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La vérité existe
LA VÉRITÉ EXISTE, J'AI PENSÉ DEDANS
HRONIQUE
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J’ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire et la logique. On se rend compte cinquante ans après qu’ils ont conjuré de grands périls.
Marcel Proust
Grâce au langage, nous nous comprenons, nous-mêmes et les autres. Mais pourquoi nous arrive-t-il de ne pas nous comprendre? C’est aussi à cause du langage. Remède au poison dont il est lui-même l’origine, notre langage est imparfait, sibyllin, toujours sujet à interprétation. Anthropologiquement, c’est l’ambiguïté qui le caractérise. «Je rêve d’un monde où l’on mourrait pour une virgule», écrivait Cioran. Ce monde, c’est déjà un peu le nôtre. L’histoire a conservé quelques épisodes où l’interprétation d’une simple virgule valait question de vie ou de mort: celle volontairement équivoque du général Fairfax, le disculpant, après la guerre civile anglaise, d’avoir participé à la condamnation à mort du roi. Ou encore, celle que la tsarine Maria Fédorovna déplaça pour éviter le bagne à un prisonnier. «Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable il doit régner partout et même dans la fable» (Boileau). Notre tradition s’est toujours coltiné la vérité. Chez Platon, au commencement, il y a toujours un désaccord. L’enjeu du dialogue philosophique consistera à accorder les interlocuteurs, dont les paroles, de concert, viseront à atteindre un même but: le vrai. Le point focal des musiciens est le chef d’orchestre, celui des dialoguistes doit être la vérité. C’est elle qui donne la mesure. «La cause de la vérité, devroit estre la cause commune à l’un et à l’autre», disait Montaigne. «Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholere; je m’avance vers celuy qui me contredit, qui m’instruit». Beaucoup de «réseauteux sociétistes» devraient en prendre de la graine… Plus près de nous, Martin Heidegger nous a appris que le concept classique de vérité: adaequatio rei et intellectus (l’adéquation entre l’intellect et la chose), est certes juste, mais dérivé par rapport à une vérité plus originaire. Si je dis: «Ce magazine s’intitule La Quête», vous vérifiez… Effectivement, mon énoncé est vrai. Mais il n’y a pas ici correspondance entre un sujet et un objet, comparaison entre une représentation dans ma tête et la chose, ce qui se confirme c’est la chose même; le magazine réel, posé sur la table. Pour pouvoir affirmer quoi que ce soit sur une chose, il faut d’abord que cette chose se soit montrée à moi. Cette vérité est tellement simple que toute la tradition l’avait manquée. Avant même de me prononcer, j’ai déjà connaissance de l’affaire en question, je me situe déjà dans une ouverture. L’énoncé est découvrant, il met à jour, fait voir la chose telle qu’elle se manifeste. La vérité n’est donc pas dans l’énoncé, c’est l’énoncé qui est dans la vérité. Plus profondément, la vérité a une dimension existentielle: lorsqu’une petite voix me susurre: «ça fait des heures que je regarde des conneries sur Internet», je sens bien que je ne suis pas authentiquement moi-même et que je devrais plutôt terminer mon texte pour La Quête. Je suis toujours dans une possibilité d’être moi-même en propre ou pas. Je peux toujours me perdre, m’illusionner. Donc: l’homme lui-même est dans la non-vérité, ou, plus rarement, dans la vérité. Toute vérité doit être reconquise, à l’encontre de multiples possibilités de fermeture. C’est ce que j’aime appeler «l’érotique de l’être» chez Heidegger: la vérité est dévoilement, décèlement. Parler, c’est répondre à une injonction qui nous précède, un énigmatique appel à découvrir le vrai, à déshabiller les choses pour les dire dans leur vérité nue. C’est aussi répondre de notre propre présence, de celle des choses avec lesquelles nous séjournons. L’expérience de la parole conduit au fondement même de la responsabilité. Mais «la vérité n’existe pas», assène le sceptique. Contradiction en acte. Il considère bien émettre un avis valable pour lui et les autres, sinon pourquoi ouvrir sa trappe? Qu’il l’accepte ou non, implicitement il accorde à son assertion un degré de véracité supérieur à celui de l’affirmation contraire. La vérité existe donc, logée au cœur même de son propre jugement, qui confirme au passage ce qu’il prétendait abolir. Chaque acte de parole, même le plus banal, implique une certaine prétention à dire le vrai, une exigence d’unité et de sens. De la vérité nous ne pouvons sortir, elle enveloppe notre existence, structure notre pensée, c’est toujours en son nom que sont livrées — et perdues — les batailles contre elle. Nous ne pouvons ignorer son appel ni faire autrement que de la chercher. Dès que nous ouvrons la bouche, nous sommes soumis au «despotisme du vrai» (Hannah Arendt). La seule protestation efficace est de la fermer. Ça nous fera des vacances!
L'AGITÉ DU BOCAL
Enquête de sens