Inclusion Financière - Afrique de l'Est

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I nclus I on F I nanc I ère

L’inclusion fnancière est la problématique “reine” en Afrique de l’Est. Tout découle de celle-ci. Les ménages les plus vulnérables sont ceux qui auront le moins facilement accès à l’éducation. Ils sont également plus souvent soumis à l’insécurité alimentaire. A l’inverse, des migrations massives incluent souvent la perte de preuves d’identité, qui peuvent poser problème pour ouvrir un compte bancaire ou toute autre opération fnancière.

L’inclusion fnancière irrigue tout et se retrouve partout, dans les zones urbaines comme dans les zones rurales, chez les habitants de capitales comme dans les communautés marginalisées.

Une bonne inclusion fnancière est donc un outil essentiel de lutte contre la pauvreté et la vulnérabilité des ménages les moins aisés. A ce titre, l’accès à un compte fnancier – qu’il soit ouvert auprès d’une banque, d’une institution de microfnance, ou un service de monnaie mobile – permet en principe à son usager de facilement épargner, dépenser, emprunter, envoyer et recevoir de l’argent de ses proches.

Cette introduction, la plus longue de toutes, vise à étudier l’inclusion fnancière assez largement en Afrique subsaharienne, et plus spécifquement par le prisme de la monnaie mobile. Cette technologie permet à quiconque ayant un téléphone mobile et une carte SIM de réaliser des transferts d’argent auprès d’un tiers, particulier comme professionnel. Elle est particulièrement répandue en Afrique de l’Est.

En Afrique

Subsaharienne, le pourcentage d’adultes ayant un compte auprès d’une banque ou d’une autre institution fnancière s’élève à 55 %, d’après l’étude Findex réalisée par la Banque Mondiale en 2021. Un niveau faible comparé à la plupart des autres grandes régions du monde, telles que l’Asie du Sud (68%) ou l’Europe et l’Asie centrale (90 %). Ainsi, près de 300 millions d’africains n’ont toujours pas accès à un compte bancaire. Parmi les exclus du système fnancier, les pauvres, les femmes, et les habitants des milieux ruraux sont sur-représentés. Beaucoup ont recours à des méthodes d’épargne informelle comme les tontines ou les associations d’emprunt, et ne peuvent emprunter qu’à leur proches ou à des prêteurs informels – s’exposant à des taux d’intérêts parfois usuriers. Pour autant, les paiements mobiles changent progressivement la donne sur le continent, en permettant aux habitants d’un grand nombre de pays d’envoyer et de recevoir de l’argent, presque aussi facilement qu’un SMS.

La monnaie mobile, moteur de l’inclusion fnancière en Afrique subsaharienne

Cette croissance de la monnaie mobile nourrit des progrès signifcatifs en terme d’inclusion fnancière : le nombre d’africains disposant d’un compte auprès d’une banque ou d’une autre institution fnancière (dont monnaie mobile) a doublé entre 2014 et 2022, passant de 182 millions à 362 millions. Fait remarquable, cette augmentation soutenue s’observe aussi dans des pays qui sont parmi les plus pauvres du continent, comme le Mali, le Mozambique, ou l’Ouganda.

Ce dynamisme s’explique par la simplicité de création et d’utilisation des comptes de monnaie mobile. Alors que les terminaux de paiements sont rares, les agences bancaires peu présentes dans les milieux ruraux, et que les banques classiques n’offrent que peu de services aux plus pauvres, la monnaie mobile est très facilement accessible : tout détenteur d’un téléphone et d’une carte d’identité peut avoir accès à un service de monnaie mobile via son opérateur.

Ainsi, un tiers de la population d’Afrique subsaharienne détient un compte de monnaie mobile. L’expansion a été progressive : d’abord circonscrits au Kenya puis à l’Afrique de l’Est, les paiements par téléphone se sont progressivement répandus sur tout le continent. Les détenteurs de comptes de monnaie mobile sont désormais plus nombreux que les détenteurs de comptes classiques dans 11 pays à travers l’Afrique, de la Côte d’Ivoire à la Tanzanie.

1/3 de la population d’Afrique subsaharienne détient un compte de monnaie mobile

Grâce à la technologie USSD, il n’y a pas besoin d’accès à internet pour effectuer ou recevoir un paiement, et même les téléphones les plus basiques permettent d’effectuer des transactions. Des millions d’africains privilégient donc ce mode de paiement innovant pour

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acheter leurs légumes, régler leurs factures, ou envoyer de l’argent à leurs proches.

Ces comptes de monnaie mobile ne sont plus seulement un moyen de paiement, mais aussi un moyen d’épargner et d’emprunter. Traditionnellement, les populations n’ayant pas accès aux services fnanciers formels utilisaient des méthodes dites « semi-formelles », comme les associations de crédit ou les tontines, voire informelles (argent « sous le matelas »). Si la transition vers les monnaies mobiles ne semble pas entraîner une augmentation signifcative du nombre d’épargnants, on note cependant que l’épargne se formalise : en Afrique, et notamment en Afrique orientale, la croissance de l’épargne formelle se fait aux dépens de l’épargne semi-formelle et informelle – et notamment de ces associations d’épargnes et de crédits.

Les prêts mobiles viennent en aide aux budgets serrés. A portée de téléphone de la mère de famille qui fait face à une dépense imprévue, du petit producteur de maïs qui veut acheter des semences ou de la « mama mboga » (vendeuse de légumes de rue) qui doit reconstituer son stock, ils tournent en moyenne autour de 3 000 shillings et peuvent aller jusqu’à dix fois plus.

40% des emprunteurs kényans l’ont fait par prêt mobile

Cela dit, le poids de la monnaie mobile dans les emprunts reste relativement faible. Dans la plupart des pays africains, les ménages ayant besoin d’argent se tournent d’abord vers leur famille et leurs proches : 41%. C’est encore une fois au Kenya que les prêts par mobile sont les plus développés : 40% des emprunteurs ont utilisés cette méthode en 2021.

Les monnaies mobiles sont donc le moteur de l’inclusion fnancière en Afrique de l’Est. Comme souligné par la fondation Gates, le mouvement doit encore être accéléré, avec l’objectif d’inclure fnancièrement 400 millions d’adultes africains à l’horizon 2030, dont 60% de femmes. En effet, les bénéfces de l’inclusion fnancière, y compris par les monnaies mobiles, sont multiples.

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L’accès universel aux services fnanciers, levier effcace pour un développement inclusif

Ainsi, le McKinsey Global Institute estimait en 2016 que l’adoption et l’utilisation généralisée des paiements numériques et des services fnanciers pourraient faire augmenter le PIB de tous les marchés émergents de 3,7 billions de dollars d’ici 2025. Cette croissance permettrait la création de quasiment 100 millions d’emplois, ainsi que l’accroissement de la productivité globale et le développement des services publics. Point essentiel, le développement de l’utilisation de monnaie dématérialisée bénéfcie largement aux populations les plus vulnérables – en faisant le moteur d’un développement inclusif et réducteur d’inégalités.

L’utilisation de monnaie dématérialisée a de nombreux bénéfces pour les ménages les plus pauvres : elles réduisent les coûts de transaction, les risques de perte ou de vol, et permettent aux ménages de recevoir directement et instantanément de l’argent envoyés par leurs proches, même à longue distance.

La consommation des ménages kenyans ayant recours à la monnaie mobile est moins affectée par les chocs que celle des ménages n’utilisant pas cette technologie. En effet, cette innovation permet une augmentation des montants envoyés par les proches (notamment parce que l’envoi est sécurisé et simplifé), ainsi qu’une augmentation du nombre de proches sollicités.

L’accès au crédit peut aussi permettre aux ménages de réduire leur vulnérabilité face aux imprévus, qui peuvent avoir des conséquences à long-terme. Par ailleurs, l’accès au crédit permet dans certains cas d’éviter des dépenses dites « catastrophiques » (équivalentes à plusieurs mois de salaire), en étalant le coût des imprévus sur plusieurs mois. Le fait de pouvoir emprunter à des taux relativement bas pourrait permettre aux ménages de sortir de la « trappe à pauvreté », en acquérant du capital productif, en étalant leur dépenses, ou en permettant d’augmenter les investissements éducatifs. L’inclusion fnancière des

femmes - notamment celle permise par la monnaie mobile – peut être un outil puissant de leur indépendance fnancière et sociale, en leur permettant de choisir leurs dépenses et d’augmenter leur pouvoir décisionnel au sein du ménage. Les bénéfces rejaillissent largement sur l’ensemble de la société.

Les recherches académiques ont très tôt montré que lorsque les femmes ont accès à des comptes fnanciers, leurs enfants sont en meilleure santé, leurs familles sont plus à même de sortir de la pauvreté et elles investissent davantage dans des activités génératrices de revenus.

Une enquête de 2016 des économistes Tavneet Suri et William Jack conclut que 194 000 familles kényanes ont pu s’extraire de l’extrême pauvreté en utilisant la plateforme Safaricom.

Les solutions inventées pour dépasser « l’incommunicabilité » des plateformes devraient donc accélérer le processus.

Un nombre croissant de gouvernements utilise également la monnaie digitale pour distribuer des aides directement aux ménages, réduisant le recours aux transferts en espèce et le recours à des intermédiaires.

Pour les gouvernements, le fait de dématérialiser le paiement des fonctionnaires peut permettre des gains d’effcacité signifcatif, en plus de servir des objectifs de développement inclusif. Le paiement des salaires des fonctionnaires via la monnaie mobile permet d’augmenter la transparence et l’effcacité, et de s’assurer que les fonds atteignent bien les

bénéfciaires visés. Cela permet dans certains cas une amélioration signifcative de la qualité des services publics fournis.

In fne, l’inclusion fnancière permise par la monnaie mobile pourrait aussi permettre aux États africains d’augmenter leurs recettes fscales, à la fois en contribuant à la croissance du revenu national, et en permettant la formalisation des fux fnanciers. Ce point est crucial pour fnancer le développement des infrastructures et des services sociaux, alors que ces États souffrent pour beaucoup d’une dette importante auprès des bailleurs internationaux. Cependant, il s’accompagne inévitablement d’un dilemme : pour que le service reste attractif et accessible aux plus pauvres, il faut limiter au maximum les coûts d’accès et d’usage de la monnaie mobile.

En juin 2021, l’État tanzanien a mis en place une taxe sur les transactions digitales – censée augmenter les recettes fscales et permettre le développement des services publics.

Cela a déclenché l’ire des opérateurs, qui soulignent le risque de voir une partie de la population, notamment les plus pauvres, retourner à des moyens de paiements informels et gratuits, mais moins effcaces – entraînant un ralentissement de la croissance du PIB, et du rythme d’augmentation de l’inclusion fnancière dans le pays.

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Des pistes pour permettre à 295 millions d’africains de bénéfcier d’un compte bancaire

Il est essentiel que l’expansion des services fnanciers en Afrique continue, puisque le chantier reste énorme : 295 millions d’africains n’ont accès ni aux services de paiement digitaux, ni aux services d’emprunt et d’assurance formels.

Un autre élément clé réside dans l’interopérabilité.

Dans de trop nombreux pays, les systèmes de paiement mobile de différents opérateurs fonctionnent en silo, individuellement. Ainsi, les usagers sont parfois obligés de posséder plusieurs cartes SIM de différents opérateurs, pour pouvoir être assurés de recevoir des fonds d’utilisateurs d’autres services, ou pour éviter des frais de transactions entre différents opérateurs.

Ces coûts de transaction sont un frein à l’expansion des services (notamment vers les plus pauvres) et à leur utilisation par les plus pauvres. La création du logiciel en libre accès Mojaloop a permis à des personnes affliées à des opérateurs différents d’échanger de l’argent, proposant un mécanisme d’interopérabilité.

Sans surprise, la première cause d’exclusion des services fnanciers – y compris des monnaies mobiles – est la pauvreté : 58% des habitants d’Afrique subsaharienne n’ayant pas de compte de monnaie mobile considèrent qu’ils n’ont pas assez d’argent pour ouvrir un compte. Pour nombre de ces ménages, d’autres barrières s’ajoutent à la précarité.

35% des ménages sans compte en Afrique

Subsaharienne n’ont pas de téléphone ; et 23% d’entre eux considèrent que les agences de monnaies mobiles (nécessaires pour ouvrir un compte) sont trop loin de leur domicile – notamment dans les zones rurales.

Dans ce contexte, des politiques gouvernementales volontaristes et des innovations venant d’acteurs privés seront essentielles pour permettre aux plus pauvres d’avoir physiquement accès aux outils et aux services dont ils ont besoin pour se bancariser, à des coûts qui leur soient accessibles.

Un autre chantier concerne l’accès à une pièce d’identité, notamment pour les plus pauvres : plus de 100 millions d’adultes africains, dont une majorité de femmes, n’ont pas les documents requis pour prouver leur identité. Ils sont donc dans l’impossibilité d’ouvrir des comptes bancaires ou de monnaies mobiles, mais aussi de bénéfcier de certains services publics essentiels. Face à ce déf, les innovations et les projets portés par tout type d’acteurs se multiplient.

Ainsi, la fondation Bill & Melinda Gates soutient des projets visant à la mise en place d’une identifcation numérique basée par exemple sur l’iris de l’œil les empreintes digitales. Dans la même veine, la Banque Mondiale a lancé l’initiative d’identifcation pour le développement (ID4D) afn d’améliorer l’accès à l’identifcation numérique. Le secteur privé n’est pas en reste, et de nombreuses initiatives, dont certaines rencontrées par l’équipe des Routes, agissent dans ce domaine.

Au-delà des barrières à l’accès aux services fnanciers, se pose la question de l’usage de ces services, et de leurs bénéfces pour les utilisateurs. L’expansion très rapide de la monnaie mobile entraîne en effet des risques considérables, liés notamment à l’exposition au surendettement ou à la fraude.

Alors qu’une large partie des nouveaux bénéfciaires a peu d’expérience des outils fnanciers, les micro-emprunts et les frais cachés pratiqués par certains opérateurs les laissent vulnérables.

Plus généralement, la Banque mondiale souligne que l’ouverture de comptes bancaires ou de monnaie mobile n’est pas en elle-même moteur de développement. Certaines études concluent à ce titre qu’ouvrir des comptes à des personnes n’ayant précédemment pas accès aux services fnanciers n’entraîne pas d’augmentation de l’épargne ou du bien-être.

Si les propriétaires de compte ne perçoivent pas l’utilité des services fnanciers digitaux, ou n’accordent pas de confance à ces services, leur impact social et économique est sévèrement affecté.

Pour faciliter l’expansion des services fnanciers et s’assurer de leur impact positif au niveau macro et microéconomique, les dirigeants africains doivent donc promouvoir l’accès aux services fnanciers pour les populations les plus pauvres et marginalisées, encadrer l’évolution des services monnaies mobiles, et faciliter les fux sur le continent entier. Le programme de l’Union africaine pour une Afrique unifée et intégrée offre un cadre à cette évolution. Cela comprend notamment des réglementations harmonisées et un système de paiement panafricain, le PAPSS (lancé en 2019), pour appuyer le commerce, la croissance économique et le développement dans les huit communautés économiques régionales du continent.

Rémi de Lassus

Qui sont les Boda Boda, ces taxi-motos emblématiques du transport en Afrique de l’Est ?

peine étions-nous sortis de l’aéroport que nous les vîmes apparaître, bravant la chaleur cuisante du macadam à la recherche de potentiels arrivistes étrangers, leur offrant pour certain le baptême de la fougueuse conduite africaine. Il nous est apparu impensable de ne pas évoquer le courage, la pugnacité et parfois le désespoir des boda-boda drivers, motards et héros infatigables du transport ponctuel en Ouganda. Nous les avons côtoyés tout au long de notre voyage, dans les villes et dans les campagnes. Nous nous sommes peu à peu intéressés à leur mode de vie et leur quotidien, échangeant ici et là quelques mots au détour d’un chemin de terre houleux ou d’un embouteillage excessif, et rassemblant peu à peu les informations permettant de dépeindre un système qui tient plus d’une fourmilière anarchique que d’un système de transport structuré. Kampala. Il est midi, le soleil équatorial irradie de toute sa chaleur le bourdonnement de la capitale, et donne un écho lumineux au chaos ambiant, où se mêlent vendeurs de fruits, artisans constructeurs de canapé et porteurs d’eau et d’essence, frôlés de près par les matatu, minibus locaux en prospection reliant les différentes villes du pays, les voitures en tout genre et la myriade de moto qui irrigue en permanence le trafc africain. Sous l’œil quelque peu endormi de la garde rapprochée de l’entrée de notre hôtel, qui consiste à asseoir devant l’encadrement de la porte un jeune homme - parfois gamin - fanqué d’un AK-47 vétuste, je me dirige vers le bord de la route en prenant soin d’enjamber, par peur de souiller mes pieds nus habillés par de simples tongues, les imposantes faques d’eau boueuse abreuvées par les pluies diluviennes de la veille.

J’ai juste le temps de lever le bras en projetant sur la route un regard interrogateur que trois hommes à moto se détachent habilement du fot routier et s’arrêtent à mon niveau ; s’entame alors une discussion musclée visant à déterminer lequel d’entre eux aura l’honneur de me conduire trois rues plus loin, en plein cœur du quartier de Kapala Gala. Alors que l’heureux élu se penche vers moi pour connaître ma destination, ses deux confrères se résignent lentement à regagner leur essaim.

A

Le dialogue s’engage :

« Hi bro, can you drive me to Kabala Gala, Ethiopian Village ?

-Yes !

-How much ?

-3000 UGX ! (75 cts €)

-Let’s say 2000 UGX ? It’s not that far ! (50 cts €)

-Ok !

-Let’s go then ! »

J’enfourche le destrier mécanique de mon boda-boda, lui fais signe que je suis bien installé, puis nous flons à toute allure à travers Kampala. Sans casque, j’ai les mains rivées sur le porte bagage, et mes longues jambes repliées juste au-dessus du pot d’échappement me donnent l’allure d’un crapaud. J’observe, enivré d’une admiration silencieuse, la dextérité de mon conducteur à contourner souplement le moindre danger, naviguant habilement entre les camions, les vélos, et les piétons à contre-sens. Nous approchons l’Ethiopian Village, ma destination, que je lui montre du doigt. Nous nous arrêtons, je plonge la main dans ma banane à la recherche de l’appoint, lui tend la petite coupure bleue en le remerciant. Il me sourit, démarre en trombe et s’évanouit une nouvelle fois dans la mer ardente du trafc. Ces micros-transactions sont notre quotidien. A cela s’ajoute le contraste évident provoqué par notre couleur de peau, notre apparence : ici nous sommes des Mzungu, c’est-à-dire Hommes blancs, et sitôt sortis dans la rue nous devenons les clients évidents des bodas-bodas, qui nous accostent régulièrement pour nous proposer leurs services. L’étonnante fexibilité de ce moyen de transport ne requiert ni organisation, ni réservation, et consiste simplement à sortir dans la rue pour solliciter un service qui ne demande qu’à être rendu, moyennant un accord sur le prix.

Nous nous étonnons pourtant de la concurrence féroce entre ces motards qui, s’ils patientent en groupes soudés au bord des routes, souvent logés dans l’ombre rafraîchissante des grands arbres, oublient l’espace d’un instant l’amitié qui les unit et jouent des coudes pour espérer remporter notre approbation. Conscients d’être taxés au plus haut en raison de nos conditions d’européens, nous étions quand même devenus, à mesure que le temps passait et que les trajets se multipliaient, capables de distinguer les propositions honnêtes des arnaques évidentes. C’est d’ailleurs cette grande fexibilité du prix de la course, échappant à toute régulation, qui nous étonnait. Le prix semblait se décider en fonction des paramètres existants à notre disposition : longueur de la course, heure de la journée, nombre de bodas présents dans le secteur et coût de l’essence. Au doigt mouillé, nous estimons le prix d’une course, sous le regard parfois sceptique des bodas, qui se consultent entre eux, dans la discrétion de leur langage pour donner contre-offre à nos propositions. La plupart du temps, un accord se devait d’être trouvé avant de grimper sur les motos, et ce afn d’éviter les mauvaises surprises. Toujours est-il que nous étions de plus en plus curieux de savoir quelle était la vie des bodas-bodas, ces hommes de tout âge, parfois marqués par le quotidien, maîtrisant avec excellence leur moto, mais moins l’anglais et très peu la joie de vivre. L’amère réalité semblait vouloir nous dire qu’être boda driver semblait ressembler à tout sauf

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à un choix de vie, et que c’est le dépit et la subsistance qui poussait ces hommes sur les routes. Même si le dialogue restait diffcile, le peu de mots que nous leur avons arrachés était à chaque fois une confrmation ; sans perspective d’avenir et n’ayant pas pu réaliser d’études, le choix s’imposait à eux. Un boda driver motivé pouvait gagner de quoi vivre décemment, parfois même de quoi mettre un peu d’argent de côté, mais sans trop s’embourgeoiser non plus. Nulle autorisation préalable ni taxation, il lui sufft simplement de disposer d’une moto et de prospecter.

Super-structure ou travailleurs individuels ?

L’omniprésence des bodas en Ouganda nous a forcé à imaginer, à leur tête, une super structure ; posséder une moto est déjà un investissement conséquent, et il y avait fort à parier que nombre d’entre eux n’en étaient pas propriétaires. Beaucoup nous ont en effet révélé être locataires de leurs motos, moyennant un coût quotidien oscillant entre 7000 et 15000 UGX (entre 1,70€ et 3,50€), montant qu’ils versent à des « petits » loueurs sur leur chiffre du jour. Nous nous sommes également aperçus que quelques applications mobiles émergeaient, notamment dans la capitale, afn de mettre en relation bodas et usagers autour d’un prix fxé à la course. SafeBoda, Bolt ou UberBoda semblent donc vouloir s’approprier un service mobile d’intermédiation, mais leur impact reste léger à l’heure actuelle ; d’une part le service nécessite l’utilisation d’un smartphone excluant de fait les usagers et les bodas qui en sont démunis, d’autre part leur ligne de service semble avoir du mal à capter un tel marché, pour le moment très informel.

On observe enfn qu’un certain nombre de bodas cumulent à la fois un statut offciel dans l’application et la réalisation de courses informelles négociées de vive voix au bord d’un chemin, notamment quand celles-ci leur promettent une meilleure rémunération que celles proposées par l’application, ce qui s’avère être très souvent le cas. En effet, non seulement le prix de la course sur les applications est beaucoup moins important que les prix que nous avons rencontré dans le transport informel - le sac d’européens que nous représentions était une aubaine pour les bodas qui avaient la chance de nous croiser, et leur prix fort était pour nous tout à fait raisonnable, mais il n’intègre tout simplement pas les composantes essentielles de la négociation urbaine : offre et demande, pression de l’acheteur, regards appuyés et douces paroles. En bref, tout ce qui fait le sel de la négociation de pair à pair. Et visiblement, les bodas s’en remettent davantage au commerce informel.

Bien que le prix proposé par SafeBoda

« La plupart des bodas sont des gars sans trop d’espoir, ils se mettent sur ce marché là et travaillent simplement pour avoir de quoi manger, boire et parfois fumer. Dès qu’ils sont à sec, ils recommencent ».
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puisse parfois servir de référence, l’absence totale de régulation du prix de la course entraîne une concurrence sauvage et parfaite, une concurrence qui ferait jouir Adam Smith ; le marché des bodas est exempt de toute barrière à l’entrée, est constitué d’une grande pluralité d’acteurs (souvent individuels) et échappe pour le moment à toute monopolisation. La hausse signifcative du prix du pétrole en Afrique comme dans le monde n’a d’ailleurs pas épargné les bodas , qui faisaient de l’infation réelle un argument fort pour justifer leurs propositions. Voyant parfois le litre d’essence grimper à 4300 UGX (1,10€), somme importante en Afrique de l’Est, nous essayions souvent d’imaginer la marge réalisée à la course : le moins que nous puissions constater était que les temps étaient rudes pour nos bodas , ainsi que pour tout le secteur des transports en Ouganda. Rencontré à l’auberge Five Horsemen - véritable quartier général des Routes de l’Innovation à Kampala - , Robert était étudiant ougandais en comptabilité. Positivement stupéfait de voir que nous nous intéressions aux bodas , il nous en confait davantage : « La plupart des bodas sont des gars sans trop d’espoir, ils se mettent sur ce marché là et travaillent simplement pour avoir de quoi manger, boire et parfois fumer. Dès qu’ils sont à sec, ils recom-

mencent ». Robert alimentait un culte du « bad boy boda » presque cliché mais qui semblait coller à la réalité jusqu’ici rencontrée, s’agissant notamment des jeunes. L’argent facile que représente cette activité attire également, selon lui, quelques personnes « sérieuses » ayant besoin d’argent sur de brèves échéances, pour remboursement d’un prêt ou achat important. Qu’ils soient jeunes ou vieux, lorsque nous les interrogeons, tous sont pères de famille. Il n’y a aucun doute : le boda est en recherche de subsistance plus que de proft.

Nous avons parfois rencontré des hommes joyeux, des hommes tristes. Parfois ils nous confaient leurs anecdotes et nous interrogeaient sur l’Europe, parfois ils se muraient dans le silence et se contentaient de conduire. Il n’y a pas de règle établie, pas d’avis Google ni déontologie : vous grimpez sur la moto, le feeling s’occupe du reste. Leur conduite, habile et d’une maîtrise parfaite du terrain, se couplait avec une économie minutieuse de l’essence : dès que la route ou le chemin commençaient à descendre, nous passions au point mort et nous pouvions apprécier, en moto, le chant des oiseaux ou les gazouillis d’un ruisseau. Ainsi va la vie du boda boda, libre mais nécessiteux, hommes transis de mystère, qui représente et représentera pour nous une partie d’Afrique.

Par Etienne Garnier

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