3 minute read

Bienvenue au Club des placoteux

C ourtoisie : Martine Corrivault

Au restaurant où elle a travaillé «pendant les vacances des autres», Loulou, la nièce de Valentine a découvert le Club des placoteux. Une douzaine de têtes grises, hommes et femmes, qui, tous les mardis après-midi, débarquent et occupent la grande table en coin. Son patron, nous explique Loulou, tolère que ces clients réguliers viennent «siroter un café ou un thé en discutant du sort de l’univers», parce que ça crée une fidélité qui les ramène quand ils ont quelque chose à célébrer. «Ça fait du monde dans la place avant le rush des soupers et une ambiance joyeuse quand ils se lancent dans des échanges sur leur jeunesse et celle d’aujourd’hui». Serveuse d’un été, Loulou précise: «Le groupe s’est lui-même donné son nom et accepte les interventions des autres clients tentés d’ajouter leur grain de sel quand les débats s’animent.» L’autre jour, quelqu’un a dit que ça lui rappelait le temps des tavernes. Loulou, qui avait cru entendre «temps des cavernes», nous raconte qu’elle a «naïvement» demandé au monsieur de quelle manière, provoquant ainsi un grand éclat de rire du côté des placoteux. «Je me trouvais un peu tarte, mais eux ont entrepris de m’expliquer à moi, la jeunesse, que c’était une sorte de club privé strictement réservé aux hommes. Et une des placoteuses a précisé: “autrefois réservé aux hommes buveurs de bière, mais, taverne ou caverne, on peut dire que ça se ressemblait”». Mi-figue mi-raisin, Loulou nous assure que sa discrétion reste totale avec les clients, mais qu’elle entend aussi ses chers placoteux échanger sérieusement sur les différences dans les relations «intergénérationnelles». Bien sûr, il y a le vouvoiement, signe de respect de la part des clients, pas toujours respecté. Mais elle trouve normal de tutoyer Valentine, qu’elle appelle Val, même si celle-ci a toujours vouvoyé ses aînés et continue de le faire par déférence et considération «pour leur grand âge!» s’exclame l’adolescente en rigolant. Redevenue sérieuse, Loulou demande à sa tante si elle partage l’inquiétude de son Club de placoteux devant ce que leur réserve l’avenir. «À les entendre, autrefois, les gens âgés restaient dans les familles, avec leurs enfants ou d’autres parents. Mais de nos jours, ce serait impensable pour la plupart des couples qui n’ont pas de place pour héberger une personne en perte d’autonomie ou avec des attitudes et des goûts différents.» Devant le silence des deux retraitées que nous sommes, Loulou continue: «Même ceux qui touchent une pension disent n’avoir pas toujours les moyens de vivre comme avant… Avec la fréquence des disparitions parmi leurs connaissances, c’est un des sujets d’inquiétudes de mes “placoteux” qui les rend silencieux ou leur fait relancer la discussion sur la valeur des promesses électorales. Mais vous deux, en avez-vous des projets?» Valentine, avec son sourire énigmatique, rétorque à sa nièce avoir trop à faire maintenant pour s’inquiéter de demain, espérant ainsi clore la discussion, mais Loulou insiste, elle qui n’a connu que la cohabitation familiale et rêve de quitter le nid pour voler de ses propres ailes: «Moi, je suis à l’âge de tout entreprendre, où tous les espoirs sont permis, où je peux croire que mon avenir dépend de mes choix et de mes envies, mais toi, ma tante…» Sa chère aînée explose: «Crois-tu que l’on cesse d’avoir, au lendemain de ses 70ans, des projets, des envies et des rêves? J’ai encore mon cœur de 20ans, tu sauras, même si j’ai l’air d’avoir rangé mes idées au fond d’un tiroir ou d’un coffre. J’ai toujours été autonome et, comme tes placoteux, je suis terrorisée par l’idée de ne plus l’être un jour. Parce qu’apprendre à cohabiter, à partager toit et pouvoir de décider, ça ne s’improvise pas.» Devant le cul-de-sac de la discussion, je n’ai rien trouvé de mieux que de sortir mon dictionnaire pour revenir aux mots à l’origine des échanges: taverne et caverne: deux lieux de cohabitation et d’hébergement! En politique, la cohabitation partage les pouvoirs; en démocratie, le pouvoir vient du peuple. Peut-être devrions-nous enfin nous occuper nous-mêmes de nos affaires? La déception attend qui trop croit au Père Noël!

Advertisement

MARTINE CORRIVAULT

This article is from: