grand théâtre magazine n°13 - Migrations juives

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juivesMigrations n°13Ruzan Mantashyan, voix d’or et courage d’acier L’exil comme domicile : les pérégrinations juives dans l’histoire Le Berlin secret de Tatjana Gürbaca

C’est enfin l’une des plus terribles migrations, celle des Juifs persécutés par l’antisémitisme de toujours, qu’évoque La Juive, ce mélodrame d’un compositeur juif, Fromental Halévy, dont la famille avait émigré à Paris pour y bénéficier du décret d’émancipation des « Israélites » proclamé par la Révolution française. C’est donc tout naturellement aux déplacements de ce peuple, qui en a subi plus qu’aucun autre, que nous avons voulu consacrer le dossier de ce premier numéro de saison.

fin

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Mais la migration n’est pas toujours une tragédie. Il est des exils heureux: ceux qui suivent les chemins du cœur, des études, des changements de vie consentis. La migration peut enfin s’entendre dans un sens plus individuel, comme un déplacement en soi, vers soi.

Bonne lecture ! Rédacteur en chef de ce magazine, Jean-Jacques Roth a travaillé dans de nombreux médias romands. Il a notamment été rédacteur en chef et directeur du Temps puis directeur de l’actualité à la RTS avant de rejoindre Le Matin Dimanche, où il a dirigé le magazine Cultura. Il a entre autres consacré deux ouvrages au Grand Théâtre.

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C’est alors une autre aventure encore qui s’enclenche : quel plus grand décentrement intime que d’être frappé par un deuil ou par la foi, que de survivre à une catastrophe ou de suivre une psychanalyse ? Et l’opéra, et la danse, me direz-vous ? Nous y voici : la migration y est tout entière, et dans toutes ses acceptions. Pour ce qui est des exils à résonance historique, cette saison serre son sujet de près. Prenez l’exode des Hébreux dans Nabucco, que Verdi compose comme un appel à l’indépendance italienne ; ou Le Voyage vers l’espoir, la création de Christian Jost, inspirée par le film de Xavier Koller, où une famille kurde chemine vers la Suisse, pensant arriver au paradis… Mais lorsque Parsifal, dans le monumental « Festival scénique sacré » de Wagner, connaît la double révélation de son nom et de la compassion, c’est d’une autre migration qu’il s’agit – intérieure, celle-ci, qui l’élève et le transfigure. Et lorsque le nouveau directeur du Ballet du Grand Théâtre, Sidi Larbi Cherkaoui, est allé s’imprégner dans le temple chinois Shaolin, le berceau du kung-fu, d’un art du mouvement si étranger au sien, c’est à une triple migration géographique, spirituelle et stylistique qu’il s’est livré. Elle aura produit Sutra , une de ses chorégraphies fétiches, qu’il présentera parmi d’autres cette saison.

Lorsque le Grand Théâtre a décidé de placer sa nouvelle saison sous le titre des Mondes en migration, la déflagration de la guerre en Ukraine était impensable. Elle a depuis ajouté ses millions de déplacés à tous ceux, autour de la Terre, qui fuient les conflits, les famines, les dictatures ou tout simplement l’absence de futur. Notre monde est traversé de ces errances désespérées, qui trop souvent se terminent sur un bateau crevé s’abîmant en mer, au sommet de murs de barbelés infranchissables ou dans le cul-de-sac de campements surpeuplés, transformant l’éden tant convoité en enfer. On songe alors à la longue chaîne des exodes qui ont balafré l’histoire des peuples chassés de leurs terres par les guerres, les persécutions et les génocides – ces réalités que le photographe Paolo Pellegrin documente depuis des décennies par des reportages poignants, qui accompagnent cette saison du Grand Théâtre et qui font l’objet d’une exposition au Musée Rath (jusqu’au 25 septembre).

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édito

Genève 21 mars 2022 Dans la gare genevoise, une aide spontanée a été mise sur pied pour guider la centaine de réfugiés ukrainiens qui arrive tous les jours. Devant la Migros, les questions fusent, les rires se mélangent aux larmes et les routes se croisent. © Pierre Albouy pour Le Temps La marche du monde sur aussiletemps.chàGenève  Accès letemps.ch/geneveInscriptionpendantgratuit21jours.ici L’actualité analysée et commentée sous toutes les formes  : enquêtes, vidéos, podcasts et événements.

Photo : Lidija Delovska, pour le Grand Théâtre Magazine

Carte postale éditée à l’occasion de la création à Londres de la pièce Le Juif errant de Ernest Temple Thurston, en 1921. Son succès fut tel qu’elle connut deux adaptations au cinéma en 1923 et 1933. © The Michael Diamond Collection / Mary Evans Pit Édito 1 par Jean-Jacques Roth Mon courageVoixRuzanPortraitdedansTatjanaAilleursme« LesSylvieà l’opérarapport 4Fleury,voixdefemmestransportent »6Gürbaca,letourbillonBerlin12Mantashyan,d’or,d’acier

Portrait de couverture Ruzan Mantashyan chantera l’héroïne de La Juive de Fromental Halévy, cet ouvrage fondateur du « grand opéra français » qui connut dès sa création à Paris en 1835 et pendant tout le XIXe siècle un succès phénoménal. Lidija Delovska l’a photographiée dans la gare de Hambourg, ville dans laquelle cette soprano originaire d’Arménie a choisi de vivre. Elle entame ainsi la série des couvertures de ce magazine consacrées à la saison « Mondes en migration » du Grand Théâtre, qui auront pour fil rouge les gares. Lieux du départ et du retour, des séparations et des retrouvailles, de l’exode et du rapatriement : lieux où se jouent tant de migrations, collectives et intimes, désespérées ou heureuses.

tous MouvementRétroviseur41 culturel Tel-Aviv,42une bulle

RUBRIQUES

unLapartenairesRegarddeDuCoulisses16côtéobscurlaforcesurnos38Bâtie,mariagepour en Terre sainte amours impossibles

Sur le fil46 Les

JUIVESMIGRATIONSDOSSIER

Agenda48

3 L’exil comme domicile, par Simon Erlanger L’honneur20du Juif errant, par Metin26Arditi Marc EnfantMinkowski,d’unsiècle nomade, par Jean-Jacques Roth 30 La musique, les Juifs et le monde, par Charles Sigel, 34 Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Le Temps, Collaboration éditoriale Le Temps Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Jean-Jacques Roth Édition Florence Perret Comité de rédaction Aviel Cahn, Karin Kotsoglou, Jean-Jacques Roth, Clara Pons Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim Maquette et mise en page Simone Kaspar de Pont Images Anne Wyrsch (Le Temps) Relecture Patrick Vallon Promotion GTG Diffusion 38 000 exemplaires dans Le Temps Parution 4 fois par saison Tirage 45 000 exemplaires ISSN 2673-2114

Par Serge Michel

J’y vais de temps en temps, une ou deux fois par an, mais je suis inculte. C’est mon grand frère, qui malheureusement n’est plus là et que j’ai tellement admiré, qui a partagé la passion de ma grand-mère. Ils allaient tout le temps à l’opéra Serge Michel est Albert-Londreslauréatjournaliste,duprix de reportage en 2001 pour son travail en Iran. Il a notamment travaillé pour Le Temps, Le Figaro et Le Monde, dont il a été directeur adjoint. Il est co-fondateur du nouveau média suisse Heidi.news.

En tout cas plus que les opérettes à la salle Pitoëff, auxquelles on allait aussi. Qu’est-ce que c’était pénible ! Cela dit, je suis la seule de la famille à n’avoir pas croché à l’opéra.

On la dit aussi pop que suisse, aussi fashion que chamanique. Sylvie Fleury, qui prépare des expositions sur trois continents, a découvert l’opéra avec sa grand-mère et y a accompagné son frère pour son dernier voyage. Elle y retourne, pour la modernité des mises en scène et les voix de femmes.

blanc sur les ondes. Il y a des gens qui me parlent encore d’elle; son abonnement au Grand Théâtre était pour deux personnes et quand elle n’avait personne pour l’accompagner, elle prenait un de ces jeunes recrutés par ces émissions. Elle était vraiment très spéciale !

mon4 rapport à l’opéra Sylvie Fleury « Les voix de femmes transportent »me

Vous aimiez ça ?

L’artiste genevoise Sylvie Fleury travaille sans relâche. Une exposition en cours à la Pinacoteca Agnelli de Turin, Turn me on, dont elle prépare le catalogue, et d’autres à venir à Uster, près de Zurich, à Séoul ou à New York. Partout, ses installations à la fois ludiques, poétiques et vaguement inquiétantes font florès, qui célèbrent la consommation pour mieux annoncer la fin de l’ère du consumérisme. Quelle relation entretient cette héritière du pop-art avec l’opéra? En 2010, elle avait créé les affiches de l’opéra de Lausanne avec des chromes de voitures et des cuirs de motards. Mais elle a aussi un lien plus intime avec l’art lyrique… Vous souvenez-vous de votre premier opéra ? Je devais avoir 12 ans et c’était Aïda, je crois, avec ma grand-mère. Elle était une très grande fan et très grande connaisseuse de l’opéra. Elle participait toutes les semaines à un concours sur la Radio suisse romande et c’était toujours elle qui gagnait ! Elle était connue comme le loup

5 ensemble. Il avait une énorme collection de vinyles d’opéra dont j’ai hérité et pour laquelle je cherche une destination. Pour moi, l’opéra est devenu un sujet un peu émotionnel. Quand mon frère est tombé gravement malade, pour son dernier voyage, notre mère, lui et moi sommes allés à Vérone pour un Verdi.

© MonfournyRenaud / Leextra / Keystone

Pour moi qui suis plutôt visuelle, c’est évidemment plus excitant l’opéra qu’un concert classique. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose, une possibilité de fantaisie. Il y a l’option que cela soit pop – ou pas ! Je me rappelle qu’il y a une quinzaine d’années, j’allais beaucoup à Salzbourg parce que j’ai un galeriste là-bas qui nous invitait aux Festspiele. J’ai vu des mises en scène classiques mais aussi certaines de Robert Wilson, très épurées avec des décors minimalistes. Tout le monde trouvait cela fantastique, incroyable – et moi aussi, mais cela me paraissait évident que l’opéra est un domaine dans lequel il y a encore beaucoup à faire, transformer des œuvres classiques. J’adore quand la mise en scène apporte quelque chose de différent, on peut aller toujours plus loin, pour le meilleur et pour le pire !

J’ai une période très pleine, après deux ans de confinement. Tout se remet en marche, on dirait qu’il y a une soif énorme pour d’autres choses que les mauvaises nouvelles… Je travaille sur un projet à Uster, près de Zurich, en octobre, pour une fondation privée. Je vais mettre en scène des vêtements que je collectionne depuis des années, je ne l’ai encore jamais fait. Je travaille aussi pour une grande exposition en mars l’année prochaine au Kunstmuseum de Winterthour. Et d’autres projets, en Corée du sud en janvier ou à New York, ou le catalogue de l’exposition actuelle à Turin. J’ai du plaisir à me donner entièrement à cela ! « L’opéra est un domaine dans lequel on peut faire encore beaucoup de choses, transformer des classiques.œuvresOn peut aller toujours plus loin, pour le meilleur et pour le pire ! »

Voyez-vous parfois l’opéra comme un art pop, un refuge de la fantaisie contemporaine ?

J’ai une passion pour les voix des femmes, elles me transportent, je ne sais pas pourquoi.

Qu’est-ce qui vous touche, dans un opéra, l’histoire, les tourments des personnages, la mise en scène, les costumes ?

L’opéra est un art total, qui mêle tous les autres, il y a l’idée de tout lâcher. On n’est pas loin de votre YES TO ALL, non ? C’est vrai, il y a beaucoup de points de contact. J’ai souvent vu la scène des opéras comme un tableau vivant. Tout comme j’ai toujours tiré des parallèles entre les vitrines des magasins et la photographie. C’est assez fascinant. Là, je vais retourner davantage à l’opéra. J’ai entendu que cela bougeait à Genève, et tant mieux, c’est souvent plus difficile qu’ailleurs d’innover dans cette ville, mais c’est nécessaire ! Il a été difficile de trouver un moment pour se parler, vous travaillez beaucoup ?

Installation de Sylvie Fleury sur le mur du hall d’entrée de la Nouvelle Comédie de Genève. © Serge Frühauf

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Charlottenburg, c’est la Berlin résidentielle des ambassades, où aiment vivre les artistes installés et les bobos quinquagénaires lorsqu’ils sont épuisés par les loyers devenus stratosphériques des zones branchées de Kreuzberg ou Prenzlauer Berg.

Le Deutsche Oper tout proche, c’est un peu sa maison. Enfant, elle faisait équipe avec un camarade de crèche dont la mère était une fanatique de théâtre. « Elle nous emmenait partout, à des spectacles de Chéreau ou de théâtre nô. Moi, je pensais que c’était la vie normale de tous les enfants. » On voit au moins sans difficulté où est née sa vocation de metteuse en scène lyrique.

Le marché de la Karl-August-Platz est fait pour cette population : « Il doit y avoir un millier de stands ! On y trouve absolument tout, des poissons frais de Méditerranée à la salade d’herbes typique du Brandebourg. On peut y boire un café ou un verre de bon blanc, chose plutôt rare à Berlin. Et on y rencontre tout le monde : des comédiens ou des personnels des grandes scènes toutes proches. C’est là que j’apprends les derniers potins sur la ville. J’ai vraiment le sentiment d’y être au cœur de Berlin. »

Tatjana Gürbaca, dans le tourbillon de Berlin

Tatjana Gürbaca aime sa ville avec un enthousiasme vibrant. La metteuse en scène qui a signé Jenůfa la saison dernière et revient cet automne pour un autre opéra de Janáček, Katia Kabanova, aime y nager, y acheter des plantes, y choisir des livres, y faire son marché. Et se baigner dans l’incroyable bouillon de cultures où le monde entier se rencontre.

Par Jean-Jacques Roth Photographies : Ana Torres pour le Grand Théâtre Magazine

Elle revient d’une année de mises en scène, enchaînées à un rythme fou, et elle ne reconnaît plus sa ville. « C’est ça Berlin: tout change tout le temps. » Le Covid a ajouté un coup d’accélérateur au tourbillon des restaurants, des cafés, des galeries, des scènes qui ferment pour être aussitôt remplacées. Tatjana Gürbaca aime ça. Cette énergie, c’est aussi la sienne. Vraie Berlinoise, c’est-à-dire née ici mais de parents immigrés, père turc, mère slovène de Trieste : ces racines qui regardent vers l’est et le sud sont l’une des clés de l’identité de la capitale allemande. « Ici, on se sent plus proche de Moscou que de Stuttgart », observe-t-elle. On aurait aimé déambuler avec elle dans son quartier de Charlottenburg à l’affût de ses adresses secrètes – ses « Geheimtips ». Mais Tatjana Gürbaca n’a pas pu revenir à temps chez elle pour que la rencontre puisse s’y faire. C’est donc par Zoom qu’on suit la guide. Et la visite commence par le marché du samedi sur la Karl-August-Platz, au cœur de ce quartier où elle est née, et où elle est revenue, un peu par hasard, adulte, habiter avec son compagnon, le peintre Kai Brandt.

GürbacaTatajana construitl’Amerikahaus,devantdansle style brutaliste typique de lafabuleuses »,sontdontgalerieaujourd’huiUSA,centreguerre.berlinoisel’architectured’après-Autrefoiscultureldesl’édificeabriteunephoto,leC/O,lesexpositions« toujoursaffirmemetteuseenscène.

Plus tard, elle sera figurante dans cet opéra construit à l’ouest après-guerre, alors que le prestigieux Staatsoper restait à l’est. Elle séchait les cours pour en arpenter les coulisses. Jeune, elle dansait beaucoup et voulait devenir professionnelle mais à l’adolescence, trop grande, trop peu souple, elle a dû renoncer. Un déchirement. Mais elle avait tellement d’autres cordes à son arc ! Piano, violoncelle puis contrebasse, travaillés notamment à l’Académie de musique Hanns Eisler. L’accès à cette institution réputée de Le festival annoncé par l’affiche, Tanz im August  (Danse en août), est l’un des préférés de Tatjana Gürbaca. Petite, elle voulait être danseuse. Ses mises en scène incluent souvent des éléments desdansenchorégraphiques,trèsparticulierletraitementfoules.

ailleurs8 des ouvrages spécialisés sur l’architecture, la musique, le théâtre, le cinéma… et donc celui de Tatjana Gürbaca, dont les appétits en la matière n’ont pas de frontière. Les appétits tout court non plus. « On ne peut pas aimer Berlin sans aimer les cuisines du monde», dit-elle. C’est donc au Koshary Lux qu’elle aime faire la pause de midi, petit restaurant oriental, chaises de couleur sur le trottoir, tables aux nappes jaunes à l’intérieur, sous des lampions colorés. « Que des produits frais, des menus toujours renouvelés, c’est un pur délice. » Comme beaucoup de petits restaurants berlinois, le Koshary Lux propose ses plats sur un mode décomplexé. Emblématique d’une ville essentiellement jeune, où tout est désacralisé, facile d’accès, inclusif. « Il n’y a pas de ville plus libre ailleurs en Allemagne. Berlin est easy going dans tous les sens du terme. On peut s’y promener en pyjama sans que personne n’y fasse attention. Cette tolérance peut aller jusqu’à l’indifférence ». On dit aussi que l’arrogance des Berlinois est à l’Allemagne ce que celle des Parisiens est à la France. Elle rit – elle a le rire facile. « Oui et non, tempère-t-elle. Il y a un dicton qui dit que les Berlinois ont un grand cœur et une grande gueule. J’aime ça. Avec eux, au moins les choses sont claires. » Et elle ? « Non, j’ai plutôt tendance à arrondir les angles. » Berlin, c’est aussi une perpétuelle présence du passé proche, des années noires du nazisme à la division de l’après-guerre. L’Allemagne a comme aucun autre pays effectué son « travail de mémoire » et les témoignages de cette histoire déchirante sont partout, de l’extraordinaire Musée juif au Mémorial de la Shoah, des vestiges du Berlin-Est venait de lui être rendue possible par la réunification. Puis ce sera une autre formation encore, à la mise en scène cette fois, auprès de la grande Ruth Berghaus, qui avait longtemps travaillé avec Brecht. À la fois chorégraphe, metteuse en scène de théâtre et d’opéra, elle fut une figure majeure du « Regietheater », ce principe de mise en scène fondé sur une interprétation radicale, souvent investie d’une lecture politique. « La langue du théâtre était très différente à l’est, se souvient Tatjana Gürbaca. Faire du théâtre avait un autre sens sous le régime communiste. Il fallait recourir à des langages scéniques moins illustratifs pour contourner la censure. » Retour au temps présent, à Charlottenburg. On a laissé le marché pour faire quelques dizaines de mètres et se retrouver sur la place Savigny. Une oasis où les immeubles bourgeois n’ont pas tous souffert des bombardements de 1945 qui ont tant ravagé la ville. Sous le métro aérien (le S-Bahn, à ne pas confondre avec le U-Bahn souterrain), deux librairies iconiques attendent cette assoiffée de lecture – « Je lis tout le temps et je lis de tout, romans, essais… » La première, l’Autorenbuchhandlung (la « librairie des auteurs »), a été créée par des écrivains. Elle a souvent déménagé avant de trouver son asile dans un vaste local au plafond d’arcades blanches. « J’y reste des heures, les libraires me connaissent et me conseillent, leur choix est tellement bon que je peux en ressortir avec des kilos de bouquins. » La seconde, le Bücherbogen (« L’arche aux livres »), est tout aussi célèbre et tout aussi vaste. Les voûtes du plafond, ici, sont de cette briquette typique de Berlin. C’est le temple

«Il y a un dicton qui dit que les Berlinois ont un grand cœur et une grande gueule. J’aime ça. Avec eux, au moins les choses sont claires.»

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J’allais à l’école anglaise. Mais indépendamment de mes propres souvenirs, on y sent l’esprit d’une époque. C’est un lieu incroyablement romantique.»

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Checkpoint Charlie à l’ensemble mémorial du Mur de la Bernauer Strasse. Tatjana Gürbaca se souvient bien sûr de la chute du Mur en novembre 1989. Elle avait 16 ans. Autour de ses parents très politisés, avec un père qui ne devait acquérir la nationalité allemande que quelques mois plus tard, après 10 ans d’attente, on eut toutefois de la peine à communier avec l’enthousiasme ambiant. « Comme étrangers, on se demandait ce que signifiait cette nouvelle grande Allemagne dans un contexte européen. Comme beaucoup d’intellectuels à l’Ouest, on craignait aussi que les choses aillent trop vite, qu’une Allemagne annexe l’autre. Une de mes bonnes amies, l’écrivaine Jenny Erpenbeck, décrit très bien ce climat ambivalent dans son dernier roman, Kairos (non traduit en français, ndlr). »

Au chapitre de la mémoire, Tatjana Gürbaca préfère donc un lieu plus secret que les dizaines de monuments et musées connus de tous les touristes : le cimetière de guerre britannique de la Heerstrasse, à l’ouest de la ville. « Il y a 3600 tombes de soldats, surtout des pilotes de la Royal Air Force et des prisonniers de guerre du Commonwealth. Le quartier de Charlottenburg faisait partie de la zone britannique après la défaite allemande, et dans mon enfance, dans les années 70, il y avait encore des défilés de soldats britanniques, des fêtes.

Tatjana Gürbaca dans les rues de son quartier Charlottenburgde : « Il n’y a pas de ville plus libre en Allemagne. Berlin est easy going dans tous les sens du terme. » Dans le « Bücherbogen », la spécialiséelibrairie dans les livres consacrés aux beaux-arts, aux arts de la scène, à la photo, au design, au cinéma. « Je lis tout le temps, dans le train, dans le métro, dans mon lit. Des romans, des essais, je suis assoiffée de lecture ».

L’évocation de ces vertes pelouses nous amène à une passion plus intime : le jardinage. Tatjana Gürbaca déplace la caméra pour faire admirer le laurier-rose et le citronnier qu’elle a plantés la veille sur son balcon. Plus bas, dans la cour de son immeuble, elle a fait pousser une forêt où les oiseaux chantent. «Un jardinier m’a dit un jour : le jardinage, il suffit de passer la porte, on ne revient plus en arrière. » Elle perfectionne donc sa main verte à la Königliche Gartenakademie, toute proche du Jardin botanique de Dahlem. Les deux responsables ont complètement revivifié cette « académie royale du jardin », fondée il y a deux siècles, pour en faire un centre de conseils et d’apprentissage à destination des jardiniers amateurs. « Il y a tout là-bas, des cours, des conférences, des propositions de visites de beaux jardins… et on peut se contenter d’y boire un café, au milieu des serres. Deux fois par an, en avril et en septembre, il y a une foire aux plantes. Tout Berlin s’y retrouve, des gens viennent de loin en Allemagne et même de l’étranger. » Suivons encore Tatjana Gürbaca dans cette nature qui donne à Berlin son oxygène –même si elle admet qu’elle passe plus de temps à y travailler qu’à s’y détendre. Sur sa table de travail, les prochains spectacles se succèdent : Così fan tutte à Prague, Katia Kabanova à Genève et à Brno, puis Simone Boccanegra à Essen, le tout d’ici la fin de l’année. Il lui faut donc rincer ses journées laborieuses, grâce à une autre de ses passions : la natation. Elle nage dans le bassin du stade olympique, soit dans les bains municipaux (Stadtbäder) proches de chez elle, dont le plus petit, la « Alte Halle » de la Krumme Strasse, est abrité sous une magnifique architecture de fer, avec des fresques Jugendstil. Et quand la météo s’y prête, elle fait comme tous les Berlinois et se précipite au Wannsee, ce grand lac au sud-ouest de la ville – hélas sinistrement célèbre pour la conférence de dignitaires nazis qui s’y réunit en 1942 pour mettre au point l’organisation de la « solution finale de la question juive ». Sa plage préférée, c’est la Grosses Fenster, la « grande fenêtre » : rivage de sable et un petit port de voile. « Un rêve. Sauf cette année. Un petit ver y pullule qui irrite la peau. Et c’est tout près de là que la forêt de Grunewald a pris feu, en août, après l’explosion d’un ancien dépôt de munitions. L’histoire ne vous lâche jamais, dans cette ville. »

La nature occupe une essentielleplace dans la relation de Tatjana Gürbaca à Berlin – ici dans le Tiergarten où elle a ses habitudes. « J’aime travailler dans les théâtres où la nature est aux portes de la ville, comme Genève. »

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«Un jardinier m’a dit un jour : le jardinage, il suffit de passer la porte, on ne revient plus en arrière.»

11 La culture ne vous lâche jamais à Berlin, elle non plus. Elle est partout, elle vient de partout. On doit aller vite pour parcourir les quelques adresses que Tatjana Gürbaca tient à recommander, là encore hors des sentiers battus. Les arts ? Il faut viser l’Académie des arts, non pas en son siège mais dans le bâtiment secondaire du Hanseatenweg : « Une architecture typique du brutalisme des années 50 et 60, si important à Berlin, et un éventail de propositions culturelles incroyable, en musique, en littérature, en cinéma, en expos. J’y ai vu des spectacles merveilleux, la bibliothèque est immense… » Des galeries, ensuite, qu’elle isole dans un maelström d’édifices consacrés à l’art contemporain : celles, très réputées, de Max Hetzler, et la galerie König dont une partie occupe l’Église Sainte-Agnès et son jardin, où sont exposés sculptures et grands formats. Pour la photo, enfin, elle pointe la galerie C/O dans l’Amerikahaus : « Encore un lieu qui témoigne de l’architecture des années 50. D’abord liée à l’ambassade américaine, l’Amerikahaus fonctionnait comme centre culturel américain avant de devenir une galerie photo très importante. Toutes les expositions y sont fabuleuses. » Et puis la scène, bien sûr. Passons sur les deux opéras où Tatjana Gürbaca a travaillé, sur le théâtre dont Berlin est une capitale historique, pour en revenir aux passions d’enfance de la metteuse en scène. La danse tout d’abord avec le festival Tanz im August, qui envahit les scènes dans toute la ville et propose « ce qu’il y a de plus stimulant dans la danse contemporaine ». La musique ensuite, avec la salle Pierre Boulez construite par Frank Gehry, toute proche de l’île aux musées. La salle Pierre Boulez programme aussi bien du classique (notamment le West-Eastern Orchestra dirigé par Daniel Barenboïm) que des musiques du monde ou du jazz. L’architecture elliptique permet au public d’être très proche des musiciens : « Je me souviens d’un récital du pianiste Radu Lupu, on pouvait voir ses mains de près. C’était intime, extrêmement touchant. C’est un lieu relié à l’histoire et ouvert sur le monde, très contemporain, une parfaite liaison entre le passé et le présent. » Il faut bien terminer cette visite virtuelle et ce sera avec un cocktail. Carrément le meilleur d’Allemagne, au bar de l’Hotel am Steinplatz – et nous voici revenus dans son quartier, à Charlottenburg. « Le bar est tapissé de photos de stars du cinéma et le barkeeper a reçu un nombre incroyable de distinctions (bar d’hôtel de l’année en 2017 et 2018, carte de bar de l’année en 2019). » Précision : on n’y boit pas de gin « puisqu’on le sert partout ailleurs », dixit l’établissement, mais un alcool distillé à partir d’herbes de la région. En revanche, pléthore de cocktails sans alcool, avec kombucha maison, eau de rose ou cardamome. Pour ce qui nous concerne, on aurait aimé boucler en sa compagnie l’exploration de cette ville-monde devant un Negroni – au genièvre, natürlich.

Au Grand Théâtre de Genève Katia Kabanova Du 21 au 1 er rdvgtg.ch/katia-kabanovanovembre.

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Soprano que Genève a découverte dans La bohème, puis retrouvée dans Faust et Guerre et Paix, Ruzan Rachelpremières’attaqueMantashyanpourlafoisàdans La Juive. Un rôle mythique que cette cantatrice aborde

Ruzan Mantashyan connaît une carrière fulgurante, grâce à sa détermination et à son ouverture d’esprit : « Il faut être curieux à tous les niveaux : ne jamais s’arrêter sur une réussite, une victoire, toujours aller de l’avant, quel que soit le sujet – nouveaux rôles, rencontres de nouvelles personnes, essayer quelque chose de neuf. Connaître ses faiblesses et ses forces. »

Ruzan Mantashyan Voix couraged’or,d’acier

pourPhotos :Pardistinguent.etl’ouvertureavecd’espritlasincéritéquilaJulietteGranierLidijaDelovska,leGrandThéâtreMagazine

13 On est surpris de l’apprendre, mais après tout, pourquoi pas ? Petite, la soprano arménienne Ruzan Mantashyan aurait voulu faire comme Christina Aguilera. Heureusement pour nous, elle a obliqué vers la scène classique, où elle déploie son talent polyvalent, offrant un visage éclairé par de grands traits et de hautes pommettes, des atouts pour la projection des émotions et du son. Sa première apparition au Grand Théâtre remonte à 2016, pour Mimi de La bohème. Rôle de star pour une soprano de tout juste 26 ans, fraîche émoulue de l’Atelier lyrique de l’Opéra national de Paris. Mais aussitôt, ici comme ailleurs, « timbre soyeux, présence captivante » (critique d’Olyrix), elle triomphe. « Tout Puccini me bouleverse », confirme-t-elle six ans plus tard. Depuis, elle a rayonné à peu près partout en Europe : Berlin, Zurich, Hambourg, le Bayerische Staatsoper de Munich et l’Opéra de Paris, où elle passe de grands rôles mozartiens à Richard Strauss, Bizet ou Puccini, comme au répertoire russe. Deux ans plus tard, le Grand Théâtre la réinvite : le rôle de Marguerite dans le Faust de Gounod en 2018 fera bruisser les couloirs.

Pianiste, productrice et radioanimatricesurEspace 2, (AlloJuliette & La Petite Compagnie), Juliette Granier, la Française du Sud passée par Paris et Genève, s’est installée à Lausanne et vit d’écoute, de lecture et d’écriture.

Une des langues parmi les six apprises au gré des études, au Centro Universale del Bel Canto de Mirella Freni, puis à Francfort dans la classe de Hedwig Fassbender, avant l’étape parisienne finale. Sa Natasha fait l’unanimité et laisse une trace profonde, de celles qui marquent une carrière.

Pavarotti, ils donnaient Cavalleria rusticana de Mascagni. « À cette époque, se souvientelle, j’avais déjà appris un peu d’italien, et je me souviens très bien à quel point j’ai été ébranlée par la musique et le texte qui s’accordaient si bien. C’est particulièrement fort et perceptible dans le style vériste. Mais tout opéra de Puccini produit chez moi le même effet. Une des plus grandes beautés de l’opéra est que la musique et le jeu de scène vont main dans la main. Jouer et chanter ne s’excluent pas ! » Dans La Juive, rôle qu’elle aborde pour la première fois, Rachel est la fille de l’orfèvre Eléazar, dans la Constance du XVe siècle. On la croit juive alors qu’elle ne l’est pas – elle a été adoptée –, mais nul n’est censé le savoir. Hasard d’opéra : son amoureux n’est autre que le très chrétien prince Léopold, qu’elle croit juif. La tension de l’œuvre est cristallisée par cet amour que tout interdit, l’antisémitisme d’une part, la rigidité d’Eléazar de l’autre. De la main de Fromental Halévy, compositeur juif d’une dynastie allemande assimilée en France grâce au décret d’émancipation de 1791, l’opéra est écrit dans le contexte voltairien et anticlérical de la France qui s’extrait alors des révolutions de 1830.

En septembre dernier, c’est en russe qu’on l’entendait dans Guerre et Paix de Prokofiev.

Rachel, dans La Juive, finit sur le bûcher. Comment Ruzan Mantashyan relie-t-elle son personnage à ses propres origines arméniennes et la mémoire du génocide dont son peuple a été victime ? « Les narrations d’atrocités n’ont pas eu cours dans ma famille ; puisque de toute façon, les gens n’en parlaient pas. Ni les Arméniens ni non plus les Grecs ou les Kurdes qui étaient aussi touchés. Ils ont voulu plutôt créer, et vivre. » Un territoire qu’elle ne retrouve pas sans émotion, quand elle le peut : le mont Ararat, mont biblique, la ville de Van, emblème de l’âme arménienne. Comment fait-elle pour garder le lien avec sa famille ? « Pour être honnête, c’est la tâche la plus difficile dans le métier de chanteur d’opéra. Je suis partie très tôt d’Arménie pour mes études en Italie.

Dans Le Temps, Sylvie Bonier écrit : « Ruzan Mantashyan est renversante de beauté, d’intensité, de finesse et de musicalité. Sa voix ? De l’or .» La conversation mêle l’anglais au français, les silences réflexifs aux phrases convaincues. Comme lorsqu’elle explique combien il est important d’aller au cœur du rôle, de devenir le personnage qu’elle interprète. « Si j’y crois, dit-elle, alors je peux être crédible. » Un souvenir marquant, pendant ses études à Modène : au théâtre

Ensuite, je prends du recul. J’utilise mon imagination, j’essaie par tous les moyens de créer ce que j’ai en tête, et je demande un avis extérieur. Je m’adresse pour cela à ceux en qui j’ai confiance, le metteur en scène, les musiciens, les coachs. » Ces moyens-là, ce sont des moyens de musicien. Elle utilise la technique Alexander, bien connue pour ses vertus de prise de conscience posturale, furète dans le champ « Une des plus grandes beautés de l'opéra est que la musique et le jeu de sc è ne vont main dans la main. Jouer et chanter ne s'excluent pas ! » de la psychologie et pratique le bon usage des livres. D’ailleurs, son livre préféré de tous les temps, dit-elle, est L’Idiot de Dostoïevski, auteur qu’elle vénère « car il expose si bien les personnages, ne laissant personne dans l’obscurité, même les secondaires. Dostoïevski m’a aidée à apprendre à analyser les personnages et à les comprendre ». Elle lit énormément en avion, notamment les ouvrages utiles à son travail, « car il n’y a rien pour me distraire : pas de téléphone, pas de connexion, pas de jolis paysages ! Avec tous les gadgets nécessaires, il est possible d’apprendre ou de répéter plusieurs rôles en même temps en utilisant un iPad, ou en écoutant des enregistrements pour avoir des références du rôle et de l’opéra. Et parfois, il est tout simplement bon de ne rien faire. Le cerveau a aussi besoin de repos ».

© Carole Parodi / GTG © Magali Dougados /GTG

Heureusement, aujourd’hui, c’est beaucoup plus facile. La connexion digitale a représenté un vrai changement. Mon mari est chanteur d’opéra, il comprend très bien ce genre de mode de vie. Nous faisons tout notre possible pour nous voir pendant nos congés, nous communiquons constamment par téléphone ou sur les réseaux sociaux. Avec un peu d’efforts, fonder une famille et être chanteur d’opéra, c’est possible ! »

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Au moment de l’entretien (par téléphone – elle est à Hambourg où elle s’est fixée), elle est en pleine préparation de Rachel : « Une prise de rôle, c’est un long processus. Je dois passer par une étape analytique, et ensuite trouver l’émotionnel à partager sur scène. Puis les deux s’équilibrent. Enfin, sur scène, l’émotion que vous avez débusquée et travaillée doit être lâchée. Parce qu’en scène, si je suis touchée jusqu’au point d’être bouleversée, alors ça resterait en moi, comme piégé, et ça ne voyagerait pas jusqu’au public. » Elle cite à ce propos l’histoire de ce ténor qui fond en larmes pendant la représenta tion et en ressort fâché : je devrais être celui qui fait pleurer les gens, s’accuse-t-il, et pas celui qui pleure. « Comment se connecter avec les gens et communiquer ces ressentis, ça se travaille. C’est pour cela que nous avons toutes ces répétitions, que nous prenons tant de temps auparavant, notamment avec le metteur en scène.

C’est pour trouver, incarner et passer ces émotions. Je dois être touchée (en anglais, le mot moved prend un sens de mouvement, de chamboulement) et ce qui surgit doit provenir d’un endroit sincère en moi.

Sa carrière ne dura que six ans – elle perdit mystérieusement sa voix au cours d’une représentation et ne la récupéra jamais.

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Ensuite, il faut être curieux à tous les niveaux : ne jamais s’arrêter sur une réussite, une victoire, toujours aller de l’avant, quel que soit le sujet – nouveaux rôles, rencontres de nouvelles personnes, essayer quelque chose de neuf. Connaître ses faiblesses et ses forces – être reconnaissant pour ce que l’on a et les identifier est un accomplissement majeur, et ne pas s’arrêter après un premier échec est essentiel. Il faut aussi être prête à prendre des risques : parfois, des opportunités se présentent de manière inattendue et vous devez prendre des décisions très rapidement. Et le plus important : aimer ce que l’on fait. » Ruzan Mantashyan s’est déjà produite trois fois sur la scène du Grand Théâtre, en Mimi dans La bohème de Puccini, en Marguerite dans Faust de Gounod et enfin en Natasha dans Guerre et Paix de Prokoviev, en ouverture de la saison dernière (de gauche à droite).

© Carole Parodi / GTG

Et s’ils défaillent, l’instrument aussi.

Oui, notamment ces moments de grâce quand l’interprète se glisse dans l’intervalle entre maîtrise de soi et don de soi, générosité et vulnérabilité. Une différence infime qui implique d’énormes conséquences, en particulier pour les chanteurs. Ils sont leurs propres instruments.

Puis, c’est l’étape indispensable des costumes, pour se vêtir littéralement du personnage. Enfin, la chorégraphie méticuleuse des gestes : « Pendant ces longues semaines de préparation, j’essaie de trouver les mouvements les plus naturels pour moi, ceux qui donnent l’impression que je les invente pendant la représentation. Sur scène, chaque mouvement, même le plus petit, chaque réaction est visible. C’est donc longuement répété, mais nous restons toujours attentifs aux ajustements, car dans un théâtre, et en direct, tout peut arriver. »

Comment affronter un tel défi ? « Le travail acharné est essentiel : vous pouvez avoir du talent, mais sans le développer, il reste juste comme une chose reçue d’en haut sans évoluer vers quelque chose de beau.

Parfois, elle utilise la perte de contrôle à bon escient, en prenant une décision cruciale en une milliseconde. Elle laissera affleurer le «laid» en lâchant prise : un cri plutôt qu’une note chantée, des pleurs rauques, un râle de colère. Des choix qui demandent chez l’interprète une forme de témérité. Le courage est justement un des traits qu’elle relève chez Rachel. Accusée et menacée du bûcher, Rachel revient sur ses accusations envers le chrétien qu’elle aime, et mourra en l’ayant sauvé. Une femme, constate Ruzan, qui ne trahit pas ses principes, au point d’achever elle-même une vie qu’elle juge brisée, comme son cœur a été broyé. Rachel est un rôle de légende, à la fois pour sa difficulté et pour voir été marqué par la cantatrice qui l’a créé à Paris en 1835, Cornélie Falcon. D’abord tentée par les ordres, elle fit une carrière éblouissante dans Les Huguenots de Meyerbeer et La Juive de Halévy, deux succès phénoménaux du « grand opéra à la française », qui domina les scènes lyriques pendant la première moitié du XIXe siècle.

Mais son aura fut telle que par antonomase, son nom est resté pour désigner une voix de soprano puissante et dramatique, tout en conservant un timbre lyrique.

Au Grand Théâtre de Genève La Juive Du 15 au 28 rdvgtg.ch/la-juiveseptembre.

pourPhotographies :Parhollywoodienne.StéphaneBonvinDavidWagnièresleGrandThéâtreMagazine Sept MathiasParmiGrandproductionsaccessoiresoumoule,coud,fabrique,permanenteformentpersonnesl’équipequibricole,ponce,sculpteextrapolelesdesduThéâtre.elles:Brugger.

Du côté obscur de la force

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L’accessoire le plus fou ? Il y en aurait mille. Alors, prenons-le lui, le lustre du ballet Casse-Noisette redansé la saison dernière. Ses mensurations ? Près de 4 mètres de haut et 10 000 pampilles assemblées à la main – oui, dix mille, réécrivons ce chiffre en toutes lettres, comme on le faisait naguère en remplissant les chèques pour être sûr d’avoir bien compté tous les zéros. Un accessoire de théâtre ? Oui mais pas que. Cet objet est un roc de lumière, un pic de fantasmagorie, un cap de fantaisie. Une péninsule flottant entre l’ivresse de Marie-Antoinette et la vérité des rêves. Sans compter que cet ovni scénique est la Abracadabra ! Un lustre de 4 mètres de haut dont les 10 000 pampilles feraient pâlir Versailles. Un œuf géant où coulent l’eau et la lumière. Un faux piano géant. Reportage dans les ateliers où naissent les accessoires qui écrivent la légende des spectacles du Grand Théâtre, entre fabrique du rêve, ingénierie 3D et perfection

On serpente entre des bribes de décors d’anciennes productions, animaux chimériques empaillés, rosaces thermomoulées, canapés XXL. On aperçoit une immense croix encore à l’état d’étude – à moins que ce ne soit un cercueil ? On jette un œil dans le local réservé aux résines et aux colles. On imagine tout ce qui a pris corps sur les établis de menuiserie et d’ébénisterie richement équipés. Le tout baignant, le jour de la visite, dans un silence digne d’un paddock de Formule 1. Sept personnes seulement forment l’équipe permanente qui fabrique, bricole, coud, ponce, moule, sculpte ou extrapole les accessoires des productions du Grand Théâtre – on ne compte pas, ici, les collaborateurs temporaires et les corps de métier spécialisés appelés en renfort. réplique exacte d’un luminaire existant pour de vrai, dans une salle du Grand Théâtre, et qu’il a bien fallu un drone pour photographier l’original de près en lui tournant autour. Wow. D’où sortent-ils, les accessoires qui peuplent les productions du Grand Théâtre ? Quelles mains précises, quels doigts d’argent transforment les visions des scénographes en objets de bois tourné, de résine mystérieuse ou de métal sonnant ? Tout ce qu’on sait, avant la visite, c’est que les auteurs de ces objets se surnomment ironiquement les « obscurs » – parce qu’ils travaillent dans l’ombre, loin des feux de la rampe et à l’écart des fantômes qui rôdent en Rendez-vouscoulisses. donc du côté obscur de la force théâtrale, à quelques rues de la place de Neuve, rue Sainte-Clotilde. On pose un pied impressionné dans l’immense espace où s’affaire l’équipe des accessoiristes, tapissiers et décorateurs du Grand Théâtre. D’où sortent-ils, les oudeobjetsscénographeslestransformentdoigtsmainsThéâtreproductionsquiaccessoirespeuplentlesduGrand?Quellesprécises,quelsd’argentvisionsdesendeboistourné,résinemystérieusedemétalsonnant?

Raphaël Loviat, l’un des « obscurs » qui loindanstravaillentl’ombre,desfeuxde la rampe et à l’écart des fantômes qui rôdent en coulisses.

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Ex-journaliste de mode. Ex-critique de danse et de théâtre. Ex-maître nageur. Ex-cadre dans la presse romande. Ex-ès beaucoup de choses, Stéphane Bonvin s’est inventé un futur en devenant professeur de yoga Iyengar, et en ouvrant son école au centre de Genève. Ce qui ne l’empêche pas de cultiver ses ex-amours. En travaillant pour RAMDAM, l’émission culturelle de la RTS. Ou en rédigeant, comme dans ce programme, des articles liés à ses ex-expertises.

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apprentissage.

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Ni non plus les services voisins comme celui des costumiers, des électriciens, des serruriers ou des perruquiers. Ici, on est tapissier de formation, ébéniste ou menuisier, etc. On a fait les beaux-arts ou un apprentissage. Et on est surtout docteur ès débrouille quand il s’agit de trouver un matériau pour fabriquer un service à saké qui puisse être jeté sans blesser les chanteurs ou pour construire un œuf géant dans lequel coule de l’eau aux reflets ambrés. « Notre mission, c’est de nous mettre dans la tête des créateurs qui imaginent les décors et les objets de chaque production », explique Dominique Baumgartner, chef de ce service baptisé Tapisserie et Décoration. « Les décorateurs et les scénographes viennent nous voir soit avec des plans très précis en 3D, soit avec des idées très vagues. À nous de jouer. Une fois les calculs opérés par le bureau d’études du Grand Théâtre pour que la sécurité soit assurée, c’est à nous de trouver des solutions à ce qui semble, souvent impossible. Un exemple ? Tout récemment, notre collaborateur le plus expert, Pierre Broillet, qui compte 30 ans de maison, s’est découvert des dons de sculpteur sur bois pour réaliser une commande… Sinon, il y a quelques mois, nous avons reçu la visite d’une équipe de On serpente entre des bribes de décors canapésthermomoulées,empaillés,animauxproductions,d’ancienneschimériquesrosacesXXL.

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19 l’Université de Genève. Les chercheurs devaient passer un mois dans nos locaux pour étudier nos savoir-faire. Ils sont restés un an. Leur conclusion : à force de recherches et d’inventivité, notre petite équipe pratique et combine 32 métiers ! » Le nez de Cyrano. Le crâne associé à Hamlet. La tunique dont Clytemnestre enveloppe son époux Agamemnon avant de le tuer. L’arbre sous lequel Vladimir et Estragon attendent Godot. Le théâtre d’objets de Tadeusz Kantor. Le tissu dont se caresse le Faune immortalisé par Nijinski... L’accessoire est aussi vieux que tous les théâtres. Au fil des siècles, il a connu ses avatars, ses disparitions, ses éternels retours. Et aujourd’hui, quoi de neuf?

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Dominique Baumgartner : « La grande nouveauté, c’est le souci de sécurité. Depuis ces vingt dernières années, nos bureaux d’ingénieurs calculent le moindre risque, chassent le moindre danger. Il est loin le temps où les pompiers devaient intervenir sans cesse pour éteindre un feu de théâtre mal maîtrisé ou sauver un pan de décor en péril. Sinon, les réseaux sociaux et la vidéo ont bouleversé notre travail. Sur Instagram, sur le site du Grand Théâtre, sur YouTube, on voit les objets de beaucoup plus près que le public qui est assis en salle. Cela nous oblige à soigner la facture des accessoires. Désormais, un objet d’opéra doit être aussi beau de loin que de très près. Nos finitions atteignent le même degré de perfection qu’au cinéma. » Fin de la visite. On apprend avant de partir que le plus dur, quand on travaille ici, c’est de voir les objets qu’on a fabriqués quitter l’atelier pour monter sur scène. Nous aussi, on quitte ce lieu qui tient de la fabrique du rêve, du conservatoire des arts appliqués, des coulisses de la haute couture, de l’atelier d’artiste, de la caverne de Géo Trouvetou et de la boîte de Lego destinés à Gulliver. Là où la matière prend forme et où la main lui donne une âme.

dossier migrations juives Simon Erlanger est historien et journaliste. Après des études à Bâle et à Jérusalem, il a consacré sa thèse « Seulement un pays de transit » (Chronos, 2016, non traduite) à l’histoire des camps de travail et d’internement suisses pour les réfugiés juifs entre 1940 et 1949. Il est chargé de cours et de recherche en études et histoire juives à l’Université de Lucerne.

comme domicile Par Simon Erlanger Un orfèvre juif qui retrouve son persécuteur sur le lieu de son exil, une histoire d’amour que les religions interdisent : La Juive de Fromental Halévy, qui ouvre la saison du Grand Théâtre, rappelle les migrations auxquelles les Juifs ont de tout temps été confrontés, et qui ont donné naissance au mythe du Juif errant. Les compositeurs juifs n’ont échappé qu’à de rares exceptions à ces exils.

L’EXIL Les ©XIXeneuropéensd’émigrationdestinationsl’uneBrooklyn)de(iciNew YorkÉtats-Unis,enparticulierlequartierjuifWilliamsburg,àontétédesgrandesdesJuifspersécutés,particulieràlafinduesiècle.SuzanneStein

Aujourd’hui, les Juifs irakiens – les Bawlims, ainsi qu’ils se désignent – vivent principalement en Israël, en GrandeBretagne et aux États-Unis. Ils étaient restés attachés au même lieu pendant 2500 ans. L’exil était devenu leur domicile.

On est ici en présence d’un exemple historiquement unique de permanence géographique et institutionnelle. En 1930, 30% des habitants de Bagdad étaient encore juifs. La fin de la communauté judéoirakienne commença avec les massacres du Farhoud, ce pogrome de 1941 qui vit les nationalistes irakiens proches des nazis s’attaquer aux Juifs et en tuer par dizaines. Puis, dans les années 50, à la suite des persécutions liées au conflit judéo-arabe, ce furent les expulsions et les exodes.

Et là aussi, l’exil devint domicile. « Mon cœur est à l’est, mais je vis à l’ouest », écrivait le poète Yehuda Halevi au 11e siècle. On rêvait de Jérusalem mais on résidait à Cordoue, aussi longtemps que ce fut possible. Car la communauté juive de la péninsule fut touchée par la Reconquista et totalement bannie entre 1492 et 1496. Après 1400 ans de présence, des centaines de milliers de juifs furent chassés et s’établirent en Afrique du Nord, dans les Balkans, au Proche-Orient et même en Europe du Nord, dans les Caraïbes et en Amérique du Nord. Ceux qui demeurèrent dans la péninsule, beaucoup plus nombreux encore, furent convertis de force mais poursuivirent leur culte en secret : à ce titre, ces marranes (ou conversos) restèrent la cible de l’Inquisition.

L’historien Yosef Hayim Yerushalmi a décrit le même processus en Espagne. Les premières communautés y remontent à l’époque gréco-romaine. On trouve dans la péninsule des traces archéologiques et des inscriptions tombales depuis le 3e siècle.

dossier22 migrations juives D epuis qu’ils existent, les Juifs se déplacent. Tel est le stéréotype courant, connoté d’antisémitisme, à propos des migrations juives. Et il est vrai que les Juifs se sont installés à peu près partout dans le monde, la diaspora s’étend sur tous les continents. Les grands centres d’enseignement juifs se sont fixés à Jérusalem, Alexandrie, entre l’Euphrate et le Tigre, à Cordoue et Tolède, à Spire, Worms et Mayence en Allemagne, à Cracovie et Varsovie, à New York et Los Angeles. En même temps, les faits historiques démontrent qu’en réalité, les Juifs ont été très sédentaires. Et ils le seraient encore si on leur avait permis de le rester. Les Juifs gagnèrent les régions de l’Irak actuel, entre l’Euphrate et le Tigre, après la destruction du premier temple, en 586 av. J.-C., lorsque le roi Nabuchodonosor déporta les habitants de Judée (les Judéens ou les Juifs) vers Babylone. Ils s’y établirent, créèrent des communautés autonomes qui connurent l’autorité successive des Babyloniens, des Perses, des Macédoniens, des Parthes, des Sassanides et des Abbassides arabes. Ces communautés ont existé sans discontinuer jusqu’au 20e siècle.

Une histoire similaire s’est déroulée en Allemagne. On a fêté, en 2021, le 1700e anniversaire de la présence juive dans le pays, bien qu’il semble qu’elle remonte à plus loin encore. Là aussi, on observe une sédentarité presque sans égale, mais qui fut interrompue par les vagues de persécution dès le 13e siècle, déclenchées par les Croisades et un christianisme de plus en plus militant. Les communautés juives furent finalement détruites dans les villes allemandes en 1349, à la suite des persécutions entraînées par l’épidémie de peste. À partir de 1400, les communautés juives en Allemagne se limitèrent aux campagnes, alors que la majorité des Juifs des villes prirent la fuite vers la Pologne et la Lituanie, pour grossir au cours des siècles les rangs de la grande diaspora juive d’Europe de l’est parlant le yiddish. Le yiddish s’est construit sur la base du Mittelhochdeutsch, « MON CŒUR EST À L’EST MAIS JE VIS À L’OUEST »

KeystoneTopFoto/Topography//

Beaucoup de synagogues, d’écoles, de centres communautaires juifs doivent aujourd’hui être placés sous protection dans toute l’Europe. Ils se mettent à ressembler à des forteresses, y compris en Suisse. La destination des candidats au départ, depuis des décennies, c’est Israël. La population juive du pays aura passé de 600 000 personnes, à sa création en 1948, à près de 7 millions aujourd’hui. L’origine des « errances » juives au cours des siècles aura donc toujours été l’antisémitisme. L’antijudaïsme chrétien a ancré pendant plus de 1500 ans ses stéréotypes et ses préjugés dans la psyché européenne. Et ils perdurent. Pourtant, avec l’influence des Lumières, de la sécularisation grandissante et de la marche triomphale de la science moderne, un changement de paradigme s’est produit au 19e siècle. L’hostilité envers les Juifs s’est détachée de ses fondements religieux pour s’ancrer dans les nationalismes naissants et les

23 ce « moyen haut allemand » de l’époque médiévale, que les Juifs emportèrent avec eux dans leur exil. Les communautés juives des campagnes d’Allemagne du Sud et d’Alsace ne perdirent en importance qu’au cours du 19e siècle, en raison de l’exode rural vers les villes. Mais jusqu’à la Shoah, il en subsista quelques-unes, fondées dans les 15e, 16e et 17e siècles, comme celle de Schnaittach, en Franconie. La présence juive est attestée dans cette commune bavaroise depuis 1478. Elle fut condamnée par les nazis en 1939, après 461 ans d’existence. Ici encore, l’exil devint le domicile. Cet exemple, parmi tant d’autres, démontre à quel point il est absurde de parler de « Juifs errants ». Les Juifs étaient profondément attachés à leurs lieux de vie. Ils y résidaient souvent depuis plus longtemps que la majorité de leurs concitoyens. Ils y seraient restés si on les avait laissés. Mais on ne les a pas laissés. C’est ainsi que se déclencha , dès 1881, une vague d’émigration massive des Juifs de Russie et d’Europe de l’Est en direction principalement des États-Unis, provoquée par les pogroms et les brutales détériorations des conditions des vie dans toute la région. De 1881 à 1924, date à laquelle les États-Unis limitèrent l’accès à l’immigration, 2,5 millions de Juifs quittèrent l’Europe pour le continent nord-américain. Puis vint la Shoah. Sur les 10 millions de Juifs encore établis en Europe en 1939, 6 millions furent exterminés. Beaucoup de survivants abandonnèrent encore le continent dans les années 40 et 50. En 1967, on ne comptait plus que 3 millions de Juifs en Europe. Aujourd’hui, ils sont moins nombreux encore : environ 1,4 million. Et l’émigration se poursuit, en particulier celle des Juifs français, en raison d’un antisémitisme croissant dans ce pays depuis ces dernières années.

Le bateau de réfugiés Exodus est aujourd’hui encore synonyme de la fuite des survivants de ©18 juilletport4500 Juifsl’évacuationversl’HolocaustelaPalestine,deversledeHaïfale1947.UnitedArchives

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Fondé au milieu du 15e siècle dans le quartier de Josefov, le cimetière juif de Prague est la plus vieille nécropole juive d’Europe. Le cimetière abriterait 12 000 pierres tombales chaotiquementenchevêtréeslesunes sur les autres dans un espace extrêmement réduit.

© Getty Images Dimanche, ©etdeWilliamsburghassidiqueunesefemmesd’après-midifin:desetdesenfantsretrouventdansrueduquartierdeavantrentrerchezeuxpréparerledîner.SuzanneStein

25 argumentaires pseudo-scientifiques du racisme et de l’eugénisme. Pour décrire cette nouvelle forme de haine du Juif, le journaliste allemand Wilhelm Marr forgea en 1878, à Berlin, le terme d’antisémitisme, rationalisant ainsi l’ancienne Judenhass, la haine du Juif. Ce vocable guerrier avait pour vocation de combattre les Juifs et l’égalité des droits qui leur avaient été accordés depuis la Révolution française. Si, auparavant, le rejet et l’exclusion pouvaient être évités par des conversions, cela n’a plus été possible à l’enseigne du racisme. Les Juifs ne purent plus échapper aux persécutions, comme la doctrine nazie et la Shoah allaient le démontrer. Et après la Shoah, l’antisémitisme est resté présent, en se manifestant notamment par l’antisionisme de l’Union soviétique et différentes vagues de persécutions dans les pays du bloc soviétique. Il en est résulté une nouvelle vague d’émigrations, celles d’une part importante des Juifs survivants de Pologne, de Roumanie, de Tchécoslovaquie, de Hongrie, mais aussi des expulsions de Juifs dans le monde musulman. Depuis la chute de l’URSS au début des années 90 et jusqu’à aujourd’hui, près d’un million et demi de Juifs ont quitté les anciennes républiques soviétiques. Et aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle vague d’émigration de Juifs européens en raison de l’antisémitisme toujours renaissant. Une enquête commandée par l’Union européenne, en 2019, a révélé que 38% des quelque 1,4 million de Juifs européens envisageaient de quitter le continent. Une telle perspective ne peut être combattue qu’en luttant contre la résurgence de l’antisémitisme dans toute l’Europe. Et ce combat ne peut être le seul fait des communautés juives : il doit être pris en main de manière déterminée par l’ensemble de la société.

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EST ABSURDE

Caricature de Cham parue dans Le Charivari sur « Le Juif errant », feuilleton d’Alexandre Dumas qui succédait de peu à la création de l’opéra du même titre de Halévy, en 1850 à Paris. Quinze ans après le triomphe de La Juive, Halévy reprenait un thème inspiré par le judaïsme pour un « grand opéra à la française » monté avec un luxe inouï de moyens. L’ouvrage disparut pourtant rapidement du répertoire. « Air connu. Jamais on n’avait vu sujet si rebattu », ironisait le caricaturiste montrant l’auteur sur le dos du personnage du Juif errant.

dossier26 migrations juives

Il y a le cliché, bien sûr. L’histoire millénaire du Juif, échine courbée, battu et misérable, qui « erre » là où on le tolère. Le verbe a un sens précis : errer, c’est aller au hasard. À l’aventure. Les dictionnaires donnent comme exemple le vagabond qui erre sur les chemins, image terrible, fondatrice d’un mythe, désobligeante. Elle mérite pourtant que l’on s’y arrête. Quelle réalité raconte-t-elle ?

© akg-images / Gilles Mermet

27 Par Metin Arditi Écrivain genevois d’origine turque, Metin Arditi est l’auteur d’une œuvre importante, comprenant de nombreux romans à succès, parmi lesquels Le Turquetto (Actes Sud), prix Jean Giono, L’Enfant qui mesurait le monde (Grasset), prix Méditerranée, prix Cognac des européennes,Littératures L’Homme qui peignait les âmes (Grasset), ainsi que de nombreux essais. Depuis 2012, il est Ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO pour le dialogue interculturel.

Si, au cours des vingt-cinq siècles qui suivirent, le Juif fut souvent contraint à l’exil, le nomadisme (ou du moins le déplacement comme règle de vie) n’a jamais été son modus vivendi. Il s’est au contraire attaché – et quelques fois accroché – aux lieux où il a choisi de se sédentariser. C’est ainsi que des communautés juives anciennes – désormais vieilles de plusieurs siècles, quelques fois de deux millénaires – se sont installées en Éthiopie, au Soudan, en Chine, en Europe de l’Est, et bien sûr dans la péninsule ibérique, où elles sont restées durant sept siècles, créant une civilisation exceptionnelle, avant d’y être massacrées (ou, pour les plus chanceux des leurs, d’en être chassés) par l’Inquisition d’Isabelle la Catholique. Ceux qui survécurent émigrèrent sur le pourtour méditerranéen, s’installant, là encore, de façon durable. Exil, oui, errance, non. On peut dès lors s’interroger : pourquoi le peuple juif a-t-il si souvent été persécuté, ou, au mieux, prié de déménager ? La réponse se trouve dans l’Ancien Testament et porte un nom mythique : bouc émissaire. Toute société passe par des périodes de crise. Comment le roi pourra-t-il calmer le peuple ? Lui dire que non, ce n’est pas lui le responsable des malheurs de son royaume, ni même ses ministres, encore moins le peuple, qui a toujours agi dans son extrême sagesse ?

duL’honneurJuifERRANT

A u commencement des « errances » du peuple juif était Babylone. Au sixième siècle avant l’ère chrétienne et durant près de soixante ans, son élite a été déportée, suite à la défaite du royaume de Juda face à Nabuchodonosor. Rien, bien sûr, dans ce qui reste l’exil emblématique du peuple juif, ne peut s’apparenter à une « errance ». Tout au contraire : la déportation avait pour propos l’enrichissement moral et intellectuel… du déporteur ! Il ne voulait pas exclure les Juifs mais au contraire les intégrer à son propre royaume. Seule l’élite des Hébreux – religieuse, surtout, mais aussi économique – sera déplacée. Installés dans le palais du roi, ses dirigeants seront traités avec les honneurs. Il est intéressant de noter que lors de la conquête de Babylone par Cyrus, le roi Perse, et de la possibilité de retour au royaume de Juda, de nombreux Juifs choisirent de rester à Babylone, créant ainsi la première diaspora qui n’eut de cesse de s’intégrer au tissu social local.

28 L’idéal serait qu’il n’y ait qu’un coupable, un seul, bien défini, punissable à souhait et à qui on fera porter la responsabilité du chaos actuel : un « bouc émissaire ». Encore faudra-t-il en trouver un qui soit crédible et permette au peuple de se sentir soulagé, en voyant le bouc laminé, ou, mieux, déguerpir. Mais voilà… N’est pas bouc émissaire qui veut. Les critères de sélection sont rigoureux… Il faut, d’abord, que le bouc émissaire ait une place en société. Pour qu’il soit, enfin, « dehors », encore faut-il qu’il commence par être « dedans ». À défaut, comment l’expulser ? Il faut, ensuite, qu’il soit facilement identifiable. Ici, l’efficacité implique la simplicité. La foudre doit tomber sur un animal précis, pas sur toute la ménagerie. Il faut également que le bouc ait vécu en proximité avec le peuple, à défaut, son annihilation ou son départ ne seraient pas ressentis comme un acte marquant. Il faut aussi – c’est essentiel – que l’animal soit perçu comme une menace. Se débarrasser d’un agnelet n’aurait aucun intérêt : on expulse un symbole de force, dont les pouvoirs pourront prendre des formes diverses : intelligence, habileté, puissance économique… Tout trait pouvant susciter l’angoisse sera bon à retenir, d’autant plus que l’on lui associera des intentions mauvaises, ingrédients fondateurs du complotisme. Son intégration même lui sera reprochée : quel était son propos, en voulant « faire comme les autres », sinon de se dissimuler ? Autre critère : l’universalisme du bouc émissaire. Le fait d’avoir déjà été expulsé, ailleurs, fonctionnera comme certificat de garantie. Allons-y les yeux fermés : notre bouc est un produit reconnu par de nombreuses nations, testé cent fois, fiable. Enfin, le bouc émissaire ne devra jouir d’aucune capacité de rétorsion. Cela pourrait susciter une retenue allant à l’encontre de l’enthousiasme que doit susciter son expulsion. Il devra être à la fois fort et faible. Difficile équation…

dossier migrations juives

Deux constats s’imposent : répondre à l’ensemble des critères n’est pas tâche aisée, et les communautés juives de la diaspora ont régulièrement « coché toutes les cases ». Et pourtant… Malgré le poids de l’histoire, en dépit de deux mille cinq cents ans d’exils, les communautés juives sont souvent restées attachées aux pays de leurs bourreaux, soulignant qu’une fois encore, le mot « errant » se révèle inadéquat. Au cours de l’entre-deux-guerres, par exemple, alors que les signaux des malheurs à venir étaient quotidiens, de très nombreux Juifs allemands ont hésité à quitter un pays où leur intégration était aussi parfaite qu’elle pouvait l’être. Selon l’expression consacrée, les optimistes ont fini à Auschwitz, les pessimistes à Hollywood ou à New York, et dans une tragique ironie, les uns et les autres y sont restés pour toujours. Ils n’ont pas « erré ». Les survivants se sont transplantés, étrangers à nouveau, obligés de recommencer, de découvrir un autre lieu, une autre langue, d’autres lois, d’autres façons de vivre. Vient ici à l’esprit une pensée d’Hugues de Saint-Victor, le théologien mystique du 12e siècle.Siunhomme, dit-il en substance, se sent chez lui dans son pays, cet homme est un naïf. Si, dans son pays et partout ailleurs, il se sent chez lui, cet homme est fort. Mais si cet homme, conclut Hugues de Saint-Victor, dans son pays et partout ailleurs, se sent étranger, cet homme est parfait. Étonnante à première lecture, cette pensée est d’une justesse profonde. « À chaque instant, l’être recommence », dit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. L’homme parfait est celui qui découvre ce qu’il ne connaît pas et redécouvre la réalité de son quotidien. En chassant le peuple juif sans cesse, ses bourreaux lui ont donné une capacité à découvrir et à se redécouvrir. Ce sont elles qui, paradoxalement, lui ont permis se régénérer. Reste une question de fond : existe-t-il un lien entre la « mission » dont se revendique le peuple juif et son histoire, marquée par l’exil ? Choisi pour contracter une alliance avec l’Éternel, le peuple d’Israël sera chargé de sanctifier le Nom de Dieu : « Ce peuple, je l’ai formé (…) pour qu’il publie ma gloire », rappellera le prophète Isaïe (43:21), pour qu’il serve d’exemple aux nations

DONT SE REVENDIQUE LE PEUPLE JUIF ET SON HISTOIRE, MARQUÉE

PAR L’EXIL ? « en exposant le droit au peuples », dit-il encore (42:1). Il ajoute (42:6) que le peuple élu est ainsi « lumière des nations ». Un autre prophète, Amos (3:2), rappelle lui aussi la place singulière du peuple d’Israël : « C’est vous seuls que j’ai distingués entre toutes les familles de la terre », dira-t-il, soulignant qu’il s’agit là d’une mission génératrice telle mission pourrait-elle s’accommoder d’un Juif sédentaire ?

EXISTE-T-IL UN LIEN ENTRE LA « MISSION »

Peut-être est-ce à la lumière de sa capacité à résister, à sans cesse se voir obligé de recommencer lorsqu’il se trouve dans la dureté, que le peuple juif offre précisément aux nations le meilleur message qui soit. Oui, à chaque instant, l’être recommence. C’est la résurrection. Le mot, ici, déconcerte. La démarche du peuple juif serait-elle christique ? Il y a deux mille ans, un « Juif errant », tenaillé par sa fidélité aux valeurs du judaïsme, s’attacha à les perpétuer, quel qu’en soit le coût. Son errance s’étendit à la Galilée, la Samarie et la Judée, où il finit ses jours. Le prix qu’il eut à payer fut immense. Mais ce fut pour sa plus grande gloire. Il n’y a de judéité achevée que dans l’unique fidélité à l’humanité. Complainte du Juif errant en vers racontée sous forme de dedudansunduportentlégendées,16 vignetteslespersonnagesdesvêtements18e siècle,allusionàvoyageenAmérique,lesdéserts,légendecordonnier.Letextelacomplaintedu Juif errant accompagne les illustrations. Gravure sur bois coloriée, papier fin. © mahJ/Niels Forg Au Grand Théâtre de Genève La Juive Du 15 au 28 septembre L’Éclair Le 18 rdvseptembre.

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29 Le Juif Illustrationerrant.pour Chansons de France par le Bridgeman©(Hachette,Maloillustrateurgraveurpastelliste,dessinateur,etfrançaisRenault1928).LookandLearn/

Mais c’est à Paris que naîtra le père de Marc Minkowski, Alexandre, grand pédiatre qui introduisit en France les méthodes de néonatologie apprises aux États-Unis.

Avec le grand-père Eugène, psychiatre, qui quittera la Pologne pour aller travailler à Zurich, où il rencontrera son épouse, psychiatre elle aussi. Et où le rattachent tous les fils de ses ancêtres paternels, parmi lesquels un mathématicien, Hermann Minkowski, dont un célèbre théorème porte le nom.

O

Fruit d’un étonnant mélange d’origines et de religions, Marc Minkowski est passionné par sa généalogie complexe.

Le chef qui dirigera La Juive n’oublie pas la judéité de sa famille paternelle. ù qu’il dirige, Marc Minkowski a une sépulture, une maison, un cousin pour lui rappeler d’où il vient. Son arbre généalogique évoque un siècle de brassages entre origines et religions. Le chef français, qui après Les Huguenots il y a trois ans s’apprête à diriger La Juive dans le cadre d’un triptyque consacré au grand opéra français, ne pourrait mieux incarner le fil rouge de la saison du Grand Théâtre qu’il inaugure : « Mondes en migrations ». À Varsovie, où il a longtemps dirigé l’orchestre Sinfonia Varsovia, c’est la famille paternelle, les racines juives.

d’unEnfantsièclenomade

Par Jean-Jacques Roth

MinkowskiMarc

C’est du reste sur un paquebot reliant New York à Paris qu’Alexandre Minkowski fit la rencontre de sa femme, Anne, qui deviendra traductrice d’anglais et Pard’arabe littéraire.samère,Marc Minkowski hérite de racines cosmopolites, dont les origines sont anglo-saxonnes et mitteleuropéennes. Anne était fille d’une éminente violoniste, Edith Wade, dont la vie aura connu d’étonnantes pérégrinations. Vienne mais aussi Genève d’abord, lieux de sa liaison clandestine avec un homme, Edgar Kraus, citoyen tchèque de Bohême, déclaré de confession évangélique sur ses documents officiels. Sa destinée sera longtemps cachée dans la famille, jusqu’au jour où Marc Minkowski découvrira sa sépulture dans le cimetière de Bagneux, où reposent beaucoup de Juifs parisiens. Par un hasard digne d’un opéra, son caveau est à quelques mètres de celui de sa famille paternelle… Kraus était-il juif ? Mystère encore : toujours est-il que par la lignée maternelle, Marc Minkowski est d’héritage catholique. Vienne, capitale musicale, capitale aussi dans son parcours musical : le musicien a été, tout jeune, bassoniste dans le fameux Clemencic Consort.

dossier30 migrations juives

Il entendra souvent le maître de toute une génération de jeunes baroqueux, Nikolaus Harnoncourt. Il y reviendra en chef, plus tard, pour se produire au Staatsoper avec son propre ensemble des Musiciens du Louvre, honneur exceptionnel dans une institution où seul l’Orchestre philharmonique a droit de jouer. À Genève, grand-mère Wade étudiera un temps le violon, remportant au Conservatoire sa médaille de virtuosité. Elle gagnera ensuite Paris puis les États-Unis, où sa carrière la conduira jusqu’au Aeolian Hall, lieu de la création de la Rhapsody in Blue de Gershwin, avant qu’une blessure ne mette fin à sa trajectoire virtuose. Et puisque rien n’est ordinaire dans cette arborescence familiale, Edith Wade habitait à New York le mythique Dakota Building, édifice néo-gothique sur Central Park où vécurent Leonard Bernstein, Rudolf Noureev ou Lauren Bacall. Et John Lennon, qui fut assassiné au pied de

« JE NE SUIS PAS JUIF MAIS LORSQU’IL Y A DES ÉVÉNEMENTS AUTOUR DE LA RELIGION JUIVE, QUELQUE CHOSE EN MOI VIBRE. » l’immeuble. C’est là que Roman Polanski tourna Rosemary’s Baby. Un bâtiment d’une sombre magie auquel Marc Minkowski dit vouloir rendre hommage un jour par un ouvrage lyrique ou un musical… Mais après New York, la musicienne revint à Genève où elle finit ses jours, à Chêne-Bougeries. Marc Minkowski, enfant, lui rendait parfois visite. Il se souvient d’avoir assisté avec elle aux funérailles de Stravinski, transmises à la télévision. « Sinon, la Suisse de mon enfance, ce sont des souvenirs en forme de clichés, comme le chocolat Frigor », dit-il. À cette Suisse, pourtant, de nombreux fils le relient, d’hier et d’aujourd’hui. Plusieurs de ses cousins paternels y résident. Et il s’est récemment installé dans une ferme près d’Estavayer-le-Lac, où il partage son temps de liberté avec Paris.

31 Marc Minkowski chez lui à Paris, au milieu des photos de ses ancêtres. À propos de ses multiples Théâtrepour©nourrissante«d’uneMinkowskiprotestantes,catholiques,religieuses,racinesjuives,Marcparlediversitéconfusemais».CorentinFohlenleGrandMagazine

32 Ce n’est pas rien, cette ferme. « C’est une belle maison, dans un lieu d’une poésie magique. Elle dispose d’une écurie, ce que je recherchais. J’ai toujours eu une passion équestre et je monte de plus en plus, après m’être arrêté pendant une vingtaine d’années où la musique avait tout pris dans ma vie. J’ai souvent assisté aux spectacles de Bartabas, nous avons monté deux ouvrages ensemble à Salzbourg dont un Requiem de Mozart. Il m’a recommandé deux races de chevaux écossais et anglais, des Shire et des Clydesdale. J’en possède entre 6 et 8 selon les moments. J’ai envie de produire un jour des spectacles musicaux et équestres. » Cette vaste carte familiale a tout de même son épicentre : Paris, la ville de sa naissance et de ses études, où il n’a cessé de résider même si, dit-il, sa maison la plus familière a longtemps été sa valise. C’est ici, à son domicile, qu’on le rencontre pour l’entendre dérouler la pelote complexe de son passé. Son appartement occupe d’anciens ateliers au fond d’une cour bien dissimulée, à deux pas de Pigalle et du Moulin Rouge. Espace protégé chargé de livres, de tapis, de tableaux. Auquel s’ajoute un voisinage de coïncidence, mais qu’on préfère attribuer à un sourire du destin : le logement jouxte l’hôtel où Bizet a composé Carmen et où Fromental Halévy a composé La Juive, à laquelle Marc Minkowski s’attaque pour la première fois. Ce sombre mélodrame met aux prises un cardinal et un orfèvre juif, Eléazar, sur fond d’antisémitisme, alors que se réunit le concile de Constance de 1414. Le premier a autrefois persécuté le second, en Italie. Dans son exil, Eléazar avait recueilli un bébé qui n’est autre que la fille du premier. C’est Rachel, aujourd’hui jeune femme, qu’un amour interdit pour un prince chrétien conduira sur le bûcher, où elle mourra par la main de son père biologique auquel son identité sera révélée alors que les flammes déjà la consument… Halévy était comme Meyerbeer descendant de familles juives européennes venues chercher à Paris la « citoyenneté républicaine » octroyée aux Juifs par le décret d’émancipation proclamé par la Révolution en 1791. Son milieu était fortement influencé par l’assimilationnisme d’un Saint-Simon, partisan de l’abolition des frontières entre religions. Le thème de l’opéra s’inscrit toutefois dans un contexte politique inflammable – comme Les Huguenots de Meyerbeer, qui met en scène le massacre des protestants à la SaintBarthélémy. Les catholiques ultra jugèrent que La Juive était « une insulte à la religion ». Ce qui n’empêcha pas l’ouvrage de connaître un succès colossal pendant des décennies. Ce n’est qu’au tournant du siècle dernier qu’il disparut des scènes, avant de connaître récemment un retour en grâce, à la faveur du regain d’intérêt pour le « grand opéra à la française » dont il est le titre fondateur.

Toute la vie de Marc Minkowski semble envahie par la quête des origines. Il ne cache pas le travail psychanalytique qui l’a soutenu dans cette entreprise. Ni la passion généalogique qui l’habite, nourrie par les secrets de famille, les déplacements volontaires ou forcés de ses ancêtres, ce besoin sans répit de comprendre d’où l’on vient pour mieux savoir qui l’on est. Il lui faut retrouver les maisons, les jardins, les routes. Il remontera jusqu’aux aïeux pour se réclamer, dans la branche maternelle, d’une lointaine descendance britannique et protestante, à Stratford-uponAvon, la ville natale de Shakespeare. Il vient d’en découvrir les traces lors d’un séjour estival : les plaques tombales de deux de ces ancêtres font face à la sépulture du dramaturge dans la Holy Trinity Church. À propos de ce brouhaha de racines religieuses, juives, catholiques, protestantes, Marc Minkowski parle d’une diversité « confuse mais nourrissante ». Il lui semble que le kaléidoscope de ses albums de famille est la cause de son allergie aux étiquettes. C’est en franc-tireur qu’il a conquis sa place de chef, sans passer par les étapes obligées des conservatoires et des concours pour établir son style, marqué par l’éclectisme des répertoires. « Je suis un chef peu orthodoxe, et longtemps c’est à l’étranger qu’on m’invitait. » Après avoir été mis en selle par le tourbillon baroque des années 90, enregistrant à tour de bras Purcell, Lully, Rameau, puis Haendel et Mozart, avant d’aborder les romantiques et quelques œuvres du 20e siècle. Retrouver ses racines, c’est l’espoir d’assurer son ancrage. Mais découvrir le nomadisme perpétuel de ses ancêtres, c’est aussi être emporté dans un manège d’identités, au risque de perdre la tête.

© Georges Gobet / AFP À l’abord de la soixantaine, il tente aujourd’hui de calmer l’agenda de ses déplacements. « Ce nomadisme me plaît et me fatigue en même temps. Je suis un pur produit parisien par mon éducation, mais les grandes villes m’épuisent. J’ai envie de nature, de méditation, de respiration, de fuir un peu… C’est pour ça que je me rapproche de la Suisse où le sentiment de nature est aux portes des villes, comme à Genève. » Mais comment concilier ce désir de paix avec la fougue qui a toujours distingué cet interprète et entrepreneur musical, qui a fondé son ensemble des Musiciens du Louvre en autodidacte à l’âge de 19 ans ? « Mon obsession est de ne jamais être gagné par la routine, d’être de plus en plus juste, peut-être quelques fois plus économe. L’énergie fait partie de mon langage comme du langage de tous les compositeurs que je dirige. En même temps, je réfléchis aujourd’hui davantage. Je travaille sur plusieurs formes de spiritualité, nécessaires dans le tourbillon où l’on est. Je viens de reprendre Platée de Rameau à l’Opéra de Paris, un opéra que j’ai dirigé depuis 1989. Je pense ne l’avoir jamais aussi bien dirigé qu’aujourd’hui. Le cadeau, quand on est chef, c’est qu’on gagne en maturité avec le temps. Même si je reste un éternel enfant. Mais il y a ce besoin de s’élever... La musique est toujours une histoire d’élévation et de sublimation. »

Au Grand Théâtre de Genève La Juive Du 15 au 28 septembre L’Éclair Le 18 rdvseptembre.

33 Marc Minkowski pense-t-il à ses propres racines juives, côté paternel, en dirigeant cet ouvrage en forme d’appel à la tolérance religieuse ? « Un peu, oui. Ces histoires familiales et sentimentales entre Juifs et catholiques me parlent et m’interpellent. Je viens d’un milieu assez politisé où on parlait toujours des problèmes d’Israël. Lorsqu’il y a des événements autour de la religion juive, quelque chose en moi vibre. » Il enchaîne, et c’est encore un voyage qui surgit : « J’ai eu un choc artistique très fort en Israël l’an dernier, où je me suis retrouvé à faire mes débuts de chef à 58 ans avec l’Orchestre philharmonique d’Israël, qui m’a reçu avec une chaleur et un respect qui m’ont bouleversé. J’ai été accueilli comme un enfant prodigue de retour alors que je ne suis pas vraiment juif. Mais j’ai eu la sensation des racines, d’être un peu parmi les miens. J’avais en tête ma famille polonaise, à l’assimilation aussi qui a été celle de ma famille. »

Marc Minkowski en répétition à l’Opéra de Bordeaux dont il a été le directeur de 2015 à 2022.

Un grand concours de musiciens participaient alors aux cérémonies du Temple, flûtes, lyres, cymbales et trompettes. Après sa destruction par les Romains, fallait-il continuer à accompagner de musique les cérémonies ou en signe de deuil la supprimer ? Les rabbins purent se disputer là-dessus à loisir et à plaisir.

Salomone Rossi « Hebreo » (à droite), ainsi qu’il signait ses (à gauche),partitionsavécu à la cour de Mantoue où il fut protégé par le duc de Gonzague. C’est le plus ©lesdontmusiquecompositeurancienjuifdeoccidentaleonaconservépartitions.BridgemanImages

La musique, les Juifs et le monde

Par Charles Sigel De Salomone Rossi, dans l’ombre de Monteverdi, aux compositeurs persécutés par les nazis, l’histoire des musiciens juifs n’a cessé d’être marquée par l’oscillation entre l’ancrage et l’exil, entre assimilation et ostracisation.

Pendant des siècles, on s’en tint à lire les textes bibliques sous forme d’une mélopée, qu’on appelle cantillation, entre voix chantée et voix parlée, dont il ne reste aucune trace, puisque la transmission en était orale. Un savant musicologue et cantor, Abraham Idelsohn (1882-1938), installé en Palestine dès 1906, s’attela à recenser près de 4000 mélodies liturgiques des Juifs de la diaspora, du Yémen à l’Europe orientale, du Daghestan à l’Allemagne du Sud, pour reconstituer une mélodie des origines et aboutir à l’hypothèse étonnante, partagée par d’autres chercheurs, que le chant grégorien aurait des origines hébraïques plutôt qu’hellénistiques. Par chance, les musiques des Juifs séfarades chassés d’Espagne en 1492, exilés pour la plupart sur les rives de la Méditerranée orientale, se sont conservées dans leur langue originelle cinq siècles durant. L’une des plus célèbres de ces mélodies judéo-andalouses, Cuando el Rey Nimrod, raconte la naissance et la jeunesse d’Abraham. Mais combien de

Charles Sigel, homme de radio, a été pendant de nombreuses années producteur à RSR-Espace 2 où il proposait L’Humeur vagabonde, série de récits-portraits, et Comme il vous plaira, entretiens au long cours. Musicographe, il collabore aujourd’hui au site Forum Opéra, dédié à l’art lyrique. Par ailleurs, il conçoit pour le GTG des podcasts consacrés aux opéras de la saison.

dossier34 migrations juives L es Juifs, du moins si l’on en croit la Genèse, s’occuperaient de musique depuis pratiquement toujours : au début il y eut Jubal, descendant de Caïn à la sixième génération et « père de tous ceux qui jouent du kinnor et de l’ougaw », autrement dit de la cithare et du chalumeau. Longtemps après vint David, premier des musiciens dont l’existence soit attestée, auteur de la moitié des Psaumes.

C’est donc que la menace de ces dents, de ces langues ou de ces chiens était bien là.

Il bénéficiait aussi du soutien d’un personnage assez romanesque, à la fois rabbin, cantor et grand joueur devant l’Éternel nommé Yehuda Arieh, dit aussi Leon de Modena, qui avait eu recours au Talmud et à la Bible pour se justifier d’avoir introduit à la synagogue de Ferrare des chants à six ou huit voix, voire des accompa gnements instrumentaux, et démontrer qu’il était temps de rénover la musique synagogale (les jours où il était moins diplomate, il comparait les chants traditionnels des Juifs à ceux des chiens ou des corbeaux).

La parenthèse prit fin avec l’assaut de Mantoue par les troupes autrichiennes en 1630. Les Juifs durent s’enfuir, de sorte qu’on ne sait pas ce qu’il advint de Rossi, dont on ignore même la date de la mort. Et ensuite ? Rien jusqu’au 19e siècle ? Non, pas de nom à citer. Sauf ceux des personnages bibliques, Esther, Joshua, Solomon, Jephtha, dont les oratorios baroques, ceux d’Haendel en premier lieu, firent une grande Mendelssohn,consommation.lui,sembleêtre le parangon de l’assimilation. Petit-fils de ce Moses ben Mendel Dessau qui un jour entra dans Berlin, moyennant paiement à la seule porte ouverte aux Juifs, puis travailla à devenir le fameux Moses Mendelssohn et à sortir le judaïsme de l’orthodoxie des rabbins les plus conservateurs (qui firent brûler certains de ses livres) en démontrant qu’il était compatible avec l’Aufklärung (le siècle des Lumières). Il donna naissance à dix enfants, dont Joseph et Abraham qui fondèrent une banque prospère. Abraham fit baptiser ses quatre enfants dans la foi protestante à laquelle il se convertit lui-même, selon le principe édicté par Heinrich Heine : « Le certificat de baptême est le ticket d’entrée dans la civilisation européenne. » Il adopta le nom de Mendelssohn Bartholdy en espérant que Félix ne garderait que Bartholdy… Abraham devenu vieux disait : « Quand j’étais jeune, on m’appelait le fils du grand Mendelssohn, maintenant je suis le père du grand Mendelssohn. Qui suis-je réellement ? »

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Salomone Rossi remerciait dans ses publications ses protecteurs, Vincenzo Gonzaga, Felicita Guerrieri Gonzaga ou Alessandro I Pico, prince de Mirandola (le fameux Pic de la Mirandole) de leur protection nécessaire pour que ses œuvres ne fussent pas « calomniées par des langues méprisantes et dénigrantes », « lacérées par des dents furieuses » ou « déchirées et détruites par des chiens enragés ».

35 bibliothèques brûlées, et ici on pourrait nommer, dans une Italie qui avait été assez accueillante aux Juifs, le pape Paul IV qui leur interdit jusqu’à la lecture du Talmud et son successeur Grégoire XIV qui en fit rechercher les derniers exemplaires subsistants. Des dizaines de bibliothèques furent détruites à Rome, Venise, Ferrare ou Crémone, et donc de nombreux volumes de chants destinés à la synagogue. C’est ainsi que de musiciens juifs comme David Sacerdote, David Civita ou Allegro Porto, on ne connaît que le nom.

L’incroyable histoire de Salomone Rossi C’est ce qui rend l’histoire de Salomone Rossi encore plus extraordinaire. Après lui, il faudra faire un saut de deux siècles pour pouvoir citer d’autres noms de compositeurs juifs. On l’appelait « l’Ebreo di Mantova », le Juif de Mantoue. Il resta près de quarante ans à la cour des Gonzague, Vicenzo, puis Fernando. C’est après qu’il eut publié deux recueils de madrigaux en 1589 et 1600 que Vicenzo l’autorisa à ne plus porter de signes vestimentaires distinctifs, en l’occurrence des bandes jaunes, l’une sur l’habit, l’autre au chapeau. Il continua néanmoins à faire suivre son nom de la mention l’Ebreo, ou à signer de son nom originel, c’est-à-dire Schlomo Mi-ha-Adumin, Salomon le Jeune. Choriste, puis joueur de viole, enfin compositeur, il s’illustra dans le madrigal et par exemple en 1605, fit paraître une Chanson des baisers, O baci aventurosi, qu’il inséra dans son III e Livre des Madrigaux. Il composa quelque trois cents pièces, profanes ou sacrées, et notamment des cantiques polyphoniques pour la synagogue.

dossier36 migrations juives Un âge d’or avant la catastrophe Or à peu près à l’époque où la France antisémite de l’Affaire Dreyfus, de Drumont et de Léon Daudet entraînait dans son naufrage quelques musiciens non négligeables (d’Indy, la Schola Cantorum), il advint à Vienne quelque chose de prodigieux, de jamais vu. Dans le droit fil de Marx et Freud s’inventa une autre forme de judéité. Ou, pour le dire autrement, la judéité inventa une (ou la) modernité. Schnitzler, Hofmannsthal, Peter Altenberg, Teodor Herzl, Karl Kraus, Stefan Zweig, Kafka (Pragois, on le sait, mais annexons-le), tous étaient au cœur de la société bourgeoise de Kakanie, mais s’inventaient une position un peu de biais, en marge, s’autorisant un pas de côté. Ici et ailleurs en même temps. « Vienne est toujours Vienne, donc tout à fait exécrable », écrit Freud. Leur modernité se définirait certes par leur non-adhésion à la société où ils se trouvaient, mais, plus essentiellement, par leur non-adhésion à eux-mêmes, par l’infime solution de continuité qui se glisserait entre le monde et eux, entre eux et eux. « Man lebt nicht einmal einmal – On ne vit même pas une fois », dit le plus fameux des aphorismes de Karl Kraus. Un ethos de la prise de distance, du quant-à-soi, de l’ironie. La dérision envisagée comme manière d’être irréductibles à l’image qu’on donne d’eux, mais aussi à l’image qu’ils se donnent d’eux-mêmes. On pense à Mahler évidemment, aux sarcasmes musicaux dont il saupoudre ses œuvres les plus tragiques, et à ses suiveurs, Schoenberg, Zemlinsky, Berg. Âprement décriés, mais c’est le propre des novateurs, à plus forte raison dans la très conservatrice Vienne de François-Joseph.

Où l’antisémitisme ne désarmait pas, à commencer par Karl Lueger, le maire de cette ville où les Juifs constituaient un cinquième de la population… Assimilés, sans aucun doute. Et sans doute plutôt confiants ou naïfs ou optimistes (cf. le mot fameux de Billy Wilder que cite Metin Arditi). À tel point que Bruno Walter quitta Berlin en 1933 pour venir s’installer à Vienne. La suite démontrera que la culture, si haute soit-elle, ne protège pas de la barbarie. Les nazis inventèrent le concept d’art dégénéré, et Schoenberg en devint le parangon dans le domaine musical : « L’atonalité, en tant que résultat de la destruction de la tonalité, représente un exemple de dégénérescence et de bolchevisme artistique. Étant donné, de plus, que l’atonalité trouve ses fondements dans les cours d’harmonie du Juif Arnold Schoenberg, je la considère comme le produit de l’esprit juif », écrit Hans Severus Ziegler dans la préface de l’exposition Entartete Musik (Musique dégénérée) en 1938 à SchoenbergDüsseldorf.allait rejoindre à Los Angeles Erich Wolfgang Korngold, le compositeur de Die tote Stadt, parti en 1936, mais aussi tous ceux qui profitant de l’essor du cinéma

sur La Juive, il y décela un « sentiment du beau dans les formes », des passions « fougueuses et terribles ». Quant à Meyerbeer, c’est grâce à son entremise que Wagner put voir son Rienzi monté à Dresde en 1841 : « Je dois tout à cet homme et en particulier ma célébrité très prochaine. » Mais cette célébrité ne venant pas assez vite à son goût, il se mit à prêter d’obscures manœuvres à Meyerbeer, et sous l’influence d’Heinrich Taube et de Proudhon commença à élaborer un brouet idéologique antisémite attribuant aux Juifs, outre leur rapport corrupteur à l’argent, une congénitale incapacité à toute création artistique, qui ferait d’eux les ennemis de la nouvelle religion de l’Art (allemand). De surcroît, il introduisit dans la Tétralogie un personnage doté de tous les traits des caricatures antisémites : Mime, à qui Siegfried doit tout… et peut-être bien que Loge, qui négocie les contrats du Walhalla avec les Géants et entraîne Wotan dans une enfilade de vicissitudes, est juif lui aussi…

On voit qu’en dépit de tout il avait gardé cet humour qu’on dit juif. Quant à Félix, il enracina sa musique dans celles de Palestrina, Haendel et bien sûr Bach. Mais quand il recréa la Passion selon saint Matthieu, il eut un mot qui laisse songeur, disant que c’étaient « un acteur (Eduard Devrient qui chantait la partie du Christ) et un Juif qui rendaient au monde la plus grande des œuvres chrétiennes ». Il avait alors 20 ans et son maître Zelter disait : « C’est vraiment quelque chose de rare qu’un fils de Juif soit devenu un artiste. » En France où l’Assemblée Nationale dès 1791 avait édicté que les Juifs seraient considérés désormais comme des « citoyens français de confession israélite », on vit arriver à partir de la fin des années 1810 des Juifs allemands ou d’Europe centrale, s’ajoutant à ceux dits « espagnols, portugais ou avignonnais » ou aux communautés les plus nombreuses, celles d’Alsace et de Lorraine. Ainsi Élie Lévy, cantor de synagogue et hébraïsant érudit, arriva-til de Fürth en Franconie, et fut l’ancêtre de la dynastie des Halévy, dont Fromental Halévy, compositeur de La Juive, et Ludovic, spirituel librettiste de Carmen et de nombre d’opérettes d’Offenbach ; ainsi Jakob Eberst, fils d’un cantor à la synagogue de Cologne, arriva-t-il à Paris où il devint Jacques Offenbach ; ainsi un Ashkénaze nommé Alkan prit-il le nom de Morhange, ville lorraine où il s’installa et fut l’ancêtre de Charles-Valentin Alkan, pianiste et conseiller musical du Consistoire ; ainsi Jakob Liebmann Meyer Beer, après avoir commencé à trouver le succès en Italie, vint-il à Paris et, associé à Scribe, devint la gloire de la scène française sous le nom de WagnerGiacomo Meyerbeer.netaritpasd’éloges

où l’on pouvait entendre du Mendelssohn ou du Mahler. C’était aussi une antichambre de Treblinka et d’Auschwitz, une manière de ghetto tragiquement musical. Un excellent quatuor, des Ghetto Swingers (humour juif), un cabaret pour lequel Karel Svensk composa une ironique Marche de Theresienstadt… On y donnait du théâtre et même de l’opéra. Hans Krása y créa Brundibár, son opéra pour enfants joué cinquante-cinq fois. Un matin d’octobre 1944, les derniers enfants à y avoir chanté partirent pour Auschwitz. Pavel Haas y écrivit ses Quatre Lieder d’après des poésies chinoises, Viktor Ullmann y créa un Studio für Neue Musik et y composa son opéra Der Kaiser von Atlantis. Krása, Haas et Ullmann moururent à Auschwitz en 1944, Erwin Schulhoff était mort d’une maladie non soignée dans la citadelle de Wülzburg en 1942. Dans l’un des papiers laissés par Viktor Ullmann, cette phrase : « La douleur la plus profonde ne peut être transformée en musique… » Mais on pourrait citer aussi ce proverbe hassidique : « Le silence vaut mieux que la parole, mais le chant vaut mieux que le silence. » sonore allaient régner sur la musique de film : Franz Waxman (exilé en 1934, après avoir été durement frappé par des nazis), Friedrich Holländer (parti lui aussi en 1934), le pionnier Max Steiner parti dès 1914 et Alfred Newman, né à New York de parents juifs russes, tout comme George Gershwin et Al Jolson. Ceux-là faisaient partie des pessimistes. La saignée que subirent l’Allemagne et l’Autriche dans le domaine musical fut tragique : s’exilèrent les Klemperer, Szell, Serkin, Feuermann, Fritz Busch (qui n’était pas juif mais impeccablement anti-nazi) et combien d’autres, le name dropping pourrait s’étirer à l’infini. Faut-il ranger du côté des optimistes ceux qui ne partirent pas ? Les Juifs de Bohème pouvaient l’être, forts de plusieurs siècles d’intégration, dont témoignait à Prague depuis 1270 la plus vieille synagogue d’Europe non loin du plus émouvant des cimetières. En 1941, les nazis vidèrent de ses six mille habitants une petite ville-forteresse à une heure de route de Prague, Theresienstadt, en tchèque Terezin, pour y transférer les Juifs pragois célèbres. Et en faire une manière de vitrine (par laquelle la Croix-Rouge se laissa berner). Ce fut après 1941 le seul lieu d’Europe Grand Théâtre de Genève Juive Du 15 au 28 septembre L’Éclair Le 18 rdvseptembre.

Learn/Bridgemanand

© Heritage Images / Getty Images Le succès de La Juive au 19e siècle fut tel que l’opéra fut utilisé jusque dans les premières réclames, comme le montre cette utilisation de l’opéra par les célèbres Chocolats Louit.

Fromental compositeurHalévy,de La Juive, était issu d’une famille venue d’Allemagne à Paris pour bénéficier de l’accès à la pleine citoyenneté accordé aux Juifs de France par la Révolution.

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C’est de cette mouvance, contre-culture qui veut changer la société et ses formes d’expression, que surgit en juin 1977 un rendez-vous d’un mini-Woodstock. Sur la colline du bois de La Bâtie, une nébuleuse de concerts et de pièces aspire une jeunesse qui fume le calumet de la paix d’une main, tout en affûtant de l’autre la hache de guerre. Jean-François Jacquet, qui a fondé l’AMR, tient les rênes d’un festival qui a déjà un petit passé, sous l’égide de l’association Pop Show & Co. L’idée : trois nuits pour découvrir ce qu’on ne voit jamais sous les projecteurs des temples de la culture bourgeoise.

Par Alexandre Demidoff

Son patron raconte la métamorphose d’une manifestation née du chaudron de la contre-culture, aujourd’hui symbole du Grand Genève. La Bâtie alliée de l’Opéra ou le choc d’un symbole.

D’un côté, des poids lourds comme la Comédie, l’OSR ou le Grand Théâtre font figure de bastions d’une culture établie ; de l’autre, des groupes de musiciens, de comédiens ou de marionnettistes flibustent dans une marge de plus en plus large.

regard38 sur nos partenaires La

Comment mieux dire le changement de monde?

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Le 31 août, le Ballet du Grand Théâtre dirigé par le chorégraphe-star Sidi Larbi Cherkaoui a dansé Faun et Noetic pour le plaisir des 1000 spectateurs de la nouvelle nef de Château Rouge, à Annemasse. En 1977, quand la manifestation voit le jour, une telle association aurait été considérée comme une hérésie, une trahison.

En 1977, la création à Genève est bipolarisée.

La poudrière de la Souscontre-culturesesairsdedemoiselle distinguée, Genève est alors une poudrière. Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que cette poussée alternative post-soixante-huitarde et son extraordinaire floraison d’associations soient intégrées par les collectivités publiques. La Bâtie, devenue « Festival de Genève », reflète cette institutionnalisation du off. À sa tête depuis 2017, Claude Ratzé a connu de l’intérieur cette révolution. En 1987, alors tout jeune animateur socio-culturel, il arrive comme attaché de presse, avant de devenir programmateur danse en 1994. « Tout était différent, dit celui qui plus tard dirigera l’Association pour la danse contemporaine. À l’époque, La Bâtie était une association : ses membres se réunissaient chaque semaines pour discuter de ses projets et développements. Fada celui qui nous aurait dit que nous collaborerions avec le Grand Théâtre et que nous deviendrions un partenaire privilégié pour toutes les institutions de la place. » Alexandre Demidoff se forme à la mise en scène à l’Institut national des arts et techniques du spectacle à Bruxelles. Il enchaîne ensuite avec un master en littérature française à l’Université de Genève et à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie. Il collabore au Nouveau Quotidien dès 1994 et rejoint le Journal de Genève comme critique dramatique en 1997. Depuis 1998, il est journaliste à la rubrique Culture du Temps qu’il a dirigée entre 2008 et 2015. Il passe une partie de sa vie dans les salles obscures.

Le Théâtre du Loup et sa fanfare, les Montreurs d’images hissent haut le drapeau de leur fantaisie.

Sous la direction de Claude Ratzé, le grand festival de la rentrée, qui vient de s’achever, a tissé des liens privilégiés avec toutes les institutions genevoises.

C’est pourtant bien ce champ d’attraction qui a grandi au fil des directions successives, du très inspiré Jean-François Rohrbasser dans les années 1990 à Alya Stürenburg Rossi jusqu’en 2017, en passant par André Waldis. De ce mariage avec tous, Claude Ratzé a fait même son principe cardinal. «J’ai voulu accentuer encore l’idée d’un festival de la rentrée. Ce parti pris impliquait de travailler avec le plus grand nombre de partenaires possible. En choisissant avec chacun un artiste et une pièce qui correspondent à l’esprit de leurs lieux et à notre désir de toujours surprendre. Dans ces mariages, tout le monde doit être gagnant.» La recette est subtile, reconnaît celui qui, ado, rêvait d’être cuisinier sur un cargo. «Le contexte a changé, mais l’esprit de découverte, qui est le legs des pionniers, dure. C’est notre raison d’être.» La Bâtie s’apparenterait ainsi à une araignée bienfaisante dont la toile héberge des enseignes aussi disparates que le Chat noir à Carouge, le Théâtre du Bordeau à Saint-Genis-Pouilly, le Théâtre de Carouge, de Saint-Gervais, la Comédie, entre autres. Parce qu’il est diplomate et qu’il a du flair, Claude Ratzé rassemble. Sa chance ? La paix qui règne désormais entre les fiefs culturels, quelles que soient leurs obédiences. Si elles n’ont pas disparu, jalousies et rivalités se sont atténuées. « La conjoncture est exceptionnelle. D’abord parce que le canton et les communes se sont dotés d’infrastructures adaptées aux besoins des artistes avec le Pavillon de la danse ADC, la Comédie et le nouveau Théâtre de Carouge.

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Rien ne la distinguerait de sa petite sœur hivernale, le festival Antigel – dont Claude Ratzé fut l’un des cofondateurs en 2011, avec Eric Linder et Thuy-San Dinh. N’étend-elle pas sa copieuse programmation – une cinquantaine de pièces et concerts – sur tout le territoire genevois jusqu’à mordre sur la France voisine et le canton de Vaud ? La conquête du territoire « Notre philosophie est différente. Nous ne cherchons pas à faire des coups, à monter des projets inédits pour un lieu spécifique comme le font très bien les créations made in Antigel, mais à aller à la rencontre de toutes les populations du grand Genève avec une pièce. Comme l’été passé à travers l’opération « Par les villages » imaginée avec le Poche de Genève. Il est essentiel à mes yeux que les œuvres circulent. La Bâtie est aussi un festival de proximité. » Sortir l’art de sa boîte : la formule est ancienne, mais toujours féconde. Et Claude Ratzé et son équipe ont du métier. En septembre 2019, ils embarquaient les festivaliers dans un car, pour le lac de Machilly. Sous un ciel de vacances, on y vivait la trilogie de Marcel Pagnol, Marius, Fanny et César, interprétée par les Belges de la compagnie Marius. Cette année, ce sont les danseurs Angela Rabaglio et Micaël Florentz qui ont poussé à l’escapade dans les bois, à travers leur The Gyre, à Jussy et à Cranves-Sales. Les comédiens Oscar Gómez Mata et Juan Loriente ont aussi promené leurs Makers itinérants du Théâtre SaintGervais, en passant par Satigny et Sergy.

Noetic, l’un des deux ballets de GrandleCherkaouiSidi LarbiqueBalletduThéâtre a présentés (avec Faun) dans le cadre du festival de La Bâtie, à la salle Château VanVlaanderen©Balletdanséedansd’AnnemasseRouge–icilaversionparledeFlandres.OperaBallet/FilipRoe

Tous les stratagèmes sont bons pour encourager les festivaliers à se déplacer – déplacement sensoriel, géographique et intellectuel – et à susciter ainsi un nouveau territoire. Mais qui est le public du festival ? « Il est mélangé, assure Claude Ratzé. Nous ne sommes plus un festival de teenagers, nous attirons toutes les générations. » De fait, l’affiche de cette édition, où ont brillé les noms du chanteur Yann Tiersen, du chef d’orchestre Heinz Holliger, de la chorégraphe des favelas Lia Rodrigues, a comme toujours brassé large. Et l’avenir ? Claude Ratzé ambitionne d’élargir encore la toile du festival, pour que l’esprit des artistes infuse partout, surtout là où il n’a pas l’habitude de se propager. Son idéal : que le grand Genève ne soit pas qu’une vision politique, mais une réalité poétique.

Ensuite parce que les personnalités à la tête de ces maisons ont l’ambition de coopérer. Il y a encore dix ans, les antagonismes étaient beaucoup plus marqués. » Si La Bâtie se marie avec tous, elle aurait perdu sa singularité, déplorent pourtant des détracteurs.

Retrouvez tous les bénéficiaires

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Bouquet final de la dernière saison, Turandot de Puccini dans une mise en scène dystopique de Daniel Kramer et dans un décor illuminé par les projections laser de teamLab. Une retransmission en direct a permis d’en profiter sur écran géant dans le parc des Eaux-Vives. Puis est venu l’été, avec une aube musicale aux Bains des Pâquis . musicale aux Bains des Pâquis, avec la soprano Riondel/GTGVigoureux.Sloutskovskid’AlissaDobračeva,EvelinaentouréeMargulis,DanetAudrey@Alice ©desTurandotsurretransmissiongrandécrandeauparcEaux-Vives.DougadosMagali

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Construit dans les années 70, le Tel Aviv Museum of Art, incarne le style brutaliste. L’édifice le plus récent, inauguré en 2011 et consacré à l’art israélien, ressemble lui à un origami de papier géant, avec un impressionnant puits de lumière de plus de 26 mètres de hauteur à l’intérieur. © DR ©

42Tel-Aviv, une bulle en Terre sainte mouvement culturel

Clothilde Mraffko est journaliste indépendante installée en Israël et dans les Territoires palestiniens depuis 2018. Elle travaille notamment pour Le Monde et la télévision française. Avant cela, elle a vécu quelques années en Égypte et a travaillé dans de nombreux pays de la région, dont l’Irak et le Yémen.

1 • Musique FURIEUSEMENT MUSICALE Épicentre musical d’une nation furieusement musicale, Tel-Aviv dispose d’équipements de premier ordre et de formations de rang mondial. Les opéras se donnent au Tel-Aviv Performing Arts Center (TAPAC). Ouverture de la saison en novembre avec Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach. Trois minutes à pied suffisent à gagner la salle de concert où se produit l’Orchestre philharmonique d’Israël. Dirigé au cours de son histoire par de grands chefs comme Leonard Bernstein ou Zubin Mehta, il se produit dans l’Auditorium Charles Bronfman de 2400 places édifié en 1957 sur la place Habima, à côté du Théâtre national. Ouverture de saison le 10 octobre avec la Neuvième Symphonie de Beethoven sous la direction de son directeur musical Lahav Shani. La danse est également très vivante à Tel-Aviv, notamment avec la Batsheva Company de 34 danseurs, que le célèbre chorégraphe Ohan Naharin a marqué de son empreinte pendant près de 30 ans. S’il a transmis la direction artistique à Gili Navot en 2018, il reste chorégraphe au sein de l’ensemble, qui se produit au Centre Suzanne Dellal, au nord de Jaffa. The Israeli Opera, Boulevard Sha’ul HaMelech 19, Tel-Aviv-Yafo 2 • Au centre, tourbillon d’art LA VILLE BLANCHE Ses façades lisses, aux formes épurées, ont fait la renommée de Tel-Aviv. La métropole israélienne, classée ville blanche au patrimoine mondial de l’Unesco, est celle qui concentre le plus de bâtiments Par Clothilde Mraffko

43 Moderne et laïque, la capitale culturelle d’Israël offre un espace de liberté assez unique dans le pays, lieu de rencontre des avantgardes. Entre racines arabes et intellectuelle,européen,héritagetantôttantôt trash, la métropole tisse une jamais !villeréputationetartistiquescèneéclectiques’esttailléelad’unequines’arrête

Enfilade de bars et cafés branchés, à deux pas de la mer, c’est le lieu de sortie de Tel-Aviv nord, les quartiers huppés. La rue Dizengoff, du nom du premier maire de la ville, s’étale sur 3 km, avec, au milieu du parcours, la place du même nom ornée d’une immense fontaine, l’un des symboles de la cité. Autour vous

© Alexi Rosenfeld/Getty Images

Lieu de flânerie par excellence, le Shuk HaPishpeshim – marché aux puces en hébreu – à quelques encablures de la mer et de la tour de l’horloge, est un petit dédale où on trouve antiquités, objets neufs et de seconde main. Le tout se négocie fermement mais avec le sourire ! On ira ensuite manger un morceau sur la terrasse vintage du café Puaa ou boire un verre au café littéraire palestinien Jaffa Cafe, juste à la sortie du Shuk. Cafe Yaffo, 11 rue Olei Zion, Tel-Aviv-Yafo et Cafe Puaa, 8 rue Rabbi Yohanan, Tel-Aviv-Yafo, 03-682-3821 4 • Bourgeoise, bohème

mouvement44 culturel remarquerez les balcons arrondis, là encore… du pur style Bauhaus ! Les jeudis et vendredis soirs, les terrasses sont bondées. Après l’auditorium, sur la place Habima, on bifurque et on flâne le long des grandes allées ombragées du boulevard Rothschild, artère chic de la ville. Rue Dizengoff et boulevard Rothschild 3 • Jaffa la Palestinienne LA VIEILLE VILLE C’est l’un des plus vieux ports du monde : nichée sur une colline, la vieille ville de Jaffa domine la baie sud depuis presque 6000 ans. En 1948, à la création d’Israël, la majeure partie des habitants palestiniens de la ville sont contraints de fuir. D’abord promis à la démolition, le vieux quartier a finalement été rénové pour devenir l’une des attractions majeures de Tel-Aviv. Autour du port ou dans les étroites ruelles, on prend la mesure de la dimension méditerranéenne et arabe de la cité. Entrez au hasard dans les échoppes, au rez-dechaussée des vieilles bâtisses : Jaffa regorge de galeries d’art et d’ateliers d’artistes ! Puis terminez au « Vieil Homme et la mer », directement sur le port, une institution ici. On vous y étourdit de mille salades en entrée avant de vous apporter le poisson.

CENTRE SUZANNE DELLAL

The Old Man and the Sea, Hanger 1, Jaffa Port MARCHÉ AUX PUCES

« Bienvenue dans la ville sans sommeil », insiste, en avril dernier, cette structure de la ville de Tel-Aviv qui a levé toutes les restrictions Covid pour les touristes et résidents.

Quatre salles de spectacles, des studios d’entraînement et plus de 600 représentations par an : le centre Suzanne Dellal pour la danse et le théâtre est le plus grand du d’architecture Bauhaus au monde : 4000 en tout. Dans les années 30, alors que la cité se développe à toute allure, elle devient le terrain d’expérimentation de ce courant né en Allemagne en 1919. Les constructions sont en acier et béton ; on les adapte un peu au climat méditerranéen en ajoutant des balcons arrondis et en réduisant les surfaces en verre. Et c’est un Suisse qui, depuis vingt ans, met en valeur ce patrimoine à Tel-Aviv ! Micha Gross, psychologue passionné d’architecture, a créé avec sa femme le Bauhaus Center. Au 77 rue Dizengoff, il accueille les curieux pour des expositions temporaires gratuites. En été, 9h30 à 20h, 15h le ve, fermé le sa TEL-AVIV MUSEUM OF ART Fondé en 1932, avant même la création d’Israël, c’est le plus grand musée du pays. Cézanne, Picasso, Dali ou Monet… Sa collection témoigne du lien culturel historique et puissant de Tel-Aviv avec l’art européen. Divisé en trois édifices, agrémentés d’un jardin où on déambule au calme au milieu de sculptures, il est aussi le symbole des audaces architecturales de la ville. Le bâtiment principal, construit dans les années 70, incarne le style brutaliste. L’édifice le plus récent, inauguré en 2011 et consacré à l’art israélien, ressemble lui à un origami de papier géant, avec un impressionnant puits de lumière de plus de 26 mètres de haut à l’intérieur. www.tamuseum.org.il/en/francais

DIZENGOFF

Suzanne Dellal Centre, 5 rue Yehieli, Tel-Aviv-Yafo NEVE TZEDEK Premier quartier juif construit en dehors de Jaffa à la fin du 19e siècle, Neve Tzedek a des airs de Grèce, avec ses petites maisons de style Art nouveau et ses rues calmes, bordées de boutiques élégantes et de studios d’artistes. C’est aussi un lieu de culture, avec notamment le Nachum Gutman Museum of Art, installé dans la maison de ce sculpteur et peintre israélien, et le studio de céramique de Samy D. L’ambiance se goûte aussi dans l’assiette, avec le restaurant raffiné Popina, où ce que vous mangez est préparé sous vos yeux, dans les cuisines ouvertes sur le bar.

La plus célèbre des huit portes de Jérusalem est la porte de Jaffa, la seule entrée de la Vieille ville du côté Ouest du mur. Elle marquait autrefois le chemin de cette ville portuaire, donne aujourd’hui accès au souk arabe du quartier musulman. © Simone Bergamaschi/NurPhoto/ Getty Images) vendredi soir. Pour un aperçu moins extrême, Teder.fm, au cœur de Florentin offre une agréable cour intérieure. On y sirote une bière et on y déguste une bonne pizza, avec des sets ou concerts live au rez-dechaussée et une autre salle au premier, selon les envies. La musique est diffusée en direct à la radio, d’où le nom singulier !

The Block, Shalma Rd 157, Tel-Aviv-Yafo et Teder.fm, 9 rue Jaffa, Tel-Aviv-Yafo

GRAFFITIS À FLORENTIN Dans ce quartier en pleine transition, les murs d’anciennes usines et d’immeubles un peu défraîchis transpirent le spleen, recouverts de fresques surréalistes colorées ou peuplées de personnages étranges. Elles racontent une autre facette de Tel-Aviv, avec des créations très diverses ; officiellement, l’art de rue est clandestin mais la mairie ferme les yeux et il s’est même institutionnalisé ces dernières années. Vous trouverez donc quelques galeries rue Florentin qui exposent ces œuvres et des tours, notamment ceux organisés par Grafitiyul, mettent en valeur ce musée à ciel ouvert. Au retour, on marque une pause à p.o.c. café, où on sirote son verre avec les habitants du quartier ou sur la terrasse aérée du Kiosko. https://grafitiyul.co.il

La ville propose des options pour tous les goûts, de Kuli Alma, avec son set ouvert, monté par un collectif de DJs et d’artistes du coin, à l’ambiance déjantée mais chaleureuse du Mash Central, connu pour ses spectacles de drag queens, et aux bas-fonds de la gare centrale de bus de Tel-Aviv, immense bâtiment de béton qui devient piste géante de fête électro avec The Block, ouvert uniquement le

AU BOUT DE LA NUIT

Popina, 3 rue Ahad Ha’Am, Tel-Aviv-Yafo, 03-575-7477

Les opéras se donnent au Tel-Aviv Performing Arts Center (TAPAC) construit en 1994 par l’architecte Ya’akov Rechter.

45 pays et surtout, le cœur de la danse contemporaine israélienne. Vous pourrez y voir l’un des spectacles de la célèbre Batsheva Dance Company, la plus importante d’Israël, dont le chorégraphe, Ohad Naharin, est l’inventeur de la Gaga Dance, une technique d’improvisation désormais pratiquée dans le monde entier ou encore une représentation du Inbal Dance Theater, la plus ancienne compagnie du pays.

BORD DE MER Au bout de Neve Tzedek, Hatachana – littéralement « la station » en hébreu – était le terminus de la ligne de train qui reliait Jérusalem à Jaffa à la fin du 19e siècle. Rénovée avec d’agréables espaces verts, cette ancienne gare est devenue un lieu de flânerie idéal. Des concerts électro y sont organisés le samedi soir. De là, on rejoint le front de mer, via le parc Charles Clore et on poursuit vers le nord, le long des plages. Il y flotte des airs de Californie entre les palmiers, les immeubles aux façades vitrées et les athlètes qui sculptent leurs corps toute l’année, en plein air. CARMEL MARKET Ici, tout le monde parle fort ! Marché populaire devenu attraction touristique ces dernières années, on y sent l’énergie bouillonnante de la ville israélienne. Tout Tel-Aviv s’y mélange dans un joyeux balagan – le chaos en hébreu. On vient chiner quelques épices, goûter des pâtisseries ou boire un verre, pour observer, un peu comme au spectacle. Le vendredi matin, difficile de se mouvoir tant la foule est dense ! Carmel Market, 48 rue HaCarmel, Tel-Aviv-Yafo

© Michael Jacobs/Art in All of Us/

PauseCorbis/Gettycigarette

tout en taillant des fleurs pour ce commerçant le 15 juin dernier à Jaffa, Israël.

© Alexi Rosenfeld/Getty Images

Exilés, déplacés, expatriés, déportés, expulsés, bannis : que de participes passés et passifs ! Tandis qu’errants et requérants se conjuguent au gérondif infini, sans ligne d’arrivée, ou au mieux une ligne aux dates caduques. Sur la route des migrations qui éclairent ou menacent la saison lyrique 2022-2023 du GTG, nous rencontrons d’abord le chemin du bannissement, de l’expulsion forcée et répétée jusqu’à la mort. Sous le décorum grandiose et la farce grotesque de Léopold, ce prince chrétien qui se fait passer pour un Juif de Constance, le grand opéra du Juif Fromental Halévy, lui-même très assimilé, raconte l’histoire bégayante d’une relation non assumée,

Katia Kabanova de Janáček, cette « Bovary à la russe », dans la mise en scène de Tatjana Gürbaca déjà présentée à Düsseldorf avant d’être reprise au Grand Théâtre. @ Sandra ThenFriedrich Clara Pons est metteuse en scène et réalisatrice. Elle travaille à l’intersection entre texte, musique et image. Parmi ses projets récents, un film sur le cycle Harawi d’Olivier Messiaen (2017) ou Lebenslicht (2019) avec la musique de J.S. Bach portée par Grand Théâtre.dramaturgeElleCollegiumHerreweghePhilippeetleVocaleGent.estactuellementau

celle du Juif et du non-Juif, et parallèlement du pouvoir chrétien qui se sent menacé, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur.

Les cinq actes se déroulent en 1414, alors qu’on attend l’empereur (du Saint-Empire germanique) Sigismond pour commencer le concile – heureusement pas pour commencer l’opéra car Halévy n’a pas prévu de lignes musicales pour son rôle qui est donc muet. On peut rappeler en passant que le concile de Constance, qui se tint de 1414 à 1418, mit fin au Grand Schisme d’Occident et à la crise du bi – sinon tricéphalisme de l’Église romaine.

Hétérodoxies, hérésies, cathares puis hussites, de concile en concile, on n’arrête pas d’exclure, d’excommunier pour établir la foi et resserrer la doxa. Les Juifs sont, pour leur part, ballotés entre les pôles de l’assimilation et de l’ostracisation, du privilège au châtiment.

Si, depuis le 11e siècle, le port d’armes leur est interdit, ils bénéficient, comme les

sur46 le fil Les amours impossibles

Par Clara Pons

47 femmes et les enfants, de la protection du prince, jusqu’à, dans certains cas, être même, ainsi que tous leurs biens, sa propriété. Les mariages mixtes sont interdits sous peine d’excommunication des chrétiens ou de mort pour les Juifs. L’antisémitisme systémique est à la fois une manifestation et un symptôme d’une faille identitaire évidente.

« S’apre il ciel : io vado in pace. » Il semble que le Tasse raconte avec ironie les désaccords des croisés pour savoir s’il convenait de forcer ou non ces (femmes) infidèles à se convertir. Croisés qui, cette fois-ci dans la réalité et malgré les essais de protection de certains hauts prélats de l’Église, décimèrent sur leur route les populations juives, la catégorie de l’infidèle englobant à leurs yeux autant le Maure que le Juif. Le baptême forcé pour la vie sauve, surtout après la mort, aurait bien dû rester une conversion poétique. Enfin, dans la fiction, il resterait l’option d’aller rechercher ces convertis au royaume des morts, comme Orphée dans la fabula in musica de Monteverdi descend chercher son Eurydice.

À peu près dans chaque acte, Éléazar et Rachel, ce couple improbable d’un père cherchant la vengeance et d’une fille aimant par-delà la foi et le sang, sont acculés et condamnés avant d’être sauvés par la grâce tutélaire d’un ex-ennemi ou d’un ex-amant, sauf à la fin bien sûr, où, faute de renoncer à leur foi, aucun pardon ne leur est plus accordé. Certes, cela permet une histoire à rebondissements digne des meilleurs feuilletons du XIXe siècle littéraire français, mais, plus crûment, ce fut le destin de nombreuses populations dans l´Europe chrétienne. L’expulsion étant bien sûr un argument de poids de la conversion, qui rétablissait, en tout cas pour un moment, l’équilibre du pouvoir entre le souverain et l’Église. En 1835, en même temps que La Juive, sur une autre scène parisienne cependant, et loin des bûchers expiatoires, on retrouve Halévy dans son opéra comique L’Éclair, une histoire d’amour qui n’a plus de tragique que le détournement de la cécité causée par la foudre, non pas vers une révélation mystique ou une vers un sagesse clairvoyante mais bien vers une embrouille bourgeoise de boulevard. Il semble que la défense de la foi ait laissé la place à d’autres manières d’assurer son pouvoir. Alors que Halévy et ses acolytes librettistes rocambolent leur histoire jusqu’aux nouveaux États-Unis d’Amérique, Ostrovski, en 1859, installe son drame critique L’Orage directement sur les rives de la Volga. Touché par son personnage principal, une Bovary à la russe, comme la décrira Max Brod, Leoš Janáček transforme l’œuvre en Katia Kabanova, en sacrifiant la critique sociale de la pièce pour n’en garder que l’aspect extrêmement dialogué et inscrire à travers ce déroulement presque en temps réel (du moins théâtral), cette société moderne – on est alors en 1921 – dans un nouveau langage opératique. On ne pourrait être plus éloigné du monde que célébraient le faste et la formalité du grand opéra dans la France de Louis-Philippe. Et l’amour n’est ici pour notre figure titulaire Katia Kabanova qu’une aspiration vague et instinctive à sortir d’une condition féminine engoncée par une morale étouffante et hypocrite. La force de la nature l’emporte dans son courant puissant puisqu’elle finit par se noyer dans la Volga. Inventeur à son époque d’un nouveau mode d’expression et, rétrospectivement, du genre de l’opéra, Claudio Monteverdi, contemporain de Salomone Rossi avec lequel il fut collègue à la cour des Gonzague de Mantoue, cherche, lui, en 1624, à transposer les vers du Tasse dans un madrigal. Pris de La Jérusalem délivrée, ces vers content comment Clorinde, soldate sarrasine, est tuée par son amant chrétien Tancrède, qui l’a confondue avec un homme. Alors qu’elle s’apprête à rendre l’âme, Clorinde prie Tancrède de la baptiser… pour que ses fautes soient effacées. Quel effroi pour Tancrède, quand il procède et lui enlève son casque ! Alors, le ciel s’ouvre et Clorinde s’en va en paix.

Au Grand Théâtre de Genève La Juive Du 15 au 28 septembre L’Éclair Le 18 septembre Katia Kabanova Du 21 au 1 er novembre Combattimento – Les amours impossibles Du 6 et 7 novembre rdv.

Tancrède et Clorinde, le mythe ici sculpté par Gettymusique.Monteverdiaude1791,LazzariniFrancescoeninspiradecélèbresversTassequemiten©iStock/Images

DUEL #1 En partenariat avec le T Magazine, on revisite le format du duel pour plus de contenu et plus de spectacle. On ouvre le débat pendant les semaines qui précèdent le grand soir, mais sur papier, par lettres interposées, comme avant. Un dialogue épistolaire qui se retrouve alors sur scène, même si, on vous l’avoue, on se l’approprie un peu – ou beaucoup. L’occasion pour le Grand Théâtre d’explorer à la fois le monde contemporain et la scène romande actuelle, en donnant une plateforme aux jeunes acteurs et metteurs en scène et à ce qu’ils ont à nous dire. Grand Théâtre Genève, 3 novembre à 20h. Réservation www.gtg.ch/billetterie. Entrée gratuite avec la carte étudiant IL COMBATTIMENTO –LES AMOURS IMPOSSIBLES :

Au petit matin, les pieds dans l’eau ou à midi, qui ne se réjouit pas de retourner aux Bains des Pâquis ? Et qu’en dites-vous si on agrémente la brise de liberté qui y règne pour partager avec vous des mélodies d’ici et d’ailleurs ? Dans les reflets du soleil automnal, nous errerons dans les entrefilets de la poésie mise en musique, au grand dépit d’ailleurs de certains poètes... Bains des Pâquis, 24 septembre à 11h

SPECTACLE MUSICAL AUTOUR DE MONTEVERDI ET SES CONTEMPORAINS Depuis le début de leur collaboration dans L’Orfeo de Claudio Monteverdi en 2016, Rolando Villazón (photo), Christina Pluhar et son célèbre ensemble L’Arpeggiata, le mythe d’Orphée ne les quitte plus. Poursuivant le travail initié avec Lamenta, ils exploreront ici Il combattimento – Les amours impossibles de Claudio Monteverdi dans l’énergie de la danse et de la musique, outils à la fois terrestres et transcendants. Un spectacle invité que chorégraphie le duo formé par Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustijnen. Grand Théâtre Genève, 6 et 7 novembre à 20h. Réservation www.gtg.ch/billetterie Par Karin Kotsoglou

La rentrée voit grand ! Après Les Huguenots il y a deux ans, voici un autre «grand opéra à la française», La Juive de Halévy, pour inaugurer la saison. Un vrai blockbuster du genre, qui eut un succès colossal. Puis on remontera les siècles leshorslelescompterKabanova.suravantsesMonteverdijusqu’àetàcontemporains,depleurersortdeKatiaSanstoutesmerveillesqueGTGproposescèneouhorsmurs...

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FESTIVAL POÉSIE EN VILLE

RÉCITAL DIANA DAMRAU

Il est rare qu’une voix aussi exquise s’accompagne à la fois d’une extraordinaire facilité technique et d’une vive intelligence musicale; c’est pourtant le cas de Diana Damrau. Qu’elle fasse résonner son timbre d’argent ou qu’elle caresse les aigus les plus doux, Damrau impressionne son auditoire par la vaste gamme de couleurs vocales dont elle dispose. De retour au Grand Théâtre avec son complice, le harpiste Xavier de Maistre, Diana Damrau nous prépare un récital où les transcriptions pour la harpe mettent l’accent sur l’essentiel musical : de la brillance de Rossini à la pure émotion de Schubert, en passant par les ondulations oniriques et impressionnistes de Fauré et Debussy. Grand Théâtre Genève, 24 septembre à 20h. Réservation www.gtg.ch/billetterie

« AS I WAS EXPOSITIONDYING »,PAOLO PELLEGRIN Membre de la célèbre agence Magnum Photo depuis près de vingt ans, photographe contractuel pour Newsweek pendant dix ans et collaborateur permanent pour le New York Times, Paolo Pellegrin est l’une des figures les plus exemplaires du photojournalisme européen actuel. Ses photographies, qui accompagneront l’ensemble de la programmation 22-23 du Grand Théâtre, ont été prises durant les dernières décennies sur toutes les routes du monde. À découvrir, au Musée Rath, une sélection de ses œuvres marquantes retraçant des zones de conflits à travers la planète ainsi que des photos sur l’Ukraine parues récemment dans le New York Times. Musée Rath Genève, du 8 au 25 septembre 2022

intransmission ?memoriam

Philippe Cohen, une vie pour le balletDirecteur

© David ThéâtrepourWagnièresleGrandMagazine

Le Ballet du Grand Théâtre et la danse à Genève lui doivent énormément, lui qui a relevé la compagnie et donné leur chance à tant de chorégraphes, dont Sidi Larbi Cherkaoui, qui lui succède aujourd’hui.

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du Ballet du Grand Théâtre pendant dix-neuf ans, Philippe Cohen a pris sa retraite à la fin de la saison 21-22. Mais à peine retiré de la scène, la maladie l’a rattrapé. Il s’en est allé le 18 juillet.

Sous la direction de Philippe Verrièle, plusieurs spécialistes (dont Alexandre Demidoff, qui signe un article dans ce numéro) ont consacré, avec sa collaboration, un livre au travail de Philippe Cohen à Genève. Plus qu’un panorama des spectacles qu’il a produits, Un ballet pour notre temps questionne la notion de compagnie de danse au XXIe siècle et pense le ballet comme forme de l’avenir. Nouvelles éditions Scala. Disponible en depuislibrairiejuillet.

Quel plus bel hommage que cette

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