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FLORILEGE 144

Septembre 2011

1864 - Jules RENARD Ŕ 1910 Revue trimestrielle de création littéraire et artistique réalisée avec le soutien de la DRAC Ŕ Bourgogne et de la caisse de retraite AG2R-ISICA 1


FLORILEGE est éditée par l’Association Les Poètes de l’Amitié.

ABONNEMENT (1 an- 4 n°) : FRANCE : 28 Euros AUTRES PAYS : 40 Euros

ASSOCIATION LES POETES DE L'AMITIE Président d’honneur : Maurice CAREME † Jean FERRAT † Comité d’honneur : Lucien GRIVEL † M.-L. BETTOSINI † Cécile POIGNANT † Paulette-Jean SERRY † Conseil d’Administration : Président : Stephen BLANCHARD Membres : Christian AMSTATT Jean CHEVALOT Annick GEORGETTE K.J.DJII Jean-Michel LEVENARD Marie-Pierre VERJAT-DROIT Cotisation à l’Association : Actifs 21 Euros Bienfaiteurs : 210 Euros

D. L. 3° TRIMESTRE 2011 IMPRIMERIE ABRAX 21800 QUETIGNY

EDITORIAL

Nous avons eu le grand plaisir de travailler avec les Amis de Jules Renard pour un cahier évoquant un littérateur qui n’a p as eu le temps de donner sa pleine mesure. Théoricien, il nous a laissé surtout, en quelque sorte , des travaux pratiques. C’est loin de Paris Ŕ qu’il a toutef ois touj ours fréquenté Ŕ qu’il a pu mûrir un st yle qui devait trouver de fortes résonances dans le siècle suivant , celui d’une écriture « mini maliste ». Merci à tous ceux dont l ’abonnement vient à terme qui voudront bien nou s renouveler leur confiance. Et merci aux adhérents de l’Association qui reçoivent leur « invitation » à l’Assemblée générale du 26 novembre de veiller, s’ils ne peuvent être présents, à nous transmettre leur pouvoir. Aux lecteurs parisiens, un message plus spécial pour les inviter à se rendre en page 27 pour prendre connaissance des infor mations concernant les représentations de la nouvelle pièce de t héâtre de Louis LEFEBVRE, Lubricité, que nous les convions très chaleureusement à découvrir.

Pour l 'Equipe de FLORILEGE Jean -Michel Lévenard.

Directeur de la publication : Stephen Blanchard Comité de lecture-Rédaction : Annie Raynal, Marie-Pierre Verjat-Droit, Jean Chevalot, Jean-Michel Lévenard, K.J.DJII, Marie-Claude Lefèvre. Pour toute correspondance concernant la Revue : J-M. LEVENARD - 25 rue Rimbaud - 21000 DIJON ou : e-mail : jean-michel.levenard@wanadoo.fr Les manuscrits, insérés ou non, ne seront pas rendus Concernant l’Association : S. BLANCHARD Ŕ 19 allée du Mâconnais Ŕ 2100 DIJON - Joindre une enveloppe timbrée à tout courrier nécessitant réponse Exonérée de TVA - Prix : 8 Euros C.P.P.A.P. : 0611 G 88402 - I.S.S.N. : 01840444 Participez au Prix d’Edition poétique de la Ville de Dijon ou au Prix d’Edition poétique de la Ville de Beaune : voir DES PASSANTES sur INTERNET

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N° 144 – Septembre 2011

SOMMAIRE

CREATIONS P. 4 Jean-Michel HATTON : 3 poèmes extraits de Cary St. & Thompson Ave. P. 6 Johel MITÉRAN : L’antichambre à deux temps, nouvelle fantastique P. 13 Claude VELLA : 2 poèmes extraits de son recueil A Fleur de Saisons, illustrés par Pierre VELLA P. 14 Sylvie RIGHETTI : 3 poèmes extraits de son recueil Silence des mots P. 15 Stephen BLANCHARD : Dévisager sa vie, centon en hommage à Bernard Dimey P. 16 Guillaume SIAUDEAU : 3 poèmes P. 17 Hafsa SAIFI : 3 poèmes P. 18 Jean-Louis BERNARD : 3 poèmes P. 19 Stella Vinitcji RADULESCU : Rouge Désert (suite poétique) P. 20 SKALDELINE : extraits de Tumeur d’Amour P. 22 Olivier-Félix HOFFMANN : extraits d’Actes de poétries P. 23 Christian AMSTATT : choix de tanka extraits de Tanka faire

CHRONIQUES‡ P. 24 La Chronique huronnique de Louis LEFEBVRE P. 28 A ses enfants hors-la-loi, la littérature reconnaissante, par Jean CLAVAL : Philip Gordon WILIE ( 1902-1971), écrivain américain P. 31 NOTES DE LECTURE par Louis DELORME, Nicole HARDOUIN P. 33 DO BRASIL, par Yvan AVENA : L’art contemporain est-il un art de vivre ? P. 35 Les lectures de Florent LHUISSIER CAHIER JULES RENARD : P. 36 Présentation du colloque Jules Renard, par Michel Autrand P. 37 Pourquoi prendre ainsi à cœur le centenaire de la mort de Jules Renard, par Elisabeth REYRE P. 42 Les silences de Jules Renard, par Bruno CURATOLO P. 44 Jules Renard, le réel et son double, par Hugues LAROCHE P. 49 Lire Jules Renard à haute voix, par Annick PAPARELLA-CULLARD P. 55 Jules Renard, l’aimé mal-aimé, par Stéphane GOUGELMANN P.58 La page des adhérents P.59 L’Agenda des Poètes de l’Amitié Illustrations de couverture et en pages 16 et 20 de Frédéric Beauvais (http://fredbeauvais.viabloga et www.frederic.beauvais@orange.fr Ce numéro de FLORILEGE (Spécial Jules RENARD) a été réalisé avec l’aide de la Direction régionale des Affaires Culturelles de Bourgogne

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Jean-Michel HATTON né en 1981 à Anthony (Hauts-de-Seine). De retour en Provence après avoir vécu durant 10 ans aux Etats-Unis. A publié dans Verso, Comme en Poésie. Actuellement à la recherche d’un éditeur pour « La Cavalcade, a Rock’n’Roll Story ».

la cavalcade. extraits de Cary St & Thompson Ave. Aux cieux je demande: «Déshabillez-vous ! » bastilles et bagnes (pensée).

Devant moi, à mon lever ôtez vos brumes

On y entre nu comme un désert. On y entre quelque fois comme par erreur. Et comme les foulées des saisons se marquent plus arides, leur fer plus cinglant sur la peau en colore les pigments de gris et de brique. La geôle s'insinue dans les veines, la liberté qui s'épanche en gouttes dévorantes de la lucarne barrée effrite le coeur heure par heure,

perdez ces lambeaux sombres qui vous couvrent encore. Etoiles et autres lunes traînardes je vous encrerai aux feuillets écornés assoiffés, qui rodent dans mes poches.

Quand je m'avancerai dans les jardins, fleurs et plantes : «Décorez-moi ! » de vos pétales, vos feuilles seront ma cape, et vous frémirez à mon passage, passionnément.

en poussière de pierre. C'est un poison lent et âcre, que la solitude du retranchement; c'est le véritable maçon des prisons.

Des Invalides, en passant par l'Institut de leurs dômes trop riches, effeuillez-les de leur or, tapissez-en les flots de la Seine à côté. Et Paris sera ma lampe Et Paris sera mon écritoire.

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rebelle.

Sa chevelure lèche le ciel; troupeau de gazelles

De la rebelle en treillis, la Kalashnikov et les grenades ont disparus, déchus par des perles de sueur que ses danses tissent en rivière sur son cou mat ;

bondissantes, lapant les steppes azurées de leurs sabots

aux yeux de ce jeune soldat un petit homme de pas plus de seize

de soie. Ses bras découvrent les chemins que ses doigts griffent dans l'air, sa respiration enveloppe ses élans comme un châle frémit par le vent, ses lèvres et ses paupières haletantes enfièvrent la rocaille sèche de la robe de ses dérobées, Ô tellement fraîches.

elle n'est plus qu'un cygne dans le désert et il en pleure. Il en pleure des pleurs saccadés, qui sentent si bon la liberté car le môme ne savait pas que c'était si beau de voir une femme danser.

Ses hanches telles les ailes d'un papillon fouillent chaque recoin d'air, traduisent avidement une à une les runes oubliées, et s'abreuvent d'une langue qui ne s'épanche qu'avec le corps. Oh, laissez-la, vous! Ses pas, pulsant le sol saoul, brûlent de l'aquilon Afghan la poussière en diamants, au son de cette musique longtemps interdite par les Talibans.

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L’antichambre à deux temps Johel MITERAN Né en 1968 à Beaune. Professeur à l’Université de Bourgogne, membre du Laboratoire Le2i. Passionné de cinéma et de photographie ( voir http://johel.darqroom.fr), il a également fondé un groupe musical s’adonnant à la chanson française , « Les Cols Roulés » (http://colsroules.free.fr). Il a publié un fascicule sur les pavements vernissés du Château de Gevrey-Chambertin (!) publié aux éditions Delatour, ainsi qu’un roman, « Le bouquet », chez le même éditeur.

Un sentiment étrange m’avait poussé à acheter cette vieille bâtisse la veille de mes vingt ans. Le prix dérisoire, la situation et l’aspect de la maison m’avaient décidé : construite dans un ancien quartier de Cherbourg, elle avait encore toutes les caractéristiques d’une maison de hameau normand. Des pierres inégales, jointoyées irrégulièrement, semblaient arrachées depuis peu à la terre, ou plutôt au granit érodé affleurant le sol. Un toit d’ardoises grisâtres, recouvertes par la mousse, laissait parfois passer un reflet bleuté. Je regardai une dernière fois l’acte de vente daté du 2 juillet 1990. Il stipulait que je ne devais prendre possession de la maison que le 23 juillet. Sans doute s’agissait-il d’une volonté des héritiers qui m’avaient vendu la demeure au décès de leur mère, et que je ne connaissais que par correspondance. Nous étions le 21, et j’étais, pour la troisième aprèsmidi consécutive, debout devant la porte dont la peinture s’en allait par grandes écailles. Je n’osai franchir l’obstacle malgré mon impatience. La petite rue dans laquelle je me trouvais était déserte. Elle avait dû être goudronnée longtemps auparavant car d’anciens pavés réapparaissent par endroits, très usés. Une fine bruine commença à se faire sentir, humidifiant immédiatement l’atmosphère, les toits et surtout l’acte de vente que j’avais encore à la main. Je le pliai rapidement

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et l’enfouis dans la poche de ma chemise. La clef de la porte s’y trouvait déjà. Je commençais à être moi-même assez humide pour décider de trouver un abri : je me souvins d’un petit bistrot, pas très éloigné, où je venais autrefois avec mes amis du moment. Je courus dans sa direction, l’averse devenant plus abondante. J’arrivai là où je pensais le trouver : l’endroit était en pleine rénovation ; le bistrot avait disparu. Toujours au pas de course, je revins devant la porte de ma future maison, la clef à la main. Après tout, la pluie était un bon prétexte pour entrer : si l’un des propriétaires arrivait, il comprendrait certainement. Grelottant autant d’impatience que de froid, j’introduisis la clef. Je n’entendis pas le pêne glisser, tant le mécanisme était doux et précis. La porte, elle, était gonflée par l’humidité et refusa d’abord de s’ouvrir. J’accentuai la pression. Avec un frottement bruyant, elle libéra enfin le passage et je pus pénétrer dans l’entrée. La porte refermée, je me trouvai dans une obscurité presque parfaite. Je cherchai à tâtons un interrupteur ; en vain ! Je sortis mon briquet, et actionnai le commutateur enfin découvert grâce à la lumière de la flamme. Rien ne se produisit. On avait dû couper le compteur, pour éviter d’éventuels incidents. Cela ne m’arrangeait pas : je devais tout d’abord découvrir ce compteur, donc la cave, un sous-sol ou quelque chose d’approchant. Je me mis en quête d’un escalier ou d’une porte


que je n’aurais pas empruntés lors de la visite avec le vendeur. Toujours à la lueur du briquet, je traversai le hall, pour arriver dans une pièce dont l’attrait principal consistait en une immense cheminée, entièrement en pierres du pays. A elle seule, elle devait suffire à réchauffer une bonne partie de la maison. Malheureusement, aucun morceau de bois ou de papier abandonné ne pouvait m’aider à voir clair dans la pièce. Je dus en faire le tour à tâtons, tout en m’aidant du briquet de temps à autre. Une porte donnait sur un escalier montant à l’étage supérieur et une autre sur la petite cuisine très simple, mais je ne trouvai pas d’accès à la cave. Je visitai rapidement la cuisine, sans résultat probant. Revenu dans la pièce principale, je restai quelques instants à réfléchir : le fait d’ouvrir les volets de la seule fenêtre du salon, ou même de la lucarne de la cuisine, aurait pu signaler ma présence. Or je n’y tenais pas : je gardais à l’esprit la date imposée que je ne respectais pas. De plus le soir arrivait, car ces recherches dans l’obscurité avaient pris un certain temps, et les nuages très sombres auraient rendu ces ouvertures inutiles. Je décidai toutefois d’inspecter l’étage supérieur avant de quitter les lieux. Je gravis les escaliers en colimaçon, tout en passant la main sur la paroi recouverte de boiseries. C’est en me guidant ainsi que je me blessai légèrement sur une écharde : en allumant le briquet pour constater l’ampleur des dégâts, je remarquai une rainure plus profonde que les autres dans le bois. La parcourant des doigts, je compris qu’il s’agissait d’une porte, encastrée dans la paroi de cet escalier, une porte sans poignée, évidemment ! J’étais partagé entre le désir de revenir le lendemain, avec une lampe plus efficace, et celui de franchir le plus vite possible cette porte. Je cédai à la tentation de la curiosité, et continuai à parcourir le bois, tout en appuyant plus fort dès que je sentais du jeu. Comme la porte d’entrée, les lambris devaient être gonflés d’humidité. J’accentuai mes efforts, et donnai quelques coups de poing et de pieds pour les faire jouer. Tout à coup, la porte bascula : j’allumai avec impatience le briquet, découvris un escalier de même type que celui que je venais de quitter. Je descendis les marches en colimaçon, en m’éclairant par

intermittences : au bout de quelques mètres, les lambris laissaient la place à un mur. Alors que je commençais à m’inquiéter de la longueur de la descente, l’escalier s’arrêta enfin… Je me trouvais face à une ouverture circulaire, donnant sur une petite pièce ellemême parfaitement ronde, sorte d’antichambre à la cave, où je pénétrai enfin par une seconde ouverture de même forme que la première. Je retrouvai là des fils électriques longeant les murs. Je les suivis et arrivai rapidement au compteur que je mis en marche à l’aide d’une petite manette. J’avisai alors un commutateur que j’essayai aussitôt. Une lumière crue m’éblouit quelques instants. La pièce semblait entièrement creusée dans le granit. Elle était quasiment vide, mis à part quelques bouteilles de cidre qui traînaient éparpillées sur le sol, et deux ou trois caisses de bois. Dans l’une d’elles, un reste de cadran d’horloge marquait irrémédiablement à peine plus de neuf heures et demie. Passionné par la mécanique en général, et par les mécanismes précis en particulier, je l’inspectai attentivement. Elle paraissait avoir subi des dégâts importants, voire une explosion : les décors qui surplombaient le cadran étaient dégradés, et des traces noirâtres apparaissaient à la base. Toutefois, le mécanisme lui-même ne semblait pas avoir été touché. Je cherchai dans les caisses une clef pour tenter de la remonter, en vain. Finalement, avant de quitter les lieux, je rassemblai les bouteilles afin de ne pas risquer de glisser sur l’une d’elles, puis coupai successivement le compteur et l’interrupteur, me retrouvant dans le noir absolu. Je décidai alors de rentrer au petit hôtel où j’étais arrivé la semaine précédente, pour revenir le lendemain mieux équipé. Je remontai, inspectai discrètement la rue par l’entrebâillement de la porte, puis me glissai subrepticement à l’extérieur. La bruine s’était intensifiée, ce qui expliquait sans doute le nombre réduit de passants. De plus, le début de la nuit apportait une fraîcheur à repousser les plus aventureux. Je commençais moi-même à être glacé lorsque j’arrivai à l’hôtel. Je montai directement me changer, et choisis des vêtements plus chauds. Malgré la saison, un bon feu réchauffait la salle à manger, que les hôteliers avaient maintenue

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dans la tradition normande. Je descendis un peu plus tard prendre un léger repas : la plupart des clients avaient terminé, et je ne tenais pas à me faire remarquer, surtout dans un de ces vieux quartiers de ville de province, où les ragots ont tendance à se propager rapidement. Tout en avalant une crêpe délicieuse et en sirotant un verre de cidre local, excellent certes, mais pour lequel il est recommandé d’avoir un appareil digestif plutôt solide, je repensai à mon intrusion dans cette maison. Le mot intrusion me fit d’ailleurs sourire intérieurement, puisque j’avais effectivement acheté cette propriété presque un mois auparavant, dans la plus grande légalité. Évidemment, restait la clause spécifiée par les anciens propriétaires… clause qui, si elle ne m’avait pas choqué au départ, commençait à m’intriguer : depuis que j’étais arrivé à Cherbourg, la maison était manifestement restée déserte. Rien ne semblait avoir changé depuis la visite avec le vendeur, trois mois plus tôt. Ce n’était donc pas pour déménager des meubles que l’on m’avait imposé cette attente, d’autant que nous avions convenu que je devais conserver le peu de mobilier qui s’y trouvait. Enfin, j’avais reçu la clef par courrier environ deux semaines avant l’expiration du délai, ce qui ne me paraissait pas logique. Peut-être les propriétaires avaient-ils annulé un éventuel voyage en Normandie ? Cette hypothèse ne me satisfaisait pas complètement. Qui plus est, cet escalier et cette cave taillés dans le sous-sol me paraissaient étranges. On m’avait bien parlé d’une pièce située sous le rez-de-chaussée, mais la descente m’avait paru plus longue que pour une cave classique. D’ailleurs la porte d’accès en était plutôt dissimulée. Pourtant, ne fût-ce que pour relever le compteur, on devait bien faire descendre quelqu’un, donc dévoiler l’éventuel secret que représentait cette porte. Mais je devais certainement faire travailler un peu trop mon imagination ; aussi décidai-je de me reposer. Le lendemain, les idées claires et, en plein jour, tout ceci me paraîtrait certainement beaucoup moins embrouillé. C’est donc dans cette optique que je m’endormis, d’un sommeil chargé de rêves plus ou moins angoissants.

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Lorsque je m’éveillai, tôt, le lendemain, le soleil avait remplacé la bruine. Me méfiant de la tournure qu’avait pris le temps la veille, je ne me contentai pas d’une simple chemise, mais emportai un bon blouson, dans la poche duquel je glissai la clef, l’acte de vente et une torche. Sur le chemin, je m’arrêtai acheter quelques croissants à grignoter sur place. La perspective de mon premier petit déjeuner dans cette maison que je convoitais depuis mon enfance me rendait encore plus impatient. Au port, l’activité était faible : pour observer les pêcheurs au plus fort de leur métier, il aurait fallu partir encore plus tôt. Maintenant, même la plupart des mouettes s’en étaient allées avec la marée. Après avoir longé les quais pendant un moment, je piquai vers l’intérieur des vieux quartiers, d’où l’on apercevait la montagne du Roule, colline escarpée dont les enfants avaient parfois un peu peur, sans doute à cause des légendes plus ou moins fondées qui circulaient en ville à son propos. Enfin, je me retrouvai devant la porte de la maison. Sans hésitation cette fois, je fis fonctionner la serrure, entrai et me dirigeai directement vers l’escalier menant à l’étage. Un peu plus de lumière filtrant par les volets, je n’eus pas à employer la torche dont je m’étais muni, du moins jusqu’à la porte en lambris. Là, le noir était toujours aussi profond ; j’allumai donc ma lampe et ainsi éclairé, je descendis les marches en colimaçon. J’arrivai rapidement dans la cave où je mis le compteur en marche. Je remontai alors dans la pièce principale et à l’étage pour vérifier que tout était bien éteint, ce qui était le cas. Même le vieux réfrigérateur avait été débranché. Je visitai donc ainsi plus précisément tous les recoins de la partie supérieure de la maison, réservant l’escalier et la cave pour la fin. Ayant reconnu les lieux, je m’installai sur la grande table en bois brut de la salle à manger, et me restaurai rapidement, tout en essayant d’imaginer ce que donnerait cette maison une fois habitée régulièrement. La fin de mes provisions suspendit momentanément mes réflexions. Je repris alors le chemin de la cave. Arrivé près du compteur,


j’inspectai plus précisément les lieux. L’escalier était construit dans une sorte de puits circulaire descendant sur une dizaine de mètres. Il débouchait sur une petite pièce également cylindrique dont le sol et le plafond me semblaient plats, séparés par une hauteur d’environ quatre mètres. La cave, elle, était accessible par une ouverture située à l’opposé de celle donnant sur l’escalier. Son entrée était quasiment circulaire, comme si on avait voulu utiliser le moins possible de droites lors de la construction de ce lieu. Le fait me fut d’ailleurs confirmé lorsque je me plaçai au centre de la petite pièce : les deux seules ouvertures formaient ainsi deux trous presque ronds, de faible diamètre puisque je devais me baisser pour franchir chacun d’eux. Bien que l’architecture du lieu fût surprenante, je n’avais pas de raison de m’y attarder plus longtemps. J’éteignis la lumière de la cave et éclairai le compteur à l’aide de ma torche afin d’abaisser la manette. Je remarquai qu’il tournait encore. J’avais certainement oublié un circuit électrique quelconque. Laissant le courant, je vérifiai à nouveau tous les interrupteurs, tous les éclairages. Tout semblait éteint. Je descendis une nouvelle fois vérifier le compteur : celui-ci tournait bien, et même rapidement, comme en témoignait la petite marque rouge sur le disque en rotation, qui passait devant moi à intervalles courts et réguliers. Un engin électrique fonctionnait donc quelque part dans cette maison, mais où ?

Le meilleur moyen pour le trouver, me semblait-t-il, était de suivre les fils depuis leur départ. Encore une fois, j’aurais pu revenir un autre jour, muni d’un appareil me permettant de contrôler le courant, mais j’avoue que sur le moment j’étais trop intrigué pour remettre ces recherches à plus tard. Comme je l’ai déjà signalé, le câble partant du compteur pour alimenter la maison longeait d’abord le mur, puis disparaissait derrière les lambris pour réapparaître vers un interrupteur situé sur la droite de la porte ouvrant sur l’escalier qui luimême menait à l’étage. De là partait le réseau qui alimentait l’ensemble de la propriété et que j’avais déjà vérifié. Pour trouver un éventuel

appareil, je devais donc concentrer mon attention sur le passage entre la pierre et le bois. Muni de ma lampe, j’inspectai tout le mur en montant, là où, logiquement, les fils devaient se trouver. J’arrivai à la limite des boiseries, vainement. Je suivis alors les joints grossiers entre les pierres : ceux-ci étaient faits d’une terre ocre, friable, qui avait tendance à tomber facilement. Enfin, à hauteur de ma taille, entre deux pierres, je vis un morceau de gaine que je dégageai sans mal. Il semblait venir d’en haut, et descendait jusqu’au fond de cette sorte de puits où je me trouvais : il s’enfonçait plus profondément dans le mur un peu avant la fin de l’escalier, juste avant la petite pièce cylindrique. Tout à coup, alors que je m’évertuais à desceller des pierres, plusieurs d’entre elles se décrochèrent et roulèrent vers le fond de ce que j’ai nommé la chambre ronde. Elles s’arrêtèrent avec un son métallique. Ce bruit m’intrigua, et je laissai le fil un moment pour m’intéresser de plus près au sol qui avait rendu ce son étrange. En dégageant les pierres tombées, j’aperçus effectivement du métal sous la terre qui recouvrait le sol de la pièce. Je me mis donc à creuser à mes pieds à l’aide d’un petit outil de jardinage que j’étais remonté chercher. Sous quelques centimètres de terre, apparut une sorte de trappe circulaire d’environ un mètre de diamètre, qui, étrangement, n’était pas attaquée par la rouille. L’endroit et la région étaient pourtant propices à la corrosion ! Je cherchai à soulever la trappe, si c’en était bien une, mais elle n’avait ni poignée ni aucun autre moyen visible d’ouverture. J’appuyai donc sur toute la circonférence, centimètre par centimètre. Rien ne se produisit. Je cherchai alors à mieux dégager le contour et découvrit ainsi qu’elle était en léger surplomb Ŕ quelques centimètres - par rapport au reste du sol. Elle devait donc vraisemblablement s’ouvrir vers le haut. Pendant un moment, j’essayai de la tirer, de la pousser, toujours sans résultat. J’éclairai alors plus précisément le dessus de la plaque qui dépassait du sol, et

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dégageai soigneusement ce qui pouvait rester de terre. Je vis enfin apparaître, à demi effacé, le même cadran que sur l’horloge aperçue la veille. Mais ici, pas d’aiguille, aucun mécanisme apparent. Je regardai machinalement ma montre : elle marquait neuf heures et trente minute. Je me rappelai que l’horloge, dans la cave, montrait à peine quatre minutes de plus. Poussé par je ne sais quel réflexe, je remontai au rez-de-chaussée, démontai fébrilement une poignée de porte, et redescendis avec l’intention de m’en servir comme clef de remontage. Je m’approchai de la caisse de bois, et introduisis la poignée dans un des deux orifices de l’ancienne horloge. A neuf heures trente quatre précise, je fis faire un quart de tour à cette clef improvisée. Ceci eut pour effet de faire baisser l’intensité de la lumière fournie par l’ampoule électrique. Je tournai encore d’un quart de tour. J’entendis simultanément le mécanisme de l’horloge se mettre en marche, et un grincement violent provenant de l’autre pièce. Je fonçai vérifier : la colonne surmontée par le dessin du cadran s’était enfoncée brutalement. L’ensemble s’encastrait maintenant parfaitement dans le sol. J’avais certainement déclenché quelque chose, mais quoi ? Je décidai de remonter chercher si un changement s’était produit dans les étages supérieurs. Environ une heure après, n’ayant rien trouvé, je redescendis vers la chambre ronde. La première fois que j’étais venu, j’avais dénombré les marches qui y menaient pour mesurer la profondeur approximative de la cave. Machinalement, je comptais à nouveau, tout en redescendant. Il manquait une marche. Je remontai toujours en comptant, mais arrivai au même résultat. Pourtant, j’étais sûr du précédent compte, car je l’avais déjà vérifié une ou deux fois. Je descendis donc doucement, en faisant attention à ne pas m’embrouiller. Évidemment, à la moitié de l’escalier, je me trompai. Je montai à nouveau, pour ensuite redescendre, le plus lentement possible, répétant plusieurs fois chaque nombre. Cette fois je ne doutai plus : une marche avait bien disparu, et malgré une inspection minutieuse de tout l’escalier, je ne

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pus d’abord trouver d’explication. Finalement, la logique l’emporta : le fond de la petite antichambre ronde avait dû remonter exactement de l’épaisseur d’une marche, l’escamotant en apparence par la même occasion. De ce fait, l’entrée de la cave avait dû diminuer d’autant en hauteur. J’allai donc vérifier ma conclusion sur place. Malheureusement je n’avais pas fait attention à la hauteur initiale de cette entrée, pas plus qu’à celle de la cave elle même. Toutefois, une bouteille que j’avais rangée gisait couchée à même la terre, alors que j’avais pris soin de la mettre debout. Quelque chose avait donc bougé. Je décidai alors de prendre un repère plus net que je fis moi-même à l’aide de l’outil dont je disposais, et ceci à plusieurs endroits, plus particulièrement sur la dernière marche, les murs de la cave et devant l’entrée, à côté de la plaque, qui, elle, semblait être restée en place. Je me remis ensuite à l’ouvrage que j’avais entrepris, à savoir déblayer la terre entourant la trappe, après avoir découvert que le métal semblait en fait couvrir l’intégralité du sol de la chambre ronde. Repoussant tant bien que mal les déblais dans la cave, je parvins enfin à avoir une vue plus nette de l’endroit où je me trouvais. Depuis un moment déjà, j’avais décidé de laisser fonctionner le compteur, ce qui me permettait de travailler, raisonnablement éclairé par la petite ampoule de la cave. Pour me reposer, je m’assis donc sur les dernières marches, et contemplai à nouveau les lieux : derrière moi et au dessus, l’escalier en colimaçon. Devant, la toute petite pièce à peu près circulaire, dont le diamètre ne devait pas dépasser deux mètres. Au centre, la plaque, si bien encastrée qu’on avait maintenant du mal à la discerner. Partout sur le sol, du métal. Une fois de plus, cette architecture me paraissait plutôt étrange, du moins originale. Mais ce qui me préoccupait à cet instant, c’était surtout ce sol qui semblait monter, et ces fils qui disparaissaient vers le haut. Je fis donc le tour de mes repères et cette fois mes hypothèses se confirmèrent : le sol bougeait bien. Lentement, mais il montait. Je fis un


calcul rapide qui me rassura : s’il conservait cette vitesse, il me restait une dizaine d’heures avant de devoir m’inquiéter sérieusement, c'est-à-dire avant que la sortie ne soit complètement obstruée. C’est en mesurant plus précisément la hauteur de la chambre ronde que j’aperçus un objet qui attira mon attention : une pièce métallique dépassait au centre du plafond, sans que j’arrive à déterminer ce dont il s’agissait. Malheureusement, rien ne me permettait de l’atteindre, puisque je ne possédais pas d’échelle. Je réussis toutefois à escalader un peu la paroi, en tout cas suffisamment, pour voir qu’il s’agissait d’un petit cylindre terminé par une barre d’abord verticale puis recourbée horizontalement. Tout à coup, ma prise céda, et je retombai ainsi violemment sur le fond, entraînant quelques gravats dans ma chute. J’éclairai aussitôt l’endroit ainsi découvert. Contrairement à l’ouverture que je croyais trouver, c’est encore du métal qui apparut. Il semblait que le mur de cette antichambre n’était pas en pierre, mais en alliage, recouvert d’une sorte de dépôt. Toujours avec mon outil, je grattai ainsi une bonne partie de la paroi, poussant les gravats vers l’entrée de la cave, qui commençait à être sérieusement obstruée. L’entrée côté escalier, elle, était encore largement dégagée. Je travaillai ainsi longtemps, poussé par je ne sais quelle idée exactement, mais je pensais que j’avais encore un certain nombre de choses à découvrir. Soudain, alors que je finissais le nettoyage de la paroi, la lumière s’éteignit. Je pensais tout d’abord que l’ampoule avait grillé, mais en m’approchant de l’entrée de la cave, je compris qu’il s’agissait d’autre chose : l’entrée était totalement obstruée du fait de la montée du sol. Les gravats avaient disparu. Il semblait que la maison prenait vie, se métamorphosait de plus en plus rapidement. Inquiet, je regardai vers la sortie : l’escalier était toujours là, quoique maintenant légèrement en contrebas par rapport à moi. Une odeur violente envahit l’atmosphère,

pestilentielle au point de donner la nausée : De l’essence ! Une essence grasse, onctueuse, huileuse. Une odeur tellement âcre que je fus rapidement pris de vertiges : je me précipitai vers l’ouverture donnant sur l’escalier. Évidemment, surprise désagréable, celle-ci était bouchée de la même manière que l’entrée de la cave. Je commençai à angoisser… d’autant que les vapeurs environnantes étaient peu propices aux réflexions claires et précises. Toutefois, je commençais à comprendre où j’étais : une pièce cylindrique et dont le fond montait progressivement, deux ouvertures ou lumières, l’une d’admission, l’autre d’échappement, l’odeur d’essence, la pièce métallique courbe au dessus de moi… C’est d’elle qu’allaient venir les ennuis. C’est elle qui avait besoin d’électricité. C’est elle qui allait produire l’étincelle. Même si l’emplacement des différents éléments n’était pas très orthodoxe, je n’avais plus de doute quant à la situation : elle était dangereuse pour moi. Mais trouver une solution à un tel problème lorsque les vapeurs d’essence assaillent vos sens n’est pas aisé. J’étais quasiment au bord de l’asphyxie. Une idée fixe émergeait pourtant : à tout prix, empêcher l’étincelle qui devait se produire entre les deux électrodes situées au dessus de ma tête, en les isolant ou en les mettant en court circuit. La chaleur qui avait commencé à augmenter depuis un moment, devenait de plus en plus insupportable. Pourtant je devais attendre que le sol soit assez haut pour que je puisse atteindre la pièce recourbée toujours au dessus de ma tête. Je tentai de ne pas succomber à cette sorte de sommeil qui semblait m’envahir et me conduire au bord de l’évanouissement, en me forçant à marcher sans arrêt. Enfin, je décidai de tenter de mettre les électrodes en contact. Cela devait empêcher l’étincelle, et vraisemblablement arrêter la marche du système. Avec beaucoup de chance, l’inertie ferait redescendre le sol jusqu’à dégager l’entrée de la cave, par laquelle j’espérais m’échapper. J’attendis donc un moment. Lorsque j’atteignis les électrodes, je m’aperçus qu’il me manquait un objet me

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permettant d’établir le contact. Je pensai à placer la torche verticalement entre les électrodes, mais elle était trop grande et le verre risquait d’être isolant. La pression augmentait, mais restait supportable. Il devait y avoir une légère fuite, ce qui me permettait de respirer encore. Je pouvais enlever les piles pour les utiliser entre les électrodes, mais je serais alors plongé dans le noir complet, et risquerais de manquer mon but. Je tentai finalement d’insérer le briquet qui avait l’avantage d’être métallique. Je devais éviter à tout prix de le faire fonctionner par mégarde… Je le mis en place le plus doucement possible. Il manquait quelques millimètres. Je fouillai fébrilement dans ma poche, et sentis avec joie une pièce de monnaie. Je parvins à la glisser afin d’assurer le contact entre les différents éléments. J’attendis quelques minutes, dans le silence et l’obscurité. Enfin je sentis le sol qui se mettait à redescendre sensiblement. J’avais évité l’explosion. Je commençais alors à respirer un peu mieux, quoique l’atmosphère fût encore chargée de vapeurs d’essence: la sortie devait

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être dégagée. En effet, le sol, en s’abaissant, découvrait progressivement l’ouverture qui avait été celle de la cave. Je me précipitai par le trou dès que le passage fut suffisant. Dans la cave, j’aperçus un petit tunnel, qui m’avait échappé jusque là, et qui semblait monter vers l’extérieur. Sans attendre, je m’y engouffrai, et rampai quelques minutes avant d’apercevoir une lueur. J’accélérai pour aboutir à une ouverture située au ras du sol. De l’eau fraîche coulait par les interstices de la grille qui bouchait la sortie. Je la poussai sans difficulté, et me hissai dehors, encore un peu titubant. La nuit était tombée. Un lampadaire, juste au-dessus de la bouche d’égout d’où je sortais, éclairait la pluie fine qui me rafraîchit. De l’autre côté de la rue, un jeune motard était penché sur le moteur de son engin, visiblement en panne. Je souris intérieurement, et traversai la rue pour lui suggérer l’origine de ses ennuis. L’allumage, sans aucun doute.


Claude VELLA né en 1970 à Saint-Martin-d’Hères en Isère. Vit et travaille à Grenoble. Auteurs de poèmes et de nouvelles, a publié dans différentes revues et anthologies.

2 poèmes extraits de « A fleur des saisons », recueil publié aux Editions Edilivre.com Ŕ Paris - 2011, illustré par Pierre Vella.

Sourire matinal S’approcher lentement aux rais d’un nouveau jour, Ouvrir avec tendresse un cœur rempli d’amour, Un cœur tout simplement que la douceur fait vivre. Respirer le parfum que le printemps fait suivre, Ignorer la blancheur d’une saison d’hiver, Reprendre le plaisir des prés au manteau vert, Et la gaieté des chants que sifflent les mésanges. Mimer la passion que nous soufflent les anges, Agripper l’existence à l’ultime bonheur, Tenir en éventail la sève de sa fleur Imprégnée aux couleurs d’une vive attitude. Ne prendre que l’ampleur de cette certitude A laquelle s’efface un temps froid hivernal, Lorsque prend naissance un sourire matinal.

Voyage sous la neige J’ai marqué de mes pas le gazon enneigé, J’ai marché dans le vent, j’ai ressenti la brise, Par des chemins glacés que la fraîcheur dégrise, J’ai parcouru ma ville au soleil allégé. Des flocons blancs tombaient d’un ciel bas sans nuage, Dans un parc entrouvert à l’automne en congé Sous les cris des enfants lorsque l’hiver s’engage. La nuit avait sans doute un givre à conquérir, Les bonshommes de neige ignoraient s’affaiblir Et les matins donnaient à nouveau le voyage.

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Sylvie RIGHETTI 3 extraits de silence des mots

des enfants nourrissent tout en fleurissant le sens ils réveillent les tombes rêve d’une vie à fleurir tous les esprits si petits soient-ils

les inaccoutumés de la parole du dialogue sans fariboles aimeraient aussi ouvrir la parabole sur une robe volant de sens en dentelles de mots brodés de maux sans susciter l’obole pour s’exprimer librement l’habit de confiance en soi-même d’expérience et de connaissances se déplie face à l’averse de controverses déstabilisante sans lui l’homme fuit

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rêve de petits réduits en grands éternellement cœur écartelé rustiné jamais complètement colmater désolé les enfants de chair ou d’encre je ne vous ai pas défendus je crois tellement en vous que les divergences d’opinion ne peuvent salir ni le sang ni ne le sens jaillis de mes profondeurs vous faites corps avec moi pourquoi vous défendre vous êtes si grands je vous aime tendrement nul étant parfait la critique aide parfois à évoluer si elle ne souhaite couler pardon colliers de mots si je ne vous ai pas défendus pour moi vous êtes au-dessus


Souffrance résonne en miroir, élevée à l’intérieur, elle parle à bouche close. Ses larmes tranchent l’impuissance du sens, toute petite ou sans limite voilà sa faillite. Pourtant son écho tonne au fond, son trémolo loin de zéro avec la douleur au saxo tue l’impassibilité. Ouvrir sa sensibilité, se fragiliser, devenir léger pour ressentir l’humanité. Tourner le dos à la souffrance et attendre son boomerang si intense de sens. Apprivoiser la souffrance, caresser sa menace, face à face elle trace. La chance la danse avec endurance. La patience l’acclame en grande dame qui grandit. La tolérance l’aseptise, la rapetisse. Les ennuis en souffrance nuisent de leur nuit. Affronter le temps de l’instant, endurci et assagi de maux et voir du cœur le beau. Les défauts ont l’audace des maux, à défaut de mots. Le puits de bruits détruit. Revenir à la source aux fruits révélés donne de vraies clés. Si le sens s’amuse, sa muse s’excuse, place aux mots calvaires qui deviennent repères sans être vipère. Osons opérer l’éphémère pour arrimer la galère

Stephen BLANCHARD DEVISAGER SA VIE (centon*) à Bernard DIMEY

J’ai vécu comme un fou, un bon quart de ma vie La clef dans le pot de fleur et la porte tirée Les gosses qui m’ont connu, bien sûr, ils ont grandi Je tire mon chapeau à ceux qui sont passés . Dans les soirs cloutés d’or de l’enfant que j’étais Se rallument soudain le rire et les chansons Des programmes comm’ ceux-là, vous n’en verrez jamais Quoiqu’ayant du principe et de la religion. On regrette toujours les vertus de l’enfance Tous les grands chevaux blancs qui couraient dans les rues Qu’il me semble parfois, aujourd’hui quand j’y pense Je peux dire, et c’est vrai, j’ai fait ce que j’ai pu. J’ai toujours adoré Paris quand la nuit tombe Les femmes de hasard qui passaient dans mon lit Le jour où je n’aurai plus rien à dire au monde On peut aller tout seul dévisager sa vie.

*Centon : le centon est un texte constitué de vers ou de fragments à un ou plusieurs auteurs. Voici un centon que j’ai formé à partir de l’œuvre de Bernard Dimey. Le centon vient du mot latin Centro lui-même tiré du grec Kentrôn qui désigne un habit fait de divers morceaux ou de guenilles rapiécées. Dans le jeu du centon, la copie et le plagiat sont légalisés ! Il en est de même pour les montages artistiques de Braque ou Picasso. Le plus périlleux dans ce jeu, c’est de donner un sens à l’œuvre.

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Guillaume SIAUDEAU né en 1980. A publié « poèmes pour les chats borgnes » (Ed. Asphodèle), « Boucle-d’œil » (Ed. Nuit myrtide), « Quelques Crevasses » (Ed. du Petit Véhicule) et « La nuit se bat sans nous » (Ed. Le Coudrier) .On peut également le retrouver sur lameduseetlerenard.blogspot.com Une fille en forme de glace Cette fille en face sur le trottoir qui se fait grignoter par la lumière et moi qui regarde cette glace de chair fondre sous les langues du soleil et j'aimerais juste avoir son cornet entre les mains pour la regarder fondre de tous ses cheveux sous l'été

Là où on va en sourire Il n'y a pas deux façons d'aller là-bas qu'elle m'a dit une seule façon et plusieurs sourires Il n'est possible d'y aller qu'entre mes bras et pour ça il faudra d'abord que tu me montres tes dents

Le chien qui ne bouge plus Je marchais et j'ai vu ce chien affalé sur le bitume une pierre pleine de poils les yeux dirigés vers le ciel je l'ai contourné et dans son œil il m'a semblé voir une armée de chats se fendre la poire cent mètres plus loin j'ai compris que mourir comme un chien c'était garder au fond des yeux un peu de haine pour les ennemis qui passent

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Hafsa SAIFI Etudiante, jeune auteur algérienne. Il est des gens Qui n’ont rien à manger Rien à boire Qui n’ont pas le courage De mendier Qui n’ont pas eu l’opportunité De travailler Qui n’ont pas eu la force Dans les bras pour se défendre Ils se sont endormis Qui dans un cimetière Qui dans un égout Et quand la foudre les a surpris Dans le sommeil Ils se sont réveillés en sursaut Comme des esclaves que le maître Surprend dans son périmètre

La vraie démocratie Peut-elle avoir lieu Dans un seul pays De l’Afrique égoïste Où la parole se fait rare Comme le pain En l’an quarante Et la répression Un antique exercice Barbare et demesuré De l’agonie à l’ossuaire

Sous un toit végétal Nous étions cachés Du ruissellement de la pluie Dans notre repaire Nous veillons En vigie Cette longue nuit Pleine de pas Qui traîne avec elle Son mot d’ordre improvisé Crie comme un bras Qui appelle autrement Et plus fortement A l’insurrection Contre l’involution Partout au bout des venelles Surgissent des rebelles Qui ont dégringolés de l’horizon Tentés Nous étions tous tentés De résister à l’assaut Comme en octobre 88 Lorsqu’il a plu Et que dans les rues L’hécatombe des pneus A dessiné Des arabesques éphémères D’écriture qui tue. C’est janvier Quel janvier qui fermente Dans nos têtes On a le plan clair Mais bordé soudain Par l’orage en sursaut Comme un contre-feu Derrière nos épaules Les ombromanes entrent en lice Cernent la ville tourmentée Aux quatre coins de marbre Il fait très calme Pour un rien L’élan de la révolte Se comprime Sur la branche d’un arbre Un cri d’oiseau vieux Entame un long sifflement Pressant et impatient Il nous exhorte à faire quelque chose Mais on ne sait pas quoi Après maintes viscissitudes On s’endort désemparé Dans la tombe de notre lâcheté

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Jean-Louis BERNARD né en 1947 à Biarritz. Vit à Grenoble depuis 1975. A publié une vingtaine de recueils souvent récompensés. En dernier lieu : Entre trace et obscur (2011) ; Calligraphie de l’Ombre (2010, Ed. Jacques Brémond, Prix de la Ville de Béziers 2009) ; En lisière d’absence (2008, Ed. de l’Atlantique) ; Au juste amont du songe (2007, La Licorne, Prix de l’Ecritoire d’Estieuges)... Publié dans de nombreuses revues (dont Pages Insulaires, Traversées...), Prix de la Découverte Poétique 2011 de la Fondation Simone Carfort.

Longtemps j’ai fréquenté les fleuves puisé aux pages blanches de leurs berges rumeur des âges neige sous les paupières bu à leurs résurgences geste décanté dans l’infini du moi perdu un embrun un seul haut sur la rive cimente nos châteaux de sable de quelle ombre suis-je sillage devenu

Ruissellent les murailles d’océan vers quel désert vers quelle apesanteur quel vent chevauchent les parchemins brûlés ceux qui nous protégeaient des effractions de l’orage

Un seul nom répété sur le perron du crépuscule

sous les pontons de nos vaisseaux clapotent quelques images égarées iront vers l’incertain si la marée l’exige

le regret devient accueil l’absence s’immerge en mémoire archaïque

et flambe la rumeur à la vigie des terres de saccage

entre nous et les espaces la parole primordiale et le blanc repentir des certitudes corruptrices d’offrandes l’instant se suspend aux premières pointes d’ombre bientôt la ténèbre nous prononcera

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Stella Vinitchi RADULESCU Docteur en français, Stella Vinitchi Radulescu est une poétesse d'origine roumaine. Auteur de plusieurs recueils de poèmes publiés en Roumanie, aux États-Unis et en France, le Grand Prix "Art et Poésie" lui a été décerné par la Société des Poètes et Artistes de France en 2007 pour son livre Terre Interrompue et, en 2008, la même Société lui a attribué le Grand Prix "Henri-Noël Villard" pour son recueil Un cri dans la neige. Ses poèmes ont été publiés dans un grand nombre de revues littéraires, notamment aux Etats-Unis, en France, en Belgique, au Luxembourg et en Roumanie.

Rouge Désert

Qu’est-ce qu’il y a donc entre les mains qui se séparent à l’aube sinon le monde écrit à l’envers comme un désert de roses Œil rouge sur la terre noire je parle d’un temps où faute de soleil j’ai allumé le jour avec mes larmes

Ou parcourant langues et distances au pas du chameau blanc la faille dans la suite de ses rêves voilà déjà ce qui s’appelle Ŕ un nom au goût de feu et d’asphodèles Le rouge du départ les pleurs en nous font avancer la barque l’instant d’après le réveil une bouche se pose sur la page ce qu’on veut dire crier ou taire : le sang de ces vieilles cathédrales

J’oppose au ciel une chemise éphémère : que ma naissance soit première à marquer dans le calendrier des roses La vie s’installe solitaire comme un oiseau égaré porté par le vent Ŕ un sourire au bout du chemin devinez le poids de mon âme

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SKALDELINE Né en 1970 à Fontenay-le-Comte. A publié 2 recueils de poèmes en prose, Et renaître enfin (éditions An Amzer, 2003) et Sidera et Stellae (éditions Clapas, 2001). Publié également en revue dans Portique, An Amzer, Froissart, Aujourd’hui poèmes, Encres vives...

TUMEUR D’AMOUR ( extraits)

Une cigarette se consume lentement dans le cendrier Une bière s’évente en silence sur la chaise Sur l’étagère trois bouquins de Jack London se dressent fièrement devant deux coquillages rêveurs du Sahara Les draps sont trop blancs, les murs sales Dehors, une usine quelconque diffuse un bruit de grillon de nuit d’été. Et je suis vivant Bon Dieu, si incommensurablement vivant !

GAME OVER L’odeur des jours nouveaux Dans l’air qui fouette ma peau Me broie les ailes Me laisse tout frêle Me brise le dos Le sang des années mortes Que le silence emporte Coule de mes veines Comme une sirène Retourne aux flots Je quitte l’Ancien Monde Et son cortège immonde De sourdes peines De rires obscènes D’espoirs qui tombent De rêves qui fondent Je pose mon passé sur scène Et en tes mains fraîches et saines Mon avenir qui gronde.

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GUERISON Délicate est la pluie Qui survit à l’orage Et apaise l’outrage Des espoirs en sursis Je sème, ô vaine attente En tes plis et replis Les cendres ébahies De l’indomptable amante.


OPPRESSION Je ne puis me figurer endroit ni temps plus oppressants que ceux-ci Malgré ce zéphyr de bien-être qui promène parfois sa fraîcheur aurorale par els moiteurs de mon visage et les rocailles brûlantes de mes pensées ; et malgré l’amour inouï de celle dont il serait mille fois vain de parler, Tout Ŕ chaque poussière, chaque seconde, chaque infime particule de ce monde immobile qui m’encercle et m’asservit, et contre lequel il me faut guerroyer sans relâche pour sans cesse repousser le spectre de la débâcle, de la défaite ultime, de mon esprit inanimé dans un corps comptant les secondes Ŕ Tout Me porte à bondir hors de ce lieu et de cette époque Ŕ Libre ! Ŕ en un cyclone chaotique et désespéré... Mais cet élan extraordinaire s’essouffle sur les parois jaunies et les illusions ancestrales. PLUIE Une pluie dense et lourde Sans commune mesure avec ces langoureuses averses voilées de tiédeurs domestiques S’abat sur les parois de ma gorge desséchée, me désaltère en même temps qu’elle m’enflamme D’obscures et douloureuses entailles boursouflées enflent de ma bouche à mes entrailles Je ne puis ni vomir ni avaler Et si je regarde le ciel de rose et de cuivre, C’est pour détourner mes yeux des sillons de rancœur creusés par tes paroles, de peur d’y voir germer et croître des arbres de souffrance porteur de fruits de mépris.

CONFIANCE En vain me viole la perfide anxiété Me narguent le doute charmeur et ses fourbes archers. Le ciel peut bien se fondre en un brouillard informe, Les traces de mes pas succomber en rafales sous d’épais typhons, Je sais Que le soleil de midi soufflera ses senteurs sur les ornières sanglantes Que l’ardent crépuscule livrera aux étoiles les blessures insolentes Et que l’aube viendra ; et mes paupières arides renaîtront du frisson de ses lèvres humides.

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Olivier Félix HOFFMANN Poète d’Alsace né en 1968, écrivant en dialecte, en français et en allemand. Egalement chanteur folk en américain et alsacien. Ci-dessous, extraits d’Actes de poétries. La poésie vue d’ici Naît d’ailleurs La poésie vue d’ailleurs N’est pas d’ici Poète maintenant A jamais Ventriloque éloquent Couronné Et cité

L’effort coûte moins Que la paresse

Et si le chemin Ne nous conduisait Et si le chemin Ne nous conduisait qu’à

Sacrée dimension des mots Enflés de notre méconnaissance Profane Le profanateur ouvre le caveau Du sens profond Poétique Chassé de la cité

La poésie surgit A l’interligne courbe Des petits riens

L’âme slamme Scande l’essence Qui s’enflamme

Et si le chemin Ne nous conduisait qu’à nousmêmes

Etre de marbre Tombe Très bien

L’infini N’existe pas J’en suis revenu

L’intelligence se partage Comme le bon pain

Le poète n’est que le pendant pendable du poème

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Christian AMSTATT Secrétaire des Poètes de l’Amitié, il a publié 4 recueils, essentiellement de poésie classique (sonnets et autres formes fixes) et notamment un recueil de tanka, plaisamment intitulé « Tanka faire ».

L’espace grandit dans l’univers infini qui va vers le froid Et nous pauvres égarés croyons fabriquer demain

Urne d’élections ou bien urne funéraire quelle utilité ? Dire que la plus transparente est aussi la plus opaque

Un merle immobile si noir dans la neige blanche Un peu de patience Le temps des nids reviendra et les peines et les joies

Les livres ouverts croient toujours faire la nique aux livres fermés Pourtant qu’il est beau le rêve face à l’ennui de la page

Les ans qui s’entassent ne comptent plus les saisons Pourtant c’est facile A chaque feuille qui tombe répond un flocon de neige

Les livres ouverts croient toujours faire la nique aux livres fermés Pourtant qu’il est beau le rêve face à l’ennui de la page

La révolution attire encor moins la foule que les élections C’est que souvent elle tue quand l’isoloir lui protège

Le livre des livres n’a besoin que d’une page où tout est écrit C’est celles d’un ciel d’hiver qui restera toute blanche

Je ne te promets pas d’être heureux en ce monde dans l’autre non plus Religion ou politique même combat même mort

Si tu crois voir dieu dis toi que c’est un mirage et ferme les yeux Puis quand tu les rouvriras tu verras l’avenir : RIEN

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La Chronique Huronnique de Louis LEFEBVRE (Les Brenots - 58430 Arleuf) agrémentée de dessins de Marie-Laine.

Stéphane HESSEL : INDIGNEZ-VOUS ! Présent : Indigne-toi ! Indignons-nous ! Indignez-vous ! (L’impératif passé est inusité) Voici un impératif qui pose problème. L’indignation étant un sentiment de colère né d’une injustice ou de tout autre infamie, il est évident que cette colère, cette révolte, cette rage est toute personnelle. S’INDIGNER : la forme pronominale montre encore plus que c’est moi qui... Je m’indigne (je me) Tu t’indignes (tu te) Nous nous indignons (nous nous). Un peu comme si le MOI de ma conscience morale ordonnait au MOI occupé à des taches quotidiennes de se révolter. Peut-on dire alors : INDIGNEZ-VOUS ! Voici un salaud qui bat sa femme. Il l’a jetée à terre. Il lui flanque des coups de pied dans le ventre. Un brave quidam regarde la scène. Sans s’indigner le moins du monde. Vous lui criez : mais, bon Dieu ! indignez-vous ! Ce brave quidam vous regarde tout ahuri. Il ne comprend pas. Si l’indignation n’a pas éclaté en lui, votre impératif ne la fera pas naître. Je mets donc en doute le « INDIGNEZVOUS » de Stéphane Hessel. Indignez-vous ! : un vœu pieux s’il en est. Il signifie que nous vivons dans un monde où s’indigner est bien peu à la mode. Rien de plus triste. Il y a tant de sujets d’indignation ! Les braves gens sont blasés. Et comme ils ne peuvent pas être toujours indignés, ils restent amorphes.

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J’ai lu le petit livre de Stéphane Hessel. Je m’attendais à un beau coup de gueule. Mais non. C’est une écriture bien sage. Un petit devoir d’élève modèle. Pas un « nom de Dieu ! » Pas un cri du cœur. Au chapitre intitulé « Mon indignation à propos de la Palestine »(page 17), il écrit : « Gaza est une prison à ciel ouvert pour un million et demi de Palestiniens ». Le ton ne peut être plus neutre. « Une prison à ciel ouvert » , c’est une expression ressassée. Tout le monde l’a employée. Il écrit encore : « On nous a confirmé qu’il y avait eu mille quatre cents morts Ŕ femmes, enfants, vieillards Ŕ au cours de cette opération « Plomb durci » menée par l’armée israélienne, contre seulement cinquante blessés côté israélien. Que des juifs puissent perpétrer des crimes de guerre, c’est insupportable. Hélas, l’histoire donne peu d’exemples de peuples qui tirent les leçons de leur propre histoire. » Là aussi, Hessel constate bien tristement. Ne sait-il s’indigner ? Ou bien, c’est l’âge ? « 93 ans. La fin n’est plus bien loin. » écrit-il. L’âge tarirait en nous les généreux mouvements de révolte ? Gide le note dans son Journal : « Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai commencé ma vieillesse. » « J’aurai commencé » : futur antérieur. Dans l’ordre, il faut écrire : quand j’aurai commencé ma vieillesse, je cesserai de m’indigner. On commence pas être un vioque, un vieux con, et cesse alors toute velléité d’indignation. Eh bien, non ! Non ! nom de Dieu ! l’indignation se renforce avec l’âge !


Et c’est logique. Vous êtes jeune, vous êtes indigné par le comportement de certains sbires qui maltraitent des malheureux. Vous êtes vieux et vous constatez que des sbires maltraitent toujours des malheureux. Rien de nouveau sous le soleil ! Alors votre indignation est bien plus grande. Je n’ai cessé de m’indigner tout au long de ma vie. J’ai écrit parce que j’étais indigné : romans, poèmes, chansons, pièces de théâtre. Et si quelqu’un m’avait dit « indignez-vous ! », je lui aurais ri au nez. Vous trouvez peut-être que dans ma chronique, il y a un peu trop de « nom de Dieu ! ». Vous avez raison. Mais ces « nom de Dieu !», ces jurons qui en appellent à Dieu, alors que l’auteur est mécréant, prouvent seulement que mon indignation demeure intacte. NOM DE DIEU ! voici la Marine qui va être au second tour des présidentielles ! NOM DE DIEU ! mais j’enrage, moi ! J’ai envie de casser quelque chose ! Ou de gifler quelqu’un ! NOM DE DIEU de NOM DE DIEU ! c’est le 21 avril qui recommence ! Au secours ! Mort aux cons ! NOM DE DIEU !

Un livre, un livre passionnant. un livre nécessaire : René POMMIER : THÉRÈSE D’AVILA TRÈS SAINTE ou CINTRÉE ? aux éditions Kimé René Pommier démontre, grâce aux écrits de Thérèse d’Avila, que cette pauvre femme imagine ses dialogues avec Jésus et invente toute cette histoire effarante qui a fait d’elle une sainte. Ainsi Thérèse s’entête à prouver que ses visions ne sont pas le produit de son imagination : « Que ce soit un effet de l’imagination, c’est de toute impossibilité, car la seule beauté, la seule blancheur d’une main de Notre-

Seigneur surpasse totalement la portée de notre imagination. » Elle écrit encore : « Cet or et ces pierreries sont si différents de ceux d’ici-bas, qu’il n’y a pas à les comparer. » Ou bien : « la lumière qui frappe nos yeux et celle qui brille dans ce séjour ne peuvent être comparées... la clarté du soleil ne semble plus ensuite que laideur... » Il est facile de démontrer ( et Monsieur René Pommier s’amuse beaucoup) que toutes ces visions sont conformes à l’imagerie du temps et à l’iconographie conventionnelle en vigueur. Mais que Thérèse soit très sainte ou cintrée (un joli chiasme, Monsieur le Mécréant !) cela n’a guère d’importance, et on peut pardonner à Thérèse ses extravagances, puisqu’elle est folle. Mais il faut bien voir que sa folie est dangereuse. Son amour pour Jésus est un amour absolu, unique, jaloux, exclusif. Un amour qui refuse le moindre partage, la moindre nuance. Le « Je vous aime ! » de Thérèse signifie « Je n’aime que Vous » et a comme corollaire : il m’est impossible d’aimer autre chose. Aussi Thérèse renie-t-elle notre ici-bas : aussi mépriset-elle tout ce qui est la terre. « Je suis prête à quitter amis et parents. La parenté est même ce qui me captive le moins : les proches me sont singulièrement à charge. » Oui, me dira-t-on, mais les croyants aujourd’hui, n’ont que faire de cette sainte d’antan ! Thérèse vivait au XVI° siècle, certes, mais elle est devenue docteur de l’Eglise par la volonté de Paul VI en septembre 1970. Thérèse est de notre temps. Elle est la première femme docteur de l’Eglise et Paul VI, en la nommant, était en contradiction avec les préceptes de saint Paul : « Que les femmes se taisent dans les assemblées. Elles doivent être soumises comme le dit la Loi. Si elles désirent s’instruire qu’elles interrogent leur mari à la maison ; car il est malséant qu’une femme parle dans une assemblée ». Lettre aux Corinthiens ; I Ŕ 34 On admire, encore aujourd’hui, Thérèse d’Avila et on la prend comme modèle.

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On a vu dernièrement des millions de chrétiens émus aux larmes par la béatification d’un certain pape et souhaitant du fond du cœur sa canonisation. Ce pape qui sera certainement déclaré saint est pourtant responsable de la mort de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Non, sainte Thérèse Ŕ comme saint Eloi Ŕ n’est pas morte et bien des croyants « raisonnent » aujourd’hui, sans bien s’en rendre compte, comme de véritables intégristes.

LA TRANSVERBERATION (Rome, église Santa Maria della Victoria – LE BERNIN 1598 – 1680)

Encore une citation de René Pommier (une citation pleine d’humour. Un régal). René Pommier cite Bossuet. Celui-ci pense que Dieu peut être fier de tout ce qu’il a fait : c’est l’orgueil infini de Dieu. (Mais pour le Seigneur, ce n’est pas un péché !) Et René Pommier écrit : « Comment ne pas se dire que le dieu de Bossuet est un vrai personnage de Molière... » page 154 Ŕ note 70 Voici le Big Godo mis au rang des Argan, des Arnolphe, des Harpagon... Voici le divin Creator tellement fait homme qu’il en devient un personnage de comédie atteint de monomanie. Voici à quoi en est réduit un Dieu trop occupé des péchés de la terre. Voyez-vous, je préfère René Pommier à Stéphane Hessel. René Pommier ne nous dit pas « Indignezvous ! ». Il prend sa Thérèse et nous la dépouille de sa bure, de sa guimpe et de son auréole. Il s’attache à ses écrits. Il nous les fait connaître. Il les étudie. Il les commente. Il nous prouve que Thérèse est folle et dangereuse. Et pour finir, il éclate de rire. Le rire de René Pommier est communicatif. Lisez son livre. Vous verrez... Le rire de René Pommier est décapant. Le rire de René Pommier est thérapeutique. Le rire de René Pommier est nécessaire, aujourd’hui, pour lutter contre la bêtise et contrer les charlatans.

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Un transpercement particulier. C’est Thérèse qui raconte : « J’apercevais un ange auprès de moi, du côté gauche, sous une forme corporelle. Il n’était pas grand, mais petit et fort beau. Je voyais entre les mains de l’ange un long dard qui était d’or et dont la pointe de fer portait à son extrémité un peu de feu. Il me semblait qu’il me passait ce dard au travers du cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. Quand il le retirait, on eût dit que le fer les emportait après lui, et je restais tout embrasée du plus ardent amour de Dieu ». Thérèse ajoute que cette indicible douleur est une suavité excessive. « Cette souffrance n’est pas corporelle mais spirituelle. Et pourtant le corps n’est pas sans y participer quelque peu et même beaucoup. »


« Quelque peu et même beaucoup »... Thérèse est seule à connaître l’extase et la transverbération. On aimerait qu’elle nous donne plus de détails. Voici que le corps est partie prenante en cette affaire. Thérèse nous fait rêver. Louis LEFEBVRE vous fixe un rendez-vous parisien :

J’ai dessiné à ma façon la transverbération de ta sainte par Le Bernin. Son ange est rigolard et tout heureux de lui farfouiller dans les entrailles. Le mien aussi. C’est chouette pour un ange de descendre sur terre pour rigoler un peu. Voici sans sa bure et sa guimpe la femme dont Jésus est le fiancé. Ce n’était pas la peine de venir vivre de la vie d’un homme de la terre Ŕ de s’incarner Ŕ pour avoir si mauvais goût. Marie-Laine..

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A SES ENFANTS HORS-LA-LOI, LA LITTÉRATURE RECONNAISSANTE par Jean CLAVAL Philip Gordon WYLIE (1902-1971) écrivain américain Philip Wylie naît le 12 mai 1902 à Beverly (Massachusetts), fils d’un ministre du culte presbytérien. Après des études à l’Université de Princeton, il travaille en usine, sur des bateaux, dans des fermes, comme agent de presse, directeur en publicité, écrivain pour studios et dans l’équipe du New Yorker. D’éducation largement scientifique, il parle français, allemand et pratique même un peu le russe. Il meurt le 25 octobre 1971 à Miami (Floride). Philip Wylie n’est guère connu du lecteur français non anglophone que par les deux romans écrits en collaboration avec Edwin Balmer, Le Choc des Monde ( When Worlds collide) et Après Le Choc des Mondes (After Worlds collide), quelques nouvelles éparses dans divers magazines et son roman posthume, La Fin du Rêve ( The End of the Dream). Le Choc des Mondes et Après Le Choc des Mondes paraissent en France en 1952 et 1954 dans la collection Le Rayon Fantastique chez Hachette. Le premier titre avait fait l’objet d’une adaptation cinématographique réalisée en 1951 par Rudolph Maté (1898 Ŕ 1964) plus inspiré comme chef opérateur de la Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer, Liliom de Fritz Lang et To Be or not to Be d’Ernst Lubitsch qu’en qualité de metteur en scène hollywoodien. Le film édulcore fâcheusement la féroce description de l’égoïsme, de la peur, de la lâcheté d’une humanité menacée d’anéantissement par une catastrophe planétaire. Auteur prolifique en de multiples genres : romans psychologiques, policiers, d’anticipation, nouvelles, essais, articles, programmes de radio, publicité, histoires et manuels de pêche, etc, outre l’impossibilité d’accéder présentement à son œuvre complet,il ne paraîtrait pas opportun de recenser ici la totalité de la production de Philip Wylie, souhaitant seulement par quelques coups de sonde donner un aperçu de ses qualités et talent bien personnels. Gladiator met en scène un surhomme paralysé par l’incompréhension et l’incompétence des gens ordinaires. Dans Finnley Wren, la description d’une partouse, avec moyens anticonceptionnels à la portée de tous,

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amène le lecteur à se poser la question : nos enfants et leurs enfants passeront-ils ainsi leurs loisirs ? Opus 21 nous offre une vision de l’activité cérébrale d’un écrivain et de ses angoisses alors qu’il se croit atteint d’un cancer. Ce roman comportant un soustitre savoureux, nous ne résistons pas à l’envie de le transcrire in extenso : Musique descriptive pour la plus basse époque Kinsey de l’âge atomique Un concerto pour Orchestre d’un seul homme Six arias pour feuilletons sirupeux Fugues, Antiennes et Rengaines Experiment in crime relate les aventures d’un jeune professeur entraîné dans le monde de la pègre, des gangsters. Dans le domaine de l’anticipation, assortie d’un anticommunisme virulent, retenons Tomorrow ! et Triumph qui , publié en 1962, nous plonge au cœur de la Troisième Guerre Mondiale, l’Amérique du Nord totalement détruite où ne survivent que quatorze personnes réfugiées dans l’abri d’un millionnaire du Connecticut. Certainement l’œuvre la plus célèbre de Wylie outre-Atlantique, Generation of Vipers parue en 1942 connut maintes réimpressions, dont celle de 1955 au texte revu, préfacée et annotée par l’auteur. On peut traduire littéralement son titre par Génération de Vipères mais n’oublions pas que « viper » en argot désigne également un fumeur de marijuana. Le seul énoncé de certains chapitres comme par exemple Catastrophe, Christ et Chimie ou Féodalité subjective, les deux premiers, présage le ton de ce classique explosif riche en commentaires, prévisions, moralisation indignée assurant la pérennité des vues à longue échéance de Wylie soucieux de vérité, réalité et de la liberté de l’homme, particulièrement la liberté de l’esprit. Nous en arrivons à La Fin du Rêve publié en France en 1976 par les Editions Opta dans sa collection Anti-mondes. Considérons ce chant du cygne comme un testament, un résumé, une prophétie, un condensé en un ultime message des préoccupations de Philip Wylie, de sa morale et de ses avertissements.


Nous sommes en juin 2023. A Faraway, ville de du cadmium... La perte totale de récoltes de pommes de l’ancien Etat de New-York, vivent 4 000 personnes, terre et tomates se chiffre en millions de dollars. noyau de civilisation de l’espèce humaine réduite par ses L’éclatement d’une canalisation d’évacuation des propres agissements ; il n’existe plus qu’une personne pluies d’orage libère un liquide vert visqueux qui brûle sur cent de celles vivant au XX° siècle, hécatombe gravement des enfants. De geysers jaillissent des flots résultant d’énormes erreurs irréversibles, de la débâcle polluants contaminant les cours d’eau, tuant poissons et de l’environnement, d’une technologie universellement oiseaux. Outre les nombreux désastres à l’évidence dus à polluante, de cataclysmes massifs. des fuites de puits, on impute à celles-ci certains Directeur intérimaire de la Fondation pour le tremblements de terre, par glissement ou dérapage des Préservation de l’Humanité, Will Gulliver recense écrits couches supérieures ou profondes lubrifiées par les et documents sur l’état « actuel » de la civilisation, déchets. regroupant aussi bien faits mineurs que calamités Venant du Mexique, dangereuses pour l’homme, planétaires annonciateurs durant cinq décennies de la des abeilles mutantes envahissent le Texas. L’insecticide montée du péril. abondamment répandu affecte non seulement les reines Dans les années 1970, de nombreuses de l’abeille de la mort, mais stérilise les femelles de manifestations menaçantes se plusieurs insectes utiles à la font déjà jour : le smog en pollinisation et provoque une extension à Londres et à Los hécatombe de poissons, de Angeles, les fuites de mazout bovins, d’ovins et d’animaux en mer et dans les ports, sauvages. Des essaims à la l’accroissement du nombre recherche de nouveaux lieux de rats supérieur à celui des où s’installer pénètrent dans humains, le DDT concentré les maisons, les magasins et dans les tissus graisseux de les églises provoquant l’homme, le déboisement, les panique, collisions de fleuves transformés en véhicules, piétinements et égouts, la mort des lacs, la incendies. multiplication des centrales La rivière de Harlem, nucléaires, les voies ferrées bien qu’interdite aux bains devenues radioactives du et à la natation car polluée fait du transport des par les ordures, les égouts, déchets. les déchets industriels En appoint des radioactifs, contamine les dommages écologiques, contrevenants, surtout survint la «Saint-Valentin enfants et adolescents. Noire». Aigri, un Un chien qui fouille inspecteur de lignes à haute les poubelles et mange les tension, débordant de restes de plats surgelés ressentiment envers ses devient gras et enflé ; au employeurs et la société, moment où un passant éprouvant un désir de malintentionné lui lance une vengeance justifiée, procéda à allumette enflammée, il Recto-verso du papillon « publicitaire » inséré un sabotage causant un libère une flatulence et dans l’édition de 1976 de La Fin du Rêve. désastre et un million cent explose. De même, nourri mille victimes pour Newpar sa gouvernante de plats York et sa banlieue, plus de cinq millions dans le reste surgelés, si bon marché, savoureux et faciles à préparer, du pays. Preuve était faite de la dépendance de l’homme un prêtre se tenant le dos à la cheminée où flambent des à la technologie et donc de sa vulnérabilité. bûches lâche un pet et éclate. Pareillement, un éleveur Une maladie, « la brume bleue », frappe les peu fortuné alimente sa truie avec des produits surgelés récoltes. Afin de procéder à la révision des systèmes périmés soldés ; passant près d’une baraque foraine d’élimination des déchets, des usines et installations éclairée par des lampes à acétylène, la bête lâche un industrielles sont immobilisées ; la cessation de la vent, et, arrachée par une explosion, sa tête va s’écraser production d’une quantité de biens de consommation contre le crâne du fermier tué sur le coup tandis que des entraîne un rationnement et un chômage massifs. fragments du porcin violemment projetés dans les airs Découlant de l’épandage souterrain des puits de blessent trois personnes. vidange des déchets toxiques et corrosifs industriels, la Dégelés et laissés tels quels les surgelés ensuite brume âcre révèle à l’analyse des traces de substances absorbés dégagent dans l’intestin des masses des bulles nocives, des composés de l’arsenic, du chrome, du fluor, essentiellement composées d’oxygène et de méthane,

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avec un peu d’hydrogène dans les boyaux, le produit périmé consommé fabrique un mélange explosif. Au Nebraska et au Kansas, une algue mutante envahit les mares et les cours d’eau : les produits chimiques et autres destinés à la préparation d’une guerre bactériologique ont été dispersés, répandus sans précaution après le nettoyage d’un centre de recherches. La Fondation pour la Préservation de l’Humanité s’oppose en vain à la transformation totale des voies fluviales en égouts. En août 1979, une titanesque explosion, comparable à celle d’une bombe atomique, dévaste Cleveland : suite au rejet des déchets industriels et effluents contaminants fortement corrosifs et toxiques par diverses usines indispensables à la Défense Nationale, la Rivière Cuyahoga explose purement et simplement, la conflagration causant plus de 100 000 morts ou disparus. Dans les années 1980, les besoins subits de refroidissement d’une centrale nucléaire et d’usines installées en amont d’un camp de pêche du Kentucky font littéralement bouillir la rivière Petite Dwain, ébouillantant vifs deux enfants dans une barque. Des milliers de passants toussent et s’étouffent dans New-York et notamment Manhattan couverts d’un linceul bleu et brun concentré au centre de la ville ; le smog épais s’étend foudroyant les gens qui tombent fauchés par une concentration mortelle d’oxydes et de protoxydes d’azote principalement ; ce « Massacre du Samedi », avec pillage, tueries et incendies, occasionne près de 1 200 000 victimes. Vulgaire, avilissante, médiocre, une avalanche de films, livres, magazines et images axés sur la sexualité, le sado-masochisme, l’homosexualité écrase le pays, les activités des jeunes rebelles s’accompagnent d’absorption de drogues. L’inexistence de toute idée claire sur la manière d’élever les enfants et les adolescents s’accompagne de formes diffuses d’absence de pensée couplées avec la confusion entre science et technologie. La mort du riz, atteint en 1985 par la Nielle Noire, touche dans le monde des milliards de personnes dépendant de cette céréale, entraînant cannibalisme et marchés de chair humaine dans plus de cinquante pays, ainsi qu’immigration suivie de xénophobie. Au nombre des grands cataclysmes des années 1990, apparaissent les batailles au sein des villes, la mortalité généralisée par radioactivité excessive et une

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épidémie mondiale de folie homicide (démence collective). Les océans se transforment en fabriques de produits chimiques créant entre eux des recombinaisons ignorées, un entassement de millions de composés agités et mélangés aboutissant à une issue inconnue. Longs de quatre ou cinq centimètres, couleur d’asticot, ressemblant à du macaroni, les « vibs » ou « sangsues de mer » envahissent la Floride. Ils sortent de l’eau par millions et attaquent les mammifères, les dévorant à l’exception de la peau et des os. Ils pénètrent par les estuaires et les baies, apparaissent bientôt à Léningrad et Vladivostok, puis en Inde, en Chine, au Japon. L’arrosage d’hectares de terre par des flots de pétrole brut parvient seul à limiter, parfois stopper, l’invasion. Une propagande mensongère affirme au public que, sauf en de très rares cas, le danger de radioactivité s’avère à peu près nul. En fait, on constate une recrudescence de cancers, de fausses-couches, de naissance de bébés difformes, de monstres. Une ruée vers le charbon et le pétrole accompagne les abus de l’industrie dans l’Antarctique générant une pollution sans frein : omniprésence de masses de suie, sulfures et impuretés diverses. L’Antarctique entre dans une période d’activité volcanique ; un enfer mêlé de glace et de lave condamne le globe à vivre sous un toit perpétuel d’air enfumé d’où tombent matières carbonées et cendres. D’importants séismes tant dans l’Antarctique qu’autour du Pacifique provoquent de titanesques tsunamis et la montée du niveau des mers submerge toutes les villes portuaires et les basses terres. Une combinaison étanche et un masque respiratoire deviennent indispensables pour se déplacer à l’extérieur car les tempêtes balayant la planète concentrent les toxines à un degré mortel. La Fondation pour la Préservation de l’Humanité quitte Manhattan pour s’installer à Faraway. D’autres survivants attaquent sporadiquement la colonie munie d’un dôme protecteur. Inopinément, toutes les transmissions cessent entre Faraway et les stations de civilisation subsistantes. Après un message inachevé d’étonnement d’un pilote, trois avions envoyés en reconnaissance au-dessus du site n’en reviennent pas et ne donnent plus signe de vie, un cliché pris par satellite ne montre qu’une région sombre, sans lumières, sans incendies, sans brouillard. Evénement invraisemblable, impensable, ultime cataclysme ?


NOTES DE LECTURE

par Louis DELORME

Montauriol poésie - printemps 2011 N° 82 Cela fait grand plaisir lorsqu’une revue ne s’arrête pas avec la retraite de celui qui l’a fondée. C’est le cas avec Montauriol poésie. Son fondateur Olivier Demazet s’est retiré mais il reste président d’honneur. D’autres ont repris le flambeau sous la houlette de la nouvelle présidente, Florence Delbart Faure. Tout en continuant la revue, la nouvelle équipe se promet un beau programme avec les maisons de retraite et les établissements scolaires et l’on ne peut que s’en féliciter. La poésie doit être abordée dès le plus jeune âge : c’est le plus beau cadeau qu’on puisse faire, à condition de savoir bien le présenter. Les anciens, quant à eux, sont en général sensibles à la poésie comme à toute nostalgie d’où qu’elle émane. Dans le présent numéro, une trentaine de poètes sont représentés avec deux textes en moyenne pour chacun d’eux. Mélange agréable de formes classiques, de vers libres et de petites proses poétiques. Très beaux dessins d’Üzeyir Çayci. La fin du numéro nous donne à (re)découvrir Emmanuel Flavia Léopold (1892- 1962) né à FortDe-France, de parents pauvres, qui s’est illustré par sept recueils dont un publié chez Seghers. Après une carrière de professeur d’anglais, il prend sa retraite à Montauban, son dernier poste, où il finira ses jours. Pour qui connaît un peu les Antilles, c’est un réel plaisir que de découvrir ce poète : "Je n’ai pas oublié le rivage et la crique / Et la vague mourant sous les mancenilliers / J’abrite dans mon cœur le calme du Tropique / Et les soleils marins qui me faisaient crier. " Autre présent de la revue : Le Maillet, poème à forme fixe, composé de quatre quatrains, le premier vers se retrouvant dans les quatrains suivants à la deuxième, puis troisième, puis quatrième place. On ne peut que souhaiter bon vent à Montauriol poésie pour les numéros à venir.

Rose des temps Printemps 2011 Revue de l’association parole & poésie en lien avec l’association Flammes vives. La revue nous propose des poètes d’hier : Vincent Muselli avec un sonnet de belle facture dont les admirables tercets : âme du feu ! esprits dangereux des Essences ! / Que ne puis-je, vaincu par vos fauves puissances, / Dans la tranquille ardeur d’un grand midi vermeil, // Au jardin reflétant la clarté qui l’arrose / Et tissant mon linceul de soie et de soleil, / Mourir sous la caresse éclatante des roses! donnent à méditer, Etiennette Kiefer disparue en 2008, un portrait de Joseph Zobel, né à la Martinique lui aussi, de parents pauvres. (1915-2006). Viennent ensuite une dizaine de poètes d’aujourd’hui, à ne pas dédaigner. Retenons ces quelques vers du président de l’association : Patrick Picornot : De son fouillis de branches / Notre-Dame se dresse / Blanche cité sainte / Ceinte d’émeraude en flottille / Capturant nue toutes les blancheurs du ciel. Après une saison 2010-2011 très riche en sorties poétiques dans Paris, l’association Flammes vives propose en octobre 2011 une journée poétique à Cluny, avec déjeuner à l’Hôtel de Bourgogne, fréquenté jadis par Lamartine, une promenade entre la Bibliothèque de l’Arsenal et la maison Victor Hugo, le 25 septembre prochain, autour des poètes romantiques ; de la rue Saint-Martin à la place du Châtelet le 16 octobre pour rendre hommage à Nerval, Apollinaire, Desnos. Qu’on se le dise et qu’on fasse l’effort d’être présent !

par Nicole HARDOUIN Trilogie de CLAUDE LUEZIOR : Vent debout, Tisonner l'imaginaire, Quand se bousculent nos lèvres (6,10 euros chaque cahier, Collection Encres Blanche, Editions ENCRES VIVES) Dans ces cahiers, dont les premières de couvertures sont des encres de Claude Luezior,

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l'auteur exprime la quintessence de ce qui l'anime : l'Amour, ouvre-moi/ les rêves de nos ponts-levis, la nature, les perce-neige/ humbles moniales, le pacifisme, pourquoi tant de laser d'anthrax, l'apaisement de la souffrance, brosser un nouvel arc en ciel. Passeur de Sens, il jette un pont entre la transcendance et l'immanence : la toile sacrée de la ville/ l'unique bure qui plaît à Dieu Son écriture sobre aux fragrances tour à tour sauvages et douces ne fait pas l'économie d'un humour feutré, voire acéré parfois, ceux.qui se liquéfient sans goût ni saveur. Il y a dans cette trilogie aux confluences de feu tout un monde qui nourrit, embrase, illumine tout ce pourquoi il ne faut pas mourir. Quand Luezior écrit, il casse l'os des mots, les triture pour en faire jaillir la moelle, il écarte les voiles de la facilité en lançant des éclairs sur l'horizon pour tonner contre : ceux dont la lance brille pour percer nos flancs et chacun retient la foudre et la flamme, le bleu et le noir pour exhumer la vie.

Sur la portée de ces trois textes, on solfie de surprenants accords profanes ma peau déplie une luxuriance de frissons et de riches trilles sacrées : entrelacer mon vitrail à tes psaumes de moniale, incandescence qui va jusqu'à la calcination du Feu. Les versets de Luezior sont soustendus par une vibrante énergie intérieure qui le

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mène à la quête de ses pollens d'origine : le serpent dans son jardin premier. Ce travail tend vers une Vérité initiale, celle d'avant la fracture, c'est pourquoi les soleils recèlent la gravité de l'ombre, soleils luminescents et soleils noirs forgeronnent sa quête. Cette trilogie témoigne de la délicatesse du poète, les mots embaument à l'empyrée des phrases. Lorsqu'il trie ses grammaires intimes, conjugue ses chimères, alors bourgeonne le texte, tournoie l'image, toupie de l'inconscient, jeu des songes. Luezior est un chasseur d'essentiel, il bouscule ses paysages pour cueillir l'edelweiss des hauteurs, déplie l'éventail de ses ivoires secrets. Il trempe, tôt le matin, sa plume dans des tabernacles de silence qu'il transmue en souffle et l'on communie à son poème : transsubstantiation littéraire. Il a l'encre ancré à l'âme, il avance ne sachant plus s'il est ange ou démon, Thésée ou Orphée, mais certain qu'au coeur du noir irradie la flamme, celle qui polit les arêtes, comble les ravines, humanise : homme humain dans toute la misère de ma déraison. C'est un alchimiste qui fait oeuvre royal de son don. Luezior creuse un sillon profond dans la poésie contemporaine, il désaltère les assoiffés de Beauté. Il fait germer les pépins pour recréer la pomme et réveiller l'Eve primordiale qu'il magnifie : être branche quand tu es bourgeon. Il attise les torches du désir et les laisse brûler jusqu'aux limites de la souffrance : vent debout on s'était déchiré. Il incendie nos vaisseaux dans des odeurs d'encens. Lorsque Luezior prend sa lyre, il endort la nuit pour mieux recueillir le chant d'amour des étoiles, s'ouvrent alors les passages/ de nos éblouissements.


Do BRASIL, par Yvan AVENA L´art contemporain est-il un art de vivre ?

En voulant mettre de l´ordre, dans de vieux papiers, j´ai trouvé un article de 1992 sur l´art. Cet article Ŕ jamais publié Ŕ était destiné à la revue «Esprit» qui invitait ses lecteurs à prendre position sur l´art contemporain. Vingt ans plus tard je continue à penser plus ou moins la même chose. Voici donc mes opinions sur l´art pour les lecteurs de « Florilège» : « En 1964 j´ouvrais, avec des amis, une galerie d´art à Stockholm. Pour moi c´était évident que notre galerie devait exposer de bons peintres. Je ne me posais même pas la question sur l´art moderne ou sur les problèmes de la création. Le bon était pour moi ue évidence. J´avais appris, en Argentine, quelques notions élémentaires de dessin et de peinture de chevalet avec des anciens élèves des beaux arts. Je connaissais les impressionnistes par des livres et des visites aux musées et les plus modernes par les galeries. Mes peintres de référence étaient Picasso, de Chirico, Fernand Léger, Miro, Jean Gris, Klee, Braque, Magritte puis les peintres «muralistes» comme Gromaire, Orozco, Siqueiros, Rivera et d´autres plus jeunes comme les argentins Carpani et Di Bianco, dont je possédais des tableaux. J´avais aussi beaucoup d´admiration pour Soutine, pour Tanguy et pour Wifredo Lam. Les «abstraits» comme Kandinski, Mondrian, Malévitch et leurs descendants (dont le groupe Madi) n´étaient pas

encore entrés dans mon imaginaire. Je reconnaissais la légitimité de «l´expérience» abstraite mais peu de tableaux me touchaient profondément. Je considérais - et je considère encore - que l´art abstrait a servi, surtout, à faire avancer la liberté d´expression et la technique du tableau de chevalet, mais le but et l´accomplissement de cette recherche reste la représentation « figurative » de la peinture. Pour moi le travail de l´artiste était, par ordre de réalisation, la composition, le dessin et la couleur. Le sujet reste un élément secondaire et très rapidement dépassé s´il ne représente que l´apparence des choses. Mais quand l´artiste saisit l´âme et la substance du sujet, le tableau devient immortel. C´est avec ce modeste bagage théorique que je démarrais ma vie de marchand. Après bien des années de difficultés insurmontables je me retirais du commerce de l´art. Ce fut mon université et mon chemin de croix : Tous mes concepts sur l´art s´avérèrent faux par rapport à l´évolution de l´art des dernières trente années. Non seulement la composition, le dessin et la couleur n´ont plus aucune importance mais le sujet et même, parfois, le tableau ont complètement disparu ! Seule l´idée de l´œuvre compte. Le nihilisme néodada est devenu le seul mode d´expression reconnu. L´anti-art est maintenant l´art officiel ! Personnellement je pense que la pluralité d´expressions dans l´art est une bonne chose ; la diversité est enrichissante, stimulante et agréable. Par contre l´exclusion - quelles qu´en soient les raisons rime avec prison : le manque de liberté commence toujours par la limitation de certaines libertés. La résistance peut se manifester de plusieurs façons : ne pas suivre les modes, ne pas faire comme le troupeau, ne pas essayer de plaire aux critiques d´art du moment. L´anti-esthétisme des uns ne doit pas condamner le raffinement exigeant des autres. Seul le

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L´alternative serait la démocratie réelle et décentralisée. Quand «provincial» ne sera plus synonyme d´arriéré et quand il ne sera plus nécessaire d´être reconnu à Paris ou à New York pour avoir une cote, alors peut-être l´art redeviendra un objet de plaisir et de compagnie et non plus un objet de spectacle et de spéculation. Néanmoins, après tant d´années de fréquentation du «marché de l´art» j´ai appris ce qu´il

plagiat et la répétition académique du passé doivent être condamnés : c´est autant valable pour les croûtes pour touristes que pour le conformisme néo-dada. Mais nous assistons aujourd´hui à un phénomène désolant, car tout ce qui se fait entre ces deux extrêmes est totalement ignoré. Ceux qui, peu nombreux, osent critiquer «l´art conceptuel» sont immédiatement vilipendés et exilés dans le monde des sous-bois et des biches au clair de lune. Le terrorisme intellectuel des «capitales de l´art» n´est guère différent de celui des dictatures : «Celui qui n´est pas avec moi est contre moi !». Les victimes de cette politique sont, en particulier, les artistes indépendants et l´art en général. Les artistes souffrent d´indifférence et de solitude. L´art souffre de trop de dirigisme commercial et médiatique. Quelles en sont les causes ? Cette situation est due à un centralisme excessif d´un certain pouvoir : pouvoir de l´argent, pouvoir de l´information, pouvoir d´impérialisme culturel des grandes capitales. Les coupables sont ceux qui décident mais aussi ceux qui acceptent. C´est-à-dire tous les acteurs du phénomène artistique.

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faut acheter pour gagner une bonne plus value. Voici mon conseil : achetez dans les ventes aux enchères ou dans les bonnes galeries des œuvres anciennes cotées plusieurs millions de dollars. Plus elles seront chères plus elles ont des chances de voir leur prix monter... Moi j´avoue que je fais tout le contraire. Faute de millions j´achète, avec mon épouse, des œuvres de jeunes peintres peu connus. Je n´achète que ce que j´aime et de préférence des œuvres d´artistes qui sont mes amis de longue date. Ce que je perds en plus-values je le gagne en bonheur... Pour le prix d´un multiple d´un artiste contemporain renommé j´achète des originaux qui répondent à mes propres critères de sélection. Ma femme et moi nous partageons le goût de la collection, du beau et d´un environnement original. Ni avant-garde ni pompier, nos mûrs fleurissent de tableaux modernes, de bonne facture, figuratifs, abstraits, surréalistes ou naïfs qui transforment notre maison dans un magnifique musée du plaisir des yeux » Ainsi l´art est, pour nous, un art de vivre !...


LECTURES DE FLORENT LHUISSIER ''Indomables palabras / Indomptables paroles'', de Jacques Canut (38 p.) (éditions Cálamo, imprimé en Espagne, 2010)

À l'injonction de dire, se dérober ? Sur le mode de l'adieu, avec cette nouvelle chaîne de quinze très brefs poèmes Ŕ en édition bilingue Ŕ, Jacques Canut (né en France en 1930) s'ouvre aux voies de la parole plus uniment qu'il ne se l'avoue. ''Copier ? Non.'' Mais alors, comment jouer du mordant des mots pour manifester l'essentiel ? Leur pelote ''heurte le fronton de la lumière / brise la coupole des pensées, / et sentiments. / S'évader avec ses ailes de cristal.'' Le langage ne l'emporte sur le silence, son contre-jour, qu'à la faveur des premiers doutes. ''Buteur. / Face au gardien de but. / Lequel des deux changera / la face / du monde ?'' La compagnie du chat boiteux, admiré ''tel un dieu'', fait taire les questions et briller les yeux : ''cette plaine immensément lumineuse'', ces jours, ''magnétiques reflets / parcourant la pampa''... C'est ainsi, ''de site en site'', entre Europe et Argentine Ŕ ''Terre promise / où attendaient des nuits d'espérance / et de paix / veillant à travers le clignotement / de la Croix du Sud'' Ŕ, qu'un récit se recompose, affranchi des interrogations qui le constellaient. Touché de son propre rythme, un poème a surgi : la parole libre de Jacques Canut.

''Le Cap des Trente'', de Max-Firmin Leclerc (72 p. ; 12 €) (Prix de Poésie Enguerrand Homps 1954, éditions Plénitude, Les Chênes Verts 11570 Villefloure, 2011, tél./fax : 04.68.20.81.96)

''Insensés, nous croyons que notre bateau foule / Des flots qu'il a vaincus en voyant le courant / Se briser sur la proue... Oui, mais c'est l'eau qui coule : / Le bac est prisonnier d'un câble tout puissant.'' Tel essentiellement se découvre un lieu pour le poème de Max Leclerc (né à Saint-Dizier en 1923). Avec ce ''Cap des Trente'' demeuré inédit plus d'un demi-siècle, son orbe, pour l'essentiel, déployé entre septembre 1942 et mai 1953, Max Leclerc permet à l'Œuvre de se reforger en unité, des premiers recueils (''Au hasard de la guerre'', ''Allemagne occupée'', ''Boutons poétiques'', ''Pour apprivoiser la colombe''...) à la paix inquiète du ''Semeur d'étoiles'' Ŕ conçu à la Noël 2010. Des uns aux autres, celui qui s'était mué trente ans durant en ce que l'on a pris l'habitude de nommer ''un homme de télévision'', révèle toute l'unité gagnée d'aujourd'hui à ce tournant du siècle. ''Je me suis reposé le long du

Pacifique, / J'ai flâné, solitaire, au milieu de l'Afrique, / J'ai regardé couler l'Amazone au Brésil, / J'ai descendu le Nil...'' Des poèmes de guerre au chant d'''Espoir en l'Europe'' (octobre 1949), et jusqu'aux triolets des ''Impressions hollandaises'' du printemps 47, ''Le Cap des Trente'' fait cette part belle à l'humeur, au souffle, aux vers ouvragés (''Horizon'', non daté) : ''Un lambeau d'écorce d'orange, / Serti dans le couchant de fer, / Se gonfle, s'étire, s'effrange, / Un lambeau d'écorce d'orange. // S'allume d'une flamme étrange, / Frémissante et vivante chair, / Un lambeau d'écorce d'orange / Serti dans le couchant de fer.'' La muse que Leclerc croyait délaissée le pardonne et nous garde ses tendresses. ''Et renaître enfin'', de Skaldeline (24 p. ; 4 €) (Brest, éditions An Amzer, 2003)

La quête, d'elle-même, se fit danse. La ronde des démons et des anges, inlassablement, dicte son rythme aux dix-huit poèmes de ce bref recueil de Skaldeline. De Paris à Cotonou, dans cette espérance et ce silence obsédants, habités, Skaldeline nous invite au voyage intérieur. L'ombre qui plane sur la possibilité même de cette mise en mouvement emprunte au registre de la fuite. De Fontenay-le-Comte au café Argana de la place Jemaâ El Fna de Marrakech, la force d'une seule intuition Ŕ un seul fatum : ''Attendre le jour / Et ne s'attendre qu'à ça / Mais loin / Oh si loin / De ce monde informe où l'on finit par devenir / Celui que l'on est dans le regard de l'autre''. Ne s'était-on pas juré, initialement, de ''décortiquer la forme et la couleur, reconnaître le corps et la coquille, discerner le but et la méthode'' ? Mais si toute perfection n'est plus qu'un masque, l'instant seul réserve sa charge révélante, à l'heure la plus forte, la plus intense, la plus questionnante du poème : ''Est-il permis de se délecter à ce point de l'immensité de l'air qui se déploie autour de moi ? […] Il n'est ni Dieu, ni esprit, ni pouvoir, ni force / Que la pureté de cet instant'' (Tineghir, printemps 1993). ''Nulle compagnie'', encore, ''si aimante soit-elle / Que le vent qui me condamne / À me nourrir de ses errances.'' La marque du temps est ainsi la plus jouissante, la plus douloureuse Ŕ la moins vincible. ''Dans l'affreux rire de la délivrance, je veux bien moi aussi accepter le chaos. / Mais qu'il soit total.''

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Les 26 et 27 mars 1910, à Paris à la Bibliothèque Nationale de France et à l’Université Paris-Diderot Pourquoi la Bibliothèque Nationale, à Paris ? Parce que nous pensions important, à l’occasion du centenaire de sa mort, que Jules Renard soit officiellement reconnu comme l’un des grands écrivains de la littérature française. Cette demande a été entendue grâce au concours de Mme Anne Pasquignon, directrice du département Littérature et Art et de MM. Jean-Loup Graton et François Nida, chargés des programmations culturelles de la BnF-Tolbiac. Le second jour a pu se dérouler à l’Université voisine de la BnF, Paris-Diderot, grâce à Mme Nathalie Piegay-Gros. Nous leur sommes très reconnaissants d’avoir ainsi rendu possible ce colloque dont les conditions matérielles ont été assurées par l’association « Les Amis de Jules Renard », tandis que le professeur Michel Autrand acceptait d’en assurer la programmation. Les nombreuses interventions ont permis de rendre visible la grande richesse de l’œuvre d’un écrivain, mort malheureusement de façon prématurée, à l’âge de 46 ans. Nous laissons la parole à M. Michel Autrand qui a ainsi résumé l’ensemble des prestations : A l’occasion du centenaire de la mort de Jules Renard, et à l’initiative de l’association « Les Amis de Jules Renard » présidée par Elisabeth Reyre, un colloque de deux jours s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France et à l’université Paris-VII, les 26 et 27 mars 2010. Ce colloque avait pour objet de faire le point sur les divers aspects de l’œuvre du père de Poil de Carotte ainsi que sur ra réception actuelle. La présentation des « promesses du début » a donné lieu à une étude des Roses, par Stéphane Ozil, et des Cloportes, par Céline Grenaud. Pierre-Henri Bourrelier a évoqué l’activité journalistique de Renard du Mercure de France à la Revue Blanche tandis que Mireille Labouret comparaît la femme chez Jules Renard à la femme fin-de-siècle. Les rencontres très importantes faites par Renard, principalement à Paris, n’ont pas pu être toutes étudiées. Anne-Simone Dufief a exposé ses rapports avec Alphonse Daudet. Pierre Michel, à travers Les Mauvais Bergers, ceux qu’il a eus avec Octave Mirbeau, Claire Bompaire-Evesque et Jean-François Minot, respectivement, ses liens plus nuancés avec Barrès et Gide. Stéphane Chaudier et Alain Schaffner ont ensuite cerné l’originalité de ses descriptions du monde naturel et du monde animal. La rosserie qu’a fait revivre Pierre Citti, a mis un terme à cet univers parisien de Renard. Les « frères farouches », à l’intérieur de la « leçon de la nature » ont été l’objet de communications successives de Jacqueline Blancart, de Bruno Curatolo et de Nelly Wolf : l’impression était forte alors de toucher le cœur de l’œuvre. Deux exposés suggestifs et d’accent plus personnel ont suivi : ceux de Jean-Louis Cabanès et de Hirobumi Sumitani, donnant une idée vivante du pouvoir d’éveil que conserve de nos jours l’œuvre de Renard. «Un œil clair pour notre temps » : Renard enseigne à lire. L’ont bien montré le Poil de Carotte revu par Hugues Laroche, l’Ecornifleur par Denis Pernot, l’attention à la caricature dans le Journal portée par Stéphane Gougelmann. Deux communications sur le théâtre ont terminé l’ensemble, celle de Jean-Claude Yon, plus générale, celle d’Hélène Laplace-Claverie sur les problèmes posés par la représentation actuelle des pièces de Renard. La conclusion faite par Michel Autrand a insisté sur les voies ouvertes par ce colloque et a indiqué plusieurs directions. La poésie est la plus importante. Quand vérifiera-t-on pleinement ce que Renard écrivait à Romain Coolus : « Je voudrais vivre et mourir comme un poète. » ? Michel Autrand, mai 2011

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Elisabeth REYRE Pourquoi prendre ainsi à cœur le centenaire de la mort de Jules Renard Certainement pas par goût morbide de la mort ! Mais pour essayer de partager et faire connaître les innombrables qualités de celui qui est devenu notre compagnon de vie depuis tant d’années passées à Chitry. Nous y sommes arrivés en 1966 ; notre connaissance de l’écrivain était superficielle, celle de l’homme était quasiment nulle. Peu à peu, en lisant son Journal, en découvrant, lettres par lettres, sa correspondance, en lisant progressivement l’ensemble de son œuvre littéraire, en parcourant ce pays resté très semblable à celui qu’il avait connu et décrit, en prenant conscience de son rôle local en tant que conseiller municipal à Chaumot (de 1900 à 1904) puis maire de Chitry (de 1904 à 1910), en lisant tous les témoignages le concernant, qu’ils soient contemporains ou posthumes, nous avons appris à connaître un homme d’un remarquable sensibilité, transformé, comme modelé progressivement par l’observation de son entourage. Si le jeune étudiant, puis le jeune homme obsédé par son désir d’être reconnu pour ses qualités d’écriture, nous a parfois agacé par ses sarcasmes et son regard impitoyable sur son entourage, comme tous les autres lecteurs assidus de son œuvre, nous avons pu suivre son évolution. Nous l’avons vu se transformer progressivement, au contact de son épouse Marie Morneau, que nous connaissons tous sous le nom de Marinette, nous avons vu ses sarcasmes devenir peu à peu compassion envers les plus démunis,son écriture s’adoucir au point de s’effacer au maximum pour mettre en valeur l’expression de ceux qui ont si peu recours à la parole. L’humaniste a su prendre sa place auprès du grand écrivain qui avait été si tôt remarqué par ses aînés comme par ses contemporains. Son grand ami, Tristan Bernard, lui avait dédié ses Mémoires d’un jeune homme rangé, et dans sa préface, en 1899, il lui disait : […] A vos frères inconnus vous parlez un langage connu, et je vous admire, cher Jules Renard, de savoir leur transmettre leur pensée tout entière, par votre style classique, fidèle messager. A son tour, à propos de la parution

d’Un mari pacifique, de Tristan Bernard, Renard notera dans son Journal : Oui, Tristan ! vous, avec Un mari pacifique, moi, avec l’Ecornifleur, nous travaillons en pleine humanité, nous ne cherchons pas à en tirer de gros effets. Au contraire ! Avec de la vie, nous faisons un travail fin. (J., 29 nov. 1901). C’est la finesse de ce travail d’artiste, la façon profonde dont il perce la face cachée de l’âme humaine, qui permettent à l’œuvre de Jules Renard de nous toucher encore aujourd’hui. Nous sommes heureux d’avoir trouvé un tel compagnon. « Je voudrais vivre et mourir comme un poète. » Quelques-unes des nombreuses notes de Jules Renard, à ce sujet, dans son Journal A propos de Shakespeare, Jules Renard écrivait dans son Journal, le 5 déc. 1906 : « On ne le découvre pas, on se découvre soi-même ; on réveille en soi une admiration qui était pour lui et qui dormait… » Ne pourrait-on porter le même jugement sur notre lecture de Jules Renard : le bonheur de le découvrir vient sans doute de la joie que nous éprouvons à sentir surgir en nous, de nous, des émotions profondes qui dormaient, latentes en nous, attendant cet éveil provoqué par la rencontre de nos pensées. Le fonds Le savant généralise, l’artiste individualise. Je n ai pas vu de types mais des individus (3 janvier 1889) La forme Le style vertical, diamanté, sans bavures (11 novembre 1887) Je veux me faire un style clair aux yeux comme une matinée de printemps. (6 nov. 1898) Le but atteint L’observation : Le poète n’a pas qu’à rêver, il doit observer. J’ai la conviction que par là la poésie doit se renouveler. Elle demande une transformation analogue à celle qui s’est

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produite dans le roman. Qui croirait que la vieille mythologie nous habite encore ! A quoi bon chanter que l’arbre est habité par le Faune ? Il est habité par lui-même. L’arbre vit, c’est cela qu’il faut croire… A quoi bon créer la vie à côté de la vie ? Faunes, vous avez eu votre temps : c’est maintenant avec l’arbre que le poète veut s’entretenir. (23 novembre 1888). Comprendre : Boulouloum1, quiconque lit trop ne retient rien. Choisis ton homme. Relis, relis-le pour te l’assimiler, le digérer. Comprendre, c’est égaler. Etre l’égal de Taine, par exemple, c’est déjà joli. (28 juillet 1889) La vérité : Ma littérature n’est qu’une continuelle rectification de ce que j’éprouve dans la vie. (30 mai 1894) Il faut regarder la vérité en poète. (1er août 1898) Qu’est-ce que la vie, quand elle n’est vue que par des yeux qui ne sont pas des yeux de poètes ? (27 février 1899) Ce qui nous échappe : Boulouloum, je te recommande aussi les contes de fées bien particulièrement. Maintenant encore ils m’enchantent. Les fées nous échappent. Elles sont radieuses et on ne peut les saisir, et, ce qu’on ne peut pas avoir, on l’aime éternellement (25 juillet 1889). Le dire en prose mais rester poète : Le talent : voir vrai avec des yeux de poète. (15 nov. 1905) Jeantet [directeur de La Revue hebdomadaire] me dit : - Nous vous paierons comme les poètes, car, enfin, c’est un peu des vers ce que vous faites. (2 mars 1894) Des sortes de rêves que je fais debout, comme si toute mon inconscience chassait ma conscience et se mettait à sa place. Ces images brusquement venues, je ne les connais pas. Et comme je ne peux les nier, qu’elles sont bien là, en moi, il faut croire qu’elles sont d’un autre moi et que je suis double. (23 déc. 1897) 1

Surnom de Jules Renard donnait à son fils quand il était bébé. Plus tard, il le surnommera Fantec, en mémoire d’un petit héros de Pierre Loti.

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Je marche sur la terre et sous les étoiles, entre la réalité et le rêve. (1er octobre 1898). Il ne faut pas craindre de laisser notre esprit paître un peu, chaque jour, des herbes narcotiques dans les champs illimités du rêve. (31 octobre 1898) La nature est toujours d’un poète, rarement les livres. (26 juillet 1900) Poète, ne cherche pas autre chose. Tu as été créé et mis au monde pour être la conscience de tout ce qui n’a pas de conscience. […] Rêver, c’est comprendre en artiste. Le théâtre, est-ce la vie ? Le petit théâtre minuscule où le spectateur choisit sa place, voilà où je voudrais voir jouer une de mes pièces. (30 avril 1895) Mon rêve : faire tenir une comédie dans un kiosque. (21 mars 1901) Si le public avait le goût de la vie, il ne supporterait pas le théâtre. Je suis prêt à dire qu’au théâtre il n’y a pas de vérité, ou que, s’il imite les vérités, c’est les plus grosses, non celles des nuances. (5 déc. 1909) Une écriture rosse qui n’a qu’un temps : Aujourd’hui, toute pièce rosse est une erreur chronologique. (26 décembre 1895) La genèse d’un esprit : 1. stupéfaction ; 2. ironie ; 3. enthousiasme. Non au roman : A ceux qui me disent : « faites du roman », je réponds que je ne fais pas de roman. Ce que je produis, je vous l’offre dans mes livres. C’est à peu près la récolte d’une année. Dites si elle est bonne ou mauvaise, mais ne dites pas que vous auriez préféré autre chose. (13 décembre 1896). Ecrire jusqu’au bout : On ne peut guérir du mal d’écrire que pour tomber réellement, mortellement malade, et mourir (13 février 1895). Je voudrais faire faire un petit pas à la littérature vivante, à la vie dans la littérature. (9 juillet 1896) Je ne suis fait que pour écouter et regarder la terre. (14 juillet 1896)


L’art d’écrire : Hier soir, lecture de La Samaritaine de Rostand. Un admirable lecteur. Des vers jolis comme des cœurs [.. .] Je n’ai pas de peine à dire à Rostand qu’il est un grand poète, comme Musset, Gautier, Banville, qu’il est plus fort que tous les poètes actuels, et qu’il est dans la poésie ce que je voudrais être dans la prose […] (7 mars 1897) Être un Pasteur littéraire (9 mars 1891). Écrire à la manière dont Rodin sculpte (26 mars 1897). Avoir un style exact, précis, en relief, essentiel, qui réveillerait un mort. (29 mai 1898) Les mots ne doivent être que le vêtement sur mesure rigoureuse de la pensée. (27 septembre 1902) La musique et la musique des mots : « Les Cahiers de Boulouloum ». La musique : pêche à la ligne près du pont de Marigny. D’une fenêtre ouverte dans un cadre de branches m’arrivait une mélodie neuve, et j’étais vivement ému quand, en même temps, mon bouchon se mettait à danser sur l’eau. (J. 25 juillet 1889) Et les heures où l’on ne voudrait écrire que de la musique ! (J. 23 décembre 1892) Il faudrait renaître une vie pour la peinture, une autre pour la musique, etc. En trois ou quatre cents ans, on pourrait peut-être se compléter. (J. 27 mai 1893) J’ai toujours envie de dire à la musique : « Ce n’est pas vrai ! Tu mens. » (J. 29 novembre 1898) J’aime la musique, toutes les musiques, la plus simple et la plus compliquée, celle qui nous permet si généreusement de penser à autre chose. Elle me rappelle le balancement des peupliers de mon village, moins les feuilles, et le canal où, au gré d’un vent pas prétentieux, les roseaux se baissent et se redressent comme les archets d’un orchestre, avec moins de bruit. On croit que le prosateur échappe à la musique : il n’en est rien, et vous allez voir que sans elle il ne serait plus rien. Le chef d’orchestre traduit la musique par une pantomime stricte de grand comédien, reçoit les coups dans le creux de l’estomac, cueille une note, fait « chut ! » un doigt sur les lèvres, fonce, danse un pas, barre l’horizon avec son bâton piqué, laisse tomber ses bras : c’est fini.

Son cœur, qu’on croyait sec au point de l’entendre craqueler, tout à coup est une source de larmes qui bouillonne et déborde. (J. 28 février 1907) Si nous pouvions, je ne dis pas : fixer, mais prolonger les minutes d’émotions que nous vaut la musique, nous serions plus que des hommes. Aimer la musique, c’est se garantir un quart de son bonheur. Je m’arrêtais en plein champ comme un homme qui entend tout à coup une belle musique grave. (J. 28 octobre 1907) L’attrait des femmes : Une femme intelligente doit nous laisser nos rêves. Je garde le droit d’aimer une femme comme de désirer un voyage à Florence. Je ne vais pas à Florence parce que je n’ai pas d’argent, ou que je n’en ai pas le temps. Je ne coucherai pas avec cette femme parce que je suis marié ou parce qu’elle l’est, mais personne ne peut exiger que je la chasse de ma pensée. Elle me préoccupe. Elle tient de la place en moi. Femme, si tu te mets en travers de mes rêveries, malheur à nous ! Laisse-les plutôt vivre de leurs petits riens, et mourir. J’ai plus de dispositions à être saint que coureur de femmes. Ma vie, le sérieux de mon âme, mon ambition, mes idées, tout me rapproche du saint ; mais je sens bien qu’il faudrait un miracle pour que je le devienne. Je suis à la merci d’une grue, et cela me fait peur. (22 janvier 1897) L’attrait de sa femme : Marinette m’a tout donné. Pourrais-je dire que, moi, je lui ai tout donné ? Il me semble bien que mon égoïsme reste intact. Quand je lui dis : « Sois franche », elle lit très bien dans mes yeux jusqu’où il faut aller. C’est le seul être que je sois sûr d’aimer, avec moi. Et, encore, moi… Je me fais faire souvent une grimace de dégoût. Oui, elle, je l’aime beaucoup, et jamais je ne la juge mal. Peut-être avait-elle peur de moi, et elle s’est dit : « Il n’y a qu’une manière de me sauver : c’est d’avoir en lui une confiance absolue. Je ne ferai jamais mal. Si cela m’arrive sans que je le sache, il me préviendra, et il me pardonnera. » Parfois quand elle regarde ses enfants, elle me semble si près d’eux qu’on dirait deux de ses branches.

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Par ses yeux on voit son cœur, un cœur rose. C’est du soleil. Y a-t-il au fond de ses yeux, sur la rétine, un miroir, un petit coin que la tendresse ne voile pas, et où je ne me reflète pas en beau ? Ses bras nus ont frais. J’ai Marinette : je n’ai plus droit à rien. A côté d’elle, je peux dire : « Mon œuvre… mes qualités… mon esprit… » et, avec un peu d’hésitation, « mon talent » : elle trouve cette façon de parler si naturelle que, moi-même, je ne sens aucune gêne ! Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait rendu meilleur, mais j’ai pris de bonnes apparences. A la pensée qu’elle pourrait, à cause de moi, tomber dans la misère, j’ai un serrement de cœur, mais je me dis trop vite : « Comme elle la supporterait bien ! Elle m’aimerait encore davantage. » - Je connais ma part, dit-elle, et je ne changerais avec aucune femme. (J. 11 août 1906) Marinette sera la première de mon livre. Je le lui dis. Elle me répond : « Marinette immortelle », avec un sourire de bonheur. Je crois qu’elle se fiche de la postérité, mais non de ce que je pense d’elle. (J. 29 nov. 1906) Marinette, quand, le soir, après sa journée bien remplie de travail, elle écoute ses enfants, les regarde, l’un après l’autre et n’en perd rien, elle est belle, elle a quelque chose de sacré. Elle les regarde, et, d’un seul regard, elle enveloppe toute leur vie, dont elle se rappelle tous les détails. (22 déc. 1906) Son père : Mon père et moi, nous ne nous aimions point par le dehors, nous ne tenions pas l’un à l’autre par nos branches : nous nous aimions par nos racines souterraines. (28 sept. 1897) De la nature à l’homme : On aime d’abord la nature. Ce n’est que bien plus tard qu’on arrive à l’homme.(1er août 1898). Livre qui pousse de tous les côtés à la fois. C’est, aujourd’hui, un arbre. C’était, hier, le soleil lui-même se couchant. Ce sera, demain, une bête, des gens. (29 novembre 1905)

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Il faut que ta page sur l’automne me fasse plaisir comme une promenade dans les feuilles mortes. (10 mars 1906) Observer la nature, oui, mais il faut garder son calme, comme le chasseur à l’affût. Les choses ont peur. Notre émotion trouble la nature. Le moindre accès de notre humeur l’effraie. Un coup d’œil trop curieux, et la vie s’arrête. (3 oct. 1906) Les livres n’ont plus de saveur. Ils ne m’apprennent plus rien. C’est comme si on offrait à un peintre de copier un tableau. Ô nature ! Il ne me reste plus que toi. (30 juillet 1908). Peindre les hommes ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Il faudrait peindre le fond, mais on ne le voit pas. Nous n’observons que l’extérieur. Or, il n’est pas d’homme, même de grande valeur, qui, par ses paroles, ses attitudes et ses gestes, ne soit un peu ridicule. Nous ne retenons que ses ridicules. Impitoyable, l’art ne respecte aucune vertu, et, le résumé de toutes les expressions d’art, c’est que la vie semble surtout comique. Une réflexion de paysan qui éclaire un homme jusqu’à l’âme, comme si son corps s’entrouvrait. (26 sept. 1908). Je me suis comporté avec les paysans comme avec la nature, les bêtes, l’eau, les arbres. Ce que je dis d’un arbre s’applique à tous les autres, mais c’est en en regardant un que j’ai trouvé cette image qui transmet au lecteur l’impression communicable. (24 déc ; 1908) L’attitude du lecteur face à la littérature, l’écrivain qui se dit : On devrait écrire comme on respire. Un souffle harmonieux, avec ses lenteurs et ses rythmes précipités, toujours naturel, voilà le symbole de beau style. On ne doit au lecteur que la clarté. Il faut qu’il accepte l’originalité, l’ironie, la violence, même si elles lui déplaisent. Il n’a pas le droit de les juger. On peut dire que ça ne le regarde pas. (5 déc ; 1909) Conclusion : Pour bien lire ce qu’on a écrit, il faut, en le relisant, le repenser. (19 janvier 1909) Il faudrait faire un livre qui serait souvent lu par des jeunes hommes pensifs, et non pas le livre qui fait passer deux heures délicieuses. (7 avril 1909).


Quelques beaux textes poétiques Le petit bois de Coolus (Bucoliques, J.Renard, Œuvres t.2, p. 238, coll. Pléiade, éd. nrf Gallimard)

La cuisine (Bucoliques, J.Renard, Œuvres, t.2, p. 237, coll. Pléiade, éd. nrf Gallimard) Seigneur, s’il est vrai que vous seul soyez grand, ne réservez pas à ma vieillesse un château, mais faites-moi la grâce de me garder, comme dernier refuge, cette cuisine, avec sa marmite toujours en l’air, avec la crémaillère aux dents diaboliques, la lanterne d’écurie et le moulin à café, le litre de pétrole, la boîte de chicorée extra et les allumettes de contrebande, avec la lune en papier jaune qui bouche le trou du tuyau de poêle, et les coquilles d’œufs dans la cendre, et les chenets au front luisant, au nez aplati, et le soufflet qui écarte ses jambes raides et dont le ventre fait de gros plis, avec ce chien à droite et ce chat à gauche de la cheminée, tous deux vivants peut-être, et le fourneau d’où filent des étoiles de braise, et la porte au coin rongé par les souris, et la passoire grêlée, la bouillotte bavarde et le gril haut sur pattes comme un basset, et le carreau cassé de l’unique fenêtre dont la vue se paierait cher à Paris, et ces pavés de savon, et cette chaise de paille honnêtement percée, et ce balai inusable d’un côté, et cette demi-douzaine de fers à repasser, à genoux sur leur planche, par rang de taille, comme des religieuses qui prient, voilées de noir et les mains jointes.

Entre, Coolus2. Ce n’est ici qu’ombre et fraîcheur. A peine quelques gouttes lumineuses tombent ça et là du ciel. Vois ce scarabée sur cette bouse, comme une riche épingle sur une épaisse cravate. Déplace ces moucherons et marche un instant la tête dans leur fragile orchestre. C’est l’heure où le petit bois, comme une volière peinte, garde prisonniers les oiseaux. Écoute un merle qui flûte mieux que toi. Observe, de loin, ce bouleau. Il ne fait que se cacher derrière les chênes, comme un homme en veste claire qui voudrait fuir. Et toi-même, ô libre poète ! avoue que si le garde-champêtre paraît, tu salueras le premier. N’aie pas peur. Ce que tu entends, c’est une source invisible qui s’échappe des ronces lilliputiennes et cause toute seule. Il n’y a personne. Le petit bois est à Coolus, je le lui prête. Je lui prête ses délices. Je te prête cet étroit chemin que tu ne peux suivre que d’un pied, et je te prête, comme des serviteurs, ses arbres élégants qui, pour t’abriter, se passent l’un à l’autre une ombrelle de feuilles. Mais si tu veux goûter, comme il faut, le charme du petit bois, va de temps en temps jusqu’à la lisière, ouvre les branches et regarde là-bas, ces prés sans herbe, cette route aveuglante et ce rocher pointu qui fond au soleil. Tout brûle dehors, Coolus ! Ferme vite les branches.

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Romain Coolus, de son vrai nom René Weil (18681952), poète, ami de Jules Renard. Il lui avait dédié son Histoire mélancolique de l’écureuil (Revue Blanche, avril 1894) et, en remerciement du Petit bois, Le Hamac (L’Image, déc. 1897). Tous ces écrivains aimaient à s’offrir mutuellement des jolis textes.

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Bruno CURATOLO Professeur de littérature française Université de Franche-Comté (Besançon)

Les silences de Jules Renard

Dans les dernières pages du petit livre qu’il lui a consacré, en 1956, Pierre Schneider dit de Jules Renard : « Parti du silence, [il] y est revenu. Courbe pure d’une démarche qui fut exclusivement, mais jusqu’en ses dernières conséquences, littéraire3. » On ne peut qu’être frappé par la pertinence d’un tel jugement sur la destinée de l’écrivain nivernais qui notait dans son Journal : « Je sais presque me taire », préfigurant par une telle exigence le souci de tant d’auteurs contemporains, déchirés entre la nécessité d’écrire et la vanité du langage. Quant à Jean-Paul Sartre, dans un article resté célèbre, il a fait de Jules Renard le créateur de « la littérature du silence4 », formule qui, de nos jours, fait penser davantage à Maurice Blanchot ou à Samuel Beckett qu’à l’auteur de Poil de Carotte. C’est dire le caractère vraiment moderne du style de Renard et son importance pour l’évolution esthétique tout au long du vingtième siècle littéraire ; et Jean Paulhan, qui devait tant s’en inspirer, ne s’y est pas trompé en faisant de notre auteur l’égal de Rimbaud et de Mallarmé, ces rares poètes « qui voient un événement sacré dans la littérature. Précisément, dans l’instantané de la littérature : dans ce qui ne se perçoit que par saccade et tient dans une phrase - et quand je dis une phrase : une simple proposition principale, sans la moindre subordonnée. Jules Renard ou l’art de l’élémentaire5 ». On le voit, les meilleurs lecteurs de notre temps ont su reconnaître un

véritable maître en poésie chez celui qui ne s’est jamais illustré que dans la prose : « Je ne fais pas de vers, disait-il, parce que j’aime tant les phrases courtes qu’un vers me semble déjà trop long. » Et c’est peut-être bien cette aptitude au silence - quand il est compris comme le refus du bavardage - qui fait de Jules Renard un auteur à la fois proche des formes les plus élaborées comme les plus frustes de la parole : proche de la parole poétique ainsi qu’en témoigne la très belle rêverie de Jacques Réda en vadrouille du côté de Chitry6, proche du parler paysan tel qu’on le trouve transposé dans les textes « ruraux » inspirés par son pays à l’enfant du Morvan7. À la date du 25 novembre 1887, toujours dans le Journal, on peut lire : « C’est en pleine ville qu’on écrit les plus belles pages sur la campagne. » Car sa campagne nivernaise, son village de Chitry-les-Mines où il a passé ses années d’enfance, il les a quittés, à cette date, depuis plus de dix ans, une première étape le menant au lycée de Nevers - où il étudie de 1875 à 1881 -, une seconde au lycée Charlemagne à Paris. Après avoir obtenu laborieusement ses deux baccalauréats, en 1882 et 1883, il entame sa carrière littéraire en collaborant à plusieurs petites revues et à différents journaux. Il semblerait que c’est entre 1884 et 1887 qu’il commence à écrire Les

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Pierre SCHNEIDER, Jules Renard par lui-même, Seuil, « Écrivains de toujours », 1956. 4 Jean-Paul SARTRE, « L’homme ligoté. Notes sur le Journal de Jules Renard » (La NRF, 1947), Situations I, Gallimard, « folio », 1984. 5 Cité par Jean-Yves TADIE, Le Récit poétique [1978], Gallimard, « Tel », 1994, p. 103.

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Jacques REDA, « Les Pommes de Jules Renard », La NRF, n° 397, 1er février 1986, p. 1-13. 7 Voir B. CURATOLO, « Le parler paysan dans Nos frères farouches », Jules Renard. Un œil clair pour notre temps - Actes du colloque des 26 et 27 mars 2010, « Les Amis de Jules Renard », hors-série, 2011, p. 163-173.


Cloportes, ce premier roman qu’il ne s’est jamais vraiment décidé à publier mais qui contient en germe bien des qualités que l’écrivain va affirmer au long de ses livres suivants8. Il y a là du « Poil de Carotte », comme il le disait lui-même du versant de son œuvre qui donnait du côté de Chitry, il y déjà Honorine, que l’on retrouve à l’heure de sa mort dans les « Nouvelles du pays », il y a ces personnages issus du monde de son enfance et qu’il a retrouvés à chacun de ses retours en Nivernais, il y a l’admirable observation des paysages et leur si juste restitution en quelques lignes, qui font penser à cet art évoqué par Jean Grenier : « Les Japonais ne commencent à dessiner une figure que lorsque, l’ayant longuement observée, ils peuvent la tracer d’un trait. Tout est donné d’un coup9 ». Et, au cœur de cette vérité, de cette apparente simplicité, il y a le silence, celui du chef de la famille Lérin, silence éloquent, si l’on peut dire, qui traduit la fâcherie, les vexations, les drames intimes, ce mutisme qui sera celui de M. Lepic et qui fut celui de M. Renard père, comme si le renoncement à l’existence verbale était une métaphore du suicide. Mais il y a aussi le silence de tous ces « pères », présents dès l’origine, le père Rollet, le père Collard, le père Fré, tous ces vieux paysans qui se taisent par économie et par sagesse ; le génie de Jules Renard aura été de tirer de ce silence, lourd de sens, des sentences gravées dans le granit : ce sont elles qui donnent à Philippe sa justesse littéraire, faite de profondeur et de pittoresque. Il y a enfin, dans Les Cloportes, une manière d’écrire qui préfigure, non seulement Poil de Carotte, mais également la plupart des textes recueillis dans Le Vigneron dans sa vigne. Léon Guichard évoquait naguère « la façon dont chez [Renard] l’expression serre l’idée par un style qui se dépouille de plus en plus, jusqu’à la nudité10 », ce style qui fera des Histoires naturelles une œuvre exceptionnelle, cette écriture que le Journal traduit en une 8

Voir B. CURATOLO, « Les Cloportes, le roman mal-aimé de Jules Renard », L’Esprit du lieu (Jacques Poirier éd.), Dijon : Le Texte et l’Édition (Université de Bourgogne), p. 121-136. 9 Jean GRENIER, Lexique, Gallimard, 1955, p. 44. 10 Léon GUICHARD, Jules Renard, Nizet, 1936, p. 385.

image éblouissante : « La neige sur l’eau : le silence sur le silence. » Dans ce vœu de dépouillement, plusieurs commentateurs ont voulu voir une parenté avec la technique des haïkaï japonais, ce qui nous ramène à la force de ce dessin où tout est dit en une ligne, ou une phrase. Mais, avant de la tracer, il faut longtemps s’y préparer, par un patient travail, ainsi que le paysan ne récolte le fruit de son labeur qu’après de longs efforts. Cette comparaison, c’est Jules Renard lui-même qui nous la suggère puisque, en intitulant son recueil Le Vigneron dans sa vigne, il établit un parallèle entre la peine de l’agriculteur et celle de l’écrivain, attaché à sa table comme l’autre l’est à sa terre. Aussi faut-il rappeler que le titre est annoncé, dans La Lanterne sourde, par le récit « Le Vieux dans sa vigne » ; en voici que quelques phrases : Il la pioche, la pioche tout le jour, toute l’année. […]

Il rentre à la maison si tard que sa femme est couchée. Quand il quitte le lit, elle dort toujours. Il ne la voit jamais ; il l’oublie. Il n’aime que sa vigne et, ma foi, c’est une bonne vigne, car malgré les gelées, la grêle qui tue, la pluie qui noie, l’insecte qui ronge, elle rapporte fidèlement au vieux des poires sauvages, de petites pêches aigres, des noisettes, des groseilles blanches ou rouges, et même quelques asperges.

Peut-on imaginer meilleure métaphore du métier d’artiste ? Car, on l’aura remarqué, le « gain » du vieux n’est pas celui que l’on attendrait. L’essentiel, pour Jules Renard, n’est ni dans l’étalement ni dans l’abondance, il tient dans ces petits fruits - ajoutons-y les pommes de Jacques Réda - plus délectables que d’opulentes grappes. C’est Diogène contre Alexandre et le style contre les idées. Revenons pour finir à Pierre Schneider, exprimant la quintessence de l’écriture renardienne par cette formule on ne peut plus juste : « En allant vers le silence des êtres et des choses de la nature, Renard a su un instant leur donner la parole11. »

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Op. cit., p. 186. Jules Renard, vu par Rouveyre

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Hugues LAROCHE chercheur associé au CIELAM (Université de Provence)

Jules Renard, le réel et son double Le moment où Jules Renard commence à écrire, vers la fin des années 1880, peut être compris comme une sorte de chant du cygne du réalisme. Un article nécrologique de 1907 consacré à Huysmans écrit ainsi de celui dont Renard occupera bientôt le fauteuil à l’Académie Goncourt : « On peut dire de lui que son réalisme était chez lui purement critique ; c’est le rêve qui construisait. » (Vers et Prose, tome IX). Il faut bien sûr entendre la première partie de la remarque au double sens du mot « critique ». Le réalisme porte, dès son origine, un regard critique sur la réalité qui aboutit, à cette époque, à une sorte de point de non retour, lequel débouche sur une crise : crise du réalisme dont l’œuvre de Renard témoigne, après et avec le Huysmans d’ A rebours, mais de façon plus complexe et moins spectaculaire. En effet, à la surenchère naturaliste caractérisée par son attirance de plus en plus démonstrative pour toutes les formes du répugnant (et à laquelle Huysmans avait abondamment participé !), Jules Renard répond par un projet à la fois plus modeste et moins scandaleux : il veut faire vrai et s’en tenir à cela, à l’expression la plus juste du vrai. Cette ambition s’exprime sous la forme d’une recherche de l’équilibre, de la justesse : « La vérité n’est pas toujours l’art. L’art n’est pas toujours la vérité, mais la vérité et l’art ont des points de contact : je les cherche 12. » C’est cette métaphore du contact entre le réel et sa retranscription littéraire qui revient constamment comme critère. L’écrivain qui perd le contact se perd lui-même en laissant libre cours à son imagination :

Nous, nous n’osons plus rien arranger. Nous comptons sur la vie pour compléter la vie; si elle ne se presse pas, nous attendons. Pour eux, elle n’était pas assez littéraire. Pour nous, elle est assez belle 13. D’où chez Renard le refus de l’imagination : « Ŕ Vous n’avez pas d’imagination. Ŕ Si ! Mais je refuse d’en avoir 14. » De ce refus, il s’ensuit que l’écrivain se distingue par la qualité de son regard, ses dons d’observateur : « Rien, que regarder la vie, et se contenter de ce qu’elle donne 15. » ou encore : « avant d’écrire il faut voir. Flâner, c’est travailler. Il faut apprendre à tout voir 16. » Le réalisme de Renard est donc d’abord une entreprise de rectification : Henri Bachelin parlera à son propos de « contre réalisme ». Il s’agit pour lui de débarrasser la littérature des clichés et des mensonges qui l’encombrent depuis des siècles et que même les naturalistes n’ont pas réussi à dissiper. La plupart des sujets littéraires traditionnels sont donc repris, mais dans un but critique : l’amour dans L’Ecornifleur, l’enfance et la famille dans Poil de Carotte, la campagne dans Nos frères farouches font tous l’objet d’une mise au point radicale, traquant et rectifiant les mensonges littéraires, que ce soit surtout l’idéalisation romantique (« Les romantiques, des gens qui n’ont jamais vu l’envers de rien. » Journal, 22 avril 1899, p. 526) ou les partis pris sordides des naturalistes. Cette démarche exigeante aboutit à un art poétique qui ne l’est pas moins. On ne se débarrasse des mensonges littéraires que par un travail de retranchement, de « réduction » dira

Les naturalistes, comme Maupassant, observaient un peu de vie et complétaient. L’imagination, l’art achevaient la chose vue.

12. Journal, 7 mai 1902, Bibliothèque de la Pléiade, p. 749.

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13. Ibid., 19 janvier 1908, p. 1155. 14. Ibid., 18 novembre 1905, p. 1010. 15. Ibid., 16 mai 1905, p. 972. 16. Ibid., 31 juillet 1889, p. 28.


Paulhan 17 : « Mon cerveau est gras de littérature et gonflé comme un foie d’oie 18 », écrit Renard et son parcours est l’histoire de cette recherche de la maigreur, de ce qui reste du réel une fois qu’on l’a délesté de ses graisses littéraires. Cela implique une forme propre dont Renard n’est pas loin de penser qu’elle est la seule possible dans la mesure où il n’y a qu’un point de contact entre le réel et le verbe. Il s’agit donc de trouver « la plus simple expression » 19, parce qu’elle seule est juste et cette exigence passe d’abord par le rejet du roman : Renard ne publiera qu’un roman L’Ecornifleur, au début de sa carrière littéraire, avant de renoncer non seulement à cette forme mais même quasiment à toute forme narrative de fiction. Poil de Carotte n’est plus qu’une suite d’épisodes discontinus et les textes suivants ne racontent presque plus d’histoires : ils se présentent sous la forme de notes, de bouts de conversations, liés à l’expérience personnelle de l’auteur. Plus de fiction, donc plus de mensonge : « C’est beau, un beau roman [...] mais la vérité seule donne le ravissement parfait 20. » Le premier tort du roman est en effet de narrer une histoire inventée, de mentir : « nous étions sur le point de ne plus nous entretenir que d’êtres fictifs 21. », écrit Renard dès 1891. A cela, on l’a vu, il n’est de remède que le vrai, qui implique une sorte de repli sur la vie de l’auteur : non pas que l’œuvre de Renard soit au sens strict autobiographique, mais s’il n’est pas lui-même le sujet de tous ses livres, il se présente souvent comme le témoin de ce qu’ils évoquent. Le deuxième tort du roman est d’être long. A tirer en longueur, on perd ce contact avec le vrai qui ne s’obtient que sur des objets limités. D’où chez Renard une obsession du court. Pour lui la plus simple expression est précisément ce contact du mot et de la chose qui passe par le dépouillement du style et qui permettrait d’atteindre la « sécheresse

idéale 22 » : « Ma phrase de demain : le sujet, le verbe et l’attribut 23. » ou encore « La forme doit revêtir le sens, sans le moindre pli ; à petite pensée, petite phrase 24. » Cependant, Renard s’aperçoit assez vite que cette quête du vrai risque de déboucher sur une impasse, à la fois stylistique et philosophique. Sur le plan stylistique, son idéal de « style blanc 25 » représente une menace qui pèse sur l’œuvre et pourrait la condamner à la banalité conçue comme une sorte de degré zéro de la littérature. C’est ce que Catulle Mendès voulait signaler en remarquant que Renard finirait par ne plus écrire que : « La poule pond 26. » Le sujet, le verbe : encore plus court que l’idéal de la « phrase de demain ». Mais qu’y a-t-il encore de littéraire dans une telle phrase ? Bien plus, cet idéal de style serré peut contraindre l’inspiration de l’auteur au point de le réduire au silence : « Je n’ai plus de joie à écrire. Je me suis fait un style trop difficile 27. », « Mon style m’étrangle 28. » Or ce processus auto-destructeur de l’écriture se trouve redoublé sur le plan thématique par le constat que le réel est naturellement fuyant : « Je me sens vide, de m’être rongé intérieurement jusqu’à 29 l’écorce ». L’exigence de vrai implique un travail d’écrivain centré sur son expérience personnelle, qui permet d’éviter le mensonge, mais au cours de ce travail Renard s’aperçoit qu’il risque de ne rien trouver : ainsi du côté du verbe comme du réel les points de contact se dérobent et l’idéal de simplicité se trouve précarisé. Toutefois, au cours de ses investigations, Renard découvre la nature foncièrement double du réel : avant de s’évaporer dans le silence comme dernier mot, il fait preuve d’une étonnante capacité à multiplier les apparences comme autant de figures en trompe l’œil, qui, pour être mensongères, n’en sont pas moins actives. Et c’est cette réalité de l’illusion que

17. « réduction à la seule, à la maigre, à l’amère vérité », « Jules Renard », Œuvres complètes, Cercle du Livre Précieux, 1969, t. 4, pp. 119-120. 18. Journal, 7 septembre 1895, p. 285. 19 « Réduire la vie à sa plus simple expression », Journal, novembre 1897, p. 437. 20. Journal, 3 septembre 1902, p. 780. 21. Ibid., p. 94-95.

22. Journal, 30 septembre 1897, p. 432. 23. Journal, 12 septembre 1890, p. 70. 24. Propos à Byvanck, Un Hollandais à Paris en 1891, Perrin, 1892. 25. Journal, 1 août 1890, p. 69. 26. Journal, 16 novembre 1895, p. 297. 27. Journal, 14 mai 1897, p. 408. 28. Journal, 12 janvier 1898, p. 460. 29. Ibid., 21 avril 1902, p. 744.

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Renard s’efforce aussi d’explorer pour en illustrer la positivité. Pour mettre en évidence cette duplicité du réel, il va s’intéresser à toutes les formes de comportement relevant de l’illusion ou de la superstition : Tiennette la folle, « l’homme-dinde » qui se jette du haut d’un arbre en pensant s’envoler parce qu’il s’est fixé aux coudes deux ailes de dinde ou encore Félix qui « joue à la lune, sur son bras gauche comme violon, avec son bras droit comme archet, un doux air de musique qui n’en finit pas 30. » Ce qu’illustrent ces comportements proches de la folie, c’est le rôle de l’imagination dans la perception du réel et de ce point de vue la confrontation de Renard avec ceux qu’il appelle ses « frères farouches », c’est-à-dire les paysans de son village, va particulièrement l’intéresser. On peut en effet vivre au même endroit, presque dans la même maison, sans vivre dans le même monde. La quête du réel qui passe par la précision de l’observation aboutit donc au constat de l’étrangeté du prochain. Le paysan se soigne avec des recettes ancestrales (Ragotte, «très malade», boit deux litres d’eau chaude pour se soigner 31) et ne croit pas plus à l’hygiène qu’au progrès social : Page prétend que le fumier n’a jamais fait de mal à personne 32 et Philippe trouve normal que les Colin aient nourri leurs bergers au pain sec (« Ils avaient raison [...]. C’est de cette manière-là qu’ils sont devenus riches 33. ») Renard tire donc de son contact avec ses frères farouches une sorte de constat de rupture : Philippe. Il ne faudrait pas, à la fin, s’attendrir. Il faudrait montrer que tout ce que j’ai pu dire, depuis douze ans, à cet homme, et rien, c’est la même chose, ou, plutôt, qu’il est capable d’une certaine affection, mais qu’il ne l’est d’aucune compréhension. Je le retrouve avec le même esprit de servitude, au point qu’il ne se révolte pas pour l’honneur de sa fille 34.

30. Bucoliques, O II, pp. 245-246. Les citations renvoient aux deux tomes des Oeuvres de Renard publiés chez Gallimard dans la Bibliothèque de la Pléiade et abrégés O I et O II. 31. Journal., 28 septembre 1903, p. 855. 32. Ibid., 11 septembre 1904, p. 916. 33. Bucoliques, O II, p. 195. 34. Journal, 27 mars 1908, p. 1170.

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Cette note du Journal est restée à usage privé. Elle n’en est pas moins révélatrice d’une étrangeté radicale que les textes littéraires reproduisent, même si c’est avec moins d’amertume. Philippe, « capable d’une certaine affection », se trouve rejeté bien loin de son maître et bien près des animaux familiers. Même en mettant cette remarque sur le compte d’un découragement passager, elle illustre une coupure de classe sociale que Renard souligne systématiquement en se mettant en scène comme représentant de la morale et de la norme. Cependant si le paysan est à ce point victime de ses préjugés qu’il n’a du réel qu’une perception routinière et superstitieuse, faut-il en conclure qu’il est un cas particulier, victime de son ignorance ? Sur cette question, l’attitude de Renard hésite entre un engagement politique, reposant sur la croyance au progrès par l’instruction, et la conscience que tout réel est fait d’illusion, et même que celle-ci est nécessaire à la jouissance du monde et notamment indissociable de toute recherche artistique : « Un poète, c’est un observateur qui recrée tout de suite 35. », écrit-il. Il faut sans doute entendre dans cette formule la nécessité de faire entrer du rêve dans la perception du réel. De fait ce « réaliste que gêne la réalité 36 » fait preuve dans son Journal d’un intérêt particulier pour toutes les formes de rêveries. Il constate par exemple : Au réveil d’un doux rêve, on voudrait se rendormir pour le continuer ; mais vainement on s’efforce d’en ressaisir les vagues traces, comme les plis de la robe d’une femme aimée disparaissant derrière une portière qu’on ne pourrait soulever 37. Cette expérience du rêve présente ici deux caractéristiques sur lesquelles Renard revient régulièrement : 1 le rêve propose une version double de la vie, une copie suffisamment réussie pour être trompeuse, 2 cette version est souvent plus satisfaisante que la vie elle-même. Dès la première page du Journal, Renard inverse donc les rapports du réel et du rêve :

35. Journal, 4 octobre 1909, p. 1252. 36. Journal, 13 juin 1897, p. 415. 37. Ibid., 31 octobre 1887, pp. 8-9.


Qui sait si chaque événement ne réalise pas un rêve qu’on a fait, qu’a fait un autre, dont on ne se souvient plus, ou qu’on n’a pas connu 38 ? Si la vie n’est autre que la réalisation d’un rêve, celui-ci devient donc la forme supérieure du réel. Renard y revient peu après : Parfois, tout, autour de moi, me semble si diffus, si tremblotant, si peu solide, que je m’imagine que ce monde-ci n’est que le mirage d’un monde à venir, sa projection. Il me semble que nous sommes encore loin de la forêt et que, bien que l’ombre des grands arbres déjà nous enveloppe, nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant de marcher sous leur feuillage 39. Le retournement est accompli : le réel est devenu mirage, fausse apparence, à l’image du merle noir dont Renard prétend qu’il n’est que l’ombre du merle réel, blanc 40. Le travail de mise au point réaliste s’en trouve singulièrement compliqué. D’abord parce qu’une fois de plus, le réel apparaît comme irréductiblement subjectif, toujours particulier, non généralisable; ensuite parce que l’expérience du rêve finit par désorienter la perception au point que le réel ne se distingue plus de ses reflets. À force de rêver plus qu’il ne vit 41 tout en considérant qu’alors il vit plus que s’il vivait, Renard ne sait plus où il en est : « Je ne vis plus réellement. Je me fais l’effet d’un reflet d’homme dans l’eau 42. » Cependant, malgré le danger qu’il représente, Renard ne renonce pas au rêve. Il lui semble au contraire tenir là un principe essentiel du poétique, tel qu’il le laisse entendre dans ce titre, « Contes pour laisser rêveur », recueil de nouvelles où le rêve au sens strict ne joue aucun rôle mais qui développe, comme ailleurs, une poétique de l’illusion qui répondrait à ce

38. Ibid.¸ 1887, p. 1. 39. Ibid., 14 novembre 1887, p. 12. 40. « Le merle blanc existe mais il est si blanc qu’on ne le voit pas, et le merle noir n’est que son ombre. » (Journal, 11 août 1900, p. 597) 41. Ibid. , 26 février 1906, p. 1037: « Mon passé, c’est les trois-quarts de mon présent. Je rêve plus que je ne vis, et je rêve en arrière. » 42. Ibid., 11 mai 1906, p. 1052.

principe : « La vérité créatrice d’illusions, c’est la seule que j’aime 43. » De fait bon nombre de textes de Renard sont centrés sur la relation d’une illusion, qu’il s’agisse de simples illusions d’optique ou d’illusions intellectuelles au fonctionnement plus complexe. Dans tous les cas le désir de mettre les choses au point, de rétablir la vérité se trouve doublé par le plaisir octroyé par l’illusion. Ainsi dans « La Prune » : Bonne-Amie aperçoit sur l’arbre un joli fruit mûr qui ne se décide pas à tomber. Il suffit qu’elle lui sourie et ouvre la bouche pour que la prune y tombe : Et Bonne-Amie, qui ne doute de rien, me dit, sans paraître étonnée, la bouche pleine : « Tu vois, elle a chédé à mon cheul désir. » Mais aussitôt punie que coupable du péché d’orgueil, elle rejette la prune. Il y a un ver dedans 44. Que le réel soit dans le fruit à la façon du ver et vienne gâcher la fête, n’empêche pas ce moment de plénitude où imaginaire et réalité semblent coïncider dans une sorte d’unité magique. C’est aussi pour ces moments-là que Renard écrit, pour en transmettre l’impression, qui est pour lui de l’ordre de la beauté. Par exemple, ces effets de lune : L’étang, le bois, le village ne pèsent rien et ne tiennent plus à la terre, car la lune éclatante nous attire, là-haut, sans effort. De ses rayons, les uns s’attachent aux pointes successives du paysage et l’enlèvent ; les autres se nouent comme des fils à nos yeux, et nous montons vers elle, pendus, aériens. Je tremble qu’un chien ne jappe, qu’un coq ne se réveille, qu’une de nos deux ombres ne bouge 45. On le voit à l’inquiétude du narrateur, ces moments sont d’autant plus précieux qu’ils sont précaires. Cette illusion de communion avec le monde ne dure pas mais la satisfaction qu’elle apporte justifie la considération que 43. Journal, 9 juin 1908, p. 1181. 44. Coquecigrues, O I, p. 510. 45. « Effets de lune », Bucoliques, O II, p. 246.

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Renard lui accorde malgré son caractère trompeur. En effet, si le retour au réel dissipe l’erreur, il n’anéantit pas pour autant l’impression éprouvée, n’a pas d’action rétroactive sur le plaisir : il reste donc de l’illusion ce sentiment, ce réel vraiment vécu à partir d’une erreur. C’est un peu de la même façon que Renard envisage la question de l’image. S’il s’est voulu « chasseur d’images 46 », c’est malgré tout avec le sentiment que celle-ci marque un détour par rapport à « la plus simple expression », perd contact avec le réel : « [...] j’aime moins l’image que par le passé. Elle ajoute ou retranche à la vérité, que je préfère toute nue : le sujet, le verbe, et l’attribut 47. » Mais en même temps cette célébration du « style blanc » s’accompagne, on l’a déjà vu, de la conscience de ses risques alors qu’à l’inverse si l’image éloigne de la vérité, c’est peut-être pour mieux y conduire. De là ces réflexions dans le Journal : « Je pourrais recommencer tous mes livres en desserrant 48. », « Le style lâche, c’est le charme 49. » L’idéal stylistique de Renard est donc contradictoire : il a rêvé d’atteindre une transparence absolue par le dépouillement mais a constamment ressenti l’appel de l’image comme une invitation à quelque chose d’essentiel, une sorte de trou noir du poétique comme si atteindre le réel, c’était finalement s’y perdre : réalisme critique, disions-nous au début de cette présentation, et que le rêve construit.

irrémédiable qui sépare les êtres les plus proches en les enfermant dans leur propre perception du réel. A l’inverse, il reconnaît dans le lointain comme une sorte de fraternité qui le conduit non seulement à regarder les animaux comme des hommes, ce qui donnera une bonne partie des Histoires naturelles, mais même à rêver de se faire adopter par une famille d’arbres : Je sens qu’ils doivent être ma vraie famille. J’oublierai vite l’autre. Ces arbres m’adopteront peu à peu, et pour le mériter j’apprends ce qu’il faut savoir : Je sais déjà regarder les nuages qui passent. Je sais aussi rester en place. Et je sais presque me taire 51. Si la dendromanie de Renard débouche ici sur le silence, il ne s’agit pas d’un silence négatif, signe de stérilité. Au contraire le silence cette fois est le constat d’une rencontre. Ecrire pour « presque [se] taire », c’est signifier un accord entre le monde et l’écrivain, le vrai et l’illusion de la présence, qu’il s’agisse de celle de l’arbre, ou de la lune (cf « Effets de lune ») ou de tout autre sujet : « Est-il possible de vivre avec une plus grande plénitude que sur cette route de Germenay 52 ? » Alors, le réel est son double.

Du coup l’univers de l’œuvre oscille constamment entre le constat de l’étrangeté du proche et celui d’une familiarité du lointain. Qu’il s’agisse de ses domestiques ou de sa propre famille (sa mère évidemment mais aussi son fils 50), Renard bute sur cet éloignement 46. Histoires naturelles, O II, p. 94. 47. Journal, 2 décembre 1901, p. 707. 48. Ibid., 1 janvier 1909, p. 1219. 49. Ibid., 10 décembre 1909, p. 1259. 50. Cf 6 novembre 1901 : « C’est peut-être la leçon suprême de Poil de Carotte, sa dernière épreuve. Il essaiera, pour élever ses enfants, de faire le contraire des Lepic, et ça ne lui servira de rien : ses enfants seront aussi malheureux qu’il l’a été. » (p. 700) ou encore, 5 décembre 1906 : « Il faut que je me résigne à aimer mon fils par esprit de famille, car il a un cerveau d’étranger. Non seulement il n’est pas artiste, mais il travaille Ŕ et trop Ŕ pour des raisons que je ne devine pas. » (p. 1092)

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51. O II, p. 163. 52. Journal, 4 septembre 1902, p. 781.


Annick PAPARELLA-CULLARD

Lire Jules Renard à haute voix

Notre atelier de lecture à haute voix, qui fonctionne à Varzy, dans la Nièvre, avait choisi, en 2010, de travailler sur des textes de Jules Renard. L’occasion en était la célébration du centenaire de la mort de celui-ci. La raison immédiate fut que Jules Renard ayant vécu son enfance dans la Nièvre, y est revenu passer une grande partie de son temps à l’âge adulte. Il y a écrit ce qu’il considérait lui-même comme ce qu’il avait « fait de mieux ». Il était bien tentant de nous essayer aux échos nivernais de son œuvre, très mal connus du public car peu édités mais particulièrement vivants, encore aujourd’hui et d’une acuité admirable. Plus profondément, lire Jules Renard et le faire à haute voix est un hommage rendu à la qualité de son écriture. En effet, si la lecture dite « silencieuse » peut être indulgente au texte, en se laissant porter par lui, parfois en le survolant, la lecture à haute voix convoque l’auditeur et ne pardonne ni biais, ni flottement, ni imperfection. Un texte faible n’y résiste pas. Mais ce faisant, il y avait là un enjeu d’importance car il ne s’agissait pas de mutiler un beau texte, en le rudoyant indiscrètement par des interprétations sauvages ou inadéquates, trahissant son auteur. Qu’est-ce que la lecture à haute voix ? Trop souvent, on veut croire qu’au-delà de la lecture syllabique concédée aux apprentis, rendre compte de la succession des mots et des phrases dans leur prononciation correcte, suffirait a priori pour en faire apparaître toute la signification. Même, la conception usuelle des pratiques modernes de lecture vise à proposer comme un idéal à ses apprentis, les enfants par exemple, une lecture « des yeux », détachée de tout ânonnement Ŕ le mot en dit long Ŕ et de syllabation, une lecture purement intellectuelle donc, d’où le corps serait

idéalement absent. L’oralisation ne serait plus, dans cet esprit, qu’un pis-aller, dont la lecture, dite « rapide » constitue l’opposé. Certes, le dépouillement d’un document écrit trouve son compte dans cette appréhension purement cérébrale du texte, qui réclame avant tout concentration et mise en œuvre de facultés d’analyse et de synthèse. Elle convoque du reste, pour le texte luimême, les qualités d’exposition et d’organisation logique de la pensée, dont la compréhension constitue d’ailleurs un plaisir en soi. Elle assure, aussi, bien entendu, la fluidité de la lecture. Cependant, si l’on explore le champ des productions dites « littéraires » on voit que l’on se trouve dans une problématique tout autre. En effet, la pensée quand elle veut s’exprimer ; n’emprunte pas nécessairement ni ouvertement des cheminements logiques. Elle en trouve d’autres, plus obliques, de ceux qui participent sans doute de « l’esprit de finesse », pour reprendre la formule de Pascal. Place est faite à l’expression de la sensibilité, de l’émotion, du sentiment qui gouvernent l’énonciation. Plus encore, le langage luimême, dans sa chair même, par sa consistance et sa musique, qui passent par le corps, participe de la production du sens... ceux qu’on appelle les « grands textes », qui résistent au temps, sont ceux dont le langage Ŕ c’est à dire ce qui a permis de donner forme à ce qui voulait être dit est demeuré convaincant pour la bouche et pour l’oreille, conférant clarté de la conception et invite à la mémoire. La lecture à haute voix fournit l’occasion de prendre en charge les données de la matière textuelle et de relever de son encre, si l’on peut dire, la parole écrite. On pourrait comparer cette pratique à la musique de chambre : la voix Ŕ parfois les voix Ŕ est l’ instrument qui permet de revisiter le mouvement de la plume, énergie à l’état naissant, éclosion qui a laissé cette trace-là, qui constitue le texte. Car il ne 49


s’agit pas de lui faire dire ce que l’on croit qu’il dit mais de le lui laisser dire et de laisser s’épanouir les irisations du sens, comme il arrive à celui qui soufflerait dans un fétu de paille : la bulle se déploie, puis se détache d’autant plus richement que le souffle est plus modulé et plus attentif. Une telle attitude évite l’écueil qui consiste à parasiter le texte d’une interprétation qui l’oblitère et qui, pour l’auditeur, constitue un écran indésirable. C’est la même injonction qui est faite à l’instrumentiste en musique. D’abord le texte, tout le texte, rien que le texte. Un autre écueil consisterait à oublier la mince mais tangible cloison qui sépare la lecture à haute voix du théâtre : la lecture, si elle s’incarne par la voix, ne propose ni gestuelle, ni mise en espace, ni supports plastiques tels que décors, costumes, « personnages », sauf d’une manière très limitée, par la suggestion. A ce titre, l’imaginaire qu’elle convoque reste très intime, voire secret et ne se soumet pas aux propositions d’un metteur en scène. L’auditeur reste toujours libre de ses propres images. L’art du lecteur consiste alors à solliciter l’attention suspendue de l’auditeur, sans l’interrompre, par une pratique qui ne tient qu’au filet de la voix et qu’on pourra trouver quelque peu funambulesque. Lire un texte, c’est donc le décliner dans tous ses linéaments, en le respectant Ŕ une conduite amoureuse en somme Ŕ c’est aussi le prendre en charge pour l’appeler à l’attention d’autrui qu’il importe de captiver. Cela suppose plusieurs attitudes à mettre en œuvre. Celle qui relève du sens, tout d’abord, ce qu’on peut appeler d’un terme plus technique la dénotation, ou si l’on veut le contenu. Une autre consiste à jouer de la matière sonore et intéresse la prononciation, c’est-à-dire ce qui porte en avant le son : rythme et mélodies conjugués. Une autre encore s’intéresse à l’énonciation. Qui parle ? A quoi tient cette urgence, cette nécessité qui prend souffle, appelle les mots, les pose et exprime Ŕ fait sortir Ŕ ce qui veut être dit. La situation de langage forme le décor, induit le point de vue, en partie fantasmés, qu’il nous faut restituer par la voix, et qui constitue le

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terreau de la parole, une manière de sous-texte qui assure l’émergence de ce qui est formulé. Le labyrinthe des sens, intuitivement perçu s’inscrit aussi dans les nuances du son, et appelle l’écoute. Ce sont ces différentes instances qui, lorsqu’elles sont bien reconnues dans notre travail de lecteur, donnent son épaisseur à la texture sonore dont il est question et révèlent la richesse d’un texte, tout son « sens ». Ce sont elles qui font apparaître parfois, à un auteur même, ce qu’il ne savait pas toujours qu’il avait dit, comme par un effet de miroir, bien loin de « lui faire dire » ce à quoi il n’avait pas pensé. Ce serait un idéal de lecteur que cette émergence conjointe à la source des mots ! Jules Renard n’est plus là pour nous guider mais il a laissé de si belles traces qu’il nous incite à le découvrir. Le texte, rendu à la postérité, s’est comme assoupi, tout vif de ses émotions par une démarche qui tient de l’archéologie. On prendra quelques exemples des aventures de cette prospection, à partir du travail que nous avons fait en 2010 : « Jules Renard, chasseur d’images en Nivernais ». Les sujets choisis pas Jules Renard mettent en scène,ici, les plus humbles, dans leurs pratiques, leurs gestes, leurs paroles les plus quotidiens. Il souhaite les saisir au plus juste, dans leur vérité première et aiguise son regard à les distinguer. C’est ainsi qu’il dit de Ragotte : « Il faut longtemps la regarder pour la voir » donnant au verbe « voir » sa densité sémantique maximum, où la plénitude du sens découvre un être original, particulier, détaché de la nature des choses. Cette séquence, très sobre, aussi « naturelle » que l’est Ragotte, requiert pourtant toute notre attention : il s’agit de conserver la transparence des mots et le relief d’une figure qui frôle le rien, en posant avec justesse chaque mot dans sa rythmique et sa modulation : précaution, prudence et surprise de la découverte qui aboutit à « voir ». Le propos de Jules Renard est, largement, de saisir des instants de vie, des parcelles de ce qui, habituellement, ne trouve place ni dans le regard, ni dans les mots et, par ces prélèvements, d’instaurer un sens à ce qui n’en avait pas.


Les sujets d’intérêt peuvent paraître très minces et doivent se plier à la fragmentation d’une perception éparpillée dans le cours des choses. C’est ce découpage original qui fait sens et dont il nous revient de restituer la pertinence. Les êtres frustres qu’il met en scène sont presque sans langage et leur vie semble ne tenir qu’à quelques gestes répétitifs : le laconisme du casseur de pierres, pourtant serviable, qui ne répond pas quand on l’interroge, la soirée vide et solitaire du cantonnier retraité, rongé par le mal qui l’occupe Ŕ« il fait cuire des crachats »l’horizon borné du vieux vigneron amoureux de sa vigne presque stérile, la paysanne qui « rentre » sa vache, les amours immobiles et pudiques de deux jouvenceaux. La dramatisation éventuelle porte sur des querelles en apparence vétilleuses : fausse brouille de village, frictions domestiques ; et si le tragique s’en mêle, il est évacué dans le quotidien : on cohabite allègrement avec la maladie, la tuberculose avancée chez les Bonnard, par exemple, ou la vieille Honorine qui s’absente dans la mort. Nul jugement, nulle appréciation éthique des situations qui clôtureraient la séquence et souligneraient l’unité narrative. La voix ne peut qu’être celle du constat, dans sa plus grande neutralité, voire dans sa sécheresse, mais avec la part d’émotion muette de celui qui surprend du vivant, là où on ne l’attendait pas. La technique du fragment comme parti littéraire, contribue à la dispersion apparente. Les notations sont brèves, sans lien entre elles, tout juste des moments suspendus, sans temporalité, ni attente, et comptent fort peu de séquences conclusives : des structures ouvertes qui appellent la méditation - ou le quant-à-soi Ŕ mais ne se permettent même pas le point de suspension. Ainsi de la saynète auprès du puits, intitulée « le verre d’eau » où le Parisien Ŕ et narrateur Ŕ par politesse ou amitié, avale à contrecœur une eau qu’il estime douteuse. Ou encore des implications redoutables de la contagion sur l’entourage des Bonnard, et en particulier sur les nourrissons pensionnaires, sans autre commentaire qu’un fataliste : « Vous voyez ».

Il serait évidemment faux d’introduire par ce qu’il convient d’appeler le ton une quelconque émotion dans de telles séquences, ou même un étirement du son, en fin de phrase, comme invite à la réflexion. Le silence, le blanc du son, supplée au pathos et ponctue la communication dans sa maigreur. La juxtaposition des séquences sans autre lien que la vérité des faits se prête d’autant mieux à la lecture à haute voix qu’elle autorise à prendre souffle et à exploiter la variété des tons et des formes au profit du miroitement du réel. Le fil narratif s’efface au profit de l’à propos, proche de la conversation avec soi-même. C’est aussi dire que si le texte est mosaïque, c’est la couleur et la richesse de la matière qui lui donnent sa densité. Les sons y prennent une juste part. Lorsque les « propriétaires » s’avancent, il nous est permis grâce au roulement redoublé des (p) et des (r) puis de la dentale (t) ouverte vers la voyelle d’arrière (è) de voir s’avancer, se rengorgeant, la vanité plastronnante, bientôt déconfite Ŕ et sans devoir forcer la voix, mais en jouissant par la bouche, de la substance sonore. Ecoutez également « le vieux dans sa vigne ». Sa ténacité et son souple acharnement de vieux cep sont déjà contenus dans la clôture sonore du titre. La suite est mimétique : « Il la pioche, la pioche, tout le jour, toute l’année ». On voit l’élan qui élève l’outil au-dessus de la tête (illa), et le fer, vite abaissé, cogne la terre à coups redoublés et prolongés dans le temps par les dentales : « tout le jour, toute l’année ». On pourrait, bien entendu, multiplier les exemples. Dans la cuisine, la « bouillotte bavarde » en ébullition continue, relayée par un effet de bouche. Le sabotier à la vie désespérément rabougrie suce un « crayon nain » dont les nasales redoublent l’aspect rechigné. « La porte du coin rongé par les souris » est le siège d’un grignotement que le son accompagne, dans la musique verbale, en une séquence d’autant plus savante qu’elle use de la simplicité même, comme ce qui va de soi. Le dessin sonore de la phrase saisi au plus juste par la précision de l’articulation, la justesse vocalique, la mesure exacte du rythme assure la cohérence et scelle l’image, sans qu’il y paraisse.

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L’utilisation des sons ne cherche pas seulement les harmonies imitatives. Lorsque le vieux cantonnier, devant l’âtre « jusqu’à l’heure du coucher, fait cuire des crachats » , l’évocation sonore porte sans doute sur la rythmique du geste mais suggère encore davantage une sorte de colère redoublée à l’adresse de la fatalité dont on ne sait au juste qui l’endosse, du vieux ou de son témoin. C’est cette résignation morne et tenace que la tenue et l’orchestration consonantique peuvent suggérer. Comme on peut l’apercevoir, la nature des sons prend toute sa valeur en fonction de leur répartition dans la phrase. Celle-ci est aussi commandée par une rythmique raffinée avec une économie de moyens remarquable. Ainsi, on évoque la peur du petit Joseph qui va chercher les bœufs au pâturage très tôt de nuit : « La nuit est noire et le pré loin ». La tournure adverbiale pour qualifier le pré, ou si l’on veut, l’élision de la liaison verbale attendue « le pré est loin » peut déconcerter. Elle impose oralement, pour la clarté, une coupure après « le pré », ajoutant à la distance physique le poids d’un jugement qui endosse l’épreuve que l’enfant doit vaillamment supporter, sommeil et angoisse mêlés Ŕ« la nuit est noire » - par un redoublement de difficultés : « le pré / loin ». Retrouvons « Le vieux dans sa vigne » : « Entre les ceps, il courbe son dos vêtu de poils roux que grille encore le soleil ». L’homme, rapetissé à la taille des échalas, qui « met son nez dans l’aisselle de chaque feuille » est dans un corps à corps charnel avec sa vigne. La première partie de la phrase « entre les ceps » se caractérise verbalement par un registre d’ouverture très limité : on parle entre ses dents. L’homme est comme tapi. Au contraire, la séquence suivante impose un parcours vocalique beaucoup plus étendu ; i,ou,on,o,ê,u,a,ou : « il courbe son dos / vêtu de poils roux ». Deux groupes symétriques suggère l’image dynamique, amorcée par le verbe courbe, du corps en mouvement, d’une animalité voluptueuse. A la fin de la phrase, on s’ouvre à la lumière : la dimension sensuelle est relayée par le (i) de grille, normalement accentué puis par les o de la fin de la séquence.

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Cette décomposition des sons, qu’on pourra trouver très technique, permet une prise de conscience du travail de la bouche qui accompagne et soutient le développement des images. Il s’affine et se modèle au fur et à mesure du travail sur le texte, qui se prête à des expérimentations diverses : nous mâchons les mots et les morceaux de phrase jusqu’à trouver le juste équilibre et faire « sonner » le texte, que nous découvrons, ce faisant. Les changements de rythme participent également de la puissance évocatoire. Ainsi de Ragotte, en laveuse. Au départ, elle est alerte. Séquence en trois temps, équilibrés, de longueurs comparables : « Elle s’adapte si bien à sa brouette qu’elles iraient toutes deux à la promenade, s’il arrivait à Ragotte de se promener ». Les deux premières séquences, descriptives, sont enchaînées avec élan, la troisième est un commentaire célébrant le sérieux du travail, écho du discours de Ragotte, qui a sans doute le sens de son devoir. Le rythme est tout différent à la fin de la journée : Ragotte, harassée, peine sur le chemin du retour. « Ragotte est tellement lasse, des fois, quand elle revient de la rivière, qu’elle a l’air d’être ramenée par la brouette ». les séquences, d’abord irrégulières, hoquetantes, miment l’effort rendu désordonné par la fatigue mais le rythme unifié de la dernière séquence évoque l’entraînement accéléré d’un corps exténué, précipité comme malgré lui, en une silhouette tragi-comique. Au contraire, la mort d’Honorine nous amène progressivement à l’immobilité. L’extinction de sa vie est suggérée par une succession de séquences régulières, comme un battement d’horloge, désertées par l’élan vital. « Des gens du village / poussèrent la porte / et ramassèrent par terre / la vieille Honorine / tombée sur le nez / et morte toute seule // sans prévenir. » La dernière séquence, raccourcie, tranche le fil. Jules Renard nous propose de véritables poèmes en prose dont les agencements rythmiques et mélodiques propose tous les jeux de nuance à l’oralisation. Toutefois, ce n’est pas la virtuosité de l’art que Jules Renard recherche. Il la


gommerait plutôt. Il veut justesse et exactitude. Dans une lettre à son jeune fils, il le félicite en lui disant « Tu dis, à présent, ce que tu veux dire. » C’est que l’écran de l’habillage littéraire lui paraît redoutable et

Ragotte, illustré par Malo Renault - 1909

vain. S’il travaille la cohérence et la consistance de ce matériau que constitue le langage, c’est pour tenter d’effacer sa présence, au service du vif de l’émotion, pour capter au plus juste le surgissement de la parole, et des figures. C’est pourquoi il ne se prive pas d’utiliser les mots et les façons de parler de ceux qu’il observe, sans recherche de pittoresque mais par souci de vérité. Ragotte utilise une « rouette » pour aller chercher sa vache, terme local qui désigne une branche souple. Elle voudrait que Philippe « jaguille » sa mauvaise dent pour la soulager. Elle avoue n’être pas « bicheuse », c’est-à-dire ne pas donner assez de baisers. Elle réplique vivement à sa fille, peu coopérante, « Tu repriserais toujours mieux que moi ! » et pour se résigner à sa frustration à cause du manque de tendresse de celle-ci « que voulez-vous, c’est ma viande ! ». Nombre de ces termes sont encore en usage de nos jours et l’auditoire actuel est souvent saisi par la vérité de ces réparties qui font lever les souvenirs. Les dialogues, eux aussi, taillés dans le vif, mettent souvent face à face observateur et

observé : l’application de l’observateur, ses étonnements, ses perplexités, ses méprises suggèrent une distance qui donne relief au croquis. Par un retour sur soi, l’observateur ne manque pas du reste de se montrer parfois pris au piège de ses propres automatismes mentaux et de se tourner en ridicule Ŕ pour avoir, par exemple, cru au culte de Victor Hugo, chez les pauvres gens juste soucieux de boucher « le trou du tuyau du poêle ». Mais les mêmes automatismes, dont le repérage peut inciter à la prudence du jugement, sont durement interrogés devant le spectacle de la misère qui va de la plus extrême frugalité, de la maison qui tombe en ruines, au commerce des corps comme chez les Mignebœuf, en mal d’une grossesse à monnayer. La variabilité des points de vue et des tons, marquée par l’humour, l’ironie, la compassion, et peut-être l’indignation, même si elle est parfaitement contenue par le respect des êtres, donne vie à la parole. La restitution, au discours direct, des conversations, par la juxtaposition des réparties, leur brusquerie, leurs réticences, leurs coq-à-l’âne, contribue à suggérer la lourdeur des problématiques qui travaillent le monde paysan que Jules Renard regarde avec une commisération aussi intense que discrète. Car, pour mieux voir, Jules Renard interroge. Tantôt questionnement incisif, tantôt discipline du constat, enregistrement de données arrêtées par la logique des mœurs. Ainsi, dans « La louée », nous apprenons, en écho à la voix des paysans, que « le petit Joseph n’ira plus à l’école, parce qu’il en sait assez long ». Il va, fièrement, participer à la louée. « Il ne dit pas deux prix ». « Il se serait loué vingt fois pour une ». L’enfant et la famille s’honorent de son succès. L’observateur est muet. De la même façon, « L’escalier » évoque les arrangements de

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cohabitation, un peu problématiques, pris par deux villageoises. Le village entier évalue contradictoirement leurs chances de réussite. « Les deux femmes, du même âge, vivraient tranquilles, séparées l’une de l’autre ou l’une chez l’autre, comme elles voudraient, à leur goût ». Il appartient à l’oralisation d’introduire la ou les voix manquantes et d’en restituer l’orchestration.

Le sourire ou le rire ne sont jamais loin, affleurent le texte ou le sous-tendent : texte réjouissant comme la vie, même lorsqu’il évoque la douleur. Nous avons aimé travailler avec Jules Renard. Son écriture est pourvue d’une matière sonore d’une grande richesse. Elle se prête, par sa force musicale et rythmique à une mise en jeu vocale tout en nuances. Couleurs et vivacité se prêtent particulièrement à suggérer des plans et des voix qui lui donnent relief. L’émotion n’y est jamais absente. Elle irrigue des échanges où le laconisme, par ses surenchères, tient lieu d’emphase. C’est un bonheur pour la voix que de s’inscrire dans les silences et de goûter la succulence des mots. En outre, le texte de Jules Renard est toujours ouvert, comme inachevé, dans sa perfection même. Il attise le désir de la découverte, du commerce indéfiniment prolongé, pour d’autres récoltes, comme on butinerait. La récompense de la lecture à haute voix est le sentiment d’ouvrir cet appétit et de susciter des prolongements vers des lectures silencieuses, plus développées, plus intimes peut-être, mais nourries de la mémoire musicale des mots.

Poil de Carotte, par Poulbot ( Edition Flammarion de 1907.

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Stéphane GOUGELMANN Maître de conférences à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne Vice-président de l’Association des Amis de Jules Renard.

Jules Renard, l’aimé mal-aimé

Jules Renard appellerait cela la guigne ou le guignon. C’est une sorte d’effet Poil de Carotte, atténué mais bien réel. Son œuvre souffre, en effet, d’une forme de désamour auprès de certains cercles lettrés, disons auprès de l’Université. Non que tous les universitaires la dédaignent, mais ils s’en servent souvent, trop souvent, comme simple appui pour élucider tel fait d’histoire littéraire ou telle question d’esthétique par exemple, rarement comme objet d’étude en soi, suffisamment digne d’intérêt pour susciter les monographies. Qu’on en juge par le nombre d’articles dans les revues cotées Ŕ celles dûment reconnues comme lieu d’expression savante Ŕ, le nombre de thèses soutenues, le nombre d’essais publiés : ce n’est pas Waterloo morne plaine, mais presque. La dernière grande thèse publiée remonte à la fin des années 70 ! On constate même que, dans un ouvrage sur le journal intime paru aux respectables Presses Universitaires de France et constamment republié, manuel qui constitue une référence auprès des étudiants en France, le nom de notre diariste n’est pas même une fois cité. Certes, les auteurs du tournant du siècle ne font pas tous l’actualité de la recherche, mais d’autres pas moins mineurs, ont le vent en poupe : Jean Lorrain, Rachilde, Henri de Régnier, Remy de Gourmont, Marcel Schwob… Il arrive, il est vrai, que le Journal de Jules Renard, parce qu’il fournit un précieux témoignage sur la vie intellectuelle fin de siècle, soit réquisitionné pour la compréhension de l’époque. Cependant, même comme source historiographique, le corpus renardien paraît sous-exploité : ainsi, les « chroniquettes », dans lesquelles Renard attaque certains hommes de lettres antidreyfusards ne

sont pas évoquées dans les ouvrages sur l’Affaire Dreyfus que nous avons consultés. Le soutien à Zola n’est pas non plus connu de tous les spécialistes de Zola. Il est vrai que l’éditeur du Journal dans la collection « Bouquins » affirme sans sourciller, en introduction, que le diariste est antisémite et antidreyfusard ! Contre-sens fâcheux (et incompréhensible) qui n’incite guère à débusquer plus avant les passages où la cause dreyfusiste est défendue, sans conteste. Pourquoi, donc, cette désinvolture, ce désintérêt d’une certaine partie de la société savante ? Sans doute, d’abord, à cause d’une réminiscence scolaire. Renard a, de son vivant même, été récupéré par l’école primaire. La simplicité lexicale et syntaxique de son verbe a fait la joie des donneurs de dictée (peut-être la fait-elle encore, mais je ne suis plus sûr qu’on fasse faire aujourd’hui beaucoup de dictées). Plusieurs générations ont appris à lire et à écrire dans les Histoires naturelles et dans Poil de Carotte. Du coup, l’écrivain a été, d’une part, résumé à ces deux œuvres, d’autre part, estampillé Troisième République, rangé parmi ces écrivains qui fleurent bon la France mère patrie, la France des terroirs, au style vernis et à la langue immaculée. Ainsi Renard ne rappellerait-il pas trop, à certains, les anciennes salles de classe, l’odeur de craie et les blouses grises ? Jules Renard n’a pas fait mai 68. C’est sans doute l’un de ses torts. Or les plaisants bibelots des Histoires naturelles (tout au moins, les premières, rédigées en 1894) ont occulté la force et l’âpreté d’autres œuvres, qu’on ne lit pas à l’école : L’Écornifleur, Nos frères farouches, Ragotte, Le Vigneron dans sa vigne, etc. Pire, en faisant accroire que Poil de Carotte est un livre

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destiné aux préadolescents, le véritable sujet du livre a été amoindri : le mal, la cruauté. Car le récit d’enfance procède d’une enquête sur les sources de la perversité humaine, adulte comme enfantine, telle qu’elle s’exerce et se développe dans son biotope habituel : la cellule familiale. Mais les souvenirs ont la peau dure, même chez certains universitaires qui n’en démordent pas : Renard serait un auteur lustré, académique, révolu, un auteur pour école communale comme, plus tard, Camus fut tenu pour un philosophe des classes de terminale. La seconde méprise n’est pas scolaire, elle est sociale. Renard s’est attiré quelques succès de salon par son esprit caustique, ses traits brillants mais méchants. Quand fut publié le Journal à la fin des années 20, le public a découvert une mine d’apophtegmes bien sonnés, élaborés pour soimême, comme autant d’exercices d’échauffement. Les éditeurs ont très vite senti le parti qu’ils pouvaient tirer de tous ces bons mots. Ont fait florès, sur les étals des libraires, des Renardiana et autre recueils de maximes prélevées dans les carnets intimes, qui ont fini par former une sorte de compendium de la rosserie fin de siècle, la quintessence d’un esprit très français et très daté. Encore aujourd’hui, Jules Renard est souvent perçu comme celui qui a toujours le petit mot pour rire, le sarcasme piquant, taillé au diamant. Du coup, il possède son rond de serviette dans toutes les émissions radiophoniques et télévisées où l’on joue aux devinettes : qui a dit « Fier d’avoir remarqué que, quand une femme pète, tout de suite après elle tousse » ? Jules Renard bien sûr. Il serait donc un drôle, un bon gaulois, en d’autres termes, un écrivain bête. Bête parce qu’il véhicule des clichés, en particulier misogynes. À ce titre, il y aurait quelque chose d’irréductiblement réactionnaire chez lui, de conservateur, d’antimoderne. Or cette notoriété populaire, d’une part, déplaît aux belles âmes peu versées dans les distractions prolétaires et dédaigneuse de la verve franchouillarde, d’autre part et surtout, ne rend pas du tout justice de la vraie qualité du style et de l’esprit profond de Jules Renard. Car Renard ne concevait pas ses sentences comme partie intégrante de son œuvre ni même de sa pensée : la rosserie est une forme de socialité, une façon de s’adapter à la comédie creuse que se jouent entre eux les hommes, mais

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pas une forme de sagesse et pas un genre littéraire. D’ailleurs, l’œuvre publiée contient bien peu de ces formules acides. Non pas qu’elle soit exempte d’un regard lucide et sans concession, mais la corrosion s’exerce au moyen d’un autre ton, plus subtil et plus personnel, loin des clichés justement, et que Renard nommait l’humour. L’humour possède une grandeur que n’a pas la rosserie. Il se tient sur un point d’équilibre entre le rire et les larmes, la volonté de survivre et la conscience aiguë du tragique. L’humour est une philosophie, un mode d’être à soi, aux autres, au monde. La rosserie n’est qu’une forme stylisée des pulsions agressives, là même où, chez Renard, l’humour est l’expression d’un difficile humanisme. Il suffit de lire les pages de Renard consacrées au monde paysan Ŕ elles sont heureusement nombreuses Ŕ, pour s’apercevoir que non seulement nous avons affaire à un homme lucide qui combat les stéréotypes, mais aussi, comme le proclamait Maurice Toesca, l’un des biographes de Renard, un « écrivain de la tendresse ». Encore faut-il les lire. Ce que n’a pas fait Sartre, par exemple. Ses Carnets de la drôle de guerre révèlent qu’il lit le Journal pendant ses mois de mobilisation. Et encore, croit-on comprendre au vu des citations et des remarques faites, le philosophe s’arrête-t-il à l’année 1894, soit les sept premières années. De cette découverte partielle, il tire un article éclatant mais cinglant, « L’Homme ligoté, notes sur le "Journal" de Jules Renard » (dans Situations, I). Son jugement est sans appel : Renard ne se serait jamais exonéré de la doxa qui a cours à son époque. Son réalisme ne dévoilerait rien, ne déplacerait pas les lignes, mais accréditerait un état de fait. Le laconisme du style n’ouvrirait sur aucun gouffre, ne susciterait aucun vertige : « C’est qu’il n’a pas d’idées. Son silence voulu, étudié, artiste, masque un silence naturel et désarmé : il n’a rien à dire. Il pense pour mieux se taire, cela signifie qu’il "parle pour ne rien dire". » Cette condamnation en première instance n’incite guère à interjeter appel, du fait même de l’aura intellectuelle, de la personnalité du juge. Le magister moral de Sartre inhibe les velléités de contestation, du moins ne pousse pas y regarder de plus près. Seuls Léon Guichard, puis, bien après lui, Michel Autrand, ont tenté de s’opposer. Mais leurs voix se sont


perdues dans les sables. Alors l’idée que l’écrivain du silence soit, en fait, un écrivain de la surface, incapable de penser, est solidement installée, fixée comme a priori négatif dans la tête de bon nombre de professeurs, qui ont lu Sartre mais qui n’ont pas lu ou qui ont mal lu Renard. Le préjugé est-il universel ? Non, fort heureusement. Et l’on compte, parmi les membres de l’Association des Amis de Jules Renard, quelques chercheurs qui aiment Renard, le tiennent pour un grand écrivain, et qui travaillent sur lui, modestement. On rencontre aussi quelques autorités éclairées qui acceptent de diriger des mémoires sur son compte. L’idée d’une publication des œuvres complètes de Renard dans une édition savante fait également son chemin. Le retour en grâce est lent, fragile, mais effectif. L’important colloque qui s’est tenu en 2010 à la BNF a permis, en particulier, à certains universitaires d’envisager Renard avec un autre œil et même, pour certains, à le découvrir dans toute sa complexité. On espère que, peu à peu, la recherche sera gagnée par la ferveur des vrais amateurs. Ils existent, eux, bel et bien. Des écrivains, d’abord, qui savent payer leur dette. Ainsi, récemment, Hédi Kaddour, auteur des pierres qui montent : Notes et croquis de l'année 2008, citait-il Renard comme l’un de ses modèles diaristes, ou bien André Blanchard qui commente et imite Renard dans son propre journal, ou bien encore le poète Jacques Réda, qui a publié un magnifique hommage : Les trois pommes de Jules Renard. Des anonymes, ensuite, d’âge, de profession, d’origine géographique divers. Ils forment le gros de l’Association. Ils aiment Renard loin de tout tapage médiatique, de toute querelle intellectuelle, mais ils l’aiment durablement.

Jules Renard, dessiné en frontispice de la Revue Les Hommes d’Aujourd’hui, par Georges Smith (1901)

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LA PAGE DES ADHERENTS (Publications, et activités d’ordre culturel des adhérents de l’Association Les Poètes de l’Amitié )

Francis VALETTE publie « Posetoi, papillon » aux éditions LibrairieGalerie-Racine (23 rue Racine Ŕ 75006 Paris). A la recherche d’images, celles qui émerveillent comme celles qui interrogent, Francis Valette est passé par la photographie avant de se poser, comme le petit oiseau de l’objectif, sur l’épaule de la poésie. Laissant quelques graines dans différentes revues comme « Bleu d’encre » , « Florilège », « Comme en poésie « ou bien encore « Les Dossiers d’Aquitaine ». (extrait de la 4° de couverture)

Denis SOUBIEUX et Monique DEBRUXELLES publient un roman policier « Enquête sur un crapaud de lune » aux éditions ex æquo (librairie en ligne sur : http://www.éditions-exaequo.fr ) Décembre 2007, Paris : Jean-Louis Souhanse, ancien musicien d'un groupe de rock « Les crapauds de lune », soupçonne un médicament fabriqué par Edoxyl Pharma - EP-0699 d'avoir rendu amnésique son demi-frère, Pierre Poinsignon. Dans une soirée à laquelle participe un ministre actionnaire du laboratoire, il menace de transmettre à la presse un dossier sur le sujet. Poursuivi par les gardes du corps de l'homme politique, il disparaît. Quelques mois plus tard, Tonino Di Nalli, l'ancien batteur du groupe, se retrouve mêlé involontairement aux conséquences de l'amnésie de Pierre Poinsignon et de la disparition du demi-frère de ce dernier. Il va mener l'enquête, aidé par deux personnages aussi inattendus que sympathiques. Les amateurs de rock se régaleront de cette plongée dans l'univers des seventies où tous les ingrédients d'un excellent polar sont réunis : l'intrigue, la poursuite de la vérité, les dessous peu reluisants des cartes du jeu de l'argent, du pouvoir et de la mort...

Marie-Claire CALMUS publie « Dures Procédures », aux éditions Rafael de Surtis ( 7 , rue Saint-Michel, 81170 Cordes sur Ciel 96 p. ; 15 €) Dédié « à ceux de Tarnac », ces chroniques décortiquent le quotidien pour nous montrer toutes

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les implications de notre environnement technique : nous sommes entrés dans un monde de normes et de procédures auxquelles chacun se plie, lorsqu’il n’y court pas. Ces réflexions sur les domaines les plus immédiats de notre vie soulignent l’envahissement insidieux du cadre où nous évoluons particulièrement marqué par la création de besoins artificiels, au-delà de ce qu’avait imaginé la société de consommation, qui modèlent l’intégralité de nos comportements, voire de nos personnalités.

Guy THOMAS publie « Sur un air de Java vache ! » (Editions des Poètes de l’Amitié Ŕ format A4 ; 76 p. - illustré par J-M. Lévenard et G. Chabanol) Dans le même esprit que « La Canaille de rebiffe », Guy Thomas nous propose une nouvelle série de « goualantes ». Il a réuni dans ce recueil, outre des nouveautés, quelques textes parus naguère dans Hara-Kiri ( journal bête et méchant). Cette soixantaine de textes se structurent en chapitres judicieusement intitulés : Vlan ! ; Boum !; Pic plouc ; Kss Kss... ; Dig Ding Dong ; Drelin drelin ; Patatrac et patapon ( comptines) et Paf !. Il y en a donc pour tous les goûts. On peut se procurer l’ouvrage auprès de Guy Thomas - 19 route de Chatelneuf Ŕ 39 300 Pillemoine Ŕ 18 € + 3 € de port.

Voir également les notes de lecture concernant Claude Luezior, Louis Lefebvre Benjamin CHINOUR (ben.c92@orange.fr) recherche 2 numéros anciens de FLORILEGE : - le numéro 79, de juin 1995 qui titrait sur Louis Calaferte - le numéro 82 de mars 1996 qui titrait sur Norge. Si d’aventure, il se trouvait quelque auteur qui à l’époque avait acquis quelques numéros dont pour l’un ou l’autre il lui resterait un exemplaire surnuméraire, vous pouvez lui faire une offre sur l’adresse e-mail indiqué. Merci.


Rencontres 2010 L'AGENDA DES POETES DE L'AMITIE -------------------2 0 1 1 -------------------------24 septembre : remise du Prix Stephen Liégeard à Brochon (21) 30 septembre - 1 et 2 octobre : Rencontres poétiques de Bourgogne à Beaune. Tarifs spéciaux pour le récital Charles Dumont réservés aux abonnés de la revue et aux adhérents de l’Association : - récital Charles Dumont ( vendredi 30 septembre Ŕ 20 h 30) : 1° série : 26 € (au lieu de 30 €) ; 2 ° série : 24 € (au lieu de 28 €). - soirée cabaret : 40 € - forfait pour les 2 soirées : 60 €. 30 septembre : délai de dépôt pour la participation au Prix d’Edition Poétique de la Ville de Dijon 2012. 4 novembre : première du spectacle de la saison 2011-2012 des Poètes de l’Amitié à Chenôve (21) 25 novembre : spectacle de la saison 2011-2012 à Talant (21). 26 novembre : assemblée générale 2011 de l’Association Les poètes de l’Amitié ; remise du Prix Yolaine et Stephen Blanchard à Béatrice Kad. Aux Adhérents : merci de faire suivre si nécessaire vos POUVOIRS au secrétaire. Les adhésions au titre de 2012 sont ouvertes. 31 décembre : délai pour la participation au concours de la Nouvelle de FLORILEGE. Pour plus de renseignements voir le site DES PASSANTES http://des-passantes.over-blog.com

FLORILEGE reçoit vos propositions de publications ( poèmes, proses, nouvelles, articles…) à l’adresse suivante : Jean_Michel Lévenard Ŕ 25 rue Rimbaud - 21000 Dijon Ou : jean-michel.levenard@wanadoo.fr

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Nos plus vifs remerciements à l’Association Les Amis de Jules Renard qui a contribué largement à ce numéro. Cette association, créée en 1999, s’est mise au service de l’œuvre de Jules Renard, notamment pour célébrer en 2010 le centenaire de sa disparition. Les amis de Jules Renard publient une revue annuelle ( prix public :13 € ). 1. Renard (Jules). Causerie sur le théâtre. Un centenaire : 1ère représentation de Poil de Carotte au Théâtre Antoine 2 mars 1900. 2000 2. Jules Renard, homme de lettres. 2001, 13 € 3. Jules Renard, un contemporain. 2002, 13 € 4. Jules Renard et le théâtre. 2003, 13 € 5. Renard (Jules). Correspondances inédites. 2004, 13 € 6. Jules Renard, le centenaire d'une élection. 2005, 13 € 7. Jules Renard vu par ses contemporains, 2006. 8. Jules Renard : débuts littéraires, 2007. 9. Les structures internes de Poil de Carotte, suivi de Poil de Carotte au théâtre, ou la compromission, 2008 10. Jules Renard, l’apôtre de Chitry, 2009 11. Jules Renard, cent ans après sa mort, Hommages, 2010 12. Jules Renard, L’amour du pays, Chitryles-Mines, Chaumot, lieux de mémoire, 2010. Numéro hors série : Jules Renard, un œil clair pour notre temps, Actes du Colloque 2010 Cotisation annuelle : 15 € Cotisation annuelle + le bulletin annuel : 26 € (le bulletin comporte entre 130 et 150 pages d’études sur l’œuvre et la vie de Jules Renard – voir ci-dessus) Les Amis de Jules Renard 58800 Chitry-les-Mines Ci-contre : logo de la revue, de Jean-Marc Stalner.

PRIX PUBLIC FLORILEGE : 8 €

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