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L'ange, l'écureuil et la rouquine
(675-59)
Un romancier, ça raconte des histoires qu’il invente ou imagine à partir de la réalité qu’il reconstruit. Et parfois, entre la page écrite et le lecteur, se glisse un souvenir, porté par un mot ou une image qui a déverrouillé la mémoire. Ainsi, le roman Le vol de l’ange de l’auteur Daniel Poliquin m’a ramené dans un bout de phrase, un souvenir d’enfance, une odeur de vieux tabac dans un grand vestibule meublé d’énormes fougères. Impression restée du jour où, désobéissant à mon père, j’avais tenté de le suivre dans cette espèce de château où il allait entrer. «Tu m’attends ici, c’est une maison pour les vieux.» Mais, curiosité aidant, j’avais poussé la lourde porte derrière laquelle il avait disparu et découvert cette odeur, celle de l’hospice, l’institution où la charité publique hébergeait les personnes âgées démunies et les sans famille. Bien loin des CHSLD et résidences d’aujourd’hui. Daniel Poliquin est un écrivain franco-ontarien qui observe et entend : son métier d’interprète-traducteur l’exige. Au fil des ans, il a signé une douzaine de romans et d’essais. Paru en 2014, Le vol de l’ange vient d’un séjour en Acadie où il a appris qu’entre 1875 et 1925, certaines paroisses organisaient des ventes aux enchères pour «placer» vieillards désargentés et orphelins abandonnés. S’ils trouvaient preneurs, ils échappaient à l’orphelinat ou l’hospice, alors considérés comme des «lieux peu recommandables»; la suite de leur vie dépendait de ceux qui les achetaient. Ce qu’évoque le titre du livre : un saut dans le vide. Le romancier raconte l’histoire de l’un d’eux, enfant abandonné, mis en vente dans un encan, qui, devenu vieux, va se retrouver à son point de départ. Après la trahison de sa mère, il a décidé de ne jamais plus en parler. Recueilli par une famille qui devra le remettre en vente, il survit en défiant le destin et grâce à son intelligence pratique : homme curieux, il apprend vite et se débrouille avec humour et ironie, même avec les femmes. Mais il croit qu’il ne faut pas chercher le bonheur : «C’est fatigant, on a toujours peur de le perdre et ça ne dure pas.» Il observe que «les gens ont l’impression d’être bons quand ils vous enseignent quelque chose ; ils se sentent grandis et vous grandissez avec eux. Il ne faut jamais laisser passer l’occasion de faire l’élève…» Mais au bout de sa route, la malchance le ramène là d’où il est parti, avec d’autres humains remis en vente pour la dernière des enchères paroissiales. La boucle est bouclée. L’auteur ne révélera son nom, Fidèle-à-Salomé, qu’à la toute fin du roman.
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UN ÉCUREUIL ET UNE ROUQUINE
Daniel Poliquin a signé un essai biographique sur René Lévesque et traduit Kerouac et Richler, mais s’intéresse aux gens anonymes observés dans les rues, même à Ottawa où il a travaillé. Ainsi, le dénommé Calvin qui courtise la carillonneuse du Parlement et se prétend le concierge d’un immeuble dont il est propriétaire. Dans un roman paru en 1994, L’écureuil noir, le romancier le fait narrateur de sa propre vie où sa pénible relation avec son père est devenue prétexte à pervertir la réalité pour ne pas décevoir. Calvin, comme l’écureuil dans son arbre, observe sans jamais assumer sa responsabilité. Dans le plus récent de ses romans, paru en 2017, Cherche rouquine, coupe garçonne, à partir d’un drame bien réel, l’Affaire Coffin, Daniel Poliquin imagine les conséquences des choix de certains des protagonistes de la tragédie survenue en 1953 en Gaspésie. Accusé du triple meurtre de trois chasseurs américains, Coffin a été pendu, mais un doute a toujours subsisté autour des événements. Il devait bien avoir un entourage et le romancier l’imagine. Il invente donc une femme avec un bébé adopté par le prêtre présent lors de l’exécution du meurtrier ; ensuite, il interroge les faits autour de la culpabilité de Coffin dont il change le nom. Jonglant avec les dates, le romancier multiplie hypothèses et incidents pour dérouter le lecteur tout en restant fidèle aux lieux des événements réels. Libre à chacun d’adhérer à la thèse insinuée par le roman et la mystérieuse rouquine. Parce qu’après tout, titiller imagination et souvenirs n’est-ce pas le rôle du romancier ?
Daniel Poliquin