FLORILEGE 148

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On ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre. – Jean JAURES.

FLORILEGE 148

septembre 2012

Présence de Marcel MARTINET

gravure par K.J.Djii

revue trimestrielle de création artistique et littéraire réalisée avec le soutien d’AG2R-LA MONDIALE 1


FLORILEGE est éditée par l’Association Les Poètes de l’Amitié ABONNEMENT ( 1an - 4 N°) : France : 28 Euros Etranger : 40 Euros Association Les Poètes de l’Amitié Présidents d’Honneur : Maurice CARÊME Jean FERRAT Comité d’Honneur : Lucien GRIVEL Marie-Luce BETTOSINI Cécile POIGNANT Paulette-Jean SERRY Monique et Yvan AVENA Conseil d’Administration : Président Stephen BLANCHARD Membres : Christian AMSTATT Yolaine BLANCHARD Agnès FRANÇOIS K.J.DJII Annick GEORGETTE Marie-Claude LEFEVRE Jean-Michel LEVENARD Marie-Pierre VERJAT-DROIT Cotisation 2012 à l’Association : Actif : 21 Euros Bienfaiteurs : 210 Euros Forfait Abonnement + Cotisation (uniquement pour une adresse en France) : 42 Euros

D.L. 3° trimestre 2012 Imprimerie ABRAX 21800 QUETIGNY

Editorial Certains trouveront étrange, voire déplacée, cette Présence de Marcel Martinet (Dijon-1887 / Saumur-1944) dans les pages d’une revue de poésie, ce à quoi souvent l’on cantonne Florilège. Pourtant, Marcel Martinet est premièrement poète, alors… est-ce parce qu’indissociablement, il est militant des causes ouvrières, engagé pour l’établissement de la « Sociale », communiste du premier jour, c’est-à-dire de ceux qui n’ont pu le demeurer très longtemps pour rester fidèles à leurs convictions ? Est-ce cela qui poserait problème ? Je vous laisse répondre, vous qui peut-être avez quelques hésitations… Dates majeures au calendrier des Poètes de l’Amitié, en octobre, les Rencontres poétiques de Bourgogne, auxquelles nous souhaitons insuffler une nouvelle dimension : celle d’un rendez-vous d’animation bien plus que celle d’une sorte de salon du livre. Nous attendons vos inscriptions (voir DES PASSANTES). Enfin, le 30 septembre sera la date ultime pour le dépôt des manuscrits pour participer au Prix d’Edition poétique 2013 de la Ville de Dijon. Pour l’équipe de FLORILEGE Jean-Michel Lévenard

Directeur de la publication : Stephen BLANCHARD Comité de lecture – Rédaction : Annie RAYNAL, Marie-Pierre VERJAT-DROIT, K.J.DJII, MarieClaude LEFEVRE, Jean-Michel LEVENARD Pour toute correspondance concernant la revue : (vos suggestions, remarques, coups de cœur, coups de gueule, propositions de participation) : Jean-Michel Lévenard – 25 rue Rimbaud – 21000 Dijon ou e-mail : jean-michel.levenard@laposte.net

Concernant l’Association : Stephen Blanchard – 19 allée du Mâconnais – 21000 Dijon. Exonérée de T.V.A. – Prix : 8 Euros C.P.P.A.P. : 0611 G 88402 - I.S.S.N. : 01840444 Visitez le site DES PASSANTES http://des-passantes/over-blog.com/ 2


SOMMAIRE

N° 148

Septembre 2012

CREATIONS (avec des dessins de Pierre VELLA, sauf p.16) p.4 Christophe SACONNET : Nightshift (nouvelle) p.8 l’Og : les Inintitulés, 6 courtes proses p.11 Annabelle VERJUS : 6 courts poèmes p.12 Josette MOSER : 2 poèmes p. 13 Jean-Patrick FONTEVIELLE : 2 poèmes p.13 Basile ROUCHIN : 2 poèmes p.14 Christophe BAKAYOKO : Métempsycose (poème) p.15 Lionel MAR : 4 poèmes p.16 Oscar RUIZ-HUIDOBRO : 4 poèmes illustrés par Pascale FAYARD p.17 Gérard NETTER : 2 poèmes

CHRONIQUES p.18 La Chronique huronnique de Louis LEFEBVRE p.21 A ses enfants hors-la-loi, la littérature reconnaissante, par Jean CLAVAL : James Baldwin (1924 – 1987) écrivain américain p.25 Note de lecture : Tourbillons, de Claude Gagnasso, par Jean-Michel LEVENARD

Présence de Marcel MARTINET (gravures de K.J.Djii, pages 26, 35, 37, 38 et 44) p. 26 Marcel Martinet, contre le courant, par Charles JACQUIER p. 35 Les Temps Maudits de Marcel Martinet, par Vincent CHAMBARLHAC p. 41 Marcel Martinet, un des plus grands lyriques contre la guerre, par Nicole PERRON p. 48 À l’école de Marcel Martinet, par Maria Chiara GNOCCHI

p.50 Faut-vous faire un dessin ? par TOM p.52 Cinéma de quartier, par Bertrand PORCHEROT : Zatoichi p.54 Christian AMSTATT - Poésie : A travers les mots, Messaoud Gadi. p 55 Louis DELORME – Poésie : Sonnets pour une gloire cachée, Jean Mineur ; L’Essentiel, David Andrew ; A foison dans la ville, Patrick Picornot ; Rêves d’ailes, Jacqueline Milhaud – Revues : Libelle, Rose des Temps, Les Citadelles, Le Coin de Table, Montauriol Poésie P.60 Denis PROST – Poésie : Survitudes, Stephen Blanchard p.61 Revue des revues par K.J.Djii : la revue La Raison p.63 L’Agenda des Poètes de l’Amitié p.64 Dessin de STEINLEN et La Butte rouge, chant de Georges MONTEHUS 3


Nightshift Christophe SACONNET

Fred Perry avait la gagne indolente. Dans tout ce qu'il entreprenait, et menait à son terme, la même nonchalance teintée d'une mesure d'envie que le sourire, rare, trahissait. Né d'un père new-yorkais et d'une mère irlandaise, il arpentait les couloirs de chaque étage qu'il connaissait comme sa poche. House detective à l'Astoria, il élucidait les énigmes que lui posaient les petits larcins d'une clientèle de roman de gare. Il savourait en silence, et seul, sa victoire sur un bijou retrouvé, une disparition toujours assez brève d'un misanthrope égaré ou les compliments d'un couple que trois jours de résidence à l'hôtel avaient requinqué : en l’occurrence, rien n'avait été volé ou perdu, le simple fait d'avoir été le témoin d'une réconciliation l'emplissait de joie. Joie contenue.

étages. Aucun cadavre, ni effusion de sang, un seul départ outragé à déplorer dans toute sa carrière. Mais l'ennui guettait l'artiste. L'ennui progressait de palier en palier, sentait-il. Il eut du mal, cette saison-là, à contenir les fourmillements qui le gagnaient, dans les jambes d'abord, dans les membres supérieurs ensuite. Fred et l'Astoria représentaient la stabilité. Le vieux couple qui avait autrefois croisé des chantres du maccarthysme (il lui arriva de débusquer l'absurdité de commissions improvisées dans une chambre, n'importe laquelle pourvu que le client fut auditionné au plus vite), le vieux couple qui déclina maintes fois des propositions de jobs dans de plus beaux espaces, le vieux couple new-yorkais, casanier et heureux comme ça.

Fred Perry, cependant, en voulait plus. Comme si l'Astoria, devenu trop cintré, trop convenu pour lui, offrait moins de distractions qu'avant. Quinze ans auparavant, Perry avait sauvé des chiens de la chute du 8ème, aidé des femmes seules à poser leur verre de consommation alcoolisée et excessive, tard dans la nuit. Souvent, Perry, connu pour sa discrétion élégante, aurait disposé de tous les atouts pour passer pour un Gatsby perdu dans une autre époque, mais il veillait davantage qu'il ne passait à l'action. Sa simple apparition faisait détaler des rats d'hôtel, tous âgés de moins de 16 ans. Il rassurait autant qu'il humait l'air citronné des

Une mort soudaine, parce que la mort ne peut que l'être, soudaine et tragique, vint à bouleverser cette quiétude qui n'en demandait pas tant. Perry se vit chargé d'une affaire des plus sérieuses. Disons qu'il s'en chargea, que son boulot l'y invita, car on ne tint pas à ternir l'image de l'Astoria, pas plus qu'il n'était question d'avertir les médias. Ce jour-là, Fred Perry, house detective à la réputation certaine mais qui se limitait au contexte de l'hôtel, se fit violence pour comprendre qu'enfin, après tant d'années plutôt calmes, le chaos venait de se manifester. Et que de cette épiphanie, sa vie à lui en serait à jamais remodelée.

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Tout commença avec cette jeune femme d'entretien, trop curieuse, au regard de certains, retrouvée au beau milieu de son service, au beau milieu du corridor du 2ème. Étendue de tout son long, elle n'avait pas crié, n'avait pas lâché les serviettes blanches qu'elle s'était, selon toute apparence, proposée de plier, remettre sur son chariot et glisser dans chaque salle de bains. Curieuse, trop curieuse, pensait-on dans son équipe. Pour autant, cela n'en faisait pas une cible qui devait baigner dans un bain de sang et d'indifférence,. Perry, pour la toute première fois, s'interrogea. Le Fred Perry de l'Astoria sut alors qu'il entrait dans une histoire qui ne le laisserait pas indemne. Du sang à l'étage, des rumeurs qui commençaient à bruisser, des consommations en hausse dans les mini-bars que l'on rechargeait avec nervosité. Tout était nouveau, et trop assaisonné. Les collègues de la jeune femme, une certaine Beate, prirent peur. Le manager tenta de les raisonner, mais il n'était pas très efficace dans le maintien de l'ordre. Perry avança vers un attroupement de filles d'étage. Toutes de la nightshift, elles souhaitaient rentrer au plus vite chez elles, car leur tâche était finie, mais la trouille les enveloppait. De plus, il fallait répondre aux questions, car, mine de rien, une enquête avait commencé. Elle connaissait mal Beate, la curieuse, assez étrangement. Fred Perry n'y crut pas une seule seconde. Elles devaient en savoir plus sur la victime ; on ne meurt pas sur son lieu de travail à coups de couteau de cuisine sans avoir un petit quelque chose à se reprocher.

premiers visages, les regards qui en disaient long sur les turpitudes, les querelles d'associés ou les mauvais coucheurs d'après-banquet. Mais qui avait voulu s’en prendre à Beate. Guère plus fouineuse que ses amies, selon le manager ? Signe des temps qui changeaient et remuaient : Fred Perry n'eut aucune information significative à se mettre sous la dent. Fred Perry enquêtait seul. Le staff de l'hôtel lui laissait les coudées franches. Quelques jours avant son arrivée devant les marches de l'Astoria, sa réputation l'avait précédé. Efficace, prudent et habile. La veste négligée sans plus, l'ourlet du pantalon au centimètre près. Son ancienneté se construisit dès le premier jour, lorsqu'un plaisantin actionna l'alarme à incendie obligeant des clientes endormies à quitter la chambre pour s'entasser dans un ascenseur pris de panique. A présent, il ne suffisait plus simplement d'apparaître pour voir les fautifs détaler. Un meurtrier résidait à l'hôtel. Personne ne douta que Perry l'ancien, la figure la plus ancienne de l'hôtel l'arrêterait. Il y eut, malheureusement pour la notoriété de travailleur propre et rapide de Perry, et plus malheureusement encore pour les victimes, trois autres jeunes femmes de ménage assassinées dans des conditions voisines. La succession d'événements aussi rapprochés dans le temps, soit un meurtre toutes les douze heures environ, perturba la mécanique de l'enquêteur, propagea un semblant de doute dans l'hôtel en même temps qu'une forme de paralysie morbide. On voulait savoir qui, comment et pourquoi. On voulait voir Perry avant toute chose, discerner un indice sur son visage, un élément rassurant qu'il omettrait sciemment de révéler au grand public. Le grand patron de l'hôtel, précédemment en congrès à Dallas, mais revenu deux jours plus tôt que prévu, en voulut ouvertement à Perry . Et le lui fit savoir. Le manager qui le défendit, en revanche, voulait croire à une mise en route poussive dans le cerveau du détective, que les heures à venir auraient tôt fait de corriger. Lui aussi tenait à garder Perry en face à face, pour ne rien rater de sa stratégie, d'un lever de sourcil, d'un soupir en fin de phrase. Employés, cuisiniers comme garçons d'étage, chacun se rassurait comme il le pouvait. Perry maintenait, dans un vertige qui lui donnait l'impression de gagner du temps, ce petit monde de fourmis.

Perry, en mal d'affaires consistantes, qui avait secrètement désiré plus que son quotidien de sage étage, s'avoua servi par le destin. Le visage linceul des filles qu'il interrogeait le comblait en même temps qu'il le mettait mal à l'aise. Comment un couteau de cuisine, des cuisines de l'Astoria, c'était conclu, avait-il pu terminer sa course entre les côtes d'une pauvre fille débarquée du New Hampshire dans le but de gagner quelques dollars ? Perry ne notait rien sur papier, il enregistrait de sa mémoire auditive tout ce qui lui semblait anodin. Car il avait appris que le superficiel, le négligeable étaient source de surprises, lesquelles surprises l'entraînaient, le plus souvent, à la vérité. Un témoin finissait par craquer, un bracelet réapparaissait, au final, un menu larcin trouvait son responsable sans que personne ne le sache dans les chambres d'à côté. Perry retenait tout détail en hiérarchisant les traits de caractères que voulaient bien lui offrir les 5


Gracieuse mais aussi bornée, Adele, la réceptionniste, la seule Noire du staff, adhérait à toutes les thèses de Perry. De même, lorsqu'elle le vit, emprunté comme jamais, face à cette sordide histoire, elle usa de formules réparatrices pour faire face à ses collègues, les jeunes filles en particulier. Rassurante et grande gueule à la fois, elle tira Perry, qu'elle adorait, d'une mauvaise passe, du moins pour un temps. Aucun indice égaré sur place, un scénario répliqué à l'identique, une mort éclaboussée de sang, une gravité qui emplissait les étages pareillement lors des découvertes des corps. Perry souhaitait l'imprudence du meurtrier, mais ne pouvait consigner indéfiniment les témoins, potentiellement les suspects, dans les salons de l'Astoria. Au compte-goutte, les clients regagnaient leur chambre, sonnés. Parfois, certains bouclaient valises et attaché-cases pour le premier taxi. Comme les victimes s'agrippaient aux serviettes propres siglées AH, Perry s'agrippait à quelque force tangible : un mégot de cigarette. Mais aucune analyse n'était possible tant que les dirigeants de l'hôtel refusaient la publicité des événements. C'était une belle hypocrisie, semblait ruminer Perry. A l'extérieur de l'hôtel, chacun avait vent des atrocités commises à l'intérieur, et tout indiquait que Johnson et ses administrateurs révoquaient l'idée de trouver, un jour, le fin mot de l’histoire. Mais quelle brute pouvait ainsi perpétrer les crimes de l'Astoria ? Un quotidien éventa l'affaire. Ce fut dramatique, funeste, car, même en pleine tourmente nixonienne, rien ne passa inaperçu, à tel point que les networks ouvrirent leurs journaux sur la tuerie au cœur de New York. Perry dut passer la main. Perry l'ancien, Perry le renommé, et maintenant, le dépassé, qui avait perdu de son côté magnifique... On put procéder à des analyses, des relevés que la police scientifique s'empressa de diligenter, en même temps que les journaux se déchaînèrent... les crieurs de journaux newyorkais avaient le choix dans leur harangue éditoriale : Watergate ou Astoria.

rien, si ce n'est qu'elle se faisait appeler Miss Ganz, avait repris en quelque sorte la main, au nez et à la barbe des officiels. Johnson y avait consenti, les clients quittaient à présent l'hôtel. Au check out, on ne manquait pas de se plaindre du climat malsain, du manque de communication et en rendant les clés de la chambre, on n’éludait pas la question de la disparition inexpliquée de Fred Perry, figure historique de l'hôtel... Mais il ne faisait plus aucun doute que le syndrome Fred Perry avait gagné la ribambelle d'enquêteurs chargée du quadruple meurtre. Le débauchage de Miss Ganz semblait n'être qu'une péripétie de plus, dans cet établissement en pleine déliquescence. Par câble, Fred remercia Adele de sa gentillesse et sa franchise. L'idée que cette medium puisse apporter un peu d'ésotérisme aux investigations, dans le prolongement de méthodes plus empiriques, qui lui étaient chères, et surtout après la nullité des travaux des policiers (il avait lu quelque part que des preuves saisies devant une chambre, pourtant scellée, avaient été détruites), cette idée nouvelle ne lui parut pas si saugrenue, et pour tout dire, elle avait son charme. Quand bien même l'on explorait les affres de la noirceur humaine, au travers de ces meurtres terriblement angoissants qui laissaient une impression amère à sa fin de carrière. Miss Ganz, elle, partit de l'idée qu'en lieu et place de chercher l'introuvable à l'extérieur, il convenait de tenter sa chance à l'intérieur des chambres. La 406, devant laquelle on avait retrouvé le quatrième corps, était occupée jusqu'au matin de cette sombre découverte, par un jeune couple, en partance pour une lune de miel à Hawaï. Il s'agissait d'habitués, qui aimaient à revenir à l'Astoria. Mr et Mrs Bell n'étaient toutefois pas revenus y séjourner depuis l'éviction de Perry. Miss Ganz s'étonna du manque de professionnalisme des policiers. Personne n'avait eu la présence d'esprit d'interroger le couple avant leur départ. Le temps passa sur ce qui devint un fait divers, le départ contraint de Richard Mulhous Nixon, le bourbier du Vietnam, tout cela avait noyé la côte Est sous un tapis de colère sans commune mesure avec l'émoi de la calamiteuse affaire de l'Astoria.

De son lieu de retraite, Fred Perry reçut un télégramme de sa comparse Adele, seul soutien encore en place. Elle l'informait du piétinement de l'enquête des policiers, ces derniers ayant tardé à tout reprendre à zéro, et plus étrangement, avec le peu de mots que le format lui imposait, elle décrivait le recours à une voyante. Cette médium, dont personne ne savait

Miss Ganz retrouva les Bell, plus gênés que jamais, sortes de témoins embarrassants qu'une diseuse de bonne aventure réveillaient 6


d'une insomnie longue de plusieurs années. Ils n'avaient rien à dire, rien à défendre qui plus est, tout en admettant que le hasard les avait placés au moins deux fois, peut-être trois, dans une chambre ouvrant une porte sur une scène de crime. Miss Ganz fit répéter ces témoignages déjà anciens à Mrs Bell. Elle jura ne rien avoir entendu, aperçu, pas plus de nuit que de jour, sur le seuil, n'ouvrant d'ailleurs la porte de la chambre que pour la quitter définitivement. Fallait-il ainsi s'acharner sur eux, couple ordinaire, pour conjurer le sort. Ils étaient les premiers surpris qu'aucun collègue des filles retrouvées mortes, aucun parent, pas un seul membre du personnel de l'hôtel n'ait été au moins arrêté. Cela dit, une forme de confiance s'instaura entre Miss Ganz et le couple Bell, au fil des jours. Mais elle ne pouvait en attendre beaucoup plus, les Bell avaient pour projet de quitter l'Amérique pour aller s'installer en Europe avec leur jeune enfant, né un an plus tôt.

comme folle et curieuse. Perry n'avait pu obtenir que le témoignage emporté de son petit ami de l'époque, un soldat revenu du Vietnam, marqué et paranoïaque. Il avait confirmé que sa fiancée vivait constamment oreille collée aux portes, comme si le sentiment de persécution de l'un avait déteint dans l'existence de l'autre. Lorsque Miss Ganz quitta la modeste résidence suburbian de Fred Perry, elle sentit que les victimes saisies au cœur, sauvagement, l'une après l'autre, mouraient une seconde fois. Alors que Perry succomba à une attaque quelques jours plus tard, la voyante s'éloigna avec tristesse de cette affaire. Il n'y eut jamais de procès, car aucune enquête aboutie n'avait germé. Sur l'affaire de l'Astoria, la presse plus jamais ne se pencha. Un ultime coup de couteau, résonnant tel celui asséné dans la cage thoracique d'imprudentes servantes, écoutant aux portes. Au motif que l'on n’écoute pas aux portes, que l'on ne peut que sortir détruit de la vision d'un si grand amour. Celui des Bell. Les Bell, mobile incrédule à eux tous seuls. Un mobile trop lourd pour un hôtel jusque-là sans histoire.

Il n'était pas question d'acharnement. Miss Ganz croyait en une étoile que personne n'avait pensé à décrocher. Elle insista pour revoir Fred Perry. Mais ce dernier était malade, gravement. Il ne put que confirmer que l'enquête avait été bâclée, qu'il lui avait manqué du temps nécessaire. Sans doute cet échec brûlait-il Perry à petit feu, abandonné dans son vieux bureau en acajou où trônaient encore quelques dossiers, au milieu de lumières faibles. Perry eut plaisir à échanger avec la médium, qui, quant à elle, consacrait ses jours et ses nuits à l'affaire de l'Astoria. Laquelle hantait encore Perry, l'irrésolu, sentant encore les coups de couteaux trembler entre les côtes des victimes. On les avait atteintes au cœur, résumait Miss Ganz devant Perry, transi dans son fauteuil. Elles faisaient toutes du bon travail, dans l'anonymat des étages, avaient croisé le couple Bell, c’était vrai peut-être pour deux d'entre elles, peut-être pour les autres. Perry décrocha de la conversation, se replongeant dans le contexte de l'époque. Les Bell donnaient l'image d'un amour immense, avant leur dernière nuit, à chacun de leur passage, il les avait croisés. Miss Ganz ne céda rien sur ce point : les Bell avaient une incidence, à défaut d'une responsabilité dans ces crimes. Atteintes au cœur, dès la première d'entre elles, Beate, cataloguée

Christophe SACONNET compte à son actif une quinzaine de nouvelles et un roman en quête d’éditeur, Les derniers gardiens de phares.

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(L’Og) LES ININTITULÉS L'Og, échoué dans les géographies terrestres, n'a pas vraiment d'existence ni de réalité. Alors il se cache derrière l'imagination

Roi qui décrète : « il est anormal d’insulter la personne du roi, de lui jeter des tomates, de se moquer de lui en l’affirmant vierge, de lui montrer des bébés. Il est tout à fait normal de l’honorer comme le père de ses parents et le père de soi-même. Il est anormal de prendre la place d’un vieux, il est anormal de prendre la place d’un jeune. Il est tout à fait normal de trouver votre juste âge, votre naissance et votre mère. Il est anormal d’écraser des escargots, de manger des lapins, d’écorcher les chats, de confondre sa femme avec un poisson rouge, de confier ses enfants à une araignée. Il est tout à fait normal de présenter sa première virginité à un topinambour. Il est anormal de ne pas déclarer la guerre au voisin, il est anormal de ne pas se considérer comme son propre voisin, guerre ! guerre jusque dans le no man’s land ! Il est tout à fait normal de ne pas être le voisin du roi. Il est anormal que les buffles gonflent dans le ciel et il est anormal que les enfants sortent pour les tirer au bout d’une ficelle ignorant la dignité du buffle qui ne tolère pas d’être pris pour un ballon, et anormal aussi que les petits enfants sortent du ventre de la mère pour contempler ce phénomène. Il est tout à fait normal de les laisser vivre leur état de buffle gonflé et volant et que la nuit les voit luire au reflet de la lune jusqu’à leur dernière nuit reflet de la mort. Oui, cela est bon. Ainsi soit dit ».

Nappes d’angoisses, calmes et profondes ; mais paisibles. Les poissons viennent s’y baigner, histoire de faire des cauchemars doux, liquoreux jusqu’à l’écœurement ; mais berçant, berçant tout juste ce qu’il faut pour se sentir mal à l’aise ; et juste avant ce mal à l’aise, un petit point de sentiment bien particulier est l’essentiel inoubliable : son étranger qui se manifeste, en léger décalage, délicieusement troublant et pas encore inquiétant. C'est-à-dire le mal de mer. Mais quand on est poisson là-dedans on est bien peu sujet, c’est comme un petit roi du temps qui affranchirait les secondes, grandiose et magnanime ; mais quelque peu ridicule sous l’œil de l’éternité et du mérou placide, docile et gravement gravitant, un peu imbécile qui vaque. Non, les poissons, ce qui à la longue les englue dans ce courant d’angoisse, c’est une lente apesanteur qui les ensommeille dans un grand liquide moelleux, moelleux et suffocant et surtout, surtout, en vertu hydrophile comme du coton, absorbant. Absorbant. Jusqu’à ce que l’eau qui fait la vie autour du poisson ne soit plus que le bocal sec qui fait la mort du poisson. Parfois un requin se prend dans cette nappe. On en a vu ensuite timides. Mais chut ! Cela ne veut rien dire.

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Ils ont de longues manches, amples et longues. Ils prennent un air délicatement outré, un air de « que ça sent mauvais l’homme quand il n’est plus attaché à sa vie et qui se laisser aller à des décompositions flatulentes après sa mort, non, que ça ne sent pas bon l’homme qui a relâché son âme », tout ça parce que vous avez insinué qu’ils cachent dans leur manche des chevaux qui se sont enfuis des nations qui les mangent. Alors, pour prouver leur bonne foi ils sortent un chameau de leur manche, ils ne sont pas surpris, ils ne montrent pas un signe d’étonnement. Cependant, ils l’échangent contre deux femmes ou un troupeau d’escargot et ils ont bientôt leur manche pleine de mucus, c’est subséquemment qu’ils vous sortent votre mère de votre manche et vous êtes bien étonné, ils vous sortent vous-même de leur manche et vous êtes encore plus étonné, mais c’est trop tard maintenant pour vous demander comment ils s’y sont pris : toute votre vie vous allez la passer de manche en manche, l’âme en courant d’air entre deux battements. Et en vous escamotant ils ont pris l’air de confucianistes matois et chafouins, à l’âme de moule et à la face de figure blette, l’air de saints confits et macérés, l’air de jésuites glutineux, les valves de dieu clapotantes, grandes ouvertes, béantes et avariées, tout ça c’est la même viscosité à muscles mous de vagins défaits. Et ils sourient, les dents un peu cruelles de caniches de salon, de roquet à manchon, fonctionnaires quelconques. Ils écartent l’air d’un précieux geste de la main, la manche accompagnant en flottement, caressant l’air comme particule de mouche importune à écarter comme si de rien n’était. Alors que tout est gênant dans l'air, bien trop gênant... Mais il faut vivre et faire semblant. Et quelque fois, assemblés, ensembles, ils font moulin à vent de leurs bras, brassant l’espace d’un grand froufroutement. Les effets de manche à tout va, c’est apaisant, ça rafraîchit le temps autour de soi, mais 1000 kilomètres plus loin cela ne fait-il pas tourbillon, n’est-ce-pas le temps des voisins qui alors s’agite ? Oui, ne s’échauffe-t-il pas ? Ne fait-il pas ébullition ?

Provoquant parfois un retour d’air : si vous les voyiez qui s’envolent, laissant l’espace se refermer derrière eux, peu à peu rempli du cri des grillons que jusque-là ils remplaçaient, ils s’envolent comme des nuées de sauterelles, mais ce ne sont pas des sauterelles, mais il faut tout de même protéger les champs. Las, la récolte est déjà perdue d’avance

Il a voulu vivre au milieu des éléphants, être éléphant lui-même. Il a arrondi son esprit au milieu des autres éléphants, esprit éléphant avec les autres esprits éléphants, troupeau d’esprits éléphants. Certes, les premiers temps furent difficiles : sa décision d’éléphant venant de l’homme et un homme ça se retrouve facilement sous les pattes d’un éléphant, bien plat, sous une bouse d’éléphant, bien fumant. Mais, peu à peu, les gros cerveaux d’éléphants, leur gros cerveaux qui rend plus facile le difficile de la vie d’éléphant, à force d’ondes rebondissant de moins en moins dans son cerveau d’homme, l’imbibant comme un thé, rendirent la vie plus aisée, c'est-à-dire éléphante. Et bientôt les joies éléphantes furent siennes. Et aussi les tristesses éléphantes. Et aussi les éléphantes. Oh ! désir… Leurs aspersions de poussières, leurs bains de boue, parmi les autres éléphants, déboulant avec entrain et je fais ce que je veux dans les villages où les villageois ne faisaient rien contre le destin. Et un jour il fut mangé par un tigre. Un tigre. C’est-à-dire un homme qui a voulu vivre au milieu des tigres, être tigre luimême. Si bien tigre qu’il n’a pas fait de différence avec cet homme si bien éléphant.

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C'est un parasite doux qui vit d’abord dans des flaques. Il a choisi l’homme au cours de centaines de milliers d’années, se conformant de mieux en mieux à lui, le suivant quoiqu’il veuille faire, le connaissant peu à peu mieux que n’importe quelle encyclopédie. C’est un parasite sans grand noyau de préhension, sans beaucoup de possibilité de mobilité. Il attend. Petite éternité enfermée. Il attend. L’homme passe toujours : définition d’une émotion d’un lieu à une autre, il ne peut s’empêcher, s’entrecroise dans l’espace, marche, plonge, fouille, décide, s’assoit, se repose, se couche, se déclinant, il y a toujours un moment où l'homme rencontre le parasite. Qui n’a plus alors qu’à se laisser infuser en se laissant aller par la plus simple des gravités dans les tissus, peu à peu s’immisçant, se faisant indubitablement plus intime, jusqu’à avoir de l’homme une connaissance qui prendra des milliers d’années pour enfin à peine apparaître dans un dictionnaire. Ce que le parasite trouve en l’homme, c’est une manne. Toute une profusion d’organes propres à des humeurs essentielles et circulantes. Là-dedans le parasite voit son extase : il n’a pas évolué plus loin. Le nirvana du parasite c’est là, et c’est vers là que tous les rejetons parasitaires tendent. Cherchant peut être conjointement à faire évoluer l’homme pour le rendre plus stable. Mais ce que l’homme cherche ce n’est pas cela. Ou peut-être. Cette langueur parasitaire l’obstrue. Il ne veut pas cette conséquence cotonneuse qui l’empêche d’être solitaire à luimême. Et qu’en dirait le plus bœuf des hommes, limace, plus mou qu’une limace, le squelette dissous en pâte visqueuse et pas solide, fluidité hypodermique que parcourent d’autres fluidités ?

Il collectionne les enfants. Il en prend un, il le met dans un bocal. Il étudie les possibilités d’évasions lorsque le bocal est fermé et rempli de formol. Les statistiques ne sont pas terribles. Enfin, c'est-à-dire, tout dépend de quel côté du bocal. Il a 128 bocaux et aucun évadé. Il s’ennuie d’attendre une évasion. Il attend toujours une évasion. Il se demande où est passé la légendaire capacité d’évasion de l’enfant. Il est déçu. Singulièrement déçu. Un sentiment non évadé de lui le retient. Alors il collectionne autrement les enfants, à plats, sous verre. Il a une presse spéciale à enfants, juste sous le lit. Et quand il s’endort avec le poids de ses soucis (sera-t-il bien écrasé ? ne va-t-il pas trop suinter ? sera-t-il plus beau sous verre ?), il écrase l’enfant comme dans un délicat herbier. Le suc rouge de l’enfant est précieux mais tache les draps qui débordent toujours du lit pour cacher la presse aux carpes dans l’aquarium qui pourraient être jalouses, elles qui sont écrasées par le pli de l’évolution, ce qui leur a pris des millions d’années, oui, qui pourraient être vraiment jalouses d’une platitude si vite gagnée. Alors, sa collection, il la continue, accrochée aux murs, se confondant avec la tapisserie, tapisserie au motif d’enfant grandeur nature, monsieur le commissaire, qui s’approche un peu trop des murs, ajustant ses lunettes, soulevant suspicieusement les draps, vaquant dans la cuisine, dites-moi mon bon monsieur ils sont bien gros vos bocaux à confiture…

Il n’a pas encore compris.

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Annabelle VERJUS

Annabelle Verjus officie dans la médiation culturelle (organisation d’événements : programmation, mise en œuvre, communication, animation…). En recherche de tout contact dans ce domaine, mais aussi dans celui de la communication écrite (interview, critique musicale, maintenance de site web (annabelle.verjus@gmail.com) …

La pluie des temps

Dessine

Malice

Du gris du vent Du ciel orage L’orangé de ton souffle Silence Sème lumière

Dans les confins d’un cil Malice m’endort Malice me berce de ses larmes lilas Soleil me brûle encore À l’approche de son souvenir

Du gris de l’air Les cœurs d’acier S’enrouillent À l’amertume Et la pluie des temps

Dessine-moi la nuit Fais-moi mourir encore De tous mes corps célestes Je veux t’enrober Donne-moi l’attrait nu Prend-moi là toute crue Fais-moi mourir encore Dessine ce corps là De nuances et d’argiles Amoureux et fragile Cruel ou silencieux

Mémoire d’envers

Dérive

C’est un rêve de pluie Une aurore sans réveil Rien de tout ce qui s’élève Ne revient sans nuage Amarré au regard Je crois me souvenir D’un bleu de lune Et de quelques rivières À l’envers d’un ciel

Or la neige ne tombe plus Le ciel s’est inversé En un sens Le monde songe sans cesse Et Malice là me berce Le long des ronds sentiments Ce sont ses yeux Noirs, ses lèvres Comme les vagues s’épuisent alors À l’encore de ses jours De rouge lilas

Vie Brumeuse Magnétique

Je me souviens de tout cela Avec le ciel et tout l’été Et sa longue sa lente beauté

Vie D’angoisses Incertaine Vie Comme j’aimerais retrouver Les roses de ton hiver

Rien de tout ce qui sommeille (Yeux clos sur la Terre) Ne revient Sans un brin d’incendie

Crépuscule

Du rouge Allure d’ailes De tout ton ciel Toujours Étire ton chagrin

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Josette MOSER Les mots d’autrefois Redis-moi les mots d’autrefois, Lorsque j’étais ton jour, ton ciel et tes nuits, Ton aller sans retour, ton envolée céleste, Lorsque tu lisais l’univers sur ma peau Et y peignais au doigt des Chagall inédits. Souviens-toi Quand tu faisais naître des soleils d’un battement de cils, Quand au plus profond de tes yeux sans nuages, Tu m’ouvrais des portes sur des mondes inconnus. Regarde-moi, Vois ce grand vide obscur et ces astres éteints. Penche-toi sur le puits sans fond des trous noirs indomptables, Fais-y refleurir mille fleurs nébuleuses et cent mille clairs d’étoiles. Parle-moi, Il suffit d’un seul mot pour que tout recommence, Les voyages, les envols, les errances sans fin, Tous ces beaux paysages de strass et de diamant. Il n’est jamais trop tard pour que brillent les rêves.

Ma maison, mon pays Tu es ma maison, mon pays et ma vie. Sans toi, plus de souffle, plus d’ardeur ou d’abri. Tes bras sont mon village et ton cœur notre chambre, Ma cache duveteuse, notre été en décembre. Tu es mon clocher, mon Eden, mon chemin, La flèche qui me guide vers nos petits matins, Les jours que tu déroules quand la nuit se profile, L’eau de la rivière qui enlacera notre île. Tu es ma couleur, mon automne, nos vendanges, La récolte et le grain que pour nous tu engranges. Tu es ma cheminée, mes braises, ma flambée, Où il fait bon dormir dans tes bras éclairés. Je serai ta chanson, ton orchestre, tes soupirs, Tes recueils, tes poèmes, ton harmonie, nos rires Tu seras mes couplets, je serai ton refrain, Nous serons partition sur un bleu parchemin.

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Basile ROUCHIN

Jean-Patrick FONTEVIELLE

Le jaloux

Candide.

-« Dis Madeleine, Tu ne t’ennuies pas à la fontaine ?

Je suis candide, aux yeux rivés Sur l'océan de nos misères, Où la folie a dérivé Du paradis jusqu'aux enfers.

T’attends qui ? Un beau légionnaire ? Un bourgeois ventripotent ?

Je suis candide au front mêlé Des larmes d'un monde gelé, Où s'évanouissent les restes De solitudes indigestes.

Le prince infidèle ? Un galant et son bouquet de violettes ? Un précieux, ses calembredaines ? Mieux : un milliardaire sur le retour ?

Assis sur le rêve secret Que ne grandissent les regrets, Je m'en remets à l'inconnu.

Dis Madeleine, t’attends qui d’vant la fontaine, toute belle en jupe et en mitaines ? «

Mais tout est vain car je suis nu. Et je crains pire que la peste Le bruit de vos banquets funestes.

-« J’attends l’eau, juste l’eau… Vois-tu, j’ai apporté mon seau… »

Le corsaire. ****************************** Saison de câbles électriques.

Si je vais à paris, sur le pont Mirabeau. Je verrai en dessous s'il y coule de l'eau. Puis d'un bout de journal, je bâtirai navire, Où voguera mon cœur emporté de délires.

Série d’arbres hérissés transis par les hivers anesthésiants, ensevelis sous les fumées d’usine, les draps mités, le molleton des oiseaux insomniaques,

Je suivrai mon chemin, par la seine conquise, Empruntant aux marins des cascades de bises, Pour en éclabousser les belles inconnues, Qui dans l'eau baigneront, le corps à demi nu. Je lèverai la voile et me ferai corsaire, Et prendrai des trésors pour donner à mes frères. Le sabre entre les dents, paré pour l'abordage,

une allée de marronniers dresse ses branches. -Zone industrielle.

Je mènerai grand train, oubliant d'être sage. Mais prince dans ce monde irréel et futile, Mon bateau de papier a coulé, trop fragile

Des cimes raides aux prises dures comme des fourches besognant le ciel. Laisser leurs graines.

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Christophe Bakayoko est né à Metz en 1974. Après une enfance et une adolescence tourmentées, il travaille et vit à Paris. Depuis 2005, il met en ligne ses Textes et ses Poésiphonies sur « Le cri est un autre silence » sous le pseudonyme de Cribas. En 2009, il est édité par Edilivre qui publie « Un homme au parfum », choix de textes extraits de son site http://cribas.f

Christophe BAKAYOKO (Cribas)

Métempsycose Un arbre Un arbre dont les fleurs sont tombées Un arbre fatigué qui ne donnera plus de fruits Encore quelques feuilles jaunes, c’est son dernier automne

Un homme Un homme impuissant face à l’hiver qui approche Un homme qui a changé tous ses printemps en automne Encore quelques feuillets jaunes et ce sera dans la boîte Une femme Une femme avec ses rêves en carnets mélancoliques Une femme qui ne regarde même plus ce vieil arbre mourir Encore quelques fleurs à respirer avant son dernier souffle Un enfant Un enfant dont l’absence a électrisé les barbelés Un enfant qui ne veut plus voir son premier jardin vieillir Encore un peu et tout sera fini Une tombe Une tombe en marbre Dedans un homme une femme un arbre Dessus deux noms silencieux Un siècle plus tard Un homme en fleurs Une femme pour arbre Un enfant papillon Un caveau Une stèle un peu tarte Dedans un homme une femme deux arbres un enfant Dessus trois âmes greffées quelque part.

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Lionel MAR La mer se refusait Mes désirs menaient à la mer et la mer se refusait Elle était prête cependant mais d’autres pensées la retenaient.

Les fenêtres Mes yeux sautent à pieds joints sur le monde Pendant longtemps, ils ont gardé l’insouciance des premiers jours attentifs au moindre frémissement Ils tiennent dans leur mémoire le secret des paysages de vent et des îles. Mes yeux ont la transparence des bateaux en partance.

Quelques cargos perdus dans le lointain Un horizon incertain Une étoile mal éteinte Je n’avais pas d’autre sortie de secours que de m’asseoir sur les nuages et de m’envoler au loin.

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Un chuchotis de larmes coule de notre corps. L’âme comme le corps est une éclosion de mystères et de confusions.

Tristesse des corps L’indolence de nos corps n’a d’égale que notre solitude Le hasard de nos routes croise l’ombre de nos corps Tels des poèmes fatigués nous sommes incapables de nous rencontrer

Vous avez le secret des silences. Ceux qui enflamment la mémoire et ravivent la lumière. vous êtes la beauté de la vie à marée haute.

La tristesse des corps nous fait honte.

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Oscar RUIZ-HUIDOBRO (dessins de Pascale FAYARD) TOI VOUS La vie m’a sucé les rêves La nuit m’assèche le cœur Le froid m’a scié les bras Et toi, tu n’es pas là.

J’ai beau chercher, ne trouve rien Dans le journal effeuillé Dans les papiers effacés Dans les faire-part trouvés Dans les actes déposés La clinique abandonnée L’hôpital désaffecté Les photographies tremblées Les registres d’écoliers La morgue réfrigérée Le cimetière oublié Les mémoires incendiées Les souvenirs incarnés Et sous la peau desquamée Sous les ongles arrachés Derrière l’ombre éclairée Sous la terre retournée Dans tous vos yeux évidés Dans ton regard absenté Dans mon corps avorté Et dans le vôtre en allé, J’ai bien cherché, n’ai rien trouvé Ne suis pas né ni décédé Ne suis point mort ni jamais né.

L’hiver dans les poches La pluie dans les os La tête en congère Et toi, tu n’es plus là. La neige comme manteau La terre comme une pierre L’arbre aux espoirs suspendus Et toi, tu t’en vas.

NOUS La brume ensevelit l’air Il n’y a goutte à respirer L’automne a tout recouvert Ma mémoire et ton baiser.

******************************** J’ai la mémoire qui murmure Mes pas s’en retournent et m’emboîtent Mon ombre recouvre mon corps à contre-nuit Mes lèvres froides s’effilent Les mots d’autrefois affluent Les noms d’antan refluent Et j’entends le vôtre Battre fort et sec la cognée Contre mon cœur qui bruit Sourdement.

Quel visage de la poix, Rideau d’ombre grise et blanche, Souriant je crois pour moi, S’extrait, s’approche et se penche Pour les baiser, de mes lèvres Qui l’embrassent en retour, Figure de tous mes rêves Où tu revis, bel amour ?

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Docteur en Sciences de l’éducation, peintre, poète, passionné de philosophie et de littérature, Gérard Netter a publié un conte pour enfants, Le Voyage de Yangelé (Nathan, 2002), un essai, Le trouble de l’enseignant face à l’échec scolaire de l’enfant adopté (L’Harmattan, 2005) et un recueil de poésie Dialogue entre elle et lui (Jets d’encre, 2011).

Gérard NETTER

La slave honnête et la baignoire

Un grec de Syracuse jouait dans sa baignoire avec une slave honnête, rencontrée par hasard un soir de demi-lune au temple d’Apollon. C’était un mâle, habile en math, doux et coquin un physicien en titre, avide d’expérience, bien connu de Vitruve, architecte romain avec qui, plus d’une fois, il refaisait le monde. La slave honnête se laissait faire en ronronnant sous ses caresses mais elle était taquine, et puis la mousse aidant, elle lui glissa des mains et s’enfonça dans l’eau. Pied de nez Là, l’effet qu’elle lui fit, alors, en s’immergeant fut digne d’un principe à apprendre par cœur. La slave devint légère, frivole et polissonne, et son honnêteté s’éroda de moitié.

Un doux nuage de tendresse enveloppe tous les maux au cœur de l’émotion… Le pare être s’estompe.. Et l’être vulnérable, s’amuse à faire un pied de nez à la surface du néant, au grand dam des hommes sérieux, à l’illusoire lucidité qui prennent le pied de la lettre pour l’évidence, terrorisés par l’énigme en oubliant la sensualité de l’esprit caché derrière en embuscade, Avec le rire…

Impressionné par la métamorphose, il énonça un théorème : « Par la grâce d’une poussée, subie de bas en haut égale au poids du volume de fluide déplacé, tout corps plongé dans un liquide, gagne une légèreté vraiment inattendue… » L’accorte slave pesant son poids d’honnêteté une fois trempée dans l’eau devint femme légère Et l’on vit Archimède courir à moitié nu, dans les ruelles étroites du port de Syracuse qui chantait à tue-tête et comme fou de joie « Euréka ! Euréka ! Euréka ! j’ai trouvé ! ».

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LA CHRONIQUE HURONNIQUE de Louis LEFEBVRE (Les Brenots – 58430 Arleuf) agrémentée de dessins de Marie-Laine . De la lubricité et de l’intempérance !

LUBRICITE

O monde perverti ! O monde dissolu ! Mais où sont donc les vierges qui font leur salut En priant nuit et jour ? Où sont les jeunes veuves Fidèles à l’époux et trouvant dans l’épreuve Le réconfort de Dieu ? Où sont les vieux d’antan Qui enseignaient jadis la vertu aux enfants ?

La compagnie Jade et Léda a joué cette pièce deux fois aux Brenots (Arleuf) et 15 fois à Paris. LUBRICITE met en scène des pervers et un vieillard lubrique. LUBRICITE s’attaque à la vieille morale cul-bénite et bornée. LUBRICITE est un cours donné par un prof de Lubricité à des élèves qui en ont grand besoin. LUBRICITE donne la parole à une prostituée qu’enthousiasme le bonheur de vivre. LUBRICITE est une comédie que j’aime beaucoup parce que je l’ai écrite. Dans cette pièce, un ange passe… C’est une ange, cet ange. Elle est affolée, scandalisée, horrifiée par toutes les libertés que l’on prend et que l’on vante. Voici son monologue. 52 alexandrins ! Ah ! quand les anges se révoltent, le saviez-vous ? Ils parlent en alexandrins.

L’ange s’enflamme de plus en plus. Où sont les hommes droits, Où sont les femmes pures, Aujourd’hui la licence et les orgies suppurent Des plaies de notre société. L’homme est vicieux, Vicié et vicelard. Pervers. Libidineux. Partout le mâle et la femelle se chevauchent, Et ce n’est que luxure éhontée et débauche ! Et le stupre et le stupre et le stupre, ô Seigneur ! Fait de tous les humains d’exécrables pécheurs !

L’ange a beaucoup de mal à prononcer certains mots : comme stupre. Là, il s’étrangle. Il sanglote. Le péché de la chair est un péché fort trouble ; Car aujourd’hui on l’enjolive, on le redouble, On le colore en bleu, en rose Pompadour, On le peint avec art, poésie et humour … O les immondes ! les immondes ! les immondes ! Tous à la queue leu leu et baisant à la ronde ! On fornique à tout-va, la terre est un foutoir, Un boxon, un clandé, un bouic, un lupanar ! Et la baise, et la baise, et la baise, et la baise Dans leurs sexes brûlants couve comme une braise !...

L’ANGE : Votre âme, mes enfants, est loin, très loin de Dieu Quand vous la laissez jouer à d’impudiques jeux. Votre âme, mes enfants, pleure, gémit et souffre Quand vous la laissez choir dans le sinistre gouffre De la perversité. Votre âme, mes enfants, Elle est à l’agonie et meurt en étouffant, Quand vous la dépravez dans la fange et la boue, Quand vous prenez plaisir au vice qui se joue De la sainte morale.

L’ange est tombé à genoux. Il n’en peut plus d’horreur et de désespoir. O pauvres malheureux ! hommes zobnubilés Par des mounes, des seins où vous fourrez vos nez ! O femmes zobsédées par des zobs qui opinent,

O mes enfants ! partout, Partout, vous pouvez voir déborder les égouts De la lascivité, de la concupiscence,

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Douces poupées de chair à la mine poupineMais qui sont des horreurs et des sceptres d’enfer ! Des glaives nauséeux à la folie offerts !

Afin que les éboueurs ne se trompent pas : ils n’emportent pas des ordures ménagères, mais une ménagère aux ordures.

Honte à l’humanité ! Honte à l’homme ! à la femme ! Qui besti/alement mêlent leurs corps infâmes ! Et font pleurer les saints. (SAINT : S-A-I-N-T.)

La pièce s’achève ainsi : le sac poubelle se lève lentement … Une jolie femme apparaît … Moi, j’aurais voulu qu’elle soit nue. On m’a refusé ce grand bonheur. Ah ! On ne fait pas toujours ce qu’on veut avec une troupe de comédiens ! (et de comédiennes !)

Oh! La terre, Seigneur, pue l’impudicité! Le coït, le coït, le coït est damnable, Et vos belles amours sont toutes condamnables ! C’est le rut et le rut et le rut et le rut ! Et l’on voit vers BOOZ, perfide, glisser RUTH ; Et elle a le sein nu, la sale Moabite ! Et BOOZ assoupi, sent se raidir sa b …

Qui reprendra un jour cette comédie ? Je ne sais … Avis aux amateurs… La mise en scène dont j’ai rêvé : La femme est dans le sac poubelle. Musique … le sac se lève lentement. La femme apparaît … nue, et de dos. Les spectateurs applaudissent.

L’ange s’est effondré. Il n’est plus qu’une loque. Il gémit, il sanglote, il bafouille. On ne comprend plus ce qu’il dit. NOTE :

« Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une Moabite, S’était couchée aux pieds de Booz, le sein

nu… » V. HUGO « Booz endormi » La Légende des Siècles - I -

Le sac redescend. La femme est à nouveau dans le sac poubelle.

LUBRICITE s’attaque aussi à une citation de Montaigne : « Il faut, dit Aristote, toucher sa femme prudemment et sévèrement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement, le plaisir la fasse sortir hors des gonds de raison » LES ESSAIS – Livre III – chapitre 5. Voici la citation la plus bête, la plus odieuse et la plus misogyne de toute la littérature française.

On devine que là-dessous, la femme bouge Le sac se lève à nouveau … lentement … musique … La femme est nue. De face. Et sourit aux spectateurs.

RIRE ET COLERE D’UN INCROYANT

LUBRICITE montre et démontre que la femme a été scandaleusement méprisée et châtiée pendant des siècles et des siècles par la sainte morale que dictait la religion. Et encore aujourd’hui … La femme est le péché, le vice, la faute, la tentation. Alors il faut s’en débarrasser, la mettre dans un grand sac poubelle sur lequel on aura peint le signe de la femme ;

René Pommier - Editions Kimé. C’est du René Pommier qui vient d’arriver. Du gouleyant. Du revigorant. Et qui a un goût de banane. René Pommier glisse des peaux de banane sous les pas des imbéciles. C’est son vice. 19


René Pommier pourrait écrire un traité : « De l’utilité et de l’efficacité de la peau de banane comme arme à faire chuter de leur haut les personnes infatuées et outrecuidantes. »

Je n’ai aucun regret. Ses amis m’ont raconté que ce jour-là, l’Anselme a manqué d’humour. Il m’avait dit : « Quand je casserai ma pipe, je veux une bière bien fraîche avec beaucoup de mousse. »

Un extrait . . . - Il m’est apparu qu’aucune phrase ne pouvait être aussi profondément comique que celle que les chrétiens prononcent au cours de la messe juste après la Consécration. Eux qui croient en des histoires à dormir debout, en de prétendues « vérités » qui ne sont qu’un tissu d’absurdités et contre lesquelles la logique, la science, les données historiques, l’étude même des textes « sacrés » qu’ils considèrent comme les fondements de leur foi, ne cessent de soulever des objections aussi innombrables qu’insurmontables, ils ne trouvent rien de mieux, après que le prêtre a prononcé les paroles censées faire qu’un peu de pain et de vin deviennent le corps et le sang d’un homme mort il y a deux mille ans, que de dire en chœur d’un ton pénétré : « Il est grand le mystère de la foi ! ». Assurément ! Rire et colère d’un incroyant page 43

Il gênait un peu, l’Anselme. Les poètes, les vrais poètes, souriaient de lui (et en cachette, les salauds, ils en riaient) ; « Les tôles ondulées. Et les vaches aussi. » C’est un alexandrin de l’Anselme. Les poètes, les vrais, encaissaient mal ce genre d’astuce. Ils ne comprenaient pas toute la beauté d’un tel vers. Vers que l’on peut retourner : « Les vaches ont du lait. Et les tôles aussi. » Quel vers de Racine ou de Corneille pourrait-on mettre ainsi cul par-dessus tête sans que le sens en soit changé ? Il était à part, l’Anselme. Dans son coin. Et jouant avec les trois autres comme un gosse. Les poètes, les vrais, avaient oublié que Jean l’Anselme, en 1948, avait reçu le Prix Apollinaire pour « Le tambour de ville ». « … comme un clou rouillé un train enfonce dans les brumes un œil rouge tamponné de mouchoirs dans les fumées des grandes lignes

Je vous reparlerai de « Rire et colère d’un incroyant ». Nom de Dieu ! Il est des livres précieux qu’il faut recommander aux lecteurs, prêter à ses amis, et imposer aux gueules de carême ! Quoi ! C’est la charité chrétienne !

JEAN L’ANSELME Un seing de cire à l’horizon » Jean l’Anselme m’avait donné rendezvous, le vendredi 6 janvier 2012, à 15 h 30, au funérarium de Juvisy. Je n’ai pas pu aller au rendez-vous de Jean l’Anselme. Et c’était bien la première fois que je ne répondais pas à son invitation.

Je vous reparlerai de Jean l’Anselme, parce que, nom de Dieu ! on ne va pas le laisser partir comme ça ! Le temps d’un faire-part !

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« La littérature reconnaissante à ses enfants hors-la-loi » par Jean CLAVAL

JAMES BALDWIN (1924-1987) Ecrivain américain

effervescente. Au fil des ans, la tension ne cesse de croître entre David aux sentences irresponsables et James obsédé par l’idée qu’il ne sera jamais aimé. Cette obsession le suivra dans ses moments de doute, de misère, de réussite et de combat. La violence dont témoigneront sa vie et son œuvre découle indubitablement de l’attitude et des propos de l’homme qui le chassait de la lumière et des certitudes propices à la protection et à l’épanouissement de l’enfance.

James Arthur Baldwin naît le 2 août 1924 à l’hôpital central de Harlem, avec une tumeur au cerveau. Il survivra malgré le pronostic pessimiste des médecins. Hormis quelques confidences recueillies auprès de sa mère, il ne sait pratiquement rien de son père mort dans des circonstances imprécises, peut-être d’un coup de couteau ou battu violemment, sans avoir connu son fils.

N’ayant pas jusqu’alors été confronté à un univers extérieur aux murs de son appartement et à quelques rues circonvoisines, James ne découvre la vie, la société, et la couleur de sa peau, qu’en entrant à l’école.

En 1927, sa mère épouse David Baldwin qui approche de la cinquantaine, peu cultivé, ouvrier dans une manufacture, prédicateur, veuf et père de plusieurs enfants.

A la Public School 24, la directrice lui prouve qu’on ne se définit pas par sa couleur ; une maîtresse lui fait découvrir Shakespeare. Le plus brillant de sa classe, il se sent la cible, le souffre-douleur des autres. En 1936, il entre à Frederick Douglass High et, à l’automne1937, devient le rédacteur en chef du journal de l’école, le Douglass Pilot.

James ne voit sa mère qu’enceinte (huit enfants naîtront de l’union contractée alors qu’elle a 22 ans) ou en train de travailler. Son beau-père fait d’abord preuve d’une certaine tolérance vis-à-vis de l’enfant naturel de la femme qu’il vient d’épouser mais la naissance en 1928 de George, le premier demi-frère de James, brise cet équilibre précaire. David Baldwin se laisse aller à des accès de colère, répétant à satiété à James qu’il n’a jamais vu de garçon plus laid, réflexions qui le marquent de façon indélébile, persuadé de leur vérité.

La crise économique se faisant évidemment sentir au sein du foyer, il doit abdiquer son enfance et assiste sa mère dans ses travaux. Maigre, chétif mais plein de fierté et de courage, il se bat dès qu’on le traite de sale nègre. L’année du décès du père de sa mère, pour

Celui-ci vit solitaire et renfermé dans un logis qui ne désemplit pas d’une marmaille 21


permettre à celle-ci de se rendre aux obsèques dans le Maryland, il commet un vol. A 13 ans, il se fait violer en rentrant de l’école, il transposera l’événement qui le choque profondément dans Harlem Quartet une quarantaine d’années plus tard. Est-ce l’origine ou la révélation de son homosexualité ? Quelque chose d’opaque, de profond sommeille peut-être en l’enfant, une chose qu’on se refuse à admettre, sous-jacente à une éducation rigide, parsemée d’interdits, et à la peur du « vagina dentata ». Pugnace mais malingre, le garçon juge indispensable de s’assurer des protections, de se ménager une alliance avec un « grand » qui peut se montrer gentil mais en échange se fait payer par la chair, relation où l’on recueille un peu de chaleur si importante pour le mal-aimé.

l’art, aux richesses de la culture et lui donne la soif du beau. Il écoute Louis Armstrong, Duke Ellington, Bessie Smith, Ethel Waters, Paul Robeson et Marian Anderson qu’il rencontre chez Delaney. Durant une courte période, jusqu’au début de 1943, il travaille dans un chantier naval du New Jersey, emploi manuel qui ne lui convient nullement. David Baldwin meurt le 29 juillet 1943 alors que des émeutes raciales éclatent à Detroit puis à Harlem que James abandonne pour s’installer à Greenwich Village. Commence une vie de bohème, avec des petits travaux sporadiques et la nécessité de subvenir à la fois à ses besoins et à ceux de sa famille. Il trouve enfin une place de garçon d’ascenseur dans un grand magasin puis de serveur dans un restaurant et Delaney l’héberge. Endoctriné par un ami, il devient socialiste, virant même trotskiste et antistalinien. Il rencontre des journalistes et Richard Wright. Pour le journal New Leader il critique un livre par semaine. Il écrit dans ses moments de loisir.

La De Witt Clinton High School sur Moshalu Parkway dans le Bronx se trouve à près d’une heure de train de Harlem. Dans ce troisième établissement, véritable univers métissé, fréquenté par James Baldwin, il rencontre Richard Avedon qui, en 1940, le prend comme assistant dans Magpie, le journal de l’école. Il publie des poèmes, des interviews et des nouvelles, affirmant sa volonté de devenir écrivain.

En 1944, Richard Wright a 35 ans, il est encore membre du parti communiste et au sommet de la notoriété, auréolé du succès remporté par son roman Native Son (Un Enfant du Pays). Il occupe la place de l’Ecrivain Noir reconnu et admiré qu’ambitionne de devenir le jeune James Baldwin.

Il lit La Case de l’Oncle Tom découvrant la réalité de l’esclavage et qu’il existe une autre littérature que celle de la Bible. Elevé dans le respect et la crainte de Dieu, auditeur régulier des sermons de son beau-père, il devient, âgé de 14 ans, à son tour prédicateur ; son ministère durera trois ans durant lesquels il développe son talent oratoire. Galvanisé par la force que lui communiquent ses ouailles enthousiastes, il conteste la puissance de son beau-père, tyran au foyer.

Il travaille à son premier roman et Wright l’encourage, effectuant des démarches qui aboutissent à l’octroi d’une bourse d’aide à l’écriture. Lors du cocktail organisé pour la remise de cette bourse, il commence à boire et à fumer. En 1946, Wright quitte les Etats-Unis pour Paris. James doit patienter jusqu’en novembre 1948, date de l’obtention d’une autre bourse, la Rosenwald Fellowship, pour réaliser son rêve et s’envoler à son tour vers la France. Il s’installe à Paris dans un hôtel rue du Dragon puis rue de Verneuil, désireux de vaincre. Il ne parle pas un mot de français et se noie dans une foule

Il ne tarde pas à constater une incompatibilité entre le prédicateur pétri de puritanisme parfois mesquin et l’écrivain tendant vers la vérité. Progressivement, un désengagement s’opère chez l’enfant prodige. A 17 ans, il abandonne son ministère et le domicile parental. Il fait la connaissance du peintre noir Beauford Delaney qui l’initie aux finesses de 22


indifférente qui ne fait pas plus attention à lui que lui à elle. Il retrouve Wright par hasard à la terrasse du Café de Flore. Son ignorance de notre langue ne lui permet pas de s’intégrer au milieu intellectuel ni de nouer des relations durables avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir ou Raymond Queneau lors de rencontres. Il fréquente des étudiants africains, Stanley Geist un universitaire, Gidske Anderson une Norvégienne se destinant au journalisme, et le bar de La Reine Blanche à la clientèle essentiellement homosexuelle. Une courte escapade à Aix-en-Provence, au cours de laquelle il tombe malade, donne naissance à son amour pour le Sud de la France. En décembre 1949, il est arrêté et emprisonné huit jours à Fresnes pour vol et recel de drap, délit dont il est innocent, en fait commis par un compatriote.

reçoit un accueil favorable de la presse américaine, encourageante pour le talent du jeune romancier ; sa traduction française paraîtra en 1957 sous le titre Les Elus du Seigneur. James s’installe à Gallardon, près de Chartres, revient à Paris, boit, fume beaucoup, s’offre quelques virées au Portugal, en Espagne, en Italie et sur la Côte d’Azur. Il loue un appartement rue Nollet dans le quartier parisien des Batignolles. Il tombe amoureux d’un danseur antillais, Bernard Hassel, qui sera son amant avant de devenir son secrétaire et homme de confiance. Beauford Delaney débarque à son tour en France et s’installe à Clamart, s’ensuivent de nombreuses réunions et nuits blanches, récréations où James puise réconfort en participant à une quête confiante de vérité et de beauté. Toutefois, il doit mettre en train son deuxième roman, Another Country, et part pour Grasse dans ce dessein mais, au lieu de travailler sur le sujet prévu, il entreprend un tout autre récit, Giovanni’s Room, inspiré de son aventure avec un jeune Français, Jacques Vollet . Bloqué dans la rédaction de ses deuxième et troisième romans, il écrit une pièce de théâtre, The Amen Corner.

Il continue à travailler à son roman. Il s’éloigne de plus en plus de la position intellectuelle et morale de Richard Wright. Il collabore avec la revue de l’ambassade des EtatsUnis pour laquelle il rédige des articles alimentaires moins inspirés par sa pensée que par les besoins de son porte-monnaie. Fin 1950, à La Reine Blanche, il fait la connaissance de Lucien Happersberger, un Suisse aisé de 17 ans qui se destine à la peinture, et devient son ami puis son amant. Ils vont vivre à Lœche-les- Bains dans un chalet appartenant aux parents de Lucien, havre dans les montagnes suisses où James se voit accueilli par les villageois avec une curiosité bienveillante. Durant l’hiver 1951-1952, il termine enfin son roman Go Tell it on the Mountain que l’éditeur Knopf accepte en l’invitant à venir signer son contrat à New-York. Toujours impécunieux, James ne pourrait effectuer le voyage s’il n’était aidé par un militant des causes minoritaires, Marlon Brando.

Il regagne les Etats-Unis et arrive à NewYork le 7 juin 1954 avec dans ses bagages le début de Giovanni’s Room et sa pièce. Dans une résidence du New Hampshire, il rencontre James Jones, Jack Kerouac et William Styron. En mai 1955, The Amen Corner est mis en scène par la section théâtrale de l’Université de Harvard. De nouveau à Paris, fin 1955 chez Jean Malaquais, James rencontre pour la première fois Norman Mailer, début d’une longue amitié littéraire parfois parsemée d’orages. Il noue une liaison avec Arnold Bearer, musicien noir de Harlem. Knopf refuse Giovanni’s Room, sans doute en raison de son « côté homosexuel » ; le roman paraît en 1956 chez Dial Press qui devient et restera l’éditeur de James Baldwin. Celui-ci devenu célèbre, plus tard Knopf tentera en vain de le récupérer.

Knopf le contraint à retravailler quelques parties de son manuscrit. James s’acquitte de cette révision, s’offre maintes libations dans ses bars favoris, signe un autre contrat pour un second roman à venir et revient en France en septembre 1953. Go Tell it on the Mountain 23


Sans y prendre la parole, James participe à l’automne 1956 à la Sorbonne au « Congrès des Ecrivains et Artistes noirs » organisé entre autres par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, il en fait le compte rendu pour Encounter. Il peine à terminer Another Country et s’attelle à une tâche de journaliste dès son retour au pays dont il visite le Sud.

Il effectue un voyage, décevant, en Israël puis en Turquie où il réside chez un ami jusqu’en 1962. Il arrive enfin à terminer Another Country (Un Autre Pays) qui va paraître sans tarder chez Dial et recevra un excellent accueil. Rentré aux Etats-Unis, comblé d’honneurs, devenu le successeur effectif de Richard Wright, il prend conscience d’être le témoin (le porte-parole ?) de l’état des relations interraciales, d’un mouvement pour les droits civiques.

La revue Esquire lui demande un essai sur Harlem et un stage comme assistant d’Elia Kazan lui est proposé. En octobre 1958, il vit dans un petit appartement à l’ouest de Greenwich Village. Inexpérimenté, il entretient des rapports ambigus avec Kazan frappé d’un sceau infamant depuis l’odieux mouchardage de ses amis et confrères dans le cadre du maccarthysme, il le quitte pour rejoindre Lee Strasberg et sa compagnie, l’Actor’s Studio, initiative ne se soldant nullement par une réussite.

Il part pour six semaines visiter la côte ouest de l’Afrique puis publie en 1963 The Fire Next Time (La Prochaine Fois, le Feu), texte mettant à nu les plaies de son pays aux contradictions multiples. La décennie 1960 le voit vigilant, à l’affût de toute injustice, poussé à agresser verbalement ceux qui ne semblent pas comprendre, confronté toutefois à un choix déchirant entre violence et dialogue. Il participe à la Grande Marche sur Washington pour les droits et le travail aux côtés de Paul Newman, Harry Belafonte et Marlon Brando ; Il voyage beaucoup : Italie, Turquie, France, Grande Bretagne, Sud des Etats-Unis… Travaillant à Palm Springs à un scénario sur la vie de Malcolm X, il apprend le 4 avril 1968 l’assassinat de Martin Luther King. Un gouffre s’ouvre sous les pieds de l’écrivain. Il erre dans l’inconfort jusqu’à l’achat d’une maison à Saint-Paul-deVence sur une colline, son premier vrai foyer où il peut enfin rassembler ses manuscrits, travailler paisiblement dans ses meubles et se reposer en admirant un magnifique paysage. A l’entrée de la propriété, dans une petite maison de gardien, s’installe Bernard Hassel, promu son homme d’affaires et assistant. James s’attache à recouvrer la santé, il fréquente et reçoit le couple MontandSignoret, Miles Davis, Harry Belafonte, Ray Charles. Il dépense sans compter, sans se soucier de sa trésorerie qui baignera jusqu’à la fin de sa vie dans le plus grand désordre.

Alors qu’il se montre farouchement hostile à William Faulkner, c’est avec un autre « sudiste blanc », William Styron, que James Baldwin sympathise. En 1960, ils vont cohabiter dans la propriété familiale du Connecticut des Styron, six mois d’amicales nuits de veille passées en échanges enrichissants. Richard Wright meurt le 30 novembre1960 à l’âge de 52 ans. James apprend avec tristesse la disparition de celui qu’il considérait comme un maître, un allié, un témoin et, hélas ! un substitut paternel. Wright n’aimait pas l’homosexualité de Baldwin, navré d’avoir fondé sur lui de grands espoirs, et les deux hommes s’affrontaient par ailleurs sur le plan littéraire et moral, dans leurs attitudes sur le problème de la négritude. Leurs altercations se produisaient jusqu’en public, Chester Himes fut témoin de l’une d’elles à Saint-Germain-des-Prés. En fait de nécrologie, James écrit Poor Richard, article dans lequel il déplore le décès prématuré de son aîné et, non sans l’égratigner, rappelle son admiration puis sa déception face à l’échec de Wright à atteindre l’objectif qu’il s’était fixé, tombé de plus en désuétude.

Il publie en 1971 A Rap in Race (Le Racisme en question), entretien avec la sociologue Margaret Mead ; en 1972 One Day when I was Lost (Le Jour où j’étais perdu), version remaniée du scénario sur Malcolm X, et 24


No Name in the Street, regard sur sa vie durant les « années de feu » ; en 1973 If Beale Street could talk (Si Beale Street pouvait parler), court roman tendre et amer ; en 1976 l’essai The Devil finds Work. Il multiplie les aventures avec de jeunes amants qui ne recherchent sans doute qu’une promotion dans leur carrière et qu’à profiter des dollars généreusement dépensés par celui que ses détracteurs appellent « Martin Luther Queen ». Il ne semble plus guère intéressé par l’actualité provenant d’outre Atlantique, réservant ses emportements pour certains hôtes mal avisés de ses dîners tardifs.

TOURBILLONS, de Claude Cagnasso illustrations de Marjorie C. (Les Dossiers d’Aquitaine – 42 p. – 10 € - chez l’auteur : Le Bourg – 58140 Vauclaix). Claude Cagnasso nous a habitués à des ouvrages classiques, faussement classiques. En fait, il invente des formes fixes. Ici, je ne serais pas loin de parler par exemple, à propos de certaines pièces, de sonnets en prose. La page est toujours en tout cas particulièrement équilibrée, l’effet visuel ne peut échapper. J’ose à peine insister sur le titre et le poème qui ouvre le recueil, à vous de vous montrer attentifs. il y a dans cet ensemble un jeu, qui n’a rien d’un amusement pourtant. Les textes sont graves, reflets d’une somme d’existences vouées à la difficulté de vivre qui va s’intensifiant avec l’expérience, jusqu’au renoncement : il ne semble pas y avoir de combat qui vaille. Finalement, « quand j’aurai désappris les temps du verbe aimer, il n’y aura plus rien à dire. Rien à écrire. Plus rien à chanter. Plus rien à faire. » On aimerait croire à une pose. Il n’en est rien. Claude, je salue ta profonde mélancolie comme le signe encore d’une attache humaine à notre commune condition. Ce recueil sans fard, bénéficie d’une facture qui fait honneur à son éditeur. J-M.L.

Il publie en 1976 Little Man, Little Man, une histoire pour enfants, et en 1979 son dernier roman, Just above my Head (Harlem Quartet), où il ose enfin mettre en scène et assumer son homosexualité. En 1983, encouragé par Marguerite Yourcenar, il signe un contrat le liant au Five Colleges Incorporated pour des conférences régulières. Il boit beaucoup, souffre d’attaques cardiaques et se sent de plus en plus attiré par les jeunes hommes. Il se partage entre ses cours et des temps de repos à Saint-Paul-deVence. Il reçoit en 1986 la Légion d’Honneur des mains du président François Mitterrand. Affaibli, amaigri, mais lucide jusqu’au bout, James Baldwin meurt dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1987. Rapatrié par les soins de la famille et des amis, le cercueil rejoint les EtatsUnis pour les funérailles célébrées en la cathédrale Saint-John-the-Divine de New York.

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Présence de Marcel MARTINET Marcel Martinet, contre le courant par Charles JACQUIER responsable de la collection "Mémoires sociales" (Agone éditeur) et de la rubrique "Histoire radicale" de la revue *Agone.

L'article suivant, premièrement intitulé, "Marcel Martinet ou l'orgueil de la fidélité", a paru d'abord dans le "bulletin de critique bibliographique"- A contretemps (n° 19, mars 2005) à l'occasion de la réédition de Culture prolétarienne et des Temps maudits chez Agone dans les collections "Mémoires sociales" et "Marginales" en 2003 et 2004. En même temps, la revue Agone publiait également un dossier consacré à Martinet reprenant plusieurs de ses textes : -"Civilisation française en Indochine" -"Vous avez cessé d’être « l’un contre tous ». Lettre ouverte à Romain Rolland" -"Le 30 juin de Staline. Qu’avez-vous fait de la révolution d’Octobre ?". Les anciens numéros d'Agone sont consultables sur le net : http://revueagone.revues.org/ Ceux de A contretemps : http://acontretemps.org/ Contrairement aux années qui suivirent Mai 68, où fleurirent les études et les rééditions d’ouvrages sur le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme1, la période qui s’ouvre en 1995, marquée par un regain des luttes sociales jusqu’en 2003, ne manifeste pas un réel intérêt pour cette expérience historique fondamentale dans la formation et l’identité du syndicalisme français alors que, paradoxalement, elle voit refleurir nombre de ses méthodes

d’action (action directe, boycottage, sabotage) ainsi que le spectre de son grand thème mobilisateur, la grève générale. A l’occasion de la réédition de Culture prolétarienne, un des classiques de ce courant, nous voudrions nous attarder sur, en rappelant aux lecteurs d’aujourd’hui quel a été l’itinéraire de Marcel Martinet, l’origine de son intérêt pour cette question et la conception qu’il en avait. D’abord, afin de réparer le tort fait à un oublié qui paya son engagement social au prix fort d’un injuste oubli de son œuvre littéraire, alors que tant d’écrivains médiocres bénéficient régulièrement des largesses de l’Etat et de l’Université pour de laborieuses redécouvertes sans lendemain. Cet écrivain est en effet l’un des

1

Signe des temps, c’est dans une collection universitaire que paraît le recueil de textes d’Henri Dubief, Le Syndicalisme révolutionnaire, Paris, Armand Colin, 1969.

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rares intellectuels qui ait manifesté une fidélité sans faille au syndicalisme révolutionnaire - à travers la Vie ouvrière (avant 1914), puis la Révolution prolétarienne (à partir de 1925), deux revues animées par Pierre Monatte, le seul véritable continuateur de Fernand Pelloutier. Ensuite, afin de remettre à jour sa conception d’une culture prolétarienne comme weltanschaaung, inséparable d’un réel syndicalisme d’émancipation.

pacifiste et révolutionnaire du mouvement ouvrier de l’époque prétend s’y opposer jusqu’au dernier moment. Rappelons quelques dates et quelques étapes de cette marche à la guerre2. En 1904, avec “l’Entente cordiale”, la GrandeBretagne, première puissance économique mondiale, enterre ses rivalités séculaires avec la France devant le développement de l’Allemagne qui menace sa suprématie. En 1907, le royaume britannique se réconcilie aussi avec la Russie tsariste en vue d’encercler l’Allemagne et ses alliés de l’Empire austro-hongrois. Les camps sont en présence, il ne reste plus que le prétexte à trouver, et ceux-ci ne vont pas manquer avec le partage des quelques pays qui échappent encore à l’avidité des puissances impérialistes. Deux crises internationales majeures ont lieu en 1905, puis 1911, entre la France, soutenue par l’Angleterre, et l’Allemagne pour le contrôle du royaume chérifien. En 1911, le Maroc devient un protectorat français (la partie la plus au sud revenant à l’Espagne), tandis que l’Allemagne accepte une compensation territoriale au Congo devant l’intransigeance britannique. L’année suivante débute la guerre dans les Balkans, attisée par la Russie tsariste, qui exacerbe les rivalités au centre même de l’Europe3. Dans tous les pays, les gouvernements décident une augmentation des crédits militaires. En juillet 1913, le Reichstag approuve une loi sur le réarmement allemand qui porte les effectifs de 700 000 à 850 000 hommes en temps de paix (1 500 000 avec les réservistes), tandis que le gouvernement français obtient du Parlement et du Sénat le retour du service militaire à trois ans, alignant désormais 780 000 hommes, avec un allié russe qui dispose de 1 800 000 hommes. Depuis longtemps, l’ensemble du mouvement

Au service de la classe ouvrière Né le 22 août 1887 à Dijon dans une famille aux convictions républicaines et anticléricales, Marcel Martinet entra au lycée Louis-le-Grand en 1905 et fut reçu au concours de l’Ecole normale supérieure en 1907. Renonçant à passer l’agrégation pour se consacrer à la littérature, il obtient un poste de rédacteur à l’hôtel de ville de Paris où il travaille aux côtés de Louis Pergaud, l’auteur de la Guerre des boutons, qui sera tué au front en 1915. Durant ces années d’avant-guerre, il commence à écrire de la poésie et du théâtre, tout en s’interrogeant sur la place de l’art dans la société. Il collabore ainsi à la revue l’Effort (devenue l’Effort libre), de Jean-Richard Bloch, et lit le bimensuel syndicaliste révolutionnaire la Vie ouvrière, où il découvre les articles d’Albert Thierry sur l’éducation, qui le passionne. Martinet n’est encore qu’un sympathisant du syndicalisme révolutionnaire et un observateur attentif des luttes sociales. C’est la déclaration de guerre et le ralliement du mouvement ouvrier à l’Union sacrée qui va le jeter dans la mêlée alors que tous, ou presque, se sont résignés à l’irréparable, quand ils ne s’y sont pas ralliés avec l’enthousiasme des néophytes. Pour comprendre l’ampleur du traumatisme subit par ces militants lors de la déclaration de guerre, il faut souligner que les nuages s’amoncellent depuis une dizaine d’années et que le déclenchement du conflit n’est pas vraiment une surprise; ensuite que la culture

2

Lire Alfred Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la guerre. De l’Union sacrée à Zimmerwald, Paris, Librairie du travail, 1936. 3 Léon Trotski, Les Guerres balkaniques 1912-1913, Paris, Editions Science marxiste, 2002.

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socialiste voit dans la guerre une conséquence du capitalisme, mais se divise sur les moyens de s’y opposer4. Au congrès de l’Internationale ouvrière socialiste de Stuttgart (18-24 août 1907) -la IIe Internationale-, une motion de synthèse inspirée par Jean Jaurès et adoptée à l’unanimité déclare : “Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, [les socialistes] ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste.” En 1910, au congrès de Copenhague, l’examen d’une proposition du député travailliste Keir Hardie et du socialiste français Edouard Vaillant préconisant la grève générale afin de paralyser la mobilisation en cas de guerre est renvoyée au congrès qui aurait dû se dérouler à Vienne trois ans plus tard. Il fut repoussé, en août 1914, afin de coïncider avec le vingt-cinquième anniversaire de la fondation de la IIe Internationale. Ce sera le “ congrès manqué ” (Georges Haupt) qui devait décider des moyens appropriés pour lutter contre les dangers de guerre. En France, où la tradition révolutionnaire perdure, l’on ne s’embarrasse pas des hésitations de la social-démocratie allemande en mal de respectabilité. Ainsi à la conférence extraordinaire des Bourses du travail et des fédérations de la CGT (octobre 1911), une motion proclame : “A toute déclaration de guerre, les travailleurs doivent, sans délai, répondre par la grève générale révolutionnaire.” Deux semaines avant la mobilisation générale, une résolution du congrès national du Parti socialiste (14-16 juillet 1914) préparant le congrès international de Vienne réaffirme : “Entre tous les moyens employés pour prévenir et empêcher la guerre, et pour imposer aux gouvernements le recours à l’arbitrage, le congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés, ainsi que l’agitation et l’action populaires sous les formes les plus actives. ” Le 4 août, avec le discours de Léon Jouhaux, le secrétaire général de la CGT, sur la tombe de Jaurès, les leaders socialistes et syndicaux passent des menaces de grève générale à l’Union sacrée. L’on voit aussi, après la défaite

de Charleroi, deux socialistes entrer au gouvernement le 26 août : Jules Guesde devient ministre d’Etat et Marcel Sembat ministre des Travaux publics (Léon Blum est son chef de cabinet), tandis que Gustave Hervé, qui, quelques années auparavant, prônait l’insurrection et voulait planter le drapeau tricolore dans le fumier, transforme la Guerre sociale en la Victoire... L’entrée en guerre et ces ralliements massifs à l’Union sacrée laissent désemparée une poignée de militants internationalistes qui ne veulent pas renoncer. Ainsi Pierre Monatte et Alphonse Merrheim formulent “l’initiale protestation du monde prolétaire français contre la guerre” (Raymond Lefebvre). L’un d’entre eux, Alfred Rosmer, raconte : “Dans ce Paris vide et bouleversé, nous entreprîmes, Monatte et moi, la recherche des îlots de résistance qui pouvaient exister (...) Un jour, au retour de nos décevantes pérégrinations, nous trouvâmes un mot de Marcel Martinet. Il était venu assez récemment chez nous, mais très informé des questions et de l’action ouvrières, il nous avait tout de suite apporté un concours actif. Ses quelques lignes disaient en substance : “Est-ce que je suis fou ? Ou les autres ? ” Nous allâmes chez lui sans tarder. C’était la première fois que nous touchions la terre ferme : nous en éprouvions une grande joie. Martinet fut dès lors de toutes nos entreprises, étroitement associé à notre travail : il sera le poète de ces temps maudits.” 5 Exempté de service militaire pour raison de santé, Martinet reste à Paris et entreprend une correspondance avec Romain Rolland dès la fin octobre 1914, ce dernier résidant alors en Suisse. Il y publie Au-dessus de la mêlée, premier signe tangible d’une résistance à la marée chauvine dans les milieux intellectuels - une marée unanime aux accents nauséabonds venant de tous les secteurs de l’intelligentsia qui mêlait un nationalisme revanchard à un racialisme pseudo-scientifique. On a du mal aujourd’hui à imaginer quelle a pu être l’ampleur de “la grande courbure de la production intellectuelle de guerre devant l’horreur guerrière” et “la facilité avec laquelle les penseurs, les universitaires, les spécialistes des sciences sociales [glissèrent] aussi vite que les littérateurs sur la pente du journalisme de propagande, de la pensée intoxiquée et

4

5

Lire Georges Lefranc, Le Mouvement socialiste sous la Troisième République, tome I (1875-1920), Paris, Payot, 1977.

Alfred Rosmer, op. cit., p. 211-212. Les Temps maudits, de Marcel Martinet, ont été réédités par Agone (2003).

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intoxicatrice ”6. Elle touche jusqu’aux anciens dreyfusards ayant fait carrière dans l’Université qui se regroupent dans un Comité d’études et de documents sur la guerre dont le secrétaire est Emile Durkheim et dont les respectables membres sont Charles Andler - un proche de Lucien Herr au moment de l’Affaire - Joseph Bédier, un professeur de littérature et d’histoire médiévales du Collège de France, le philosophe Henri Bergson, l’historien Charles Seignobos, etc. Il va de soi que le même phénomène se retrouve dans les pays du camp adverse où les mêmes causes produisent les mêmes effets, ainsi qu’en témoigne la pièce de Karl Kraus, les Derniers Jours de l’humanité, dont le message, “hormis le côté prophétique et apocalyptique, ne diffère guère de ce que, très courageusement, a accompli l’équipe du Canard enchaîné de 1916 à 1918 ”7. Pour des hommes comme Martinet, cette Pour des hommes comme Martinet, cette propagande outrancière et omniprésente devient l’expression que l’on connaît : le bourrage de crâne8. Pour s’y opposer quelques militants se retrouvent à la petite boutique de la Vie ouvrière sise au coin de la rue de la Grange-aux-Belles et du quai de Jemmapes, à Paris. L’un de ses participants, Raymond Lefebvre, en a donné une description forte et fidèle : “On se bornait à tisonner tristement les restes refroidis de l’Internationale ; à dresser, d’une mémoire amère, la liste immense de ceux qui avaient failli ; à entrevoir avec une clairvoyance inutile la longueur d’une lutte d’usure où seule serait vaincue la civilisation. Un orgueil sombre nous restait. L’orgueil de la fidélité à la foi, l’orgueil de résister au déferlement de la sottise, sous laquelle, Romain Rolland seul excepté, les fronts les plus puissants s’étaient vautrés. Rosmer, le poète Martinet, Trotski, Guilbeaux, Merrheim et deux ou trois autres dont j’ignore les noms, nous avons su, en plein Paris, être à la fois parmi les derniers Européens de la belle Europe intelligente que le monde venait de perdre à jamais, et les premiers hommes d’une

Internationale future dont nous gardions la certitude. Nous formions la chaîne entre les deux siècles... Oui... ce sont là des souvenirs d’orgueil.”9 Martinet participe également aux réunions de la Société d’études documentaires et critiques sur les origines de la guerre, animée par Mathias Morhardt et Georges Demartial, et au Comité pour la reprise des relations internationales créé après la conférence de Zimmerwald, en septembre 1915. À partir de l’été 1916, il collabore régulièrement à l’Ecole de la Fédération, nouveau nom de l’Ecole émancipée, l’organe de la Fédération des syndicats d’instituteurs, y tenant une rubrique intitulée “La semaine”, revue des faits marquants, augmentée de réflexions qui traduisaient à la fois une grande lucidité et une non moins grande fermeté de convictions. En décembre 1916, il est inquiété par le ministère de l’Intérieur et menacé de perdre son emploi suite à sa rédaction d’une “pétition sur les buts de guerre de la France”. L’année suivante, son recueil de poèmes, les Temps maudits, paraît en Suisse grâce à Henri Guilbeaux et à Romain Rolland. Ce dernier considère qu’il s’agit de “l’œuvre la plus poignante de la guerre”. En avril 1918, il lance avec quelques amis un hebdomadaire, la Plèbe, dont il rappelle les buts dans Culture prolétarienne. Il participe au Comité pour l’adhésion à la IIIe Internationale et à la petite équipe qui relance la Vie ouvrière en avril 1919. En 1921, il est appelé par Amédée Dunois à l’Humanité pour prendre la direction de la page littéraire du quotidien communiste, où il déploie une intense activité. Il lance aussi une autre revue, les Cahiers du Travail, qui publiera notamment la première traduction française des Lettres de la prison de Rosa Luxemburg. Ces cahiers étaient inspirés par les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, non au service d’un homme mais du prolétariat. Surmené par plusieurs années de combats, par les querelles qui divisent le mouvement ouvrier au début des années 1920 et par les violentes luttes de tendances au sein du Parti communiste, mais aussi par de nombreuses épreuves personnelles, il tombe gravement malade du diabète en 1923. Son état va désormais nécessiter des soins constants et réguliers, et les années qui lui restent à vivre vont être marquées par de longs séjours en clinique et l’obligation de réduire ses activités.

6

René Lourau, Le Lapsus des intellectuels, Toulouse, Privat, coll. “ Réflexion faite ”, 1981, p. 106. 7 Gérald Stieg, Postface à Karl Kraus, Les Derniers Jours de l’humanité, Marseille, Agone, coll. “Marginales”, 2000, p. 226. 8 Alfred Rosmer en donne quelques exemples significatifs, aussi bien avant que pendant la guerre, en particulier le bobard des “ cosaques à cinq étapes de Berlin ” (op. cit., p. 567-568).

9

Préface de L’Eponge de vinaigre, cité in Alfred Rosmer, op. cit., p. 218.

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Après avoir repris quelque temps son emploi à l’Hôtel de Ville, il entre aux éditions Rieder en 1929 grâce à Jean-Richard Bloch. Il y est d’abord lecteur, puis directeur littéraire jusqu’en 1934. Dès 1925, il fait partie du noyau de militants qui, autour de Pierre Monatte, publient la revue syndicaliste la Révolution prolétarienne après leur départ du PC. A partir de là, son parcours va se dérouler plus que jamais contre les courants qui vont dominer désormais aussi bien le mouvement syndical que les partis ouvriers censés représenter les intérêts du plus grand nombre10. En 1933, il dénonce vigoureusement les exactions du colonialisme français en Indochine après les massacres de Yen-Bay11. Il prend aussi fermement la défense de Victor Serge, envoyé en relégation et persécuté en URSS, dont le cas mobilise trois ans durant les courants minoritaires de la gauche française qui refusent le stalinisme12. Protestant avec énergie, après les procès de Moscou, contre l’attitude de ses amis Jean-Richard Bloch et Romain Rolland qui resteront silencieux devant la terreur en URSS13, il s’interroge : “Les révolutionnaires de profession, il paraît que cette race existe, ne feront pas mal de se demander ce que peut devenir la cause qu’ils croient continuer”14. Au lendemain du 6 février 1934, il est l’un des

premiers signataires de l’"Appel à la lutte pour l’unité d’action contre la menace fasciste”, initiative qui trouvera son prolongement dans le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes15. Le 25 février 1939, il donne encore une conférence au Centre confédéral d’éducation ouvrière de la CGT sur la possibilité d’une culture prolétarienne : “Pour qui s’inquiète du destin de la classe ouvrière, de sa capacité, de son avenir, de ses moyens de culture, c’est sans doute la première question qui se pose, la question préalable.”16 Ces dernières années sont assombries par la progression de son mal, la marche vers la guerre et le déclenchement d’un second conflit mondial qui sonne le glas de toutes ses espérances. Il n’en continue pas moins à écrire un dernier roman, le Solitaire, dont le héros se suicide lors de la déclaration de guerre. Marcel Martinet s’éteint le 18 février 1944. Aux origines d’une démarche Durant les premières années du XXe siècle, Marcel Martinet fait partie des jeunes intellectuels qui vont se retrouver autour de nouvelles revues comme l’Effort libre, afin de rompre avec une époque qui n’a “pour horizons qu’un dreyfusisme dégradé d’une part, un nationalisme exacerbé d’autre part”17. A la suite de l’affaire Dreyfus de nombreux socialistes se rallient à la République, sanctuaire des droits et des libertés, indispensable, selon eux, à l’avènement futur du socialisme, tandis que d’autres se refusent à pactiser avec une république bourgeoise qui résout la question

10

Lire son article, “Contre le courant” (Europe, 15 mai 1926) dans le dossier de la revue Gavroche (n° 134, mars-avril 2004), “Marcel Martinet au service de la classe ouvrière”, p. 6-14. 11 Lire sa brochure Civilisation française en Indochine publiée en 1933 sous l’égide du Comité d’amnistie et de défense des Indochinois et des peuples colonisés et reprise dans Agone, n° 31-32 (2004). 12 Lire M. Martinet, Où va la Révolution russe ? L’affaire Victor Serge, Paris, Librairie du travail, 1933 [réimpression Plein Chant, 1978]. 13 Les articles de la Révolution prolétarienne, “ Lettre à Romain Rolland” et “Le 30 juin de Staline. Qu’avezvous fait de la révolution d’octobre ?” (n° 195, 25 janvier et n° 230, 10 septembre 1936) sont également repris dans Agone, n° 31-32. 14 Marcel Martinet, Le Solitaire, Paris, Corrêa,1946, p. 299.

15

Lire ses réflexions sur le fascisme (et le stalinisme) et le culte du chef, in “Le Chef contre l’homme, nécessité d’un nouvel individualisme”, reproduites Agone pages 10 à 18. 16 “Pour la culture prolétarienne”, la Grande Revue, avril 1939. 17 Christophe Prochasson, “L’Effort libre de JeanRichard Bloch (1910-1914)”, Cahiers Georges Sorel, “ Les revues dans la vie intellectuelle 1885-1914 ”, n°5, 1987, p. 105-106.

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sociale en envoyant l’armée contre les ouvriers en grève. Ainsi Georges Sorel, ancien dreyfusard lui-même, considère que “le dreyfusisme n’avait été rien d’autre que le masque utilisé par une bourgeoisie éclairée désireuse d’accéder à la direction de l’Etat”18. Afin de sortir d’une impasse entre une vraie droite de plus en plus revancharde et nationaliste et une fausse gauche de gouvernement de plus en plus compromise dans la défense de l’ordre social, les jeunes intellectuels comme Martinet souhaitent “régénérer une société occidentale entrée en décadence” et mettent leurs espoirs dans le développement du mouvement ouvrier, mêlant avant-garde politique et avant-garde artistique19. Ainsi l’Effort libre se veut le pendant intellectuel de la revue syndicaliste la Vie ouvrière. Les raisons de l’attirance de Martinet pour les idées révolutionnaires sont, selon l’un de ses amis de l’époque, “les déceptions causées par le régime politique, son impuissance à résoudre les problèmes sociaux, l’impression que la classe aisée se détournait de la culture désintéressée et qu’une transformation profonde de la société pouvait seule créer une civilisation nouvelle et régénérer les lettres, la hardiesse, la netteté de vue, l’honnêteté de certains militants ouvriers comme Pierre Monatte, Alfred Rosmer, groupés surtout à la Vie ouvrière d’avant 1914, de vieilles sympathies pour le peuple qui souffre de tout et reste sain, une conception de Montagnard d’autrefois, rajeunie par les scandales financiers et les curées partisanes de la IIIe République, une propension instinctive pour les causes qui pouvaient procurer plus de coups que de prébendes [...]”. Enfin, on peut considérer qu’il partageait avec le personnage principal de son dernier roman les raisons d’une adhésion morale aux idées du syndicalisme révolutionnaire : “Ce que les uns et les autres [anarchistes et socialistes] apportaient de propre, de viril, de fécond, est passé dans le syndicalisme ouvrier. [...] Dès le début aussi, en 1909, je me suis abonné à une petite revue à couverture grise bien présentée et surtout bien faite, la Vie ouvrière. [...] Par son sérieux, sa probité, sa force, son amplitude, son intelligence ouvrière et humaine,

la petite revue a été une œuvre extraordinaire et que rien, de loin, n’a égalée dans le mouvement ouvrier français. Pour moi, elle m’a vraiment instruit, dans le sens où j’avais besoin de l’être : instruit, fortifié et libéré. Dans son isolement, avec ses ressources infimes, sa frêle armature, son faible équipage, cette petite corvette avait infiniment plus de sens, d’allant et de vigueur réelle que les cuirassés richement pourvus et soutenus par les organisations officielles ou officieuses qui, elles-mêmes, semblaient si puissantes, dirigées par tant de brillants esprits, et qui se prétendaient si sûres de mener à la victoire les troupes de plus en plus considérables qui les suivaient ”20. Au tournant du siècle, se déroulent des expériences nouvelles d’éducation qui vont marquer durablement les contemporains. En réponse à l’école officielle soumise à l’autorité de l’Etat et accusée de reproduire les inégalités sociales, le mouvement ouvrier apporte son soutien à deux systèmes éducatifs : les Bourses du travail21 et les Universités populaires22. Ces dernières, nées avec l’affaire Dreyfus dans le sillage de la bourgeoisie libérale, souhaitaient “aller au peuple” pour lui apporter l’enseignement qu’il n’avait pas pu recevoir, dans un contexte où nombre d’intellectuels considéraient que la République était menacée par l’armée et par l’Eglise. Entre 1899 et 1908, 230 Universités populaires voient le jour en France, avec un public estimé à 6 000 auditeurs à Paris en 1900, et plus de 50 000 en 1901-1902 pour tout le pays. Après 1902, l’expérience s’étiole avec la fin des passions soulevées par l’affaire Dreyfus et une inadéquation entre les thématiques des intellectuels et les publics auxquels ils prétendaient s’adresser. Le jeune Martinet, témoin de l’essor et de l’échec des Universités populaires, écrira explicitement les articles qui composent Culture prolétarienne en réaction aux défauts initiaux, puis aux dérives qui marquèrent leur 20

M. Martinet, Le Solitaire, op.cit., p. 292-293. Lire la classique Histoire des Bourses du travail de Fernand Pelloutier [1902] préfacée par Georges Sorel (réimpression Gordon & Breach, 1971). Lire également David Rappe, La Bourse du travail de Lyon, une structure ouvrière entre services sociaux et révolution sociale, Lyon, ACL, 2004. 22 Lucien Mercier, Les Universités populaires (18891914), éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, Editions ouvrières, coll. “Le Mouvement social”, 1986. 21

18

Christophe Prochasson, “ Georges Sorel 18471922”, in Michel Drouin (dir.), L’Affaire Dreyfus de A à Z, Flammarion, 1993, p. 292. 19 Christophe Prochasson, Les Intellectuels, le socialisme et la guerre 1900-1938, Le Seuil, coll. “L’univers historique”, 1993, p. 72.

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brève existence. Au contraire de l’esprit de réconciliation des classes qui avait présidé à la naissance des Universités populaires, les Bourses du travail, sous l’influence de Fernand Pelloutier, veulent faire du savoir une arme pour les ouvriers dans la lutte des classes, en créant des écoles syndicales. Mais avec l’apparition du syndicalisme enseignant et la guerre de 1914 qui marqua le coup d’arrêt des Bourses du travail, le mouvement ouvrier confiera désormais au syndicalisme enseignant le soin de réformer l’école officielle, abandonnant l’idée d’un contrepouvoir autonome dans le domaine éducatif. Selon Edouard Dolléans, le mouvement syndical des années 1900-1920 s’est incarné dans les figures de trois militants - aujourd’hui bien oubliés : Victor Griffuelhes, Alphonse Merrheim et Albert Thierry23. Ce dernier joue un rôle de tout premier plan dans les questions illustrées par le débat entre les Universités populaires et les Bourses du travail. Né en 1881 et fils d’un ouvrier maçon, il fut admis à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud après de brillantes études. Il enseigna notamment à l’école normale de Versailles. Son patriotisme le poussa à rejoindre le front où il fut tué au printemps 1915. Anarchiste durant son adolescence, il évolua vers le syndicalisme révolutionnaire grâce à Pierre Monatte -malgré des réticences sur l’antipatriotisme, le néo-malthusianisme, le sabotage. Proche des conceptions d’un syndicalisme constructif développées par Alphonse Merrheim, Albert Thierry n’était pas lui-même un militant syndicaliste, mais ses écrits ont exercé une influence déterminante sur ses amis syndicalistes, notamment chez les pionniers du syndicalisme enseignant. Il a développé une pédagogie et une éthique syndicalistes, qui se résume dans le “refus de parvenir”, qui n’est “ni refuser d’agir ni refuser de vivre”, mais “refuser de vivre et

d’agir aux fins de soi”. Admirateur de Fernand Pelloutier, le pionnier de la Fédération des Bourses du travail mort en 1901, lecteur de Proudhon et de Georges Sorel, Albert Thierry voulait faire, selon Dolléans, “du syndicalisme un foyer”, donnant à “l’action du mouvement ouvrier pour idéal d’être une Ecole pouvant former des hommes fiers et libres”. Selon lui, le syndicalisme devait conduire à “une rénovation de la société par la rénovation de l’homme”. Enfin, sa personnalité incarne, avant tout, “l’idéal du militant dans sa pureté et dans son entier désintéressement”. Ses articles publiés dans Pages libres, l’Ecole rénovée et la Vie ouvrière ont été rassemblés dans le recueil Réflexions sur l’éducation (La Librairie du travail, 1923), que Martinet préfaça. Repris dans Culture prolétarienne, ce texte raconte comment le jeune Martinet fut amené à s’intéresser à la revue la Vie ouvrière et l’importance de cette rencontre intellectuelle : “Errant alors à travers cette politique d’opposition républicaine, d’extrême gauche parlementaire, que le socialisme était devenu dans sa plus visible part, y poursuivant ce qui n’était plus guère que des ombres, soudain je découvrais là, dans les pages de Thierry, le rassemblement, la justification, exprimés avec la hardiesse du bon sens et de la foi, d’un but, d’une méthode, de tout un autre socialisme, jusque-là vaguement pressenti [...]” Cet autre socialisme, le socialisme ouvrier, Martinet va le systématiser dans sa conception de la culture par et pour le peuple. Pour une Culture prolétarienne Au départ, il y a chez Martinet la conviction que la société bourgeoise ne peut plus assurer une civilisation véritablement humaine et que ses possibilités progressistes étant épuisées elle va désormais vers le pire. Cette intuition de jeunesse se voit confirmée par la guerre de 1914 qui constitue un traumatisme majeur pour tous les contemporains. Qu’on en juge : au XIXe siècle, la guerre la plus meurtrière, le conflit francoprussien de 1870-1871, fit 140 000 morts côté

23

Edouard Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier, tome III. (De 1921 à nos jours), Paris, Armand Colin, 1960, p. 267-272.

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français, environ 45 000 chez les Prussiens, alors que dix millions de personnes vont trouver la mort durant la Première Guerre mondiale, entraînant une “brutalisation” des sociétés européennes dans laquelle de nombreux historiens voient l’origine des totalitarismes24. La bourgeoisie n’a plus pour programme que de conserver son pouvoir et ses privilèges : “Travaillée par le désordre économique, elle perd de plus en plus la faculté de perpétuelle réparation, de perpétuelle recréation qui fait les civilisations. Tout ce qui reste en elle d’énergie s’applique précisément à corrompre le peuple ici comme ailleurs, à lui donner pour éducation les rinçures de sa vaisselle d’or ébréchée”25. Au lendemain de la guerre de 1914, Martinet craint désormais l’avènement d’“une ère de grande féodalité impérialiste s’élevant sur la taylorisation des masses”. Pour s’y opposer, il part du constat lucide de ce qui est, de ce qu’il nomme la loi d’airain de l’instruction : “La société bourgeoise salarie le prolétaire suivant une courbe qui traduit, selon les temps et les circonstances, les besoins de la subsistance et de la reproduction. Elle lui dispense dans la même mesure une instruction proportionnée au profit qu’elle veut tirer de lui. [...] L’enfant du peuple, disait-il encore, sort de l’école sachant lire. Et c’est tout. Ce qui caractérise cette instruction, c’est la misère de la culture concédée au peuple.” En conséquence, “le pire ennemi de l’intelligence, le pire ennemi de la révolution, aujourd’hui, ce n’est plus l’ignorance, mais l’instruction faussée, tronquée, truquée, telle que la société bourgeoise la donne au peuple”. Et Martinet fustige le journal qui répand “une opinion unique, l’opinion officielle, orthodoxe, le plus hideux triomphe de la médiocratie”. Pour sortir de cet abaissement où le maintient l’idéologie dominante, il faut, dit-il, que “l’homme lève les yeux de la tâche où il peine contre terre, pour rêver, désirer son élévation, vaincre la vie”. Mais afin d’éviter des déconvenues, il revient d’abord sur ce qu’il ne faut pas faire : une grande réunion publique avec des “ ténors ” que l’on viendra écouter béatement comme celle des Universités populaires. Reprenant les paroles de Pelloutier, il montre que

ce qui manque le plus aux ouvriers c’est la science de leur malheur, “justification et aliment de [leur] conscience révolutionnaire”. L’ouvrier va devoir acquérir une “connaissance exacte des réalités et des puissances du monde” afin de le changer, mais depuis son expérience quotidienne, sa connaissance du métier, de son milieu professionnel. Et cette culture “doit naître et vivre du syndicat, en pleine vie syndicale”. Pour assurer la solidité de cette entreprise de grande envergure, il faut, selon lui, que “nous ayons le sentiment que nous n’entreprenons pas seuls et pour nous seuls, mais que notre travail répond à une pensée et à une espérance communes” : c’est ce qu’il appelle la leçon des cathédrales. Il détaille ensuite les conditions nécessaires à l’éclosion d’un organisme de culture ouvrière en symbiose avec les structures syndicales de sa ville ou de sa profession d’origine (un local, quelques bonnes volontés) ; le travail à effectuer ; l’importance de la lecture et du livre (“Soigner ses livres, c’est une vertu qui en suppose d’autres”) ; les profits de la culture en communauté et le rayonnement qu’elle peut avoir dans la vie quotidienne. Il s’appuie sur un certain nombre d’exemples comme le Sou du soldat, une institution syndicale de la CGT d’avant 1914 destiné aux jeunes appelés sous les drapeaux, des revues ouvrières auxquelles il a participé comme la Plèbe ou les Cahiers du Travail, mais aussi des groupes d’enfants, les fêtes du peuple, etc. En dehors de l’introduction, tous les articles qui composent Culture prolétarienne sont écrits entre 1918 et 1923, à une époque où il faut reconstruire un véritable mouvement ouvrier et révolutionnaire et où une telle reconstruction semble possible à l’artisan d’une culture ouvrière autonome pour servir la lutte de classe et pour sauver une civilisation mise en péril par la démence du capital - d’où ses aspects concrets, pratiques, ses conseils, son discours de la méthode... En 1935, quand il rassemble ces articles en volume, Martinet doit tenir compte de la décennie écoulée en précisant que désormais “la culture de la classe ouvrière est aujourd’hui plus difficile qu’elle ne l’était avant 1914” à cause du “renforcement de la mainmise capitaliste sur l’ensemble du monde” et de “l’abaissement matériel et spirituel du prolétariat” (guerre mondiale, taylorisme). L’ombre du fascisme pèse désormais sur le mouvement ouvrier, tandis qu’il est perverti, du dedans, par le stalinisme. Le drame de Martinet, comme celui de beaucoup d’autres militants sincères, fut de croire

24

Lire Georges L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette/Pluriel, 2003. 25 Toutes les citations suivantes sont extraites de Culture prolétarienne.

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brièvement que le mouvement communiste pouvait contribuer à la renaissance des luttes autonomes d’un prolétariat révolutionnaire. S’opposant très tôt au stalinisme et à ses méthodes - aux antipodes de la culture de soimême prônée par Fernand Pelloutier -, il se retrouva donc une nouvelle fois minoritaire et à contre-courant. Il a donc des mots très durs sur ce qu’il appelle le communisme orthodoxe, par fidélité au communisme des années 1917-1923, la pseudo-culture de propagande qu’il promeut et le culte des chefs qui l’anime. Pourtant il ne renonce pas : “Quand l’homme découragé gémit qu’il n’y a plus rien à faire, c’est toujours que tout reste à faire ou à recommencer et c’est le moment de s’y coller sans délai.” Nul mieux que lui n’a défini la cohérence de son parcours - un parcours marqué du sceau de la fidélité : “Toute notre politique, toute notre philosophie et toute notre morale ont consisté, dès avant 1914, à tâcher de reconnaître l’intérêt de la classe ouvrière et à tâcher de la servir, dans les conditions qu’imposaient les circonstances historiques. Peut-être se trouve-t-il qu’ainsi nous aurons servi en même temps les intérêts réels de toute l’humanité, de la civilisation humaine ; si hérétiques que nous soyons, c’est sans doute là notre manière d’être marxistes. Mais notre préoccupation essentielle, notre tâche propre se résument en ce point : fidélité à la classe ouvrière.”26 Le mouvement syndical est en crise depuis longtemps, une crise aux multiples aspects sous l’effet des restructurations de l’appareil productif et des politiques néo-libérales de déréglementation. Depuis une dizaine d’années de nouvelles organisations de salariés, de chômeurs et d’exclus sont apparues sur le terrain. Si leur existence même constitue un espoir pour tous ceux qui ne se résignent pas à la marche du monde, il faut souligner qu’elles ont du mal à dépasser une critique interne des dérives de nos 26

sociétés. Ainsi, en 2003, durant le conflit sur les retraites, leurs éléments les plus avancés posaient la question de la répartition et de la redistribution des richesses, sans s’interroger sur leur nature ni sur les conditions de leur production. On voit pourtant une partie de ces militants reprendre du syndicalisme révolutionnaire quelques-unes de ses pratiques de rupture avec le système capitaliste : refus de la politique institutionnelle et des grands partis de gouvernement, rejet des bureaucraties syndicales, recours à l’action directe, au boycottage, appel à la grève générale. Tout cela semble aller dans le sens d’une réinvention - au moins partielle - du syndicalisme révolutionnaire français d’avant 1914. Mais jusqu’à présent, ces organisations n’ont pas su ou pas voulu instaurer un rapport vivant et critique avec cette tradition syndicaliste - sans l’idéaliser, ni chercher dans le passé des solutions clefs en main à nos problèmes d’aujourd’hui. Déléguant à des “organisations d’éducation populaire tournées vers l’action” - en fait, au sommet, des sortes de brain trust -, la critique des injustices et des inégalités de nos sociétés, elles délaissent une critique sociale radicale des fondements culturels de la “fabrication du consentement” et des mécanismes de reproduction sociale. Les thèmes les plus novateurs d’une telle critique (décroissance, lutte contre la publicité) apparaissent donc en dehors d’elles - sinon contre elles. Comme hier, ce qui manque le plus aux hommes pour s’affranchir d’une survie de plus en plus problématique, c’est bel et bien “la science de leur malheur”.

Agone, n° 31-32, p. 274.26

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Les Temps Maudits de Marcel Martinet, la poésie comme instance de résistance. par Vincent CHAMBARLHAC Maitre de Conférences, Université de Bourgogne Cet article reprend sous une forme condensée une part d’une thèse soutenue à l’Université de Bourgogne le décembre 2000. Vincent CHAMBARLHAC, Marcel Martinet, un parcours politique dans la gauche révolutionnaire, Thèse de doctorat sous la direction de Serge Wolikow, Université de Bourgogne, 986 pages.

Le lyrisme contre l’épopée Les Temps maudits se composent des poèmes travaillés au jour le jour, dès la veille de la guerre quand celle-ci est sue inévitable, jusqu'en 1915. La quotidienneté de cette écriture révèle une pratique identique à celle qui anime le projet de préface au recueil, Notre honneur2. Dégageant une plage de normalité dans un contexte guerrier qui le malmène, où l'inquiétude pour les proches, l'affliction devant les morts Louis Bourquin, son condisciple de l'École Normale -, les disparitions Louis Pergaud - et l'image de traître, car étranger à la ferveur patriotique, que lui renvoie la société lui sont autant d'épreuves, les poèmes des Temps maudits constituent pour Marcel Martinet le lieu où maintenir la positivité d'une identité sociale acquise avant-guerre. Si par les sujets mêmes des poèmes il regarde la guerre, cette pratique lui garantit, dans le noyau de la Vie Ouvrière, la permanence d'une identité acquise avant-guerre. Les Temps maudits expriment cependant plus que la continuité des pratiques poétiques d'avant-guerre ; ils manifestent, dans leur écriture même, le poids du contexte guerrier et, au-delà de la permanence des préceptes whitmanistes et unanimistes qui furent à la base de cette poétique, s'inscrivent dans le corpus des textes de guerre.

O meine Freunde Meine Feinde

O mes amis

Meine Geliebte

Mes ennemis Mes bien-aimés

Œuvre de circonstance, Les Temps maudits consacrent Marcel Martinet sur la scène littéraire de l'après-guerre. Pourtant, durant les derniers mois du conflit, leur réception est d'abord politique, à l'image de l'ensemble de la littérature pacifiste1. Son examen implique deux opérations distinctes ; la critique interne des poèmes révèle un travail d'écriture doublement contextualisé où le poème, maintenant à distance l'événement traumatique qu'est l'entrée en guerre, lui permet de ressaisir son identité sociale par la finalité même de sa composition, l'édition. Derechef dans l'espace public, la poétique de Marcel Martinet se lit pacifiste par le choix même d'un genre, le lyrisme, par l'utilisation directement poétique de ces rimes.

2

Notre honneur est un dossier inédit de 101 feuillets, écrits au jour le jour pendant la guerre par Marcel Martinet, parallèlement à l’écriture des poèmes dont il devait former la préface. Il est conservé à la BNF, département des manuscrits.

1

Cf. (L) RASSON. Écrire contre la guerre. littérature et pacifisme (1916-1938). Paris. L'Harmattan. 1997. p 44-45.

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L'engagement de ces rimes se noue ici quand, dans une écriture marquée par le fait guerrier, le poème se distingue de textes formellement similaires par le sens. S'ils manifestent une approche pacifiste de la guerre, celle-ci s'écrit pour maintenir l'identité sociale du poète ; dans l'écart signifié par le sens confié aux rimes se déploie les conditions de possibilité d'expression d'une culture et d'un message pacifiste dans un espace public marqué par l'Union Sacrée, en 1914-1915. En amont de la publication, le texte des Temps maudits permet la saisie des modalités d'appréhension du fait guerrier par Marcel Martinet au moment où la guerre s'étire, interminable et consensuelle dans l'opinion public. A contrario, l'analyse de la stratégie éditoriale suivie, des conditions de publication et de lecture - des poèmes esquisse les modalités par lesquelles se consacre la stature de poète militant pacifiste de Marcel Martinet. La poésie se mesure au fait guerrier. Elle l'éprouve, le fuit, tente d'en cerner les contours sans jamais véritablement l'esquiver. Réformé, Marcel Martinet s'avère dans l'incapacité de saisir l'expression du champ de bataille ; la guerre qu'il évoque dans ses rimes n'est jamais l'instant du combat : elle le précède, l'anticipe comme dans Ce Soir : "Mon ami, tu m'écris que c'est ce soir (...) Que c'est pour la première fois ce soir Que tu descendras dans les tranchées Au plein du crime et de la mort.3" Bâtie sur la lettre, la correspondance qui maintient le lien entre le front et l'arrière, le poème n'est qu'anticipation du sort de Pierre Monatte et réflexions sur les efforts d'hier aujourd'hui voués à l'échec. Déterminée par le nous qui désigne autant le destinataire supposé Pierre Monatte -, l'auteur et le lecteur potentiel, la rime identifie le combat pacifiste d'hier aux rêveries de "songe-creux" pour mieux ensuite, s'appuyant sur le champ de bataille, asseoir la force des convictions de l'auteur par le recours aux cadavres : "Ce que nous avions vu, c'était la chair des hommes Hachée, suppliciée, souillée, les milliers, les milliers d'agonisants, râlant, Abandonnés, Leurs corps crucifiés et mêlés aux cadavres, Les infirmes traînant leur vie désespérée,

Et tous ces hommes frères, et tués par des mensonges4." La majeure partie des poèmes composant Les Temps maudits observent un schéma semblable où la guerre s'approche par le recours à des scénettes ou des éléments de la vie quotidienne - comme la vue de médaillés militaires, un voyage en train, le vent de septembre, un quai... 5- et finalement se manifeste par l'évocation de cadavres. La poétique de Marcel Martinet participe alors d'une littérature d'exhumation selon les mots de Luc Rasson où "l'ordre du discours n'offre pas de salut : le gouffre entre les civils et ceux qui se battent est infranchissable même pour les mots6." Dans les notes inédites qui accompagnent la composition des Temps maudits, Notre honneur7, Marcel Martinet se sait éloigné des soldats, se fixe comme mission de témoigner des conditions de vie à l'arrière comme de maintenir l'ancienne vie : il se veut réfractaire moral comme il le confiait à Jean Richard Bloch8. La composition des poèmes exprime cette volonté quand toujours la guerre se fait surplomb des rimes ; quelle que soit l'accroche du poème, celle-ci mène au champ de bataille, aux cadavres. Les éléments naturels qu'ils soient saisons dans Vent de septembre, astres dans Étoiles, comme les détails de la vie quotidienne - à l'image du couple dans Vous lui disiez... - avouent l'incapacité du poète à conjurer ce surplomb guerrier. L'engagement de ses poèmes se signifie déjà dans cette incapacité à tenir une plume inactuelle. Si la multiplicité des accroches dénote l'éventuelle distanciation de l'expérience traumatique qu'est pour lui la guerre, son éternel retour connote le refus de sa banalisation. Plus encore que dans la dénonciation explicite du fait guerrier, les rimes 4

(M) MARTINET. Ce soir. In Les temps maudits. Paris. 10/18. 1975. p 133. 5 Les poèmes évoqués sont les suivants : Médailles, Voyages, Vent de septembre, Ce quai. Cf. (M) MARTINET. Les Temps maudits. Paris. 10/18. 1975. p 128, 127, 61, 71. 6 (L) RASSON. Écrire contre la guerre : littérature et pacifisme (1916-1938). Paris/Montréal. L'Harmattan. 1997. p 69. 7 (M) MARTINET. Notre Honneur. Manuscrit inédit. Bibliothèque Nationale. Microfilm n° 3857. folio 3. Nous avons déjà analysé ce passage. Cf. supra "Devant la guerre". 8 (M) MARTINET à (JR) Bloch. Lettre n° 97 du 6 février 1917. In Correspondance Jean Richard Bloch Marcel Martinet (1911-1935). Éditée par (H) TAKAHASHI. Chuô. Université de Chuô. 1994. p 94.

3

(M) MARTINET. Ce soir. In Les temps maudits. Paris. 10/18. 1975. p 130.

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établissent ici l'engagement du poète qui, s'il ne vit jamais le combat, éprouve la guerre de l'arrière ; cette incapacité à l'inactualité s'entend dès lors comme la mise en accusation du contexte guerrier au nom de l'arrière. La poétique qui anime les rimes renchérit le constat quand, par respect des préceptes de l'unanimisme ou du whitmanisme, le poète s'identifie aux figures anonymes et symboliques propres à évoquer la population civile, frappée par la guerre. Dans Tu vas te battre, la rime apostrophe pour s'y confondre un temps, le paysan, l'employé, le mineur, le verrier délaissant chacun leur emploi pour devenir soldat9 ; cette immédiate adéquation à des types propres à évoquer les classes populaires fit de ce poème le symbole même de

l'identification, s'il souligne dans l'intimité de Marcel Martinet le deuil d'une immédiate proximité avec les segments de la société dans lesquels il projetait naguère son travail de poète, construit simultanément, dans le corps même du texte, la reconnaissance future de son engagement pacifiste. Toujours, le poème se situe à la suture de l'intime et du public : "mon chant doit faire acte de foi12" écrit-il. Œuvre engagée, Les Temps maudits le sont par le texte, tant l'usage de référents communs à l'ensemble des discours de guerre construit le pacifisme du poème, et simultanément par sa lecture, lieu possible d'un pacifisme individuel ; dans l'espace public l'engagement de Marcel Martinet se devine dans la structure formelle de sa poétique, s'établit ensuite par les lectures opérées. Par leur lyrisme Les Temps maudits s'opposent à la prose et la poésie épique prônée par l'Union Sacrée, telle que l'Écho de Paris la campait le 20 juin 1915 : "L'importance, l'ampleur tragique de certains événements exige qu'ils soient célébrés ou commentés par de grands artistes et poètes. Dès le début de la guerre, les plus méditatifs d'entre eux, ceux dont l'effort intellectuel s'était le plus désintéressé des contingences, ont été ramenés violemment vers la réalité, ont senti l'instinctif besoin de donner à leur puissance de manieurs d'idées et à leur influence morale le maximum de portée utilitaire et positive 13." Érigés sur la communication d'une émotion qui relève en propre de l'intimité de l'auteur, les poèmes réfutent l'émotion collective et guerrière colportée par les thématiques bellicistes ; nul panache ne colore ces rimes qui, dans Poètes d'Allemagne, ô frères inconnus, chantent l'égalité des poètes allemands et français, également frappés par la solitude14. Stricto sensu, Les Temps maudits s'entendent comme la réponse aux axes discursifs du bourrage de crâne : contre la barbarie allemande, ils supposent l'égalité de tous, taisent l'héroïsme du combattant pour, dans

l'engagement révolutionnaire10 de Marcel Martinet, masquant ainsi la portée pacifiste au premier chef de cette pratique identificatoire employée ailleurs à propos des hommes de quarante ans - dont la progéniture est au front -, des femmes - mères ou amantes -, d'un vieil homme11... Fruit d'une poétique, ce tropisme de

MARTINET. Les Temps maudits. Paris. 10/18. 1975. pp. 86- 89, 68, 82. 12 (M) MARTINET. À mes enfants. Les Temps maudits. Paris. 10/18. 1975. p 141. 13 L'Écho de Paris du 20/6/1915 cité par (P) MATVEJEVITCH. Pour une poétique de l'événement. Paris. 10/18. 1979. 14 (M) Martinet. Poètes d'Allemagne, ô frères inconnus. Les temps maudits. Paris. 10/18. 1975. p 7278. Cf. ces vers : "Vous tels qu'ici je fus / Vous les plus solitaires (...) Vous tous, ô jeunes gens réprouvés, solitaires..."

9

(M) MARTINET. Tu vas te battre. Les Temps maudits. Paris. 10/18. 1975. p 55-59. 10 Cf. notamment les analyses développées par (N-S) GOLDBERG. En l'honneur de la juste parole. La poésie française contre la grande guerre. New York. P. Lang. 1993. p 231-234 et Ulrike Bocskop In ACTES DU COLLOQUE. Marcel Martinet. Dijon. Plein Chant. 1983. p 29-36. 11 Les poèmes évoqués sont les suivants Hommes de quarante ans, Femmes, Vieil homme. In (M)

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Tu vas te battre, exalter la fraternité des soldats confondus par l'identité de leur métier, malgré le fossé des nationalités15. La guerre somme les formes de communication, comme les hommes, de s'engager. L'effacement de la rationalité des temps de paix implique la qualification des autres formes de communication, et notamment du langage métaphorique inhérent à la poésie. A l'arrière, l'opposition de la poésie lyrique à la poésie épique se lit comme l'expression du débat politique, à l'heure même où celui-ci est impossible dans ses formes canoniques par l'effet conjoint de la censure et de la désorganisation de la mouvance pacifiste..

pacifiste des écrits. Le 6 mai 1916, Marcel Martinet apprend le veto formel de la censure. Il prend, comme en témoigne ses carnets à la date du 7 mai 1916, la décision de publier Les Temps maudits en Suisse, sous son nom propre. Dans un premier temps, c'est Humblot qui se charge de trouver une maison d'édition suisse. Mais rapidement, ce choix implique à nouveau Romain Rolland dans cette stratégie éditoriale. Le 11 juillet 1916, celui-ci questionne Marcel Martinet quant à son accord pour la publication de quelques poèmes dans Demain. Le vendredi 6 octobre 1916, il confirme avoir recopié Tu vas te battre et Civils pour la revue d'Henri Guilbeaux19. Marguerite Thévenet se charge de

Première réception des Temps maudits Chronologiquement, la recherche d'un lieu pour l'édition des poèmes surgit dès novembre 1915, quand s'achève leur rédaction. À la date du 21 novembre 1915, Marcel Martinet note dans ses carnets intimes avoir contacté Fernand Després pour, par celui-ci, atteindre Humblot des éditions Ollendorf16. Par Després, le réseau rollandien, dans ses résonances politiques, se devine - l'ancien collaborateur de la Bataille syndicaliste, quittait cette dernière en 1915 au nom de la défense de Romain Rolland-. Militant pacifiste, libertaire et syndicaliste, l'homme dispose de solides relations dans les milieux littéraires qu'il sollicitait, au cours du premier trimestre 1915, en vue d'une adresse de sympathie et de soutien à Romain Rolland17. La demande de Marcel Martinet joue de ces multiples affinités - pacifiste, syndicale, littéraire - pour sonder le milieu de l'édition parisienne. Dans un premier temps, la démarche semble produire peu d'effets ; en janvier 1916, Ollendorf accepte la lecture du manuscrit des Temps maudits. Après une brève entrevue avec Humblot, le 12 janvier 1916, Marcel Martinet note, découragé : "il est tout à fait décidé à ne rien publier18." Rien ne permet d'étayer cette impression. Le 22 février 1916, Humblot propose à la censure deux copies des Temps maudits, sans mention d'auteur ; la réserve trahie la portée

les transmettre à Angélica Balabanoff 20 ; à charge pour cette dernière de les transmettre à Demain. Demain représente le point nodal où se rencontrent les logiques politiques et littéraires que portent Les Temps maudits. Le choix des poèmes - Tu vas te battre, Civils - indique néanmoins la légère primauté du politique dans ces premières publications.

15

(M) Martinet. Tu vas te battre..Les temps maudits. Paris. 10/18. 1975. p 55-60. 16 (J) PRUGNOT. Extraits des carnets de Marcel Martinet. Bulletin de liaison des amis de Marcel Martinet. n° 5. 1977/ 1978. p 10. 17 (R) ROLLAND. Journal des années de guerre. Paris. Albin Michel. 1952. p 508. 18 (J) PRUGNOT. Extraits des carnets de Marcel Martinet. Bulletin de liaison des amis de Marcel Martinet. n° 5. 1977/ 1978. p 10.

19

(J) PRUGNOT. Extraits des carnets de Marcel Martinet. Bulletin de liaison des amis de Marcel Martinet. n° 5. 1977/ 1978. p 15. Puis Romain Rolland à Marcel Martinet. Lettre du 6 octobre 1916. Reproduite in (R) ROLLAND. Journal des années de guerre. Paris. Albin Michel. 1952. p 919. 20 Membre du Parti socialiste italien, Angélica Balabanoff est une zimmerwaldienne de gauche, ami de Lénine, Trotsky, Henri Guilbeaux.

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Cette parution sous forme d'extraits précède de peu l'édition de l'ensemble des Temps maudits, aux éditions Demain. Sous presse dès le 27 janvier 1917, ils paraissent en mai. Le 9 mai 1917, Romain Rolland, qui reçoit l'un des premiers exemplaires, note dans son journal : "Je les - Les Temps maudits - regarde comme l'œuvre la plus poignante de la guerre. Avec Le feu de Barbusse - plus que Le feu, et surtout bien supérieure au Feu pour la qualité d'art et d'âme21." L'obtention du Goncourt (1916) pour Henri Barbusse implique la montée des préoccupations pacifistes dans les sphères littéraires : la prose belliciste, épique, semble peu à peu céder du terrain devant des témoignages plus concrets sur le front dont le réalisme n'interdit pas dans le cas du Feu une lecture symbolique où s'esquisse des convictions pacifico-littéraires22. Les Temps maudits participent de ce mouvement quand ils s'inscrivent directement dans ce moment éditorial où perce la littérature pacifiste ; a contrario, ils se distinguent par la forme - le poème contre le roman -, le lieu de leur écriture - l'arrière contre le front -. Cette situation augure d'usages distincts du texte poétique en France que rehaussent les conditions mêmes de leur diffusion en 19171918. Imprimé en mai 1917 à hauteur de cinq cent exemplaires par la coopérative socialiste de la Chaux de Fond, le recueil est introduit clandestinement en France par Marguerite Thévenet sous "le couvert d'une colonie de vacances protestante de la rue de la Chaussée du Maine23." Derechef, la circulation des poèmes s'effectue par la copie se remémore Marguerite Thévenet : "Et, en effet bientôt on se passa de main en main, en fraude de la censure, tapés à la machine sur du papier mince qui pouvait se glisser même dans les lettres pour le front ces chants de guerre...24."

Cette pratique ouvre aux Temps maudits l'espace entier de la mouvance pacifiste ; par l'effet du hasard, comme des liens amicaux, des affinités politiques, ses poèmes se déclament dans les petites réunions littéraires 25, se lisent comme le confie Amédée Dunois - sous le manteau du soldat26, s'entendent à Genève dans les assemblées hebdomadaires de quelques réfractaires à la guerre27... Il est impossible de mesurer précisément ces canaux de diffusion des Temps maudits au cours de 1917, ces quelques témoignages, issus du numéro spécial que consacrait Les Humbles à Marcel Martinet en 1936, permettent seulement une description a minima : tous évoquent des pratiques assimilables à l'expression d'une dissidence. C'est dans la clandestinité que se révèle la stature militante du poète. Quand, en 1918, ses rimes surgissent aux sommaires des feuilles pacifistes, il est, pour l'ensemble des réseaux pacifistes, comme le résume Marguerite Thévenet, "notre poète28". Les formes mêmes de ces premiers diffusions situent la signification des poèmes à la charnière d'une politique de résistance à la guerre, quand le poème s'entend dans les réunions publiques, d'une communion possible entre l'expérience de l'arrière - cette vie des civils que Marcel Martinet se proposait d'évoquer dans Notre honneur - et celle du front. Si, en terme d'histoire littéraire, cette adéquation signifie la réussite de la poétique unanimiste du poète qui en 1915 se projetait dans le public à venir des individualités pacifistes, elle devient, dans le champ de l'histoire culturelle du politique, le lieu d'une possible identification entre l'auteur et son public.

21

25

(R) ROLLAND. Journal des années de guerre. Paris. Albin Michel. 1952. p 1175. 22 Cf. notamment. (L) RASSON. Écrire contre la guerre : littérature et pacifisme (1916-1938). Paris/ Montréal. L'Harmattan. 1997. Et (M) RIEUNAU. Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939. Paris. Klinksieck. 1974. 23 Cf. Les Temps maudits. Les amis de Marcel Martinet. Bulletin n° 2. 1972. p 5. 24 (M) Thévenet. Notre poète. In À Marcel Martinet. Les Humbles. Cahiers n° 1, 2, 3. Janvier- Février Mars 1936. p 22-23.

Cf. le témoignage rétrospectif de Maurice Wullens. In À Marcel Martinet. Les Humbles. Cahiers n° 1, 2, 3. Janvier- Février - Mars 1936. p 15. 26 Cf. le témoignage rétrospectif d'Amédée Dunois. In À Marcel Martinet. Les Humbles. Cahiers n° 1, 2, 3. Janvier- Février - Mars 1936. p 30. 27 Cf. le témoignage rétrospectif de Claude Le Maguet. In À Marcel Martinet. Les Humbles. Cahiers n° 1, 2, 3. Janvier- Février - Mars 1936. p 54. 28 (M) Thévenet. Notre poète. In À Marcel Martinet. Les Humbles. Cahiers n° 1, 2, 3. Janvier- Février Mars 1936. p 22.

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En France29, il faut attendre 1920 pour LES TEMPS MAUDITS, qu'Ollendorf publie le suivi des Carnets des recueil in extenso. années de guerre de L'édition française, Marcel Martinet(224 p. ; précédé d'un avertis16 €) réédités en 2003,aux sement rappelant les editions Agone. avatars du texte, est complété de huit poèmes (Elles disent, Voyage, Hérode, Village, Sauveurs, Cette paix, Lundi 11 novembre 1918, Entre ce premier des fils) ; comme telle, elle semble clore le cycle des poèmes de guerre de Marcel Martinet, s'achevant symboliquement sur le rappel du premier mort d'août 1914. Ces nouveaux poèmes épousent la poétique du premier recueil ; seuls quelques ajouts connotent l'actualisation de celle-ci30. L'examen des articles qui lui sont consacrés - d'après la liste établie par l'association des amis de Marcel Martinet31 réitère l'entrelacs d'une réception politique, puis littéraire. Dès juillet 1920, Clarté, Le Populaire, Le journal du peuple, L'intransigeant saluent les poèmes ; en août La Vie ouvrière et L'Humanité de même. Cette première série semble épouser les contours du pacifisme révolutionnaire français, dans le champ politique - l'Humanité, Le Populaire -, dans le champ syndical - Le Journal du peuple, La Vie ouvrière -. Aux frontières du politique et du culturel, l'article de Renée Dunan dans Clarté augure des critiques plus poétiques des petites revues littéraires ; Marcel Martinet poète des Temps maudits surgit au détour d'une enquête d'Harry Morton sur la poésie contemporaine dès août 1920. En septembre, les colonnes de la Grande revue, de l'Art libre revue bruxelloise proche des conceptions

unanimistes - s'ouvrent ; André Fontainas pour la Grande revue réitère ces critiques en décembre 1920, comme Renaitour dès novembre dans le Journal du peuple. Formellement cette série spécifie le statut de Marcel Martinet en 1920 ; s'il est homme de Lettres reconnu, c'est dans le champ politique surtout, par le truchement de quotidiens et revues à la diffusion conséquente, comme L'Humanité. A contrario, son aura dans le champ littéraire peine à dépasser le cercle des affinités poétiques d'avant-guerre - L'art libre -, des liens établis par l'engagement révolutionnaire - Clarté - ; ainsi quand dans la Grande revue, André Fontainas lui reproche une fougue proche des harangues publiques, il souligne ce que la renommée littéraire du poète doit à l'engagement politique. Comme l'écrit Jacques Mesnil dans La Vie Ouvrière : "Ce livre, animé par la plus haute pensée socialiste, empli du plus ardent souffle révolutionnaire, est de ceux que l'on garde auprès de soi comme un ami fidèle et un consolateur : il est du petit nombre (si petit qu'on pourrait les compter sur les doigts) de ceux qui nous ont empêchés de désespérer de l'humanité et qui permettront aux hommes épris de justice et obstinés dans la bonté de continuer à vivre et à lutter sans découragement dans ces « temps maudits »32." Instance de résistance durant la guerre, la poésie quand elle permet la reconnaissance de Marcel Martinet sur la scène littéraire, lui cisèle un statut militant, résistant. Son œuvre témoigne. Conclure. Les Temps maudits révèlent au grand public Marcel Martinet comme poète engagé. L’après-guerre décèle en lui le militant, la postérité garde ce caractère. S’il est exact, il ne saurait pourtant cerner au plus près ce que fut pour lui la pratique de la poésie. A la fois une chambre à soi, où se questionner, s’interroger et apostropher une guerre que l’on voue aux gémonies et une poétique (l’unanimisme de Jules Romain et le whitmanisme) qui fit de ces poèmes des chants, soit le vecteur le plus efficace d’une communion pacifiste quand celle-ci s’exposait à la censure, l’arrestation, la répression. Le poème est l’arme du dissident dans les démocraties en guerre.

29

Une édition anglaise précède l’édition française. Ainsi Elles disent où, au détour d'une rime, le nom de Latzko fait écho à Barbusse : "Mais tout de même / S'il fallait écouter ce Barbusse /- Ce Latzko dit l'autre d'en face - /Oh chérie, non, non. Ce serait trop affreux." Cf. (M) MARTINET. Elles disent. Les temps maudits. Paris. 10/18. 1975. p 122. 31 Les Temps maudits. Les amis de Marcel Martinet. Bulletin n° 2. 1972. p 20. 30

32

(J) MESNIL. Les Temps maudits. La Vie ouvrière. Août 1920.

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Marcel Martinet Un des plus grands lyriques contre la guerre par Nicole PERRON. Nicole Perron docteur en histoire auteur de « Chaumette porte parole des sans culottes » (CTHS), présidente honoraire de l'Institut de recherches et d'études de la Libre pensée, coauteur de « 1905 ! la loi de séparation des Eglises et de l'Etat» publié chez Syllepse. Auteur de divers articles sur la Révolution française : Annales historiques de la révolution française, Cahiers du mouvement ouvrier (CERMTRI).Membre du cercle Marcel Martinet de la Libre pensée.

Nicole Racine dans sa préface à la réédition des « Temps Maudits » de 1975 (UGE 10 18 – disponible à la Bibliothèque d’étude de Dijon) y rappelait que la raison d'état de la III° République en guerre avait interdit la publication de ces poèmes. Ecrits à partir du 30 juillet 1914, imprimés à Genève en 1917 par la maison d'édition pacifiste Demain, ils allaient pénétrer en France grâce à Marguerite Thévenet la compagne du syndicaliste révolutionnaire Rosmer. Ils connaîtraient une diffusion limitée grâce aux institutrices pacifistes, aux rares syndicalistes ralliés aux positions internationalistes de Pierre Monatte et de Rosmer, les amis de Marcel Martinet. Fernande Ferron a dit dans le numéro d'hommage que la revue Les Humbles de janviermars 1936 a consacrée au poète, son émotion à la réception de ces poèmes recopiés à la main sur un cahier d'écolier tandis que dans les classes de jeunes voix chantaient l'affreux blasphème de Péguy : « Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre ».

martyrs en pantalons rouges, et pour élever « une voix d'homme » contre les mensonges d'une presse enragée de chauvinisme... Commentant l'oubli dans lequel est tombé ce grand poète, ce militant honnête qui inlassablement voulut servir la poésie et le peuple qu'il identifiait à la démocratie, l'historienne écrivait : « il y a quelque chose de tragique dans le silence momentané qui s'est fait jusqu'au sein du mouvement ouvrier sur cette œuvre qui lui est si profondément liée ». Mais cette chape du silence, il est possible de la soulever : les Temps maudits ont été réédités en 2003 par Agone avec une préface de Charles Jacquier, et aujourd'hui la revue Florilège lui consacre ce numéro spécial. Le 10 novembre 2011, le cercle des libres penseurs « Marcel Martinet » célébrait le poète antimilitariste. C'est dans un silence grave que les libres penseurs réunis à la maison des associations de Dijon ont écouté la voix passionnée du comédien Michel Auguste lisant des extraits du plus beau de ses poèmes :

Selon le témoignage du socialiste Amédée Dunois ils ont été lus « sous le manteau du soldat ». Ils furent peu nombreux sans doute ces soldats cloués sur les champs de bataille qui ont pu recevoir ces poèmes dissimulés dans le courrier des amis. C'est pour eux pourtant que Martinet les avait écrits, pour briser leur isolement qui les livrait sans défense au désespoir, aux décisions absurdes et meurtrières d'un état-major indifférent aux souffrances des

Tu vas te battre Quittant, paysan, La charrue, soc en l'air, dans le sillon, La moisson sur pied, les grappes sur les ceps, Et les bœufs vers toi beuglant au fond du pré, […] 41


Mineur quittant la mine Où tu craches tes poumons En noire salive

Et maintenant et maintenant Va te battre. Mais tous ne sont pas également responsables de cet « écroulement » du socialisme et de la civilisation européenne qui faillit le rendre fou en août 14. Le poète imprécateur distingue les responsabilités. Il y a ce peuple que les gouvernements et les étatsmajors conduisent à la mort hideuse, sans qu'il résiste

Verrier, quittant la fournaise Qui guettait tes yeux fous Et toi soldat, quittant la caserne, soldat, Et la cour bête où l'on paresse, Et la vie bête où l'on apprend A bien oublier son métier[...] Pauvre tu vas te battre ?

Peuple grand peuple, à l'heure où tu vendis ton rêve, Et cette fois encore acceptas de déchoir, A l'heure où je te vis, offrant tes poings aux chaînes Valet injurieux, bafouer ton espoir, Hurler et t'entremordre, et comme un chien couchant, Peuple libre, lécher les mains de l'heureux maître […} 1

Point de description des horreurs du champ de bataille dans ces vers écrits en 1914, mais une interrogation brûlante : pourquoi ceux qui menaient avant juillet 14 une guerre autrement « sérieuse, raisonnable, inexpiable » écrit Martinet, celle qui dresse ouvriers et paysans contre les maîtres exploiteurs, pourquoi ceux qui s'étaient réunis à Berlin, à Londres, à Paris, à Bruxelles, à Vienne, pour organiser le combat solidaire des exploités, pourquoi ceux qui avaient promis de tout faire pour s'opposer à la guerre dont tous pressentaient la menace, pourquoi avaient-ils si rapidement obéi aux ordres de mobilisation pour s'enliser dans une guerre atroce où sombraient la civilisation européenne et l'internationalisme ouvrier ?

Et il y a les chefs, ceux du parti socialiste et ceux de la CGT confondus, ceux qui avaient promis de s'opposer à la guerre par tous les moyens et qui ont trahi leur promesse : les socialistes Marcel Sembat, Jules Guesde, Albert Thomas entrent dans ce gouvernement de guerre, les syndicalistes comme Jouhaux appellent à l'union sacrée !

C'est cette révolte, cette indignation qui distingue ces Temps maudits parmi tant d'écrits antimilitaristes. C'est un chant d'horreur, mais c'est plus encore une imprécation contre ceux qui ont trahi leur promesse, et c'est avec une dérision amère que le poète formule par antiphrase l'ordre blasphématoire de tuer le camarade :

Le 4 août 1914, Martinet et ses amis de la revue syndicaliste révolutionnaire la Vie ouvrière, Monatte, Rosmer sont présents aux obsèques de Jaurès, le grand orateur socialiste assassiné par Raoul Villain le 31 juillet. Jaurès avait appelé les gouvernements français, anglais, russe et allemand à négocier pour régler leurs conflits au Maroc et ailleurs ce qui lui avait valu la haine des nationalistes. Leur campagne contre « Herr Jaurès » trouvait son tragique dénouement à la veille de la mobilisation générale en Russie comme en France alors qu'il s'apprêtait à dénoncer dans l'Humanité la complicité de la

Dans vos congrès vous vous serriez les mains, Camarades... Et aujourd'hui ? Fondeur du Creusot, devant toi Il y a un fondeur d'Essen Tue-le Mineur de Saxe, devant toi, Il y a un mineur de Lens Tue-le[...] Regarde la fosse commune

1 Toutes les citations ci-dessus sont extraites du poème Tu vas te battre.

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diplomatie française avec le tsarisme bien décidé à déclencher la guerre européenne rendue inévitable par le jeu des alliances.

Dans ce terrible poème Cadavres il dit l'horreur de cette mort imposée par des chefs faillis, pour une cause qui est celle de la classe ennemie :

Sur la tombe de Jaurès, Jouhaux parle au nom de la CGT ; celui qui a voté jusqu'alors les motions contre la guerre qualifiée d'impérialiste prononce un tout autre discours sur la tombe du socialiste assassiné, il promet une mobilisation sans troubles au gouvernement Viviani, au président Poincaré, l'homme de « la revanche » contre l'Allemagne : c'est l'heure de l'Union sacrée.

Cadavres, ô martyrs d'une cause étrangère, Plus morts, plus malheureux et plus sacrifiés Que nos sombres martyrs et nos assassinés De mai soixante et onze et de juin quarante-huit, O morts désespérés, qu'avons-nous fait pour vous ? [...] Entassements de chairs boueuses et d'ossements, Festins de la vermine Sous la neige d'hiver et sous l'été puant Et dans l'herbe d'avril et dans les feuilles mortes, O peuple entr'égorgé sur l'échiquier des maîtres […] Qui donc entend la voix des morts criant vengeance ?[...] Quand donc se lèvera-t-il Le Grand Dormeur ?

Les menaces diffusées par le ministre de l'intérieur ont-elles effrayé les syndicalistes et les socialistes pacifistes qui se savaient inscrits sur le carnet B ? Ont-ils découvert l'attachement à la patrie des ouvriers comme l'estiment les historiens du « consensus à la guerre », J J Becker, S Audoin Rouzeau, et plus récemment V Chambarlhac qui reproche à Marcel Martinet d'avoir méconnu ce sentiment patriotique ? Quoi qu'il en soit, Jouhaux encourage les militants mobilisés à répondre à l'appel, car selon le credo nouveau, seul le gouvernement allemand est coupable de visées belliqueuses. Lui-même partira au front, promet-il sans vergogne. Promesse démagogique ; il ne sera pas mobilisé (à la différence de Monatte2 que le gouvernement sanctionnera ainsi pour avoir rompu publiquement avec la direction de la CGT parce qu'il refuse « l'Union sacrée »).

Il faudra attendre 1917 pour que s'éveille à l'autre bout de l'Europe l'un de ces peuples assommés par la guerre : Marcel Martinet salua avec espoir la révolution russe, celle de février d'abord qui renversa le tsar, 3 puis celle d'octobre qui porta au pouvoir les Soviets ; ils durent signer une paix désastreuse avec l'Allemagne 4 pour répondre à l'attente d'un peuple qui refusait d'être saigné plus longtemps. Partisan intransigeant de la paix, Martinet fut un des premiers à approuver cette incarnation de la perspective que Lénine avait tracée à Zimmerwald en septembre 1915 : pour mettre fin à la tuerie, il fallait préparer la révolution et renverser le régime bourgeois fauteur de guerre. C'était un tout autre choix que celui de Romain Rolland, le tolstoïen qui par principe refusait toute violence et à qui Martinet vouait une fervente admiration. Or, entre Martinet et Trotsky une amitié indéfectible s'est

Maudits, vous qui luttiez contre un monde féroce, Sans espérance et sans désespérer jamais […] Donnant vos pauvres sous, donnant vos maigres vies, O vous qui n'aviez rien que votre rêve immense […] O vaincus, ô vainqueurs des victoires futures Vous qui avez été saisis les deux mains liées Et jetés dans l'orage, Lutteurs sans chefs, lutteurs désertés par leurs chefs...

3 Célébrée dans le Chant de liberté 4 Traité de Brest Litovsk en mars 1918 : la Russie y perdit le quart de son territoire, les terres à blé et les usines d'Ukraine.

2 Martinet n'a pas été mobilisé en raison du mauvais état de ses poumons « indurés ».

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établie depuis l'automne 1914 quand les deux hommes se sont rencontrés quai de Jemmapes dans le local de la Vie ouvrière et qu'ils ont partagé le même refus de la guerre impérialiste et jugé impardonnable la faillite de la Seconde Internationale. Entre les révolutionnaires russes

héroïque du monde » en reprenant à son compte tous les arguments patriotiques avancés dans chacun des pays en guerre mais il poursuivait en dénonçant tous les impérialismes présents dans chacun d’entre eux, il fustigeait la faillite des intellectuels qui alimentaient la folie chauvine dans laquelle sombrait l'Europe. Il appelait les « artistes, écrivains, prêtres et penseurs » à maintenir l'intégrité de la pensée face à cette « monstrueuse politique des races ». Cet appel fut reçu comme la première parole de raison. Slaves qui courez à l'aide de votre race, Anglais qui combattez pour l'honneur et le droit, peuple belge intrépide, qui osas tenir tête au colosse germanique et défendis contre lui les Thermopyles de l'Occident, Allemands qui luttez pour défendre la pensée et la ville de Kant contre le torrent des cavaliers cosaques, et vous surtout mes jeunes compagnons français, qui depuis des années me confiez vos rêves et qui m'avez envoyé en partant pour le feu, vos sublimes adieux, vous en qui refleurit la lignée des héros de la Révolution-comme vous m'êtes chers vous qui allez mourir[...] Revanche de la foi contre tous les égoïsmes des sens et de l'esprit, don absolu de soi aux idées éternelles...[...] Mais quand bien même le malheur eût voulu que vous fussiez vaincus et la France avec vous, une telle mort eût été la plus belle que pût rêver une race. Elle eût couronné la vie du grand peuple des croisades.

et Romain Rolland l'intellectuel qui voulait rester « au-dessus de la mêlée » comment Martinet a-tTrotsky. Bois gravé de K.J.Djii. il trouvé son chemin ?

Ces lignes, Péguy aurait pu les écrire, mais pas Martinet selon qui ces jeunes hommes mouraient « pour une cause étrangère » : celle des maîtres, hypocritement dissimulés derrière la défense de la patrie. Mais Rolland, comme Martinet, accusait : chefs d'état, chefs socialistes, chefs d'Eglises, tous avaient failli. Les socialistes allemands avaient voté les crédits de guerre, 5 les chefs d'état, « auteurs criminels » de cette « mêlée sacrilège » avaient refusé de « résoudre

Le 15 septembre 1914, Romain Rolland publiait à Genève « Au-dessus de la mêlée ». Texte passionné non exempt de contradictions : il saluait d'abord le sacrifice de la « jeunesse

5 Les socialistes français avaient voté de même premier à revenir sur ce vote fut l'Allemand Liebknecht. Les socialistes russes qui avaient refusé de voter les crédits de guerre partirent l'exil ou la déportation en Sibérie.

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! Le Karl tous pour


dans un esprit de paix les questions qui [les] divisaient, celles des peuples annexés contre leur volonté ». « Prêtres, pasteurs, évêques c'est par milliers qu'ils vont dans la mêlée pratiquer, le fusil au poing, la parole divine : tu ne tueras point. Rolland refusait enfin le comportement du troupeau qui invoque la « fatalité » pour justifier sa résignation : la fatalité c'est ce que nous voulons. Et c'est aussi plus souvent ce que nous ne voulons pas assez. Malgré ses contradictions, ses concessions au langage de l'adversaire, et la faiblesse de ses conclusions, cet appel sonnait comme une parole de résistance et les chauvins de tous les pays ne s'y trompèrent pas ! Notamment l'historien français Aulard qui dénonça cette « germanophilie déplacée » dans Le Matin qui publia des extraits soigneusement charcutés de cet appel de Genève ! Dès le 24 octobre 1914, Martinet écrivait à Romain Rolland : Tous les révolutionnaires, tous ceux qui parlent et écrivent ont, à l'heure des responsabilités, renié leur pensée et leur âme, déserté leur peuple déjà trahi par l'horreur inévitable des faits. Vous seul, Monsieur, qui ne vous réclamez pas de la foi révolutionnaire, vous avez fait preuve de courage civique. Hommage renouvelé le 20 décembre 1914 : Vous avez pour tant de nous, isolés, désespérés, presque à bout de colère, libéré notre conscience avec la vôtre, confessé notre foi (dans l'ensemble, dans sa valeur profonde), vous m'avez bien aidé à cette reprise de moi.

Pour résister à tous les vents, on se serre plus étroitement les uns contre les autres. Une première lueur brille. Nous ne sommes pas seuls. Les partis socialistes russes se sont tous prononcés contre la guerre. Peu après, la grande voix de Romain Rolland. Ensuite la venue de Trotsky7: « Tout fini tout perdu ? Allons donc ! Derrière la guerre se profile la révolution. La guerre enfantera la révolution. » En attendant, quelques mois plus tard, c'est Zimmerwald » Marcel Martinet a participé aux discussions qui ont défini le mandat des 3 délégués français à cette première conférence internationaliste qui se tint en Suisse du 5 au 8 septembre 1915. Il a assisté au compte rendu qu'ils en firent devant 200 militants divisés. Il a écouté attentivement les réponses des parlementaires socialistes, notamment du « social-chauvin » Renaudel, « le chef de

Ici commença une longue correspondance entre le poète peu connu et le romancier célèbre couronné du prix Nobel de littérature en 1916.

En 1936,6 Monatte a rappelé qu'il leur fallut des semaines pour surmonter leur désespoir d'août 14 :

7 Correspondant de guerre d'un journal ukrainien il arrive à Paris en novembre 14 et prend contact peu après avec le petit groupe de la Vie ouvrière où il découvrira notre poète Martinet

6 Les Humbles op cité, témoignage de Monatte 45


bande »! Je crois qu'il faut être content[...]Ils ne pourront plus escamoter l'opposition[...] C'est par la pureté, la rigueur intransigeante de notre attitude que nous reprendrons les défaillants, que nous les ressaisirons8.

souscrire...Mon internationalisme ferme, tenace, indestructible est celui de l'amour et non pas de la haine.9 Mais cela même qui effrayait Rolland, la passion et la fureur poétique, valut à Martinet l'admiration des pacifistes, notamment de langue allemande tels que Stefan Zweig ou Andreas Latzko dont les Humbles ont recueilli le témoignage en 1936. Citons Stefan Zweig : Au milieu de la bestialité, un appel humain ; à travers les clameurs hystériques de haine des autres, une infaillible profession de foi en la fraternité. Il est difficile d'exposer aujourd'hui combien pour nous qui avions en allemand les mêmes pensées, le sentiment fut réconfortant de lire nos réflexions à nous, nos idées dans la langue de l'ennemi, et en termes plus ardents et plus passionnés que les nôtres. Car l'ardeur et la passion furent toujours l'élément primordial de cet écrivain, de cet homme. Martinet devient le héraut de la minorité qui a résisté au torrent du chauvinisme.

Désormais le poète devenu militant va s'efforcer de « ressaisir » les énergies défaillantes en diffusant l'appel de Zimmerwald et Au-dessus de la mêlée. Dans son bureau de la préfecture de la Seine il reçoit les instituteurs pacifistes, Lucie Colliard, le couple Mayoux qui fera deux ans de prison, Fernand Loriot. On y lit les lettres de Monatte qui assure la cohésion du groupe par la lucidité de ses analyses. La Sûreté dénonce Martinet dès la fin de 1916 pour avoir diffusé une pétition pacifiste qu'il a envoyée au journal des instituteurs l'Ecole de la fédération. L'administration lui retire ce poste qui lui permettait de discuter avec les instituteurs en février 1917, ce qui ne le décourage pas : il sera le principal rédacteur de La Plèbe qui ne tiendra pas deux mois sous les coups du gouvernement Clemenceau (avril-mai 1918). Il y redit sa dette à l'égard de R Rolland : Au-dessus de la mêlée c'est notre première lumière avant Zimmerwald. Ce sont ces feux là, dans la nuit du monde, qui nous ont sauvés du désespoir...La grande flamme russe de Gorki et de Trotski est née d'eux et d'autres suivront. (La Plèbe 13 avril 1918)

C'est ce pacifisme têtu qui l'a conduit à soutenir sans faille la révolution d'Octobre sans connaître précisément les réalités politiques de la jeune Russie soviétique. Ce nouvel état avait promis le pain, la terre, et la paix à son peuple et cela lui suffisait pour combattre ceux qui en France (Clemenceau, Foch et tant d'autres) voudront l'étouffer par le blocus puis par l'intervention armée. Il ne reniera jamais cet élan vers la grande flamme d'Octobre. Il adhère en 1921 au parti communiste français comme « communiste syndicaliste », Amédée Dunois l'appelle à la direction littéraire de l'Humanité, qu'il abandonne à la fin de 1923 non seulement en raison du diabète qui l'oblige à se retirer de la vie militante mais parce qu'il refuse les méthodes bureaucratiques d'une Troisième Internationale alors dirigée par Zinoviev.

Le militant n'a pas renoncé à son « métier » de poète, il veut être lu : il se bat pour convaincre Romain Rolland d'écrire une préface aux Temps maudits qu'il veut faire éditer en France. Double échec : les poèmes seront édités à Genève, dédicacés à Romain Rolland mais sans une ligne de sa main ! Le tolstoïen a été effrayé par ces appels à la révolte et à la vengeance...Votre plus beau poème Tu vas te battre a la violence d'une poudrière qui explose. Tous les chants brûlent d'indignation et de haine. Je comprends et j'admire en vous cette haine sacrée. Mais je ne la partage pas et ne puis y

Il ne fermera pas les yeux sur la dégénérescence qui conduisit du bolchevisme au

8 Lettre de Martinet à Monatte du 8 novembre 1915 Syndicalisme révolutionnaire et communisme p 198 Maspero 1968.

9 Lettre du 6 octobre 1916 Journal des années de guerre de Romain Rolland

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stalinisme. Il défendit aux côtés des pacifistes et de certains dissidents de la SFIO l'écrivain Victor Serge qu'une campagne largement conduite à son initiative réussit à arracher à l'exil d'Orenbourg. Vinrent les sinistres procès de Moscou d'août 1936 durant lesquels on entendit les compagnons de Lénine s'accuser de crimes invraisemblables. A l'appel de Léon Sédov, le fils de Trotsky, il lança « l'Appel aux hommes » qui rencontra un faible écho dans le monde intellectuel. Martinet découvrait une nouvelle raison d'Etat, celle d'une bureaucratie privilégiée qui se parait frauduleusement du souvenir d'Octobre. Tous ceux qu'angoissait la montée de la puissance nazie jugèrent qu'il fallait se taire sur les crimes de l'état stalinien dont on courtisait l'alliance pour la guerre à venir...Il découvrait le manque de courage intellectuel de ceux qu'il avait longtemps admirés, il rompit avec Romain Rolland qui adoptait la fonction peu glorieuse de compagnon de route. Ce parcours politique de Martinet mériterait une étude précise mais elle dépasserait le cadre offert par la revue Florilège...

Martinet, du tonnelier Louis Barthas, de l'instituteur Maupas dont la mémoire a été inlassablement défendue par sa veuve Blanche Maupas... Nous avons adopté une lettre aux élus contresignée par Lucien Perron secrétaire du cercle Martinet, Bruno Marsot, pour la fédération départementale de la Libre pensée Côte d'Or, J. Ianelli pour l'ARAC et R.Moullière pour les cheminots anciens combattants, J. P. Pertuy pour la Ligue des Droits de l'Homme. Comme Martinet nous défendrons jusqu'au bout le droit à la justice, le droit à la résistance pour défendre la dignité de l'homme.

En juillet 1999 le cercle de défense laïque dijonnais prononçait sa dissolution et se constituait en « cercle Marcel Martinet de la fédération nationale de la Libre pensée », pourquoi ? Parce que la Libre pensée est laïque et antimilitariste ; elle combat pour la réhabilitation collective de tous les fusillés pour l'exemple de 1914-1918. En 2009 nous avons organisé à la MJC des Bourroches un débat autour du film de Stanley Kubrick Les sentiers de la gloire ; étaient présents le responsable départemental de l'ARAC Jean Ianelli et le responsable de la Ligue des droits de l'homme -qui a joué un rôle important dans les années vingt pour obtenir la réhabilitation d'une cinquantaine de ces fusillés.

Editions Autrement, collection Histoire(s) Au Singulier – 219 p ; 20 €)

En 2010, nous avons écouté Didier Callabre et Gilles Vauclair nous présenter leur livre Eugène Bouret le fusillé innocent (un Dijonnais). Le 10 novembre 2011 nous avons proposé une lecture de textes pacifistes, ceux de

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À l’école de Marcel Martinet par Maria Chiara GNOCCHI

Docteur en philosophie et lettres à l'Université libre de Bruxelles et à l'Université de Bologne, Maria Chiara Gnocchi est maître de conférences à l'Université de Bologne, où elle enseigne la littérature française du XXe siècle. Ses travaux s'articulent autour de trois domaines principaux: la littérature française de l'entre-deux-guerres, les littératures coloniales de langue française (XIX-XXe siècles), le romancier belge André Baillon.

En dépit des ambitions de sa mère, Marcel Martinet n’enseigna jamais dans les écoles, encore moins à l’Université. Et pourtant, on ne peut bien saisir sa trajectoire dans le monde des lettres et dans les milieux du syndicalisme révolutionnaire, l’orientation de sa poétique en tant qu’auteur, son rôle de directeur littéraire au quotidien l’Humanité et de directeur de collection aux éditions Rieder, sans prendre en considération son ancrage dans le monde scolaire. Cet ancrage est avant tout familial : après la mort de son père, lorsqu’il avait 12 ans, Martinet est élevé par sa mère, qui dirige l’école primaire Turgot de Dijon, une « véritable pépinière d’enseignantes »68. Adulte, Martinet renonce à passer le concours de l’agrégation mais reste lié au milieu scolaire par son mariage avec Renée Chervin, fille d’un instituteur bourbonnais, devenue par la suite professeur de lettres 69. Au moment où Martinet atteint l’âge de la maturité, le monde de l’enseignement est en ébullition. Tout d’abord, c’est au tournant du siècle que naissent les Universités populaires70. La « Coopération des idées. Société des

Universités populaires » est fondée en mars 1899 ; bénéficiant aussi de l’émergence des sciences sociales (ce qui explique l’appui d’une grande partie du monde universitaire libéral et républicain), près de 230 Universités populaires sont créées dans les quelques années qui suivent71. Lors de l’inauguration de l’Université populaire d’Abbeville (14 novembre 1903), André Thibaudet prononce un discours résumant la plupart des principes fondamentaux à la base de cette expérience. Il rappelle tout d’abord que l’Université populaire n’est pas un simple cours d’adultes, mais un véritable « centre de travail » : un rapport de confiance et de coopération entre le peuple et les intellectuels est nécessaire afin de combattre l’ennemi majeur, l’ignorance. Il appelle donc le peuple à collaborer pour que l’on fasse, ensemble, cette Université : « L’Université populaire ne forme pas des citoyens, elle s’adresse à des citoyens. Il n’y a chez elle ni maîtres ni élèves » ; « nous sommes ici entre camarades, pour dire et pour chercher la vérité »72. Le rôle (à la fois pédagogique et social) de la classe des enseignants se renforce durant ces mêmes années. Le début du siècle voit en effet l’essor des mouvements syndicaux, les syndicats enseignants comptant, dès le départ, parmi les plus actifs. En 1905, le Manifeste des instituteurs syndicalistes reprend quelques-unes des idées

68

« Les “Turgotines” étaient formées pour l’enseignement bien avant la création de l’école normale d’institutrices en 1880 » (Christian VERRY, « Marcel Martinet, Dijon et la Bourgogne », in Actes du Colloque Marcel Martinet, Dijon, 13 novembre 1981, Bassac, Plein chant, 1983, p. 12). 69 Nicole RACINE, « Marcel Martinet », in Jean MAITRON et Claude PENNETIER (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Ivrysur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, CD-ROM, 1995. 70 Cf. Lucien MERCIER, Les Universités populaires 1889-1914. Éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, préface de Madeleine Rebérioux, Paris, Les Éditions Ouvrières, « Mouvement social », 1986.

71

Cf. Sébastien LAURENT, Daniel Halévy. Biographie, Paris, Grasset, 2001, p. 135. 72 André THIBAUDET, Les Universités populaires, Cayeux-sur-Mer, Collection de La Picardie, 1903, p. 19 et 6. Cf. aussi Maria Chiara GNOCCHI, Le Parti pris des périphéries. Les “Prosateurs français contemporains” des éditions Rieder (1921-1939), Bruxelles, Le Cri-CIEL, 2007, p.26 sqq.

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fondamentales des Universités populaires : on entend donner, « au nom de la vérité », un enseignement qui ne se fonde pas sur l’autorité ; à travers des rencontres auprès des syndicats ouvriers, on compte prendre connaissance des « besoins intellectuels et moraux du peuple » et établir les programmes avec eux 73. L’organe mensuel de la Fédération nationale des syndicats d’instituteurs et d’institutrices publics de France, puis de la FNSI, tribune libre ouverte à tous les syndicats abonnés d’office, est fondé en 1903 et s’intitule L’Émancipation de l’Instituteur. Peu après, une revue pédagogique hebdomadaire est créée, toujours publiée par la FNSI : L’École émancipée, qui prend le relais de L’École rénovée fondée par l’espagnol Francisco Ferrer74. L’École émancipée s’exprime en faveur du pacifisme, de l’internationalisme et de l’anticolonialisme ; son militantisme est patent : sa devise est « Instruisons-nous et armonsnous ». Marcel Martinet vit de manière personnelle ce lien qui se crée entre militantisme de gauche, syndicalisme et attention pour l’univers scolaire. En effet, s’il commence à fréquenter le groupe de militants ouvriers et syndicalistes qui se retrouve autour de Pierre Monatte et de sa revue La Vie ouvrière, c’est grâce à la découverte des Réflexions sur l’éducation de l’instituteur, écrivain et syndicaliste Albert Thierry (18811915). « C’est par elles que je suis entré à La Vie ouvrière en 1913, raconte-t-il. Un des numéros de la revue où elles paraissaient m’était tombé sous la main. Je l’avais lu. Et ce fut pour trouver la collection de ces articles-là que je fis la connaissance avec la boutique du quai de Jemmapes »75. Peu de temps après, après le deuxième congrès fédéral de la Fédération des syndicats d’instituteurs (1916), Martinet commence à collaborer régulièrement à L’École de la Fédération, la version nouvelle, depuis 1914, de L’École émancipée. Les Réflexions sur l’éducation d’Albert Thierry, que Martinet avait découvert dans leur

première version, c’est-à-dire comme une suite d’articles, seront réunies en volume en 1923 et la tâche, voire l’honneur, de les préfacer lui reviendra76 ; la préface sera pré-éditée dans la revue Europe77. Cet « acte » – car telle est sa valeur – lui permettra entre autres de faire le point sur sa (ses) vocation(s), et de s’expliquer làdessus. Car les Réflexions sur l’éducation de Thierry sont déterminantes aussi en fonction du projet d’« art prolétarien » que Martinet chérit depuis l’avant-guerre : il y aurait en effet trouvé « le schéma d’une organisation ouvrière possible de l’éducation ». Fils d’ouvrier, Thierry énonce en effet « le principe d’une éducation de la classe ouvrière par le syndicalisme, idée qui découle naturellement de celle d’un enseignement mutuel alors prônée depuis un demi-siècle dans les journaux ouvriers »78. C’est surtout dans l’après-guerre que Martinet a les moyens de mettre en pratique ses convictions. Devenu directeur littéraire de l’Humanité en 1921 (et ce jusque 1923), puis dès 1924 lecteur aux éditions Rieder pour la collection des « Prosateurs français contemporains », sur invitation de Jean-Richard Bloch, ensuite directeur de cette même collection, après la résiliation de Bloch en 1929, il essaie de se faire passeur entre les différents « univers » qu’il chérit et auxquels il sent d’appartenir. Il encourage et promeut notamment différents écrivains ouvriers, prolétaires, ou en tout cas non professionnels de l’écriture, accueillant leurs textes brefs dans l’Humanité et signalant leurs romans à Bloch, pour qu’il les prenne en considération pour sa collection de romans. Ou alors, il fait ou commissionne le compte rendu de leurs œuvres, à paraître aussi dans la revue Europe, que Rieder publie depuis 1923. La correspondance entre Bloch et Martinet, qui a heureusement été publiée dans son intégralité79, garde la trace de cet intérêt. Par exemple, dans les échanges entre les deux amis il est souvent question de l’état d’indigence de 76

73

Albert THIERRY, Réflexions sur l’éducation, préface de M. Martinet, Librairie du Travail, 1923. 77 La préface de Martinet paraît dans le n. 8, septembre 1923. Elle sera reprise dans le recueil Culture prolétarienne, Paris, Librairie du Travail, 1935 (rééd. Paris, Maspero, 1976, avec une préface d’Edmond Thomas). 78 Edmond THOMAS, préface à la réédition de Marcel MARTINET, Culture prolétarienne, op. cit. 79 Correspondance Jean-Richard Bloch – Marcel Martinet, éditée par Haruo TAKAHASHI, Tokyo, éd. Université Chuô, 1994.

François

BERNARD, Louis BOUËT, Maurice DOMMANGET et Gilbert SERRET, Le Syndicalisme dans l’Enseignement, 3 t., Toulouse, Centre régional de documentation pédagogique, 1969, t. 1, p. 70-71. 74 Ayant créé en Espagne l’Escuela Moderna, qui par ses méthodes novatrices défie la toute-puissance des Jésuites, Ferrer a été contraint de se réfugier en France. Sur L’École émancipée voir Thierry FLAMMANT, L’École émancipée. Une contre-culture de la belle époque, Treignac, Les Monédières, 1982. 75 Nicole RACINE, « Marcel Martinet », op. cit.

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Lucien Bourgeois. Encouragé et soutenu par Martinet, Bourgeois publie ses premiers contes dans l’Humanité entre 1921 et 1922, alors que son récit autobiographique, L’Ascension, paraît d’abord en feuilleton dans l’Humanité, puis en volume dans les « Prosateurs français contemporains » de Bloch en 1925. Martinet ne promeut pas seulement les œuvres des ouvriers, mais aussi celles des écrivains-enseignants, une catégorie qui, grâce aussi à son apport ou en tout cas avec son accord, sera toujours très bien représentée chez Rieder. Par exemple, Martinet évalue et promeut avec Bloch les œuvres de Marie Lefranc, JeanMonique, Gaston Baudoin, Maurice Parijanine, Émile Masson et tant d’autres. Les éditions Rieder étaient bien placées pour accueillir de tels auteurs : elles représentent en quelque sorte, du moins à leurs début, une évolution de la librairie Cornély (dont elles reprennent le catalogue) qui, entre le début du siècle et 1914, avait imprimé des textes plus ou moins militants défendant l’éducation populaire, l’idéologie républicaine, la laïcité. Cornély avait publié des auteurs comme Célestin Bouglé, Pierre Caron, Philippe Sagnac, Émile Bourgois, ainsi que des manuels destinés à l’enseignement primaire et des brochures pour les professeurs80. Les éditions Rieder récupèrent la ligne « scolaire » du catalogue de Cornély, quoiqu’elles ne la développent pas spécialement ; elles conservent cependant certaines intentions pédagogiques de base, ainsi que des liens privilégiés avec le milieu enseignant 81. Marcel Martinet aura un rôle de premier ordre dans cette tentative de dialogue, que l’on peut dire réussie, entre les milieux littéraires et les milieux enseignants. Après lui, Jean Guéhenno – né dans un milieu ouvrier de province, devenu par la suite professeur de métier et par vocation véritable – fera de même. Martinet aura peut-être déçu les ambitions de sa mère, mais grâce aux positions qu’ils recouvre dans le monde éditorial, il devient un passeur incontournable entre les milieux littéraires, scolaires, syndicaux et politiques militants. C’était son rêve depuis les temps de La Vie ouvrière, et sa correspondance laisse transparaître le vif enthousiasme qu’il met dans cette tâche.

FAUT VOUS FAIRE UN DESSIN ?

80

V. TESNIERE, Le Quadrige. Un siècle d’édition universitaire 1860-1968, Paris, PUF, 2001, p. 163. 81 Cf. Maria Chiara GNOCCHI, Le Parti pris des périphéries, op. cit., p. 92 sqq.

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par TOM

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CINEMA DE QUARTIER par Bertrand PORCHEROT, directeur de salle classée Art et Essai

ZATOICHI De et avec KITANO Takeshi

Continuons notre voyage à l’extrême Est. Après Hongkong dans mon dernier article, nous arrivons au Japon.

adaptée à la télévision au travers d'une série de 26 épisodes qui fit le bonheur des nippons de 1962 à 1989. Chanbara classique, le scénario convient tout à fait à Beat Takeshi puisque l'histoire originale alternait sang et humour, dans un mélange détonant!

2003, Kitano Takeshi laisse de côté son film poétique Dolls, remplis de belles images d’amour éternel, de couleurs flamboyantes mais tristes pour s’engouffrer dans un film de sabre (le chanbara, genre cinématographique et théâtral japonais de bataille de sabre) son deuxième film de commande mais son premier d’époque. L'auteur de Sonatine, Hana-bi, L'Eté de Kikujiro,... subit un traitement de choc. Kitano respecte l'esprit des classiques du cinéma japonais (surtout ne pas copier les succès de Hongkong) mais malmène la figure de son héros.

Le spectateur est transporté dans n’importe quel village japonais du XIXe siècle : des samouraïs et des ronins (samouraïs sans maître), des luttes de clans, une classe ouvrière exploitée, un monde de plaisirs avec le jeu et les geishas. Les habitants de ce village sont donc exploités par un clan mafieux. Les taxes sont nombreuses (en argent et en vivres) mais nous retiendrons en particulier la prime de protection. Cette prime payée au clan évite à son bénéficiaire de se faire attaquer, dépouiller, ou pousser à la faillite, par ce même clan.

Le projet fut proposé à Kitano Takeshi de manière inattendue par Madame Saito Chieko, une amie intime de Katsu Shintaro, qui interpréta le rôle de Zatoichi au cinéma et à la télévision durant plus de 30 ans. Elle lui demanda de mettre en scène une suite à ces aventures. L'acteurréalisateur a poliment décliné l'offre, mais c'était sans compter sur la ténacité de Madame Saito...

Débarque alors, de nulle part, un homme, un solitaire, un « justicier » aveugle, gagnant sa vie comme masseur et joueur professionnel. Mais Zatoichi est un redoutable combattant, dont les coups de sa légendaire canne-épée s’avèrent d’une précision et d’un tranchant extrême.

Kitano incarne Zatoichi, célèbre masseur aveugle doublé d'un maître des arts martiaux devenu l'un des personnages légendaires de la culture japonaise. L'histoire a donc déjà été

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Lorsque Zatoichi rencontre les hommes de Ginzo (le chef du gang), l’affrontement est inévitable. Cet homme assoiffé de pouvoir se débarrasse de ses concurrents d’autant plus efficacement qu’il vient d’engager un redoutable ronin (samouraï sans maître), Hattori, ancien maître d’arme déchu (interprété magistralement par Asano Tadanobu, rencontré auparavant sur le tournage de Gohatto (Tabou) de Oshima Nagisa). Dans le but louable de sauver sa femme malade, Hattori Gennosuke, vend ses remarquables services au plus offrant, bon comme méchant.

sont magnifiques. Le scénario de Kitano n'est pas basé sur l'une des aventures de Zatoichi interprétées par Katsu Shintaro. Il ne voyait pas l'intérêt de copier sa version du héros.

Dans un tripot, Zatoichi rencontre deux geishas. Okinu et sa sœur Osei utilisent leurs charmes afin de détrousser leurs clients. Démasquées par Zatoichi, elles lui avouent qu’elles errent de ville en ville à la recherche du meurtrier de leurs parents. Elles possèdent pour seuls indices les prénoms de deux de ces hommes et un nom : Kuchinawa (serpent).

Pour le final, Kitano a fait appel à une troupe de danseurs de claquettes (The Stripes) afin d’animer la fête au village qui marque le happy end. On découvre ces danseurs tout au long du film, rythmant le travail quotidien de ce monde rural.

Trois histoires qui se croisent mais un seul et même méchant. Zatoichi dans d’époustouflants combats élimine un à un la vermine. Sans exprimer aucun sentiment et encore moins de remords, il fait gicler le sang à l’écran. Kitano revisite le film de sabre en insistant sur la touche comique afin de tourner en dérision et de dédramatiser le trop plein d’hémoglobine. A la différence des films japonais de ce genre qui évitent de montrer les balafres ou le sang, Kitano s’en donne à cœur joie afin de rendre son film plus moderne. Kitano souhaitait que les effets spéciaux n'interviennent jamais dans les scènes d'action. Il assure luimême la plupart de ses cascades et de ses combats.

Final où n’apparaît pas Zatoichi, certainement déjà reparti sur les routes secourir la veuve et l’orphelin. Un samouraï ronin qui met de côté la morale contre de l’argent, deux geishas dont on apprendra qu’ils sont frère et sœur (hommage au kabuki), un pseudo apprenti samouraï qui traverse l’écran en courant et criant tel un running gag… Finalement seul Zatoichi atteint de cécité voit clair dans le monde qui l’entoure et d’ailleurs estil vraiment aveugle ? ? ? Après un Lion d’argent du Meilleur réalisateur à la Mostra de Venise, le Prix du public du 28e Festival International du film de Toronto… courez vous-mêmes vous faire votre propre opinion.

Afin de s’éloigner de la série télévisée (1962-1989) et des films déjà réalisés sur notre héros, Kitano a recréé le personnage physiquement et psychologiquement : un homme froid, aux cheveux blond platine (ce qui a choqué plus d’un japonais à la sortie du film), à la canne rouge sang. De plus, il a imaginé un scénario inédit. Les costumes, la musique (infidélité à Joe Hisaishi, pianiste également de Miyazaki Hayao)

Zatoichi Dvd Edition simple 5 € en ligne Editeur : BAC Films

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« Nous n’étions pas tous lettrés / mais on avait le même chemin à montrer », ni le désespoir ni le découragement, ni la lassitude ne font partie de son vocabulaire : « Naufrage après naufrage / sauvetage après sauvetage / le vent de la providence /me ramenait vers une plage / pour une nouvelle chance / de trouver le port de l’espérance ».

TAM-TAM (ERRATUM) Dans la note que nous avons publiée concernant le prix Prométhée de la Nouvelle, décerné à Annick DEMOUZON pour A l’ombre des Grands Bois, dans notre numéro 147, nous avons omis de vous préciser que cet ouvrage (168 p.- 15,20 €) était publié aux Editions du Rocher ( 28 rue du Comte Félix Gastaldi – 98000 Monaco), et qu’il bénéficiait d’une préface d’Abdelkader Djemaï. Rappelons que ce prix est couplé avec le Prix de poésie Max-Pol Fouchet, tous deux organisés par L’Atelier Imaginaire, et qu’il existe peu de manifestations de ce type que l’on peut recommander aussi chaudement que celle-là (NDLR).

Mais quel que soit le courage que l’on est capable de développer, le bout du tunnel ne se découvre que si, ça et là, il se trouve sur le chemin des phares, des guides. Ses premiers guides semblent bien avoir été sa propre famille. Il se met à nu dans un texte consacré à sa mère : « Tu voulais juste que je sois / quelqu’un de bien … / je ne t’ai jamais vu pleurer / désespérer / ou te plaindre / Pour toi la vie est un tableau à peindre / avec des mots / ou avec les couleurs / de son cœur / pour héritage / j’ai reçu ces images / comme un présage / je te remercie / pour la vie » Un autre hommage, tout aussi poignant est adressé à son professeur qui lui a appris non seulement à aimer les mots, mais aussi un savoir être, un savoir douter et rebondir : « Elle m’a appris / à aimer les mots / tristes ou beaux. / Elle aimait l’écrit, / et moi, son élève / J’étais presque son ami …/ Elle m’a transmis l’ivresse / des livres, leur sagesse. / Elle a rajouté dans son don / son savoir être »

NOTES DE LECTURE par Christian AMSTATT

De poème en poème, de doute en chagrin, le rêve devient espérance jusqu’à la paix du silence : « Le silence commence / par une absence, / par un amour qui se finit, / par un bonheur qui s’enfuit. / Le silence…/ c’est aussi / le bruit de ce feu / presque éteint / que ramène le vent / du matin. »

A TRAVERS LES MOTS. Poèmes de Messaoud GADI (Autoédition, 9 € - chez l’auteur : 13 rue Jean Giono – 42100 St-Etienne) L’apparente simplicité des textes de Messaoud Gadi ne doit pas nous tromper. Ses mots sont ceux du cœur et de la sincérité. Fils de Harki, son grand mérite est d’avoir vécu et surmonté les dures épreuves que la France a infligées à cette population méprisée, mais sans rancœur, sans esprit de revanche.

Agrémenté de nombreuses photographies en noir et blanc, tout à fait en harmonie avec les textes, voici un recueil dont l’apparente simplicité le dispute à la profondeur, poignant, sans prosélytisme, une leçon de tolérance et d’humanité. Avec les temps qui courent, c’est suffisamment rare pour mériter d’être souligné. Laissons à notre poète les derniers mots qui confirment que la ligne qu’il s’est fixée pour la vie est celle d’un humaniste sincère et inébranlable, au-dessus des fractures de l’ Histoire, au-delà des silences rentrés et des rancœurs savamment entretenues par la version officielle des politiques qui se succèdent et

Né modeste, il l’est resté et en a fait un atout : « On a grandi / loin de tout / Des fils barbelés encerclaient nos vies / est-ce un atout ? » Mais si la route a été longue et sinueuse :

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s’étripent tout en restant inséparables comme des amants maudits.

grandissante du jour." ? L’Amour dont " la vertu suprême" fait " le salut de l’âme pèlerine" ? Gloire cachée, semi-cachée seulement, visible pour celui qui sait regarder ? Gloire de la nature ? " Des frondaisons deviennent grandes / Dans le miroir de l’âme : étang / Pour la transparence du temps / Afin que le regard s’étende ." Une nature transcendée par la puissance de l’esprit, une nature éternelle :" La source où l’immortel vient boire / Sera tarie en peu de temps ; / Quand s’effondrera l’illusoire / De l’arbre survivra le chant ". L’église romane, témoin de la foi des hommes de leur osmose avec le surnaturel ? Un peu de tout cela bien évidemment. Mais n’est-ce pas finalement la poésie ? Le " Poème gage du sillon / Par le trésor de la semence..." "Le poème [qui] chante l’étoile / Pour que le bonheur se dévoile / Dans la lumière du parcours " ou encore " Nous referons le monde en la Beauté / Par le salut que chante le poème / Marchant toujours au-devant de l’été." ? Ce recueil ne cesse de nous faire nous interroger. Cette " Gloire cachée " nous ne faisons jamais que la pressentir, la subodorer, sans l’appréhender vraiment. N’est-ce pas justement parce qu’elle n’est jamais finie ? Tout semble incertitude. mais ne faut-il pas continuer de l’espérer ? " La longue exploration de l’âme / Brûle d’une immortelle flamme / Afin de justifier l’écho. // Arrivera l’arbre de vie / En la certitude infinie / Où l’aura précédé l’Oiseau. " Je vous laisse méditer.

« Pour moi, la vie / est une espérance, / un voyage / sur terre / des vacances. » « A l’aube de notre vie / nous voilà orphelins, / héritiers de notre destin / qui ne doit pas mourir. / Nous devons nous souvenir, / nous soutenir / et avec l’encre du passé, / sur une page oubliée / de l’ Histoire de France, / écrire notre espérance. » « Dans le doute et le chagrin / nous avons cru chacun / avoir pris le bon chemin. / Aujourd’hui, la boussole du cœur / nous ramène à notre ailleurs…/ L’un vers l’autre. » (On visite gadi-site.fr)

par Louis DELORME

Jean MINEUR – SONNETS POUR UNE GLOIRE CACHEE – Editinter – Chez l’auteur : Jean MINEUR - 53, Bd. du Souverain B - 1160 BRUXELLES

Jean Mineur nous a habitués à partager sa quête spirituelle, avec ses ouvrages antérieurs. Il continue avec ce nouveau recueil. Mais quelle est donc cette " Gloire cachée " qu’il nous invite à découvrir à travers quarante-neuf sonnets ? Estce celle des fleurs dont le poète nous dit qu’elle est " secrète " et " seule vraie ? " ces " fleurs merveilles de prodiges / En un monde qui donne le vertige. " ? On peut toujours s’interroger sur la beauté des fleurs et la laideur des hommes. Pas tous, puisque la plupart des fleurs ont été créées par l’homme à force de croisements. N’est-ce pas plutôt la Beauté, l’Amour, dont l’auteur fait des allégories, renouvelant ainsi une forme d’écriture qui remonte au Moyen-âge ? " Les serviteurs de la Beauté mystique / N’oublieront pas cette lumière unique / Dans la clarté

David ANDREW – L’ESSENTIEL – Culture sans frontière ( Photographies de Jean-Jacques Kellner ) Chacun de nous a son idée sur l’Essentiel, sur ce qui est, à ses yeux, essentiel. Essentiel selon son cœur ! Et l’on peut dire qu’il y a autant d’essentiels que d’individus. Mais il n’y a pas que des divergences. La plupart d’entre nous convergent vers des valeurs que l’on qualifierait d’universelles, essentielles pour tous les êtres humains. Divergences - convergences ? Ces 55


dernières me semblent plus importantes, plus nombreuses, en ce qui me concerne, avec l’auteur. Celui-ci défend avec opiniâtreté les valeurs qui sont généralement les nôtres. La poésie sert aussi à cela. Je dirai même qu’il est essentiel qu’elle le fasse. Parmi les thèmes abordés, celui de la femme, " Femme du soleil, / Rosée des îles verdoyantes, / Condamnée à une vie de deuil, / Tu as su supporter l’occupante, / Et te faire et nous faire / Malgré toi, naître dans les fers" ("Femme noire"). David Andrew est guadeloupéen et il ne peut oublier ses origines : l’esclavage des siens. Celui de la mère : " Dans les douleurs de l’enfantement / Avec force et amour / De ta chair et de ton sang / Dès mon cri et pour toujours, / Le fruit d’une osmose parfaite." ("Maman") On a beau couper le cordon ombilical, il en reste toujours quelque chose : l’attachement. Celui de l’homosexualité : "L’herbe rougit sous tes pas, / Mon cœur s’enfle de plaisirs non renégats / Ta voix porte mes envies sur les cimes du plaisir / Saisissant chaque instant à tes côtés;, mon amour." (" Lettre de Pierre à François " ). Comment la liberté ne serait-elle pas essentielle, elle aussi ? " Sur les flots de la vie en exaltation... / Tu me suis comme ombre jalouse et attentive / ... Empreinte de mes pas dans les bidonvilles de l’espoir, / Tu me lapes... plage caressée. // Tu m’étreins : LIBERTE " ( in "Incontournable" ) Le poète est plongé dans la vie, dans son époque. David Andrew nous le rappelle : "L’Essentiel est avant tout et surtout le miroir de notre siècle ".

Christophe Colomb puis de Magellan ont largement entamé ce rêve. Aujourd’hui, il n’est pas un pouce carré de la planète qui ne soit cartographié. Est-ce à dire que nous l’avons perdu une seconde fois ? Le paradis sur terre, il existe encore dans des endroits que nous avons su préserver. Patrick Picornot, sans le dire expressément, nous fait découvrir celui du Jardin des Plantes à Paris, où il a le privilège de travailler. Ce jardin merveilleux qui jouxte la ville agressive, avec ses tentacules qui ont tendance à se répandre, à manger peu à peu tout ce qui a l’apparence de verdure, est une sorte de bulle qui échappe encore à la cupidité d’un monde avide de biens matériels, qui fait disparaître le vrai patrimoine, le plus précieux pour qui en a conscience, celui que personne ne saura régénérer : " les essences rares, les cultures ancestrales, les savoirs méticuleusement perpétués reculent devant la mortelle faux des marchands, s’amenuisent, se rétractent comme peau de chagrin, disparaissent du vaste pays du vivant." Jardin protégé par les "réguliers barreaux de la rambarde / Et les épieux là-bas bien dressés de la grille / Du jardin désiré comme une île. " Nous y voilà le mot île est lâché. Et plus loin : " Les grilles à pointe de lance / Gardent-elles un territoire de paradis". Ces paradis qui subsistent ici et là se méritent. Ils sont pour qui sait voir, observer comme à la loupe, entendre... Pour qui sait voir : "Allée embellie en lumière mirifique / Platanes vieux presque tintinnabulants / Nef longue aux frissonnants feuillages / Hauts troncs bossus personnages / Branches courbées entremêlées pour un treillis de voûte..." Observer comme à la loupe : " Les points de Monsieur Signac bien rangés jusqu’à l’horizon / Etagés par bandes soigneusement horizontales / Bandes sombres bandes claires alternées joli jeu / Vert bronze vert tendre vert-jaune et des trouées d’or / Les tortueux platanes se résignent-ils à cette géométrie " Qui sait entendre : " Cascade montante pleine de murmures toujours nous étonnant ... Chaque feuille d’arbre bruisse d’une bruine symphonique / Ecoutez ce fredonnement mouillé des frondaisons / Imperceptiblement audessus des grondements ronflements urbains / écoutez ce chuchotis de sève de tige de croissance active..." Pour ce qui est des bruits, le poète oppose les discrètes manifestations du jardin aux intempestives pétarades de la ville. Car la ville est bel et bien là, que le poète observe du haut de la bibliothèque publique de la rue Buffon où il exerce ses fonctions, "La tour

Certains textes sont traduits en créole.

Patrick FOISON Editions l’auteur :

PICORNOT – A DANS LA VILLE – Flammes vives – Chez

Patrick Picornot 7, Villa Frédéric Mistral - 75015 Paris

Pendant des siècles la quête du Paradis perdu a préoccupé les humains. On pensait qu’il se trouvait quelque part sur la terre. Le cloître des abbayes avec son puits ou sa fontaine s’en voulait la reproduction. Les découvertes de Galilée, de 56


de Jussieu froid miroir... les gémeaux de NotreDame de bonnets blancs coiffés..." Ville moins sinistre vue d’en haut. Patrick Picornot sait jouir de tout cela : carpe diem ! "Et moi qui vois qui bois qui rêve rouge de sang devant le vert de sève". Il nous donne le bon exemple :"Et le poète à nouveau rêve et le poète à nouveau danse / L’hommeoiseau l’homme de plume et de feuillage". Il fait défiler devant nous le kaléidoscope de son jardin, qu’il s’approprie vraiment pour mieux nous le faire partager. Les formes, les couleurs, s’y métamorphosent sans cesse au fil des saisons et nous sortons de la lecture avec cet éblouissement que procurent les choses rares.

on ne saurait être en panne d’adjectifs – mais les activités de l’homme ont tôt fait de le défigurer : «Comme tu resterais magique / Sans ces hideux produits chimiques, / Pesticides, poisons déments / Qui viennent baver sur tes flancs.» Alors, il y a ceux qui luttent pour arrêter cela, restaurer la nature dans sa beauté: «Il y a des soldats vaillants / Qui combattent cette infamie...» Jacqueline nous promène entre ses souvenirs (ceux d’école, ses amours d’enfance) et ses rêves, dans un univers qu’elle se construit, un cocon où elle se réfugie, celui de la joie qui triomphe de tout. Et comme elle, nous rêvons d’ailes et nous finissons même par avoir l’impression de les sentir pousser. S’il me fallait retenir un seul fragment de ces poèmes, ce serait celui qui nous prévient que nous sommes condamnés «A mourir d’enthousiasme / Ou a vivre de RIEN.»

Jacqueline MILHAUD REVES D'AILES ( Editions Thierry SAJAT

LIBELLE – Mensuel de Poésie – Juin 2012 N° 235 - (Abonnement 25€ pour 12 numéros :

Prenez des vers de longueurs différentes, donnezleur du rythme, n’hésitez pas à faire des ralentis et des accélérés, n’ayez pas peur des belles images, des allitérations sonores, délayez le tout avec des rimes simples et vous obtiendrez de belle et bonne poésie, qu’on lira avec plaisir et qu’on relira, parce que le poème chante, qu’il coule comme de source, sans chercher des complications, de ces chicanes qui empêchent souvent de le suivre. C’est ce que nous offre Jacqueline Milhaud. Mais la recette ne serait pas complète sans la cerise sur le gâteau, cette touche d’humour, de bonne humeur, qui nous réjouit, nous fait prendre la vie à bras le corps, ce petit quelque chose de spiritualité qui nous élève l’âme, d’émotion qui sollicite notre cœur, notre bon cœur. Une fois ces conditions réunies, Jacqueline Milhaud nous entraîne dans le monde des arbres, ceux qui parlent, nous donnent des conseils pour mieux réussir notre vie, et chassent notre découragement, tel le cerisier qui s’écrie : «Regarde-moi, souris ! / A chaque printemps je fleuris.» Elle nous emmène dans la montagne où la rivière n’est encore qu’un filet d’eau.: « Seuls les petits chamois agiles / Se désaltèrent à ton courant. / Des milliers de ruisseaux graciles / S’en viennent grossir ton torrent.» Certes notre rêve peut être idyllique, merveilleux, sublime –

Michel Prades 116, rue Pelleport 75020 PARIS )

Les petites publications ne sont pas les moins intéressantes. On peut penser qu’un tri judicieux a été fait pour ne garder que la quintessence. Et c’est bien le cas avec ces quelques feuillets qui sont portés par Michel Prades. Haïkus, aphorismes, des poèmes courts denses, signifiants. Vingt-trois plumes en quatre pages, c’est une prouesse. Et au moins, on lit tout et même on relit... L’espace m’oblige à sélectionner, ce qui n’enlève rien à la valeur des autres. Je retiendrai donc ceci de Clod’Aria : "Des mots des mots / et avec ça / faire du silence". Ou encore de Pierre Auriol : "Elle le connaît si bien / Ce chemin vers ton corps / Ma main dans la nuit." De Michel Bonté : "Il y a des jours où les pensées sont comme les cheveux, elles n’arrivent pas à se mettre en place." Et ceci pour terminer : " Je crie à mots comptés / Dans la broderie du vers // Papillon qui / désire l’envol // Je veux peindre / la couleur de mes ailes / à défaut du cristal / le diamant du silence." Sous la signature de France Burghelle Rey. Grand merci à Michel Prades : ce sont ces gouttes d’eau qui font la source poétique, celle où chacun peut étancher sa soif de rêve.

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Rose des temps REVUE DE L’ASSOCIATION PAROLE & POESIE

articles majeurs, selon moi, qui mériteraient de faire date : le grand champ de la géopoétique par Kenneth White et Illustration du vers et de la rime par Dominique Thiébaut Lemaire. Le premier s’est demandé s’il y avait quelque chose qui puisse fédérer toutes les cultures et il en est arrivé à la conclusion que ce ne pouvait être que la terre, d’où le « géo » de ce néologisme. " Un monde bien compris, nous dit-il, émerge du contact entre l’esprit et la Terre. Quand le contact est sensible, intelligent, subtil, on a un monde au sens plein de ce mot, quand le contact est stupide et brutal, on n’a plus de monde, plus de culture, seulement, et de plus en plus, une accumulation d’immonde." Nos sociétés, dont Paul Valéry nous dit qu’elles sont mortelles, et qu’elles le savent, feraient bien de méditer cette vérité. Le second oppose à juste titre Moderne et Modernisme, le premier se justifiant tout à fait, le second n’étant que mode, précipitation, fuite vers l’illusion : "Le moderniste est toujours dépassé par plus moderniste que lui, dans une fuite en avant où l’on court vainement vers le dernier degré sans jamais l’atteindre." L’art en général, et la poésie en particulier, feraient bien de s’inspirer de cette constatation. "Trois cents ans après eux ( les poètes de la Renaissance ) les poètes du XIXe siècle ont écrit de magnifiques sonnets sans s’inquiéter de leur forme tricentenaire et même plus ancienne encore." J’ai toujours pensé, quant à moi, que ce qu’il y avait de moderne, c’était le contenu, ce qu’on avait à dire. Et non pas le saucissonnage qu’il nous est donné souvent de lire, qui fait dire à Jacques Roubaud, cité dans le même article, qu’il " craint à juste titre de ne voir subsister désormais qu’une seule règle en matière de versification, celle d’aller à la ligne à la fin d’un «vers »" Que ces quelques vérités font de bien à entendre ! Egalement, dans ce numéro, une intéressante étude sur le poète suédois Tomas Tranströmer, prix Nobel 2011 de littérature. C’est bien que de temps en temps ce soit un poète qui soit distingué. " Cette poésie se distingue par sa sobriété, sa concision, sa justesse, puisant une part de sa nouveauté aussi bien dans le langage familier que dans l’incongru, l’humour et l’ironie", peut-on lire sous la plume de Dominique Thiébaut Lemaire. Dans un court extrait des œuvres de cet éminent poète, je note : "Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots mais pas de langage." Des mots mais pas de voix, ai-je envie d’ajouter. C’est Mallarmé qui avait dit que la poésie se faisait avec des mots.

Cette publication, trimestrielle, déjà plus étoffée puisqu’elle comporte une trentaine de pages est aussi l’œuvre de quelques mordus de poésie, principalement de Patrick Picornot, président de l’Association susnommée. Elle n’en est qu’à sa troisième année mais il s’agit là d’une revue complète, avec un hommage à deux poètes d’hier : Hector de Saint-Denys Garneau (né à Monréal : 1912-1943 ) et Léon Gontran Damas, poète guyanais, (1912 - 1978 ) et les rubriques traditionnelles que sont les Notes de lecture, Poésie en vue (résumé des dernières parutions de revues.) et Poésie en voix ( relation de spectacles ou de conférences à caractère poétique.) Une large place est aussi faite aux poèmes d’aujourd’hui et nous retrouvons nos amis Louis Savary, Jean-François Blavin mais aussi Aumane Placide, Florence Regnard, Roland Lagoutte et quelques autres. Patrick Picornot, le président de l’association, nous présente également Anne Perrier, poète suisse née à Lausanne en 1922, dont il nous dit que, dans sa poésie, "se ressent l’opposition de la terre et du ciel, de l’éphémère et de l’éternel, du défini et de l’indéfini" , dualités qui apparaissent clairement dans le poème cité : "Ce n’est pas l’ombre que je cherche / Ni l’humble signe / De la halte sous les palmiers / Tranquilles ni l’eau ni l’ange / Gardien d’oasis / Je cherche le chemin qui dure / Toujours, toujours, toujours" Le même nous présente une analyse très intéressante des différents quatrains possibles, construits avec des vers alternés avec des demi vers ( vers de seize pieds - octosyllabes ou bien alexandrins - hexasyllabes, par exemple.)

LES CITADELLES N°17 10 € port compris ; chez Philippe DEMERON, 85 rue de Turbigo 75003 PARIS. Périodicité annuelle et c’est bien dommage, vu la qualité de cette revue. Mais quand on sait que le poids d’une revue repose essentiellement sur les épaules d’une, au mieux deux ou trois personnes, on comprend combien il est difficile de multiplier les numéros. Dans ces cent soixante pages, deux 58


Mais elle ne se fait pas qu’avec des mots, convient-il de préciser. Les poètes contemporains ne sont pas oubliés non plus puisque cent vingt pages leur sont consacrées. Saluons l’excellent travail de Philippe Démeron qui est le directeur de cette revue.

par François Arago, pour venir regarder la lune à travers une lunette nouvellement installée. Victor Hugo écrit alors un texte où il réhabilite le Rêve, dont Nerval dira plus tard ( in Aurélia 1855 ) qu’il est une seconde vie. En tout cas l’antichambre de bien des créations. Le Coin de Table, une revue qui nous cultive, qui nous ouvre de vastes horizons, qui nous donne à penser que la Poésie (au sens étymologique) est bien le creuset essentiel de toute méditation philosophique, d’un humanisme qui tâche de s’élever.

LE COIN DE TABLE N° 51 ( La Maison de Poésie ) - Abonnement 70 € (parution trimestrielle) - La Maison de Poésie. Société des Poètes Français 16 rue Monsieur le Prince 75006 PARIS - courriel : lamaisondepoesie@gmail.com

MONTAURIOL POESIE - N° 86 17 rue Jeanne d’Arc – 82000 Montauban

La Maison de Poésie, chassée impudemment de son territoire, s’est réfugiée sous l’aile de la Société des Poètes Français. Elle continue néanmoins, contre vents et marées, de publier son Coin de Table, la revue sans doute la plus intéressante, la plus riche, la plus valeureuse, celle qui restera dans les annales de la Poésie. Elle me fait penser désormais à ces publications clandestines qui circulaient sous le manteau aux heures sombres de la guerre. On n’a que plus de plaisir à la voir perdurer, nous apporter la substantifique moelle qui nourrit nos aspirations poétiques. Espérons que la nouvelle Ministre de la Culture saura redonner à la Maison de Poésie, qui est reconnue d’utilité publique, un cadre digne d’elle, de son passé, de sa notoriété, susceptible d’assurer son avenir. J’espère ne pas rêver. Ce N° 51 du Coin de Table, déjà ! et cela me vieillit lorsque je les vois tous alignés dans ma bibliothèque, semble ne pas avoir souffert des conditions dans lesquelles se trouvent présentement sa mère nourricière et ceux qui maintiennent sa flamme. Jacques Charpentreau, son directeur, nous fait rêver en nous entraînant Des atomes aux étoiles avec Jacques Réda. Martine Martineau, en complémentarité, nous fait découvrir Henri Allorge et La naissance de la poésie scientifique moderne. Noël Prévost nous rappelle l’actualité poétique de Chateaubriand, dont on savait que c’est un des plus grands poètes en prose. Pierre Lexert nous montre que le succès de Paul Géraldy en son temps, n’était pas usurpé. Suit un florilège de poèmes dont la qualité et la teneur feraient pâlir d’envie bon nombre de revues. Des chroniques encore, sur Maurice Carême, fameux jongleur de mots, sur Victor Hugo, convié en 1834 à l’Observatoire de Paris

Montauriol Poésie justifie amplement son sous-titre : " La revue des Partisans d’Art ". L’art est à mon sens ce qui mérite le plus notre engagement. Dans sa préface, La Présidente, Florence Delbart-Faure insiste à juste titre sur la recommandation de René-Guy Cadou qui lançait : " Offrez-vous le luxe d’être simple ! " La simplicité devrait être le souci premier du poète. C’est un peu ce que disait aussi Blaise Pascal pour qui un bon livre, c’était un livre dont chaque lecteur pouvait penser qu’il aurait pu l’écrire. Beaucoup, au contraire, s’escriment à faire compliqué, voire de l’indéchiffrable comme si la valeur d’un texte était proportionnelle à la difficulté de compréhension, quand celle-ci est encore possible. La belle leçon que celle de René-Guy Cadou ! Et Florence de nous expliquer ce qu’est la simplicité :" Un art qui est pleinement dans sa voix." La voix, c’est bien ce qui est essentiel au poète, c’est bien ce que l’on découvre en premier chez lui, à la lecture comme à l’audition. Que ceux qui n’ont pas de voix se taisent donc ! Cette simplicité, je la retrouve dans le Portrait du Grand-père d’André Bacqué, les Traditions d’Andrée Chabrol-Vaquier mais plus encore dans le Goût du pain d’Emile Motay : " Il fut un temps dans mon enfance / Où jaune était la mie de pain. / Revient souvent la souvenance / De ce passé hélas lointain. // C’était au sortir de la guerre / Au froment était mélangé / Du maïs que nous n’aimions guère / Mais ne pouvions nous en priver. // Quand réapparut sur la table / Ce qui était tant attendu, / Ce fut une joie ineffable / De retrouver le goût perdu..."

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Dans la rubrique découverte, nous est proposé une intéressante étude sur Anne-Marie Canet Kegels ( 1912- 1994 ) qui a publié une dizaine de recueils :" Lorsque le vent du sud assiège ma fenêtre / Je lui ouvre sans bruit. / Dans sa course nocturne / Il a touché la terre / où mon enfance luit... // Il s’est roulé sur l’herbe / et s’est frotté le corps / au velours des amandes / Il a courbé la vigne / ainsi qu’un maître fort / et froissé les lavandes... ". Nous sommes en plein dans la simplicité. Florence Delbart-Faure qui avait pris la présidence de Montauriol Poésie, après que le fondateur, Olivier Demazet, s’est retiré, pour question d’âge, nous apprend qu’elle doit renoncer à ce sacerdoce – car c’en est bien un – pour des raisons de santé handicapantes graves. Elle poursuivra malgré tout jusqu’à la fin de l’année, avec le soutien moral et matériel de son mari. Saluons son courage et que la poésie la maintienne parmi nous ! "Partisans d’Art" ? Partisan : combattant volontaire n’appartenant pas à une armée régulière, nous dit le Petit Larousse. L’art en a grand besoin de ces partisans bénévoles qui défendent notre langue et surtout la poésie, cet art majeur de la littérature tout au long de son histoire, devenu le parent pauvre de notre culture, parce que traité avec mépris par les médias et les instances officielles.

théorie mathématique. La science mathématique se propose de dire une seule chose et rien de plus. Le surplus la gêne, et, dans son histoire, elle a tout fait pour l’éliminer. Le rapport au corps disparaît. Les triangles avaient une base qui prenait son sens dans le rapport de l’horizontal et du vertical. Ils n’en ont plus. Le triangle se situe dans un espace à deux dimensions où il peut se balader à sa guise sans perdre son concept. Ce préambule pour introduire au commentaire de « Survitudes » de Stephen Blanchard. Les poèmes n’ont pas de titre mais, selon une ancienne tradition, leur titre est la première unité significative de leur début. Les poèmes de Stephen Blanchard ont une figure. Situés d’abord dans l’espace, ils se donnent d’un premier coup d’œil. Interrogeons-nous quant au sens de ce geste simple « aller à la ligne ». La prose s’en va à la ligne pour des raisons pratique. Arrivés au bout de la page, nous devons, sauf à écrire sur le bureau, retourner au début de la feuille. Aller à la ligne marque dans l’énonciation de Stephen Blanchard une rupture mais une rupture dont la fonction est hégélienne, c'est-àdire qu’elle casse et féconde tout à la fois. Comme Mozart dont « les silences sont encore de lui », le blanc de la feuille incite au recueillement et suscite la suite : « Sur le chemin des ombres tutélaires s’enracine le corps noueux des écorces de la vie » (extrait page 15)

par Denis PROST SURVITUDES, Stephen BLANCHARD (préface de Michel LAGRANGE, illustration de couverture, huile d’Anita CLAASSENS, « L’Abandonnée » ; 103 p. ; 15 € ; chez l’auteur, 19 rue du Mâconnais – 21000 Dijon)

Pourquoi fallait-il aller à la ligne après le mot « ombres » ? Après réflexion, nous aurions pu dire qu’il était « judicieux » d’aller à la ligne après « ombres ». Nous préférons le mot « fallait » qui indique une nécessité. Il n’était pas possible au poète de dire autrement. Le mot « ombres » lance un premier appel, presque péjoratif puisque l’ombre s’appose à la lumière : elle cache. Nous n’attendions pas « tutélaires » mais quand le mot apparait, nous savons qu’il ne pouvait pas y avoir un autre mot. La satisfaction est unique. Nous sommes exhaussés, au sens religieux, c'est-à-dire au sens où Dieu répond à un vœu. Le sujet qu’est le lecteur était isolé dans sa subjectivité, voué à l’ennui, attendant quelque chose sans savoir ce qu’il attendait, ni même sans savoir qu’il attendait. L’ombre est tutélaire c'està-dire qu’elle protège ; mais le mot tutélaire a

Il est toujours difficile, voire parfaitement vain de parler de poèmes qui ont été écrits, mettre des mots sur des mots, redire la même chose ou presque de façon beaucoup plus maladroite. Cet exercice qu’on l’appelle commentaire, critique, glose est cependant irrésistible. C’est que la poésie, et c’est là son projet propre, manifeste un excès de sens. Le sens la déborde de toute part. En cela, elle est l’exact opposé des mathé-matiques et de la logique, qui, aujourd’hui, est intégrée à toute 60


aussi une connotation juridique ; l’ombre a un droit. L’humanité pénètre discrètement le végétal.

Revue en revue

Nous croyons que la lecture de « Survitudes » doit se faire selon l’ordre donné par le poète c'est-à-dire de la première à la dernière page. Notons la condensation de sens sur le titre, comme dans le rêve où plusieurs désirs convergent vers un seul objet. Il y a dans « Survitudes » « servir » (services) et « survivre ». Et servir, en son sens premier renvoie aux origines de la noblesse c'est-à-dire à une aristocratie non encore dégénérée par la facilité. Le vocabulaire de la chasse à courre dit que tel participant à l’honneur de « servir » le cerf ; c'est-à-dire de l’achever quand il a été épuisé par la poursuite et qu’il pleure, sentant la vie s’échapper. Le tueur du cerf (souvent un invité à la chasse) est honoré, mais aussi, et ce n’est pas le moindre paradoxe, le cerf lui-même. Nous croyons percevoir dans le titre « Survitudes » ce rapport cruel et complexe, un lien indéfectible du plaisir et de la douleur, d’Eros et de Thanatos, qui caractérise la vie.

par K.J.Djii La Raison, mensuel de la Libre Pensée, N° 573 , juillet-août 2012, Prairial CCXX. 3,50 Euros. Pour faire suite à la pensée de Marcel Martinet et à ses multiples engagements, cette chronique est consacrée à La Raison, organe de La Fédération Nationale de La Libre Pensée dirigée avec autant de pondération que d'intransigeance par Marc Blondel. Le début de l'histoire de la Libre Pensée se situe en 1847, année de la création de la revue « La Liberté de Pensée » par Jules Simon et Amédée Jacques. Dès 1848, l'action du libre penseur Victor Schœlcher fait supprimer l'esclavage des noirs dans les colonies. Le mouvement va très rapidement jouer un rôle de premier ordre pour la défense de toutes les libertés, notamment en 1864, lors de la création de L'Association Internationale des Travailleurs la 1ère Internationale- aux côtés de Marx, Bakounine et Engels. Autre personnage de taille, Louise Michel, la future vierge rouge, se joindra au mouvement, ainsi que plus tard Victor Hugo, Louis Blanc, Clemenceau ou Ledru-Rollin qui assistèrent à Genève au Congrès de la Libre Pensée et au Congrès de la Paix en 1866. Pendant La Commune de Paris, leur combat se fait de plus en plus clair en faveur de la laïcité et du strict respect de la République qui aboutira après bien des arrestations, des déportations et des séances houleuses, à la promulgation le 9 décembre 1905 de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat. Un énorme combat est gagné, mais à la lecture de La Raison, les choses sont sans cesse minées par ceux qui ne souhaitent qu'un retour en arrière. Il faut savoir à ce propos que le budget de l'Etat pour 2012 prévoit 7,1 milliards d'Euros qui vont être versées au privé. Pas étonnant que Marc Blondel dans son éditorial dénonce que le précédent Président (pourquoi des majuscules à président et état?) s'est « annoncé de confession

Lire « Survitudes » selon l’ordre donné par la poète, disions-nous, de la première à la dernière page, de la première à la dernière ligne. Certainement il faut parfois s’arrêter mais reprendre à l’endroit où l’on avait laissé la lecture. Philosophiquement parlant, nous nous investissons ontologiquement dans l’œuvre : notre être passe en une extériorité. Dans un premier temps, il se perd, mais pour mieux se reprendre. L’anticipation est solidaire de la rétroaction. Ayant déjà lu et reprenant la lecture, j’attends tel effet, tel passage, telle métaphore dont je me souviens. Comme la musique, c’est la totalité de l’œuvre qui fonctionne ainsi. L’avant et l’après participent au présent. Les retrouvailles sont une fête. Stephen Blanchard nous confronte à l’inépuisable. Comme tout grande œuvre « Survitudes » implique une attente religieuse.

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catholique et n'a pas hésité à écrire ou faire écrire là-dessus, en soutenant que l'Eglise devait dans la République française -bien que celle-ci s'annonce laïque-, donner sa place à la religion, voire aux religions, dans la vie politique et publique ». Et plus loin : « Et que dire des adjectifs associés à la laïcité : « positive, ouverte, plurielle, tolérante » ?! Le plus curieux c'est que devant ces affirmations, personne, au gouvernement, n'a marqué la moindre réserve. Fallait-il sous le régime sarkozien, être de confession catholique pour être membre du gouvernement ? Il est vrai que lorsque le ministre de l'Education nationale envoie ses enfants à l'école privée tout est possible ! » On ne peut qu'applaudir Mais les engagements de la Revue et donc de la Fédération ne s'arrêtent pas à la défense de la laïcité, car toujours dans l'édito, Marc Blondel rappelle que « La disparition du régime soviétique a conduit l'ensemble de la classe politique, au niveau national, voire international, à gérer les pays, en fonction du possible, c'est à dire en fonction de l'intérêt des porteurs de capitaux. Sur le plan des travailleurs, mais ce n'est pas le seul, les économistes américains n'hésitent pas à dire, la lutte des classes continue, mais c'est nous qui sommes en train de la gagner ». Oserais-rappeler que le terme allemand de « mist » signifie fumier ! Dans ce même numéro un important dossier consacré au Liban où s'est tenu les 13 et 14 avril dernier à Beyrouth, un colloque organisé par l'Association libanaise de philosophie et l'Association Internationale de la Libre Pensée, intitulé « Religion, laïcité et Etat de droit » suite à une décision prise au Congrès mondial de la Libre Pensée à Oslo, le 10 août 2011. Où l'on apprend par Christian Eyschen que « ce colloque est un premier pas décisif dans la voie de la sécularisation de la société et des institutions pour la mise en place d'un Etat civil, prélude à un Etat laïque ». Dans ce même article, David Rand, du Canada, précise que « La morale théiste s'avère arbitraire, car la volonté dite divine sur laquelle cette morale se fonde est inconnue et

inconnaissable. …/... L'athée fonde sa morale personnelle , comme l'Etat laïque fonde sa législation, sur des considérations réelles et humaines, indépendantes de toute considération surnaturelle ». Et Christian Eyschen poursuit : « Il est indéniable que c'est la civilisation gréco-latine qui a été la matrice fondamentale de toute forme de pensée civilisatrice. .../... Dès lors, chaque pas en avant de la pensée humaine, chaque degré d'organisation positive des sociétés n'ont fait qu'emprunter le même chemin et utiliser les mêmes outils que les générations et les peuples précédents. C'est pourquoi les libres penseurs récusent, par avance, toute idée de hiérarchisation des civilisations, toute notion de races d'ethnies supérieures aux autres. …/... C'est la brillante civilisation arabo-musulmane qui a arraché le Moyen-âge chrétien des brumes de l'intolérance et du dogme dans lequel il étouffait. C'est cette civilisation qui, en combattant les croisades et les croisés, a fait œuvre de progrès. …/... L'homme ne peut durablement être l'ennemi de l'homme. Sinon, il court à sa perte. L'humanité est une et indivisible ». Encore que dans son intervention, la notion de civilisation reste floue, voire quelque peu exclusive puisque les peuples de la forêt ou les nomades des déserts glacés et brûlants ne sont pas pris en compte. En tous les cas, espérons pour le bonheur des Libanais que ce colloque aura des suites positives et que les 21 confessions officielles seront mises sur un pied d'égalité. Le même Christian Eyschen publie aussi un article édifiant sur le Bureau International du Travail (BIT) et le dialogue interreligieux dans lequel on apprend que « Le Vatican a réalisé en commun avec le directeur général du BIT, Juan Somavia, un livret (et non un rapport officiel) intitulé : Convergences : travail décent et justice sociale dans les traditions religieuses », dont une phrase de l'introduction nous délivre clairement ce message : »La spiritualité et les valeurs sont essentielles dans la quête d'une mondialisation équitable ». Et Christian Eyschen de remarquer justement : « L'objectif est clair : la mondialisation, avec comme béquilles, les religions, ou 62


plus simplement l'union sacrée des religions pour sauver le capitalisme en crise ». Cela rappelle une autre union sacrée bien désastreuse pour les peuples et les idées. Il y a du boulot ! Toutes les infos de ce numéro et des autres sont valables et ont de quoi hérisser le poil de

ceux qui ne veulent pas de ces perpétuelles intromissions subversives des religions et proches du totalitarisme le plus éhonté. Pour en savoir plus sur La Raison et sur les luttes, actions, prises de position de la Libre Pensée, un site : http://www.fnlp.fr

L’Agenda des Poètes de l’amitié 2012 Septembre CONCERT POUR HAITI Reloger et aider les enfants handicapés

Du SAMEDI 15 au SAMEDI 22 : exposition de l'Association les Poètes de l'Amitié à la Maison des Associations de Dijon. DIMANCHE 16 : dans le cadre de la Journée du Patrimoine, participation à Arts Croisés à Chalon/Saône SAMEDI 22 : remise du Prix Stephen Liegeard au château de Brochon DIMANCHE 30 : date limite de participation pour le Prix d’Edition poétique de la Ville de Dijon 2013

24,26,27 et 28 Octobre

Marielle NORDMANN HARPE Albeniz, Villa Lobos, Piazzolla, Granados,…

RENCONTRES POETIQUES DE BOURGOGNE à BEAUNE MERCREDi 24 : interventions en maison de retraite et à la bibliothèque municipale VENDREDI 26 : inauguration, remise du Prix d'Edition poétique de la ville de Beaune ; récital au théâtre municipal (invité d'honneur Bernard SAUVAT) SAMEDI 27 et DIMANCHE 28 : animations diverses (lectures, spectacles, soirée cabaret) dans la ville et à la Chapelle St Etienne, lieu de rassemblement et d'exposition des Rencontres, débat public...

Novembre Samedi 5 octobre 2012 , 20 h 30 Eglise SAINT JUST à TALANT Place Abbé Pierre (Centre commercial Belvédère)

TARIF UNIQUE : 10 € Réservation : 06.10.65.31.13 ou 03.80.43.14. chèque à l’ordre de Enfants Soleil Bourgogne – 2 allée du Roussillon – 21000 Dijon. www.enfants-soleil.org/

SAMEDI 10 : Assemblée générale de l’association Les Poètes de l’Amitié à Dijon – Remise du PrixYolaine et Stephen Blanchard à Mme Nicole Piquet-Legall – Conférence de Denis Prost, professeur de philosophie. VENDREDI 23 : spectacle Dimey à Talant, salle Gabin Décembre DIMANCHE 2 : participation au gala de l’Office municipal de la culture de Chenôve SAMEDI 8 : lecture au foyer Balzac (Dijon) au bénéfice de l’association Valentin Hauys VENDREDI 14 : spectacle Dimey à Chenôve LUNDI 31 : date limite pour participation au concours de la nouvelle N° 40 Les thèmes à venir du Concours de la Nouvelle : N° 40 : « je voudrais que tu m’éclaires sur un point... » (du 1er juin au 31 décembre 2012) proposé par Madeleine DEHAIS

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La butte rouge ( Georges Montehus en 1923)

Sur cette butte là y'avait pas d'gigolettes Pas de marlous ni de beaux muscadins. Ah c'était loin du Moulin d'la Galette, Et de Paname qu'est le roi des patelins. C'qu'elle en a bu du bon sang cette terre, Sang d'ouvriers et sang de paysans, Car les bandits qui sont cause des guerres N'en meurent jamais, on n'tue qu'les innocents ! Sur cette butte là on n'y f'sait pas la noce Comme à Montmartre où l'champagne coule à flots, Mais les pauvr's gars qu'avaient laissé des gosses Y f'saient entendre de terribles sanglots ... C'qu'elle en a bu des larmes cette terre, Larmes d'ouvriers et larmes de paysans Car les bandits qui sont cause des guerres Ne pleurent jamais, car ce sont des tyrans ! Sur cette butte là, on y r'fait des vendanges, On y entend des cris et des chansons : Filles et gars doucement qui échangent Des mots d'amour qui donnent le frisson. Peuvent-ils songer, dans leurs folles étreintes, Qu'à cet endroit où s'échangent leurs baisers, J'ai entendu la nuit monter des plaintes Et j'y ai vu des gars au crâne brisé !

FLORILEGE – SEPTEMBRE 2012 – Prix : 8 € 64


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