L'amour et les forêts - Les Inrockuptibles

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LES INROCKUPTIBLES Pays : FR Périodicité : Hebdomadaire OJD : 35898

Date : 29 janvier 2020 Page de l'article : p.38-43 Journaliste : Ingrid Luquet-Gad

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Story

LAMOUR ET LES FORÊTS A Paris, la Fondation Cartier expose la photographe CLAUDIA ANDUJAR et son histoire d'amour et d’engagement avec les Indiens Yanomami, communauté d'Amazonie menacée depuis les années 1970 et davantage encore avec Bolsonaro. Un regard porté sur les hommes et leur territoire, "sans les envahir et avec amitié”, et qui laisse advenir les visions. texte

Ingrid Luquet-Gad Claudia Andujar

photo

Antonio Korihana thëri, jeune homme sous l’effet de la poudre hallucinogène yâkoana, Catrimani, Etat de Roraima, 1972-1976

(recadrage)

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LORSQU'ON DEMANDE À CLAUDIA ANDUJAR CE QU’ELLE A APPRIS D’UNE VIE PASSÉE AUX CÔTÉS DES YANOMAMI, sa réponse tombe avec la concision des combats menés dans l’urgence : “à les respecter”. Pendant plus d’une heure, cette grande dame de 88 ans nous aura détaillé son parcours, qui traverse l’histoire du XXe siècle pour s’entremêler toujours plus étroitement avec celle d’un peuple. Ce peuple, c’est la tribu des Yanomami, la plus grande

de l’Environnement, il place Ricardo Salles, notoirement de mèche avec l’agrobusiness et les sociétés minières. Sa récente condamnation pour avoir tenté d’altérer la carte d’une région fluviale protégée de l’Etat de Sâo Paulo (celle du Rio Tietê) présage de la ligne à venir du gouvernement qui, depuis, tente sans relâche de légaliser l’extraction des ressources et l’agriculture commerciale sur les territoires indigènes. En attendant d’y parvenir, le pouvoir couvre les activités

population indigène de la forêt équatoriale de l’Amazonie,

illégales des mineurs, braconniers, trafiquants et

composée de près de 32000 individus.

autres mercenaires. Le bras de fer avec les organisations

Son territoire s’étend sur plus de 9,6 millions d’hectares,

environnementales est très tendu et, en août dernier, lorsque

répartis depuis le nord du Brésil jusqu’au sud du Venezuela.

l’Amazonie s’embrase, le gouvernement saute sur l’occasion

Une région caractérisée non seulement par la richesse de sa

pour accréditer les théories du complot les plus délirantes :

faune et de sa flore, mais également par celles, enfouies, de

les incendies auraient été provoqués par des ONG, qui se

gisements d’or, d’étain et de magnésium. L’urgence, c’est encore,

vengeraient ainsi d’avoir perdu leurs subventions publiques.

toujours, et peut-être plus que jamais celle-là : lutter contre l’intrusion du “peuple de la marchandise” (selon l’expression de Davi Kopenawa1, leader et chaman Yanomami), ces Blancs aveuglés par la fièvre de l’or, dont les pillages et massacres bénéficient désormais, sur la partie brésilienne du territoire

“Ils n’avaient pas ou très peu de contact avec notre monde. Ils m’ont reçue avec curiosité et

Yanomami, de l’aval des plus hautes instances du pouvoir. Le 1" janvier 2019, le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro est investi président du Brésil. Avec lui s’avancent

bienveillance, mais ils n’arrivaient pas à savoir ce que j’étais”

le spectre de la dictature militaire de 1964-1985 et le retour du refoulé colonial qui souhaite “civiliser” les Indiens

CLAUDIA ANDUJAR

d’Amazonie pour les intégrer de force. A la tête du ministère

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Maison collective proche de la mission catholique

Pour les Yanomami du Brésil, l’histoire se répète. Revoilà

du rio Catrimani, Etat de Roraima, pellicule

les garimpeiros, ces chercheurs d’or clandestins qui, au début

infrarouge, 1976

des années 1980, firent irruption par dizaines de milliers. Le souvenir encore vivace de l’arrivée des épidémies meurtrières, et jusque-là inconnues, de rougeole, grippe et tuberculose. La déforestation. La contamination des sols par le mercure. Pour le dire en un mot : la rupture de l’équilibre immémorial d’un écosystème et d’une société vivant jusque-là en autarcie.

je n’avais pas à avoir peur. Qu’ils n’allaient pas m’éliminer ou tenter de me nuire.” La première fois, Claudia Andujar reste deux mois. Doucement, “sans les envahir et avec amitié”, elle prend

Ces années noires, Claudia Andujar les a bien connues. Ce basculement, elle en a été témoin. La première fois qu’elle se rend auprès des Indiens Yanomami, c’est en 1971.

quelques photos, les premières. Elle rentre à Säo Paulo pour voir le résultat, puis retourne sur les terres Yanomami. A chaque séjour, elle reste de plus en plus longtemps.

A l’époque, elle est déjà photographe : “Un jour, un ami européen

Elle voyage, explore l’immense région de l’Etat de Roraima,

me suggère d’essayer d’aller chez les Yanomami, où il venait de passer

où le peuple vit réparti en différents villages, et se met à porter

quelques semainesCet ami, c’est Carlo Zacquini, missionnaire

leurs vêtements. Elle veut les comprendre, en mettant ses pas

italien arrivé en Amazonie dans les années 1960. Lorsque la région

dans les leurs, en tentant de voir ce qu’ils voient, de faire sien

sera brutalement tirée de sa quiétude quelques années plus tard,

le regard qu’ils posent sur un monde, le leur. Au milieu des

il deviendra également son compagnon de lutte. Mais à son arrivée,

années 1970, elle décide que ce “travail”, ainsi qu’elle nomme

Claudia Andujar découvre un peuple encore préservé, vivant

aujourd’hui son engagement auprès d’eux, manière certainement

en étroite communion avec la nature, les animaux, les esprits.

de ne pas se restreindre au mot “photographie”, l’occupera

“Ils n’avaient pas ou très peu de contact avec notre monde. Ils m’ont reçue avec curiosité et bienveillance, mais ils n’arrivaient

pour une durée indéfinie. De photographie, il est pourtant question. Mais d’une

pas à savoir ce que j’étais. Les femmes venaient me voir, elles me

pratique du médium qui, elle aussi, change du tout au tout

touchaient du doigt. Comme j’étais habillée pour travailler, en short,

à partir de ce premier contact avec les Yanomami, intégralement

j’ai compris plus tard qu’elles voulaient savoir si j’étais un homme ou une femme. Ils me touchaient du doigt en riant, et j’ai compris que

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habitée, hantée et contaminée par son sujet. A l’époque, la photographie est pour Claudia Andujar une profession et

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un gagne-pain. Celle qui commence à photographier presque

Salles de Säo Paulo et qu’accueillera, en cette fin d’hiver à Paris,

par hasard, pour documenter sa vie lorsqu’elle arrive au Brésil

la Fondation Cartier pour l’art contemporain - la plus grande

en 1955, jouit déjà d’une belle réputation. A New York surtout,

exposition à ce jour, riche de plus de trois cents tirages.

où elle a vécu adolescente, puis étudié avant de partir s’installer à Säo Paulo, elle montre son travail, on lui passe des commandes. Elle oscille entre le reportage de presse et les expositions artistiques. Le MoMA montre son travail lors d’expositions collectives et achète ses œuvres des années 1950 et 1960.

“Son style se différenciait déjà d’une esthétique documentaire ou anthropologique. Mais pour retranscrire la richesse de leur monde intérieur, elle se lance dans une série d’expérimentations techniques inédites”, raconte Leanne Sacramone, conservatrice à la Fondation Cartier, qui accompagne le commissaire invité Thyago Nogueira de l’Instituto Moreira Salles. “Elle se met

En 1971, elle reçoit la bourse Guggenheim pour son travail mené auprès des Yanomami. Une seconde dotation, obtenue en 1977, lui permettra de l’approfondir. Or, si Claudia Andujar commence à photographier en arrivant au Brésil, c’est bel et bien au contact des Yanomami qu’explose l’inouïe puissance plastique de ses photographies telles qu’on les connaît

à appliquer de la vaseline sur l’objectif de son appareil, à utiliser une pellicule infrarouge pour dénaturaliser les couleurs, ou alors jouer avec la lumière pour distordre la perspective En couleurs ou en noir et blanc, Claudia Andujar photographie les rituels chamaniques et les transes collectives. Leurs visions, elle les traduit en flirtant avec une

aujourd’hui. Et telles qu’on les découvre, consacrées par

quasi-abstraction. Tout devient liquide et se mêle, dans

l’exposition La Lutte Yanomami, conçue par l’Instituto Moreira

une communion interespèces d’où ne surnagent que quelques détails indiciels, les minces points d’attache à un réel qui de toutes parts se dérobe. Parfois, c’est la forêt, et seulement elle,

En couleurs ou en noir et blanc, Claudia Andujar photographie les rituels chamaniques et les transes collectives. Leurs visions, elle les traduit en flirtant avec

dont elle tire le portrait. Méconnaissable par la technique utilisée qui la teinte de rose, certainement aussi parce que nous n’avons jamais fait l’exercice de la considérer ainsi, celle-ci nous apparaît dès lors comme une créature mythologique à part entière, qui respire et se meut. Une large part de son travail, Claudia Andujar la consacre également aux portraits individualisés, captant les différents âges et caractères à travers

une quasi-abstraction

l’expression fugace d’un visage, l’interaction d’un petit groupe, l’esquisse d’une gestuelle.

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Invité orné de plumules de vautour pape ou de faucon pour une fête, photographié en surimpression, Catrimani, Etat de Roraima, 1974.

que cherche à réduire le président Bolsonaro, l’estimant “trop grand” pour sa population. Que l’histoire est un éternel retour, que les génocides ne sont pas choses du passé, que le droit d’un peuple à disposer de lui-même n’est jamais acquis, que l’avidité des uns mettra toujours en péril les digues humanistes précautionneusement érigées par les autres, le parcours personnel

Et puis, en 1977, elle est expulsée et interdite de séjour

de Claudia Andujar

sur le territoire Yanomami.

en est la preuve vivante.

Connue des autorités pour Née en Suisse

son engagement, elle gêne. C’est que, en 1973, a en effet

en 1931, elle grandit

commencé la construction

en Transylvanie

de la route transamazonienne

(l’actuelle Roumanie)

dite Perimetral Norte

et verra, jeune fille, sa famille paternelle périr dans

(“périmétrale nord”), qui marque le début du Plan

les camps de concentration.

d’intégration nationale

Son engagement auprès

(PIN) lancé par la dictature.

des Yanomami, elle

En 1975, les choses

l’explique naturellement,

s’accélèrent lorsque

refusant de se cacher

d’importants gisements d’or

derrière de grands principes

sont détectés dans la région,

humanistes ; simplement,

la plus riche du monde, dont les sous-sols recèlent également du magnésium et de l’étain. Quarante mille garimpeiros font irruption parmi les Yanomami, dont la population décroît de 20 % en une poignée d’années. C’est le début d’un génocide perpétré dans un silence

au fil du temps, elle a fini par reconnaître un peu d’elle-même dans leur destinée. Et si, à la question de savoir ce qu’elle a appris auprès d’eux, la réponse tombe aussi énigmatique que celle d’un sphinx, c’est qu’elle a compris qu’en dire trop, ce serait empêcher

retentissant. Le travail de Claudia Andujar sera dès lors

chacun, à son tour, de rester attentif à la singularité de l’autre,

inséparable de l’action juridique. Faire connaître les Yanomami,

de refaire le même chemin qu’exige l’acceptation de l’altérité,

documenter la richesse de leurs traditions ne suffit plus, alors

son respect inconditionné plus encore que sa simple

que sont exterminées des tribus entières. En 1978, elle fonde,

compréhension. A l’autre bout du combiné, la voix est ferme,

aux côtés de Carlo Zacquini et de l’anthropologue Bruce Albert, la

calme, précise. “Ce que j’ai appris d’eux? A les respecter.

CCPY - pour Commission pour la création du parc Yanomami,

Ils veulent être leurs propres maîtres. Ils veulent décider de leur

qui deviendra plus tard la Commission pro-

destinée et de leur territoire. Peut-être qu’un jour ils voudront

Treize années s’écoulent avant qu’ils n’obtiennent gain de cause.

profiter des richesses qui sont les leurs. Mais dans ce cas, la dérision

En 1992, le territoire Yanomami est officiellement délimité

leur appartient

et son existence légale reconnue, garantissant aux peuples indigènes le droit constitutionnel à sa jouissance exclusive. La victoire est de courte durée. Moins d’un an après l’accord de 1991, des garimpeiros assassinent seize Yanomami lors du massacre de Haximu. Aujourd’hui, c’est ce même territoire

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1. La Chute du ciel - Paroles d'un chaman Yanomami de Davi Kopenawa et Bruce Albert (Pocket, 2014)

Claudia Andujar, la lutte Yanomami du 30 janvier au 10 mai à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris

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