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1.2 L’espace sonore dans l’histoire des paysages : entre urbanité et ruralité

Également, Henry Torgue décrit les corrélations entre le paysage sonore et le travail des paysagistes, des urbanistes et des architectes. Il expose sa volonté et la nécessité d’ancrer ces professions dans la fabrique du paysage sonore de la ville. Ce qui est confirmé par Léo Feuga dans son travail personnel d'étude et de recherche de 2019 : «ce que nous sommes à même d'entendre aujourd'hui dans nos villes où nos campagnes trouve son origine dans l'histoire des aménagements successifs d'un espace».7 Henry Torgue en conclut que : «l'ambiance d'aujourd'hui est la résultante d'une suite de décisions qui ont successivement porté sur des aspects très divers : dispositif architectural ou urbain, type de matériaux utilisés, végétalisation, présence de l'eau, est toujours, équilibre entre les trois catégories de sources».8

1.2. L’espace sonore dans l’histoire des paysages : entre urbanité et ruralité

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Le concept sonore s'applique à différentes matérialités comme par exemple les paysages sonores au travers du rural et de l'urbain. Les paysages ruraux sont perçus comme des espaces portant de grande qualité acoustique, tout comme les parcs et jardins en milieu urbain. Ils apportent alors un certain calme et un confort acoustique. L'idée de chambre acoustique semble intimement liée aux jardins et à leur histoire, que ce soit dans le jardin médiéval, dans le jardin classique ou dans le jardin romantique. Du XIème au XVIIème siècle, l'orchestration de la nature par l'homme rend au jardin une profonde musicalité. Ici, l'objectif est simplement d'appréhender la musicalité qui se rattache au jardin durant les époques. Ainsi, une hypothèse peut-être émise ; la notion de musicalité est-elle rattachée à un idéal acoustique en relation avec la notion de ruralité ou non? La notion de musicalité nous renvoie directement à la musique. L'harmonisation de celle-ci évolue ( le beau, l'agréable à entendre et à écouter) et diffère selon la perception de chaque individu. Dans l'antiquité romaine, les péristyles dans les villas domaniales sont constitués d'espaces sonores particuliers qui sont intégrés dans le jardin d'agrément mais aussi dans l'Hortus. Un hortus est composé spécialement par des rangées de colonnades qui jouxte l'espace bâti et la basse-cour. 9

7 TPER “ La transcription du sonore paysager et dans le projet de paysage” , Léo Feuga, 2019 8 A l’écoute de l’ environnement, Répertoire des effets sonores, Jean-FrançoisAugoyard et Henry Torque, 1995. 9 La basse cour aussi appelée cohors a évolué durant toute l'antiquité romaine jusqu'à devenir un jardin. Les parterres géométriques qui composent la basse-cour accueillaient en leur centre un bassin ou bien une fontaine. Les arcades, les fresques et les statuts composent, habillent ainsi ce jardin clos.

Également, le jardin privé ou le jardin clos que l'on trouve en milieu urbain est aussi propice à une certaine musicalité, qui souvent dans l'histoire renvoie à l'eau qui rythme ces espaces, mais aussi à une perception différente du son ( bruit des usagers) due à la forme de l'espace acoustique.

La villa romaine appelée villae est sans doute dans l'histoire l'espace le plus "musical". Les jardins qui la composent sont souvent associés à de grands personnages et orateurs, c'est un lieu de représentation. Hervé Brunon et Monique Mosser dans l'ouvrage Le jardin contemporain10 présentant le jardin comme étant un lieu de monstration de la puissance des domina. Également, c'est un lieu permettant de mettre en valeur l'intimité des espaces domestiques. Le jardin renvoie alors au plaisir, il rend hommage à l'univers. C'est un «lieu de sociabilité, le jardin exhibe le pouvoir et le luxe ou offre une retraite loin de l'agitation du monde».11 Cette notion se retrouve essentiellement dans l'hortus d'agrément et dans les villas d'agrément. Dans les jardins de l'Antiquité, l'élite romaine cherche à idéaliser le monde, à créer un univers idyllique. En effet, l'idée de l’anti-ville est fortement représentée notamment dans les villas d'agrément où l'on idéalise la notion de ville à la campagne en créant des bois sacrés , la nature est perçue comme étant divine elle est sacralisée. Ainsi le negocium , lieu de politique et des affaires devient délaissé a contrario du lucium, lieu de détente et de repos.

Également dans l’antiquité Grecque, Pythagore dans le jardin de l'Académie, présente ce jardin comme étant un jardin philosophique où la place du corps se trouve au centre. La lumière, la musique, les fontaines et les ombres font de ce jardin un jardin de philosophie. C'est ici même que Platon enseigne la philosophie par méthode acousmatique. Les élèves se trouvent derrière un rideau et ne perçoivent pas la source du discours. Le jardin de l'Académie est un jardin où le paysage est mis en scène de manière sensuelle, un monde idéal et imaginé. La question de l'eau dans l'histoire des jardins fait partie intégrante du paysage, elle est même considérée comme étant un objet qui tend à faire croire à un monde idéal. L'eau, amène un confort acoustique donnant un sentiment d'apaisement ayant pour but d'assouvir les problèmes de la ville.

10 Hervé Brunon et Monique Mosser, Le Jardin Contemporain, 2006 11 Brunon et Mosser, L’ enclos comme parcelle et totalité : par une approche holistique de l’ art des jardins, p.59-75; 2007

Au cours de l'époque médiévale, notamment dans les jardins médiévaux comme les jardins courtois, l'eau est un idéal-type, une manière de percevoir le monde. Pierre de Crescens (XVème siècle) dans l'ouvrage Roman de la Rose décrit l'Hortus conclusus comme figure principale des jardins d'amour où l'eau et la vie participent à créer l'imaginaire de la musique et d'une certaine musicalité de la vie. Entre la fin du Moyen-Âge et le début de la Renaissance, la nature prend différentes formes et aspects. Les formes de la nature sont moins utopistes, elles s'inspirent principalement de la perception qu'en ont les humains. Dans la gravure, «Le concert champêtre» expose, comment à cette époque l'homme entre dans une vision harmonieuse avec le monde, comme monde musical.

Fig1. Le concert champêtre, huile sur toile (105*136,5 cm) Tititen,Gigiorne (1509)12

12 Concert champêtre est une œuvre réalisée par Giorgione exposée aujourd’hui au musée du Louvre (Paris), qui présente l’atmosphère des cercles humanistes Vénitien. Cette peinture à l’huile a souvent été reprise durant le XVI ème siècle.

Durant la Renaissance, les jardins vont permettre d'amener de grands concepts sur la question de musicalité. La Renaissance apparaît en Italie à Florence, c'est le retour à l'Antiquité qui marque cette période avec la projection du choix de chacun dans l'art, dans le sens de la vie, le mode de vie etc. C'est un retour à l'individualisme, la nature est ainsi considérée comme un objet à observer. De ce fait, la nature, la notion de paysage représentent le réel et non une utopie. Cependant les jardins renaissants reprennent les codes et certaines caractéristiques du jardin du Moyen-Âge. Mais ils sont établis dans leur ensemble. Ils offrent alors de grandes terrasses, de grandes perspectives et renvoient à l'ouverture de la pensée, au mouvement humaniste voulant exploiter les paysages avoisinants.

La villa d'Este à Tivoli évoque la grande musicalité des jardins durant la deuxième moitié du XVI ème siècle. Elle constitue l'un des plus grands réseaux de jardins conservés de la Renaissance italienne créés par le cardinal Hippolyte. Les jardins sont construits sur une colline escarpée adjacente où l'on peut apercevoir la vallée en contrebas. En 1550 l'architecte Pirro Ligorio a effectué les fouilles de la ruine de la Villa Adriana de l'empereur romain. Les jardins sont composés de séries de terrasses qui descendent de la colline et surplombent la plaine du Latium. Les Terrasses sont reliées par de grands escaliers et portes. Mais la prouesse de la Villa d'Este et le système de fontaine qui est composé en son centre de plus de 100 Fontaines. Chaque fontaine retrace l'histoire de la famille d'Este aux légendes d'Hercule et d'Hippolyte. L'utilisation de tuyaux en bronze comme un instrument à vent permet de recréer le bruit des oiseaux et donne un aspect d'orgue à ce jardin.

Fig 2. Fontaine Villa d’Este à Tivoloi, Photo de Fczarnowski (2020)

Michel Montaigne philosophe français raconte en 1581 :« la musique de la Fontaine d'orgue est une vraie musique, créée naturellement[...]. Fait par l'eau qui tombe avec une grande violence dans une grotte, arrondie et voûtée, et agite l'air qui est forcé de sortir par les tuyaux d'orgue. L’eau à d’autres endroits passe aussi par une roue et frappe dans un certain ordre le clavier de l'orgue. L'orgue imite aussi le son des trompettes, le son du canon, et le bruit des mousquets, fait par la soudaine chute d'eau» (1581)13 . L'eau organise ainsi ces jardins autour d'un axe central. Le thème particulièrement onirique de ce jardin se ressent principalement au travers des fontaines et des nombreuses surprises qui organisent le jardin. Ainsi, une identité sonore s'en dégage fortement, une certaine légèreté apporte l'allégorie qui se transmet dans le jardin faisant de ce lieu, un lieu de sensualité. Au travers de cette virtuosité "aquatique" on peut également faire référence au jardin classique comme le jardin des sources du palais du Trianon conçu par André Le Nôtre entre 1671 et 1674. Le classicisme et le dynamisme de celui-ci donne aux installations une grande puissance sonore exposant alors la grande magnificence de la royauté.

Les paysages urbains et ruraux sont à considérer comme des espaces sonores à préserver pour leurs qualités esthétiques, environnementales et acoustiques. Les parcs urbains permettent de considérer la question de pollution sonore qui en émanent. Selon Jeanne Lafon dans Le Projet de Paysage, elle interroge «les qualités sonores de la présence humaine dans les parcs et jardins urbains en fonction de la diversité des qualités spatiales propres à l'art des jardins et d'identifier par là même les structures paysagères permettant d'avoir prise sur ces qualités sonores.»14 Elle présente les parcs et jardins comme des espaces agréables qui sont appréciés de tous, notamment pour l'esthétique sonore qu'il dégage et le sentiment de ressources que l'usager peut trouver. Toutes ses études montrent la qualité sonore que l'on retrouve dans ces espaces mais aussi l'idéalisation qu'il en est fait.

Ainsi les paysages sonores sont souvent caractérisés comme archétypes sonores. J.Lafon démontre dans ses écrits les différentes formes de l'archétype sonore du jardin. Il est alors présenté comme un espace protégé, intimiste. On le caractérise aussi comme un espace de congruence de la nature, les sources sonores établissent un équilibre entre homme et nature comme le chant des oiseaux, le bruit de l'eau, les voix du visiteur etc.

13 François Rigolot, Journal de voyage de Michel de Montaigne, Presses Universitaires de France, 1992 14Jeanne Lafon , Le projet de paysage, “ esthétique sonore et transsensoriel, 2006,

Ainsi ces lieux sont souvent perçus sans temporalité, et considérés hors du temps rappelant les hortus et jardins de l'antiquité romaine. On ne perçoit pas d'événements sonores, le son est continu avec une tonalité unique. Ces espaces peuvent être alors considérés comme espaces sensibles, ils favorisent «une expérience sensorielle particulière permettant d'entrer en soi et un repos de l'attention directionnel».15

Cependant, ces espaces de parcs et jardins sonores peuvent être également considérés comme espaces nomades car dans le jardin, l'écoute du son s'étale au-delà des limites à l'infini. Les limites sont celles de la perception de chacun appelé souvent : " l'espace monde". 16 L'auteure J.lafon le démontre dans son ouvrage Ésthétique sonore et transsensoriel du rapport à la ville dans les parcs et jardins urbains, (2016). Pour elle, le paysage sonore se trouve dans un imaginaire collectif qui se distingue de l'environnement dans lequel l'usager se trouve. Il crée alors une antinomie car dans les parcs et jardins l'espace sonore et le paysage sonore est similaire voire confondu. En revanche, le parc urbain est soumis à différentes sources sonores venant à la fois de bruits naturels et de bruits artificiels comme ceux de la circulation émanant d'au-delà des limites et de l'espace défini par les usagers. Ainsi en zone urbaine, l'expérience du jardin est controversée. «Le jardin et les parcs ne peuvent plus se distinguer aussi nettement de l'environnement urbain sur le plan sonore.»17 Selon R.Murray Schafer dans l'ouvrage le paysage sonore, le monde comme musique évoque le parc urbain comme jardin sonifère. Le principe est alors de “laisser parler la nature”. Le jardin public est, selon lui, à penser acoustiquement. La notion de design sonore est alors mise en avant car, une congruence sonore, un équilibre écologique sonore est à trouver. Il y a selon R.Murray Schafer une urgence à traiter l'espace acoustique car c'est “ un problème d'avenir”. Le parc doit être pensée comme une retraite paisible, un secteur intra-muros qui reste toujours actif. Des solutions techniques sont également présentées pour répondre au problème de réfraction du son comme le jardin encaissé, la grotte. L'idée principale de Schafer est de considérer le jardin comme pureté de “l'ultime musique."

15 J. Lafon, 2016 16 Concept expliqué dans l’ouvrage “esthétique sonore et transsensoriel” 17 Lafon, J. (2016). Esthétiques sonores et transsensorielles du rapport à la ville dans les parcs et jardins urbains. Projets de paysage. Revue scientifique sur la conception et l’ aménagement de l’ espace, (14).