuit à Plan de Campagne ? - Mais oui, après Emmaüs, s’excite Jennifer. Ils étaient fermés depuis 1 an pour des histoires de drogues, mais là, c’est réouvert depuis peu. - Ah, mais attends, j’en ai entendu parler du Spartacus, s’exclame Franck. C’est Gérard, le pédé du bureau qui nous en a parlé lundi. - C’est gay sauf le vendredi soir. Allez, sans toi, je ne peux pas y aller. D’ordinaire, il l’aurait envoyée paître. Il déteste plus que tout la techno et encore plus les boîtes, mais Jennifer avait 21 ans, pas 35. Le dimanche suivant, quand il arrive sur la zone, il n’a qu’une hâte. Retrouver Fred pour lui raconter sa nuit au Spart’. Mais quand il arrive sur le parking de Leroy Merlin, il voit son ami et quelques autres de ses collègues à l’entrée de la grande surface en train de distribuer des tracts aux clients.


- Salut Fred, dit-il en s’approchant le sourire aux lèvres. Vous faites du marketing agressif, maintenant ? - Arrête tes conneries, Franck, c’est pas marrant, y veulent fermer la zone le dimanche. Tiens lis. Amis Clients Vous venez depuis des années chaque dimanche à Plan de Campagne pour vous promener et effectuer vos achats.

Dans quelque temps, cela ne sera plus possible En effet, les syndicats GCT et CFDT viennent de déposer une plainte au tribunal de Grande Instance d’Aix en Provence qui pourrait signifier, à terme, la fermeture de tous les magasins de Plan de Campagne le dimanche

Ceci est inacceptable pour vous comme pour nous Personne n’a le droit de vous priver de cette liberté de venir effectuer vos achats à Plan de Campagne le dimanche Personne n’a le droit de priver les salariés volontaires de travailler le dimanche et ainsi d’arrondir leur fin de mois

Signez la pétition pour l’ouverture de Plan de Campagne le dimanche à nos caisses avant de repartir !

- Mais qu’est ce que c’est que ce bordel, s’exclame Franck - Quoi, tu sais pas lire ? C’est pourtant clair, non, c’est moi qui l’ai écrit. Ces connards veulent fermer Plan de Campagne le dimanche sous prétexte qu’on n’a pas le droit de travailler le dimanche en France - Et c’est vrai ? - Bien sûr que c’est vrai. Y a que les enseignes de loisirs qui peuvent ouvrir - Mais, comment vous faîtes depuis tout ce temps ? - Ben, on a des dérogations du Préfet - ça fait longtemps ? - J’chais pas. Des années ! Franck, incrédule, regarde Fred qui continue à distribuer ses tracts aux clients qui entrent dans le magasin de bricolage. Plus bas, dans la zone, le flux de voitures commencent à grossir. D’ici 2 heures, tous les parkings de la zone seront pleins. Que pourraient faire tous ces gens si Plan de Campagne fermait le dimanche ? - Donne-moi un paquet de tracts, dit Franck, je vais distribuer avec toi.


Ils se placent juste devant la porte coulissante qui absorbe et recrache toujours plus de clients. Au début, Franc tend juste le tract de la main droite sans sourire, sans accrocher le regard de la personne qui vient vers elle. Puis, au fur et à mesure, il se détend tandis que le flux de clients augmente progressivement. Croyant à une opération promotionnelle, certains se ruent littéralement sur eux pour leur prendre les tracts. Quant ils prennent connaissance du contenu, beaucoup sourient, certains reviennent pour donner une petite tape dans l’épaule. D’autres en sortant du Leroy Merlin, le caddie remplit d’achats, lèvent le bras pour faire le V de la victoire. L’ambiance joyeuse contamine peu à peu les salariés aux gilets verts qui commencent à entonner des chansons, à esquiver un pas de danse. Franck se laisse porté par cette euphorie, oubliant rapidement qu’il ne fait pas partie des effectifs de la grande surface. Il distribue encore durant l’heure du midi, puis, avec Fred, il descend chez Dédé pour retrouver Nordine et Abdou. Eux aussi ont tracté toute la mâtinée, Nordine chez Darty, Abdou, dans le parking Avant Cap. C’est Fred qui a eu l’idée de cette pétition en milieu de semaine, quand il a eu vent que la CGT et la CFDT avaient déposé un nouveau recours au Tribunal de grande instance pour faire fermer les magasins le dimanche. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait, mais là, y avait vraiment des chances que ça ferme car les négociations avaient échouées à la Préfecture. Fred n’a eu le feu vert de la direction du magasin que le vendredi, à condition que cela ne perturbe pas la vente. Il s’est s’organisé avec ses collègues pour assurer une présence permanente dans son rayon de carrelage. Nordine et Abdou, partant depuis le début, en avaient fait de même dans leur boite. Et cette petite mobilisation avait déjà un goût de victoire. Mais en prenant le café chez Dédé, ils se rendent compte que les clients sont globalement de leur côté. Les 3 000 tracts avaient été distribués.. Dans les bureaux administratifs, les photocopies tournent à plein régime pour la distribution de l’après midi. Ils ont fait le plein de bricoleurs le matin, il ne fallait surtout pas louper la vague de 15h, celle des familles qui sortent se balader après le repas. C’est ce que leur explique Franck qui en payant, une fois n’est pas coutume, une tournée de pastis. Ils repartent tous les quatre au front un quart d’heure plus tard, le sandwich jambon dans la main, les nouveaux tracts dans l’autre. Franck accompagne Abdou, en plaçant les tracts sous les essuie-glaces, puis à les distribuer devant les portes coulissantes d’Avant Cap. Là, les clients ne sont plus du tout dans le registre de la solidarité enthousiaste. Il y a de la colère et même de la haine qui se manifeste contre ceux qui veulent fermer « leur » Plan de Campagne. Les femmes, notamment, sont les plus remontées. Elles prennent les tracts, les lisent en ralentissant leur marche et puis elles reviennent, sanguines, déversant des insultes et jetant le tract chiffonné de colère par terre en crachant dessus. Ces salauds de syndicalistes ne sont que des fainéants à qui elles promettent de couper les couilles si jamais ils ferment Avant Cap. Puis, elles repartent en sens inverse pour entrer dans la galerie commerciale. Franck repense à Delphine Canierri.


Vers 16h, Franck quitte Abdou pour rejoindre Nordine devant le Darty. C’est la sortie de la séance de cinéma de l’après-midi et les spectateurs, en grande majorité jeunes, font leur habituelle tournée chez Virgin et au Darty. Malgré leur soif de singularité propre à leur âge, ils portent à peu près tous le même uniforme. Le cheveu travaillé, jean blanc et chemise imprimée pour les garçons, robe chasuble pastel et sandales pour les filles. Leurs lunettes de soleil leur mangent la moitié du visage, leur donnant des allures sophistiquées d’un aérophage de mouche fondant sur les rayons de DVD et de baladeurs numériques. Aucun ne rechigne à prendre le tract que tendent Nordine et Franck, mais sa lecture ne provoque aucune réaction. Pas de colère, pas de haine, juste de la douce fatalité, comme si le danger glisse sur eux sans les accrocher.La plupart laisse tomber le tract juste avant d’entrer dans le magasin. Ce qui marque Franck, c’est qu’aucun ne le chiffonne. Les feuilles s’envolent vers le parking, jouant à cache-cache entre les roues des voitures avant de se retrouver en tas contre le mur arrière du restaurant Pattapizza. Une demi-heure plus tard, Franck quitte Nordine, de crainte de foutre une beigne à un de ces petits cons. Il se dirige à l’intérieur du Virgin, où il espére retrouver Jennifer. Celle-ci est à sa caisse, devant laquelle s’allonge une file de 10 clients. Les autres caisses ouvertes sont également assaillies et le reste du magasin bondé. Une heure plus tard, tout sera terminé.. Il faudra une heure pour tout remettre en ordre, histoire d’être prêt pour la nouvelle déferlante. Les vendeurs du Virgin sont des surfeurs angoissés. Constatant que Jennifer ne pourrait jamais se libérer rapidement, Franck sort du magasin, traverse le parking, passe devant le Midas, se faufile entre les voitures qui bouchonnent comme d’habitude au rond point central de la double voie, retraverse un parking pour enfin pousser la porte de la brasserie de Dédé. La bière vient rapidement et Franck s’abandonne à la lecture de l’Equipe. Il restera encore une heure chez Dédé, espérant revoir Fred, Nordine et Abdou pour dresser un bilan de cette journée d’action et envisager les suites à donner comme il en avait convenu durant la journée. Mais aucun des trois n’a poussé la porte de la brasserie. La distribution de tracts les a tenu trop longtemps éloigneés de leur job. Fred et Nordine devaient rester jusqu’à 22h dans leur magasin pour remettre en ordre leur rayon, établir un rapide inventaire et passer les commandes. Abdou est rentré chez lui. A 18h, Franck quitte la brasserie pour retrouver Jennifer qui ne rêve que d’une douche et de son lit pour récupérer avant de reprendre les cours le lendemain à la fac à 8h. Elle lui demande simplement de la ramener le plus vite possible chez elle. A 20h, il se retrouve chez lui, seul, comme d’habitude. Il prend une douche et s’asseoit dans son fauteuil-club, en face de sa bibliothèque. Là, au calme, il se repasse la journée qu’il vient de vivre. Lui, le cadre supérieur d’une entreprise informatique, le patron de l’agence marseillaise d’U-tech, a passé sa journée à distribuer des tracts aux clients de Plan de Campagne pour soulever les foules contre ces salauds de syndicats.


Heureusement qu’il n’a croisé aucun salarié de l’agence ! C’était carrément le mone à l’envers. Et pourtant, il ne s’était jamais senti autant à sa place que ce jour-là. Il avait rapidement dépassé sa timidité et se révélait dans cet exercice un leader autrement plus crédible qu’au travail. C’est lui qui avait conseillé au bout d’un quart d’heure à Fred et ses collègues d’haranguer les clients dans le parking sur le mode des bateleurs de foire plutôt que de dramatiser à outrance la situation en tirant la gueule. C’est encore lui qui leur conseilla de réimprimer des tracts pour l’après-midi, lui qui entraîna Abdou l’après-midi à placer des tracts sur les pare-brises plutôt que d’attendre devant les portes coulissantes d’Avant Cap C’est toujours lui qui alla déposer une pétition vierge à la caisse de Jennifer au Virgin, lui qui, à la fin de la journée, fourmillait d’idées pour donner des suites à cette action. Il ne connaissait rien au dossier mais s’en était emparé avec autorité et avait fait preuve d’un esprit d’initiative tout à fait épatant. Et pourtant, c’était bien la première fois de sa vie qu’il se retrouvait dans cette situation. Même à la fac, il n’avait jamais participé à un seul mouvement revendicatif. Pas le temps à perdre avec les gauchos de lettres ou d’histoire. Sa vie, c’était les chiffres, pas la politique. Mais là, ça changeait tout. Le dimanche à Plan de Campagne, c’était devenu sacré pour Franck. Et il y avait ses amis et puis aussi Jennifer. Si la zone fermait, c’était tout son univers qui s’écroulait.


Chapitre 13 A partir de ce moment-là, les choses vont s’accélérer pour Franck. Deux jours après ce dimanche de pétition, il reçoit un coup de téléphone de Fred qui lui propose de venir se joindre à eux pour une réunion des salariés de Plan de Campagne le lendemain soir dans les réserves de Castorama. - Mais je ne suis pas salarié chez vous, moi, lui répond Franck - Attends, t’as vu ce que t’as fait dimanche, lui répond Fred. Moi, je pensais que ça t’intéresserait, ce qui va se passer par la suite - C’est à quelle heure ? - On ferme à 20h, la réunion est prévue à 20h30. T’as qu’à me rejoindre à Leroy 5 minutes avant, on ira ensemble. - Ok, mais qui l’organise, cette réunion ? - C’est Brisbard, le mec qui tient un magasin de fringues à Avant Cap, il veut créer une association de salariés de la zone pour défendre l’ouverture du dimanche. Je te laisse, j’ai du taf. Je compte sur toi. A demain Franck a à peine raccroché son portable que son fixe se met à clignoter. Le siège le convoque à une réunion sur l’avenir de l’agence au début de la semaine prochaine. Franck raccroche et sort de son bureau - Tout le monde dans mon bureau le plus vite possible, crie-t-il à la cantonade. Y a urgence. Il se retourne en laissant la porte ouverte. Il s’assoit dans son fauteuil et, pendant que les 10 salariés de l’agence s’entassent dans son petit bureau, Franck se dit qu’il n’aurait jamais agi de la sorte il y a encore trois mois. Convoquer une réunion dans l’urgence en hurlant, c’était bon pour les commissariats ou les équipes de foot, pas pour les cadres supérieurs. Mais à Marseille, ça le fait, finalement. - Qu’est ce qu’il y a chef, lance le gros Carpési, qui se portait naturellement porte-parole du groupe - Je viens d’avoir un coup de téléphone du siège. Il me convoque lundi prochain à Paris pour une réunion sur l’avenir de l’agence. Ils sont en train de faire un audit général dans les services en vue de préparer une nouvelle augmentation de capitalisation boursière. - Merde, lâche la pourtant discrète Maryse - Voilà, Maryse a résumé la situation, reprend Franck qui se sent de plus en plus à l’aise dans son rôle de chef de bande. Autrement dit, nous avons 5 jours devant nous pour sortir un rapport d’activité clair, synthétique et surtout convaincant. Je vais donc avoir besoin de tout le monde. A part les urgences, vous laissez tomber tout ce que vous avez en cours. Je veux que chacun me sorte un bilan chiffré des 12 derniers mois d’activité. Je veux que chacun rappelle ses clients pour concrétiser d’ici lundi les promesses de signatures d’avenants. - Mais, monsieur Blanquart, c’est impossible, dit Gérard qui se tortillait de gêne. J’avais prévu de prendre le vendredi pour aller à la techno parade de Barcelone ce week-end.


- Ecoute, Gérard, si tu vas à Barcelone ce week-end, tu peux y rester pour la semaine. Parce que je te vire. Et c’est pareil pour les autres. - Vous n’avez pas le droit, répliqua immédiatement Malika - Ecoutez, je crois que vous n’avez pas bien compris la situation, reprend Franck. Si je vais lundi au siège avec le bilan actuel que j’ai sous le coude, on peut tout de suite mettre la clé sous la porte. On ne répond pas aux objectifs, on éjecte, c’est aussi simple que cela - Mais pour nos clients, demande Maryse - Sous-traitants locaux gérés depuis Paris, affirme tout de go Franck. Et vous, vous serez recasés au siège. Vous prendrez le métro jusqu’à la Défense, là vous monterez dans votre bureau au 15e étage où vous aurez une vue imprenable sur Paris et son ciel gris, à moins que vous ne puissiez rien voir à cause de la pluie. Vous serez isolés dans des services différents, certainement à des niveaux de rémunération bien inférieurs à ce que vous avez aujourd’hui, les jeunes cadres se moqueront de vous. Mais vous pouvez également refuser la mutation et pointer à l’ANPE pour espérer trouver un autre travail à Marseille. Mais jamais vous ne trouverez un poste aussi bien rémunéré et il faudra, là aussi, tout reprendre depuis le début. Silence dans le bureau. Tout le monde se regarde, incrédule. Gérard, regarde dehors. Malika se pince les lèvres. Bon dieu qu’elle est belle, se dit Franck - Ecoutez, on est tous embarqué sur le même bateau, lance Franck. Personne dans cette pièce n’a envie de perdre son job ni de quitter la ville, non ? - Même pas vous, lance le gros - Même pas moi, monsieur Carpési. Je ne dis pas qu’à mon arrivée, je n’avais pas envie de refaire mes valises, mais, à force, je m’y suis fait. Je crois que nous formons une bonne équipe et que nous faisons le maximum pour répondre aux objectifs du siège. Et je ne vois pas ce que l’on pourrait faire de plus que de faire signer à tour de bras des avenants sur nos contrats titulaires tant le marché est ici, disons, spécifique. Je sais, je sais, c’est exactement le discours que vous m’avez tenu en arrivant, monsieur Carpési, et je n’ai pas voulu le croire. Vous conviendrez que j’étais pleinement dans mon rôle en refusant d’emblée ce genre d’affirmations et de me battre pour vous prouvez le contraire. Je n’y suis pas totalement arrivé, mais en tout cas, je pense que nous avons un peu fait bouger les lignes. Disons, avec le recul, que la permanence du samedi matin n’était pas forcément une bonne idée. Voilà, vous êtes satisfait de ce mea culpa ? - Je ne vous demandais pas ce genre de… confession, reprend le gros. Je voulais juste savoir sur quel bord vous vous teniez aujourd’hui - du vôtre, je vous assure ! - Oh, si vous êtes de mon bord, reprend Gérard en souriant malicieusement, je veux bien troquer mon week-end à Barcelone pour un tête à tête avec vous, dans ce cas. Franck n’aurait jamais cru que c’était l’homo de l’équipe qui viendrait l’aider à emporter l’adhésion de l’équipe. Mais quand tout le monde se mit à rire, Franck su que la partie était gagnée. Un an pour comprendre que s’il voulait être vraiment le chef de l’agence, il fallait qu’il devienne avant tout chef de


bande contre Paris. Il avait pourtant eu sous la main cet’enculé de DRH, qui avait été parfait dans le rôle de méchant, mais il avait manqué alors à Franck quelques grammes de lucidité et un peu de couilles pour se lancer contre lui. Aujourd’hui, la donne avait changé, il ne passait plus ses week-ends à installer ses étagères ou à placer son canapé dans son appartement. Marseille ne lui faisait plus peur, il avait des copains, il avait une jeune femme dans sa vie, il avait une cause à défendre, il était prêt à en découdre, à se lever d’un bond de son bureau, déchirant d’un geste sûr son costume de cadre supérieur devant les yeux écarquillés de son équipe qui découvriraient enfin Franck Blanquart tel qu’il était au fond : un connard déguisé en Superman. Comme on pouvait s’y attendre, les membres du « team » d’U-tech se mirent à turbiner à plein gaz tout au long de la journée. Gérard annula son escapade à Barcelone, ce qui lui valut un sérieuse engueulade avec son copain, Maryse, téléphona à toutes ses nounous pour qu’elles se relayent tous les soirs, Christian négocia avec son ex-femme la garde prolongée de ses 3 enfants, José avait proposé à sa femme de passer un peu de temps chez ses parents avec le bébé, Sébastien et Bernard n’avaient pas eu de problèmes particuliers, contrairement à Malika avec son mec, puis avec ses deux frères. Enfin, le gros Carpési avait annoncé à tout le monde que sa femme s’était lancée dans la confection d’un pique-nique de bureau pour chaque soir. C’était presque émouvant, cette mobilisation générale, pense Franck en observant la scène à travers la vitre de son bureau. Alors, il ouvre sa porte et lance à la cantonade, en se retroussant les manches. - Allez, tout le monde sur le pont. On téléphone aux clients et on ne les lâche pas tant qu’ils n’ont pas signé les avenants. Vous pouvez user de tout ce que vous avez en magasin, charme, menace, persuasion, compassion, complicité, dramatisation, mensonge. Ne cherchez pas à faire du chiffre, on n’arrivera jamais à atteindre les objectifs. Faîtes signer même des broutilles, mais il faut que lundi matin, je prenne le TGV avec une malle de nouveaux contrats. Il va falloir que je les épate plutôt que de les convaincre. Ça nous fera gagner du temps pour la suite. Allez, au boulot. 10h plus tard, ils sortent tous ensemble de l’immeuble de la Joliette, lessivés. Aucun n’a réussi à obtenir un avenant, si ridicule soit-il. Arrivé chez lui vers 23h, Franck prend une douche, s’affale sur son canapé, se branle frénétiquement en pensant à Malika et s’endort. Il se réveille en sursaut à 3 heures du matin et n’arrive plus à se rendormir. A 6 heures, il est en bas de chez lui en costume, prêt à aller au bureau. Il a mis son costume marron sur chemise blanche sans cravate. Il remonte le boulevard National, prend la première à droite et fait 100 mètres avant de retrouver sa Clio. Il arrive au bureau 20 minutes plus tard, un gros sachet de croissants dans la main. Une demi-heure plus tard arrive le gros, puis les autres, un par un. A 7 heures, tout le monde est présent. Franck pose les croissants sur la table de réunion, le gros sert le café. Personne ne parle, ça ressemble à une veillée d’arme, c’est ridicule au plus haut point.


A 9h, Christian hurle, se lève et se met à danser. On dirait qu’il vient d’apprendre que sa femme gagné au loto alors qu’il vient juste de décrocher le premier avenant. Tout le monde applaudit, Maryse lui fait la bise. Une demiheure plus tard, C’est au tour de Bernard. Tout le monde se remet à applaudir. Puis plus rien pendant 3 heures. 3longues heures où règne un silence de mort dans l’agence. Puis, c’est Franck qui annonce que Roger, le maire de Vauvert, lui a accordé un nouvel avenant, petit certes, voire carrément ridicule, mais un avenant quand même. Une heure plus tard, c’est au tour de Gérard’annoncer qu’il en a décroché un chez Cégelec. Nouvaux applaudissements. Un quart d’heure plus tard, c’est David qui se lève à son tour pour annoncer qu’il en a obtenu un, énorme. David Garetta, le petit fumiste en charge des Alpes Maritimes, celui qui porte tout le temps ses lunettes sur son crâne, oui, celui-là même, avait réussi à convaincre le DG de France Télécom sud de signer un avenant aussi important que le contrat initial. C’est la stupeur générale dans l’agence, tout le monde se lève pour le féliciter. Franck sort de son bureau, traverse la pièce et lance - Voilà, nous sommes jeudi, il est presque midi et nous avons déjà cinq avenants supplémentaires. Il nous reste 3 jours pour multiplier ce chiffre au moins par 3. Si nous y arrivons, je vous donnerai une semaine de vacances en plus cet été et je négocierai une prime exceptionnelle en fin d’année. En attendant, j’ai commandé des plateaux repas qui doivent arriver dans l’heure. Tout le monde se regarde quelques instants, puis chacun retourne à son ordinateur. En début d’après midi, Carpési entre dans le bureau de Franck qui l’a appelé - Dîtes-moi, Jean-Michel, comment David a pu obtenir cet avenant avec France Télécom ? - Son père est l’un des pontes au siège de l’entreprise à Paris, je pense que ça lui a grandement facilité les négociations, répond le gros qui est resté debout. Je pense même que David n’a rien négocié du tout, puisque c’est son père qui l’a appelé de Paris pour lui annoncer la bonne nouvelle tout à l’heure. - Qu’est ce qu’on en a à foutre, lui répond Franck. On ne va pas faire la fine bouche avec ce fils à papa. Au fait, il a d’autres membres de sa famille chez nos clients ? -Je ne sais pas. - Il faudrait lui souffler l’idée, ça pourra nous servir. - D’accord répond le gros en ouvrant la porte du bureau de Franck pour sortir - Attendez, Jean-Michel, dit Franck. Fermez la porte deux minutes et venez vous asseoir, s’il vous plait Le gros s’exécute et regarde, intrigué, Franck qui se lève et va fermer les stores de son bureau. Puis, il revient à son fauteuil. - On pourrait signer 20 avenants aujourd’hui et encore autant demain, ça ne suffira jamais, lance-t-il au gros. Je connais les chiffres par cœur, J’ai beau tourner le problème dans tous les sens depuis hier, les chiffres ne mentent pas. On n’y arrivera jamais. - Vous en êtes certain, dit le gros


- Absolument, tenez, vérifiez par vous-même dans le dossier, répond Franck en lui faisant glisser la chemise rouge. Lundi matin, je vais monter à Paris comme on va à l’échafaud. - Mais pourquoi vous nous avez fait croire le contraire, alors, demande le gros. - Qu’est ce que je pouvais faire d’autre ? Je ne me sentais pas de vous dire de faire vos valises tout de suite. Je me disais qu’il valait mieux perdre en se battant jusqu’au bout plutôt que de se résigner d’entrée. C’était perdu d’avance, je le savais, mais je voulais quand même essayer. Et là, j’ai quand je vois comment chacun s’est mobilisé, quand je vois les résultats, j’avoue, je culpabilise. Vous vous rendez compte, en deux jours, nous avons réussi à conclure plus d’avenants que depuis que je suis arrivé. - Qu’est ce que vous avez en tête, monsieur Blanquart, dit le gros en refermant la chemise rouge. - Il faut qu’on arrange les chiffres, répond Franck. Je ne veux pas que tout ce travail parte en fumée. On est en train de créer une vraie équipe performante, c’est exactement ce dont je rêvais quand je suis arrivé ici il y a plus d’un an. Et je ne veux pas que le siège torpille ça en deux minutes, tout ça parce que les actionnaires imposent un taux de rentabilité à deux chiffres. - Qu’est ce que vous appelez arranger les chiffres, monsieur Blanquart, demande le gros. - Faut qu’on gonfle les chiffres des contrats et qu’on invente des contrats avec des faux clients. C’est la seule solution. - Je pense également que c’est la seule solution, finit par dire le gros après un long silence. Il y a 2 ans, quand j’ai vu qu’on commençait vraiment à stagner, j’en étais arrivé aux mêmes conclusions, mais je n’ai rien fait. J’avais peur de tout perdre. - Et bien, moi, je n’ai pas peur de tout perdre. Je crois même qu’il n’y a plus rien à perdre. Si je monte avec ce dossier lundi, on ferme. Si on trafique les chiffres, on fermera quand même, mais on aura peut être gagné 6 mois, un an. Et il peut s’en passer des choses durant tout ce temps. Dans 6 mois, tout peut arriver. Là, faut qu’on sauve les meubles. Vous êtes avec moi ou pas ? - On ne dit rien à l’équipe, demande le gros. - Surtout pas, répond Franck. Il faut qu’ils pensent que c’est grâce à leur mobilisation qu’ils ont sauvé l’agence. Les chiffres, ça doit rester notre affaire. - Je vous suis, dit le gros. De toute façon, on n’a pas vraiment le choix. Ils passent le reste de l’après-midi dans le bureau de Franck, à revoir tous les contrats. Puis ils font une pause quand la femme du gros arrive avec le piquenique. Ils sont tous réunis autour de la table de réunion pour partager les sandwichs et le vin. Franck en profite pour féliciter tout le monde. Le travail accompli commence à porter ses fruits avec des regards à la fois complices et inquiets jetés de temps en temps en direction du gros. Il leur reste demain et le week-end pour convaincre les clients de signer d’autres avenants. C’es une sorte de marathon et il faut savoir préserver ses forces quand cela est possible. Aussi, à la surprise générale, Franck décréte que tout le monde peut rentrer chez soi dès le pique-nique achevé. Une demi-heure plus tard, il est


dans sa voiture, en direction de Plan de Campagne, où l’attends Fred pour la réunion des salariés de la zone. Ça n’avait pas de sens, il le savait, il aurait dû se concentrer sur la boite, mais il avait tant souffert que sa vie tourne au ralenti qu’il ne pouvait pas refuser cette double accélération. Il se gare vers 21h sur le parking derrière Castorama. Fred, qui l’attend à la porte technique, l’entraîne dans les réserves immenses du magasin. Dans l’allée centrale, au milieu des racks de 10 mètres de haut, une centaine de personne sont réunies autour d’un homme. Il est juché sur une table, en bras de chemise, la cravate desserrée, en sueur. Il harangue la foule à la manière d’un politique américain, usant volontiers de ses bras pour appuyer ses paroles. Selon lui, il est hors de question que les syndicalistes ferment la zone le dimanche. L’action de dimanche et les 5 000 signatures récupérées avait démontré que l’opinion publique est derrière eux. Tout le monde voulait faire ses courses le dimanche. La zone ne doit surtout pas fermer le dimanche car nombre d’enseignes se sont installé pour profiter de l’ouverture du dimanche. Les 6 000 emplois sur la zone en dépendent. Et si, par malheur, un grand magasin ferme, les autres vont suivre et rapidement, la zone va devenir un cimetière. Comment accepter que ces fainéants de syndicalistes, des gens qui n’ont jamais travaillé de leur vie, puissent ainsi décider à leur place ? Il n’est pas question de les laisser faire. Depuis des années, les salariés de Plan de Campagne n’ont pas été représentés dans les discussions qui se déroulaient en Préfecture. C’était inadmissible et il fallait que tous ensemble, ils se dressent contre cette hérésie. Il fallait créer un contre-pouvoir, une association de salariés qui les représenteraient eux, puisque les syndicats ne le font pas. Ils disposeraient ainsi d’un moyen de défendre leur point de vue et de ne plus se laisser marcher sur les pieds. Ils veulent la guerre, et bien, eux, les salariés de Plan de Campagne n’étaient pas prêts à baisser le froc pour se faire enculer par ces salauds de rouges. Et la guerre, ça se gagne avec les couilles et l’argent, poursuivit-il après les applaudissements. Pour les couilles, je compte sur vous, ici, à Plan de Campagne, on n’a pas peur, ici, personne ne refusera d’aller à la baston s’il le faut. Et pour l’argent, ne vous inquiétez pas, les patrons de la zone sont derrière nous. Ça marchait plutôt bien, l’assistance répondait comme un seul homme, applaudissait à tout rompre à chaque pause. En bas, on se regardait en se faisant des signes de la tête, des canettes de bière circulaient, certains fumaient, il y avait de l’électricité dans l’air, comme dans un concert de rock. - C’est qui, le mec qui parle, demande Franck à Fred -C’est Brisbard, celui du magasin de fringues Avant Cap. Je lui ai parlé de toi, il tient absolument à te rencontrer ce soir. - Pourquoi faire ? - Je lui ai raconté ce que tu as fait dimanche avec nous. Il a été très impressionné par ton engagement et tes capacités d’organisation. Je crois qu’il veut te proposer quelque chose pour la suite. - C’est quoi la suite, demande Franck


- Chut, écoute - Venez vous inscrire sur les listes pour faire partie de notre association, hurle Brisbard sur sa table. L’adhésion n’est fixée qu’à 10 euros, c’est un investissement minimum pour défendre votre travail et votre pouvoir d’achat. Car, ne vous méprenez pas, à travers Plan de Campagne, c’est vos droits que vous défendez. Le droit de travailler librement, le droit de gagner de l’argent, le droit de vivre dignement. En nous rejoignant, vous deviendrez le fer de lance de la nouvelle France, celle qui veut rompre avec les archaïsmes du passé. Et dimanche, nous recommençons notre opération pétition, mais cette fois-ci, vous aurez tous des tee-shirts imprimés et des tracts en quantité suffisante. Il y aura également une brigade de nettoyeurs qui s’occupera de nettoyer la zone en fin de journée, de façon à ce que vous n’ayez pas, comme dimanche, du travail après votre journée. La foule grogne et applaudit. Puis, d’une façon tout à fait surprenante, les vendeurs de chez Darty, But, Boulanger, Castorama, Fly, Avant Cap, Leroy Merlin se mettent rapidement en rang devant les 4 femmes qui, assises à des tables sur le côté, attendent pour enregistrer les adhésions. Pendant que Fred fait la queue pour s’inscrire, Franck observe Brisbard. Resté sur la table, il s’agenouille pour serrer quelques mains, on lui tape sur l’épaule, échange quelques mots avec un vendeur de chez Norauto. Il a le sourire du commercial accroché aux lèvres, le sourire qui transforme n’importe quel visage en affiche publicitaire vivante. Quand il descend de la table, Franck constate avec surprise qu’il est bien plus petit qu’il ne l’avait imaginé. Il lui arrive à peine à l’épaule, mais il compense manifestement sa taille par une énergie débordante. Il se dirige dans les files d’attente, sert des mains, tourne derrière les tables d’inscription, se penche pour demander si tout va bien aux filles, retourne dans les files d’attentes pour continuer à mobiliser les salariés, serre les poings à plusieurs reprises, retourne derrière les tables, prends une pile de feuilles d’inscription, se relève, revient au centre des files d’attente, demande l’attention et se remet à parler à la cantonade durant 3 minutes à peine. Tout le monde applaudit, mais l’enthousiasme n’est plus aussi visible que tout à l’heure. Cela contrarie manifestement le petit homme qui reprend la parole de plus belle en répétant avec plus de véhémence ses arguments de nouvelle France qui avait tant marché tout à l’heure. Mais les applaudissements sont à nouveau déclinants. Quelqu’un ose même lancer dans la foule « ça va, on a compris ! ». Brisbard sourit puis s’esquive rapidement, manifestement contrarié par cette pique. Franck en a assez vu. Il se rapproche de Fred, lui explique qu’il ne peut pas rester plus longtemps, qu’il ne pourra pas venir dimanche à cause de son travail, mais qu’il reste bien sûr à leurs côtés. Fred n’a pas le temps de lui répondre qu’il a déjà tourné les talons.


Chapitre 14 Ils ont travaillé le vendredi jusqu’à 22h à l’agence. Puis toute la journée du samedi. Une dizaine d’avenants ont été conclus. Enfin, ce sont plutôt des promesses orales juste confirmées par fax. Rien de bien solide au fond. Tout le monde le sait dans l’agence, mais on fait comme si. Franck a refusé la proposition de l’équipe de revenir au bureau le dimanche pour finaliser le dossier qu’il doit remettre lundi au siège. Il s’en est chargé avec Carpési. Pas besoin d’être 10 pour trafiquer des chiffres, aurait-il pu ajouter. Ce dimanchelà, pendant que ses copains distribuent les tracts sur la zone, il inspecte avec le gros chacun des 97 dossiers contrats de l’agence pour tenter de dénicher ceux qui seraient le plus facile à gonfler. Durant les deux jours précédents, ils ont essayé d’établir des contrats avec de faux clients, mais le risque de se faire coincer était trop grand. Mieux valait encore trafiquer les chiffres des contrats existants, même si cela demanderait plus de travail. A 19h, ils ont réussi à modifier une dizaine de contrats, il leur en reste encore une vingtaine à manipuler. Franck sort dans le couloir pour appeler Jennifer qui devait avoir fini sa journée au Virgin Elle lui raconte qu’elle a eu une journée de dingue au magasin. Il y a eu des files jusque 30 personnes. Tous les magasins avaient d’ailleurs explosé leurs chiffres d’affaires. Les clients s’étaient précipité dans la zone, de peur qu’elle ne ferme la semaine suivante. Les gars ont réuni 5 000 signatures, du jamais vu. Jennifer est tellement excitée qu’elle ne pose aucune question à Franck. Elle a juste une terrible envie de lui, là, tout de suite. Exactement comme Franck la semaine dernière. Ces deux là étaient finalement fait pour s’entendre sans encore le savoir. Franck et le gros travaillèrent jusqu’à 23h pour finir le bilan d’activité. Franck devait se lever à 5h le lendemain matin pour attraper son TGV de 6h14 à la gare Saint-Charles, la présentation du bilan d’activité de l’agence étant prévu à 10h au siège. Il lui restait que quelques heures pour se reposer mais il savait d’avance qu’il ne fermerait pas les yeux de la nuit. Au lieu de se lamenter sur ses insomnies comme il en avait pris l’habitude, il gara sa voiture dans le quartier de la plaine. Il bandait déjà affreusement quand il sonna à minuit chez Jennifer. Elle était toute endormie et n’avait plus ce feu qui lui tenaillait les reins tout à l’heure. Franck passa outre ses timides réticences en l’embrassant avec fougue. De ses mains avides, il remontait le long de son dos avant de redescendre lentement vers ses fesses rebondies. Il lui pelota le cul, la serra contre lui de façon à ce qu’elle ne puisse pas ignorer l’érection qui déformait son pantalon. Puis, il remontait avec la même assurance vers ses seins qu’il caressa l’un après l’autre. Puis, il s’écarta un peu d’elle pour la fixer dans les yeux avec un air de défi et glissa sa main entre ses cuisses. Elle lui sourit avec ses yeux à moitié endormis en glissant à son tour ses mains sous son tee-shirt pour lui caresser les tétons. Franck déboutonna son jean qu’il abaissa avec son slip jusqu’aux genoux. Libérée, sa bite dessinait une tangente plus qu’une solide perpendiculaire. Mais Franck s’en foutait bien. Il plaça sa main sur la tête de Jennifer, caressant ses cheveux quelques secondes avant de


peser sérieusement dessus pour l’inviter à s’agenouiller. A nouveau, elle lui sourit et s’exécuta. Elle le suça avec lenteur et gourmandise tant et si bien que Franck la fit se relever rapidement. Il la plaqua contre le mur, souleva sa jambe droite et la pénétra avec brutalité. Elle cria un peu au début puis rapidement, elle gémit. Il l’a baisa avec une telle fougue qu’au bout de quelques minutes, elle se mit à jouir. Franck avait les jambes qui tremblaient, il sentait toute l’énergie de son corps se concentrer dans sa bite. Il se retira juste avant d’éjaculer. C’était un moment étonnant, cette jouissance, quelque chose d’incroyablement puissant et en même temps absolument lamentable. Peut être parce que son sperme avait giclé sur le ventre chaud et doux de Jennifer. Il remonta rapidement son pantalon, embrassa maladroitement Jennifer et se sauva.

Le lendemain, il se présente au secrétariat de la direction avec 5 minutes d’avance. Mais on l’a fait attendre une bonne demi-heure avant d’être reçu. Double porte boisée, moquette épaisse grise, baie vitrée avec vue imprenable sur Paris, ordinateur sur desserte, un autre portable sur le bureau, deux téléphones derniers cri posés sur le bureau noir, tableaux abstraits aux murs, costard bleu sombre mais pas de cravate, cheveux courts, 40 ans maximum, dents régulières et très blanches, Daniel Furotan, tout nouveau patron d’Utech placé par le Conseil d’administration. Pour être plus efficace, le boss fait aussi les questions et les réponses, histoire de gagner du temps. Ce qui donna à peu près cela : Ah, monsieur Blanquart, voilà notre cadre le plus chanceux ! Mais si, mais si, travailler à Marseille, une ville en plein renouveau où tout semble possible et puis le soleil, la mer, les montagnes, c’est pas le bonheur ? Sans parler de l’arrière pays, magnifique, mon cher Blanquart, vous y êtes déjà allé ? Mais il faut absolument que vous preniez un jour ou deux pour aller découvrir le Lubéron ! Moi, j’ai un pied à terre du côté de Lourmarin, Ah, cet entrelacs de collines, c’est un vrai régal. Moi, ce que je préfère, c’est le printemps, quand les cerisiers sont en fleurs et les coquelicots envahissent les champs. Alors là, c’est vraiment magique. Enfin, bref, je ne vais pas vous raconter mes weekends, je sais que vous êtes pressé de repartir, aussi, je vais aller droit au but. Nous avons connu de grosses turbulences ces derniers mois avec l’affaire Bertrand et notre nouvelle équipe est en train de remettre les choses totalement à plat car, ce genre d’accident, si vous me permettez l’expression, ne peut pas être le fruit d’une simple erreur d’appréciation ou de contrôle. C’est toute notre organisation de travail qui est mise en cause. Je ne vous cacherai pas que ce genre de problèmes a mis sur les dents nos actionnaires et que cette réorganisation vise, entre autres, à les rassurer, d’autant plus que nous envisageons sérieusement une nouvelle augmentation de capital d’ici un an pour faire face à la concurence asiatique. Eux sont aussi légers qu’une libellule, mais dégagent du profit comme un panzer. Aussi, c’est toute notre organisation de travail que j’ai souhaitée remettre à plat à cette occasion. Voilà pourquoi je vous ai convoqué ce matin. Vous avez préparé le bilan chiffré ?


Oui, donnez-le moi. Non, non, je n’ai pas besoin que vous me le commentiez, je sais encore lire. De toute façon, à partir de maintenant, les choses vont être plus claires dans le groupe. Les objectifs de rentabilité fixés par le Conseil d’administration chaque année ne vont plus être des chiffres que nous devrons atteindre, mais le plancher minimal à partir duquel l’indice de performance sera déclenché, indice qui conditionne, comme vous le savez, les primes de rendement. Si je me souviens bien, l’agence de Marseille était bien loin du compte. -Justement, monsieur le directeur, dit Franck, vous constaterez que cette année, nous avons mis les bouchées doubles et nous sommes dans les clous. – Ah, eh bien, c’est tout à fait normal, Monsieur Blanquart, c’est bien pour cela que l’on vous a envoyé à Marseille il y a … - Un peu plus d’un an, monsieur - Un an…Un an de travail dans le sud. Ah, je vous envie, Monsieur Blanquart. Ah, le sud… Mais bon, allez, dit-il en se levant de son fauteuil de cuir, je vous libère, je sais que vous avez du travail à Marseille et moi-même, j’ai une tonne de rendez-vous aujourd’hui. Et dire que nous ne sommes que lundi, pffu, vous me direz, au moins, nous n’avons pas trop de regrets quant au mauvais temps qui sévit ici. Moi, je crois bien que je serais incapable de travailler dans le sud avec tout ce soleil. Je vous téléphone en fin de semaine pour vous tenir au courant de la suite. A bientôt. Franck est ressorti du bureau sonné comme un boxer battu aux points. Il n’y avait rien à faire, rien à dire ni à expliquer. Les comptables allaient mettre leur groin dans le dossier et s’ils n’étaient pas complètement idiots, ils constateraient aisément que les chiffres présentés ne correspondaient pas avec les doubles des contrats. D’ici vendredi, Franck recevrait un coup de téléphone de Paris lui annonçant la fermeture de l’agence et son licenciement pour faute grave. C’est ce qu’il devrait dire au gros qui lui avait demandé de lui téléphoner en sortant de la réunion. Franck regardait sa montre qui indiquait 11h. En traversant le couloir pour atteindre l’ascenseur, il aperçu à travers la vitre quelques têtes connues. Mais pour rien au monde, il ne se serait avancé pour saluer Frédérique et Jean-Paul. Ils devaient au moins être responsables filières, maintenant, se dit Franck. Il y a encore trois ans, ils passaient leur week-end ensemble. Bientôt, quand il sera viré d’U-tech, c’est tout un pan de sa vie qui se fermera définitivement. Pour l’instant, ce sont juste les portes de l’ascenseur. Dehors, il pleut. Même le soleil n’aurait servi à rien. Franck défait sa cravate. Son train n’est qu’à 17h, mais il n’a aucune envie de Paris. Aussi, il marche jusqu’à ce qu’il trouve un cinéma. Il prend le ticket pour la séance qui débute 5 minutes après. Il ressort à 15h, il a faim. Il ne pleut plus. Il appelle le gros pour lui dire que tout c’est bien passé, qu’ils ont gobé le bilan sans sourciller. Il a décidé de mentir en regardant le film américain dont il ne se souvient plus du titre. Il prend le métro et oublie même d’acheter un sandwich. Il arrive à la gare


de Lyon. L’image de Suzanne le poursuit. Quand elle disparaît, c’est celle de Corinne qui surgit. Il voudrait ne plus jamais remettre les pieds à Paris. Le lendemain matin, il réunit toute l’équipe pour étayer son mensonge parisien. Furotan était entouré d’une équipe de cadres supérieurs qui s’était montré particulièrement satisfait du bilan remis et de la présentation d’une heure faite par Franck. Il leur avait parlé du marché existant, de la compétence de tous les membres de l’équipe et surtout des perspectives d’avenir à Marseille. La ville était sur le point de basculer vers un avenir prometteur grâce, notamment au projet Euroméditerranée qui attirait de plus en plus de grandes entreprises, la région elle-même regroupait de grandes agglomérations qui se défaisaient progressivement de leurs mauvaises habitudes de gestion, la présence d’une équipe de professionnels dans un contexte où la proximité était considérée comme un atout principal. Avant de partir, Furotan l’avait félicité du travail accompli et avait affirmé que l’ensemble des éléments qu’ils venaient de fournir entrerait évidemment dans la réflexion qui devait aboutir à la définition de la nouvelle stratégie du groupe. Tout le monde dans l’équipe écouta avec attention le récit de Franck. Plusieurs fois, Christian, Maryse et David acquiescèrent de la tête. Tout le monde semblait accepter cette version des faits avec le sentiment du devoir accompli. Quoi qu’il se passe par la suite, ils n’auraient rien à se reprocher. Seule Malika demeurait hermétique à la vague de satisfaction générale. Franck le remarqua immédiatement. Elle devait avoir eu des tuyaux par son syndicat. Mais heureusement, elle ne pipa mot pendant la réunion. Ce n’est que le soir, quand tout le monde était parti, qu’elle frappa à la porte de Franck. - Qu’est ce qui s’est vraiment dit à la direction, monsieur Blanquart, dit-elle en s’asseyant devant son bureau - Ce que j’ai raconté ce matin, Malika, ni plus, ni moins - Et pourquoi je n’arrive pas vraiment à vous croire. Il y a quelque chose qui sonne faux dans tout cela. - Ecoutez, Malika, je pense vous avoir démontrer mon attachement à cette agence et à cette équipe. Nous avons fait le maximum pour remonter les chiffres et j’ai fait le maximum hier pour présenter l’agence sous son meilleur jour. - Et comment a réagit Furotan ? Qu’est ce qu’il a dit ? - Il a été surpris par les chiffres et apparemment, méconnaissait le contexte local. - Et alors ? - Quoi, et alors, s’énerve un peu Franck. S’il vous plait, Malika, arrêtez de croire comme la bible tout ce que votre syndicat vous raconte. Et puis, arrêtez de traîner derrière vous ce ressentiment à mon égard. Je ne suis pas un petit caporal, je ne suis pas le méchant dans l’histoire -Vous ne l’êtes plus, nuance, rétorque Malika en croisant les jambes. Elle porte un tailleur pantalon noir des plus stricts. Mais, manifestement, elle n’a rien en dessous. Mais comment voulez-vous travailler correctement dans ses


conditions ? Depuis ce matin, Franck n’avait qu’une idée : enlever le premier bouton qui cintre la veste de son tailleur pour libérer enfin cette poitrine qui semble si comprimée. Alors, forcément, quand elle a croisé les jambes, il a à nouveau ressenti la vague de chaleur. Il inspire profondément et la regarde droit dans les yeux sans lui répondre. Malika se sent soudain mal à l’aise. - Mon syndicat affirme que la direction avait déjà établi sa nouvelle stratégie, que les bilans demandés dans les différents services ne servaient à rien, ou tout juste à faire croire aux salariés que la décision serait basée sur l’activité du groupe et non pas sur des impératifs purement financiers. Et dans cette nouvelle stratégie, Marseille était fermée et ses actifs transférés au siège pour être traités dans un nouveau service créé qui regrouperaient tous les contrats locaux. - Malika, répond Franck qui ne l’avait pas quittée des yeux. Qu’est ce que vous faîtes ce soir ? - Pardon ? - Il est 19h30, je vous invite à continuer cette conversation autour d’un verre. Je connais un bar à vin tout à fait sympathique dans le quartier du Palais de Justice. Voilà à quoi il réfléchissait dans sa tête depuis que Malika avait franchi le pas de sa porte. Qu’est-ce qu’il avait à perdre désormais ? Il n’y avait plus de perspectives d’avenir pour l’agence, il n’avait plus à faire attention à ses relations professionnelles, elle l’attirait toujours autant, elle était là ce soir, elle était belle, il avait deviné son trouble, c’était ce soir ou jamais. Et pendant qu’elle lui parlait de son syndicat, il se demandait où il pourrait l’emmener boire un verre, de quoi il pourrait bien lui parler avant qu’il puisse l’embrasser, dans quelle pièce de son appartement il finirait par lui retirer son tailleur, quelle odeur avait sa peau au réveil. Jennifer ? Quoi, Jennifer ? C’est une gamine. Franck se sentait tout à fait capable d’entretenir deux liaisons, le temps de savoir laquelle il choisirait. Finies les tergiversations, les interrogations et les réflexions, place à la force et à l’assurance de l’animal. Et, vous voulez que je vous dise ? Ça a marché comme sur des roulettes. La Malika s’est laissée embarquer sans coup férir. Au bar, il a choisi les plats, commandé le vin, l’a renvoyé car il ne le trouvait pas assez bon. C’est lui qui a ensuite emmené Malika dans un autre bar pour boire un autre verre, puis dans un autre. Elle n’a rien dit quand, dans la rue, il la prise par la taille, rien dit quand il l’a stoppée et qu’il l’a embrassée devant l’Opéra. Elle n’a rien dit quand il lui a pris la main et d’autorité, l’a emmené chez lui. Rien dit quand il l’a plaqué contre la porte d’entrée de son appartement. Rien dit quand il l’a embrassé, quand il lui a déboutonné la veste de son tailleur, quand il lui a caressé les seins, ni quand il lui a tiré les cheveux en arrière pour la regarder dans les yeux pendant qu’il glissait sa main dans son string. Rien dit quand il a fait glisser son pantalon sur ses genoux et qu’il la prise, debout. Malika se laissait faire et semblait adorer ça. Elle regardait juste Franck avec gourmandise. A croire que les Marseillaises, même si elles ne veulent rien en paraître, sont


toutes au fond des petites cagoles qui adorent se blottir dans les bras d’un homme viril et macho. Le lendemain, ils refirent l’amour en se réveillant. Et pendant que Franck allait prendre sa douche en comparant déjà Jennifer et Malika, celle-ci téléphone pour signaler au gros qu’elle ne serait pas là le matin pour cause de grosse migraine. Franck arrive au bureau à 9h du matin. C’était tellement inhabituel que tout le monde s’arrête de travailler quand il traverse l’agence. - Des nouvelles de Paris, demande le gros qui s’est précipité dans le bureau - Non, pourquoi, demande Franck - Je ne sais pas. J’ai cru. Vous n’êtes jamais arrivé aussi tard. - J’avais besoin de récupérer après la semaine qu’on a passé. Vous aussi vous devriez lever le pied. Comme tout le monde de toute façon ici, d’ailleurs. Ça ne sert plus à rien, vous le savez bien. Si notre petite manipulation fonctionne, nous aurons juste un sursis de quelques mois, un an au maximum. Mais franchement, je n’ai pas trop d’espoir. - Mais qu’est ce que vous voulez qu’on fasse alors ? Je ne peux quand même pas dire à l’équipe de solder leur congé ? - Non, Carpési, Mais ce n’est plus la peine de s’échiner du soir au matin. Chacun pourra partir à l’heure, on va arrêter les remontées de chiffres journaliers, à la semaine, c’est déjà bien. De toute façon, entre nous, ça ne sert à rien, ces chiffres, juste à mettre la pression sur les salariés. C’est complètement débile même, quand on y pense quelques minutes. Ah, et puis, on va aussi varier de cantine le midi. La brasserie des docks, c’est bon, mais c’est toujours un peu la même chose. - On y va parce que c’est à côté, répond le gros, presqu’en s’excusant - Oui, eh bien, désormais, le midi, on va visiter Marseille. Je veux qu’on mange dans un restaurant différent chaque midi. Demandez à Gérard, il doit connaître des endroits bien plus sympathiques qu’à côté. Les pédés, on a beau dire, ils savent vivre, eux. - C’est tout, demande le gros en se levant, l’air dépité. - Ecoutez, Jean-Michel, arrêtez de faire cette tête d’enterrement. Je sais que c’est dur à avaler, mais l’agence est condamnée. C’est juste une question de temps. On va juste essayer de vivre ces moments qui nous restent de la meilleure des façons. - Comme vous voulez, répond le gros en ouvrant la porte du bureau. Ah oui, au fait, j’allais oublier. Malika ne viendra pas ce matin. Une migraine, m’a-t-elle dit. - Très bien. Au moins une qui a déjà compris, répond Franck en souriant. Les jours suivant, Franck arrive plus tard au bureau. Il passe la mâtinée avec le gros dans le bureau à parler de la pluie et du bon temps, les repas du midi se transforment en banquets interminables et le soir, quand tout le monde quitte l’agence, Malika vient lui rendre une petite visite syndicale. Ils passent une heure à étaler sur le bureau de Franck les problèmes qu’ils rencontrent dans la gestion des ressources humaines. Chaque jour, ils choisissent de


prendre ces questions à bras le corps en multipliant les hypothèses de travail : debout, par terre, sur le fauteuil, sous le bureau. Vendredi, pourtant, cette petite routine a peine installée est remise en cause. Alors que le gros vient de sortir après le « brief stratégique » du matin, Malika pousse la porte du bureau de Franck - Salut - Bonjour Malika, répond Franck en se levant rapidement. Il se dirige vers elle, puis regarde à travers la paroi vitrée pour savoir si quelqu’un les regarde. - T’as peur ? demande Malika - Non, bien sûr que non, je n’ai pas peur. De quoi devrais-je avoir peur ? - De rien. Tu n’as rien à craindre de moi. Qu’est ce que tu fais ce week-end ? - Je ne sais pas encore, répond Franck en se tournant vers Malika. Elle a attaché ses cheveux frisées, porte une jupe droite marron et un chemisier blanc à manche courte. Franck est parcouru d’un frisson. Samedi, je suis libre - Pas moi. Dimanche, oui - Non, dimanche, je ne suis pas libre. Je vais à Plan de Campagne . - A Plan de Campagne, un dimanche, s’étonne Malika - Oui, je vais à Plan de campagne le dimanche. Pourquoi, c’est interdit ? - Non, et tu n’as pas besoin d’être agressif pour autant. Je pensais qu’on aurait pu se voir, faire une balade dans les calanques, prendre le soleil, se baigner, enfin quelque chose dans le genre - Dans le genre balade d’amoureux quoi, reprend Franck - Dans le genre balade d’amants plutôt, répond Malika avec un sourire aux lèvres Le frisson repart dans le bas du dos de Franck. Il sent son sexe se raidir rien qu’en regardant ses lèvres. - Non, désolé, ce dimanche, je suis bloqué, il faut que j’aille là-bas. - Ah bon, d’accord, tant pis, dit Malika en posant sa main sur la poignée de la porte. - Et je voudrais que tu ne viennes pas me voir au bureau pour ce genre de choses, reprend Franck en la regardant droit dans ses grands yeux noirs. - D’accord chef, message enregistré, répond froidement Malika en passant le pas de la porte. La porte n’est pas refermée que Franck se mord les lèvres. Il s’est comporté comme un imbécile et il le sait. La trouille est revenue, il la sent et il déteste ça. Le soir, il l’appelle pour s’excuser et accepter finalement son invitation pour la balade du dimanche. - Tu n’auras pas à le regretter, crois-moi, lui répond Malika. Il raccroche en sentant une nouvelle fois son sexe se durcir dans son pantalon. Puis, il compose le numéro de portable de Jennifer pour l’avertir qu’il ne peut pas la voir le dimanche à Plan de Campagne comme d’habitude à cause d’un client, Roger, le maire de Vauvert, qui l’invite à manger dans sa manade. Mais il est totalement libre le samedi. Elle lui répond qu’elle veut consacrer sa mâtinée à son boulot pour la fac et l’après-midi, elle bosse à Plan de Campagne. Il lui propose de venir le rejoindre chez lui, dans son


appartement. Elle accepte. Aussitôt, il commande un repas chez le traîteur près du Palais de justice. Sur le chemin du retour, il achète une bouteille de champagne. Elle arrive vers 21h, ils font l’amour vers 23h, s’endorment un peu avant minuit.. Le lendemain matin, il conduit Jennifer à Plan de Campagne à 10h, revient à Marseille une heure plus tard, passe prendre Malika devant le bureau d’U-tech et traverse la ville pour rejoindre les calanques. Il se gare à Callelongue. Elle a préparé un pique-nique dans un panier qu’il porte en suivant Malika dans la calanque. Au bout d’une demi-heure de marche, elle quitte le sentier pour bifurquer sur la gauche. Ils grimpen pendant un bon quart d’heure. Puis, Elle s’arrête dans une petite anfractuosité creusée dans la roche blanche à 200 mètres de la falaise, une sorte de cachette puisque personne ne peut les voir alors que devant eux se dessine l’horizon bleuté de la Méditerranée. Mais Franck n’a pas trop le loisir de découvrir ce paysage apaisant. Il ne se souvient que de cette robe fushia que Malika a rapidement enlevé. Seules les mouettes ont vu le reste.


Chapitre 15

Lundi matin, Franck reçoit un coup de fil de Fred qui lui raconte dans le menu détail ce qui s’est passé sur la zone la veille. Ils étaient une cinquantaine à tracter dans toute la zone. Il y en avait même qui étaient venus alors qu’ils ne bossaient pas le dimanche, raconte Fred, tout émoustillé. Et puis, c’était vachement mieux organisé que le dimanche précédent. Brisbard a pris les choses en main avec son association et ça s’est vu. Il y avait eu assez de tracts, chacun avait une zone à couvrir, ils s’étaient relayés dans chaque magasin pour ne pas trop longtemps délaisser les rayons, une équipe était venue ramasser les tracts par terre en fin de journée aux abords des magasins, mais surtout, Franck, tu aurais du nous voir, tous avec le tee-shirt sur le dos ! « Plan de Campagne, zone libre le dimanche » écrit en noir sur fond rouge, t’imagines l’impact ! C’était incroyable, plein de gens nous ont demandé où ils pouvaient l’acheter. - Et vous avez récolté combien de signatures, demande Franck - Plus de 3 000 signatures. - C’est moins que le dimanche d’avant, note Franck. - Ouais, c’est vrai, répond Fred, mais y a plein de gens qui l’avaient déjà signé la semaine dernière. Ce qui veut dire que ces 3 000 nouvelles signatures, ce sont des familles qu’on n’avait pas réussi à choper la semaine précédente. Encore 2 000 et je crois qu’on aura fait le plein. - Comment ça le plein ? - Ben, tu sais, c’est un peu toujours les mêmes qui viennent sur la zone. Si on arrive à 10 000 signatures, ce sera beau. - Mais je croyais qu’il y avait des dizaines de milliers de clients, voire des centaines de milliers de clients sur la zone ? - Sur une semaine, oui, ça doit se compter par centaines de milliers de personnes, mais pas le dimanche. Le dimanche, on a quand même beaucoup d’habitués - Et Jennifer, demande Franck - Elle n’a pas pu tracter, il y avait trop de monde au Virgin, comme au Pathé d’ailleurs. Ils ont encore battu leur record de ventes dimanche. - Bon, et qu’est ce que vous compter faire maintenant ? - Ce week-end, on recommence l’opération pétition et puis après je ne sais pas. Tout se décide chez Brisbard maintenant. Je te laisse, je retourne dans le magasin. Le dimanche suivant, il se rend donc à Plan de Campagne. Il retrouve Fred devant son magasin en train de distribuer ses tracts. Il a revêtu son tee-shirt rouge. Ils se serrent la main, échangent deux ou trois banalités, Franck demande s’il peut l’aider à distribuer les tracts, mais Fred lui répond que c’est impossible s’il ne revêt pas le tee-shirt rouge et comme Franck n’est pas salarié de la zone, il n’y en a pas pour lui. Fred est désolé, mais ce sont les consignes de Brisbard, il n’y peut rien. Franck répond que ce n’est pas grave,


que de toute façon, il est venu pour voir Jennifer, pas forcément pour les aider. Maintenant qu’ils sont fermement pris en main, ils n’ont plus vraiment besoin de lui, c’est normal. Fred lui répond qu’il ne devrait pas le prendre sur ce ton, mais Franck hausse les épaules et tourne les talons. Il descend de Leroy Merlin pour rejoindre Abdou sur le parking d’Avant Cap. Il le cherche dans l’immense parking un bon quart d’heure. C’est à son tee-shirt rouge qu’il le reconnaît, là-bas, tout au fond derrière le bâtiment. Comme il lui avait conseillé trois semaines précédemment, il est en train de glisser des tracts sous les essuie-glaces des voitures garées dans le parking. - Oh, mon frère, tu m’aides, demande le grand noir - J’ai pas le droit, répond en souriant Franck. J’ai pas le tee-shirt - Mais on s’en fout du tee-shirt lui répond Abdou en lui tendant une partie du paquet de tracts. C’est nul, cette histoire de tee-shirt, on a l’air de syndicalistes. Et puis, y ont même pas pensé à faire des XXL, regarde-moi, frère, j’ai l’air de quoi avec ce tee-shirt qui n’arrive même pas à mon nombril. Pour pas ressembler à une gonzesse avec le ventre à l’air, j’ai été obligé de mettre un autre tee-shirt en dessous. Résultat, je suis serré comme une sardine et je crève de chaud. Non, mais, comment tu veux que je fasse mon job de sécurité dans ce déguisement Franck se marre avec Abdou. Puis il lit le premier tract de la pile. Amis Clients En 2 semaines, près de 10 000 personnes ont signé la pétition en faveur de l’ouverture de Plan de Campagne le dimanche. Nous vous remercions de votre soutien et plus que jamais nous avons décidé de lutter pour préserver votre liberté et nos emplois Cette importante mobilisation doit être le début d’un plus grand mouvement qui nous permettra de faire définitivement taire les rétrogrades qui veulent la mort de notre zone commerciale

Soutenez-nous ! Signez la pétition contre la fermeture de Plan de Campagne le dimanche Il est temps que la France sorte de l’ornière dans laquelle elle est tombée depuis de trop nombreuses années. Il faut libérer le temps de travail et la liberté de consommer ! PS : si vous ne pouvez pas signer la pétition dans l’un des magasins ouverts, rendez-vous sur notre site : www. plandecampagnezonelibre.com


- Eh bien, je vois que Brisbard n’a pas perdu de temps, lance Franck. Une association, des tee-shirts, un site internet, des chiffres faussés et une politisation du mouvement, on ne rigole plus ici - Ah, ça, mon pote, t’as raison, ça rigole plus ici. C’est la guerre contre les rouges, se marre Abdou en montrant son tee-shirt. Ce matin, quand je suis arrivé sur le parking pour mettre les tracts sur les pare-brises, je me suis dit que les mecs des syndicats devaient forcément nous attendre au tournant aujourd’hui. Putain, ça fait quand même trois semaines qu’on fout un de ces bordels dans les journaux, y a même la télé qu’est venue, je te jure, mon pote. Ce matin, je me suis dit, c’est pas possible, y vont pas en rester là, on est en train de leur foutre la pâté avec notre pétition, ça va forcément les énerver, c’est quand même pas devenu des mous du genou à la CGT. Je te jure, je me suis dit ça en arrivant sur le parking ce matin. Y avait déjà pas mal de voitures, je me disais que j’allais me faire attraper par des gros bras. Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris, je me suis baissé, la tête juste au dessus des fenêtres des voitures, et puis je courrais entre les rangées et à chaque fois que je mettais un tract sur une caisse, c’était comme une victoire. J’ai même rampé entre deux bagnoles, je te jure mec, j’étais dans la jungle contre ces salauds de Viet. Ouais, mec, j’étais comme Rambo dans ma tronche Franck est plié en deux. Abdou n’arrive plus à parler tellement il se marre. Il lui faut bien une minute pour reprendre son souffle. - Putain, mec, je serais peut être encore en train de me la jouer Stallone si une femme m’avait pas pris sur le fait. J’ai roulé sous sa caisse comme à l’armée et puis je suis tombé sur ses chaussures. Elle venait reprendre sa voiture, elle a hurlé de peur, je me suis relevé, je ne savais pas quoi lui dire, alors, je lui ai tendu la main avec un tract. Elle s’est arrêté de crier, elle est montée dans sa voiture et, à travers la vitre, elle m’a regardé comme si j’était fou, mec. La honte de ma vie, je te jure, mec, la honte de ma vie. Alors, tu vois, je vais te dire, ce Brisbard, faut pas trop qu’il me fasse chier. Aujourd’hui, je te le dis, c’est la dernière fois que je porte son putain de tee-shirt. Franck reste encore une bonne demi-heure avec Abdou au fond du parking sans distribuer le moindre tract. Ils parlent encore un peu de la zone, mais surtout de foot. Car Abdou fait aussi la sécurité au stade vélodrome les soirs de match. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a accepté ce job de sécurité payé une misère. Et aussi parce que personne ne lui a demandé de papiers. Une demi heure plus tard, il lui rend son paquet de tracts et se dirige vers le Virgin. Il ne la trouve pas à sa caisse, ni à la cafeteria du géant Casino. Il retourne au Virgin et demande à une caissière. Elle lui apprend que Jennifer est en train de distribuer des tracts dans le parking en face tout en mangeant son sandwich. Franck ressort du magasin. Le parking devant lui est au moins aussi grand que deux terrains de foot. Il parvient à la retrouver au bout d’un quart d’heure, après avoir écumé une vingtaine de rangées. Elle est accompagnée d’une autre vendeuse au gilet rouge, étudiante manifestement. Elle le présente comme un ami, Franck ne sait pas s’il doit s’imposer ou entrer dans son jeu. De toute façon, il n’est plus l’heure de jouer, Jennifer doit


retourner à sa caisse. Elle lui fait un clin d’œil et disparaît avec sa collègue à travers le champ de voitures. Il est 13h, il fait horriblement chaud, Franck a faim et n’arrête pas de penser aux seins de Malika. Après avoir acheté un XL chez Quick (maxi frite, maxi coca, burger giant composé de deux steaks hachés, chester fondu, oignons, salade, sauce), Franck rejoint le Darty. En route, il enfourne le giant en trois bouchées, s’étouffe, se frappe le torse pour faire passer, avale deux grandes gorgées de coca pour faire passer, mais ça ne va pas mieux. Il s’arrête au milieu du parking, ça lui tire dans l’estomac, il reprend du coca, et là, il sent comme une bulle monter dans son ventre. Il regarde autour de lui pour s’assurer qu’il n’y a personne à proximité et il rote. Un rot incroyablement puissant et long qui le soulage d’un coup. Puis, il crache par terre avant de reprendre sa route et d’entamer les frites. Devant le Darty, il n’y a personne. Dedans non plus. Franck regarde sa montre. Elle indique 13h30. Ceux du matin sont partis, ceux de l’après-midi ne sont pas encore arrivés, ceux qui restent là sont en train de manger ou au cinéma. Durant une heure, la zone ne bouge plus, Les magasins sont vides, les routes désertées, le bitume peut tranquillement fondre sous le soleil, tout est calme, on entendrait presque les oiseaux. Ça doit ressembler un peu à ça, le désert des tartares. Mais à Plan de Campagne, le lieutenant Frogo n’aurait pas attendu des années pour voir arriver ses ennemis. Dans une heure tout au plus, la seconde vague de la journée va déferler sur la zone. Des centaines de voitures transportant des milliers de personnes vont prendre d’assaut les parkings et les magasins. Des familles entières vont se ruer dans les rayons pour toucher, évaluer, comparer, certains iront même jusque dans les cabines pour essayer. D’autres vont s’étaler dans les canapés, essayer les matelas, s’imaginer à cette table ou dans cette cuisine, d’autres encore vont rêver d’un parquet ou d’un jacuzzi. Et puis, chacun prendra la place de l’autre dans cette ronde infernale qui durera toute l’après-midi. Certains repartiront avec un jean ou un parfum, d’autres concrétiseront leur projet en contractant un crédit pour refaire leur salle de bain, d’autres finiront au Pathé, d’autres attablés chez Patacrêpe ou ils repartiront en passant au Drive In du Mac Do, mais tous, tous sans exception finiront par dépenser leur argent, même en petite quantité. Ailleurs, on se bat pour un morceau de pain, ailleurs on lutte pour garder un peu de dignité, ailleurs, on meurt encore pour des idées. Ici, à Plan de Campagne, on se débat juste avec ses envies et son compte en banque. La seule chose qui pourrait les faire dévier de cette double problématique, ce seraient les seins de Malika. Ils sont si ronds, si chauds. Quand Franck les a empoigné l’autre nuit, ses mains semblaient être parfaitement dimensionnées pour les saisir dans leur opulence. Et quand il les a embrassés, les mamelons doux ont immédiatement réagi en se contractant sous les coups de langue et les petites morsures de Franck. Ah, les seins de Malika vous feraient oublier le reste du monde en quelques secondes… Le cul de Jennifer pourrait aussi vous faire perdre la tête. Ses fesses rebondies parfaitement élastiques sont irrésistibles quand elle porte un string. Voilà, pour qu’il décroche sérieusement


de la zone, il faudrait qu’il puisse vivre avec Malika et Jennifer sur une île isolée. Les seins de Malika, le cul de Jennifer et lui au milieu, avec la mer turquoise comme horizon. Il en était là dans ses pensées quand il poussa la porte de la brasserie de chez Dédé. Il était à peu prêt certain de retrouver Nordine, Abdou et Fred. Ils étaient effectivement là, au comptoir, en train de boire un café, tous de dos. C’est quand il arriva juste derrière eux qu’il comprit qu’ils formaient en fait un demi-cercle et qu’au centre se trouvait ce nabot de Brisbard, tellement petit qu’il ne l’avait pas vu en entrant. Mais il était trop tard pour se défiler. - Franck, super que tu sois là, s’exclame Fred en le voyant pendant qu’Abdou haussait les épaules, je te présente Mr Brisbard, le président de notre association - Ah, Franck, ça fait longtemps que j’entends parler de vous, lance le nabot sans laisser Franck répondre. Incroyable ce que vous avez fait lors du premier dimanche des pétitions. Vos amis m’ont tout raconté, je suis vraiment impressionné. - Bonjour, monsieur le président, répond Franck dans les dents en lui serrant la main. - Etienne ! Voyons, appelez-moi Etienne. Pas de président entre nous, enfin. - Bonjour Nordine, reprend Franck comme s’il ne l’avait pas écouté - Nordine , ah, un sacré élément de notre équipe, reprend le nabot. Et Fred. Et Abdou ! Vous pouvez être fier d’eux, Franck, ici, ils sont les leaders de notre mouvement - Allez, arrêtez votre char, lance Abdou. Moi, ici, je suis vigile, c’est tout. -Vigile dans ton entreprise, certes, répond de go Brisbard en se retournant vers le grand noir. Mais ce que tu es en train de réaliser dans la zone dépasse de loin ton simple job. - Ecoutez, reprend Abdou, si je bosse pas le dimanche, je perds 20% de mon salaire à la fin du mois. On est tous logé à la même enseigne, ça va pas plus loin que ça. - J’suis d’accord avec Abdou, dit Nordine. Moi, si je bosse pas le dimanche, je peux pas rembourser le prêt de mon appart, ça va pas plus loin - Mais non, vous n’y êtes pas, s’énerver Fred. On fait plus que se battre pour 200 ou 300 euros par mois. On se bat ici pour la liberté. - Exactement, renchérit Brisbard qui tape sur l’épaule de Fred. Bien sûr que c’est important le salaire en fin de mois, mais croyez-moi, toute la France nous regarde depuis 3 semaines. Toutes les zones commerciales rêveraient d’ouvrir le dimanche. Et si on arrive à avoir gain de cause, on gagnera pour tous les autres. Vous comprenez ? Abdou et Nordine se regardent, puis regardent Franck qui est resté muet pendant la conversation. Il aurait bien envie de mettre un pain au nabot et à Fred qui le soutient aveuglément, mais à quoi bon. Il prend congé du groupe en prétextant un rendez-vous avec Jennifer. En fait, il est allé voir un film au Pathé. Puis seulement, il a retrouvé Jennifer au Virgin. Il était plus de 17h, elle en avait encore pour deux heures de caisse.


En le voyant, et malgré la file d’attente à sa caisse, elle a réussi à se faire remplacer pour le rejoindre près de la porte de service. Là, elle lui a prit la main et l’entraîne dans les réserves du magasin, jusque dans le coin des emballages qui s’entassent tout le week-end. Jennifer l’embrasse et remonte rapidement sa jupe sur ses reins. Elle porte un de ces strings que Franck lui avait offert. Il défait sa ceinture, son levi’s tombe sur ses genoux et il la prend debout, contre le mur en tôle. Derrière, c’est le parking du Fly, ils entendent les familles remonter dans leurs voitures après un tour dans le magasin d’ameublement. Jennifer jouit rapidement. Ils ne prononcent pas un mot. 10 minutes plus tard, Franck est sur le parking avec la clé de l’appartement de la petite dans la main. Il voit de loin Nordine avec son tee-shirt rouge qui distribue encore des tracts. Il aurait bien aimé lui parler à Nordine. Lui dire ce qu’il pensait de Brisbard et puis surtout lui parler du cul de Jennifer qu’il venait de griffer dans les réserves du Virgin. Il aurait voulu aussi lui parler des seins magnifiques de Malika. Il aurait voulu en parler à la terre entière, de sa nouvelle vie d’homme. Il méritait la couverture de tous les journaux people. Il en écrirait un livre qui deviendrait un best-seller. Il aurait les honneurs des plateaux de télé avec Ruquier, Ardisson, Denisot et pourquoi pas Drucker, tout le monde se l’arracherait, il finirait au cinéma et il serait obligé de mettre en permanence des lunettes de soleil à cause des flashs d’appareils photos, il aurait des histoires fugaces avec les plus belles femmes du monde, il remplacerait Clooney dans les pubs pour Nespresso, ce serait la gloire méritée, la révélation au grand jour d’un homme dont on a trop longtemps ignoré les mérites. Mais, pour l’instant, il a juste la braguette du jean ouverte.


Chapitre 16 La vie commençait à être drôlement agréable pour Franck à Marseille. Entre les repas à ‘en plus finir le midi avec les membres de l’agence, les réunions syndicales avec Malika à partir de 19h, les apéros le soir, les balades du samedi, les amis à plan de campagne le dimanche avant de retrouver le cul de Jennifer dans les réserves, il y avait vraiment de quoi verser dans l’euphorie. Se sentir invincible, irrésistible, dominant, incroyablement sûr de lui. Exactement comme après avoir sniffé un rail de coke. On a d’abord le nez et la gorge qui grattent à cause de la poudre qui se colle un peu partout. Dans la bouche, tout semble sec, même la salive accroche. Vite, il faut calmer cette soif qui semble inextinguible. Eau, bière, vin, alcool, peu importe, on est déjà sous influence. Et puis, on la sent qui monte, la vague de chaleur, le corps qui s’électrise jusqu’au bout des doigts, le cerveau qui se connecte, on devient un géant, les autres ne nous font plus peur, rien ne semble impossible, le monde tient dans notre main, rien ne peut nous arriver et le sourire s’accroche interminablement au visage. Ça dure quelques heures, on oublie le temps, la fatigue n’existe plus, les problèmes n’existent plus, les appréhensions n’existent plus, les regrets, les remords, les doutes, les souvenirs, les angoisses, les voisins, les factures, les emmerdes, plus rien n’a vraiment d’importance. Au lieu de prendre des cachets pour oublier ce qu’ils viennent de raconter à leur psy, les dépressifs devraient s’adonner à la cocaïne. Ils seraient moins chiants. Un petit rail le matin pour démarrer, un petit pétard le soir pour atterrir, un gros dodo pour laisser les névroses s’exprimer dans les rêves et les cauchemars. Allez, abandonnez-vous juste quelques heures, quelques jours. Abandonnez vos cachetons et vos sinistres parents. Baiser, sniffer, fumer, picoler, créer et riez de vous-mêmes. Laissez vos costumes aux vestiaires, arrêtez vos chiffres, vos slogans et vos menaces et venez voir comment ça se passe. Le sexe et la défonce, ça vous changerait des pensées pourries qui envahissent vos cerveaux comme la graisse vos corps. Croyez-moi, la coke devrait constituer l’un des piliers de notre société moderne au même titre que les tickets-restaurants et le téléchargement sur Internet. Tous les Etats devraient la légaliser et financer sa production par une redevance afin de réduire son prix. On en aurait enfin fini de la crise perpétuelle de l’agriculture française avec la culture de la coca dans les parcelles en friche. A côté des exploitations industrielles, des circuits courts type Amap verraient même le jour autour des grandes villes. Des centaines d’emplois pourraient être ainsi créés dans les laboratoires, avec un volet recherche sur la meilleure façon de couper la coke. Grâce aux fameux transferts de technologie, ces recherches pourraient ensuite permettre l’amélioration des process de production. La question des 35 heures ne se poserait plus. Le ministère du travail et les syndicats, la paille dans le nez, seraient en concertation perpétuelle pour essayer de réguler la prise de coke au travail afin d’obliger les Français à


travailler moins de 70 heures par semaine. En quelques mois, la France, réputée pour ses archaïsmes, vivrait dans une perpétuelle boîte de nuit. Là se déciderait entre créatifs les nouveaux produits lancés à chaque nouvelle saison. Une agence indépendante pourrait en contrôler la qualité en sortie de chaînes, des journaux spécialisés apparaîtraient en nombre pour dessiner la tendance du printemps à l’automne, permettant ainsi de résorber la crise du secteur en embauchant les plumes virées de Libé ou du Monde. Les programmes scolaires devraient intégrer l’apprentissage de l’aspiration nasale (surtout ne pas éternuer quand on se penche sur la table ! expliquerait le prof de Français en pleine démonstration avant de s’attaquer au Père Goriot). Aujourd’hui, c’est la télévision qui bénéficie de tout ce dispositif. Mais un jour, il faudra bien changer de drogue dure. En attendant la réalisation de cette nouvelle société, il faut nous saigner au quatre veines pour s’acheter un peu de drogue frelatée et regarder les filles dans la rue en désespérant pouvoir un jour les baiser. Certains se droguent tellement qu’ils perdent leur sang et ne peuvent plus bander. D’autres se sont repliés dans l’alcool pour oublier les femmes, d’autres besognent bobonne depuis tellement longtemps qu’ils ont oublié qu’ils avaient encore le droit à l’extase. D’autres sont convaincus que la branlette leur permet de réguler leur stress, d’autres encore prennent leur pied en payant une pute. Mais la plupart font comme Franck : pas assez courageux pour aller voir un dealer, ils doublent la dose de cul pour pouvoir éprouver quelques minutes la sensation fugace d’être encore un homme en vie. Prendre Malika sur son bureau la semaine et Jennifer dans les réserves de Virgin le week-end constituait pour lui un équilibre parfait qui lui donnait l’impression d’être le seul maître de sa vie. Pour cela, il devait se garder de créer les conditions de voir naître un sentiment amoureux. Voilà pourquoi il s’était organisé pour passer le moins de temps possible avec ses deux maîtresses. Deux heures, c’était la limite qu’il se fixait. Le mieux, c’était de baiser d’entrée. Pas de conversations rasantes, pas de préliminaires interminables, tout de suite la chaleur étouffante d’une chatte étroite et humide. Pour cela, il fallait se chauffer à blanc. Avec Jennifer, Franck n’avait pas grand-chose à faire. L’étudiante semblait découvrir avec lui les premiers émois sexuels et sa jeunesse lui donnait un appétit d’ogre. Dans les réserves du Virgin, mais également dans les toilettes de la galerie marchande et même dans la voiture sur le parking du Pathé, après le film du dimanche soir, elle en voulait toujours plus. Elle le suçait sur l’autoroute, il la léchait dans le couloir de son immeuble, c’était simple, il n’avait rien d’autre à faire que d’accepter ses envies. Avec Malika, le jeu était plus élaboré. D’abord parce que cela se passait au bureau et que leur relation devait rester secrète. Mais de cet interdit naissait dans l’esprit de Franck une quantité incroyable d’idées salaces qu’il communiquait à Malika par mel. Il avait commencé par lui raconter ce qu’il avait éprouvé la veille dans son bureau quand elle était entrée, quand elle avait déboutonné son chemisier, quand il lui avait remonté la jupe, quand il


avait senti sous ses doigts son sexe complètement trempé. Elle lui répondait souvent en lui décrivant les sous-vêtements qu’elle portait le jour même ou par ce qu’elle aimerait bien qui lui fasse un de ces soirs. Ce petit jeu se poursuivait lors du repas du midi où chacun essayait de ne pas regarder l’autre de peur de trahir immédiatement leur relation. Mais les yeux se croisaient forcément et à chaque collision, la température augmentait. L’excitation était également alimentée chez Franck par le mystère qui entourait la vie de Malika en dehors du bureau. Elle s’était bien gardé de lui parler de son autre vie. Il ne savait pas si elle avait quitté son ami, si elle s’était un peu libérée de l’emprise de ses frères, si elle avait, pourquoi pas, d’autres aventures. Franck ne posait aucune question. Comme Jennifer, Malika ne devait pas exister autrement dans sa vie que sous la forme d’un fantasme. C’était à ce prix qu’il avait gagné une forme de sérénité. Ça n’allait pas durer. Vendredi soir, Franck reçoit un coup de téléphone du siège. La secrétaire de Furotan l’informe que le boss souhaiterait le voir le plus rapidement possible pour parler du rapport qu’il a remis sur l’activité de l’agence marseillaise. Une boule d’angoisse s’installe directement dans son ventre à l’annonce de cette convocation. Franck demande à parler directement au boss, mais la secrétaire l’informe qu’il est parti depuis une heure pour assister à un séminaire stratégique du groupe qui se déroule tout le week-end à Honfleur. Franck pose alors quelques questions directement, mais la secrétaire assure ne rien connaître du contenu de cette convocation. Paniqué, Franck parvient à retarder le rendez-vous au vendredi suivant. Il raccroche quand Malika pousse la porte de son bureau. Il est 19h précises. - Chef, tout le monde est parti, vous avez encore besoin de moi, demande avec une moue coquine Malika - Oh, Malika, désolé, mais ce n’est pas vraiment le moment là. Je viens de recevoir un coup de fil de Paris. Je t’en pris, pas ce soir… - Vraiment ? demande Malika en déboutonnant son chemisier à fleur et en s’humidifiant les lèvres. Vous avez peur ? - Je ne sais pas. C’est à propos de notre bilan d’activité. - Et alors, répond Malika en se penchant au dessus du bureau. Qu’est ce qui peut nous arriver ? Notre bilan n’a jamais été aussi bon que cette année, et c’est grâce à vous, chef. Elle lui mord les lèvres et pose sa main sur son sein en disant cela. Franck sent sa bite gonfler dans son pantalon. Impossible de résister. Elle se redresse, fait le tour du bureau et commence à se caresser devant lui. - Bien sûr qu’il est bon, notre bilan, répond Franck en la regardant. Mais avec ces salauds, on ne sait jamais quel coup tordu ils peuvent inventer. - Mais pourquoi toujours penser à mal, demande Malika qui descend la fermeture de sa jupe noire. Peut être est-ce pour vous féliciter ? - Ce n’est pas vraiment l’habitude de la maison, répond Franck. Chez U-tech, seul le silence signifie l’approbation.


- Que vous êtes pessimiste, répond Malika qui fait glisser sa jupe le long de ses jambes pour se retrouver désormais en soutien-gorge et culotte Tanga. Si je ferme les yeux, j’ai l’impression d’entendre un syndicaliste - C’est parce que je les connais bien, Malika. Vous savez, les syndicats ont souvent raison. - Oh, ce soir, chef, je vous sens tendu, dit Malika en s’agenouillant. Un petit moment de détente vous ferait du bien.

Le lendemain, il passe son samedi en caleçon devant la télé. Vers 21h, il reçoit un coup de fil de Fred qui sort de la réunion de l’association de Brisbard. - On arrête la pétition. - Qu’est ce qui se passe, demande d’une voix ramollie Franck. Vous avez atteint vos 10 000 signatures ? - Oui et non. Enfin, c’est pas ça. On passe à la vitesse supérieure plutôt. Hier soir, le TGI a ordonné la fermeture des magasins le dimanche sous peine d’astreinte de 50 000 euros. Ces salauds de syndicaliste ont eu gain de cause. - Et alors, vous n’allez pas bosser demain, c’est ça ? - Tu rigoles ? On va pas se coucher ! Tout le monde est prêt à venir bosser demain et les patrons sont prêts à payer. Mais t’inquiètes, ils paieront pas. C’est Brisbard qui nous l’a dit. Il nous a dit qu’il ne fallait pas s’en faire, que les patrons de la zone avaient toujours eu le Préfet dans la manche, il devrait signer des dérogations exceptionnelles la semaine prochaine. Brisbard nous a dit qu’il ne fallait pas qu’on s’inquiète pour ça. Il nous a dit que notre rôle, c’était de faciliter la position du Préfet en montrant que l’opinion est avec nous. On a déjà presque 10 000 signatures, La Provence est à fond derrière nous, mais, d’après le Préfet, ça ne suffit pas pour faire passer la pilule. - Attends là, je ne comprends plus rien. - Ben, les dérogations du Préfet, c’est pas vraiment légal de les signer à tour de bras après une décision de justice, tu vois. Alors, pour pouvoir les faire, il faut qu’il se retrouve dans une situation extrême, de façon à ce qu’il affirme qu’il n’avait pas le choix. Brisbard nous a dit qu’il fallait qu’on fasse entendre notre colère. - Votre colère ? - Ouais, ouais, faut qu’on montre qu’on est en colère, c’est ce qu’il a dit. Qu’on fasse assez de barouf pour que ça gêne l’ordre public. Alors, il nous a proposé de monter une manif à Marseille lundi matin. - Mais vous travaillez pas lundi, non ? - Ben, non, on ne travaille pas. C’est pas vraiment une manif puisque c’est pas pour casser nos patrons, mais les défendre. D’ailleurs, Brisbard nous a dit qu’on pourra récupérer une demi-journée ou même se la faire payer. On a rendez-vous sur la zone à 8h, on bloque l’autoroute, à 10h, on est devant la mairie, à midi, devant la Préfecture. On s’est déjà organisé pour faire des banderoles, y en a même un qui va aller chercher ses feux de détresse sur son bateau pour faire comme les cheminots de la CGT. Je te jure, ça va être le feu. Faut que tu viennes.


- Ouais, mais, mon gars, t’oublie que lundi, je bosse, moi. - Fait pas chier avec ton boulot, Franck. Ramène ton cul à 10h à la mairie, sinon tu risques de louper un sacré truc. Promis à 14h, t’es de retour à ton taf. - Bon, je ne sais pas, répond Franck. Je verrai bien lundi matin. Quoi, ça va, tu peux prendre 2 heures, t’as qu’à dire que t’as une réunion ou un rendez-vous, j’en sais rien, mais démmerde toi pour venir, tu vas voir, on va bien se marrer, on va leur en foutre plein la gueule. - Ouais, ça pourrait me divertir. Après tout, j’ai plus grand-chose à faire au bureau en ce moment - Allez, on compte sur toi pour lundi. N’oublie pas 10h devant la mairie. - On verra. - Au fait, ça va avec Jennifer ? - Ouais, pourquoi ? - Je ne sais pas, comme ça. Je l’ai vu ce soir partir du Virgin avec un mec, c’est tout. - Ah, ça doit être un nouveau collègue qui la ramène sur Marseille, ment Franck. Il a voiture, ils partagent les frais. Allez, bonne soirée. Dans la foulée, il compose le numéro de Jennifer mais tombe sur sa messagerie. Il réessaye 10 minutes plus tard, toujours la messagerie. Il en sera ainsi une bonne partie de soirée. A chaque fois, il ne laisse pas de message, ne sachant pas trop quoi dire au fond. Peut-être qu’il s’agit vraiment d’un collègue qui la ramène chez elle, qu’elle est actuellement sagement en train de réviser ou qu’elle dort à poings fermés après une journée éprouvante au Virgin. Peut être qu’elle est sortie pour boire un verre avec des copines pour destresser. Il a beau enchaîner les hypothèses rassurantes, Franck ne peut s’empêcher d’imaginer Jennifer dans les bras d’un autre. Il sait qu’il ne devrait pas éprouver ce sentiment, mais il l’envahit sans qu’il puisse y faire face. Celui qui est sorti avec elle du Virgin ou un autre, peu importe au fond. La main de Jennifer, le ventre de Jennifer, les lèvres de Jennifer, le cul, les seins, les cuisses, les yeux, tout est à lui, personne n’a le droit de la toucher, elle est sa chose, sa propriété privée, son trophée marseillais. Il rappelle encore, toujours la messagerie. Franck pense alors aux frères de Malika. Ils n’ont pas tout à fait tort, au fond.


Chapitre 17 Le lendemain, pourtant, tout cela n’est qu’un mauvais souvenir. Franck se lève vers 11h avec la basse funky de « Billie Jean ». Il bondit du lit, esquive quelques pas de moonwalker dans le couloir, tourne sur lui-même devant la porte de la salle de bain, se remonte les couillles avant d’entrer dans le bac douche. Il en ressort quelques minutes après, se prépare un café en chantant « Because I’m bad I’m bad, come on » en essayant de monter aussi haut que Michael Jackson, mais tout ce qu’il réussit à faire, c’est de la réveiller. La gamine était venue tôt frapper à la porte de l’appartement de Franck. Quand il l’a vue à la porte, Franck a bien eu des envies de lapidation, mais il était trop fatigué pour être encore en colère. Elle lui a sauté au cou comme un chat. - Hier soir, quand je suis rentrée de la zone, j’étais tellement crevée que j’ai débranché mon portable et je me suis couchée, lui avait-elle expliqué. J’ai dormi jusqu’à 7h ce matin. Quand je l’ai rallumé, j’ai découvert que tu bavais essayé de m’appeler plus de 20 fois hier. J’ai appelé ce matin, mais tu ne répondais pas. J’étais folle d’inquiétude, je suis venu pour voir si tu allais bien. Il n’a pas su quoi répondre sinon de la prendre dans ses bras pour la serrer. Il l’a emmenée dans la chambre et ils ont baisé avant de se rendormir. Plus tard dans la journée, il lui a avoué qu’il avait imaginé qu’elle voyait quelqu’un d’autre. - qui ? - Je ne sais pas. Le garçon qui t’a ramené à Marseille hier soir, par exemple - Mais qui t’a dit ça ? - Fred, il sortait de la réunion de Brisbard. - Putain, lui, je vais lui faire comprendre qu’il s’occupe de ses oignons, s’énerve Jennifer. Et toi, alors, tu le crois comme ça et tu te montes des films ? - Ben ouais. Je suis complètement dingue de toi, j’en perds un peu la tête, ment honteusement Franck. - Mais, t’es pas un peu naïf aussi, demande Jennifer. T’as pas compris que ton copain, tout ce qu’il cherche, c’est mettre la merde entre nous pour espérer que je tombe dans ses bras ? - Non ! Fred n’est pas comme ça - Quand il me regarde, j’ai l’impression de passer un scanner. - Et toi ? - Je m’en fous de lui, qu’il continue à être le larbin de Brisbard, ça lui va bien. Moi, je crois que je suis aussi de plus en plus dingue de toi. Je pense tout le temps à toi, j’ai toujours envie d’être avec toi et tu sais ce que je me dis ? - Je t’écoute - Je me dis que ce serait peut être bien qu’on habite ensemble. - habiter ensemble, s’étrangle Franck Mais là, je le sens, c’est sérieux pour moi, je sens que je suis amoureuse, alors, ça change tout


-Tout ? - Ben oui, quoi, tout. J’ai plus envie de cloisonner, j’ai plus envie de me cacher, j’ai envie que tout le monde sache qu’on est ensemble, qu’on puisse faire plein de choses ensemble que les trajets entre la zone et Marseille. J’ai envie d’habiter avec toi, j’ai envie de construire quelque chose avec toi -Construire quelque chose ? - Arrête de répéter bêtement ce que je te dis, Franck, on dirait que tu ne comprends pas ce que je te dis -Eh bien, c’est un peu le cas, répond Franck en pensant à Malika. Je ne sais pas… Enfin, c’est si soudain tout ça - Attends, j’ai bientôt 22 ans, moi ! Je ne vais pas travailler sur la zone toute ma vie pour vivre dans un petit appartement pourri, tout cela pour garder cachée une relation avec un homme d’âge mûr ! -Attends, c’est moi que tu traîte d’âge mûr ? - Il y a 14 ans entre nous, Franck, répond Jennifer. Mais t’as raison, mûr, ce n’est peut être pas ce qui te caractérise le mieux. Je devrais peut être dire vieux. - Mais, enfin, c’est toi qui est vieille, s’exclame Franck. Tu ne veux quand même pas t’installer à 22, te marier à 23 et avoir un gosse à 24 ? - Et pourquoi pas ? - Mais enfin, Jennifer, on n’est plus en 1950 ! Tu es jeune, tu ne veux quand même pas faire comme tes parents ! - Et quoi, c’est pas bien ? - Mais je te croyais une jeune fille rebelle et indépendante, qui ne voulait surtout pas faire comme eux ? - Oui, eh bien, moi, j’en ai marre de dormir sur un clic clac de Conforama dans cet appart pourri dans ce quartier de merde où tout le monde gueule tout le temps. J’ai envie de calme et de confort - Mais, et tes études, tes envies, tes ambitions ? - C’est trop dur, Franck, de cumuler les études avec le job chaque week-end au Virgin. Depuis que je bosse, mes résultats chutent et en plus, je peux même pas vivre ma vie d’étudiante. Je ne sors quasiment pas, je ne vais pas au ciné, je ne fais rien, je passe ma vie entre la fac et la zone. Tu te rends compte qu’aujourd’hui, c’est le premier dimanche que je ne travaille pas depuis 10 mois ? Et puis, j’ai parlé avec le directeur du Virgin. Il serait prêt à me prendre à temps complet. - Tu serais prête à abandonner tes études pour devenir caissière au Virgin de Plan de Campagne ? - Mais tu ne veux pas que j’attende d’avoir 40 ans pour passer de l’autre côté de la caisse! J’en ai marre de voir tous les dimanches au Virgin tous ces gens qui claquent un fric pas possible pour s’acheter des CD, des DVD ou des livres. Moi, aussi, je voudrais bien avoir de l’argent et puis m’acheter un écran plat géant ou une baignoire à bulles ! - Je crois que j’ai besoin de m’aérer un peu la tête, lâche Franck en se levant du canapé Roche-Bobois en croûte de cuir. Tu veux… Tu ne veux pas sortir un peu ? Jennifer ne répond pas. Elle se lève, elle est nue, elle est jeune, elle


est belle. Franck la regarde traverser la pièce. Elle lève les bras pour attraper les hauts rideaux des fenêtres, cambrant ainsi ses reins. Elle les écarte, ouvre les fenêtres du séjour, se retourne vers Franck. Un petit vent soulève ses cheveux, ses seins en forme de poire jouissent de leur jeunesse, il ne reste plus qu’un filet de poils sur sa chatte, sa peau légèrement bronzée fait penser au miel qu’on lèche par gourmandise. - Tu crois que ça serait bien que j’arrête mes études, que je travaille à plein temps au Virgin et que je m’installe chez toi, dit Jennifer en marchant lentement vers Franck en le repoussant dans le canapé. Ils feront encore 3 fois l’amour au cours de l’après-midi. Après le canapé, il y aura le lit puis la chaise de la cuisine. Franck n’en pouvait plus mais Jennifer semblait insatiable. Alors, elle s’est installéz dans le fauteuil-club et il la léchée. Pendant qu’il lui mordillait le clitoris, il s’est demandé s’il ne devait pas lui offrir un gode, histoire d’avoir un peu la paix. Mais c’est Jennifer qui a finalement mis fin à ce fol après-midi dominical en tirant les cheveux de Franck d’entre ses jambes. - Oh, dis moi que tu m’aimes, Franck, dis-moi que tu m’aimes. - Tu ne préfères pas que je continue, répond Franck Elle lui a lâché les cheveux et s’est d’un coup complètement relâchée. Franck est retournée entre ses cuisses, mais il a senti tout de suite que ce n’était plus la peine. Il s’est relevé, est parti dans la salle de bain pour se laver le visage de toute cette humidité poisseuse. Quand il est revenu, elle dormait. Il a fermé les fenêtres, a sorti une petite couette d’appoint du placard de sa chambre pour la couvrir et s’est assis sur le canapé pour la regarder. Elle ressemblait vraiment à un enfant sans défense alors qu’il y a une demi heure, elle s’était jetée sur lui comme une tigresse. Est-ce que Malika ressemble à ça quand elle s’endort après l’amour. Franck n’y pouvait rien. A chaque fois qu’il était avec l’une, il pensait à l’autre. Quand elle se réveillée, il est déjà 21h. Franck lui bricole une omelette dans la cuisine, elle le rejoint, la couette enroulée sur elle. A table, elle se jete sur l’assiette pendant que Franck la regarde, un verre de vin à la main. Puis, elle baille, fait le tour de la table pour s’asseoir sur ses genoux. Ellet niche sa tête dans le creux de son épaule et se rendors. Il Cette fin de week-end apaisante a complètement fait oublier à Franck les problèmes qu’il aura à affronter au cours de la semaine. Mais, le lendemain après le premier café pris au lit avec Jennifer, tout lui revient en bloc quand il a regardé le radio réveil qui indique 7h30. Une heure plus tard, il pousse la porte de l’agence. Tout le monde est, comme d’habitude, au travail. En le voyant arriver, Carpési se lève et se dirige vers la machine à café. Il verse deux tasses, dont une sans sucre. Il rejoint Franck dans son bureau, s’assoit sur le fauteuil, devant le bureau. - Alors, demande le gros - Quoi ? répond Franck - Paris ? - Vendredi


- Et alors ? - Je ne sais pas - A votre avis ? - Soit ils sont stupides, soit on est dans la merde - C’est aussi ce que je pense - Comme ça, on est bien avancé - On a tenté, c’est tout - on n’avait pas d’autres choix - Est-ce qu’on leur dit, demande le gros en faisant un signe de la tête vers l’équipe - Ils le sauront assez tôt. Laissons les encore se bercer de l’illusion qu’ils ont sauvé l’agence, l’ambiance n’a jamais été aussi bonne depuis - C’est vrai. Les mensonges sont plus efficaces que le management - Le management n’est que mensonge. Tout n’est que manipulation, ici comme ailleurs, lâche Franck en pensant à Jennifer, Malika et Plan de Campagne. Au fait, j’ai un rendez-vous à midi en Préfecture. Je ne mange pas avec vous ce midi. - Ah, bon, d’accord, ils vont être déçus. - Ouais, bien autant commencer tout de suite à apprendre à manger seul. - Qu’est ce que vous avez ce matin ? Vous avez passé un mauvais week-end, demande le gros en finissant sa tasse. - Oui et non. Je ne sais plus, répond Franck avec un air absent. Mais vous, Jean-Michel, vous avez l’air d’avoir la pêche malgré ces mauvaises nouvelles. - Bah, c’est peut-être parce que j’ai une piste - Déjà ? - Oh, je n’ai pas commencé à me renseigner la semaine dernière. Ce genre de choses prend du temps. - Et c’est quoi ? - Roger veut que je m’occupe de son service informatique à la mairie. - Roger ? Le maire de Vauvert ? - lui-même. - Pas mal, dit Franck surpris par la capacité de rebond du gros. Vous iriez vivre là-bas, ce serait bien pour votre famille. - Oh, ma femme est déjà prête à faire les valises tellement elle ne peut plus supporter Marseille. Mais mes gosses, eux, c’est une autre histoire. Ils sont en pleine adolescence. Si ça marche, je crois que le plus dur, ce sera de leur annoncer qu’ils vont quitter la ville pour un trou. - Bah, ils seront encore plus motivés pour avoir leur bac et revenir en ville pour leurs études, dit Franck en pensant à Jennifer. Sinon, qu’est ce qu’on a ce matin, demande Franck - On a un gros problème, répond Carpési en sirotant son café sans quitter des yeux Franck. Le Chalet est fermé - Et alors ? - C’est là qu’on devait manger demain midi, sourit le gros


- Ah, effectivement, répond Franck qui esquisse également un sourire. Cela pose un sérieux problème à la marche de notre entreprise. Jean-Michel, je vous laisse jusqu’à 11h pour trouver une solution. - J’ai déjà une proposition à vous soumettre, patron. Que diriez-vous des Danaïdes ? - la Brasserie en bas de chez moi ? Très bon choix. Réservez pour demain au premier service. Donnez mon nom, je suis connu là-bas. - Autre chose ? - J’ai les places pour le match de foot, comme vous me l’avez demandé la semaine dernière. 10 places en tribune Ganay pour samedi prochain. - Ils jouent contre qui ? - Saint-étienne - Et ils sont forts, eux, depuis le temps ? - Je ne sais pas - Renseignez-vous. Je ne veux pas leur offrir une place pour un match de foot avec une affiche ringarde. On ne pouvait pas avoir Lyon ou Paris ? - C’est dans 3 mois. Un peu tard, à mon avis, répond le gros en souriant - Oui, trop tard, effectivement, on ne sait pas si on sera encore là… Bon va pour Saint-Etienne. Je leur donnerais demain midi. Allez, mon cher JeanMichel, parlons sérieusement maintenant. Qu’est ce que vous avez fait de votre week-end ? A midi, comme convenu, il rejoint Fred, Abdou, Nordine et le gros dédé devant la Préfecture. Ils sont plusieurs centaines à se masser devant l’esplanade gardée par des CRS et quelques flics en civil. Brisbard est juché sur une barrière, le mégaphone à la main. Devant lui, un cercueil noir est posé sur un lit de paille. Dessus est écrit en lettres blanches « Nos emplois ». Les caméras de télévision sont en nombre pour filmer le nabot en train d’haranguer les manifestants qui crient des slogans dignes de la CGT. Puis, Brisbard descend, s’adresse directement aux caméras, craque une allumette et met le feu au cercueil. Fred, qui est derrière lui, en fait autant. Puis, d’autres manifestants prennent le relais. Rapidement une grande flamme s’élève et brûle en quelques minutes le cercueil. Tout le monde se met alors à crier « Plan de Campagne vivra, vous n’aurez pas nos emplois ». Un quart d’heure plus tard, les caméras sont déjà reparties. Brisbard demande un peu de calme pour pouvoir répondre aux radios et aux journaux. Puis un flic s’approche de lui, lui dit quelque chose et se remet en faction de l’autre côté de la route. Brisbard débranche le mégaphone et siffle la fin de la manif. « Allez, les gars, on range tout, on a fait ce qu’il fallait. Eteignez le feu et débarrassez-moi tout ce bordel. Rendez-vous demain sur la zone pour continuer le combat. » Puis, il s’approche de Fred, Abdou et Nordine pour les inviter, avec quelques autres, à se retrouver dans une petite brasserie derrière la Préfecture pour casser la croûte, « payée par l’association, évidemment. ». Franck, resté à l’écart pendant tout le manège, est invité à s’associer à eux. « Viens sinon j’y vais pas et Nordine non plus, assène Abdou. Allez, te fait pas prier, on a envie que tu sois avec nous. Tu ne seras pas obligé de t’asseoir à côté de Brisbard. De


toute façon, ça m’étonnerait que Fred te le permette. » Le gros dédé est là aussi. Quelques-uns se joignent encore à eux et voilà la petite dizaine de personnes emboîtent le pas du nabot tout excité de réunir autour de lui ses hommes de main. Franck suit le mouvement. Dans la brasserie, ils s’installent à une grande table contre un mur occupé par un grand miroir. Brisbard, dos au bar, commande l’apéro qui est rapidement doublé. Franck est assis en face de lui. C’est le nabot qui a demandé à Fred de se décaler. Franck maudit Abdou et Nordine qui se retrouvent eux, en bout de table. Heureusement, comme dans toutes les brasseries et les bars de Marseille, il y a la télé allumée en permanence. Franck s’extrait progressivement des conversations de plus en plus bruyantes de la grande table pour concentrer son attention sur l’écran plat. Après un quart d’heure de JT, Jean-Pierre Pernault lance le sujet sur les manifestants de Plan de Campagne. Tout le monde se tait d’un coup et regarde religieusement la télé. En une minute, on voit des plans d’hélicoptère au-dessus de l’autoroute bloquée par les manifestants, puis leur arrivée devant la mairie, le cortège qui défile dans les rues de Marseille jusqu’à la Préfecture, pour finir par l’interview de Brisbard entrecoupée d’images du cercueil qui brûle. A la fin du sujet, toute la table applaudit et félicite Brisbard. L’aïoli arrive à ce moment là, on sert du vin blanc, c’est l’euphorie générale. - Expliquez moi un peu monsieur Brisbard comment la zone a pu rester ainsi ouverte le dimanche durant tant d’années ? demande Franck d’un coup, coupant le fil de toutes les conversations - Alors, là, Franck, j’en ai aucune idée, répond le nabot en se retournant vers lui. Moi, j’ai repris la franchise à Avant Cap il y a 5 ans, justement parce qu’il y avait la possibilité d’ouvrir le dimanche. Sans ça, je n’aurais pas repris la boîte. Pour moi, Plan de Campagne a toujours été ouvert le dimanche, point final. - Moi, je vais te le dire, lance le gros Dédé assis à côté de Nordine, tout au bout. Je vais vous expliquer, moi, ce qui s’est passé, bande d’ignards que vous êtes. Mes parents ont habité le village. - Quel village, demande Franck - Eh bien, le village de Plan de Campagne, pardi. Qu’est ce que vous croyez ? - Et…il est où ce village ? - Bah, il reste encore des maisons en bordure de la zone, derrière Expobat. - Tu veux dire qu’il y a des gens qui vivent là, s’étonne Franck - Ben ouais, bien sûr. Et en plus, je te dis pas le prix des maisons, une bicoque pourrie, ça vaut dans les 300 000 euros à l’aise - Et alors, qu’est ce qui s’est passé, demande Franck - La zone, c’était des terrains vagues ou des champs. Tiens, y en a encore une parcelle à côté du Troc de l’île. Et puis, y a ce mec, Barneoud, qui est venu. Emile qu’il s’appelle, un baratineur de première qui vendait des poupées, des pulls, des machines à laver, enfin tout ce qui pouvait se vendre en fait. Et des machines à laver, il en avait tellement vendues au début des années 60 que le constructeur américain lui a payé un voyage aux States. Là bas il a découvert les centres commerciaux géants C’était déjà bien implanté


alors que chez nous, y avait juste les galeries Lafayette en centre-ville. Quand il est revenu, il est allé voir des copains et il les a convaincus de lui filer l’argent pour acheter les terrains sur Plan de Campagne. Son idée, c’était de faire comme aux Etats-Unis, une zone commerciale géante en périphérie de ville. Il a commencé à ouvrir un magasin en 66 pour vendre des machines à laver. Elles étaient 20% moins chères qu’à Marseille. C’était du discount. Et puis, c’est parti comme ça. Les magasins se sont montés les uns après les autres, comme des champignons. On a fait les routes et les bretelles d’autoroutes bien après, quand ça devenait vraiment énorme. Et depuis ça grandit, ça grossit comme ça, sans que personne ne demande vraiment les autorisations pour ouvrir. - Et ce Barnéoud, il est encore propriétaire de tout, demande Franck - Non, mais à l’époque, ce dont il était propriétaire, ça correspond aujourd’hui au Géant Casino et à la galerie commerciale. C’est pour cela que c’est marqué Barnéoud dessus. -C’est tout ? - Mais attends, à l’époque, c’était énorme. Aujourd’hui, c’est sûr, c’est juste une enseigne, mais tout est parti de là ! Aujourd’hui, le vieux n’est plus aux affaires. Il doit jouer toute la journée au golf depuis qu’il a vendu aux juifs. - Et le reste de la zone ? - Ça s’est fait progressivement, reprend le gros Dédé. Quand les autres proprios ont vu que ça marchait, ils ont fait monter les enchères pour vendre leur terrain aux plus offrants et puis y en a qui ont même essayé de se reconvertir dans le business. Mais t’as déjà vu un paysan parler argent ? Alors, la plupart ont vendu bien cher aux gros investisseurs qui sont arrivés sur la zone. Par exemple, Avant Cap, ça appartient à une filiale d’Axa maintenant. - Mais attends, Dédé, réponds à ma question, reprend Franck. Comment cette zone a pu ouvrir le dimanche depuis 40 ans ? - Je sais pourquoi, moi, reprend au bond Brisbard. C’est grâce à la tradition. - La tradition, répète Franck - La tradition, reprend Brisbard. C’est pour respecter la tradition prise par les Marseillais et les autres de venir sur la zone le dimanche que le Préfet signe les dérogations. - Allez, arrêtez vos conneries, répond Franck qui pense que le nabot se fout de lui. La tradition, ça ne se créée pas de toutes pièces et puis ça n’a pas 40 ans d’ancienneté. - Ecoutez, Franck, répond Brisbard, chaque dimanche, il y a plus de 50 000 personnes qui viennent à Plan de Campagne dans l’un des 200 magasins ouverts sur les 400 qui sont installés sur la zone. En période de soldes et de fêtes, on monte à 100 000 visiteurs. Chaque mois, un million de personnes viennent sur la zone. Chaque mois, on vide Marseille. Et chaque dimanche, il est de tradition ici de venir en famille se promener et faire ses achats le dimanche à Plan de Campagne. C’est comme ça ici et les Préfets qui se sont succédé ont toujours fait preuve d’une grande clairvoyance en signant les dérogations.


- Mais pourquoi alors, maintenant, la zone risque de fermer, reprend Franck, agacé en son for intérieur par la capacité de Brisbard de se montrer à ce point convaincant. - Ça a commencé avec les commerçants de Marseille qui l’avaient mauvaise à cause de la concurrence déloyale qu’on leur faisait, avance Dédé dans son français de comptoir. C’était y a bien des années. Et puis, c’est les rouges qui ont repris le flambeau contre nous en prétextant que c’était pas dans le droit du travail de travailler le dimanche - Parce que ces connards de syndicalistes n’admettent pas qu’on a gagné, coupe Brisbard. Ils se vengent - Ils se vengent de quoi, demande Franck - De la chute du mur de Berlin A ce moment là, le silence tombe comme un morceau de béton sur le groupe. Tout le monde regarde Brisbard qui vient de sortir ça avec le plus grand naturel. Franck en avait déjà entendu des conversations de comptoir, le genre d’exutoire alcoolisé pour lâcher les ballasts et vider les abcès. Mais là, il allait vivre un moment unique qui le tiendrait pour longtemps éloigné des salles de théâtre. Et peut-être aussi des salles de cinéma. -Mais, oui, enfin, reprend Brisbard. Faut un peu réfléchir, les gars. Faut essayer de connecter vos petits neurones de temps en temps. C’est Dédé qui l’a dit : Plan de Campagne, c’est un petit bout des States que le vieux a ramené, tout est possible, la chance sourit aux audacieux et vous croyez pas que ça les insupporte pas, ça ? Vous ne croyez pas que ces Staliniens peuvent supporter ça ? Moi, je vous le dis, pour que ces gens vivent, il leur faut toujours un ennemi. Eh bien, ici, l’ennemi, c’est nous. Ils veulent fermer les Etats-Unis de Marseille, voilà ce que j’en pense. Oui, vous pouvez me regarder tous avec vos grands yeux, vous feriez mieux d’ouvrir vos oreilles pour bien entendre ce que je dis. Ces gens là, ils sont encore esclaves de leurs vieilles idées. Souvent leurs parents ont cru en un rêve, eux même y ont cru et puis, tout s’est écroulé. Ils se sont rendus compte que le communisme, c’était de la merde en barre avec des gens qui crevaient de faim et puis des goulags remplis jusqu’à la gueule. Et ces gens-là, depuis 15 ans, ils traînent leur misère dans notre société, en se mettant en colère contre tout et n’importe quoi. Parce qu’il n’y a plus que ça qui les tient en vie, la haine. Et je vais vous dire le pire. Le pire, c’est qu’ils ont encore plus la haine contre nous parce que tout ce qu’il y a sur la zone, ils ne peuvent pas se le payer. C’est pas des gens anormaux, non, s’ils avaient de l’argent, bien sûr qu’ils viendraient le dépenser sur la zone. Mais non, ils ont pas un rond, ils le font exprès, ils bossent pas, ils veulent pas participer, ils veulent rester dans la marge, mais moi, je vous le dis, en fait, ils sont jaloux. Oui, ils sont jaloux de nous, de nos fringues, de nos coupes de cheveux à la mode, de nos voitures, de nos maisons, de nos gonzesses, c’est des losers et ils voudraient que tout le monde leur ressemble. Niveler par le bas, tout le monde pareil, pas une tête qui dépasse, c’est ça, leur rêve. Nous sommes les ennemis tout désignés !


Sur la zone, c’est la liberté absolue, tout le monde fait comme il veut, personne ne demande de compte. Tu veux mettre un magasin, vas-y. Tu veux agrandir le tien, fonce. Tu veux mettre un pylône de 20 mètres de haut, pas de problème. Tu veux vendre de la bouffe asiatique, installer un aquarium, un bowling, un sexe shop, tu veux organiser un concours de tuning, pas de souci, tant que t’as l’argent, ici, c’est la république du business, on fait ce qu’on veut, de toute façon, c’est le consommateur qui est le roi, c’est lui qui décide qui marchera et qui fermera. C’est comme ça, tous les jours sur la zone, on prend des risques, on peut tout perdre si on se trompe de marchandises, une collection qui ne se vend pas et tout de suite, on est dans la merde noire, sans parler de la concurrence, faut avoir les bons produits au bon moment, vendre moins cher, vendre plus que les autres, c’est comme ça qu’on réussit et ça, ça les flingue, les rouges. Ça les flingue de voir qu’on réussit et qu’eux, au fond, ils sont de moins en moins nombreux, qu’ils sont laids et puis qu’ils sont mal habillés et qu’ils puent souvent aussi et puis ils ont une vie toute rabougrie entre leurs vieilles lubies et leurs petits salaires et leurs grandes angoisses. Ils veulent qu’on ferme le dimanche parce qu’au fond, ils aimeraient bien venir claquer de l’argent ici, mais ils ne peuvent pas, le dimanche, il restent dans leur HLM avec leurs souvenirs moisis, ça leur est insupportable, ils voudraient que tout le monde reste chez soi en train d’apprendre par cœur Marx et Lénine, mais non, c’est fini tout ça, le mur est tombé, ils font partie des perdants, ils ont perdu. Alors, ils se vengent sur nous en voulant fermer la zone le dimanche. Mais, nous, on va pas se laisser faire, je vous le dis. On commence avec la pétition là, et puis ensuite, on va enchaîner, on va faire bouillir la marmite, vous allez voir, on va les chauffer à blanc nos petits gars de la zone et puis les clients, on va bien en trouver quelques uns prêts à prendre les armes, ouais, c’est exactement ça que je vous dis, on va soulever une armée et puis on va définitivement les écraser dans leur merde, ces sales morveux de rouges. On va les renvoyer en Sibérie, ces connards de cégétistes, je vous le promets, on va en faire de la charpie. Il était rouge comme les tee-shirts qu’il avait fait distribuer aux salariés de la zone, le Brisbard. Dans son délire napoléonien, il avait progressivement élevé la voix au point que toutes les conversations s’étaient arrêtées dans la brasserie. Tous les clients avaient écouté sa diarrhée de mots. Forcément, dans le tas, certains n’allaient pas être d’accord, du genre gros bras du port, tatoué « CGT je t’aime » sur le biceps à la naissance. Ils étaient 5 au comptoir. Franck les a bien vu. De beaux et grands molosses à qui il n’aurait pour rien au monde cherché d’ennuis. Au début, ils sont restés au bar, en train de papoter en buvant leur café. Mais plus Brisbard parlait fort, plus ils se taisaient. Ils se sont retournés quand Brisbard à parler du mur de Berlin. Le premier coup de poing est parti juste quand il s’est arrêté. Ensuite, c’était une vraie bagarre de saloon, avec 5 dockers qui se battaient chacun contre deux gringalets de Plan de Campagne. Fred essayait de défendre Brisbard, mais il s’est rapidement pris un coup de tête qui lui a fait exploser le pif. Abdou et Nordine essayaient, eux de calmer un des gros bras qui venait de leur mettre


à chacun une claque avec son énorme main. Dédé s’était jeté sur un autre et ils roulaient tous les deux par terre. Franck, qui était contre le mur, chercha à esquiver la bagarre en glissant doucement vers la sortie. Il y était presque arrivé mais un des dockers le vit, l’attrapa par le col et l’envoya valdinguer vers le bar. La baston n’avait même pas duré 10 minutes, mais ce fut largement suffisant pour mettre la brasserie sans dessous dessus. Quand Franck se réveille, il est dans un lit. Sa tête lui fait horriblement mal, et le néon blanc au dessus de lui l’aveugle. Commotion cérébrale suite à sa chute dans la brasserie, lui expliquera plus tard un interne. Votre tête a heurté violemment le bar. Quand les flics sont arrivés, ils vous ont trouvé évanoui. Ils ont appelé les pompiers qui vous ont amené ici, on vous a mis en observation, voilà, moi, j’allais vous conduire au scan. - Et les autres, demande Franck - Quels autres ? - Ceux qui étaient avec moi ? - Je ne sais pas. Les pompiers n’ont ramené que vous. Le scanner n’a rien décelé. Le lendemain, en fin de mâtinée Franck sort de l’hôpital de la conception. Dans le grand hall, il a juste eu le temps de lire la grande plaque en marbre accrochée au mur qui rend hommage à Arthur Rimbaud, mort le 10 novembre 1891 quelque part dans le vieil hôpital. Puis, des journalistes qui l’attendaient un peu plus loin lui tombent dessus.


Chapitre 18 Le lendemain, il n’est pas encore arrivé à l’agence que son téléphone se met à crépiter comme un morceau de lardon dans une poêle. Fred, Abdou, Nordine, Dédé, Brisbard, Jennifer, tous veulent l’avoir au téléphone. Quand il entre dans l’agence, Maryse, Christian, Bernard, José, David, Gérard, Bertrand, Sébastien, tous sauf Malika, se levent et l’applaudissent. Le gros arrive dans son bureau avec le journal. Franck a sa photo en gros plan en page 3 de la Provence avec un énorme titre « Victime des dockers ». Le début du papier parle de la manif du lundi matin puis raconte de façon plus ou moins fantaisiste ce qui s’est passé à la brasserie avec le témoignage de Brisbard qui, tout en omettant de parler de son discours, affirme avoir tenu tête aux 5 dockers. Puis est introduit Franck décrit comme « un défenseur acharné de l’ouverture dominicale de Plan de Campagne, un de ces Marseillais qui a décidé de se battre aux côtés des salariés de la zone en participant à la manifestation de lundi. Il en a payé le prix cher avec une commotion cérébrale suite à la bagarre déclenchée par 5 dockers syndiqués à la CGT ». S’en suit un véritable panégyrique à la gloire de ce « parisien tombé immédiatement amoureux de Marseille et de ses habitants ». Rien que ça. Durant la mâtinée, son téléphone portable n’arrête pas de sonner. Les copains de Plan de Campagne, évidemment, mais également le président du MEDEF local qui veut le rencontrer, le directeur de la communication de la chambre de commerce et d’industrie l’inviter pour rencontrer son président, les maires de Calas et des Pennes Mirabeau, les deux communes voisines sur lesquels sont installés les 400 magasins de la zone, veulent une photo de lui pour leur magazine municipal. Le patron de la CGT du Port l’appelé également le rencontrer, le journaliste de la Provence veut savoir comment s’est passé son retour au travail, celui de la Marseillaise lui propose un « débat contradictoire » avec les représentants syndicaux qui attaquent l’ouverture dominicale de la zone. Vers 10h, les télés nationales veulent faire des images pour le JT de 13h. Il y a encore les radios qui souhaite faire un son et des sites internet qui posent des questions par internet. Franck accepte tout au point de passer sa journée exclusivement à ça. Mieux vaut encore ce cirque distrayant que de penser à la réunion de vendredi à Paris. Le lendemain matin, les coups de téléphone se font beaucoup moins nombreux. Il y a encore eu Fred, Abdou et Nordine qui veulent absolument boire un verre avec lui pour qu’il leur raconte, il y a encore eu le député du coin qui prépare un projet de loi pour légaliser le travail le dimanche, et puis surtout la mère de Franck, toute hystérique d’avoir vu son fils à la télé. - On n’arrête pas de m’en parler dans le quartier, chez le boulanger, au marché, au club, mon téléphone n’arrête pas de sonner Franck, y a même eu un journaliste ! Franck, c’est incroyable, tu te rends compte, mon chéri, tu es passé à la télé ! - Et papa, qu’est-ce qu’il en pense de tout ça, demande Franck-


- Ton père ? Tu le connais. Il ne dit rien, mais je le vois dans son regard, mon Franckie, il est fier comme un bartaba. - Maman, ça fait 100 fois que je te le dis, on dit fier comme Artaban. Bar-tabac, c’est Coluche qui l’a inventé. - Et alors ? Qu’est ce que ça peut faire, Artaban ou bartaba ? Moi, quand je dis bartaba, tout le monde comprend. T’es toujours à chercher la petite bête et de passer à côté de ce qui est important. Tu m’as entendu, ton père est fier de toi ! - Ouais, ben, y a vraiment pas de quoi. Il aurait mieux fait d’être fier quand j’ai eu mon bac. Au lieu de ça, il m’a engueulé parce que j’avais pas de mention. - Oh, mais tu vas pas radoter ça toute ta vie, on dirait ta grand-mère. - Comment elle va, au fait, coupe Franck - Ah, c’est pas beau, si tu la voyais. Elle qui était si énergique et tout, elle ne sort plus de son fauteuil, faut lui apporter à manger, l’infirmière vient tous les jours pour lui masser les jambes, elle se pisse dessus, elle bougonne toujours les mêmes choses, c’est pas beau de vieillir, je te le dis. - Mais, bon, à son âge aussi, elle aurait du casser sa pipe depuis longtemps. - J’en connais des vieilles personnes de 85 ans qui ne sont pas dans le même état qu’elle, répond la mère de Franck. - Peut-être, mais Jeanne Calment, c’était une bourgeoise qui n’a jamais travaillé de sa vie, maman. Grand-mère, elle a fait des ménages à partir de 14 ans. C’est normal qu’elle soit dans cet état, elle a plus de jus, c’est tout. - Arrête de parler comme ça de ta grand-mère, Franckie, c’est elle qui t’a élevé. - Je sais, et c’est pour ça que ça me fait mal. Je préfèrerais qu’elle meure plutôt que de continuer comme ça, comme un légume sur sa chaise médicalisée devant sa télé toujours allumée. Rien que d’y penser, j’ai envie de remonter pour l’achever. - Dis pas ça, Franckie, c’est pas bien. - Ouais, c’est ça, fais l’hypocrite, mais tu seras bien contente le jour où elle partira. Vous aurez plus à vous en occuper et vous n’aurez plus besoin de lui mentir quand vous partirez en voyage. Non, mais je te jure, quand j’y pense à cette famille de dingues, je me demande comment j’ai fait pour m’en sortir. - On n’est pas une famille de dingues, ou alors, tout le monde est dingue. Et toi, tu trouves que c’est pas dingue pour un cadre supérieur d’aller manifester et de se battre avec des dockers ? - Laisse tomber, maman, y a rien à comprendre, on est à Marseille ici, rien ne se passe comme ailleurs. Allez, je te laisse, embrasse quand même le vieux pour moi. Franck n’a pas reposé son portable sur le bureau qu’il sonne à nouveau. Encore Nordine qui l’appelle. Depuis 3 jours, c’est au moins le vingtième appel. Franck décroche cette fois-ci. - Ah, enfin, tu décroches, lance-t-il de go. Putaing, t’es devenu aussi injoignable qu’un ministre. Ça va, t’arrive encore à mettre tes chaussures ? Tu te souviens encore du nom de tes copains ?


- Oh, Nordine, tu me lâches là, j’ai pas eu le temps, c’est tout. - Ecoute, moi non plus j’ai pas le temps, je suis au magasin, y a un monde fou alors, je te la fais courte. Tout le monde sur la zone parle de toi depuis la manif de lundi, et tu sais comment ça se passe ici, plus on en parle, plus on dit n’importe quoi. On dit que tu étais sur la zone dès 7h du matin pour préparer les banderoles, que tu étais en tête du cortège de voitures, que tu as tenu tête aux flics, que tu as même rencontré le maire et le Préfet, que tu as rétamé à toi tout seul 3 dockers et mis en fuite les deux autres, que tout le monde t’a applaudit jusqu’au moment où tu t’es évanoui. Bref, t’es devenu un véritable héros. Du coup, ça commence vraiment à chauffer entre les syndiqués et les mecs de l’association de Brisbard. Hier soir, y a eu des débuts de baston dans les réserves. Bref, les patrons de Casto, Leroy, Darty, Fly, But, Boulanger, même celui du Géant Casino se sont réunis ce matin. Ils veulent tous que tu viennes pour calmer tout ça en parlant à une réunion de l’association. Tu pourrais remettre un peu d’ordre dans tout ça, parce qu’une ambiance pareille, c’est pas bon pour le commerce, tu vois. - Tu trouves pas que j’ai fait assez de services après vente depuis deux jours? - Ouais, ben dis-toi que c’est compris dans le pack. Et puis, j’en sais rien, Franck, les grands patrons m’ont juste demandé de te joindre pour que tu viennes, c’est tout ce que je sais. Et si tu ne viens pas, je vais être dans une merde noire, ok ? Alors, tu ramènes tes miches, demain soir à 21h dans les réserves de Darty, c’est tout. Fais ça pour moi, au moins. Le soir même, Malika pousse la porte de son bureau à l’heure où l’agence est vide. Franck se lève et s’approche d’elle - T’es content de toi, demande-t-elle - Tu ne veux pas que je te raconte vraiment ce qui s’est passé plutôt que de croire les médias, lui répond-t-il - Qu’est ce que ça changerait au fond ? - Tout, certainement. - Rien ne change. Nous ne sommes pas du même bord, c’est clair - Tu le savais avant, non ? - Le sauvetage de l’agence nous avait rapprochés au point de m’aveugler. Je me suis laissée aller. - Et ce n’était pas bon ? - C’était parfait. Mais on ne peut pas vivre éternellement dans un monde idéal. La réalité est revenue comme un boomerang… ou plutôt comme un coup de poing d’un docker. J’en ai pris un aussi. Depuis deux jours, je te vois partout, je t’entends défendre la zone, le travail le dimanche, la liberté de chacun de travailler et de consommer, le libéralisme à tout crin. Tu as fini par incarner tout ce contre quoi je me bats. - Malika, s’il te plaît, ne sois pas si excessive, dit Franck en avançant sa main vers son visage - Ne me touche pas, Franck, répond-t-elle en repoussant sa main. Ce qui s’est passé entre nous fait désormais partie de l’histoire ancienne.


- Mais… et nos sentiments l’un pour l’autre ? - Quel sentiment ? L’amour ? Je ne t’ai jamais aimé Franck, si ça peut te rassurer. J’ai joué avec le feu, j’ai marché sur un fil, j’ai testé mes limites, tu choisiras la bonne formule, mais en aucun cas, je ne suis tombée amoureuse de toi. D’ailleurs, n’essaye pas de me faire croire une seule seconde que tu avais des sentiments pour moi. Tu préfèrerais passer tes dimanches dans une zone commerciale pour distribuer des tracts plutôt qu’avec moi. - En cela je me suis rapproché de toi, Malika, répond Franck en souriant. Vous aussi, vous avez l’habitude de sacrifier votre vie privée sur l’autel de vos grands idéaux. Je pense même que depuis cette expérience, je peux mieux te comprendre. - Arrête tes conneries avant que je m’énerve vraiment. Tu ne sais rien de ce qu’est un engagement, de la défense de valeurs ou même de la politique. Si tu avais quelque chose d’important dans ta vie, tu ne serais jamais allé dans la zone. - Mon travail, c’est quelque chose d’important dans ma vie, répond Franck - C’est bien ça, ton problème. Comme tout le monde, tu as remplacé la fonction du travail par sa valeur. -Qu’est ce que tu racontes comme connerie ? - Juste que la valeur du travail n’existe pas, Franck. Ce qui existe, c’est la fonction du travail : gagner de l’argent pour se nourrir, se loger, s’habiller. Si on a transformé le travail en valeur, c’est à cause du vide qui existe dans nos vies. Aujourd’hui, il n’y a plus d’idées, plus de pensées, juste le vide angoissant. Et qu’est ce qu’on fait pour lutter contre nos angoisses ? On va à Plan de Campagne pour consommer. Consommer, ça rassure. La boucle est bouclée. La valeur travail défend la valeur consommation qui défend la valeur travail, le tout solidifié à chaque passage de l’un par l’autre par les médias qui forment comme un gros édredon bien chaud, confortable et étouffant. Et quand on tourne dans cette centrifugeuse, on perd progressivement tous les liens qui nous unissent dès notre naissance aux autres. On construit des murs, on vit dans des résidences fermées, on s’achète des grosses voitures climatisées, on se contacte par ordinateur interposé, partout, l’effort est constant pour enfermer chaque petit soldat dans sa petite camisole portative. Et ce que tu ne comprends pas manifestement, Franck, c’est que la zone représente l’avant-garde de cette offensive contre l’humanité. Nous sommes tous des oranges évidées, il ne nous reste plus que l’écorce amère - Eh bien…Je ne connaissais pas tes penchants philosophiques de supermarché, ironise Franck. Et j’avoue que je préfère quand tu baises plutôt que quand tu parles. - Ah oui, c’est ça, c’est ça qui t’intéresse au fond, s’énerve d’un coup Malika.C’est la baise, pas ce que je te dis, c’est juste ça, le côté primaire, tu penses qu’avec ta bite, tu me méprises, tu m’interdis de penser, tu me nies en tant que personne, c’est ça, pour toi, je ne suis juste un objet, c’est ça… eh bien Regarde-moi bien, Franck, dit Malika en dégrafant son chemisier. Tu me vois là, tu vois mes seins que tu aimes tant lécher, tu vois mes jambes, crie-telle en remontant sa jupe noire et en se tournant sur elle-même, tu vois mon


cul, regarde bien mes belles fesses et mes seins de rebeu, dit-elle en se retournant. Plus jamais tu ne les toucheras, Franck. Elle pleure en redescendant sa jupe et en reboutonnant son chemisier. Franck ne dit rien. Il n’y a rien à dire. Il ne ressent pas grand-chose d’ailleurs alors que Malika, elle, semble vraiment souffrir. - T’es qu’un petit connard, Franck, poursuit Malika dont le khôl coule maintenant sur ses joues. J’ai pensé ça de toi quand tu es arrivé. Je croyais que tu avais un peu changé. J’y ai vraiment cru. Mais rien ne change au fond. Tu ne peux pas savoir combien ça me rend triste, Franck. Adieu. Elle claque la porte du bureau, traverse l’agence déserte, puis disparaît dans le couloir. Franck se sent soulagé de la voir partir. Les ruptures, ça n’a jamais été son truc. On se promet à chaque fois de le faire proprement, entre adultes, de ne pas blesser l’autre mais ça ne se déroule jamais comme ça. Les mots cruels jaillissent de la bouche sans qu’on puisse les maîtriser et derrière eux, tout un flot de rancœur et de frustration remontent à la surface. On a des hauts le cœur et puis on vomit, ça se répand partout et l’autre qui nous renvoie sa haine au visage, on est inondé de bile et de sucs gastriques, ça pue et ça colle et il faudrait qu’on reste stoïque ? D’entrée elle l’a énervé avec son ton sentencieux. Il lui aurait bien foutu une claque pour la calmer. Mais quand elle a dégrafé son corsage, là, ça changeait tout. Voir ces deux magnifiques seins à quelques centimètres de soi, c’était trop tentant. Franck s’est mis à bander. Et puis, il ne l’avait jamais trouvée aussi belle qu’en colère. Mais quand elle a remonté sa jupe pour faire voir la marchandise, là, c’est devenu pathétique. Il a eu pitié pour elle, parce que ses fesses ne sont pas aussi extraordinaires que ça, en tout cas, elles ne tiennent pas la comparaison avec celles de Jennifer. Elle se croyait irrésistible et lui ne pensait déjà plus qu’à sa petite étudiante de la zone. Elle au moins ne se prend pas pour une intello avec ses théories fumeuses sur la valeur du travail. Tout cela avait duré bien trop longtemps, on n’avait pas pu éviter ni les larmes ni le ridicule inhérent à ce genre de situation. Mais, bon, voyons le bon côté des choses, cette scène qui lui semblait inévitable avait eu lieu rapidement sans scandale et les choses étaient désormais plus claires. Malika n’avait pas encore atteint la porte de l’immeuble ce soir là que Franck téléphonait déjà à Jennifer pour lui proposer de passer chez lui. Elle était libre. Promis, il lui raconterait tout ce qui s’était vraiment passé depuis ce fameux repas dans la brasserie lundi. « Je mettrai ton ensemble blanc » lui réponditelle avant de raccrocher. La vie est si simple avec les gens de la zone.


Chapitre 19 Le lendemain soir, il prend sa voiture, emprunte l’A 55 qui longe la porte de Marseille jusqu’à l’Estaque, passe sous la Nerthe pour se jeter sur l’A7. Dans ce sens et à cette heure, Franck met 20 minutes pour rejoindre la zone. Il se gare sur le parking de Darty où l’attend Nordine. Au lieu de se diriger vers le magasin, il l’entraîne dans la galerie commerciale du Géant. Une fois à l’intérieur, ils rejoignent le poste de sécurité à l’entrée de l’hypermarché. Nordine fait un signe de la tête aux gorilles de la sécurité qui s’écartent pour les laisser passer. Franck suit Nordine qui monte un escalier, puis un autre, longe un couloir, puis un autre, monte un autre escalier et se retrouve devant une porte. - C’est là. Ils t’attendent. - Qui m’attend ? - Les big boss de la zone. Ils sont tous réunis derrière cette porte pour te rencontrer. Ils voulaient te voir avant que tu prennes la parole devant les salariés. Allez, t’es déjà en retard. - Oh, mais, ça va, je comparais pas devant un tribunal. - Non, c’est pas ça, mec, c’est juste qu’ils m’ont demandé de t’amener ici. Voilà, c’est fait. Moi, je veux pas de problème, c’est tout. A tout à l’heure Avant de repartir dans l’autre sens, presqu’en courant, Nordine frappe à la porte. Franck qui le regarde dévaler à toute vitesse l’escalier, entend un « entrez » tonné de l’autre côté de la porte. Il se retourne, respire un grand coup et appuie sur la poignée de la serrure. Il entre dans une grande pièce toute vitrée qui semble se trouver sur le toit de l’hypermarché, puisque toute la zone est visible à 360 °. Le spectacle est d’ailleurs assez impressionnant avec toutes les enseignes lumineuses juchées des magasins et celles, encore plus énormes sur les pylônes qui s’enchevêtrent les uns sur les autres. Dans la pièce, une dizaine d’hommes ont pris place autour d’une immense table. - Ah, monsieur Blanquart ! Quelle joie enfin de vous rencontrer, lance l’un d’eux qui s’est levé pour venir à sa rencontre. Il lui serre la main. Venez, asseyez-vous. Vous voulez quelque chose ? Perrier, whisky, champagne dit-il en désignant un bar qui trône sur la gauche. - Non, merci, répond Franck en s’asseyant. L’homme s’assied à son tour. Il porte un costume sombre de toute première qualité, se dit Franck. Franck observe ensuite les autres assis autour de lui. Ils ont tous plus de 50 ans. - Bien, je vais aller droit au but, puisque vous aussi, vous êtes un homme d’action, reprend l’homme. Vous avez autour de cette table les patrons des plus grosses enseignes de la zone ainsi que les représentants des propriétaires d’Avant Cap et des terrains du nord de la zone. Autrement dit, vous avez autour de la table les principaux propriétaires de Plan de Campagne. Nous avons également la chance d’avoir parmi nous ce soir Mr Barnéoud, celui qui a créé Plan de Campagne voici maintenant plus de 40 ans.


Franck le fixe quelques instant. Ainsi c’était lui, ce petit monsieur tout fripé avec ses gros sourcils et son vieux manteau qu’il ne quittait pas malgré la température ambiante ? C’était lui, le fameux Barnéoud, l’homme qui était à l’origine de la zone et pour qui aujourd’hui des gens se battaient à mains nues ? Ce petit chose âgé, qui a l’air si vulnérable et si pauvre ? Et là, Franck a comme un flash. Le petit vieux, entouré des responsables de magasins et des proriétaires, tous en costume, sombre, le tout dans une pièce manifestement secrète tout en haut du supermarché casino. Une pièce entièrement vitrée qui donne vue, ce soir là, sur la forêt d’enseignes lumineuses qui constituait leur empire. Star wars. Franck est arrivé chez Yoda et ses Jedis ! - Et pourquoi pas, se dit Franck en souriant. Quand on est au-delà de la richesse, on peut bien se payer toutes les excentricités, y compris celle de paraître pauvre. - Bien monsieur Blanquart, repris l’homme qui avait été désigné comme le porte-parole du groupe. Nous avons été évidemment tenus au courant de tous les événements qui se sont déroulés depuis cette fameuse manifestation de lundi. Nous voulons d’abord vous présenter nos remerciements pour votre engagement à nos côtés pour garder la zone ouverte le dimanche. Des remerciements qui s’accompagneront, si vous l’acceptez d’une compensation financière que nous avons décidée de vous remettre ce soir afin de faire face à vos dépenses de santé suite à votre malheureuse aventure dans cette brasserie. Joignant le geste à la parole, l’homme glisse une enveloppe sur la table que Franck saisit et ouvre pour découvrir un chèque de 10 000 euros. - Mais…c’est bien trop, répond Franck, surpris d’un tel montant - Acceptez cet argent, monsieur Blanquart. Vos amis nous ont également expliqué que vous vous étiez investi au début de la pétition, également en donnant des conseils, sans parler de votre présence ce soir parmi nous. Ce chèque est également pour nous une façon de vous remercier pour toutes ces actions. Vous n’êtes pas salarié de la zone, et si chacun d’entre nous en avait fait autant, je crois que nous n’aurions pas tous ces problèmes. Franck regarde les personnes autour de lui. Personne ne parle. Le petit vieux ne bouge pas un sourcil. Franck remet le chèque dans l’enveloppe et l’enveloppe dans sa poche - Voilà qui est bien, monsieur Blanquart, reprend le porte-parole. La seconde chose que vous avions à vous dire, c’est au sujet de la réunion qui doit commencer à se tenir dans les réserves de Darty. Vous savez que depuis lundi, vous êtes un véritable héros sur la zone. La couverture médiatique dont vous avez bénéficié n’a fait qu’amplifier votre aura. Tout le monde parle de vous, veut vous rencontrer, vous remercier. Aussi, nous vous demandons d’aller rencontrer les salariés pour satisfaire leur curiosité, ce qui devrait calmer un peu les esprits, en tout cas nous l’espérons. Mais nous vous demandons surtout de ne pas trop vous étaler sur ce qui s’est passé à la brasserie. Vous savez qu’il y a quand même chez nous quelques salariés syndiqués.


- J’ai appris cela , répond Franck - Rassurez-vous, ils sont en petit nombre, mais quand même, il leur reste quelques ersatz de pouvoir que nous n’aimerions pas voir actionner. Il s’agit donc pour nous de calmer un peu les esprits qui se sont échauffés ces dernières 48 heures. - Vous voulez que je leur raconte quoi, concrètement, demande Franck - Vous me comprenez rapidement, sourit le porte-parole. Juste que la bagarre dans la brasserie n’était pas de votre fait, mais que votre tablée a été prise dans un différent qui ne vous concernait pas. - Vous savez que ce n’est absolument pas ça qui s’est produit - Nous le savons parfaitement. - Mais les autres pourront aisément me contredire - Nous avons déjà réglé le problème. - C'est-à-dire ? - Vos amis ont très vite compris l’intérêt qu’ils avaient de ne pas parler de ce qui s’était passé dans la brasserie après un entretien individuel avec leur responsable d’établissement - Je vois, dit Franck. Mais tous n’étaient pas des salariés. - Ne vous inquiétez pas, nous avons réglé le problème Brisbard, reprend l’homme au costume sombre. Et c’est d’ailleurs le troisième point que nous voulions aborder avec vous. Nous vous proposons de remplacer Brisbard à la tête de l’association des salariés. - Mais je ne suis pas salarié de la zone, répond Franck - Puisque votre branche professionnelle, c’est l’informatique, nous vous proposons de devenir adjoint du directeur chez Darty. - Rien que ça, sourit Franck. J’avoue que tout ceci arrive de façon un peu soudaine. - Bien sûr, nous ne vous mettons pas le couteau sous la gorge, reprend le porte-parole. Nous nous sommes simplement dit que vous étiez devenu l’homme de la situation. Voilà le salaire annuel auquel nous avons pensé pour vous, poursuit le porte-parole en glissant un morceau de papier sur la table. Il couvrirait évidemment votre poste chez Darty et votre rôle de président de l’association. Franck le retourne et découvre le montant et un numéro de portable - net, bien sur, reprend l’homme. - Eh bien, ceci demande indéniablement réflexion, reprend Franck en pliant le papier pour le glisser dans la poche de sa veste. - Y a pas à tergiverser, gamin lance soudain d’une voix tonitruante le vieux Barnéoud qui était resté jusque là silencieux. Je ne veux pas que ces chiens galeux de rouges aient la peau de ma zone, dit-il en frappant le point sur la table. Ça fait des années qu’on est ouvert le dimanche, c’est justement pour cela que la zone est devenue ce qu’elle est, qu’elle a attiré autant de grandes enseignes. Toute la France rêve de ce que l’on fait ici depuis 40 ans. Tout le monde est avec nous, les clients, les maires, les Préfets, les députés, même le futur Président nous soutient. Gamin, faut pas se laisser faire, faut leur


rentrer dedans au fusil à pompe. J’ai leur adresse, gamin, on a assez tergiversé, faut passer à l’action. Faut les buter, c’est tout. - Monsieur Barnéoud, voyons, calmez-vous, reprend le porte-parole. Nous vous l’avons déjà expliqué des dizaines de fois. Le monde a changé, Marseille a changé. On ne peut plus faire comme dans votre temps. Les contrats, c’est fini. - Des conneries, tout ça, faut les buter, c’est moi qui vous le dit, bande de morveux, à moins que vous aimiez vous faire enculer, Yoda a dit.


Chapitre 20 Vendredi matin. Franck a mis son costume noir, celui qu’il réserve pour les grandes occasions. Quand il entre au siège d’U-tech à la Défense, Il garde ses lunettes de soleil sur le nez. Dans son cartable se trouve un exemplaire du rapport qu’il a remis quelques semaines plus tôt ainsi que les doubles des contrats trafiqués avec le gros. Au secrétariat de Furotan, on lui indique qu’il est attendu dans la grande salle de réunion située à l’étage inférieur. Dans son lecteur MP3, il a mis à fond Boney M, « She’s crazy like a fool, What about it, daddy cool ». Il n’enlève ses écouteurs qu’à la porte d’entrée de la salle de réunion. Il pousse la lourde porte, fait un pas et s’arrête. Une dizaine de personnes sont assises autour de la table. Il reconnaît Guidoni, le directeur financier, Bourdon, le directeur administratif, Jouffro, le directeur de la prospection. Les autres lui sont inconnus. - Ah, Monsieur Blanquart, je vous en prie, asseyez-vous, lance Furotan, assis au bout de la table. Il porte un costume bleu ciel sur une chemise blanche et une cravate nuit. Franck s’exécute. Il s’assoit à l’autre bout de la table. - Monsieur Blanquart. Nous vous avons fait venir aujourd’hui ici pour vous faire part de la stratégie que le conseil d’administration de notre groupe a décidé d’adopter en vue de l’augmentation de capital à laquelle nous procéderons l’année prochaine. Je ne vais pas vous rappeler l’histoire de notre entreprise, que tout le monde connaît autour de cette table. Aussi, je vais être bref. La politique d’expansion que nous avons menée ces 5 dernières années nous a plus conduit à une dispersion de nos forces qu’à structurer notre entreprise comme un grand groupe de prestations de services informatiques. Le groupe a grandi, mais paradoxalement, s’en retrouve aujourd’hui affaibli dans un marché toujours plus tendu par la concurrence. Aussi, le Conseil d’administration, qui s’est réuni le mois dernier, a-t-il décidé de recentrer l’activité du groupe sur son métier de base, à savoir l’ingénierie informatique. Dans cette perspective, la direction a pris plusieurs décisions importantes dont une qui vous concerne. Nous allons devoir fermer l’agence de Marseille. - Vous n’avez pas regardé notre bilan chiffré, répond Franck, surpris - Si, bien sûr, nous avons épluché votre rapport, reprend Furotan. Nous avons constaté avec satisfaction que votre arrivée à Marseille s’était traduite par un redressement spectaculaire des résultats, mais - Mais ? - Mais ils ne sont pas suffisants pour remettre en cause notre décision. - Mais nous avons quasiment triplé le nombre d’avenants à nos contrats par rapport à l’année dernière, dit Franck. L’agence n’a jamais eu d’aussi bons résultats depuis son ouverture ! Et les perspectives de l’année à venir sont en touts points positifs ! - Monsieur Blanquart, reprend Furotan. Je comprends votre position et votre enthousiasme, mais la question n’est pas là. - Je ne comprends pas… - La stratégie de groupe ne peut être remise en cause sur un simple exercice ni par des « perspectives positives ». Notre décision induit également une


réorganisation complète de nos services en interne. Mais ne vous inquiétez pas, nous ne vous avons pas oublié. Votre réussite marseillaise nous conduit à vous proposer un poste de directeur adjoint à la prospection. Vous deviendriez le bras droit de Gilbert, dit Furotan en regardant Jouffro qui opine du chef. - Et les autres membres de l’agence, demande Franck - Ils seront licenciés - Licenciés ? Mais pour quelle raison ? - Notre réorganisation implique une diminution de 20% de nos effectifs. Ils en font évidemment partie - Mais pourquoi évidemment ? - Parce que sans votre arrivée là-bas, ils n’auraient jamais été capables de répondre aux objectifs. Parce qu’ils sont restés bien trop longtemps loin du siège et que leur réintégration dans nos services poserait d’évidents problèmes d’échelles de revenus. - Je ne comprends pas, dit Franck - Je vais être plus clair, répond Furotan. Ils sont trop payés pour les postes qu’ils occupent par rapport aux salaires de nos jeunes ingénieurs que nous avons embauchés et qui se montrent, eux, d’une autre efficacité. Ce sont sur eux aujourd’hui que notre entreprise mise, pas sur une brochette de cadres qui a trop longtemps pantouflé dans le sud. Ils sont tous licenciés. Franck ne va pas été plus loin dans la demande d’explications. Il n’y a pas de sujet à débattre, d’options à défendre. Malika avait eu raison. La décision a prise bien avant la remise du bilan truqué. Dans le train, Franck l’avait parcouru et il s’était rendu compte, avec le recul, que les manipulations qu’ils avaient réalisées avec le gros étaient vraiment grossières. Une simple lecture attentive du rapport suffisait à n’importe quel crâne d’œuf du siège pour les mettre à jour. Le sort de l’agence de Marseille avait été scellé bien avant. Le bilan n’avait été demandé que pour faire croire que la décision était motivée par le manque de résultats. Et finalement, grâce aux chiffres trafiqués, Franck serait le seul à sauver sa tête. - D’accord, c’est votre décision, reprit Franck. Mais je ne veux pas en porter la responsabilité. - Qu’est ce que vous voulez dire, demande Furotan - Je veux être parti quand vous fermerez l’agence. - J’espère que c’est une blague, dit Furotan - Pas du tout, répond Franck. J’ai été muté là-bas contre mon gré en une semaine par un DRH que vous avez recruté sans vérifer son CV. J’ai bossé làbas avec une équipe de 10 personnes tout à fait compétentes. J’ai réussi à les remobiliser pour faire remonter les chiffres, conformément à ce que vous m’avez demandé. Et aujourd’hui, vous m’annoncez que tout cela n’a servi à rien puisque la décision de fermer l’agence ne dépend même pas de ses performances. Et vous voudriez que je redescende ce soir à Marseille pour annoncer à mon équipe qu’elle est virée mais que moi, j’ai une promotion ?


- Vous n’êtes pas obligé de présenter les choses de cette façon, avance Furotan - Je ne vais pas les présenter du tout, Monsieur le directeur. La seule condition que je pose pour revenir au siège, c’est de ne pas être celui qui va liquider l’agence. - Je vous trouve bien sentimental d’un coup, monsieur Blanquart Franck ne répond pas. Il regarde dans les yeux un à un les cadres supérieurs réunis autour de la table. Puis, il se lève, attrape son cartable et dit. - Je n’ai rien à ajouter. J’attends de vos nouvelles. - Si c’est votre décision, vous n’aurez pas longtemps à attendre, monsieur Blanquart, répond Furotan avec une vois plus forte qui traduit son énervement. Franck claque la porte de la salle de réunion derrière lui. Il pense au vieux Barnéoud et sourit. En sortant de l’immeuble de la défense, il remet ses lunettes de soleil et sourit comme s’il venait de sortir de prison. Il replace les écouteurs de son MP3 dans ses oreilles et descend dans la bouche de métro pour prendre la ligne 1, direction Gare de Lyon. Il arrive sur Marseille en milieu d’après-midi. Quand il descend du TGV, la chaleur le surprend. Sur le quai, il pose son cartable, ôte sa cravate, enlève sa veste, remonte les manches de sa chemise. Il regarde autour de lui. La gare est toujours en travaux, il y a toujours autant de monde qui circule dans tous les sens, chacun cherchant mollement à éviter les trous et les déchets qui jonchent le sol. Il y a toujours autant de grands noirs qui semblent sortis de leur case, d’arabes qui tiennent les murs et de blancs qui friment pour compenser leur médiocrité. Dehors, la ville est toujours en travaux, il y a toujours les mêmes embouteillages, les mêmes vieux frigos abandonnés sur les trottoirs défoncés, les mêmes femmes vulgaires et sexy, les mêmes hommes primaires et agressifs. Marseille ne changera jamais. Elle sera toujours ce creuset de la misère où les ignards sont couronnés rois. Franck sourit, il se voit bien devenir roi borgne au pays des aveugles.


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