Cahier spécial 125 ans

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Lausanne, le 14 décembre 2011

cahier spécial

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Combien laisser? La question du pourboire est une arlésienne de l’économie, y compris à notre époque du «service compris». Le sujet a toutefois perdu du caractère brûlant qu’il avait autrefois, lorsqu’il constituait l’unique salaire des employés.

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bras de fer pour un salaire équitable Que ce soit en 1890, 1935 ou en 1977, la question du pourboire alimente les pages du journal d’union helvetia, et suscite d’âpres discussions. et si le «service compris» est la règle depuis 1981, il en va tout autrement dans la pratique. historique de la question à cheval sur trois siècles.

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epuis toujours, dans les hôtels, les clients ont déposé quel­ ques pièces ou billets dans le creux de la main des emplo­ yés à leur service, et ce pour les remercier de la qualité de leur travail. Il se trouve qu’au 19e siècle, les voyageurs sont beau­ coup plus dépendants des services hôteliers qu’aujourd’hui. Les séjours à l’hôtel sont bien souvent de plusieurs semaines, ce qui suppose le lavage du linge et un service de transport. Les gar­ çons d’étage et les femmes de chambre tiennent souvent compag­ nie aux clients et le concierge est une personne de confiance. Pas étonnant dès lors que les touristes, à l’heure du départ, tiennent à remercier le personnel. Et s’il s’agit bien d’un dû, le montant, lui, n’est pas clairement défini. Il n’empêche: quand le colonialiste Cecil Rhodes, fondateur de la Rhodésie (Zimbabwe), n’accorde que 5% de pourboire, le montant est jugé «dérisoire» en Angle­ terre. Pour les employés, le pourboire est une question de sur­ vie dans la mesure où ils en ont véritablement besoin pour as­ surer leur quotidien. Une édition du journal de l’Union de 1912 mentionne qu’à l’Hotel Tzarewich à Nice, il est clairement dé­ fini qui gagne quoi quand un pourboire de 400 francs est distri­ bué: 6 francs pour le maître d’hôtel, la femme de chambre et le valet de chambre, 5 francs pour le chef de rang, 4 francs pour le commis de salle et le concierge, entre un franc cinquante et trois francs pour le sommelier d’étage, le conducteur, les chasseurs et les liftiers. La question du pourboire ne concerne pas uniquement les hôtels, mais également les restaurants. Dans les grandes vil­ les comme Londres, New York, Vienne, Berlin ou Paris, les gar­ çons de café ne reçoivent pas de salaire. Dans certains cas ex­ trêmes, ils doivent même payer quelque chose pour les tables dont ils assurent le service. La révolte gronde en 1901 alors qu’à Zurich le «Wiener Café» situé sur la Bahnhofplatz ne paie pas de salaire à ses employés, et demande à ses garçons de café de s’approvisionner eux­mêmes en allumettes et de payer les craies de billard. La formation et le logis – payés traditionnellement par l’employeur – sont également à la charge des employés, alors qu’ils travaillent au minimum 15 heures par jour (avec deux repas). Cer­ tains objectent que cette situation ne saurait être aussi mauvaise, dans la mesure où l’établissement compte quelques employés de longue date dans ses rangs. Dans d’autres pays, la pratique est dif­ férente, comme par exemple le pourboire «à l’avance», une mani­ ère de se voir accorder une bonne place au restaurant, ou encore de payer les frais de service.

Mendier son pourboire Dès le début, le pourboire est un sujet de querelles, et une vérita­ ble épine dans le pied des hôteliers. Quand les hôteliers genevois se prononcent pour supprimer le pourboire, la colère gronde chez les employés. «C’est à ce mouvement contre le pourboire que nous devons la naissance des sociétés d’employés d’hôtels en Suisse, et en particulier la création de la société genevoise en 1877», écrit un correspondant du journal Union Helvetia dans son édition du 1er janvier 1891. La problématique essentielle est clairement exprimée par un rédacteur historique du journal Hermann Bieder en l’an 1901: «Aucun hôtelier n’est prêt à remplacer le revenu du pourboire par un revenu fixe de même valeur. Voilà pourquoi nous sommes pour le pourboire.» Quelques semaines plus tard, un contributeur in­ connu a le nez creux: «Je pense tout comme vous que nombreux sont ceux qui vont encore se casser les dents sur la question du pourboire, et qu’il va être difficile, voire même probablement im­ possible, de supprimer le pourboire.» Un pas est fait en 1902 déjà: le 6 avril, la Société des voyageurs d’affaires invite la Société suisse des hôteliers et Union Helvetia à dialoguer à Olten. Elle a pour revendication que ses voyageurs paient partout le même pourboire. Il arrive souvent qu’en dé­ placement pour des raisons professionnelles, ces voyageurs aient l’impression de n’être bons qu’à être «saignés». Le problème reste entier. Fondamentalement, Union Helvetia n’est pas contre une norme unique, mais les abus existe Entre autres problèmes, il arrive que la personne qui reçoit l’argent, ne le transmette pas dans sa totalité, voire même pas du tout, ou encore que le personnel devienne véritablement cor­ rompu, ce que Bieder désigne par une attitude de «demandeur de pourboire» ou de «mendiant de pourboire». La critique porte également par rapport au donneur: «Le pourboire dans sa forme actuelle a toutes les caractéristiques de l’aumône pour celui qui donne – alors que pour celui qui le reçoit c’est un salaire gagné honnêtement.»

L’hôte: partenaire d’affaires La question du pourboire est restée d’actualité tout au long des 125 ans d’Union Helvetia et Hotel & Gastro Union. Parfois les hô­ teliers réclament sa suppression, parfois l’Union. Et la Fédéra­

tion des sociétés suisses d›employés (FSE), qui a créé l’Union en 1918 avec la Société suisse des employés de commerce (SEC), dé­ clare en 1919 exiger «la suppression du salaire au pourboire dans l’hôtellerie­restauration». De la sorte, pas à pas, on se rapproche d’une suppression ef­ fective. La répartition du pourboire est une question qui revient sans cesse lors des négociations dans le cadre des conventions collectives de travail. Et qui finit par être résolue, ce qui n’est pas toujours facile. A la fin de la CCT, il y a toujours une annexe qui traite des salaires basés sur le chiffre d’affaires. Selon Karl Eugs­ ter, secrétaire général de l’Union de 1977 à 2007, ces annexes sont si compliquées, qu’elles se retrouvent enterrées vite fait. Et ce au point où dans les années 70, le «service compris» s’impose. «Cela vient aussi du fait, qu’avec la politique généreuse envers les étran­ gers, dans les années 60 et 70, il est impossible de maintenir la vieille hiérarchie stricte de l’hôtellerie de luxe.» Pour Karl Eugster, il y a également d’autres raisons: lente­ ment, on assiste à un changement de posture. L’expression selon laquelle «le client est roi» n’est plus tout à fait juste, le client se­ rait devenu en fait un partenaire d’affaires. «Le pourboire est hu­ miliant», considère Karl Eugster. Que ce soit à la banque ou au restaurant, il dit attendre des employés le meilleur service pos­ sible, et ne voit pas pourquoi il faudrait payer une somme sépa­ rée pour une prestation somme toute parfaitement normale. Et d’ajouter que, pour un employé, délivrer une bonne prestation est avant tout une question de bonne direction du personnel, pour­ boire ou pas. Officiellement, le pourboire se trouve ainsi supprimé, et sa part intégrée au salaire; il n’en continue pas moins à faire son chemin. De la même façon, cela cesse d’être un thème pour Hotel &Gastro Union, alors que le service juridique de l’Union est sou­ vent questionné sur le sujet. Dans la pratique, on distingue trois manières de faire: dans certains établissements, la personne au service peut garder le pourboire, dans d’autres le pourboire est réparti selon le nombre d’employés. Ou enfin, c’est le chef qui l’encaisse. «En l’occurrence, la règle veut que si l’on change le sys­ tème, il faut l’accord de toutes les parties, car il s’agit d’un chan­ gement du contrat de travail», relève Stefan Unternährer, sec­ rétaire général adjoint d’Hotel & Gastro Union. Pour une plus grande sécurité, il recommande d’opter pour une hausse de sa­ laire plutôt que pour le pourboire. Qui a dit que le pourboire n’est plus un sujet d’actualité?


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