
6 minute read
Défendre une grenouille comme on défend le Saint-Laurent
Que sont devenus nos journalistes?
Jean-Louis Bordeleau écrit quotidiennement pour Le Devoir, pour les actualités liées à la santé, l’immigration et parfois la politique. Sa trajectoire vers le journalisme de grands périodiques a débuté à l’écriture de La Quête. Il raconte ce qu’il est devenu.
Advertisement
Mes premiers pas dans l’écriture journalistique ont débuté dans ce mensuel, La Quête, en 2014. Universitaire en quête de pratique, j’y ai trouvé l’espace qu’il me fallait pour soigner une plume chancelante. La circulation de ce magazine papier — très précieux de nos jours —, sa mission sociale, tout comme l’esprit bigarré de ses auteurs me sont apparus comme tout désignés pour le jeune journaliste que j’étais. Et il l’est encore aujourd’hui. J’y suis justement revenu le temps d’une édition, comme on dit « Bonjour » à des amis que l’on devrait appeler plus souvent. Après des études en journalisme à l’Université Laval, donc, et un voyage de par le monde pour ouvrir mes horizons, j’ai décidé d’explorer le Grand-Est. Le diplôme en communication estampillé de rouge et d’or que j’avais en poche m’a ouvert la porte de Radio-Canada… à Sept-Îles, sur la Côte-Nord. Pas besoin de vous dessiner combien c’est loin. C’est loin, mais c’est beau ! L’aventure semblait belle. Elle le fut. Elle a duré 3 ans. Les hivers étant ce qu’ils sont « par enbas », j’ai ensuite choisi de quitter ce territoire adoré pour mon territoire natal : Montréal. L’éloignement et une certaine crise sanitaire ont précipité les choses. Réinstallé dans la métropole, je me suis tourné naturellement vers mon journal préféré, Le Devoir. Deux raisons m’y ont poussé, surtout. D’un, je considère qu’il s’agit du seul journal indépendant depuis toujours dans la presse québécoise, une valeur cardinale en journalisme. De deux, c’est simplement le journal avec lequel j’ai appris à lire. Je remercie ici le journal qui m’a appris à écrire.
JEAN-LOUIS BORDELEAU
DÉFENDRE UNE GRENOUILLE COMME ON DÉFEND LE SAINT-LAURENT
L’environnementaliste Patrick R. Bourgeois est parfois connu pour ses photos et ses vidéos inédites des fonds marins du SaintLaurent. Mais s’il fait beaucoup parler de lui ces derniers temps, c’est parce qu’il se bat pour sauver de l’extinction la rainette faux-grillon, une toute petite grenouille montréalaise. Une lutte astucieuse se cache derrière ce combat d’écologiste presque microscopique au sein du grand saccage planétaire. Portrait.
L’été, on joint Patrick R. Bourgeois sur la Côte-Nord. Il y passe la belle saison à plonger dans le fleuve afin de photographier la vie marine, au fond de l’eau, au large. Le reste de l’année, il œuvre plutôt dans la grande région de Montréal. C’est là que se joue son combat de l’heure. Il y affronte vents et marées pour ne pas que disparaisse à tout jamais la rainette faux-grillon. Ce batracien ne survit plus que dans quelques parcs de Longueuil et «au rythme où vont les choses, il n’en reste pas pour des années et des années», estime-t-il. Les campagnes pour protéger les bélugas ont déjà fait mouche, à la faveur de la beauté et de la grâce du mammifère. Mais pourquoi prendre la défense d’un si petit animal, pas forcément attachant, et inconnu de tous de surcroît? «C’est tout le temps plus facile de souhaiter la préservation d’une espèce qui ne te concerne pas. C’est facile de dire que tu veux sauver les éléphants. Ça ne te concerne pas. Le Saint-Laurent, c’est encore trop loin», résume Patrick R. Bourgeois. C’est ainsi qu’il a décidé il y a quelques années de prendre à bras le corps la sauvegarde de cette grenouille «grosse comme le bout de ton doigt» qui vit dans les marécages. Car le véritable champ de bataille, c’est la préservation des zones humides, l’habitat naturel de la rainette. Ces «grands filtres qui nettoient l’eau et épongent les zones inondables» sont asséchés à 90% en Montérégie. «Ça ne sert à rien de sauver un animal si tu ne sauves pas son habitat. On a souvent fait cette erreur-là dans le monde contemporain», relève-t-il. De la même façon, la défense du béluga implique la défense du golfe du Saint-Laurent au complet. «La rainette faux-grillon, c’est une espèce dynamite», expose Patrick Bourgeois. «C’est un animal poli-
: Courtoisie de Patrick R. Bourgeois Photo
: Courtoisie de Patrick R. Bourgeois Photo

Patrick R. Bourgeois, photographe animalier et environnementaliste. tique qui vit dans la cour du monde. Ça touche de la plus petite réalité du quotidien jusqu’au grand promoteur immobilier. […] Tu fais plus de bruit avec la rainette faux-grillon.»
LE DEVOIR DE PRENDRE UNE PAUSE
Dans cette bataille à la David contre Goliath, le photographe s’octroie une vacance à chaque début d’été après la saison de reproduction de l’animal menacé. «C’est tellement déprimant», ditil. «Il n’y a jamais rien qui va bien dans ce dossier-là. Jamais. Tu es toujours en train d’éteindre un feu. Quand tu arrives à l’éteindre, un autre est décollé. Je ne pourrais pas juste faire ça, c’est bien trop déprimant». S’il passe l’été à Baie-Comeau, sa ville natale, c’est qu’il y a là une «impression d’intactitude» si chère à l’âme des amoureux de la nature. Cette transhumance lui permet aussi de s’adonner à la photo sous-marine. Une autre façon de s’engager pour l’environnement. «Les gens découvrent les animaux sous un jour meilleur, pour qu’ils finissent par les aimer et ultimement les protéger.» Ses plongées dans les profondeurs du Saint-Laurent l’amènent à constater des réalités «terrifiantes», en premier lieu la disparition du phytoplancton, ces cellules végétales qui font vivre les océans. «L’Amazonie et les autres grandes forêts, c’est une bouffée d’air sur deux que tu respires. L’autre, c’est le phytoplancton», explique-t-il. L’évolution du décor marin de ses photos constitue selon lui une preuve de l’urgence de la situation. «Au début, j’étais très proche de mes sujets. La colonne d’eau était toute petite, alors je n’avais pas trop de plancton entre moi et mon sujet. J’étais proche, et ça me faisait des images claires. Depuis quelques années, je peux faire des photos en grand-angle et je vois les vagues à 80 pieds en haut. Ça veut dire qu’il n’y a plus de phytoplancton dans l’eau. Ça n’arrivait jamais. Pour la photographe, c’est mieux, car j’ai de l’eau claire. Mais c’est pas mal juste bon pour ça.»
LA RESPONSABILITÉ DES ÉCOSYSTÈMES SAUVAGES
Le Québec rural et sauvage a modelé l'environnementaliste tout naturellement, dit-il. «On est à peu près les derniers à encore avoir des écosystèmes sauvages sur la planète. On a une très grande responsabilité. Dans le monde où l’on est, on n’a juste pas le droit de laisser faire ça. C’est quasi-criminel de penser que moi, je vais être mort de toute manière quand ça va vraiment péter.» Cette défense de ce coin d’Amérique du Nord a commencé en politique, relate l’ancien «militant indépendantiste actif». Jadis compagnon du très engagé Pierre Falardeau, Patrick R. Bourgeois raconte que cet engagement politique apportait «beaucoup de risques, beaucoup de conséquences et très peu de revenus». Au final, dans sa deuxième vie d’environnementaliste, le but n’a pas tant changé: «Je suis parti défendre le Québec d’une autre façon, davantage dans son territoire». Il indique par ailleurs que le maniement de l’appareil photo et cette conservation de la faune par l’image, il l’a appris «sur le tas», «à force de milliers d’heures dans les buissons et sous l’eau». Pour ceux que la défense de l’environnement intéresse, il conseille de «commencer par protéger autour de soi». Ensuite, le combat doit forcément devenir politique, à ses yeux. «Il faut surveiller le politique. On est rendu dans un contexte où les gestes individuels ce n’est plus assez. Ça nous prend du monde en haut qui commence à marcher dans le bon sens. Il faut les talonner pour qu’ils marchent dans le même sens.»