Il est minuit lorsque nous arrivons à Kilif. Notre matatu s’arrête sur un bord de route et les bodas bodas affuent. Comme une prise d’otage nocturne, j’étouffe, leur demande un peu d’air puis me ravise en montant sur l’un des premiers venus qui traversera bientôt la ville pour nous amener plus près de l’eau, au Tribe Bandas, auberge la moins chère du coin.
Nous arrivons et y rencontrons Mark, un jeune babacool né dans le coin qui a décidé de faire usage de ses mains pour créer son auberge de jeunesse.
Son chien de quelques mois à peine n’est pas étranger à notre joie d’arriver. Le sable blanc qui tapisse le sol non plus, tout comme les cocktails de bienvenue à base de vin de coco, qui apaiseront les palais pour les uns et retournerons les estomacs pour les autres.
L’atmosphère est immédiatement détendue et nous parlons de la raison de notre venue ici, avec un fond de blague - venir à Kilif et ses lagons
couleur ciel pour travailler, c’est rarement l’esprit ; ça l’est encore moins au Tribe Bandas.
“Do you know Will? Will Ruddick?” dis-je à notre hôte en rigolant - Will était l’une des rencontres les plus attendues du voyage, tant son projet était à la fois original, poussé, complexe, et le personnage qui le portait particulier.
Il incarnait d’ailleurs parfaitement son initiative : le contraste entre sa dégainedont la toge empruntait plus à certaines des plus belles tenues du coin qu’à celle de sa cérémonie de remise de diplôme à l’université de Stanford - et son parler limpide sur des sujets d’une
Grassroots Economics Chronique d’une monnaie communautaire inclusive sur la côte Kényane
complexité épatante était tel qu’il était une forme de gourou mystique, craint et adoré par l’équipe des Routes.
Contre toute attente, Mark connaissait Will. Il connaissait également son projet, et où le trouver. Et c’est ainsi que notre épopée commença.
Rendez-vous à 10h, après le pont
Dès le lendemain, nous sommes prêts. Nous avons bien potassé toute la documentation disponible, repris les multiples schémas du site de Grassroots Economics, traduit des dizaines de pages de documents techniques.
Will nous attend dans ses locaux, après le pont central de Kilif, qui surplombe l’embouchure de la baie aux couleurs bleues azur. Nous montons sur nos destriers, fonçons à l’autre bout de la ville. Le soleil côtier brûle nos peaux blanchâtres, les ondes qui se refètent sur le bitume saisissent nos rétines comme un vent glacial à travers nos lunettes tamisées.
“Will? Do you know Will Ruddick?” Tentons-nous à nouveau non loin du lieu de rendez-vous. Encore une réponse positive : Will est bien connu dans le coin.
On nous indique un mur peint de haut en bas du bleu de Telkom, l’un des concurrents de Safaricom au Kenya. Nous sonnons à la porte, Rodja nous ouvre.
“Nous venons de changer de bureaux, excusez-nous du désordre” nous dit-elle. Nous avançons dans le salon, vêtus de nos chemises usuelles - mais en short et tongs, ne pouvant autrement supporter la chaleur, écrasante.
Will arrive. Sa barbe est encore plus longue que sur ses photos, ses cheveux lissés vers l’arrière aussi. Il est loin de porter l’accoutrement d’usage des rendez-vous professionnels, et c’est tant mieux. Nous nous asseyons en rond sur le sol jonché de gros poufs (ou serait-ce de simples coussins ?), et c’est parti.
Un parcours étonnant
L’homme d’une quarantaine d’années ne s’en cache pas : son parcours détonne dans le paysage de l’humanitaire. Des bancs de Stanford à étudier l’astrophysique, il commence à considérer le monde qui l’entoure comme des interactions de matière, les agents économiques comme des atomes qui se croisent et s’entrechoquent, échangeant ici et là des attributs. Sa vision de l’économie est dictée par des lois physiques (champ de l’EconoPhysics), et non par des lois imposées, théorisées par libéraux ou marxistes.
Il évoque une première mission pour Peace Corps durant laquelle il découvre le Kenya. Il y retourne quelque temps plus tard, tombe amoureux, s’installe.
Le parler est franc, limpide, fulgurant. Son récit est ponctué de critiques contre le système économique qui a pour seul carburant l’attrait du capital. Will, c’est quelqu’un qui peut placer au milieu d’un paragraphe anodin une phrase comme “bref, en raison de tous les capitaux du marché fnancier construits autour des titres, nous avons tendance à nous concentrer sur les contrats à terme et à ignorer les bons, ils sont beaucoup trop illiquides.”
Nous comprenons rapidement que tout le travail effectué les jours précédant le rendez-vous ne servira pas à grand-chose : Will rebat les cartes par la précision de ses explications et la multiplicité de ses digressions. Essayons de rapporter avec concision ses propos.
Monnaie communautaire inclusive
Alors que le principe de “l’argent hélicoptère” était en débat en France au plus fort de la crise liée à la COVID-19, ses pourfendeurs jugeaient presque scandaleux de distribuer de l’argent gratuitement, sans réelles conditions. L’idée de distribution d’argent en France avait d’ailleurs connu de réels tumultes bien avant le “quoi qu’il en coûte” de la crise sanitaire : en
témoignent les débats autour du revenu universel qui n’avait pas su convaincre lors des élections présidentielles de 2017.
En ce qui concerne l’aide humanitaire, il est courant d’adopter une posture qui supposerait d’apporter des soins de santé, des colis alimentaires, plutôt que de l’argent sonnant et trébuchant. Cette posture est d’ailleurs régulièrement assimilée à du développement plus qu’à de l’humanitaire, associé à un intérêt - caché ou non - de la part du prêteur - qui attend remboursement. La pratique est alors majoritairement décriée.
Pourtant, les études sur les transferts monétaires ont démontré qu’ils pouvaient être une forme effcace d’aide et de lutte contre la pauvreté. C’est notamment les conclusions d’un certain nombre d’agences de l’ONU qui déclaraient, en 2018, que “l’assistance en espèces [était] l’une des réformes les plus importantes de l’aide humanitaire de ces dernières années”. Les approches innovantes de l’aide ont ainsi joué un rôle dans ce que l’on peut appréhender comme un bouleversement de la mentalité de toute une industrie.
Le seul constat d’un changement de perception de l’aide n’est néanmoins pas suffsant pour asseoir la légitimité du principe de distribution d’argent. Injecter de l’argent dans des économies stagnantes ne change pas la structure sous-jacente de réseaux à court d’argent, sous-utilisés. Le véritable déf consiste à créer des systèmes de valeurs socio-économiques ancrés dans des communautés dynamiques, cohésives et résilientes. Grassroots Economics est à cet effet un acteur bien connu dans les monnaies communautaires inclusives.
“La circulation de l’argent doit pouvoir être transformée en activité économique pour dynamiser un écosystème”
C’est précisément ce que Will a cherché à faire, dans un premier temps à Bangladesh, un bidonville de Mombasa, à 1h de route de Kilif.
Prenons le cas d’un agriculteur qui vit à Bangladesh et cultive du blé. S’il veut moudre le blé produit pour vendre de la farine aux habitants de son bidonville, il doit se rendre à Shimoni, ville dotée d’un moulin. Problème : il y a 3h de route. Notre agriculteur passe donc par l’intermédiaire d’un coursier, qui ira moudre le blé et reviendra avec le blé moulu. Tout ce procédé lui coûte de l’argent (notamment pour payer le coursier). Admettons alors que le Programme Alimentaire Mondial lui accorde de l’argent pour ce genre de besoin. On a donc un schéma : Programme Alimentaire Mondial -> donne de l’argent à un agriculteur -> paie un coursier pour aller moudre son blé, qui se rend dans une ville lointaine.
Il en résulte que la majeure partie de l’argent qui est entrée dans la communauté du bidonville par le biais de l’agriculteur en ressort quasiment directement (lorsque le coursier se rend en ville), sans véritable différence pour les entreprises locales, les possibilités d’emploi, l’accès aux ressources… mais une unique différence pour le bénéfciaire en question, marginale, qui aura vu son pouvoir d’achat augmenter périodiquement.
De plus, en temps de crise, il est notable que le manque de liquidité monétaire affecte les pays en développement. Ainsi, certains villages et bidonvilles se retrouvent sans argent pour effectuer des échanges de biens et services, alors même que chacun des habitants peut avoir quelque chose à échanger : des biens (nourriture, eau, vêtements), comme des services (réparation de chaussures, transport de blé vers le moulin de la ville).
C’est alors qu’interviennent les “monnaies communautaires inclusives”. Les monnaies communautaires inclusives régulent la
perte de monnaie pour une économie locale en favorisant l’intégration d’un moyen de paiement dans une boucle fermée. La monnaie communautaire est un moyen de paiement, matérialisé sous forme de bons, qui permet de stimuler un écosystème.
Admettons maintenant que l’agriculteur reçoive des bons de monnaie communautaire par l’intermédiaire du Programme Alimentaire Mondial, et rémunère son coursier avec ces bons. Le coursier, qu’il soit habitant du bidonville ou non, devra nécessairement utiliser les bons perçus pour des échanges dans le bidonville (et pas en dehors, lorsqu’il est en ville, puisque les commerces de grandes villes n’acceptent que la monnaie nationale). Les bons se retrouvent donc nécessairement dans l’économie du bidonville, et permettent ainsi de stimuler les échanges au sein-même de celui-ci.
Ceci présente deux intérêts : stimuler l’économie en favorisant des échanges au sein du bidonville, et s’assurer d’une liquidité constante de monnaie en cas de rupture de la monnaie nationale dûe à une crise.
Grassroots Economics : passage par la case Prison et naissance du réseau Sarafu
C’est ainsi que Will a commencé à créer des monnaies communautaires. Celle qui a marqué son premier grand succès est le Bangla-Pesa (du nom de Bangladesh pour le bidonville dans lequel elle circulait, et Pesa qui signife monnaie en kiswahili), née en 2012. Deux semaines après son lancement, un journal local a prétendu que son émission était liée au Mombasa Republican Council, un mouvement militant pour une sécession de la partie côtière du pays. Dix personnes ayant initié le projet de monnaie complémentaire ont alors été arrêtées et leurs domiciles perquisitionnés. Faute de preuves, elles ont été libérées sous caution. Mais la poursuite pour délit d’émission d’une fausse monnaie a d’abord été maintenue. Preuve que le pouvoir
de battre monnaie n’était pas perçu comme étant tout à fait inviolable par les autorités.
Toutes ces charges ont ensuite été levées.
Forte d’un succès notoire, le Bangla-Pesa est suivi par le Gatina-Pesa, sur le même modèle, du nom d’un bidonville près de Nairobi. Trois monnaies supplémentaires naîtront ensuite en 2015.
Mais le véritable tournant se situe vers 2016, lorsque
l’équipe
de Grassroots
Economics envisage de passer sur un modèle numérique.
La Blockchain : sécurité, anonyme, unicité de chaque transaction
Les kényans sont habitués à payer par monnaie mobile. Le véritable enjeu consistait dans la sécurisation des données : si le shilling kényan peut être utilisé correctement pour des paiements par téléphone car ses transactions reposent sur un système solide, soutenu par les plus gros opérateurs du pays et par l’Etat, ce n’est pas le cas pour des petites monnaies communautaires.
Un des risques réside dans la falsifcation des montants, la possibilité de tricher, et surtout la confance accordée à l’émetteur. Tout le monde a plus ou moins confance en l’État : peu ont en revanche confance en un acteur extérieur comme Grassroots Economics.
Le fait de baser les transactions sur une blockchain permet de les sécuriser (elles sont inviolables, infalsifables), et de décentraliser le processus (Grassroots Economics n’a pas la main sur la blockchain, elle appartient à la communauté). On résout ainsi le problème de la confance en une base de données.
De plus, Grassroots Economics souhaitait offrir la possibilité d’utiliser des “coupons de crédits”. Ces coupons peuvent être utilisés pour la création future de biens.
Si l’agriculteur a besoin de monnaie pour faire moudre son blé mais n’en a pas à disposition, il se retrouve bloqué. Il n’a pas accès facilement au prêt d’une banque. Il peut donc proposer à des villageois de payer en avance la farine, moins cher, et utiliser cet argent pour faire moudre son blé. Des coupons de crédits sont ainsi obtenus par les personnes ayant fnancé l’agriculteur, qui pourront venir récupérer une quantité donnée de blé dans un futur proche. Il en résulte que les personnes ont gagné en pouvoir d’achat, et l’agriculteur a pu sortir de son incapacité à transformer le blé produit. Dans ce cas, il est important de pouvoir assurer l’unicité d’un “jeton” ou d’un “coupon” au format numérique, celui-ci pouvant stocker des données particulières, extra-fnancières (comme le fait que le bon a une valeur marchande de 1kg de farine, par exemple).
La blockchain est parfaitement adaptée à cela, pour deux raisons.
Premièrement
, chaque bloc de la chaîne est unique, car il est identifé par une sorte de “numéro de série”.
Deuxièmement, chaque bloc permet de stocker plusieurs types de données : non seulement la date de la transaction, mais également la valeur marchande du blé, la date d’expiration du coupon, etc.
Troisièmement et pas des moindres, chaque transaction est anonyme. C’est-àdire que la base de données sous forme de blockchain est consultable par Grassroots Economics, qui peut voir évoluer le nombre de transactions sur son réseau. En revanche, elle ne permet pas de savoir qui a effectué quelle transaction. Chaque jeu de données est anonyme, et il est nécessaire de posséder une clé d’identifcation pour connaître le contenu de la transaction.
Ce mécanisme garantit que notre agriculteur puisse savoir précisément qui a payé en avance 1kg de farine, et qui a payé 500 grammes.
C’est alors qu’est modélisée la possibilité d’utiliser la blockchain pour stocker les informations liées aux échanges dans les communautés utilisant les monnaies communautaires de Grassroots Economics. Et ainsi naquit le réseau Sarafu (“devise” en kiswahili).