Courrier international n° 1097

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Pays-Bas Heureuses “cités des femmes”

Afghanistan upbybg

Pas très écolo, l’armée américaine

Innovation

www.courrierinternational.com N° 1097 du 10 au 16 novembre 2011

La peau qui arrête les balles

Le vrai état de

la France

révélé par la presse étrangère Der Spiegel Financial Times Il Fatto Quotidiano El País The Weekly Standard Prospect Kurier





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Sommaire

PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

Et le bombardement de l’Iran commencera le… Au moment où nous mettons sous presse, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) n’a pas encore rendu son dernier rapport sur le programme nucléaire iranien. Mais, depuis quelques semaines, le bruit court que ses conclusions seraient sévères pour Téhéran, soupçonné d’être en mesure de produire des engins nucléaires d’ici quelques mois. Israël n’a d’ailleurs pas attendu la publication du rapport pour prévenir que, s’il en était ainsi, il se donnait la liberté de frapper les installations iraniennes d’enrichissement d’uranium. Washington s’accorde encore quelques semaines pour décider de frapper ou pas. D’après The Guardian, Londres serait prêt à lui prêter mainforte au cas où. La presse de Téhéran, bien sûr, récuse l’expertise de l’AIEA et considère que son directeur, le Japonais Yukiya Amano, est à la solde de Washington… La question n’est pas nouvelle. Dès 2004, on évoquait la menace que représentait l’Iran avec son programme nucléaire. Et l’on imaginait déjà des frappes unilatérales américaines ou israéliennes… Aujourd’hui, le gouvernement israélien estime impossible d’attendre plus longtemps. D’autant que, l’an prochain, il sera trop tard, puisque Barack Obama refusera d’agir en pleine campagne présidentielle… L’affaire est suffisamment sérieuse pour que Pékin conseille une nouvelle fois à l’Iran d’obtempérer et de répondre aux demandes de l’AIEA. Et la presse israélienne, comment réagit-elle ? Certains éditorialistes critiquent vertement les intentions belliqueuses de Benyamin Nétanyahou (voir p. 38). D’autres les justifient. Ainsi le chroniqueur militaire de Yediot Aharonot, Ron Ben Yshaï, explique* : “Les fuites autour des frappes éventuelles risquent de pousser Téhéran à enfouir plus profondément ses installations nucléaires, ce qui pourrait limiter l’impact de l’action des Occidentaux. Mais, paradoxalement, cette perspective plaide en faveur d’une opération à très court terme.” CQFD. Un dernier mot : une opération contre l’Iran aurait en outre trois avantages. Primo, “rassurer” l’Arabie Saoudite, sous tension cette année pour cause de révoltes arabes et de succession dynastique. Deuzio, envoyer un signal au président syrien Bachar El-Assad, le dernier “allié” de Téhéran dans la région. Tertio, repousser la question palestinienne de quelques mois ou quelques années. On le voit, le scénario de la guerre est hélas désormais le plus probable. Philippe Thureau-Dangin * A lire sur le site courrierinternational.com

12 Royaume-Uni L’Europe, forcément brutale Hongrie Mauvaise distribution à Budapest Thaïlande Mégalopoles et malaises cardiaques

En couverture

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Le scénario le plus probable

Les opinions

16 Le vrai état de la France révélé par la presse étrangère A six mois de la présidentielle, c’est la sinistrose. Rattrapé par la crise de l’euro, le pays pourrait perdre son triple A. La presse allemande reproche à Nicolas Sarkozy de n’être pas parvenu à assainir les finances publiques. Le président aura fort à faire en 2012 pour convaincre qu’il reste l’homme de la situation.

Iran Frapper maintenant ou jamais

D’un continent à l’autre 23 Europe Grèce Notre niveau de vie va dégringoler Médias étrangers En direct d’Athènes, nouvelle capitale du monde Dossier Italie Rome dans la tourmente : fin de partie pour Berlusconi Pays-Bas Ces “cités de femmes“ où il fait bon vivre Ossétie du Sud Indépendance ou réunification : les Ossètes oscillent 30 Amériques Etats-Unis - Mexique El Paso et Ciudad Juárez : deux mondes si proches et si lointains 34 Asie Afghanistan Pas très écolo, l’armée américaine

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Editorial

6 Planète presse 8 A suivre 11 Les gens

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n° 1097 | du 10 au 16 novembre 2011

Dossier Italie Fin de partie pour Berlusconi Futur afghan Les Américains ne décamperont pas si vite Chine Prison passoire pour détenus branchés Pakistan De la bière pour faire mousser les exportations 38 Moyen-Orient Iran Frapper maintenant ou jamais Vu d’Israël Nétanyahou met en jeu l’avenir du pays 40 Afrique Libye Après Kadhafi, la guerre civile menace le pays 44 Spécial formation L’argent et l’université ne font pas toujours bon ménage 51 Ecologie Conservation Paradis marin sous protection rapprochée

Long courrier 54 Edition A la recherche du prochain Harry Potter 58 Séries télé Ma vie de “Pan Am girl“ 60 Bio-art La peau qui arrête les balles 63 Insolites Le bandit manchot, ça change des échafaudages

Pays-Bas Ces “cités de femmes” où il fait bon vivre

Hors-série Russie

“Si on gratte un Russe, on trouve un Tatar” Vladimir Poutine, Premier ministre

Un voyage avec le meilleur de la presse russe : Izvestia, Kommersant, En couverture : Dessin de Cajas paru dans El Comercio, Quito.

Itogui, Nezavissimaïa Gazeta, Gazeta.ru, Vzgliad, Vedomosti, Ogoniok… Chez votre marchand de journaux


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Courrier international | n° 1097 | du 10 au 16 novembre 2011

courrierinternational.com Parmi nos sources cette semaine The Australian 139 000 ex., Australie, quotidien. “L’Australien” a été fondé en 1964 par le magnat Rupert Murdoch, avec la promesse d’“offrir l’information objective et l’indépendance d’esprit essentielles au progrès”. Avec 9 bureaux permanents en Australie, c’est le seul quotidien véritablement national. Dawn 138 000 ex., Pakistan, quotidien. Dawn a été créé en 1947 lors de l’indépendance du Pakistan par Muhammad Ali Jinnah, père de la nation et premier président. Un des premiers journaux pakistanais de langue anglaise, il jouit d’un lectorat d’environ 800 000 personnes. Il appartient au groupe Pakistan Herald Publications, fondé également par M. A. Jinnah. Eleftherotypia 80 000 ex., Grèce, quotidien. Créé juste après la chute de la dictature militaire en 1974, avec pour devise “Le journal des journalistes”, “Liberté de la presse” a toujours été marqué au centre gauche. Il appartient au groupe Tegopoulos SA. Elet és Irodalom 21 000 ex., Hongrie, hebdomadaire. Fondé en 1957, “Vie et Littérature” rassemble l’intelligentsia dite “libérale de gauche”. Quant à son contenu, poèmes, nouvelles et autres critiques littéraires côtoient analyses politiques et articles d’opinion. Il Fatto Quotidiano 150 000 ex., Italie, quotidien. Lancé le 23 septembre 2009 par l’ex-directeur du quotidien de gauche L’Unità, Antonio Padellaro, le journal rassemble des plumes venues de plusieurs horizons du journalisme italien autour d’une idée simple : la dénonciation résolue du “sultanat

S

Planète presse

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Courrier international n° 1097 Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal novembre 2011 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13

dégradant” de Silvio Berlusconi.

De Groene Amsterdammer 12 500 ex., Pays-Bas, hebdomadaire. Créé en 1877, “L’Amstellodamien vert” est le plus vieil hebdomadaire d’actualité aux Pays-Bas. De Groene aime publier de longs articles légèrement provocateurs pour traiter de l’actualité politique, économique et culturelle. Il ne cache pas ses attaches à gauche. Heti Válasz 25 000 ex., Hongrie, hebdomadaire. Lancé en 2001 avec le soutien financier du gouvernement de Viktor Orbán, “Réponse hebdomadaire” se veut un journal de réflexion conservateur, modéré et à tendance écologiste. The Huffington Post (huffingtonpost.com) EtatsUnis. Fondé en 2005 par la femme d’affaires Arianna Huffington, ce quotidien électronique marqué à gauche qui n’était au départ qu’un agrégateur de blogs s’est imposé comme l’un des sites les plus influents du web politique américain. Kurier 254 000 ex., Autriche, quotidien. Créé en 1954, ce titre national de centre droit a construit sa réussite sur le sérieux et la diversité de son traitement de l’information. Mardomak (mardomak.org) Iran. Malgré une liberté de ton limitée, ce webzine installé en Iran depuis 2007 publie régulièrement des informations qui sont rarement relayées par la presse locale.

Mother Jones 180 000 ex., Etats-Unis, bimestriel. Lancé en 1976 par quelques passionnés de journalisme d’investigation, Mother Jones revendique fortement son identité progressiste et contestataire. Ce magazine de gauche, d’envergure nationale, traite de l’actualité ainsi que des grands enjeux de notre temps : environnement, justice sociale, etc.

Ta Nea 77 000 ex., Grèce, quotidien. “Les Nouvelles” est un titre prestigieux appartenant au puissant groupe de presse Lambrakis. C’est un quotidien de l’après-midi, proche du Mouvement socialiste panhellénique (Pasok). Populaire et sérieux, il consacre ses pages à la politique intérieure et internationale, aux loisirs, au sport et aux petites annonces. NRC Handelsblad 254 000 ex., Pays-Bas, quotidien. Né en 1970, le titre est sans conteste le quotidien de référence de l’intelligentsia néerlandaise. Libéral de tradition, rigoureux par choix, informé sans frontières.

El País 392 000 ex. (777 000 ex. le dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution. Il est le plus vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Plutôt proche des socialistes, il appartient au groupe de communication Prisa. Philippine Center for Investigative Journalism (pcij.org) Philippines. Le PCIJ a été fondé en 1989 en tant qu’agence indépendante. Son site permet d’accéder aux longues enquêtes sur la société philippine écrites par les membres de l’agence ou par les journalistes qui ont bénéficié d’une bourse du centre. Prospect 18 000 ex., Royaume-Uni, mensuel. Fondée en novembre 1995, cette revue indépendante de la gauche libérale britannique offre à un lectorat cultivé et curieux des articles de grande qualité, avec un goût marqué pour les points de vue à contre-courant et les analyses contradictoires. Radio Free Europe/Radio Liberty (rferl.org) République tchèque. Ce média emblématique de la guerre froide et financé par le Congrès américain pour promouvoir la liberté de l’autre côté du mur de Berlin est, depuis 1989, basé à Prague. Il Sole-24 Ore 410 000 ex., Italie, quotidien. Le journal de référence en matière économique de l’autre côté des Alpes. Austère, il n’en est pas moins extrêmement bien informé. Pour conforter son leadership, il tend aujourd’hui à laisser plus de place à l’actualité non économique, avec un certain succès. Sunday Times 504 000 ex., Afrique du Sud, hebdomadaire. Fondé en 1906, le Sunday Times est le journal dominical le plus populaire d’Afrique du Sud.

Jadis conservateur, il est devenu, ces dernières années, de plus en plus libéral. Son succès repose sur ses enquêtes rigoureuses, ses nombreuses analyses et ses pages sportives. Die Tageszeitung 60 000 ex., Allemagne, quotidien. Ce titre alternatif, né en 1979 à Berlin-Ouest, s’impose comme le journal de gauche des féministes, des écologistes et des pacifistes… sérieux. The Times 618 160 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le plus ancien des quotidiens britanniques (1785) et le plus connu à l’étranger appartient depuis 1981 à Rupert Murdoch. Il a longtemps été le journal de référence et la voix de l’establishment. Aujourd’hui, il a un peu perdu de son influence et les mauvaises langues l’accusent de refléter les idées conservatrices de son propriétaire. The Weekly Standard 60 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé en 1995 par le tentaculaire groupe Murdoch, The Weekly Standard est l’un des principaux journaux conservateurs du pays. Essentiellement politique, il est lu par le toutWashington. Xinjing Bao 560 000 ex., Chine, quotidien. Lancé à Pékin le 11 novembre 2003, ce journal est issu d’une alliance entre le Guangming Ribao de Pékin (lu par les intellectuels) et le Nanfang Ribao de Canton (lu par les cols blancs du Sud). C’est aussi un projet du gouvernement qui veut sensibiliser les médias aux attentes du marché. Yediot Aharonot 400 000 ex., Israël, quotidien. Créé en 1939, “Les Dernières Informations” appartient aux familles Moses et Fishman. Ce quotidien marie un sensationnalisme volontiers populiste à un journalisme d’investigation et de débats passionnés.

Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Eric Chol (16 98), Odile Conseil (web, 16 27) Rédacteurs en chef adjoints Isabelle Lauze (16 54), Catherine André (16 78), Raymond Clarinard (16 77), Jean-Hébert Armengaud (édition, 16 57). Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Mark Porter Associates Europe Jean-Hébert Armengaud (coordination générale, 16 57), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Chloé Baker (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Marie Béloeil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Iulia BadeaGuéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Martina Bulakova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu et Franck Renaud (chefs de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Sciences Anh Hoà Truong (chef de rubrique, 16 40) Médias Mouna El-Mokhtari (chef de rubrique, 17 36) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (17 48) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, 17 33), Marie Béloeil (rédactrice, 17 32), Mouna El-Mokhtari (rédactrice, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Mathilde Melot (marketing), Paul Blondé (rédacteur, 16 65) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon)

Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage Maury, 45191 Malesherbes. Routage France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Gilles Berton, Jean-Baptiste Bor, Darya Clarinard, Marine Decremps, Geneviève Deschamps, Bernadette Dremière, Nicolas Gallet, Marion Gronier, Catherine Guichard, Gabriel Hassan, Elodie Leplat, Liesl Louw, Jean-Luc Majouret, Céline Merrien, Valentine Morizot, Pascale Rosier, Albane Salzberg, Pierangélique Schouler, Chen Yan Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Natacha Scheubel (16 52), Sophie Nézet (16 99), Sophie Jan. Gestion Julie Delpech de Frayssinet (responsable, 16 13), Nicolas Guillement. Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16). Partenariats Sophie Jan (16 99) Ventes au numéro Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Elodie Prost Publicité M Publicité-Publicat, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice déléguée : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher <ascher@publicat.fr> (13 97). Directrice de clientèle : Sandrine Larairie (13 47), Kenza Merzoug (13 46) Hedwige Thaler (1407). Régions : Eric Langevin (14 09). Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annonces classées : Cyril Gardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicité site Internet i-Régie, Alexandre de Montmarin tél. : 01 53 38 46 58. Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Service clients abonnements : Courrier international, Service abonnements, A2100 - 62066 Arras Cedex 9. Tél. : 03 21 13 04 31 Fax : 01 57 67 44 96 (du lundi au vendredi de 9 heures à 18 heures) Courriel : abo@courrierinternational.com Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78 Courrier international, USPS number 013-465, is published weekly 49 times per year (triple issue in Aug, double issue in Dec), by Courrier International SA c/o USACAN Media Dist. Srv. Corp. at 26 Power Dam Way Suite S1-S3, Plattsburgh, NY 12901. Periodicals Postage paid at Plattsburgh, NY and at additional mailing Offices. POSTMASTER : Send address changes to Courrier International c/o Express Mag, P.O. box 2769, Plattsburgh, NY 12901-0239.

Ce numéro comporte un encart Abonnement broché sur les exemplaires kiosque France métropolitaine.



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Courrier international | n° 1097 | du 10 au 16 novembre 2011

A suivre Myanmar

manifesté une nouvelle fois, le dimanche 6 novembre, pour protester contre le projet d’oléoduc Keystone XL. Ce pipeline géant porté par le consortium TransCanada devrait permettre d’acheminer des millions de barils de pétrole, issus de l’exploitation de sables bitumineux du Canada, vers le golfe du Mexique. La manifestation, organisée un an jour pour jour avant l’élection présidentielle de 2012, avait pour but de pousser Barack Obama à dénoncer le projet, rapporte le quotidien USA Today.

Nicaragua

Aung San Suu Kyi sur les bancs du Parlement ? En entérinant le 4 novembre trois amendements à la loi sur l’enregistrement des partis politiques, le président Thein Sein a ouvert la voie au retour formel de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi sur la scène politique birmane. La LND avait refusé l’an dernier de prendre part aux élections du 7 novembre – les premières organisées en vingt ans, mais dénoncées comme étant une mascarade – et s’était ainsi condamnée à disparaître. Mais, un an plus tard, l’heure est à l’ouverture. Si la LND accepte de se réenregistrer, décision à laquelle l’encourage vivement le site de la dissidence Mizzima, elle présentera alors des candidats aux élections partielles prévues en décembre. Et, si l’icône de l’opposition démocratique est l’un d’eux, il fait peu de doutes que son immense popularité l’assurera d’un siège de député, vingt-trois ans après avoir été dépossédée de son triomphe électoral de 1988.

Allemagne

Angela Merkel passe au salaire minimum

Colombie

Le chef des Farc est mort, et après ? Réélection Daniel Ortega, réélu comme prévu à la présidence le dimanche 6 novembre, a promis “un Nicaragua chrétien, socialiste et solidaire”. Mais l’opposition dénonce des fraudes et refuse de reconnaître la victoire de l’ancien guérillero. lors du congrès du Parti chrétiendémocrate (CDU) qui s’ouvre le 13 novembre à Leipzig. “Le salaire minimum n’est plus tabou, la CDU opère un revirement politique. Elle découvre les ouvriers comme force électorale”, analyse la Frankfurter Rundschau. Selon un sondage, plus de 85 % des Allemands et plus de 75 % des chrétiensdémocrates (CDU-CSU) y sont en effet favorables. Reste à Angela Merkel à trouver un consensus avec son allié libéral (FDP) et avec les partenaires sociaux. Côté syndical, le DGB plaide pour 8,50 euros l’heure.

Le motif cette levée en masse ? Le risque d’une révolution à la libyenne, orchestrée par l’Otan et aboutissant à la liquidation du leader national. “Nous devons être prêts à repousser toute agression”, a expliqué le dictateur biélorusse, dont la cote de popularité s’est effondrée depuis les répressions postélectorales de la fin 2010 et la dévaluation du rouble biélorusse, qui a entraîné un effondrement du niveau de vie.

Etats-Unis

Non à l’oléoduc ! Biélorussie

Après le nucléaire, la chancelière s’apprête à effectuer une nouvelle volteface en donnant son aval à l’introduction d’un salaire minimum outre-Rhin. Soutenue par sept fédérations régionales, une résolution en ce sens devrait remporter une forte adhésion

La paranoïa de Loukachenko Le président biélorusse a annoncé la création d’une armée populaire de 120 000 individus et octroyé le grade de général aux gouverneurs des régions de Biélorussie et au maire de Minsk, rapporte la Nezavissimaïa Gazeta.

C’est l’autre protestation du moment aux EtatsUnis. Loin de la Bourse et des autres quartiers financiers où campent les militants du mouvement Occupy Wall Street, c’est devant la Maison-Blanche que des milliers d’écologistes ont

“Est-ce qu’un jour viendra où nous cesserons de nous réjouir de la mort d’un être humain ?” se demande El Espectador au lendemain de la mort d’Alfonso Cano, 63 ans, tué par l’armée dans le sud-ouest du pays le 4 novembre. La mort du chef des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc, guérilla marxiste née en 1964) a été saluée par le gouvernement et les médias comme un “événement historique”, mais annoncet-elle pour autant la fin de l’interminable conflit colombien ? L’organisation est assurément affaiblie militairement. Mais, dans un communiqué publié sur le site de l’agence Anncol, le secrétariat des Farc affirme : “Ce ne sera pas la première fois que les opprimés et les exploités de Colombie pleurent l’un de leurs grands dirigeants. Ni la première fois qu’ils le remplacent avec courage et avec la conviction absolue de leur victoire. La paix en Colombie ne naîtra pas d’une démobilisation de la guérilla, mais de la disparition définitive des causes qui ont fait naître le soulèvement.”

Elections

Jammeh se paie un pseudoscrutin

12 novembre Ouverture de la campagne pour la présidentielle en Gambie. Ce minuscule Etat d’Afrique de l’Ouest, enclavé dans le Sénégal, votera le 24 novembre. Le président sortant, Yahya Jammeh, arrivé au pouvoir par un coup d’Etat en 1994, est candidat à sa propre succession. Il est sûr de rempiler. En effet, Jammeh a réprimé l’opposition et muselé la presse libre.

11 novembre Réunion du Tribunal international pour le Liban à Leidschendam (Pays-Bas) afin de décider de la tenue d’un procès en l’absence des quatre membres du Hezbollah accusés de l’assassinat de l’ex-Premier ministre Rafic Hariri. 12-13 novembre Rencontre entre le président des EtatsUnis, Barack Obama, et son homologue chinois, Hu Jintao, lors du sommet du Forum de coopération économique

Asie-Pacifique (Apec) à Honolulu (Hawaii). Au menu : l’élargissement du Partenariat transpacifique (accord de libre-échange) aux vingt et un pays que compte l’Apec. 13 novembre Election présidentielle dans la région séparatiste géorgienne d’Ossétie du Sud (lire page 23). 13-14 novembre Sommet économique indien à Bombay, organisé par le Forum économique mondial.

14 novembre Conférence à Johannesburg sur l’informatique en Afrique afin d’encourager l’accès à Internet sur le continent noir. Rencontre des évêques catholiques d’Asie à Bangkok (Thaïlande) pour discuter du scandale de la pédophilie au sein de l’Eglise. Ouverture à Bali du 19e sommet de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean, organisation politique, économique et culturelle fondée en 1967).

J. ARGUEDAS/EFE/SIPA - AFP - REUTERS

Agenda




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Les gens Une femme noire pour tenir tête à Zuma

L

Sunday Times, Johannesburg indiwe Mazibuko, députée noire de 31 ans, a été élue le 27 octobre présidente du groupe parlementaire de l’Alliance démocratique, principal parti d’opposition et dont l’électorat est essentiellement blanc et métis. Lindiwe Mazibuko promet de se montrer ferme avec le Congrès national africain (ANC). Pas question pour elle de chercher à entrer dans les bonnes grâces du parti au pouvoir. Sous sa direction, l’Alliance démocratique devrait renouer avec la pugnacité de son ancien leader, Tony Leon [leader du parti de 1997 à 2007]. “Je ne suis pas là pour essayer de me faire aimer de l’ANC, a déclaré Lindiwe Mazibuko. Bon nombre de responsables de l’opposition s’enferment dans l’idée qu’il ne faut pas irriter l’ANC et ne pas lui mettre de bâtons dans les roues. Notre mission est d’obliger le parti au pouvoir à rendre des comptes. Ce serait manquer à notre responsabilité que de ne pas le faire.” Cette attitude contraste nettement avec celle de son prédécesseur, Athol Trollip, jugé très accommodant vis-à-vis de l’ANC. A 31 ans, Lindiwe Mazibuko entre dans l’histoire du pays comme la plus jeune députée à prendre la tête d’un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale, un statut qui la place en opposition directe au président Jacob Zuma. La jeune parlementaire

Dessin de Glez pour Courrier international, Ouagadougou.

s’est imposée face Athol Trollip après une campagne acharnée qui a bien failli diviser le parti. Aujourd’hui, elle s’engage à tenir tête à l’ANC et au gouvernement. “Je serai partout où règne l’injustice, partout où une ferme opposition au gouvernement sera nécessaire, a-t-elle déclaré. Mais je saurai aussi faire preuve d’ouverture dans les domaines où il faut tendre la main et unir nos efforts. Je ne crois pas qu’il faille nécessairement choisir entre l’un et l’autre.” L’autre grand défi qui l’attend consistera à surmonter les divisions qui sont apparues au sein de son parti lors de la campagne. L’ancienne députée Dene Smuts et le leader noir Masizole Mnqasela l’ont qualifiée de “jeune inexpérimentée”. Lindiwe Mazibuko a indiqué avoir fait un geste en direction de Trollip et de Smuts en leur proposant des postes de premier plan au sein du groupe parlementaire et en laissant son prédécesseur choisir un portefeuille dans le cabinet fantôme. “J’espère sincèrement

On lui reproche sa mauvaise maîtrise des langues africaines

Ils et elles ont dit Sharon Bialek, mère de famille originaire de Chicago Précise “Il a mis sa main sur ma jambe et l’a fait glisser jusqu’à ma culotte. Lorsque j’ai protesté, il m’a répondu : ‘Tu le veux, ce job ?’” Comme trois autres femmes, elle affirme avoir été victime de harcèlement sexuel, à la fin des années 1990, de la part de Herman Cain, son employeur, aujourd’hui candidat à l’investiture républicaine. (The Huffington Post, New York) Hosni Moubarak, ex-président de l’Egypte Captif Hospitalisé, il attend la suite du procès où il est jugé pour le meurtre de manifestants lors de la révolution et pour corruption. Comment supporte-t-il de ne plus être libre ? “Quand est-ce que j’étais libre ? Pas un seul jour. Je ne pouvais ni aller au cinéma ni marcher dans la rue”, se plaint-il. (Foreign Policy, Washington) Michael Bloomberg, maire de New York Libéral “Pourquoi vous n’essayez pas de changer les choses, de créer les emplois qui manquent, au lieu de brailler ? Mais, si vous tenez à brailler, on ne vous en empêchera pas.” A propos des manifestants du mouvement Occupy Wall Street. (The New York Times, New York)

qu’Athol acceptera de participer au cabinet fantôme. J’ai l’intention de lui proposer un poste et je vais en discuter avec lui. Je veux qu’il me fasse part de ses idées.” Lindiwe Mazibuko a toutefois annoncé que l’actuel cabinet fantôme ne serait pas remanié en profondeur avant la fin de l’année et qu’elle ne procéderait à aucune purge concernant ses anciens adversaires. La jeune députée, à qui l’on a reproché sa mauvaise maîtrise des langues africaines, a déclaré que les parlementaires blancs de l’Alliance démocratique devraient bientôt prendre des cours de langues autochtones dans le cadre de la nouvelle stratégie du parti vis-à-vis des populations noires en vue des élections de 2014. “Nous pensons que les membres du parti gagneraient à améliorer leur capacité de mobilisation, a déclaré Lindiwe Mazibuko. Un certain nombre de collègues blancs ont indiqué vouloir apprendre une langue africaine. Cela les aiderait au niveau local pour communiquer avec leurs collègues et comprendre les électeurs qu’ils essaient de convaincre.” Thabo Mokone

Muhammad Ali, ancien champion du monde de boxe américain Amical “Je me souviendrai toujours de Joe avec respect et admiration”, a-t-il déclaré en réaction au décès de Joe Frazier, qui fut, en 1971, le premier à le battre lors du fameux “match du siècle”. A l’époque, Ali avait traité Frazier de “gorille”. (The Washington Post, Etats-Unis) Khaled El-Hamidi, un proche de la famille Kadhafi Contradictoire “Je pourrais devenir un kamikaze et me faire exploser devant Sarkozy”, assure ce Libyen de 37 ans qui vient de porter plainte devant un tribunal belge contre l’Otan, qu’il accuse d’avoir tué sa famille. “Je hais l’Occident. Mais j’ai foi encore en la justice.” Lui-même est traqué par les autorités de Tripoli, pour des “crimes impliquant l’usage d’armes et d’explosifs”. (La Libre Belgique, Bruxelles)

DR

Lindiwe Mazibuko

Abdul Kalam, ancien président de l’Inde Pédagogique “Nous devons garder la tête froide face au tir de barrage antinucléaire, qui souvent vient des pays qui en tirent le plus grand profit.” Il répond ainsi à la mobilisation qui retarde l’ouverture de la centrale nucléaire de Kudankulam, dans l’Etat du Tamil Nadu, en construction depuis 1997. (The Hindu, Madras)


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Les opinions Royaume-Uni

L’Europe, forcément brutale En tordant le bras de Georges Papandréou pour le faire renoncer à son idée de référendum, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont montré le vrai visage de la nouvelle Europe.

L

The Daily Telegraph Londres

a France et l’Allemagne sont pour beaucoup dans la décision du Premier ministre grec de renoncer à organiser un référendum sur le plan d’aide de l’UE et du FMI à la Grèce. Une démonstration de force brutale qui n’augure rien de bon pour l’égalité au sein de l’Union. Cela n’aura pas surpris grand monde : la proposition faite par Georges Papandréou n’aura tenu que soixante-douze heures, avant d’être jetée aux oubliettes sous la pression des Allemands et des Français. Angela Merkel et Nicolas Sarkozy n’ont pas tenté un seul instant de préserver la moindre façade diplomatique en lançant leur offensive musclée contre cette embarrassante poussée démocratique. On ne peut tolérer l’organisation d’un référendum grec, ont-ils martelé, donc le référendum n’aura pas lieu. La scène a été d’une grande violence. Bienvenue dans la nouvelle Europe. Un consensus règne désormais : il n’y a que par l’union budgétaire, et plus seulement monétaire, que l’on peut espérer faire fonctionner la monnaie unique. Mais cela signifie aussi que les intimidations vont devenir la règle, puisque la souveraineté nationale devra régulièrement courber l’échine face aux diktats de la Banque centrale européenne, et bientôt de ce ministère des Finances européen dont la création n’est plus qu’une question de temps. Deux institutions qui, évidemment, seront sous la domination de la première économie de la zone euro, l’Allemagne. La Grèce est certes victime des événements, mais elle n’a rien d’une oie blanche dans cette affaire, bien au contraire. En déroute économique et gangrené par la corruption politique, le pays

Contexte Le lundi 31 octobre, le Premier ministre grec crée la surprise en annonçant l’organisation, début 2012, d’un référendum sur le plan de sauvetage laborieusement approuvé quelques jours plus tôt à Bruxelles. Le jour suivant, les Bourses européennes et Wall Street chutent. Georges Papandréou, convoqué à Cannes à la veille du sommet du G20 pour s’expliquer, rencontre les dirigeants allemand et français, ainsi que ceux de l’UE et du FMI. Finalement, le vendredi 4, la Grèce renonce officiellement au projet de référendum, tandis que Georges Papandréou s’engage à démissionner.

L’auteur Péter Esterházy (né en 1950) est l’écrivain hongrois le plus marquant actuellement. Son livre Surtout pas de l’art sortira chez Gallimard début 2012.

Le marathon écourté de Georges Papandréou

Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et Georges Papandréou. Dessin de Pismestrovic paru dans Kleine Zeitung, Vienne.

n’a jamais respecté ses obligations de membre de l’union monétaire et s’est permis de vivre largement au-dessus de ses moyens. Mais que dire de l’Allemagne ? Respecte-t-elle ses propres obligations ? Elle continue d’exiger que la monnaie unique et la Banque centrale européenne, qui en assure la gestion, soient au service de ses intérêts économiques particuliers, et non de ceux de l’ensemble de la zone euro. Tous les grands et beaux mots sur le noble projet européen volent ainsi en éclats face aux dures réalités du pouvoir. Si l’Allemagne peut exercer sa souveraineté nationale, c’est parce qu’elle possède le poids économique nécessaire pour le faire. Les pays périphériques comme la Grèce et l’Irlande, eux, sont balayés d’un revers de main. Obnubilées par une seule obsession – sauver l’euro –, les élites politiques européennes ne comprennent apparemment pas ce qui se prépare aujourd’hui ; il ne s’agit pas d’une union égalitaire et toujours plus soudée, mais d’une alliance malheureuse dominée par un seul de ses membres. Voilà qui n’augure rien de bon pour l’Union européenne au sens large. C’est la zone euro elle-même qui s’est mise dans cette mouise indescriptible, et ce devrait donc être à ses membres de trouver la sortie de crise. En attendant, la catastrophe est telle que tous les pays pourraient se trouver happés dans la tourmente.

Hongrie

Mauvaise distribution à Budapest Le mécontentement enfle depuis que le maire de la capitale a confié la direction d’un théâtre à un homme d’extrême droite. Coup de colère de l’écrivain Péter Esterházy.

L

Elet és Irodalom (extraits) Budapest

e maire de Budapest, István Tarlós [membre de la Fidesz, parti de droite du Premier ministre Viktor Orbán], a nommé György Dörner, un homme proche du parti d’extrême droite Jobbik, directeur du Nouveau Théâtre (Uj Színház), dans la capitale. Celui-ci s’est adjoint un antisémite notoire, István Csurka, comme intendant. Opacité, mystère et étrangeté. Je ne voudrais pas m’embrouiller en tentant de répondre à l’énigme : qui est Dörner ? Son projet le qualifie à ma place. Un projet ? Quelques feuilles griffonnées dictées par une hystérie faussement culturelle, faussement conservatrice, manquant de sérieux, impropre à tout débat, un truc creux du point de vue professionnel et gênant du point de vue politique. Répondre à cela (comme le fait l’hebdomadaire proche de la Fidesz Heti Válasz) qu’il faut se féliciter de “la diversité” ou (à l’instar du président de la République, Pál Schmitt) que “nous avons affaire à deux personnalités célèbres du monde du théâtre et [que] le minimum de tolérance exigerait qu’on attende de voir ce qu’ils vont faire” témoigne du plus pur cynisme. Dans cette distribution, Csurka n’est pas un dramaturge à succès mais l’incarnation de Magyar Fórum [“Forum hongrois”, l’hebdomadaire de l’extrême droite], et Dörner n’est pas un acteur époustouflant mais un participant tonitruant des manifestations de Jobbik. Voilà l’idéologie qui a reçu le feu vert. Nous étions persuadés que cette idéologie était incompatible avec celle des dirigeants de la culture, avec la Fidesz et, d’une manière générale, avec le conservatisme – et nous le supposons et l’espérons toujours. Qu’on me fasse signe si je n’ai pas été capable de comprendre tout seul que cela a changé. Ces nominations s’intègrent parfaitement dans une offensive visant à établir un équilibre culturel. Or István Márta, le directeur actuel du Nouveau Théâtre, ne représente nullement le “camp de la gauche” [puisqu’il est proche de la Fidesz]. L’affaire n’en est que plus effrayante. Ce n’est pas une offre culturelle différente des précédentes que nous voyons venir, non, parce qu’il n’y a rien qui vienne, on ne voit qu’un vide chaotique (ou une médiocrité doublée de conflits personnels et de ragots – exactement comme autrefois, quand nous essayions de deviner l’évolution du rapport de force au Comité central du Parti et de savoir si c’était bon pour nous).



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Les opinions Par ailleurs, qu’un de mes compatriotes soit d’extrême droite, nazi ou néonazi, je ne trouve rien à y redire, puisqu’il n’y a pas un seul pays européen qui n’ait des citoyens de ce genre, et les Hongrois sont des Européens. Si ça lui chante, qu’il fasse du théâtre, mais notre devoir patriotique élémentaire (minimal) est d’exprimer notre répugnance. Je voudrais donc savoir ce que signifient ces nominations, à quels intérêts et à quels principes moraux elles répondent. Tant que cela ne sera pas tiré au clair, nous en serons réduits à constater les dégâts et le caractère explosif de la situation – ce qui n’est pas dans l’intérêt des démocrates, ni de droite, ni de gauche. Pour ma part, et avec tout le respect dû aux élections démocratiques, je voudrais réagir calmement, comme à mon habitude, et exhorter István Tarlós, qui est – formellement – responsable de ces nominations, ainsi que le gouvernement à répondre par une phrase à tonalité européenne à la question : pourquoi ? L’absence de réponse est également une réponse, seulement je ne l’admettrai pas. Péter Esterházy

Thaïlande

Mégalopoles et malaises cardiaques Le réchauffement climatique serait-il responsable des inondations exceptionnelles des dernières semaines ? Pas si simple, répond le journaliste scientifique Michael D. Lemonick.

I

Los Angeles Times Los Angeles maginez la scène : un homme d’âge moyen, obèse, se met à courir pour attraper son bus. Brusquement, il se tient la poitrine et s’effondre, victime d’un arrêt cardiaque fulgurant. Il s’avère qu’il fumait comme un pompier, qu’il était diabétique, qu’il faisait de l’hypertension, qu’il mangeait trop salé et trop gras, qu’il buvait trop de bière, qu’il était allergique aux légumes verts et à l’exercice physique, et que son père, son grandpère et ses deux oncles avaient été fauchés dans la force de l’âge par un infarctus. Quel est le facteur qui a causé sa mort ? Difficile à dire. Son mode de vie et son patrimoine génétique ont certes contribué à l’accident fatal ; mais la seule chose dont on soit vraiment certain, c’est que plus on multiplie les facteurs de risque et plus on court à la catastrophe. Aujourd’hui, tout le monde se demande si un phénomène climatique destructeur – canicule, sécheresse ou pluies torrentielles – trouve ses origines dans le réchauffement climatique. C’est, là aussi, une question piège. Les scientifiques s’accordent à dire que l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère n’entraîne pas directement une perturbation cli-

Contexte István Márta, directeur talentueux de Uj Színház depuis quinze ans, a déposé son projet pour renouveler son contrat. Le maire de Budapest, István Tarlós, lui a préféré György Dörner, un acteur, anarchiste de droite, lequel a désigné comme intendant le dramaturge István Csurka, une figure de l’extrême droite antisémite. Avant que la désignation ne soit effective, le 1er février 2012, des manifestations vont se multiplier pour annuler ces nominations. Le 23 octobre, jour des célébrations du 55e anniversaire de l’insurrection de 1956, 20 000 à 30 000 personnes se sont déjà rassemblées pour clamer : “Le système ne me plaît pas !” Contexte Après les grandes marées du dernier week-end d’octobre, Bangkok pensait avoir échappé au pire. Pourtant, au cours de la semaine écoulée, le trop-plein d’eau provenant du nord du pays a commencé à se déverser sur la capitale de la Thaïlande. Plus de 500 personnes ont déjà perdu la vie, sans compter les dégâts matériels, l’arrêt d’une partie de la production, le coup porté au tourisme et les risques sanitaires qui menacent désormais les zones submergées.

Direction Olivier Py

d’après Un Tramway nommé Désir de Tennessee Williams mise en scène Krzysztof Warlikowski avec Isabelle Huppert, Andrzej Chyra, Florence Thomassin, Yann Collette, Renate Jett, Cristián Soto

Mercredi 16 novembre à 20h / Odéon 6e

Le Cantique des Cantiques et Hommage à Mahmoud Darwich

Odéon-Théâtre de l’Europe / Tarifs de 6€ à 32€ 01 44 85 40 40 • theatre-odeon.eu

© element-s / Licence d’entrepreneur de spectacles 1039306

25 nov – 17 déc 2011 Théâtre de l’Odéon 6e

matique. Mais c’est un facteur aggravant, tout comme manger des triples cheeseburgers au bacon à tous les repas accroît les risques d’infarctus. Les fortes pluies qui menacent de submerger Bangkok sont à ce titre un bon exemple. Depuis l’été dernier, des pluies diluviennes s’abattent sur les hauts plateaux thaïlandais, viennent grossir les cours d’eau, notamment le fleuve Chao Phraya, qui traverse la capitale. “Nous avons l’impression de nous battre contre les forces de la nature”, a déclaré au New York Times le Premier ministre, Mme Yingluck Shinawatra. Ce n’est pas complètement faux. Mais, comme les spécialistes de la gestion des risques s’en sont rendu compte, ce n’est pas seulement la nature qui met en péril les villes côtières comme Bangkok. L’Asie vit au rythme des moussons et des inondations depuis des millénaires. Mais, avant l’apparition de villes comme Bangkok, Jakarta, Manille et Calcutta, les désastres liés au climat touchaient relativement peu de gens. Aujourd’hui, la surpopulation et des infrastructures qui laissent à désirer – qui plus est dans les pays les plus démunis – mettent des millions de personnes en péril. L’existence même de mégapoles est donc un facteur de risque supplémentaire : la mégapole, tout comme l’hypertension, nuit gravement à la santé, pourrait-on dire. Cela dit, le changement climatique représente un autre facteur de risque. Les scientifiques ont montré que les pluies torrentielles avaient gagné en intensité ces dernières années, en grande partie à cause du réchauffement climatique lié à l’activité humaine. Et, par conséquent, que la mousson en Asie du Sud-Est cette année porte ou non la marque du dérèglement du climat, la tendance à des pluies plus fortes devrait se confirmer. Et, puisque le niveau de la mer devrait s’élever au cours de ce siècle – d’un peu moins d’un mètre d’ici à 2100, selon les meilleures estimations actuelles –, les fleuves en crue auront de plus en plus de mal à se vider dans l’océan. Mais, attendez, il y a mieux encore, comme ils disent à la télévision. L’autre conséquence du réchauffement climatique, c’est que les ouragans et les typhons, nourris par le réchauffement des océans, vont devenir de plus en plus intenses. Ce qui signifie que des tempêtes plus fortes vont se former en haute mer et déferler sur les terres – et, comme les survivants de l’ouragan Katrina [qui a dévasté les Etats du sud des Etats-Unis en 2005] l’ont appris à leurs dépens, le pire, c’est surtout la montée des eaux, et non les vents ou la pluie. Cette fois, c’est au tour de la Thaïlande de faire un malaise cardiaque. L’été dernier, c’étaient le Texas et l’Oklahoma, avec une sécheresse éprouvante et l’un des étés les plus chauds jamais recensés. Il y a quelques semaines, c’était l’Amérique centrale, où près d’un mètre et demi d’eau est tombé en trois jours, entraînant des inondations dévastatrices et des glissements de terrain. [La semaine dernière] c’était encore le nord-est [des Etats-Unis], frappé par une sorte de tempête qui habituellement ne surgit pas avant décembre. Toutes ces catastrophes ont peut-être des origines strictement naturelles, tout comme certaines personnes au mode de vie très sain ont parfois des attaques cardiaques. Mais, si l’on ajoute le facteur supplémentaire du réchauffement climatique induit par l’homme, alors les risques de catastrophe sont bien plus élevés. Et, donc, si nous continuons à rejeter des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, nous courrons à notre perte. Michael D. Lemonick* * Collaborateur de Climate Central, organisation scientifique et journalistique américaine.



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En couverture

Le vrai état de la France Satisfaits Mécontents

révélé par la presse80étrangère A six mois de la présidentielle, c’est la sinistrose. 70 perdre Rattrapé par la crise de l’euro, le pays pourrait son triple A. La presse allemande reproche à Nicolas Sarkozy de n’être pas parvenu à assainir les finances publiques. Le président aura 60 fort à faire en 2012 pour convaincre qu’il 65 reste l’homme de la situation. 50 40

69 %

%

31 %

30 20 Evolution de la cote de popularité de Nicolas Sarkozy (depuis mai 2007, en %) Sources : Ifop pour le “Journal du dimanche”

31 % 10

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Un guérillero, pas un stratège Le moral des Français est à l’image de la courbe de popularité de Nicolas Sarkozy : en pente descendante. Et, d’ici à la présidentielle, peu de choses paraissent susceptibles d’enrayer cette glissade. Prospect (extraits) Londres

L

a France ne devrait pas tarder à connaître son heure de vérité. La crise de l’euro, l’impopularité du président, les rivalités au sein du Parti socialiste, une économie au point mort : tout concourt à remettre en cause l’équilibre délicat maintenu depuis trente ans par les dirigeants successifs. Sur le plan international, le pays de Louis XIV, de Napoléon Bonaparte et de Charles de Gaulle se voit volontiers en leader de l’Europe. Cette perception est désormais battue en brèche. Sur le plan intérieur, la Ve République est de plus en plus contestée dans sa nature même. Un demi-siècle après que le Général a sauvé son pays de la désintégration et l’a doté d’un exécutif fort, les sondages indiquent que le président sortant pourrait échouer à se faire réélire. Ce serait la première fois en trente ans. Les choses devraient se précipiter à l’approche de la présidentielle, sur fond de crise de la dette souveraine européenne. Si cet impulsif de Sarkozy pouvait inventer une solution magique pour résoudre la crise de la zone euro, non seulement il serait assuré d’être réélu, mais en outre il s’imposerait comme un leader de stature planétaire – capable de montrer que les politiques ne sont pas tenus de céder le pas aux marchés. Mais cela ne risque pas d’arriver. Sarkozy s’est prêté à plusieurs allocutions télévisées pour expliquer à ses concitoyens, avec gravité, les sauvetages successifs de l’euro, et les médias français lui accordent toujours le bénéfice du doute. Toutefois, la crise traîne en longueur, ce qui ne joue pas en sa faveur. Et l’Union européenne (UE) ne suscite plus guère d’enthousiasme dans l’Hexagone par les temps qui courent. Début octobre, un sondage IpsosLogica [pour Le Monde et Radio France] a montré que 94 % des Français considéraient l’état de la zone euro comme “grave” pour leur pays, mais que 38 % seulement pensaient que les pouvoirs de l’UE devaient être élargis.

Le spectre de la relégation Sur la scène mondiale, la France joue de plus en plus les seconds rôles par rapport à l’Allemagne. Sarkozy a pris la tête de la campagne militaire en Libye, au côté de David Cameron, mais ce n’était qu’un sursaut. Les pays méditerranéens d’Europe, avec lesquels Sarkozy entrevoyait un destin commun, sont désormais pris dans la tourmente de la crise de l’euro. Le grand projet d’une communauté englobant l’Afrique du Nord pourrait se révéler perspicace à terme mais, dans l’immédiat, il n’a pas d’avenir [allusion à l’Union pour la Méditerranée fondée en 2008]. L’influence de la France à Bruxelles n’est plus ce qu’elle a été. Et si le président a amélioré les relations avec Washington, Obama considère Berlin, et non Paris, comme sa première escale en Europe continentale.

A l’heure allemande “Du labeur, de la sueur et des larmes” : c’est, résumé par la Frankfurter Allgemeine Zeitung, ce qu’a promis François Fillon aux Français le 7 novembre. Le Premier ministre a annoncé une série de coupes budgétaires supplémentaires dans le budget 2012, pour un montant total de 7 milliards d’euros. “Il a cité l’Allemagne en exemple. Or apprendre de l’Allemagne signifie apprendre à épargner”, souligne le quotidien de Francfort. Hausse de la TVA ou accélération de la réforme des retraites : le journal ne commente pas sur le fond les mesures annoncées, censées conforter le triple A de la France. “La nouveauté digne d’être notée, c’est que le gouvernement, emmené par Sarkozy et Fillon, entre en année électorale avec un sérieux programme d’économies. Jusqu’à présent, avant une présidentielle, l’usage était plutôt de dilapider les dernières réserves.”

Nicolas Sarkozy. Dessin de Glez, Ouagadougou. Réforme des retraites. Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

L’économie française reste vulnérable. Le 27 octobre, le gouvernement a abaissé de 1,75 % à 1 % ses prévisions de croissance pour 2012. Le chômage touche encore près de 10 % de la population active, le taux moyen des trois dernières décennies. Le chômage des jeunes est bien plus élevé, à 23 % – contre 18 % en 2008. Pour toutes ces raisons, les opérateurs des marchés et les vigies des obligations semblent avoir la France dans le collimateur, après avoir réglé leurs comptes à Athènes, Rome, Lisbonne et Madrid. Dans un monde où les marchés prennent des décisions sur des impressions, la France appartient à l’Europe du Sud – et non à l’ensemble de pays vertueux situés au nord et à l’ouest de l’Hexagone. La générosité de l’Etat français place le pays parmi ceux qui dépensent sans compter un argent qu’ils n’ont pas. Le fait que les domaines où l’Etat dépense le plus – santé, éducation, transports – soient des sujets de fierté nationale ne fait qu’aggraver l’incompréhension. Le décalage entre la France et une bonne partie du monde développé est d’autant plus grand que, malgré l’armée de traders français qui travaillent à la City de Londres, le pays n’a jamais été très à l’aise avec l’argent. Historiquement, en France, on pensait qu’il valait mieux laisser les affaires aux huguenots et aux juifs, et la finance y est souvent qualifiée d’“anglo-saxonne”, appellation infamante s’il en est. En 2007, lors d’un débat télévisé, François Hollande avait résumé le sentiment de bon nombre de ses compatriotes en déclarant : “Je n’aime pas les riches.” Il avait ajouté : “Si nous ne dominons pas l’argent, l’argent nous dominera.” Le problème de la France n’est pas seulement lié à la diminution de son prestige international ou de sa stature économique. Il vient aussi des plus hautes instances du pouvoir. Sarkozy n’a ni la cohérence ni l’envergure requises pour la fonction présidentielle. Le chef de l’Etat est un guérillero et non un stratège, et ses initiatives, pour l’essentiel, n’ont guère eu les effets escomptés. Ce n’est pas entièrement sa faute, car il s’est

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heurté à de fortes résistances. La France, qui s’enorgueillit de son esprit révolutionnaire, reste pourtant profondément conservatrice – après tout, le renversement de la monarchie a débouché sur la dictature militaire de Napoléon ; quant aux émeutes étudiantes et aux grèves de 1968, elles se sont soldées par une large majorité conservatrice au Parlement. Très tôt, Sarkozy avait été mis en garde par ses conseillers contre l’intransigeance des ennemis du changement – des enseignants jusqu’aux conducteurs de trains. Mais, après plus de quatre ans en fonctions, il devrait avoir plus de résultats à son actif. La croissance économique et la baisse du chômage qu’il avait promises lors de son élection, en 2007, ne se sont pas concrétisées. Les réformes de la fiscalité sur lesquelles il s’était engagé se sont révélées timides, de même que la libéralisation du marché du travail, ce qui ne dynamise guère l’économie. Le discours musclé du président sur l’insécurité n’a pas sensiblement réduit les tensions dans les banlieues à forte population d’immigrés de deuxième génération. Les réductions budgétaires dans l’administration ont été lentes. Les initiatives destinées à encourager l’esprit d’entreprise dans les régions n’ont pas enrayé le dépeuplement des campagnes, que les Français affectionnent mais où ils préfèrent ne pas vivre.

A gauche, point de salut Et maintenant, que va-t-il se passer ? D’après les derniers sondages, Sarkozy recueillerait moins de 25 % des voix au premier tour de la présidentielle. Mais, en face, le Parti socialiste doit encore élaborer une politique économique convaincante, au lieu de se contenter de surfer sur l’impopularité de Sarkozy. Le parti est essentiellement constitué de cols blancs, dont beaucoup de fonctionnaires, d’où sa faible capacité de modernisation. Cinquante ans après que les sociauxdémocrates allemands ont renoncé au marxisme dans leur programme de Bad Godesberg [en vigueur de 1959 à 1989], les socialistes français n’ont jamais pris un tel risque. Les attaques systématiques contre les méchants banquiers et la dénonciation des délocalisations vers les pays à bas coûts salariaux déclenchent certes des acclamations lors des meetings, mais une réflexion approfondie sur la manière dont la gauche devrait gouverner au XXIe siècle n’est apparemment pas à l’ordre du jour d’un parti qui, à bien des égards, a quelque chose de vieillot. Pour toutes ces raisons, outre le fait que Sarkozy n’est jamais aussi redoutable qu’en campagne électorale, il est possible que la gauche soit encore battue. Pourtant, le style combatif du président a perdu de son attrait et, en tant que sortant, il souffre du mépris général dont pâtit la classe politique. Le problème va bien au-delà de sa personne. Le système mis en place par de Gaulle, taillé sur mesure pour le Général, se révèle de plus en plus difficile à faire fonctionner par de simples mortels. La dynamique nationale et européenne a changé. La France et son président n’en sont plus l’épicentre. C’est une réalité dure à avaler, mais il va être de plus en plus difficile de la nier. Jonathan Fenby * * Né en 1942, Jonathan Fenby est un vétéran de la presse britannique. Correspondant en France pour The Economist de 1981 à 1986, il est ensuite passé par The Guardian et The Independent. Dans les années 1990, il a successivement été rédacteur en chef de The Observer, puis du South China Morning Post.


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En couverture Le vrai état de la France

Réformez, on vous dit !

France-Allemagne : le grand écart

Der Spiegel (extraits) Hambourg

C

omment se porte la compétitivité économique de la France ? Il suffit à Guy Maugis de regarder son entreprise pour s’en faire une idée. Ce Français de 58 ans est le patron de Bosch France, une filiale du groupe électroménager allemand qui emploie 8 400 personnes. Comparativement à la maison mère, elle a longtemps bénéficié d’un avantage sur le plan des coûts. “Mais nous l’avons complètement perdu au cours des dix dernières années”, déplore M. Maugis. Les statistiques nationales confirment ce diagnostic : la compétitivité française bat de l’aile. La productivité a dégringolé, la balance commerciale est chroniquement dans le rouge. Et, à présent, le pays est pris dans le tourbillon de la crise de l’euro. Le 17 octobre, l’agence de notation Moody’s a menacé d’abaisser la note de la France si le gouvernement ne reprenait pas les finances en main dans un délai de trois mois. Il faut dire que la dette nationale atteint 1 693 milliards d’euros, soit 86,2 % du PIB [à la fin du deuxième trimestre 2011] – davantage que tout autre pays de la zone euro jouissant encore d’un triple A. Contrairement à ce qui était prévu, la croissance, atone, ne permettra pas, d’ici à 2013, de ramener le déficit au-dessous du seuil toléré par Bruxelles. Il y a quelques semaines déjà, la troïka des agences de notation américaines Moody’s, Fitch et Standard & Poor’s a abaissé la note de grandes banques hexagonales, dont la Société générale et le Crédit agricole : un tir d’avertissement. Depuis, pratiquement pas un jour ne se passe sans nouvelles spéculations sur de grands établissements financiers. Il est à craindre qu’une nouvelle crise bancaire ne donne le coup de grâce à la croissance déjà moribonde et ne pousse l’endettement public à des niveaux encore plus vertigineux. Si la France perdait son triple A, la crise de l’euro aurait définitivement atteint l’Europe jusqu’en son cœur. L’avenir de l’union monétaire serait compromis.

“Le pyromane chef des pompiers” Pendant ce temps, la marge de manœuvre de Sarkozy se réduit comme peau de chagrin à mesure qu’approche la présidentielle. “La France souffre d’un problème financier chronique, indépendamment de ce qu’en disent ces jours-ci les agences de notation. On ne peut pas continuer sans véritable réforme”, estime Stéphane Boujnah, directeur du bureau parisien du Banco Santander et cofondateur du think tank En temps réel. “Le monde politique français s’est habitué à l’endettement ; songer à équilibrer un budget est un renversement de tendance sans précédent. C’est un peu comme demander à des dindes de se réjouir de Noël.”

Solde budgétaire public

(depuis début 2005, en %)

(excédent ou déficit, en % du PIB)

France

Archives En Allemagne, on s’inquiète beaucoup de l’inaction du gouvernement Sarkozy face à la crise. “Bonjour tristesse” est le titre original de cet article.

Evolution de la production industrielle

“Sarkozy n’a pas le courage de mener les réformes qui s’imposent”, juge Die Welt. “L’austérité qu’il prône est plus symbolique que substantielle”, renchérit la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Cet automne, la presse allemande tire à boulets rouges sur la politique économique et financière menée par Paris. Il faut dire qu’une dégradation de la note française serait une “mauvaise nouvelle pour le contribuable allemand”, analyse la Süddeutsche Zeitung : l’Allemagne deviendrait le seul pilier du Fonds européen de stabilité financière (FESF), le fonds de soutien de la zone euro.

“Sauve qui peut !” Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. Dessin de Bertrams, Pays-Bas.

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Sources : Eurostat, Commission européenne

Le fait est que l’Hexagone vit depuis trentesept ans au-dessus de ses moyens ; le dernier budget équilibré date de 1974. Augmenter les dépenses et baisser les impôts : voilà la recette miracle de tous les présidents depuis des décennies. Ainsi, les niches fiscales se sont multipliées pour former un riche catalogue de 500 exceptions, qui comprend de drôles de règles, comme cette exonération accordée aux producteurs de truffes ou cet abattement sur les plus-values réalisées lors de la vente de chevaux de course. Aucun gouvernement ou presque n’a enrichi cette liste avec autant de ferveur que celui de Nicolas Sarkozy. La baisse de la TVA dans la restauration [décidée en juillet 2009] coûte à elle seule 2 milliards d’euros par an. Beaucoup de restaurants ont même collé à leur porte cette affichette : “La TVA baisse, les prix aussi”. Hélas, le consommateur ne s’en serait pas aperçu ! Sarkozy, chef des économies ? “C’est le pyromane qui veut se faire chef des pompiers”, ironisait en août le socialiste Laurent Fabius, ancien ministre des Finances. Un plan de rigueur draconien est nécessaire, mais il ne sera pas suffisant. “Si le gouvernement n’engage pas rapidement de sérieuses réformes, la France continuera à perdre des parts de marché”, avertit Michel Didier, président du centre de recherche Coe-Rexecode, proche du patronat. Il exhorte le gouvernement à agir pour relancer les exportations. Car l’économie française manque de moyennes entreprises exportatrices, lesquelles sont le moteur de la

croissance outre-Rhin. Et les responsables politiques ont beau répéter que la France doit redevenir le pays des entrepreneurs, rien ne se passe. Robert Lohr en sait quelque chose. Son entreprise familiale, installée dans le village alsacien de Hangenbieten, est le numéro un mondial de la construction de transporteurs de voitures et emploie 2 000 personnes. Depuis la fenêtre de son bureau, il peut contempler un espace vert idyllique qui s’étend à perte de vue. Pourtant, le patron de Lohr Industrie a parfois envie de changer d’air. Vingt kilomètres à peine suffiraient. “En Allemagne, les politiques écoutent les industriels, parce que les PME jouent un rôle déterminant. En France, le gouvernement ne s’intéresse qu’aux très grandes sociétés”, compare M. Lohr, dont l’entreprise est une illustre inconnue dans le monde industriel hexagonal. L’industrie française, c’est avant tout des champions comme le groupe électrique Alstom ou le géant aéronautique Thales.

“Concours de beauté permanent” L’introduction des 35 heures, un des piliers de la politique économique nationale, a coûté beaucoup d’argent à M. Lohr. “C’était une catastrophe”, se souvient-il. Les charges sociales aussi lui donnent du souci : les patrons français paient 49 % de taxes sur les salaires bruts, contre 28 % pour leurs concurrents allemands. Et, au total, entre 2000 et 2010, le coût du travail s’est envolé de 39 % ; outre-Rhin, l’augmentation est restée limitée à 19 %. Parmi les facteurs de coûts, l’armée d’employés du secteur public arrive en tête. Environ un sur cinq tire ses revenus de l’Etat. Et ces dépenses qui ne cessent de croître, on les fait peser sur les entreprises privées, déplore Guy Maugis, le patron de Bosch France. Aussi, depuis quelque temps, les Français regardent le modèle allemand* avec envie. Ce sont avant tout les réformes du marché du travail de l’Agenda 2010 [effectuées entre 2003 et 2005] que les Français voudraient imiter. Mais le partenariat social entre patrons et salariés a lui aussi le vent en poupe – et pas uniquement dans les rangs des salariés. “La collaboration entre les syndicats et les entreprises a aidé les entreprises à rester flexibles pendant la crise”, applaudit Michel Didier. “L’Europe, c’est un concours de beauté permanent, et l’Allemagne vient de le gagner”, résume JeanPaul Fitoussi, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Mais il avertit : “Si nous essayons d’améliorer notre compétitivité de la même manière que l’Allemagne, nous ne le ferons qu’aux dépens d’autres pays européens.” Pour tous, la seule issue à la crise ne peut être que : davantage d’Europe. Isabell Hülsen et Stefan Simons


Courrier international | n° 1097 | du 10 au 16 novembre 2011

L’euro sombre, Sarkozy rame Le président aime toujours se poser en sauveur mais ne trompe plus grand monde, ni en France ni en Europe. Tout se joue désormais à Berlin. El País (extraits) Madrid

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’objectif est le même pour tous : faire en sorte que le Titanic ne coule pas. Et tous savent que, si l’Italie de Berlusconi vient à sombrer, les passagers de première classe seront eux aussi entraînés dans les abysses. L’Union européenne vit des heures critiques, et c’est l’Allemagne qui décide des délais, des moyens, des montants. La France rame dans son sillage, s’efforçant de mettre un peu d’humanité et de chaleur là où Berlin ne voit que joueurs de bonneteau, gaspillage et indiscipline. Nicolas Sarkozy, incompris chez lui, où, selon une dernière enquête commandée par Libération, seuls 33 % de ses concitoyens lui font confiance pour améliorer la situation financière du pays, cherche l’impossible au niveau européen. Il parle sauvetage de l’euro, recapitalisation des banques, aide aux Etats en faillite. Mais les médias français sont impitoyables. Selon eux, Paris a perdu toute crédibilité financière auprès de Berlin, ses propositions, si justes soient-elles, ont de moins en moins de valeur outre-Rhin, et ceux qui décident sont Angela Merkel, la Bundesbank et le patron de la Banque centrale européenne (BCE). Les reproches égrenés ces temps-ci par les journaux français sont autant de crochets du droit

décochés au menton du dirigeant d’un pays qui, comme il y a soixante-dix ans, semble résigné à perdre sa grandeur* face à la puissance et à la détermination de l’Allemagne. Arnaud Leparmentier, le correspondant du Monde à l’Elysée, souligne ainsi l’“étonnante différence d’approche” dans les réactions de Berlin et de Paris à la crise. Là-bas, ils ont “le mot ‘fédéralisme’ à la bouche […]. Les Français restent sur le terrain de jeu fixé par les marchés financiers, tandis que les Allemands […] définissent le débat en termes politiques, dans le cadre d’une démocratie parlementaire mature.”

Nicolas Sarkozy. Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

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Dans ce combat, Sarkozy, loin d’avoir l’avantage, a même plusieurs handicaps intérieurs. Le système gaulliste, qui tous les cinq ans désigne un monarque civil, apparaît comme une antiquité poussiéreuse face à la rigueur incorruptible de la Bundesbank et à l’éthique protestante du Bundestag. Donnant la priorité à la croissance, les derniers gouvernements français ont affiché leur souverain mépris pour le pacte de stabilité, censé limiter les déficits publics. Une partie de la droite française verrait d’un bon œil la fin de l’euro. Les Français, lassés par la vulgarité et la corruption du système, continuent de vivre et de dépenser en ignorant les problèmes. Et l’opposition socialiste, marquée par le rejet en 2005 du référendum sur le traité européen, qu’elle soutenait, n’alimente pas vraiment le feu proeuropéen. L’Allemagne avait d’ailleurs vu dans le non des Français une trahison, et cette méfiance dure encore aujourd’hui. Le problème actuel de la France est qu’elle a plus à perdre que l’Allemagne dans le naufrage du Titanic. Le directeur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Français Pascal Lamy (socialiste), a ainsi lancé une mise en garde aux passagers du navire : “Si on fait sauter l’union monétaire, on fera ensuite sauter le marché intérieur, puis l’union douanière. On se retrouvera chacun chez soi, dans un monde encore plus globalisé.” Dans cette bataille qui oppose la bouillonnante école keynésienne française, qui voit dans la magie inflationniste la solution à tous les maux, et la glaciale austérité bavaroise, qui entend faire en sorte que l’Europe se lance dans la compétition mondiale avec l’implacabilité d’un char de combat, la France sait parfaitement qui va gagner – et ce n’est certainement pas le pays qui a décidé d’attaquer la Libye et de consacrer 300 millions d’euros à l’achat de bombes contre l’avis de Berlin. Miguel Mora

L’obsession allemande De Nicolas Sarkozy aux vendeurs de voitures, tous les Français cherchent l’inspiration outre-Rhin, constate un quotidien autrichien. Kurier Vienne

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on geste semble tout droit sorti d’une autre époque, où l’on se jurait ainsi une loyauté de frères de sang. Nicolas Sarkozy serre les poings, joint les mains et jette un regard à la caméra : “Tout mon travail, c’est de rapprocher la France d’un système qui marche, celui de l’Allemagne.” A l’occasion de son intervention télévisée du 27 octobre, Sarkozy a constamment affirmé sa symbiose avec “Madame Merkel*” : à l’avenir, les impôts et le budget des deux pays devraient être harmonisés. “L’état d’esprit, c’est la convergence avec nos amis allemands”, a-t-il clamé. De fait, des hauts fonctionnaires des deux pays travaillent déjà à une harmonisation de la fiscalité des entreprises à l’horizon de janvier 2013. Sarkozy se plie au rapport de force actuel : avec un endettement équivalant à 87,4 % de son

PIB [prévision pour la fin 2012], la France détient le record de l’endettement parmi les pays qui jouissent encore du triple A. La balance commerciale française est déficitaire de 48,6 milliards d’euros [solde cumulé de janvier à août 2011], tandis que l’Allemagne, elle, affiche plus de 150 milliards d’euros d’excédents grâce à ses exportations. Résultat : pour surmonter la crise, les Français font davantage confiance à Mme Merkel qu’à M. Sarkozy. Une sorte de culte de l’Allemagne s’empare peu à peu de la France. A elle seule, la langue allemande est déjà un gage de qualité. Aussi, à la télévision française, Opel vante [depuis septembre 2010] ses produits en allemand : “Eine deutsche Technologie, eine deutsche Idee” (Technologie allemande, conception allemande). Ce n’est qu’à la fin que l’on a droit à un peu de français : “Pas besoin de comprendre l’allemand pour comprendre que cette Opel est une vraie voiture allemande.” Volkswagen aussi fait sa promotion dans la langue de Goethe [un spot, lancé fin 2010, montrait Karl Lagerfeld vantant les nouvelles Polo et Golf]. Et la réaction de Renault est également colorée d’une note germanique : le groupe publie dans la presse française des annonces pleine page

Agora, la nouvelle émission de France Ô, en partenariat avec Courrier international, chaque samedi à 18 h 45. Cette semaine, Jean-Marc Bramy et ses éditorialistes débattront de la France et des politiques de rigueur en Europe.

sur un fond noir-rouge-jaune, aux couleurs du drapeau allemand, et qui citent les éloges de l’association d’automobilistes allemande Adac et du magazine Auto Bild. [Renault a également diffusé une parodie de la pub télévisée d’Opel.] Les journaux français saluent le réseau allemand de moyennes entreprises, qui manque si cruellement dans l’Hexagone ; les classes favorisées envient le niveau relativement faible des charges sociales et les réformes du marché du travail. La gauche modérée, elle, s’extasie sur le sens du consensus des patrons allemands et la puissance des syndicats, tout en remarquant que, en Allemagne, on travaille en moyenne moins (1 390 heures par an contre 1 554 en France). On oppose en outre l’humilité d’Angela Merkel, ancrée dans le parlementarisme allemand, à “l’autoritarisme bonapartiste” de Nicolas Sarkozy. Seule réjouissance : un taux de natalité supérieur, que la France doit à ses mesures de soutien aux mères actives. Et les Allemands sont même les bienvenus sur des sujets autrefois brûlants : une historienne allemande [Gaby Sonnabend] vient d’être nommée directrice du musée de la Résistance de Besançon. Danny Leder * En français dans le texte.


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En couverture Le vrai état de la France

La Ve République à bout de souffle preuve de mauvaise volonté en se faisant le chantre d’une tradition gaulliste dont l’objectif premier est de protéger les pouvoirs présidentiels de l’immixtion européenne, quel qu’en soit le prix pour l’efficacité collective de l’Europe.

En pleine crise de l’euro, le système présidentiel français apparaît comme un handicap. Le prochain occupant de l’Elysée devra apprendre à déléguer.

Un enjeu absent de la campagne Financial Times (extraits) Londres

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’héritage gaulliste – cette extraordinaire concentration du pouvoir entre les mains du chef de l’Etat – a été très utile à la France au moment d’affronter la crise de la zone euro. Si insuffisante qu’ait été la réponse européenne jusqu’à présent, les choses auraient été bien pires si le débat en France avait été aussi houleux qu’en Allemagne. Reste que Paris désormais va droit vers un conflit avec Berlin, où l’aggravation de la crise donne un nouvel élan au fédéralisme sur la question de la gouvernance de la zone euro. Pour que la monnaie unique survive, il faudra que cesse le contrôle absolu que le président français exerce sur la politique économique. Il faut saluer l’action de Nicolas Sarkozy : il a su indiquer une trajectoire claire et imposer à ses alliés de s’y tenir, réprimant la colère suscitée par les décisions allemandes. Alors que la présidentielle approche et que sa cote de popularité est en berne, le Français peut s’appuyer sur une Constitution qui, taillée sur mesure pour de Gaulle en 1958, fait de lui le dirigeant le plus puissant de toutes les démocraties occidentales.

Mauvaise volonté française Ce système centralisé s’est révélé bien plus efficace dans la crise que les structures multipolaires du pouvoir qui existent en Allemagne. Il a permis de dessiner une ligne politique stable et de mettre en sourdine le débat public,

instillant la confiance là où le système allemand attisait l’incertitude. Mais, aujourd’hui, cette méthode française n’est plus d’actualité. L’aggravation de la crise entraîne un profond changement en Allemagne : l’idée de doter la zone euro de nouvelles prérogatives, dans le cadre d’une surveillance parlementaire commune aux pays ayant adopté la monnaie unique, gagne du terrain. Or, si pour la refonte de la zone euro l’Allemagne choisit comme modèle une structure fédérale reposant sur des institutions communes, cela risque de contrarier les Français, dont la formule favorite consiste à continuer de définir la politique de la zone euro via des rencontres régulières entre chefs d’Etat. La faiblesse de ce dernier système ne fait désormais plus de doute : même si les règles communes sont durcies, les dixsept politiques budgétaires et cycles électoraux nationaux continueront d’obéir à des dynamiques qui leur sont propres, tant qu’ils ne seront pas soumis à une autorité dédiée, constante et intrusive. Nicolas Sarkozy sait bien que ce n’est pas un club de dirigeants nationaux qui peut assumer un tel rôle. Cependant, il fait

La réélection de Nicolas Sarkozy est loin d’être assurée et le gaullisme n’est pas la seule tradition à façonner la pensée européenne de la France. François Hollande a ainsi exprimé sa préférence pour une gouvernance plus fédéraliste de la zone euro. Cependant, il n’a pas oublié que la querelle à propos du traité européen a failli être fatale à son parti et il a pris soin d’éviter de définir précisément les limitations du pouvoir présidentiel qu’il serait prêt à accepter. Résultat : l’enjeu le plus pressant du moment est pour l’heure absent de la campagne présidentielle française. Pourtant, le prochain président de la France aura besoin d’un mandat pour réformer profondément la zone euro. Il doit se préparer et préparer son pays en vue du jour où il devra partager une part importante de ses prérogatives fiscales et budgétaires avec de nouvelles autorités à l’échelle de la zone euro. Une telle redistribution des pouvoirs supposerait pour l’Allemagne un changement difficile mais progressif. Pour la France et son premier décideur, ce serait une transformation brusque. Mais les difficultés de l’euro ne laissent pas le choix. La France doit dépasser l’histoire de la Ve République et apprendre à s’accommoder d’une organisation plus fédérale du pouvoir. Merci, mon général, bonjour, monsieur Monnet*. Thomas Klau * En français dans le texte.

Nicolas Sarkozy, de Gaulle, Napoléon. Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

Opinion publique

Comme un malaise dans le système Les politiques se sont coupés de leur électorat populaire. Et il y a plus grave : cet électorat n’a aucun moyen de les rappeler à l’ordre, déplore la presse néoconservatrice américaine. Les Français ont un problème avec la politique, en particulier ceux qui ne croient pas en l’Union européenne et qui jugent que la mondialisation s’est faite à leur détriment : aucun homme politique, aucun parti ne relaie leur malaise et leur mécontentement. Telle est du moins l’analyse que livre The Weekly Standard, un magazine très lu à Washington, favorable au mouvement ultraconservateur du Tea Party et partisan d’un Etat a minima. En début d’année, The Weekly Standard avait consacré

un portrait élogieux à Marine Le Pen. Il reconnaissait à la nouvelle dirigeante du Front national (FN) un mérite essentiel : proposer “une alternative antimondialiste sérieuse à l’UMP et au Parti socialiste, tous deux trop impliqués dans le système actuel pour pouvoir répondre à l’exaspération populaire clairement exprimée par les Français à l’égard de l’Union européenne” (CI n° 1063, du 17 mars 2011). Dans un nouvel article publié en septembre, l’hebdomadaire nuance toutefois ces louanges : “Partons du postulat que le FN a été purgé de son héritage raciste et antisémite – ce qui semble d’ailleurs de plus en plus le cas. Selon des critères américains, Marine Le Pen

serait alors une démocrate conservatrice : elle est contre la mondialisation, prête à tous les stratagèmes pour protéger l’industrie nationale, quitte à désigner des champions parmi les secteurs ou les entreprises. En matière de dépenses et de politique sociale, elle ne craint pas d’affirmer qu’‘Obama est plus à droite qu’[elle]’. Elle croit dur comme fer que la mission de l’Etat est d’accompagner chacun du berceau à la tombe.” Pour The Weekly Standard, c’est là un sévère handicap : “Dans le système politique français, il n’y a pas de place pour un mouvement populiste comme le Tea Party, ni même pour des candidats semblables à ceux qui briguent l’investiture républicaine à la présidentielle américaine de 2012. Pis encore :

le système français, articulé autour du centre, ne laisse aucune place à un véritable populisme. La grandiloquence, l’élan romantique et insatiable, l’idéalisme de nos différents mouvements populistes, de droite comme de gauche, ont pourtant enrichi notre culture politique. A intervalles réguliers, ces mouvements viennent remonter les bretelles à notre classe politique, la rappellent à plus d’humilité et la contraignent à se reconnecter aux électeurs.” En somme, à en croire le magazine, il manque aux électeurs français “le pouvoir de punir les politiques qui les déçoivent, en les remplaçant par d’autres représentants qui s’en distinguent de façon claire et distincte – quand bien même

cela inquiéterait la presse bienpensante”. Un manque de choix, d’alternative, dont l’actuel hôte de l’Elysée serait le premier à profiter. “Nicolas Sarkozy se targue d’être un homme d’action, et il en est peut-être un. Mais ses actions restent sans conséquence pour lui. L’électeur français s’est habitué à voir la classe politique prendre des engagements solennels et irrévocables – comme de ne pas laisser le déficit public dépasser les 3 % du PIB – et ensuite ne pas les tenir en toute impunité électorale.” Inutile de préciser que The Weekly Standard laisse volontiers aux Français ce système politique, qu’il juge sclérosé. “Vive la différence !” titre-t-il fièrement. En français dans le texte.


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Demain 2012

Un avenir en point d’interrogation

Le tableau noir de l’éducation En octobre, une professeure de mathématiques s’est immolée par le feu dans un lycée de Béziers. Son suicide relance le débat sur la crise du métier d’enseignant. Il Fatto Quotidiano (extraits) Rome

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’enterrement a eu lieu à Causses-etVeyran [dans l’Hérault], où vivait Lise Bonnafous. C’était le 17 octobre. La presse n’était pas conviée. Une volonté de la famille, qui avait réclamé discrétion et recueillement. Au même moment, à une trentaine de kilomètres de là, à l’entrée de Béziers – petite ville du sud de la France balayée par les vents méditerranéens –, élèves et enseignants étaient réunis autour d’un lâcher de ballons blancs depuis le lycée JeanMoulin, où Lise enseignait depuis une dizaine d’années. Et où, un matin, elle s’est immolée par le feu devant les élèves. Cette histoire aurait pu rester confinée à la rubrique “Faits divers” de quelque journal quotidien. Le geste d’une dépressive comme tant d’autres. Mais Lise, qui souffrait effectivement de dépression, était aussi une enseignante en crise dans un système d’éducation français guère plus vaillant, et son suicide a provoqué de nombreuses réactions. Commençons par les faits. Le 13 octobre, Lise, qui avait eu des échanges tendus, la veille, avec quelques-uns de ses élèves, a annulé son premier cours de la matinée, entre 9 et 10 heures. Pendant la récréation, elle est descendue dans la cour du lycée. Froidement, elle s’est aspergée d’essence. Avant d’allumer le briquet, elle aurait dit, s’adressant à un groupe d’élèves : “Je le fais à cause de vous.” Le suicide de Lise a relancé le débat sur la crise de l’école et les difficultés du métier d’enseignant, entre des actes de violence toujours plus fréquents et l’augmentation du nombre de ceux qui abandonnent une profession qui attirait

jusque-là beaucoup de monde, parce qu’elle représentait une garantie d’emploi. A tel point que les syndicats ont demandé au ministère de créer un service de médecine du travail au sein de l’éducation nationale. Beaucoup, aujourd’hui, pointent du doigt les coupes budgétaires effectuées dans l’éducation et la fonction publique en général. A commencer par la règle qui consiste à ne remplacer qu’un fonctionnaire partant à la retraite sur deux. Ainsi, cette année, sur 33 000 professeurs partis à la retraite, seuls 17 000 ont été remplacés. L’école française est également à la traîne en ce qui concerne l’intégration des enfants porteurs de handicaps. La loi du 11 février 2005 a rendu obligatoire la scolarisation des enfants handicapés en milieu ordinaire, mais ils sont encore à peine 60 000 à fréquenter l’école, contre 130 000 en Italie. En cause : le manque d’enseignants auxiliaires, qui, par ailleurs, sont presque tous en situation précaire et recrutés au niveau du baccalauréat ou après une formation initiale sommaire. Pour comprendre à quel point la profession d’enseignant est discréditée en France, il suffit de jeter un coup d’œil sur les données concernant les concours d’entrée. Le nombre de candidats au concours de professeur des écoles est passé de 18 136 en 2010 à 18 734 cette année. Pourtant, au cours du même laps de temps, le nombre de postes disponibles a augmenté [de 2 000 places]. Le chiffre le plus préoccupant concerne le concours pour enseigner dans le secondaire, où la discipline est un problème majeur : le nombre de candidats au Capes a chuté de 35 000 à 21 000. En mathématiques, il y avait autant de postes que de candidats : ils ont tous eu le concours ! Tout cela dans un contexte d’augmentation du chômage et de crise économique, sachant que le salaire net pour un plein-temps avoisine les 1 500 euros, une misère pour qui vit à Paris ou dans une grande ville. Un mal-être existe donc bel et bien. Et aujourd’hui, beaucoup pensent que la tragédie de Lise n’était pas fortuite. Leonardo Martinelli

La France sous la menace des agences de notation. Dessin de Vincent L’épée, Suisse.

Nicolas Sarkozy a six mois pour convaincre les Français qu’il est l’homme de la situation pour sortir de la crise. Les 3 et 4 novembre, la tenue du G20 à Cannes lui a permis, fort à propos, de rappeler sa stature internationale. Pour lui, l’aggravation de la crise de l’euro pourrait se révéler être “une bénédiction mitigée”, constate The New York Times. “Toujours énergique, impatient et perspicace, il n’a jamais été autant apprécié des Français que lorsqu’il devait affronter une crise”, rappelle le quotidien américain. Et c’est bien en manager de crise, habile à imposer des compromis, que le chef de l’Etat a voulu se présenter sur la Croisette, face à ses homologues du G20. A-t-il réussi son pari ? Espiègle, The Washington Post constate en tout cas que Sarkozy s’est efforcé d’apparaître autant que possible aux côtés du président américain. “La popularité d’Obama a beau être en chute aux EtatsUnis, le président continue de susciter l’admiration de certains de ses homologues européens, et notamment de son BFF de la semaine [acronyme pour Best Friend Forever, soit ‘meilleur ami pour la vie’] : Nicolas Sarkozy. Le Français s’est arrangé pour organiser trois apparitions publiques communes au cours des trente-cinq heures que l’Américain a passé sur le sol français.” Sur le fond des négociations, “un point sauve la mise à Nicolas Sarkozy, qui s’est érigé en pourfendeur du capitalisme financier sans scrupule, constate pour sa part Le Temps. La taxe sur les transactions financières figure noir sur blanc dans le communiqué final. Un groupe de pays pionniers, emmenés par le Robin des bois français et sa comparse allemande, a décidé d’avancer sur le sujet ; les autres membres du G20 ont laissé faire. Le président français, saluant un progrès ‘stupéfiant’, en tire une immense fierté.” Et tant pis si l’“on ignore encore tout des détails de cette taxe”, poursuit le quotidien suisse. “Nicolas Sarkozy comptait sur le G20 pour conforter sa stature d’homme d’Etat, capable de tenir la barre par gros temps. De ce point de vue, grâce (si l’on ose dire) à la crise grecque, l’exercice cannois a plutôt bien tourné.”

Elysée 2012 vu d’ailleurs avec Christophe Moulin

Vendredi 14 h 10, samedi 21 h 10 et dimanche 17 h 10 La campagne présidentielle vue de l’étranger chaque semaine avec



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Europe Grèce

Notre niveau de vie va dégringoler La politique de rigueur décidée lors des sommets européens risque de déstabiliser durablement le contrat social dans le pays, s’alarme le directeur de l’Institut du travail. Ta Nea (extraits) Athènes

a politique économique de la Grèce, depuis trois ans, est dictée par le plan de rigueur, intitulé “Mémorandum 1”, et le plan économique de moyen terme portant sur la période 2012-2015, “Mémorandum 2”. L’objectif de ces plans est le plein-emploi et la privatisation des entreprises publiques. L’octroi de prêts à la Grèce, décidé lors du sommet du 21 juillet 2011, visait à réduire le déficit public. Cette initiative n’a pas été couronnée de succès. Cela montre l’échec de notre politique économique, qui, in fine, a augmenté les risques d’aggravation de la récession en 2012. A l’origine de cet échec : l’austérité croissante, la déréglementation du marché du travail, la suppression des conventions collectives dans les entreprises, la vente des biens du secteur public. L’accord du 27 octobre 2011 comprend de nouvelles mesures d’austérité qui entraîneront une plus grande détérioration du niveau de vie, une baisse des salaires, des retraites et des prestations sociales en général, le tout pour réduire la dette publique de 157,7 % du PIB en 2011 à 120 % du PIB en 2020. Ce scénario paraît cependant difficilement crédible,

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Dessin de Cécile Bertrand paru dans La Libre Belgique, Bruxelles. et ce malgré les dix ans de vaches maigres que vont subir les salariés et les retraités. Ce plan comporte le risque que la faillite encadrée se transforme en faillite non contrôlée. Car comment la dette grecque va-t-elle pouvoir devenir viable pendant la décennie 2010-2020 alors que le rythme de croissance du PIB, selon les prévisions de la troïka, sera moindre, que l’asphyxie du crédit va restreindre les investissements, que les mesures d’austérité seront plus nombreuses et que le chômage ira croissant ? A la fin de cette décennie, les travailleurs grecs n’auront plus de droits sociaux et leur niveau de vie va dégringoler. Le défi pour l’économie grecque consistera alors à établir un nouveau contrat social. Savvas Robolis* * Professeur de sciences sociales à l’université d’Athènes et directeur de l’Institut du travail.

Boycott

”Je ne paie pas” les impôts Les collectifs du type Je ne paie pas se multiplient ces derniers temps. Les adhérents décident de ne plus payer un centime d’euro à l’Etat. Les mouvements qui disent non au paiement des taxes attirent sans cesse de nouveaux sympathisants. Symboliquement, cela a commencé par le refus d’une large partie de la société grecque de payer une dette dont

elle ne se sent pas responsable. Aujourd’hui, ils sont des milliers à ne tout simplement pas avoir les moyens de verser quoi que ce soit à la collectivité. Lorsqu’ils se réunissent le soir, sur la place Syntagma à Athènes, face au Parlement, des avocats de droit fiscal se joignent aux discussions enflammées pour leur donner quelques conseils pratiques sur la façon

d’éviter – ou, le cas échéant, de retarder – le paiement d’impôts. Force est de constater que, déjà, le refus de se plier aux injonctions du gouvernement atteint toutes les couches de la société . Et, au-delà du simple collectif Je ne paie pas, ce refus – ou cette incapacité – devient l’affaire de tous les Grecs. Dina Karatziou Eleftherotypia (extraits) Athènes

Médias étrangers

En direct d’Athènes, nouvelle capitale du monde De la Norvège au Brésil, les médias du monde diffusent désormais en direct de la capitale grecque, tentant de décrypter les us et coutumes de la politique locale. Ta Nea (extraits) Athènes

es chaînes de télévision du monde entier diffusent désormais, en direct d’Athènes, les rebondissements de l’interminable feuilleton politique qui se joue dans notre pays. Ils sont des centaines – journalistes, cameramans, preneurs de son –, travaillant pour les plus grands médias internationaux et tentant de comprendre les manœuvres de

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nos hommes politiques, surtout ces derniers jours, pour en informer leur pays respectif. Des reporters de Norvège, de Suisse, du Japon ou du Brésil se démènent pour être aux premières loges, “là où ça se passe”, car l’intérêt pour la Grèce est énorme. Armés de portables, d’iPad, de blocs-notes, de caméras, les envoyés spéciaux couraient [dimanche 6 novembre] de la place Syntagma [siège du Parlement] au palais du président, puis de nouveau au Parlement, puis encore au palais du président. Ils doivent d’abord affronter le problème de la langue qu’ils ne parlent pas – et toutes les déclarations sont en grec. Et quand bien même ils parleraient notre langue, il leur faudrait aussi décrypter les us et coutumes de la politique locale. Pourquoi, par exemple, les deux clans opposés

– celui du Premier ministre et celui du leader de l’opposition de droite – ont-ils retardé jusqu’à la dernière minute l’annonce du compromis alors que la Grèce était à deux doigts de se faire éjecter de la zone euro ? “C’est une partie de poker”, estime Toré Tolesrount, de la chaîne nationale norvégienne. Comme ses confrères, il est resté planté avec son cameraman tout l’aprèsmidi de dimanche à la sortie du Parlement, attendant la fin du Conseil des ministres. Quelques minutes plus tôt, il était devant le palais présidentiel avec des dizaines d’autres pour couvrir la rencontre entre le président de la République et Antonis Samaras [chef de l’opposition]. Philippe Jan, journaliste allemand qui travaille pour une chaîne de télévision suisse, est à

Athènes pour la cinquième fois depuis le mois de juin dernier. Il pense avoir trouvé la clef du bras de fer qui se joue entre le gouvernement et l’opposition. “Le différend entre Papandréou et Samaras date de leurs études. Ils partageaient alors la même chambre sur le campus.” Pour le journaliste brésilien Jamil Santé, c’est la course. Reporter pour le journal O Estado de São Paulo, il n’est arrivé que jeudi dernier à Athènes. Pour lui, la crise qui se joue ici a des répercussions dans le monde. “La Grèce éternue et le monde tremble”, affirme-t-il. Ce qu’il a vu chez nous n’a pas fini de l’impressionner : pour lui, le peuple grec fait preuve d’une “impressionnante maturité”. “Ce chaos est un signe fort : les Grecs ne croient plus en leur classe politique”. Manos Charalambakis


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Dossier Italie

Délitement La majorité – ou supposée telle – du chef du gouvernement est de plus en plus minée par la défection des députés du Peuple de la liberté (PDL). Le principal allié de Berlusconi, Umberto Bossi, a réclamé sa démission le 8 novembre.

L’opposition devrait appeler au plus vite à un vote de défiance. Si Silvio Berlusconi le perd, le président de la République devra dissoudre l’Assemblée ou nommer un gouvernement technique.

Crise de la dette

La péninsule dans la tourmente : fin de partie pour Berlusconi Après la Grèce, l’Italie est le nouveau mouton noir de l’UE. Principal responsable : le Cavaliere, qui a laissé le pays s’enfoncer dans les difficultés économiques. La Repubblica Rome

GIUSEPPE CAROTENUTO / LUZPHOTO

C

ette semaine, j’ai fini par réaliser que le montant de ma retraite pourrait dépendre de Silvio Berlusconi.” Cet aveu du journaliste James Stewart dans les pages financières du New York Times en dit long sur la situation que nous traversons. Notre chef de gouvernement a réussi la gageure de passer du statut de clown devenu la risée de la presse internationale à celui de potentiel déclencheur d’une crise financière tragique d’envergure mondiale. En presque dix ans d’exercice du pouvoir, son gouvernement aurait pu se rendre compte que la dette publique de notre pays était une authentique bombe à retardement à la merci des soubresauts financiers internationaux. Il aurait donc dû agir en conséquence pour la neutraliser. Au contraire, des choix politiques inconsidérés ont conduit à un accroissement de la dette, anéantissant au passage les efforts de résorption entrepris en leur temps par les différents ministres de centre gauche. De même, notre président du Conseil et son gouvernement savaient bien, à l’instar des marchés, que les années 2011 et 2012 s’annonçaient cruciales du point de vue de la concentration des remboursements et des émissions obligataires de la dette publique italienne. Mais l’imminence de telles échéances ne semble pas avoir empêché nos dirigeants de dormir, au lieu de conduire une politique économique susceptible de rassurer nos partenaires européens et les marchés internationaux. Ils ont attendu que les nuages s’amoncellent au-dessus de leurs têtes, pendant que les autres pays européens menacés affrontaient leurs propres difficultés financières. L’Espagne, dont les problèmes sont autrement plus graves, a su limiter l’écart entre ses conditions d’emprunt et celles de l’Allemagne (le fameux spread) et a réussi à obtenir de la part des marchés un traitement moins défavorable que le nôtre. Pendant des décennies, notre président du Conseil s’est révélé un maître en communication. Par ailleurs, il n’ignorait rien des répercussions de son comportement et de son gouvernement à l’échelle mondiale. Il a pourtant continué à jouer de la lyre pendant que Rome brûlait. Poussé dans ses retranchements par le

Jusqu’à quand le Cavaliere restera-t-il en selle ?


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L’Espresso La péninsule en mille morceaux. “La spéculation attaque l’Italie, la récession se rapproche, le gouvernement vacille. Bientôt tout va sauter”, titre l’hebdomadaire de gauche dans son édition du 10 novembre.

duo Merkel-Sarkozy, il a envoyé à Bruxelles une liste d’engagements [le 26 octobre] dont le contenu n’a pas convaincu. Il a dû revoir sa copie et ajouter une paire de mesures supplémentaires. La suite des événements était à prévoir, à la réouverture des marchés, dès que les opérateurs financiers du monde entier purent mesurer l’inconsistance des promesses italiennes. Ce qui devait arriver arriva. Nous avons désormais parcouru, sur la pente dangereuse de la hausse des taux d’intérêt, la quasi-totalité du chemin qui mène au point de non-retour, estimé à 7 %. Les derniers cent points de base qui nous en séparent nous rapprochent un peu plus vite du gouffre. Dans d’autres pays, les gouvernements en exercice ont présenté leur démission bien avant d’avoir atteint de tels niveaux d’alerte. L’Italie, durant les cent cinquante ans de son histoire unifiée, ne s’est jamais retrouvée au centre d’une grande crise financière internationale. Nous risquons cette fois d’y jouer un premier rôle difficile. Nous n’avons couru un tel risque qu’une seule fois, à la fin du XIXe siècle, frappés alors par la tempête financière internationale au moment où nous nous débattions dans les eaux troubles du scandale de la Banca Romana. La Grèce déclara faillite. Nous ne réussîmes à éviter cet affront qu’au prix d’un sursaut d’orgueil qui poussa deux hommes politiques, Sidney Sonnino et Luigi Luzzatti, à prendre la barre pour éviter justement, selon l’expression de Sonnino, que “l’Italie connaisse le même sort que la Grèce”. La Banca d’Italia est née de ce coup de barre salutaire, accompagné d’une politique économique d’une rare dureté qui provoqua, en 1898, une révolte ouvrière réprimée à coups de canon par un gouvernement dirigé par un général. Puis le soleil revint, dans le monde entier, et avec lui dix années de développement économique accéléré et de redressement financier, une décennie heureuse demeurée dans les mémoires italiennes. On peut, si l’on s’en contente, trouver quelques motifs d’espoir ou de consolation à l’évocation de ces temps également misérables. Mais qui seront alors les Sonnino et Luzzatti ? Marcello De Cecco

Décryptage

D’Athènes à Rome, les mêmes symptômes Troisième économie de la zone euro, l’Italie est aujourd’hui placée sous surveillance du FMI. Voici dix leçons à tirer de la crise grecque, selon le quotidien libéral italien.

Le piège de la dette Un fardeau devenu insupportable Dette publique italienne (en milliards d’euros)

120 % du PIB 1 900

Il Sole-24 Ore Milan 1 - La simplification de la carte administrative. La réforme grecque de la carte administrative a substitué 13 macrorégions aux 57 départements existants. Athènes devrait d’autre part abolir les privilèges et l’immunité des ministres et des députés, et réduire leur nombre. L’Italie reste pour sa part le seul pays à enchevêtrer les administrations centrale, régionale, départementale, municipale, et même de quartier, avec la multiplication des mandats que cela entraîne. 2 - Trop de fonctionnaires. 750 000 fonctionnaires grecs bénéficient d’un contrat à durée indéterminée pour une population totale de 12 millions d’habitants. Selon la troïka (formée par l’Union européenne, le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne), 600 000 fonctionnaires suffiraient, soit une baisse de 20 % de l’effectif. 3 - La jungle des salaires. En Grèce, chaque ministère jouit d’une liberté totale dans l’attribution des salaires à leurs employés. La troïka exige désormais l’institution d’un bureau centralisé chargé du paiement des salaires de l’ensemble des fonctionnaires. 100 000 fonctionnaires, soit 15 % du total, verront leur salaire amputé de 40 %, pour une économie annuelle de 1 milliard d’euros. 4 - Des infrastructures à l’agonie. Pour rénover la seconde jetée du port du Pirée, destiné aux porte-conteneurs, la

1 860

1 820

2010

2011 Sources : Linkiesta, Bankitalia

Des rendez-vous périlleux en 2012 Echéances de remboursement (en milliards d’euros) 50 40 30 20 10 0

2011

2012 Sources : Linkiesta, Bankitalia

Le coût de l'argent s'envole Taux d’intérêt à 10 ans

6,7 % 5,2 % 3,7 %

Novembre 2010

Juillet 2011

8 novembre 2011

Chronologie

2011, l’année du naufrage 14 janvier Rubygate. La justice soupçonne le président du Conseil d’avoir rémunéré une mineure marocaine, Ruby, contre des prestations sexuelles. 13 février Grandes manifestations dans tout le pays contre l’image dégradante des femmes que véhicule Berlusconi.

31 mai L’excommuniste Giuliano Pisapia rafle la mairie de Milan, fief de Berlusconi, à la candidate sortante du Peuple de la liberté. 14 septembre 2011 Les députés italiens approuvent un plan d’austérité de 54,2 milliards d’euros vivement décrié par l’opposition.

20 septembre Standard and Poor’s abaisse la note de l’Italie en raison des sombres perspectives de croissance et de la fragilité du gouvernement. 14 octobre Berlusconi obtient de justesse le vote de confiance à la Chambre des députés, par 316 voix pour et 301 contre.

Fin octobre Les taux des bons du Trésor dépassent la barre symbolique des 6 %, faisant grimper le coût de la dette. 3 novembre Le président du Conseil se rend au G20 “avec les mains presque vides”, selon Il Sole-24 Ore, qui critique son “miniplan”.

4 novembre Rome est mis sous surveillance du FMI tandis que la majorité se délite. Les appels à la démission de Berlusconi se multiplient. 7 novembre La Bourse de Milan clôture en hausse, portée par les rumeurs de démission du Cavaliere.

Grèce a dû faire appel à la Cosco [n° 1 des entreprises chinoises de transport maritime], qui a construit des infrastructures neuves et relancé l’activité du port grec. En Italie, il n’y a plus d’investissements étrangers. Le pays ne peut pas faire l’impasse sur des réformes structurelles. 5 - L’évasion fiscale. L’évasion fiscale en Grèce est évaluée à 30 % du PIB. Pour obliger tous ceux qui s’adonnent à la fraude à s’acquitter d’un impôt minimum, le seuil d’exonération fiscale est récemment passé de 8 000 à 5 000 euros par an. Cette mesure touche malheureusement les vrais pauvres. Mais les recettes proviennent essentiellement, comme en Italie, des employés et des retraités étant donné leur nombre. Le Parlement grec vient d’adopter une nouvelle taxe sur le foncier, alors que nous avons frileusement aboli notre taxe foncière. 6 - Le risque de la faillite. L’approche stratégique a changé. La faillite d’un Etat au sein de la zone euro est désormais possible. Les pays qui enregistrent une balance courante déficitaire devront tôt ou tard réduire les salaires, pour favoriser la compétitivité. Il n’existe pas d’alternative : ou l’on dévalue la monnaie (l’introduction de l’euro ne le permet plus), ou l’on dévalue les salaires. 7 - La cohésion nationale. Sans une entente gauche-droite, la Grèce risque l’explosion. Ici, tous les appels en faveur d’un gouvernement d’unité nationale sont restés lettre morte, exacerbant les effets de la crise. 8 - Les libéralisations au pilori. Depuis des mois, les salariés grecs des transports publics et les chauffeurs de taxis multiplient les débrayages contre les mesures de libéralisation, alors que les privilèges des avocats ou des pharmaciens n’ont pas été remis en cause et que le système reste verrouillé par les corporations. 9 - Un système politique sclérosé. En Grèce, deux partis se disputent le pouvoir, mais en pratique ils fonctionnent sur un mode dynastique. La réforme électorale italienne a posé les bases de majorités solides, mais le système de listes bloquées a coupé le lien direct entre électeurs et candidats. 10 - Une justice bloquée. Le système judiciaire grec reste très en retard. Mais, selon une étude de 2005 du Conseil européen, les délais judiciaires concernant les conflits contractuels atteignaient 1 210 jours en Italie, contre 229 en Grande-Bretagne et 331 en France. C’est pour toutes ces raisons que l’Italie stagne depuis dix ans et a vu son PIB par habitant reculer régulièrement durant la décennie passée. Vittorio Da Rold


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Dossier Italie

The Economist “L’homme qui a baisé tout un pays”, titrait l’hebdomadaire en juin dernier. C’est la quatrième fois en dix ans que le célèbre magazine britannique étrille en une le président du Conseil italien et sa désastreuse politique économique.

Politique

Silvio, par ici la sortie ! Décrédibilisé par sa gestion désastreuse de la crise, poussé à la démission, le président du Conseil n’a jamais été aussi près de la chute. Jusqu’à quand tiendra-t-il ?

Après Berlusconi, qui ? En cas de chute du gouvernement, deux personnalités – en fonction de deux scénarios différents – pourraient remplacer Silvio Berlusconi à la tête de l’exécutif.

La Repubblica Rome

Mario Monti, le consensuel

CAI NYT SYNDICATE

FACELLY/SIPA

D

Dessin de Hagen paru dans Verdens Gang, Oslo. déclenchant des appels à sa démission en cascade au sein du parti] rend la majorité de plus en plus incertaine. On pourra vite le constater lors des prochains rendez-vous parlementaires. Il est bien sûr possible que le maxi-amendement à la loi de stabilité soit adopté par le Sénat, mais quand il sera présenté à la Chambre des députés, entre le 13 et le 20 novembre, ce sera la roulette russe. Avec cette fois-ci nettement moins de chances de victoire que lors des votes de confiance rocambolesques obtenus entre le 14 décembre 2010 et le 14 octobre 2011. Silvio Berlusconi ne peut et ne veut pas aider son pays à sortir de la crise, en champion d’une droite thatchérienne pure et dure qui n’a jamais existé en Italie et qu’il n’a jamais incarnée. Non, ce qu’il veut, c’est survivre au moins jusqu’à la fin de l’année pour empêcher la formation immédiate d’un nouveau gouvernement technique à la place du sien. Et rouvrir la boîte de Pandore en janvier afin de piloter la crise

jusqu’à d’éventuelles élections anticipées au printemps prochain. Mais cette “stratégie de survie” adoptée dans son seul intérêt personnel et dans le plus grand mépris du bien commun a fait long feu. L’opposition politique parle d’une seule voix, au moins pour ce qui est de l’approbation des mesures de redressement même les plus sévères, à condition que Berlusconi tire sa révérence aussitôt après. L’opposition sociale, elle, se montre unie quand il s’agit de demander la dissolution immédiate du gouvernement. Enfin et surtout, le président de la République est entré en lice. Giorgio Napolitano a en effet lancé toute une série de consultations informelles, comme si une crise gouvernementale était déjà en train de se produire. Et à chaque heure qui passe s’accroît le sentiment que Silvio Berlusconi est définitivement perdu. Et qu’un autre gouvernement est vraiment possible. Massimo Giannini

En cas de démission de l’actuel président du Conseil, la formation d’un gouvernement technique paraît le scénario le plus probable. Dès septembre dernier, l’économiste et ancien commissaire européen chargé de la Concurrence et du Marché unique, Mario Monti, s’est dit prêt à en prendre la tête le cas échéant. Depuis, l’opposition demeure unanime à son égard, persuadée que la rigueur et le sérieux du “professeur” Monti, 68 ans, permettraient de rassurer à la fois les marchés et les partenaires européens. Président de la prestigieuse université Bocconi de Milan, Mario Monti a aussi l’avantage de n’être lié à aucun parti, même si on le dit proche de Romano Prodi. Gianni Letta, le bras droit

ALBERTO PIZZOLI/AFP

evant une Europe suspendue entre la tragédie grecque et la farce italienne, Silvio Berlusconi a trouvé le moyen de gâcher sa dernière carte. Attendu au tournant par les grands de ce monde, le président du Conseil s’est présenté au G20 les mains vides. Sans décret-loi et désormais sans majorité. Nous vivons le dernier acte du berlusconisme. Le Cavaliere est parvenu non sans mal à bricoler un maxi-amendement à la loi de stabilité avec les mesures le plus indolores possible du point de vue social et économique. Une pincée de privatisation du patrimoine public, une pincée de libéralisation des professions et l’éternelle rengaine sur la débureaucratisation de l’Etat. Aucune mesure introduisant un recul de l’âge de la retraite. Aucune modification fiscale comprenant la création d’un impôt sur la fortune ou une réintroduction de la taxe foncière. Aucune réforme du marché du travail et des prestations sociales. Il s’agit là non pas d’un choix du Cavaliere, mais plutôt d’une capitulation. Le président du Conseil se rend à l’ordalie des marchés et cède à l’euthanasie de la majorité. Certes, au sein de ce centre droit amputé depuis plus d’un an des partisans de Gianfranco Fini, on ne fait plus de politique depuis belle lurette. La fronde des “rebelles” du Peuple de la liberté [six députés fidèles au président du Conseil ont demandé la formation d’un nouveau gouvernement dans une lettre ouverte publiée par le Corriere della Sera le 27 octobre,

D’après le quotidien Il Giornale, le président du Conseil aurait lui-même évoqué l’hypothèse de céder son fauteuil à son bras droit, Gianni Letta (76 ans), sous-secrétaire d’Etat auprès de la présidence et du Conseil. Dans le cas de la formation d’un nouveau gouvernement intégrant les forces centristes, l’ancien journaliste, personnellement et politiquement très proche du Cavaliere, serait chargé de sauvegarder l’union sacrée entre le Peuple de la liberté et son alliée la Ligue du Nord. Une option qui permettrait à Silvio Berlusconi de garder indirectement la main sur l’exécutif. Outre Gianni Letta, le nom de Renato Schifani (PDL), actuel président du Sénat, est également avancé.

Portrait

Matteo Renzi, un cavaliere de gauche ? Le fringant maire de Florence entend incarner le renouveau de la classe politique italienne, à gauche… comme à droite. “Matteo Renzi [membre du Parti démocrate, gauche] est un populiste du centre, une position jusque-là peu occupée sur l’échiquier politique italien. […] On l’aime ou on le déteste, mais, quoi qu’il en soit, il est là. Même un aveugle verrait que le but de Matteo Renzi est de chambouler le paysage politique des prochains mois, voire des prochaines années,

et pas seulement à gauche. S’il se présentait aux primaires du Parti démocrate [en prévision des élections générales, prévues pour 2013], il serait en mesure d’obtenir un résultat déterminant, et même de peser de manière significative”, écrivait récemment Concita De Gregorio dans La Repubblica. Depuis quelques semaines, les journaux italiens s’emballent pour ce jeune maire, qui apparaît de plus en plus comme le symbole de la relève politique. Visage de premier de

la classe, 36 ans, trois enfants, diplômé en droit, amateur de vélo : le premier citoyen de Florence a le profil type du gendre idéal (ou de la tête à claques, c’est selon). En 2010, alors qu’il dirige la ville depuis à peine un an, il devient le maire le plus populaire d’Italie (66,8 % d’opinions favorables). “Sachant naviguer dans le monde des médias comme un poisson dans l’eau”, selon Il Sole-24 Ore, Matteo Renzi est aussi un excellent orateur qui aime à se présenter comme

l’homme voulant “mettre à la casse” les caciques de la classe politique italienne – un leitmotiv qui lui vaut le surnom de “rottamatore” [littéralement “celui qui met à la casse”]. Mais son francparler ne plaît pas à tout le monde. Au sein même de sa famille politique, certains de ses détracteurs le comparent au Berlusconi des débuts, qui se présentait comme le seul capable de dépoussiérer une classe politique vieillotte. “Berlusconi est l’homme le plus

riche d’Italie, Renzi non. Berlusconi est propriétaire de trois télévisions, Renzi non. Berlusconi a eu une foule de procès, Renzi non […]. D’où vient cette accusation de berlusconisme ? Peut-être du fait que Renzi communique bien (ça voudrait dire que ‘mal communiquer’ serait de gauche)”, souligne pour sa part le blogueur Federico Mello dans l’Antefatto. Qu’il plaise ou non, la politique italienne devra dorénavant compter avec Matteo Renzi.



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Europe Pays-Bas

Ces “cités de femmes” où il fait bon vivre Le déséquilibre démographique atteint des records dans certaines villes – jusqu’à 129 femmes pour seulement 100 hommes. Ce sont aussi les villes où la qualité de vie est la meilleure, constatent les experts. NRC Handelsblad (extraits) Rotterdam

ien sûr, la ville, c’est tout simplement le lieu où les petits poissons viennent pour s’accoupler”, déclare, en toute franchise, cette brillante jeune femme de 28 ans, née à Amersfoort, qui a fait ses études à Groningue et est venue à Amsterdam pour y trouver un emploi. Et un homme à son goût, bien entendu. Depuis peu, cette jeune femme – qui ne veut pas être citée – fait des rencontres par l’intermédiaire d’une agence et elle remarque que la plupart des candidats viennent des environs de Rotterdam. “On dirait qu’il n’y a plus d’hommes à Amsterdam.” Du point de vue des statistiques, cette chercheuse d’âme sœur a raison. Amsterdam présente un excédent de jeunes femmes. Dans la catégorie d’âge des 18-29 ans, il y a 12 000 femmes de plus que d’hommes, comme le montrent les plus récents chiffres du CBS, le Bureau central de la statistique. Il y a seulement dix ans, cet excédent était d’un tiers moins élevé. Et encore, cette jeune femme a la chance de ne pas s’être retrouvée à Utrecht.

B

Dessin de Sarah Kranz paru dans The New York Times Book Review, New York. Cette ville présente le rapport le plus déséquilibré : plus de 43 000 femmes entre 18 et 29 ans contre 33 000 hommes. C’est-àdire qu’ici, 129 femmes se disputent les faveurs de 100 hommes. Rotterdam aussi compte un excédent de jeunes femmes, mais moins important que ceux d’Utrecht et d’Amsterdam. Selon Jan Latten, professeur de démographie, ce déséquilibre entre hommes et femmes chez les jeunes ne fait que s’accentuer. Les grandes villes universitaires attirent de plus en plus de jeunes femmes. Les jeunes hommes renoncent de plus en plus souvent à faire des études

– ils restent dans les campagnes. Les régions comme l’est de la province de Groningue, de grandes parties de la Frise, la région rurale de l’Achterhoek, le nord et le centre du Limbourg et la Flandre zélandaise offrent une image inversée de ce qui se passe dans les villes : ici, pour 100 hommes, on ne compte que de 85 à 91 femmes. “Les femmes réussissent de plus en plus professionnellement, elles sont plus ambitieuses que les hommes et plus disposées à déménager pour faire des études ou trouver un travail”, constate Jan Latten. Suffirait-il donc qu’elles retournent à la campagne ? La raison ne réside qu’en partie dans les statistiques. En effet, les femmes recherchent d’abord un homme qui possède au moins le même niveau d’éducation qu’elles, alors qu’un homme ne voit pas de problème à avoir une partenaire “au-dessous de son niveau”. C’est l’exemple classique du directeur qui épouse sa secrétaire. Le vivier déjà trop petit où les femmes doivent pêcher est donc en outre dévalisé par les moins qualifiées. Et vient le jour où la question se pose [à celles qui ne trouvent pas] : et maintenant ? Quitter la ville n’est pas vraiment une option. Certes, la concurrence y est plus forte, mais la chance de trouver un partenaire avec le même niveau d’éducation reste encore beaucoup plus grande que dans les campagnes. Jan Latten ne prévoit tou-

tefois pas de problèmes majeurs : “Les villes poursuivent leur croissance en continuant de se féminiser. Les femmes sauront de mieux en mieux manipuler les villes en leur faveur, par exemple en créant d’autres formes d’habitat.” Dans son livre De Aantrekkelijke Stad [la ville attractive], Gerard Marlet, géographe, dresse la carte des villes qui marchent bien et explique pourquoi. Il conclut que les théâtres, un centre-ville historique, la sécurité et la proximité de la nature sont les principaux facteurs qui expliquent le succès des villes. Il n’a pas regardé spécifiquement du côté des femmes. Mais si vous mettez la liste de Marlet à côté de celle que le CBS a établi des villes ayant une population féminine excédentaire, les concordances sautent aux yeux. Dans le top 10 des villes les plus attrayantes, l’excédent de jeunes femmes est élevé. Le bas de la liste montre l’image inverse : les dix villes les moins attrayantes abritent seulement 95 femmes pour 100 hommes. Difficile de démêler les causes des conséquences, mais il s’agit en tout cas d’évolutions qui se produisent parallèlement. Huib Schreurs, ancien directeur du Paradiso (salle de concert d’Amsterdam) et de l’hebdomadaire néerlandais De Groene Amsterdammer, a découvert que, pour deviner si un nouveau livre ou un nouveau groupe aura du succès, il suffit de regarder le nombre de jeunes filles qui viennent à la présentation de l’ouvrage ou au concert. Apparemment, la ‘loi de Schreurs’ vaut aussi pour les villes. Tijs van den Boomen

Ossétie du Sud

Indépendance ou réunification : les Ossètes oscillent

L

a république séparatiste caucasienne dont la capitale, Tskhinvali, s’est réveillée un matin d’août 2008 sous la mitraille de l’armée géorgienne, et qui fut alors le théâtre d’une guerre éclair entre la Géorgie et la Russie, doit élire, le 13 novembre, un nouveau président. Edouard Kokoïty, l’actuel leader de cet Etat indépendant de facto depuis 1992 et reconnu par la Russie (en 2008, puis par trois autres Etats), doit céder la place après deux mandats de cinq ans marqués par une gouvernance clanique, et de graves problèmes de corruption “surtout depuis que l’argent de la reconstruction,

en provenance de Moscou, abreuve la région”, explique le quotidien libéral moscovite Kommersant. En juin 2009, un groupe de militaires sud-ossètes, emmené par le vice-ministre de la Défense de la république, a investi le Parlement et exigé un amendement de la Constitution pour permettre à Kokoïty de briguer un troisième mandat. Le Parlement n’a pas cédé, mais personne n’a été inquiété pour cette tentative de coup d’Etat. En 2009 déjà, le chef de l’administration présidentielle russe, Sergueï Narychkine, s’était élevé contre toute velléité de la part des députés ossètes de modifier la Constitution en ce sens, rappelle le titre. Dix-sept candidats sont en lice. L’un deux, Anatoli Bibilov, actuel ministre des Situations d’urgence d’Ossétie du Sud, a le soutien déclaré du Kremlin. Si, parmi ses thèmes de campagne, celui de la lutte contre la corruption et la dilapidation de

ABK

FÉDÉRATION DE RUSSIE HA Z

100 km OSSÉTIE DU NORD

IE

OSSÉTIE DU SUD

Tbilissi

GÉORGIE

ARMÉNIE TURQUIE

AZERB.

Courrier international

La présidentielle du 13 novembre relance le débat sur l’intégration de la région séparatiste géorgienne à la Fédération de Russie.

l’aide en provenance de Russie rencontre un écho favorable dans la population, celui de la réunification avec l’Ossétie du Nord et, par là même, de l’intégration à la Fédération de Russie suscite perplexité et controverses, poursuit le quotidien russe. “La réunification avec l’Ossétie du Nord (séparée de celle du Sud par la frontière entre la Russie et la Géorgie depuis les années 1920)

est un rêve ancestral auquel nous ne renonçons pas”, a déclaré le candidat. Les Ossètes ont payé un prix élevé pour sortir de la Géorgie (quinze mois de guerre civile entre 1991 et 1992), ce n’est pas pour intégrer la Russie, protestent de nombreux politiques et acteurs de la société civile. En 2006, le référendum sur l’indépendance a obtenu 90 % de votes favorables. Le candidat du Kremlin est néanmoins crédité par les sondages de 42 % des voix. Le scrutin du 13 novembre dans cette république de 40 000 habitants prend d’autant plus de relief qu’un accord historique vient d’être signé entre Moscou et Tbilissi, levant le dernier obstacle à l’entrée de la Russie à l’OMC. Les deux Etats ennemis ont réussi à s’entendre sur les mécanismes de contrôle douanier aux postes frontières entre la Russie et l’Ossétie du Sud (et entre la Russie et l’Abkhazie, autre région séparatiste).



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Courrier international | n° 1097 | du 10 au 16 novembre 2011 Provocateur “Vous avez déjà entendu

Amériques

parler de la Grande Muraille en Chine ? Elle a l’air plutôt solide […]. Je pense que nous pouvons en construire une, nous aussi […]. Le mur que je propose sera moitié muraille

de Chine, moitié clôture électrifiée : un mur de 6 mètres de haut avec des barbelés électrifiés au sommet et sur les côtés.” Le candidat à l’investiture républicaine Herman Cain lors d’un meeting à Pella (Iowa) le 6 juin 2011.

Etats-Unis – Mexique

El Paso et Ciudad Juárez : deux mondes si proches et si lointains

MEXIQUE

2 192 m

Fort Bliss Military Reservation

NOUVEAUMEXIQUE

Casa de nacimiento

El Paso

Paso del Norte, principal point de passage

ez

El Paso 650 000 hab. (80 % de Latinos) 650 km2 Ciudad Juárez 1 310 000 habitants 188 km2

une communauté”, souligne-t-elle. Ce que la sage-femme vend pour 695 dollars [505 euros] à la Casa de nacimiento, c’est un avenir exempt de tourments frontaliers. Grâce au XIVe amendement de la Constitution américaine, les enfants qui naissent ici acquièrent en effet automatiquement la nationalité américaine et peuvent dès lors circuler librement entre les deux pays.

C’est ainsi que l’on s’efforce ici de tirer parti des iniquités de la frontière. En 1985, Linda Arnold s’est installée à El Paso avec l’objectif de promouvoir l’accouchement naturel et de profiter d’un créneau porteur. Depuis longtemps déjà, les femmes mexicaines traversaient la frontière pour donner naissance à leurs enfants aux Etats-Unis. Au début de la carrière de Linda Arnold, il suffisait, pour ce faire, de barboter dans le Rio Grande ou de donner 1 dollar à un passeur pour qu’il vous fasse traverser sur une chambre à air. Les femmes arrivaient avec leurs jeans encore mouillés, raconte-t-elle.

Une question de vie ou de mort Si le renforcement des mesures de sécurité à la frontière a mis fin à l’époque des jeans mouillés, il demeure cependant assez facile pour une résidente de Ciudad Juárez d’obtenir un visa lui permettant de franchir la frontière pour rendre visite à des proches ou faire du shopping. En outre, il n’existe (pour l’instant du moins) aucune disposition interdisant aux femmes enceintes de traverser la frontière. La nationalité américaine a toujours été considérée comme un atout à Ciudad Juárez, mais elle est particulièrement convoitée depuis que la guerre des nar-

PAOLO PELLEGRIN/ MAGNUM PHOTOS

trois femmes présentes, en plein travail, ont traversé l’un des ponts qui enjambent le fleuve avec un visa de court séjour. En accouchant ici, elles donnent à leurs enfants un précieux avantage : la nationalité américaine. Linda Arnold n’est ni une ardente apologiste de l’immigration, ni même une idéologue de gauche. “Je gère une entreprise, pas

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MEXIQUE

TEXAS

Source : OpenStreetMap <www.openstreetmap.org>

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ÉTATS-UNIS

s

ernées par les montagnes et le désert, El Paso et Ciudad Juárez ressemblent à un couple désuni. Les deux villes sont séparées par le mince filet du Rio Grande qui s’écoule dans un canal bétonné, conçu pour mettre fin à la tendance du fleuve de changer de cours et ainsi de brouiller la frontière. D’un côté le Texas, de l’autre le Mexique. Ici la vie a toujours été fortement influencée par la présence de cette ligne de démarcation et surtout par son contournement. Les deux villes sont si proches que l’on peut s’asseoir sur un banc dans un parc d’El Paso et regarder les vêtements sécher sur une corde à linge derrière une maison perchée sur la colline de Ciudad Juárez. Des milliers de personnes traversent chaque jour la frontière pour venir travailler aux Etats-Unis : elles font la queue sur le pont Paso del Norte et la file serpente le long de la minable Avenida Juárez, jusqu’au-delà des postes de contrôle militaires où les vendeurs à la criée brandissent des tabloïds aux pages remplies d’histoires de carnages. Si Ciudad Juárez est devenue l’une des villes les plus dangereuses au monde depuis le début de la guerre entre les gangs et les cartels de la drogue, El Paso, de l’autre côté du fleuve, contraste par son calme, voire par sa prospérité. Elle se classe systématiquement parmi les villes les plus sûres des Etats-Unis. Cette disparité grotesque a fini, d’une certaine façon, par séparer les deux villes. Rares sont les habitants d’El Paso qui s’aventurent volontairement de l’autre côté du pont. A Juárez, la situation est inversée : la majeure partie de la classe moyenne et supérieure a décampé de l’autre côté de la frontière, emportant avec elle son argent, ses entreprises et même ses écoles privées et constituant une communauté de riches exilés. Par un froid matin de février, Linda Arnold me reçoit dans un petit bâtiment de briques d’El Paso. “A moins de vivre ici, je ne crois pas que l’on puisse comprendre à quel point les communautés sont imbriquées”, me dit-elle. Sage-femme, Linda Arnold gère une petite affaire appelée Casa de nacimiento [Maison de naissance], qui s’adresse à une clientèle bien précise. Les

ÉTATS-UNIS

tain

The New York Times Magazine (extraits) New York

Une agglomération bicéphale un Franklin Mo

D’un côté de la frontière, le calme apparent et la prospérité. De l’autre, l’enfer de la violence. Pourtant les deux villes, mexicaine et étasunienne, vivent l’une par l’autre. Reportage.

Des milliers de Mexicains traversent chaque jour le pont Paso del Norte pour aller travailler aux Etats-Unis.


Courrier international | n° 1097 | du 10 au 16 novembre 2011 Protectionniste “Un mur pourrait

aider, mais la vraie solution pour lutter contre l’immigration clandestine, c’est de mettre un terme à tous les avantages offerts aux clandestins.”

L’ex-gouverneur du Massachusetts et candidat à l’investiture républicaine Mitt Romney lors du débat entre candidats républicains du 18 octobre 2011.

Réaliste “Le fait est que nous avons

un grand nombre d’immigrés clandestins qui viennent dans ce pays. Ils viennent parce qu’il y a un aimant, et cet aimant, c’est l’emploi.”

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Le gouverneur du Texas et candidat à l’investiture républicaine Rick Perry lors du débat entre candidats républicains du 18 octobre 2011.

PAOLO PELLEGRIN/ MAGNUM PHOTOS

Paso a augmenté de près de 50 000 personnes depuis 2009 et atteint maintenant 800 000 habitants. Les nouveaux arrivants viennent pour une part significative de Ciudad Juárez. S’il est difficile de déterminer combien ont traversé clandestinement le fleuve, on sait qu’ils sont nombreux à avoir fait le voyage légalement, du moins au départ, en traversant les ponts qui enjambent le Rio Grande avec un visa de court séjour – il leur est ensuite facile de rester sur le territoire américain après expiration du visa – ou par l’intermédiaire d’un programme qui offre des cartes vertes aux investisseurs étrangers et à leur famille s’ils créent au moins dix emplois. “Je me demande parfois de quoi vit El Paso”, me confie Tony Payan, professeur de sciences politiques à l’université du Texas à El Paso. Dans une large mesure, la ville subsiste grâce à sa voisine mexicaine.

Symbiotique et parasitaire

Les deux villes sont séparées par le mince filet du Rio Grande et par les barbelés. cotrafiquants a éclaté, il y a trois ans. Aujourd’hui, c’est devenu une question de vie ou de mort. Les enfants nés à la Casa de nacimiento auront la possibilité de fréquenter de meilleures écoles, de trouver de meilleurs emplois et, si nécessaire, de se réfugier aux Etats-Unis. Dans un autre quartier de la ville, le jeune Pepé Yanar se tient dans la lueur des néons du bar, les cheveux ébouriffés et une croix en or dans l’échancrure de son pull. “Tout le monde ici vient de Ciudad Juárez”, dit-il en inspectant les lieux, l’un des nombreux bars qui ont ouvert leurs portes il y a environ un an dans les quartiers aisés de l’ouest d’El Paso. Mexicains et Américains préféraient jadis la vie nocturne animée de Ciudad Juárez à celle d’El Paso, mais beaucoup d’établissements de la ville mexicaine sont désormais fermés, leurs propriétaires ayant fui la violence. En novembre 2009, le père de Pepé, José Yanar, a été kidnappé alors qu’il rentrait du travail pour célébrer son anniversaire avec sa famille. Ses ravisseurs ont menacé les Yanar de leur retourner le corps de José morceau par morceau s’ils ne leur versaient pas une rançon de plusieurs centaines de milliers de dollars. Miraculeusement, José a réussi à s’en sortir et toute la famille s’est entassée dans une voiture pour traverser à la hâte le pont Paso del Norte, rompant ainsi avec sa vie d’avant. La famille Yanar ne s’était jamais considérée comme particulièrement vulnérable à la violence qui sévit au Mexique. Comme les enfants de la Casa de nacimiento, Pepé, ses parents et ses frères et sœurs sont nés

aux Etats-Unis et possèdent tous la nationalité américaine. Même au temps où la famille vivait à Ciudad Juárez, Pepé fréquentait un lycée situé du côté américain. Il a ensuite étudié à l’université du Texas, à El Paso, où les frais de scolarité des résidents mexicains admissibles sont pris en charge. Ses amis et lui passent sans effort de l’anglais à l’espagnol et inversement, et évoluent avec la même aisance d’un côté ou de l’autre de la frontière. Ciudad Juárez a toujours été une ville relativement anarchique. Sa proximité avec la frontière, la raison même de son existence, en a également fait un point de passage obligé pour le trafic de drogue. Jusqu’à une période récente, des gens comme les Yanar pouvaient encore croire que la violence s’exerçait seulement entre narcotrafiquants. Ce n’est malheureusement plus le cas.

40 000 victimes depuis 2008 Depuis ses débuts, en 2008, le conflit a fait près de 40 000 victimes au Mexique. Les habitants de Ciudad Juárez ont assisté à une explosion de la criminalité. Alors qu’El Paso n’a enregistré que 5 homicides l’an dernier, il y en a eu plus de 3 000 à Ciudad Juárez. On ignore par quelle magie la violence ne déborde pas de l’autre côté de la frontière. Le renforcement des contrôles frontaliers ne semble pas avoir interrompu les opérations des cartels : des quantités importantes de drogue continuent de transiter, cachées dans quelques-uns des dizaines de milliers de véhicules qui la traversent chaque année en toute légalité. Les trafiquants savent que les autorités amé-

ricaines ne peuvent se permettre de fouiller tout le monde sans nuire sérieusement aux échanges commerciaux entre Ciudad Juárez et El Paso, dont la valeur s’est élevée l’an dernier à 71 milliards de dollars [51,5 milliards d’euros]. Une fois en territoire américain, la drogue est entreposée dans des caches puis écoulée à l’intérieur du pays. Des armes et des liasses de billets emballées sous film plastique font le trajet inverse. De nombreux experts pensent que l’absence de violence à El Paso est le résultat d’un choix rationnel des cartels, qui ont préféré éviter de semer le chaos aux EtatsUnis pour ne pas risquer de perturber la circulation de leur marchandise. “La violence qui sévit côté mexicain vient en partie de la frontière elle-même”, estime David A. Shirk, directeur du Trans-Border Institute de l’université de San Diego. “Les narcos se battent pour contrôler l’accès aux Etats-Unis. Si la violence s’arrête à la frontière, c’est à mon avis parce que la nécessité de contrôler le territoire s’arrête là aussi.” Bien qu’il soit difficile d’obtenir des statistiques fiables, le Centre de surveillance des déplacements internes estime à près de 230 000 le nombre de Mexicains qui ont fui la violence. Environ la moitié d’entre eux se sont réfugiés aux Etats-Unis. Depuis le milieu des années 2000, l’immigration clandestine vers les Etats-Unis a baissé de près de 80 % en raison du renforcement des contrôles à la frontière et des effets de la récession. Les villes frontalières ont cependant connu le phénomène inverse. D’après les données du recensement de 2010, la population de la région métropolitaine d’El

Depuis quelques décennies, la ville doit sa prospérité à la production des maquiladoras, usines d’assemblage à bas coût situées de l’autre côté de la frontière, et aux nombreux emplois du secteur de la sécurité, que ce soit dans la police des frontières, les forces de l’ordre ou à la base militaire de Fort Bliss, en pleine expansion. Ces institutions existent toutes, à des degrés divers, à cause de la proximité avec la frontière mexicaine. Il y a aussi, bien sûr, l’économie souterraine du trafic de drogue, qui génère entre 6 et 36 milliards de dollars [entre 4,4 et 26,3 milliards d’euros] par an, selon les estimations. Pour Howard Campbell, un anthropologue qui étudie le trafic de drogue, la relation entre les deux villes est “à la fois symbiotique et parasitaire”. Lorsque je lui demande qui est le parasite, sa réponse fuse : “Les Etats-Unis.” L’histoire locale veut que l’une des deux villes se soit bâtie sur le malheur de l’autre. Les principales batailles de la révolution mexicaine de 1910-1911 ont été préparées à El Paso et menées à Ciudad Juárez. A la suite d’un affrontement à Ciudad Juárez en 1911, un journaliste a écrit : “Les habitants d’El Paso étaient ravis et ils se sont déplacés en masse vers la rive pour assister à la bagarre.” Les marchands d’El Paso ont fait fortune en approvisionnant les deux parties en conflit : en l’espace de quelques années seulement, les dépôts bancaires dans la ville texane ont augmenté de 88 %. Les quincailleries de la ville vendaient aussi bien des barbelés au gouvernement mexicain que des pinces coupantes aux rebelles. L’historien David Dorado Romo compare l’El Paso de cette période au Berlin de la guerre froide. Les services de contreespionnage avaient un bureau au centreville, pas très loin d’un bâtiment qui servait de quartier général aux révolutionnaires. Le leader rebelle Pancho Villa, qui ne buvait jamais d’alcool, allait souvent manger une glace à l’Elite Confectionery avec ses camarades révolutionnaires. De nombreux civils sont également venus se réfugier du côté américain de la frontière. En 1920, la 32


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Courrier international | n° 1097 | du 10 au 16 novembre 2011

Amériques

Critique “Ils [les républicains] diront que nous avons besoin d’un mur plus haut. Peut-être même diront-ils qu’il nous faut un fossé avec des alligators. Ils ne seront

jamais satisfaits et je peux le comprendre.” Barack Obama lors d’un discours sur l’immigration à El Paso (Texas) le 10 mai 2011.

population d’El Paso a doublé, pour atteindre environ 80 000 personnes. Les membres de l’élite mexicaine qui s’y sont installés ont été à l’origine d’un boom immobilier ; ils ont ouvert des commerces et baptisé une rue du nom de Porfirio Díaz, leur dictateur déchu. Un révolutionnaire écrira plus tard que la région située près de la frontière comptait de nombreux “hommes sans patrie […] étrangers dans les deux pays”. Depuis le début de la crise économique actuelle, les performances économiques d’El Paso ont été parmi les meilleures du pays, les gains réalisés par la ville correspondant en grande partie aux pertes enregistrées au Mexique. “A court terme, il y a eu un afflux de capital et de personnes à El Paso et dans les villes frontalières en général”, souligne Roberto Coronado, économiste à la Réserve fédérale de Dallas. “Cela a permis d’attirer des entreprises de ce côtéci de la frontière.”

80 % d’Hispaniques à El Paso L’immigration de ces trente dernières années, qui a eu principalement pour moteur la disparité économique, a laissé une marque indélébile aux Etats-Unis, dans des Etats du Sud-Ouest comme le Texas, notamment. Les Hispaniques ont contribué pour les deux tiers à la croissance démographique de l’Etat en dix ans et ils représentent aujourd’hui 38 % de la population texane. “Dans ce pays, le phénomène hispanique est complètement sous-estimé et négligé”, affirme Bill Sanders, investisseur immobilier à El Paso. “C’est un des moteurs de l’emploi et de la croissance économique.” Avec ses cheveux blancs et son air bonhomme, Sanders est une personnalité de la frontière, un des hommes les plus influents de cette région dominée par les intérêts mercantiles. Il a fondé, entre autres, le Verde Group, qui possède des millions de mètres carrés de propriétés industrielles à El Paso, à Ciudad Juárez, et alentour. Bill Sanders est optimiste quant au potentiel de la frontière. “C’est un formidable facteur de valeur

ajoutée, commente-t-il. Les Etats-Unis sont le plus grand marché de consommation de la planète, et l’endroit le plus logique au monde pour produire ces marchandises, c’est la frontière américano-mexicaine.” La population d’El Paso a beau être hispanique à 80 %, quand les réfugiés de Ciudad Juárez ont commencé à affluer, la réaction a été tout sauf fraternelle. Un jour, me raconte José Yanar, un type a fait le tour de son quartier, à El Paso, avec une pétition, et il disait : “Tous ces Mexicains viennent acheter des maisons, il faut réagir ! Signez là.” Yanar en a eu le souffle coupé. Alors que dans le reste des Etats-Unis la crise de l’immobilier continue de faire rage, à El Paso, les ventes et les prix des maisons se sont maintenus à un niveau plutôt satisfaisant, en particulier grâce à des gens comme lui. Il pensait que cela ferait plaisir aux Américains, mais les politiques ont l’air plutôt partis pour faire la chasse aux Mexicains. Dans tout le pays, les conservateurs tirent parti du spectacle de la violence au Mexique pour imposer des mesures draconiennes afin de renforcer la lutte contre l’immigration clandestine et la sécurité aux frontières. Au printemps dernier, quand le gouverneur du Texas, Rick Perry, a commencé à flirter avec l’idée de se porter candidat à l’investiture républicaine en vue de la présidentielle de 2012, il a emmené la présentatrice de Fox News Greta Van Susteren faire un tour jusqu’au Rio Grande. Il lui a décrit “la grande terreur qui règne à notre frontière sud”, assurant que le niveau de sécurité de la frontière était “une honte nationale absolue”. Sur ses instances, les parlementaires texans ont passé presque tout le printemps à débattre d’une proposition de loi portant sur la mission de lutte contre l’immigration clandestine à confier à la police locale. Cette mesure a finalement échoué, mais elle a dominé le débat public local, les gens y voyant le symptôme d’une vague plus générale de xénophobie. Pour la plupart des habitants d’El Paso, l’idée du gouverneur Rick Perry selon laquelle ils sont sans défense tient de la plaisanterie.

Cartel

Coup de filet record Le lundi 31 octobre, les autorités américaines ont annoncé qu’elles venaient de réaliser un (trop rare) coup de filet, en réussissant à anéantir un réseau de trafiquants de drogue présents sur la frontière américano-mexicaine. En tout, “76 personnes ont été arrêtées au mois d’octobre, des chefs du réseau et des gardiens veillant sur les planques où étaient cachés les stupéfiants jusqu’aux

personnes transportant la drogue à pied ou en voiture. Toutes étaient liées au cartel de Sinaloa, actif sur la côte ouest du Mexique”, relate The New York Times. Le dirigeant de cette organisation, Joaquín Guzmán, l’homme le plus recherché du Mexique, continue cependant d’échapper à la police. Le réseau démantelé opérait en Arizona et transportait de la drogue aux Etats-Unis, parfois sous

le nez des autorités, dans un territoire désertique où il est difficile de patrouiller. Cette action a été possible grâce à l’infiltration des cartels mexicains : les agences américaines ont tissé au sud de la frontière un réseau d’informateurs qui ne cesse de grandir, rapporte The New York Times dans un deuxième article. Des avant-postes américains ont été installés au Mexique et commencent à montrer leur efficacité.

PAOLO PELLEGRIN/ MAGNUM PHOTOS

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El Paso, 2011. La ville ressemble plutôt à un camp retranché. Des hélicoptères survolent le Rio Grande, des drones de surveillance patrouillent en altitude, sans parler de l’imposant mur frontalier. C’est le décor choisi en mai dernier par le président Obama pour prononcer un discours sur l’immigration, à quelques dizaines de mètres de la frontière, dans lequel il a indiqué que la nation disposait de “plus d’hommes sur le terrain à la frontière sudouest que jamais dans l’Histoire”. Quand il a mentionné le mur, le public l’a hué.

Le meilleur des deux mondes Ce jour-là, le père Arturo Bañuelas, prêtre de la paroisse Saint-Pie-X d’El Paso, se trouvait dans le public. “J’étais de ceux qui l’ont hué”, explique-t-il. Déçu, il estime qu’Obama n’a que mollement défendu la réforme de l’immigration, préférant durcir la répression. Les expulsions se sont multipliées sous son mandat, alors même que le conflit lié à la drogue s’intensifiait. Sur les milliers de demandes d’asile déposées par des Mexicains l’an dernier, 49 seulement ont été acceptées. Selon le père Bañuelas, ce que les hommes politiques de Washington et du reste du pays ne comprennent pas, c’est que la violence a déjà franchi la frontière et qu’aucun mur n’y changera rien. Dans sa paroisse, les réseaux familiaux s’étendent des deux côtés de la frontière ; il a célébré les obsèques de plusieurs victimes, dont son neveu. Pour lui, la réaction américaine est presque aussi inquiétante que le conflit ouvert côté mexicain. “Il y a ce discours sur les Mexicains qui viennent ici, un discours qui fait peur”, déplore-t-il. Presque tous ceux que j’ai rencontrés à El Paso – qu’ils parlent espagnol ou anglais, qu’ils soient riches ou pauvres, de gauche ou de droite – m’ont dit la même chose : à l’extérieur, personne ne comprend vraiment la crise qu’ils traversent. Les politiciens américains parlent souvent du fléau des cartels comme si la drogue était une affaire purement mexicaine et non un secteur prospère impliquant les deux parties.

Depuis une génération, on tente d’endiguer le flot de stupéfiants et de désespérés qui traversent la frontière, un effort qui est arrivé à sa conclusion logique, déjà adoptée par les empires d’antan : l’érection d’un mur. Il était pourtant peu probable qu’une barrière suffise à contrarier la loi de l’offre et de la demande. Mais la fluidité particulière de la zone frontalière s’est dissipée, lentement sapée par deux forces inexorables, les cartels d’un côté, les réactionnaires de l’autre. Quand je suis revenu à la Casa de nacimiento, au mois de mai, Linda Arnold m’a parue lasse de gérer une entreprise de plus en plus controversée. Dans les mois qui s’étaient écoulés depuis mon dernier passage, les autorités municipales de San Gabriel, en Californie, avaient fermé une maternité s’occupant de migrants chinois, officiellement pour une question d’infraction au code de la construction. Comme ils ne sont pas nés dans des hôpitaux, les demandes de citoyenneté des enfants de la Casa de nacimiento sont désormais passées au crible. Et si à Ciudad Juárez la violence pousse plus que jamais les femmes à vouloir un passeport américain pour leurs enfants, elles se heurtent désormais au renforcement des contrôles de sécurité à la frontière, et les files d’attente sont plus difficiles à supporter pour une femme enceinte. L’espoir engendré par le flux de futures mères venues du sud pour accoucher qui avait attiré Linda Arnold à El Paso a cédé la place au découragement : la démarcation est toujours plus nette. Au début du mois de juillet, après avoir géré son affaire pendant vingt-six ans et formé plus de 800 sages-femmes, Linda Arnold, non sans tristesse, a décidé de mettre la clé sous la porte. Au cours de son histoire, estime-t-elle, la Casa de nacimiento a vu naître environ 13 400 nouveaux Américains. “Aujourd’hui, ils profitent du meilleur des deux mondes”, soulignet-elle. Dans une métropole coupée en deux par un fleuve et par tant d’autres choses, la sage-femme leur a offert un pont vers l’autre rive. Andrew Rice



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Asie

Base de Bagram Kaboul AFGHANISTAN

Afghanistan

400 km

Pas très écolo, l’armée américaine Sur la base militaire de Bagram, des tonnes de déchets brûlent dans une fosse à ciel ouvert, dégageant de nombreuses substances toxiques. Et la population locale tombe malade. Radio Free Europe/Radio Liberty (extraits) Prague

ahim gagne sa vie en vendant ses produits à des soldats étrangers, principaux clients de la cahute délabrée qu’il appelle sa “boutique”. Il assure ainsi la subsistance de sa femme et de ses quatre enfants, mais, comme beaucoup d’autres habitants du coin, il a le sentiment qu’en vivant à Bagram, au nord de Kaboul, il meurt à petit feu. “C’est l’air”, explique-t-il dans un violent accès de toux en montrant les panaches de fumée noire et verte qui s’élèvent au loin. “Il nous rend malades, ma famille et moi.” Pour Rahim, il ne fait aucun doute que le coupable est la base aérienne de Bagram, où 30 000 soldats des forces américaines et de la coalition cohabitent avec des milliers de prestataires étrangers et locaux. Située à quelques kilomètres de la ville, la base se compose d’une grande piste d’atterrissage, d’un complexe résidentiel et même d’un centre commercial très moderne qui abrite un Burger King et un Pizza Hut. La fumée sort d’une immense fosse, une décharge à ciel ouvert où l’armée américaine fait brûler les déchets produits par la base. Rahim est convaincu que des substances toxiques s’en dégagent pendant l’incinération. “Ils font brûler des télés, des

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radios, des téléphones portables et toutes sortes de produits électroniques. Nous avons eu beau protester, ni le gouvernement ni les Américains ne nous ont écoutés”, dit-il. Rahim n’est pas le seul à s’inquiéter. Farhad, qui travaille sur la base depuis 2008, raconte que la fosse est aussi grande que “plusieurs terrains de foot” et qu’elle brûle vingt-quatre heures sur vingt-quatre. “Et c’est comme ça depuis que les Américains sont arrivés à Bagram, il y a dix ans”, ajoute-t-il. Il n’existe pas de statistiques comparatives témoignant d’une augmentation des cas de maladie dus à l’incinération de ces déchets. Mais, selon le Dr Mustafa Siddiqui, professionnel de la santé basé à Kaboul, ses effets sur la population locale sont déjà flagrants. Il explique que le fait de brûler les déchets contamine l’air avec des polluants toxiques comme le plomb, le mercure et

le cadmium, qui peuvent causer des maladies respiratoires, des allergies chroniques et divers cancers. “Les gens qui vivent à proximité de la base de Bagram crachent du sang, ont des difficultés à respirer et souffrent de problèmes de rein et de foie”, précise-t-il. Steven Markowitz, professeur de sciences à l’université de la ville de New York, constate une augmentation similaire des problèmes respiratoires chez les soldats américains de retour d’Afghanistan. Il attribue lui aussi ce phénomène à l’incinération de déchets sur les différentes bases américaines. “Sachant que des soldats américains sont touchés, il est tout à fait possible que des employés travaillant sur ces bases ainsi que la population locale le soient aussi”, affirme-t-il. Selon le ministère de la Défense américain, les 100 000 soldats américains et les milliers de prestataires se trouvant aujourd’hui sur le sol afghan produisent chacun 4,5 kilos de déchets par jour. “On utilise des fosses d’incinération parce qu’il y a tellement de déchets solides générés par les opérations d’urgence qu’il est impossible de les enfouir sans réduire sensiblement leur volume au préalable”, explique le commandant Robert Mulac, chargé des relations publiques pour les forces américaines en Afghanistan. Il souligne que l’armée américaine a pris des mesures pour réduire le volume de déchets brûlés à l’air libre, comme l’installation d’incinérateurs à faible taux d’émission sur la base aérienne de Bagram. Mais de l’avis de Ghulam Mohammad Malikyar, qui dirige l’Agence nationale de protection de l’environnement

en Afghanistan (Nepa, National Environmental Protection Agency), l’armée ne prend pas le problème au sérieux. “Nous avons recommandé le recyclage des déchets et l’utilisation d’incinérateurs non polluants, mais rien n’a été fait, observe-t-il. Pourtant, on leur a bien dit que l’incinération de déchets à ciel ouvert était strictement interdite en Afghanistan.” Les lois afghanes qui interdisent ces fosses ne s’appliquent pas à l’armée américaine ni aux autres forces de la coalition. De plus, selon M. Malikyar, à Bagram comme sur les autres bases étrangères, le bail interdit l’accès d’enquêteurs locaux chargés d’inspecter les sites. “Cela limite notre action pour lutter contre les fosses d’incinération sur d’autres bases militaires”, regrette-t-il. C’est en 2009 que la Nepa, qui réglemente, contrôle et met en application les lois sur l’environnement, a reçu les premières plaintes contre l’utilisation de fosses de brûlage sur les bases militaires. “Auparavant, il n’y avait pas de problèmes. La police de Bagram vendait les équipements obsolètes aux entrepreneurs locaux, qui les revendaient en tant que matériel d’occasion, rappelle M. Malikyar. Mais, avec l’accumulation des déchets, il a fallu trouver un autre moyen de s’en débarrasser. Les militaires ont eu recours aux fosses plus régulièrement et aujourd’hui ils brûlent des déchets tout le temps.” Ses deux fillettes malades sur ses genoux, Rahim envisage sérieusement de quitter Bagram. Mais partir s’installer dans un environnement moins pollué l’obligerait aussi à abandonner son magasin, et donc son gagne-pain. Frud Bezhan Dessin de Pavel Constantin, Roumanie.

Futur afghan

Les Américains ne décamperont pas si vite Le 2 novembre dernier, lors de la Conférence d’Istanbul sur l’avenir de l’Afghanistan, les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux ont transmis un message clair : ils accompagneront le pays par une présence physique et une aide logistique et financière après le retrait définitif de l’ensemble des troupes, en 2014. Le maintien des bases américaines sur le sol afghan fait ainsi l’objet de négociations entre Washington et Kaboul. Préparant le terrain avant la conférence internationale du 5 décembre sur l’avenir de l’Afghanistan, les Occidentaux désirent montrer que, cette fois, ils ne commettront pas l’erreur d’abandonner la région, comme

ce fut le cas après le départ des forces soviétiques, en 1989, ce qui a ouvert la voie à une période de guerre civile. Pour le site d’information Asia Times, ce discours altruiste ne peut masquer les réelles intentions de Washington, qui, en proposant la création d’une nouvelle organisation de coopération régionale, souhaite surtout s’imposer en Asie centrale afin de contrer l’influence de Pékin et de Moscou. “Une stratégie qui permettrait ensuite d’avoir un accès direct aux ressources minières de la région”, analyse l’Asia Times. C’est pourquoi, comme le remarque le journal russe Nezavissimaïa Gazeta, les Etats-Unis réservent un “rôle

spécifique à l’Ouzbékistan et au Tadjikistan” dans leur stratégie afghane post-2014. “Ils veulent s’implanter durablement en Asie centrale par la création de bases militaires, car depuis cette région ils peuvent contrôler à la fois la Russie, la Chine et l’Iran”, renchérit le spécialiste russe de l’Asie centrale Alexandre Kniazev. Ces promesses d’un accompagnement occidental dans la durée rassurent une partie au moins de la population afghane, toujours très inquiète face à la poursuite du retrait des troupes américaines alors que les attaques des talibans se sont multipliées début novembre. “La transition ne veut plus rien dire si cela permet simplement

aux talibans d’atteindre leurs cibles plus facilement”, déplorait le Daily Outlook Afghanistan le 31 octobre. Kaboul prépare en effet la deuxième phase de transmission de la sécurité des mains de l’Otan aux forces afghanes. Sur les trente-quatre provinces que compte l’Afghanistan, dix-sept ont été récemment désignées pour le prochain transfert, alors que déjà trois provinces et quatre villes sont depuis juillet sous responsabilité afghane. “Pour la plupart situées dans le nord et l’ouest du pays, les provinces désignées pour la prochaine phase sont certes moins dangereuses que l’Est et le Sud, mais restent peu sûres,

s’inquiète le journal de Kaboul. Les gouvernements locaux dénoncent l’incompétence des agents de police et des soldats, et déplorent l’insuffisance des équipements de sécurité.” Les rapports de l’ONU montrent que les six premiers mois de 2011 ont été les plus meurtriers pour les civils depuis le début de la guerre, en 2001, les talibans faisant la démonstration de leur capacité à attaquer l’ensemble du territoire afghan bien au-delà du Sud, leur traditionnel bastion. C’est ce qu’illustrent les attentats suicides meurtriers des 6 et 7 novembre, l’un perpétré près d’une mosquée à Baghlan et l’autre sur une route à Badghis, deux régions situées dans le nord du pays.



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Courrier international | n° 1097 | du 10 au 16 novembre 2011

Asie

250 km

CHINE

Pékin HEBEI

Chine

Golfe du Bohai

Vétuste La prison de Shenzhou,

dans la province du Hebei, a été bâtie en 1970. Après l’évasion de septembre 2011, la construction d’un nouvel établissement pénitentiaire s’est accélérée.

Prison de Shenzhou

Prison passoire pour détenus branchés

Le mot de la semaine

Des prisonniers l’oreille collée au téléphone, veillant sur leur animal de compagnie tout en préparant leur évasion. Sur fond de corruption, le quotidien surprenant d’un établissement pénitentiaire chinois. Xinjing Bao (extraits) Pékin

e bruit strident de l’alarme a retenti au petit matin du 11 septembre dans la prison de Shenzhou (province du Hebei). Mais quand l’alerte a été donnée, Wang Zhenqing était déjà passé par-dessus le mur d’enceinte. L’établissement compte dixneuf quartiers carcéraux qui accueillent environ 3 000 détenus. Wang Zhenqing y purgeait une peine de dix ans pour vol depuis janvier [il a été repris deux semaines après dans sa ville natale]. Tous les jours, une fois leur temps de travail achevé, les prisonniers regagnent leur quartier. Après l’appel fait par les gardiens, la porte du bloc, munie d’une énorme serrure, se referme sur eux. Elle reste close jusqu’au lendemain 5 heures, à l’arrivée du personnel de service. Derrière les grilles, la surveillance est exercée par deux détenus d’astreinte. Dans le poste de garde, deux gardiens sont en faction. Pour sortir du quartier cellulaire, Wang Zhenqing a d’abord dû ouvrir la porte de du bloc. Wang Jianhua, qui a quitté la prison de Shenzhou en septembre après y avoir passé onze ans, explique que certains détenus possèdent des doubles. Souvent, le soir, on peut voir des prisonniers se promener à l’extérieur du quartier des cellules ou même rendre visite à des amis dans un autre bloc. La prison de Shenzhou comporte deux clôtures de barbelés électrifiés : l’une au-dessus du mur d’enceinte de la prison et l’autre (dite “petite clôture”) surplombant le mur entourant le quartier cellulaire. Wang Zhenqing a d’abord dû franchir cette petite clôture électrique. Selon Wang Jianhua, le jour de son évasion, Wang Zhenqing aurait

L

Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. appris que la prison allait couper l’électricité pendant environ deux heures, vers 4 heures du matin, en chattant sur Internet avec un autre prisonnier à l’aide de son téléphone mobile. Chen Haifeng, un employé de la prison, nous a confié que la prison coupe régulièrement le courant pour économiser l’électricité et diminuer la facture à régler avec le budget alloué par l’Etat.

Des “rois de la revente” riches Selon Wang Jianhua, plus de huit prisonniers sur dix possèdent un téléphone mobile, et ceux qui n’en ont pas s’en font prêter un qu’ils utilisent avec une carte prépayée. A l’intérieur de la prison, on trouve également une dizaine de téléphones publics. Mais les communications avec l’extérieur obéissent à des règles strictes : il n’est possible de composer que quelques numéros enregistrés au préalable et les conversations sont contrôlées. D’où la préférence des détenus pour les téléphones portables. Toujours selon Wang Jianhua, l’apparition de téléphones plus perfectionnés a permis à des détenus emprisonnés à différents étages de s’envoyer des documents. A partir de 2007, des smartphones, des clés 3G ont pénétré à l’intérieur de la prison, et les détenus peuvent même discuter en visioconférence avec des personnes de l’extérieur. Gaoguzhuang, la commune où se situe la

Détention

Rééduqués par le travail Le système carcéral chinois reste d’une opacité à toute épreuve. Les organisations de défense des droits de l’homme ne disposent que de peu de données. Amnesty International estime à quelques

milliers le nombre de personnes incarcérées pour délit d’opinion et cite un chiffre du gouvernement chinois, probablement sousévalué : “En 2009, 190 000 personnes étaient détenues dans

des centres de rééducation par le travail”. Le ministère de la Justice chinois dénombre 678 prisons dans le pays, dans lesquelles 1,65 million de personnes seraient incarcérées.

prison de Shenzhou, compte une dizaine de boutiques de téléphonie mobile. Le patron de l’une d’entre elles confie que, sans la prison, un seul magasin aurait du mal à vivre. Cependant, ceux qui réalisent les meilleurs profits sont sans conteste les “rois de la revente”. Un téléphone mobile d’occasion négocié autour de 50 yuans [5,8 euros] hors de la prison peut très bien être revendu 500 yuans [58 euros] à des détenus. Selon Wang Jianhua, quiconque a la possibilité d’entrer et de sortir de l’établissement assez librement peut devenir un “roi de la revente” : un surveillant, un employé pénitentiaire ou un professionnel amené par son métier à pénétrer dans la prison. Ces as du commerce ont souvent le bras long et parviennent à faire passer quasiment tout derrière les barreaux. Ils peuvent fournir aussi bien des téléphones mobiles que de l’argent liquide, de l’alcool et même des animaux de compagnie comme des chiens ou des chats.

La commission du gardien L’argent est pourtant interdit en prison car il peut faciliter les évasions, mais, toujours selon M. Wang, il y entre grâce à différentes combines : parfois, les familles de détenus alimentent directement le compte d’un gardien, lequel reverse ensuite l’argent au prisonnier, en prélevant au passage une commission de 10 %. Les détenus se servent ensuite de l’argent pour s’acheter de la nourriture et même parfois pour parier. Fin septembre, un grand ménage a été effectué dans la prison pour la débarrasser de tous les animaux domestiques. On a trouvé bon nombre de chiens de race tels que des chows-chows, tous introduits dans la prison par des “rois de la revente”. “Ici, certains détenus préfèrent passer leur temps à s’occuper de leur animal de compagnie plutôt que de travailler ! Dès que quelqu’un s’évade, on doit mettre dehors un chien ou un chat”, constate M. Cheng, qui fournit les repas à l’établissement. Liu Yiding

“yue yu” Evasion S’évader de prison n’est pas chose courante en Chine. Officiellement, depuis les années 1990, une forme d’Etat de droit règne dans les milieux pénitentiaires. Or, à travers une évasion, l’article ci-contre nous révèle une réalité bien plus complexe. Le système pénitentiaire était une fierté du régime. Mao Tsé-toung se vantait de pouvoir y réformer la pensée de tous. En omettant le côté cruel de la répression, la prison du début de l’ère communiste était décrite comme le symbole de la rééducation idéologique. Dans la mesure où toute la société s’activait au rythme des campagnes idéologiques, la prison était effectivement une unité de réforme de la pensée parmi d’autres. S’évader de prison semblait donc absurde, puisque la société dans son ensemble était aussi embrigadée que la prison. Mais les choses ont changé avec la mort du président Mao, en 1976. L’idéologie cède la place au désir d’enrichissement. Le système pénitentiaire d’aujourd’hui épouse sans complexe les valeurs du marché. L’ambition de transformer les criminels en hommes nouveaux est remplacée par un système hybride de recherche du profit qui fait des détenus des esclaves corvéables. Construire des prisons pour y pratiquer la rééducation communiste n’est sans doute pas une invention chinoise, mais les transformer en entreprises étatiques semble bien une innovation de la Chine actuelle. Au moment où les autorités pénitentiaires proclament l’Etat de droit en prison, la presse dénonce plutôt l’ordre mafieux qui y règne. Commerce à tout prix, corruption à tous les niveaux, Etat omniprésent : le capitalisme aux couleurs de la Chine prospère également en prison ! Chen Yan Calligraphie d’Hélène Ho


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Moyen-Orient Iran

Frapper maintenant ou jamais Les Israéliens multiplient les avertissements envers Téhéran et semblent sur le point de passer à l’acte, avertit le site iranien. Mardomak (extraits) New York

près une longue période de silence sur le sujet, les leaders politiques israéliens parlent de nouveau d’une attaque militaire contre l’Iran. Lors d’une déclaration à la Knesset, le 31 octobre, Benyamin Nétanyahou, le Premier ministre israélien, a affirmé que l’Iran constituait une menace directe pour son pays et pour le reste du monde. Ehoud Barak, le ministre de la Défense israélien, a rappelé pour sa part qu’Israël ne pouvait se permettre d’avoir affaire à un Iran nucléaire [Téhéran développe depuis plusieurs années un programme nucléaire civil, mais les pays occidentaux craignent que les matériaux ne soient détournés à des fins militaires]. L’évocation de ce plan d’attaque militaire contre l’Iran arrive au même moment que l’annonce du retrait total des 39 000 soldats américains d’Irak. Néanmoins, Washington a décidé de renforcer sa présence militaire dans la région du golfe Persique, ce qui accrédite la thèse que les Etats-Unis et Israël préparent une attaque militaire contre l’Iran. Le retrait des forces américaines [d’Irak] est de toute façon une victoire stratégique pour l’Iran. Au cours des dernières années, une guerre indirecte se déroulait à Bagad entre l’Iran et les Etats-Unis. Or Téhéran a toujours craint que la présence

A

Dessin de Langer paru dans Clarín, Buenos Aires. des forces d’occupation sur le sol irakien ne débouche sur la ratification d’un pacte de sécurité entre Bagdad et Washington et l’installation de bases militaires permanentes américaines à la frontière iranienne. Il semblerait que Nouri Al-Maliki, le Premier ministre irakien, qui entretient des relations proches avec la République islamique, ait fermement promis à l’Iran qu’il s’opposerait à toute prolongation de la présence militaire américaine en Irak. Non seulement le retrait total des forces américaines rassurera davantage l’Iran sur ses frontières avec l’Irak à l’ouest du pays, mais il l’encouragera également dans ses efforts pour combler le vide militaire et sécuritaire en Irak. Nouri Al-Maliki, qui se sent redevable envers l’Iran pour le renfort

politique que le pays lui a apporté lors de la constitution de son gouvernement, a adopté une position proche de celle de Téhéran sur différents dossiers. Il se positionne ainsi aux côtés de l’Iran sur la crise syrienne, affichant son soutien au dirigeant syrien Bachar El-Assad. La perspective d’un renforcement de l’influence de l’Iran en Irak et le rapprochement de Bagdad avec l’axe TéhéranDamas a provoqué de vives critiques de la part des républicains et des ultraconservateurs aux Etats-Unis, opposés au retrait. La décision du Pentagone au sujet du redéploiement des forces américaines dans la région du golfe Persique et la ratification d’accords militaires et sécuritaires avec le Conseil de coopération du Golfe [CCG,

organisation régionale regroupant les Etats arabes du Golfe] témoignent pourtant des efforts entrepris par Barack Obama afin de répondre à ces inquiétudes et d’atténuer les préoccupations de ses alliés dans la région du Golfe. Ces rebondissements pourraient constituer les préparatifs d’une attaque militaire contre l’Iran. Pour les Américains et les Israéliens, un Irak allié à Téhéran offrirait à l’axe Iran-Syrie un vaste territoire qui s’étendrait de Téhéran aux rives de la mer Méditerranée. Une telle perspective représenterait un véritable défi pour les EtatsUnis et Israël dans la région. De plus, la résistance de Bachar ElAssad à la tête de la Syrie et la perspective qu’il ne puisse pas être renversé à très court terme renforcent l’option d’une attaque contre l’Iran. Le régime d’El-Assad dépend essentiellement de Téhéran sur le plan économique, politique et militaire. En conséquence, sa chute nécessite préalablement l’affaiblissement de l’Iran et la formation rapide d’un front contre la Syrie, constitué de la Turquie et des Etats arabes du golfe Persique, avec à sa tête l’Arabie Saoudite. Voilà pourquoi une attaque militaire contre l’Iran servirait non seulement à amoindrir l’influence de la République islamique dans la région, mais aussi à accélérer le renversement du régime syrien. De plus, une telle attaque pourrait détruire le programme nucléaire iranien ou, du moins, le ralentir. Les récentes déclarations des leaders israéliens démontrent que la décision d’une attaque contre l’Iran a déjà été prise et que la seule question que se posent les leaders américains et israéliens est de déterminer quand aura lieu une telle opération. Mahmoud Kiyan-Ersi

Vu d’Israël

Nétanyahou met en jeu l’avenir du pays D’après de nombreuses fuites, notre Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, et notre ministre de la Défense, Ehoud Barak, auraient déjà pris la décision d’attaquer les installations nucléaires iraniennes. Ces informations devraient susciter les plus grandes inquiétudes chez les citoyens israéliens soucieux de leur sécurité et de celle de leur pays. Que ce soit Barak ou Nétanyahou, les deux hommes aiment à se présenter comme des personnalités politiques de haut vol. L’un comme l’autre se rêvent en dignes héritiers de Ben Gourion [premier dirigeant israélien] ou de Churchill. Pourtant, l’expérience a montré qu’en matière de clairvoyance ils

sont plus proches de Mussolini, qui a embourbé l’Italie dans une guerre dont il n’a pas réussi à sortir. Lorsqu’il a été Premier ministre [1999-2001], les grandes décisions d’Ehoud Barak se sont limitées aux négociations avec les Syriens et les Palestiniens. Sur ces deux fronts, sa conduite fut un modèle de bêtise et d’imprudence. Il s’était lancé dans des pourparlers avec les Syriens tout en présentant l’image de quelqu’un prêt à prendre une décision historique et à abandonner le plateau du Golan [occupé en 1967] en échange de la paix. Mais, au moment précis où les conditions étaient réunies pour parvenir à un accord, il a fait volte-face.

Et, de cet échec, Barak n’a tiré aucune leçon. Peu après, il a poussé Yasser Arafat et le président Clinton à participer à un sommet à Camp David [en l’an 2000], alors même que les deux camps impliqués étaient convaincus que les conditions n’étaient pas idéales. Sûr de son jugement infaillible, Barak a fait preuve d’un grand manque de clairvoyance. Il s’est déplacé à Camp David pour apporter la paix, mais il n’a récolté que la seconde Intifada. Nétanyahou a fait ses premières armes en tant que Premier ministre avec cette décision irréfléchie d’ouvrir le tunnel du mur des Lamentations [en 1996, à la suite de l’ouverture du tunnel sous le quartier

musulman de Jérusalem, des émeutes provoquent la mort de 70 Palestiniens et de 17 soldats israéliens]. Depuis, il s’est montré plus prudent, évitant la moindre initiative militaire. Pourtant, à plusieurs occasions, Nétanyahou ne s’est pas privé de déclarer que le programme nucléaire iranien était la plus grave menace qui pèse sur la sécurité de l’Etat d’Israël, sousentendant ainsi qu’éliminer cette menace était la priorité des priorités. Quand le Royaume-Uni restait seul à faire la guerre à l’Allemagne nazie, Churchill a consenti d’immenses efforts pour s’assurer l’aide militaire américaine dont Londres avait tant besoin. Or Nétanyahou se contrefiche

d’obtenir le soutien de la communauté internationale. Même les dirigeants des EtatsUnis et de l’Allemagne, les pays les plus bienveillants à l’égard d’Israël, ne lui font plus confiance. Construire des logements supplémentaires dans des colonies dont Israël devra se séparer un jour est plus important pour lui que de s’assurer le soutien des grandes puissances. Les joueurs d’échecs savent qu’il faut parfois sacrifier une pièce pour sauver le roi. Or Nétanyahou met en jeu l’avenir d’Israël sans comprendre les règles les plus élémentaires du jeu. Uri Bar-Yosef Yediot Aharonot Tel-Aviv



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Afrique Libye

Après Kadhafi, la guerre civile menace le pays A Tripoli, où l’on célèbre toujours la victoire, les hommes de main de l’ancien régime sont traqués. Reportage dans une fameuse prison de Kadhafi.

les rebelles au début du soulèvement, de m’aider à retrouver quelques-uns des officiers qui ont travaillé à la “prison du Marché”. Deux jours plus tard, nous réussissons à localiser un des gardiens que j’avais connus. Abdul Razaq est mince et de taille moyenne, avec un beau visage couronné de cheveux grisonnants. Je me souviens qu’il était toujours de bonne humeur, mais, cette fois, il donne l’impression d’avoir vieilli de plusieurs années. De profonds cernes noirs soulignent ses yeux qui clignent par saccades.

The Guardian (extraits) Londres

e me souvenais que Hatem était grand, portait des lunettes et avait un visage grassouillet et souriant qui ne correspondait guère au métier qu’il exerçait. Mais je fus surpris par l’attitude chaleureuse qu’il eut en me revoyant. J’eus l’impression de retrouver un vieil ami. Les questions se bousculèrent. “Comment vas-tu ? Comment m’as-tu retrouvé ? Qu’as-tu fait après ta libération ?” Au cours des premiers jours de la révolution libyenne, Hatem avait été l’officier chargé de me garder pendant les deux semaines que j’ai passées à l’isolement dans l’une des fameuses prisons de Kadhafi à Tripoli [début mars, Ghaith Abdul-Ahad, en reportage en Libye, avait été arrêté et détenu]. La dernière fois que je l’avais vu, nous étions séparés par une porte en acier. Dehors, la révolution fermentait, mais, à l’intérieur de la prison, les officiers gardaient confiance en l’avenir. Furieux et frustré, se refusant parfois à regarder la réalité en face, Hatem ne cessait de déblatérer contre les rebelles – ces “rats”, comme les avait qualifiés Kadhafi –, les agents de l’Otan et les “croisés” qui complotaient contre son pays. Il accusait les journalistes d’être des espions et des ennemis de la Libye. “Qu’est-ce que vous nous voulez ?” me demandait-il chaque soir en buvant un café, debout devant ma cellule. Parfois, dans un brusque accès de générosité, il m’en passait une petite tasse à travers le guichet. Mais il ne pénétrait jamais dans ma cellule. “Nous aimons Kadhafi. Nous le vénérons. Tout ce qui se passe, c’est de votre faute, à vous autres journalistes. C’est un complot de l’Otan et des pays arabes réactionnaires.” Plusieurs mois après ma libération, et alors que Tripoli était tombé aux mains des rebelles, je suis parti à la recherche de Hatem. Je voulais lui demander s’il croyait vraiment ce qu’il disait ou s’il jouait la comédie.

J

Les souvenirs reviennent A Tripoli, l’ambiance est à l’exultation. Sur la place des Martyrs, les klaxons retentissent, les enfants brandissent des drapeaux, les femmes lancent des youyous et des rafales de kalachnikov zèbrent le ciel. Mais les signes d’une relation difficile entre l’ancienne et la nouvelle époque sont déjà visibles. Devant les ministères et les

Les bombardements de l’Otan

Dessin de Vlahovic, Belgrade. bâtiments publics se déroulent de petites manifestations dirigées contre les personnalités de l’ancien régime. Dans ma chambre d’hôtel, j’étale sur le lit les maigres indices dont je dispose. Je connais le visage de Hatem et je sais qu’il travaillait dans la prison attitrée d’un des nombreux services de sécurité de l’ancien régime, mais c’est à peu près tout. Comment retrouver un vaincu dans une ville de vainqueurs ? Nous nous rendons en voiture jusqu’à la prison du service de la sécurité extérieure, où d’autres journalistes ont été détenus. Pendant mon incarcération, on me mettait un bandeau sur les yeux chaque fois que l’on m’extrayait de ma cellule, mais j’avais mentalement cartographié les lieux. J’étais sûr de pouvoir les reconnaître. Pourtant, rien ne se déroule comme prévu. Les souvenirs me reviennent par flashs. Je suis accroupi, bandeau sur les yeux, devant un mur, trois hommes en uniforme fouillent nos affaires. La pièce sent le détergent hospitalier. Je distingue un homme portant un

masque chirurgical et des gants en caoutchouc. On emmène le journaliste brésilien qui a été capturé avec moi [Andrei Netto, qui sera relâché quelques jours plus tard]. Une lourde porte claque… A présent, le souvenir me revient brutalement. Je suis à nouveau dans cette pièce. Quelques meubles renversés gisent sur la moquette marbrée de gris foncé. Le sentiment de terreur que j’ai éprouvé ici même me submerge à nouveau. Nous avançons un peu plus dans un couloir éclairé au néon, bordé d’un côté par d’imposantes portes noires. Derrière se trouvent des cellules obscures aux matelas crasseux, aux toilettes cassées et souillées. Les fantômes des gardiens et de leurs prisonniers flottent dans l’air. Je n’ai plus aucun doute. C’était ici. Je n’ai été ni battu ni torturé, mais j’entendais à travers les murs les cris de gens qu’on frappait. Je demande à Saleh, un ancien officier des services de renseignements qui a passé plusieurs jours en prison pour avoir aidé

Nous nous asseyons à côté de sa maison, à Tajoura, dans une ruelle poussiéreuse bordée de petites maisons en brique. Les volets métalliques des boutiques sont baissés mais des voisins bavardent en groupes devant les hauts portails de leur maison. Abdul est anxieux. Il ne comprend pas pourquoi je viens le voir et se demande si je n’ai pas l’intention de me venger. Tels de petits chats, ses trois filles jouent autour de lui. Il demande à l’une d’entre elles d’aller chercher du thé à l’intérieur. Elle revient avec un plateau en plastique blanc où sont disposées une théière en argent et trois tasses minuscules. Abdul lève très haut la théière pour nous servir. “Regardez, c’est encore moi qui dois vous nourrir”, dit-il pour tenter de briser le malaise que lui cause le fait de partager un thé avec son prisonnier. “Quand vous étiez là, ça allait encore, mais après votre départ [à la mi-mars] les prisons ont commencé à se remplir. Nous avons dû loger cinq ou six personnes dans ces petites cellules. Les grandes en contenaient jusqu’à soixante. Les couloirs étaient bondés de prisonniers. C’est devenu horrible.” “Pour vous ou pour les prisonniers ?” Je ne plaisante qu’à moitié en lui posant la question. “Pour nous”, me répond-il d’un air sérieux en me tendant une tasse. “Imaginez l’odeur de tous ces gens entassés les uns sur les autres… Nous mettions des masques avant d’entrer.” “Quand l’Otan a commencé à nous bombarder, j’ai compris que c’était fini. Vous pouvez arrêter des gens et les mettre en prison, mais on ne peut pas résister à l’Otan. Il y a eu de plus en plus de déserteurs. A partir de ce moment, je n’ai plus supporté la pression. J’ai demandé un congé médical et, à partir de juin, je suis resté chez moi. Je ne m’étais pas engagé pour ça, je ne suis pas entré dans l’armée pour subir les bombardements de l’Otan. Maintenant, au beau milieu de la nuit, je me réveille en sursaut. Ma femme me demande ce qui se passe. Je lui réponds : ‘Les bombes ! les bombes !’ ‘Rendors-toi’, me dit-elle. ‘C’est juste un rêve.’” J’interroge Razaq à propos de l’officier que je cherche. Il le connaît. Il 42



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Afrique

Gouvernement “Pour de nombreux observateurs, qu’ils soient libyens ou extérieurs au pays, la nomination d’Abdul Rahmane Al-Keib au poste de Premier ministre est une solution miracle face aux défis politiques

et militaires qui attendent la Libye”, souligne le quotidien panarabe Asharq Al-Awsat. “Al-Keib est un technocrate par excellence. Sans agenda politique particulier, il n’est affilié ni aux libéraux ni aux

islamistes.” Le quotidien libyen Libya Al-Youm abonde en ce sens et préconise “la formation d’un gouvernement où tous les membres seraient des technocrates compétents”.

Suite de la page 40

Une période très dangereuse “Nous aurions pu nous en sortir s’il n’y avait eu que l’Otan, mais la Libye était infestée d’espions, ajoute Hatem d’un ton amer. A la fin, trop de gens ont fait défection – pas parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec le régime ou qu’ils n’en profitaient pas, mais parce qu’ils savaient que la partie était perdue.” Je leur demande ce qu’est devenu un autre gardien, un homme de petite taille, trapu et brutal, qui avait pour habitude de faire irruption dans ma cellule au milieu de la nuit en me posant toutes sortes de questions. Une fois ou deux, il m’avait mis un bandeau sur les yeux, passé les menottes et promené dans les couloirs avant de me ramener dans ma cellule. “Ce type avait un problème psychologique, m’explique Hatem. Parfois, il était agréable, et puis, tout d’un coup, quelque chose se déclenchait en lui, il devenait très agressif et transformait en enfer la vie des prisonniers. Dans les derniers jours, la paranoïa régnait. Ils jetaient tout le monde en prison. Les milices [kadhafistes] interpellaient les gens dans la rue, leur prenaient leur argent et leur téléphone, puis nous remettaient les personnes arrêtées. Nous avons fini par refuser tout nouveau prisonnier.” Hatem se lève. “Vous avez quelque chose de prévu ? Prenons la voiture et allons faire un tour en ville.” Tripoli offre les plus beaux couchers de soleil du monde. Chaque fois que nous arrivons à un point de contrôle, j’observe le changement qui affecte le visage de Hatem. Il esquisse un sourire à la fois docile et embarrassé, le sourire d’un homme qui n’est pas habitué à renoncer à son pouvoir. Des tas de gens comme Hatem sont détenus dans Tripoli. Ils sont arrêtés à un checkpoint et tirés de leur voiture sitôt

Enquête

Le retour au bercail de Mme Kadhafi

DR

demande à une de ses filles de lui apporter son téléphone, passe un appel et, dix minutes plus tard, l’homme arrive. Grand, marchant d’un pas décidé. C’est Hatem. Son visage est barré d’un sourire. Abdul Razaq lui propose une tasse de thé. Il la boit sans cesser de me demander comment je l’ai retrouvé. C’est un moment étrange. On dirait des retrouvailles entre vieux amis. Il y a entre nous une sorte de camaraderie. Et pourtant, puis-je tracer une ligne de séparation entre un homme et son travail ? Peut-on sympathiser avec son geôlier ? Il me raconte ce qu’il est advenu de la prison après mon départ. Il en parle avec tendresse, comme s’il s’agissait d’un endroit imprégné de bons souvenirs. “Nous savions que l’Otan allait nous bombarder, alors nous avons transféré les prisonniers ailleurs, dans les locaux d’une entreprise. Mais nous, nous sommes restés sur place. Une nuit, nous avons entendu une énorme explosion, le sol s’est dérobé sous mes pieds. Tout était noyé sous la fumée et la poussière. Les portes avaient été soufflées. Le bâtiment touché était notre centre de communications. C’est là qu’étaient installés les dispositifs d’écoute qui nous permettaient d’intercepter n’importe quel appel téléphonique – comment croyez-vous qu’on vous a trouvé ?” s’enquiert-il avec un sourire.

On chuchote à Igrane que Zsófia Farkas [son nom avait été arabisé pour devenir Safiya Ferkache*], la veuve du défunt dictateur libyen Muammar Kadhafi, s’apprête à revenir au pays [la Croatie] après quarante ans d’absence. Ce n’est pas dans ce village qu’elle a vu le jour, mais à Mostar, en BosnieHerzégovine, à plus de 100 km de là. Mais les Croates ont des parents partout dans cette région, partagée et repartagée par l’Histoire. Zsófia Farkas avait tenté de garder le secret sur ses intentions. Mais, dans les tavernes et les cafés, les conversations vont bon train. Zsófia tente [depuis quelques mois] de gagner un coin tranquille de l’Europe via l’Algérie, accompagnée de Mohammed, le fils aîné de son

mari d’un premier lit, son fils Hannibal et sa fille Aïcha. Les négociations pour un achat immobilier ont commencé fin août, dans le plus grand secret, jusqu’au 9 septembre, quand le Makarska Chronicle a publié une brève sur le projet de Zsófia Farkas. Igrane, ce village situé au sud de la Dalmatie, avec ses 400 âmes, n’est pas une station balnéaire recherchée. Selon le maire d’Igrane, Emil Talijancić, “plusieurs indices permettent de dire que Zsófia Farkas veut s’installer chez nous”. Sur la rive pittoresque, il y a une auberge abandonnée avec une vue imprenable sur l’Adriatique. Le bâtiment, propriété du maire et de sa parentèle, a besoin d’être rénové. La famille n’a pas d’argent pour les travaux ; ils ont donc décidé, il y a déjà plusieurs années, de s’en débarrasser. Enfin, il y a un mois, plusieurs agences immobilières – croates, serbes, bosniaques, allemandes et suédoises – ont contacté les propriétaires. Elles n’ont rien dit de l’identité de leur mandataire, l’un des agents se contentant d’indiquer que la personne en question était une Croate

qu’ils présentent leur carte d’identité. “C’est une période très dangereuse, remarque Hatem. Personne n’a plus la moindre crédibilité. [Les rebelles] vous appellent, ils vous disent : on a besoin de vous parler, vous y allez et vous vous retrouvez en prison. Le régime Kadhafi détenait des gens et personne ne savait où ils étaient ni qui les détenait. Aujourd’hui, c’est la même chose.” Arrive un moment où les gens comprennent que les jours d’un régime sont comptés. Selon les individus, ce moment survient plus ou moins tôt. C’est en mars que Saleh a changé de camp. Abdul Razaq, lui, a craqué en juin. Je demande à Hatem à quel moment il a atteint ce stade. “Je n’ai pas fait défection. J’ai travaillé jusqu’au 20 août [le jour où les rebelles sont entrés dans Tripoli]. Il est vrai que, ce jour-là, je n’ai pas pu aller au travail en raison des combats. Mais je ne me suis pas armé pour combattre les rebelles. Ce sont des Libyens. Je pense qu’ils se trompent, mais ce n’est pas mon boulot de participer à des combats de rue.” Des familles envahissent la petite aire de jeu du bord de mer. Un embouteillage se forme aux abords de la place des Martyrs. Des klaxons retentissent autour des vendeurs de drapeaux.

vivant à l’étranger. Les agents immobiliers ne semblaient pas préoccupés par le mauvais état du bâtiment, ils s’intéressaient davantage à sa localisation, car, selon eux, c’était le premier critère de leur mandataire. Pour quelle raison la petite-fille de János Farkas, inspecteur académique de l’AutricheHongrie, veut-elle s’installer justement là ? Emil Talijancić a une réponse : les plus âgés, dans le village, se souviennent parfaitement de l’adolescente, puis de la très jolie jeune femme Zsófia Farkas, qui, dans les années 1960, venait passer là ses vacances en famille. Car il s’agit de la station balnéaire la plus proche de Mostar. “Outre l’environnement admirable, il existe une autre raison de préférer cet endroit à Mostar : la Croatie, qui va bientôt rejoindre l’UE, offre de meilleures opportunités que la Bosnie.” Et qu’en disent les gens du village ? D’après le maire, les avis sont partagés. Beaucoup espèrent que son arrivée apportera des sous, ce qui permettrait de relancer la vie économique du village et offrirait des perspectives à ses habitants, qui vivotent.

“Ceux qui brandissaient le drapeau vert lors de la marche de soutien à Kadhafi qui a rassemblé 1 million de manifestants sont les mêmes qui agitent aujourd’hui le drapeau de la révolution, remarque Hatem. Kadhafi n’a pas fait venir des gens de l’étranger pour l’acclamer. C’étaient des Libyens. Mais ça ne fait rien. Les gens ont le droit de changer d’avis.” Il ajoute cependant que ces mêmes personnes ne devraient pas prétendre qu’elles n’avaient rien à voir avec le régime ni demander que tous ceux qui avaient des liens avec lui soient enfermés. Deux jours plus tard, je tombe à nouveau sur Hatem. Nous nous installons dans un vieux café du centre historique de Tripoli, dans la cour d’un ancien palazzo italien. Des hommes y fument en discutant de la Libye de l’après-Kadhafi. Hatem commande deux machyata [macchiatos]. Je demande à Hatem si lui-même ou d’autres ont torturé des gens dans la prison. “Qu’est-ce que vous croyez ? Nous étions un service de renseignements. Nous devions obtenir des aveux. Mais tout dépendait de l’officier responsable. Certains prennent plaisir à exercer leur pouvoir sur les gens. D’autres le font pour obtenir les informations. La plupart

D’autres, en revanche, redoutent que beaucoup de fidèles du dictateur déchu ne débarquent, ce qui bouleverserait la vie de la contrée. Certains voient déjà s’ériger un minaret massif au milieu de ce village catholique. Au cas où elle voudrait obtenir la nationalité du pays, la veuve de Kadhafi devra prouver sa connaissance du croate. D’après la télévision bosniaque, prononcer quelques phrases simples et connaître les mots de base devrait suffire. La demanderesse s’engagera aussi à ne rien faire qui puisse menacer les intérêts de cet Etat slave. Une chose est sûre, Zsófia Farkas aura de quoi acheter et rénover cette maison côtière. En effet, d’après les informations données par le président de la Banque centrale de Libye, pendant les derniers jours de son règne, son mari avait écoulé 20 % des réserves d’or du pays, soit 29 tonnes de métal pur, d’une valeur de 684 millions d’euros. Péter G. Fehér Heti Válasz (extraits) Budapest * A propos des origines hongroises de Mme Kadhafi, voir CI n° 1079, du 7 juillet 2011, “Le mystère de la première dame”.

du temps, vous n’avez pas besoin de recourir à la torture pour que les gens vous livrent des renseignements – il suffit de les acheter.” Plus nous parlons, plus Hatem laisse libre cours à son ressentiment à l’égard du mouvement rebelle. “C’est Muammar [Kadhafi] le responsable de tout ce qui se passe, affirme-t-il. Il aurait dû laisser la place dès le début. Il était formidable en politique étrangère. Je savais qu’en tant que Libyen rien ne pouvait m’arriver à l’étranger parce que le régime me protégeait. Mais, en Libye, c’était un désastre. Ses fils ont littéralement affamé le pays. Et, quand la guerre a éclaté, ce sont les pauvres qui en ont été les premières victimes.” Avec pratiquement les mêmes mots que ceux employés par les officiers de l’armée irakienne congédiés ou traqués après la chute de Bagdad, il ajoute : “Cinq de mes amis ont été tués le mois dernier. Nous étions presque 10 000 hommes dans le service de renseignements. Cela fait maintenant deux mois que nous n’avons pas été payés. Dans un mois ou deux, si les assassinats d’anciens officiers se poursuivent, 5 000 d’entre nous vont commencer à se rebeller contre le Conseil de transition. Et, là, nous irons vers la guerre civile.” Ghaith Abdul-Ahad



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Spécial Formation Etats-Unis

L’argent et l’université ne font pas toujours bon ménage… En Allemagne, des étudiants contestent le numerus clausus. Au Royaume-Uni, c’est la hausse des frais de scolarité qu’ils attaquent. Aux Etats-Unis, leurs dettes sont enfin allégées.

Les grandes marques partent à l’assaut des campus De Red Bull à Nike, en passant par Hewlett-Packard, les entreprises mènent de vastes opérations séduction dans les universités. Leurs ambassadeurs : des étudiants rémunérés.

Reste que les entreprises continuent à investir les campus. Beaucoup d’étudiants ne sont pas encore en couple. Mais si on parvient à les ferrer suffisamment tôt, ils peuvent rester des clients toute leur vie. Les choix qu’ils opèrent aujourd’hui – pour leur shampooing, leurs vêtements, leurs ordinateurs, leurs téléphones portables, etc. – peuvent déterminer leurs habitudes de consommation au sein de leur future famille ou lorsqu’ils seront devenus des hommes et des femmes d’affaires, remarque Lisa Baker, responsable du marketing universitaire à Hewlett-Packard. “Nous les voyons un peu comme des passerelles. Ils auront une influence dans leur milieu d’origine et dans leur existence future.”

The New York Times (extraits) New York

l’université de Caroline du Nord (UNC), c’est la période d’emménagement pour les nouveaux étudiants. Leila Ismail, les bras chargés de peluches, est un peu anxieuse. Heureusement, un groupe d’“anciens” vient lui donner un coup de main. Mais il y a quelque chose de bizarre dans ce comité d’accueil. Ces étudiants portent tous le même tee-shirt où est inscrit : “American Eagle Outfitters”. Il s’avère que, ce jour-là, trois d’entre eux travaillent pour cette chaîne de vêtements pour jeunes. Ils sont ce que l’on appelle dans le milieu des “ambassadeurs de marque” ou “évangélistes de campus”, et ils ont recruté plusieurs dizaines d’amis pour constituer cette équipe de déménageurs bénévoles. Avant même que Leila Ismail n’ait repéré sa chambre et fait la connaissance de sa colocataire, ils ont prestement vidé la voiture familiale et transporté ses affaires jusque dans la chambre. Sur le trajet, ils distribuent des bons de réduction American Eagle, des gourdes American Eagle et des stylos American Eagle. Leila est ravie de cette aide. “Je crois que je m’en souviendrai toute ma vie”, dit-elle. American Eagle Outfitters y compte bien ! Tout comme un nombre croissant d’entreprises qui ont recours aux services d’étudiants pour représenter leur marque sur les campus de tout le pays.

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La chasse aux “locomotives” Cet automne, on estime qu’environ 10 000 étudiants travailleront sur des centaines de campus à faire la promotion de dizaines d’articles, allant de la boisson Red Bull aux ordinateurs Hewlett-Packard. Leurs motivations ? L’argent, le gain d’objets promotionnels, l’expérience. Pour les entreprises qui les emploient, l’objectif est clair : selon Re:Fuel, cabinet d’études spécialisé dans le marché de la jeunesse, pour la seule année scolaire 2010-2011, les étudiants ont dépensé environ 36 milliards de dollars [26 milliards d’euros] dans l’achat de vêtements, d’ordinateurs et autres téléphones portables. Et qui connaît mieux les étudiants de, disons, l’UNC que… les étudiants de l’UNC ? Cela fait déjà plusieurs décennies que les entreprises font la promotion de leurs produits auprès des étudiants, depuis les voitures jusqu’aux cartes de crédit. Mais

Profilage comportemental

Dessin de Matt Kenyon, Grande-Bretagne. ce qui se passe aujourd’hui sur les campus est sans équivalent en termes de commercialisation de la vie étudiante. Des entreprises comme Microsoft organisent de plus en plus la chasse aux “locomotives” universitaires susceptibles d’influencer leurs condisciples. Les jeunes les plus recherchés sont bien sûr les plus populaires, que ce soit dans le sport, dans la musique ou au sein des fraternités ou sororités étudiantes. Avoir plusieurs milliers d’amis Facebook est également un bon point. Ce que les entreprises recherchent, ce sont des jeunes ayant avant tout une bonne connaissance des traditions universitaires et des endroits les plus vivants du campus. Bref, elles veulent des étudiants capables de donner le plus naturellement du monde un aspect “cool” aux marques, chose que jamais une publicité à la télé ou dans un magazine n’arrivera à faire. C’est aussi une bonne affaire pour ceux qui acceptent de faire ce travail, puisqu’ils peuvent gagner, selon les marques, de plusieurs centaines à plusieurs milliers de dollars par semestre en salaire, avantages divers, produits et services. Mais le phénomène commence à poser problème aux autorités universitaires, en particulier à un moment où de nombreux établissements nouent eux-mêmes des accords avec des sponsors commerciaux pour organiser des événements à l’intention des étudiants. On a pu mesurer le degré de pénétration de l’UNC par l’une de ces entreprises, Target [la deuxième enseigne de grande distribution aux Etats-Unis, après Wal-Mart], lors de la semaine d’accueil des nouveaux

étudiants organisée fin août. Partie prenante du programme universitaire officiel, Target a commencé par sponsoriser un dîner de bienvenue, le vendredi. Le lendemain, à l’occasion du premier véritable événement social organisé à l’intention des nouveaux arrivants, l’entreprise a loué des cars pour les emmener à Durham, dans un grand magasin Target, où ils ont pu faire leurs emplettes jusque tard dans la soirée, explique Winston B. Crisp, vice-président de l’université pour les affaires étudiantes. Aux yeux des autorités universitaires, cette sortie présentait un aspect à la fois pratique et social. Elle a permis aux nouveaux étudiants de procéder à des achats de dernière minute. Et, point tout aussi important pour leur premier week-end sur place, ce shopping nocturne les a tenus éloignés des fêtes abondamment arrosées. L’université, poursuit M. Crisp, a supervisé l’événement et contrôlé les messages marketing. En revanche, le vice-président assure qu’il n’était pas au courant de l’événement organisé par American Eagle, et il s’inquiète que les étudiants et leurs parents puissent imaginer que de telles opérations ont reçu l’aval de l’université.

Les ambassadeurs les plus prisés sont les étudiants ayant une grande popularité dans le sport, la musique, ou au sein des fraternités

Les techniques traditionnelles de marketing – comme les campagnes publicitaires nationales sur la chaîne MTV ou dans le magazine Rolling Stone – ne rencontrent plus l’écho qu’elles avaient autrefois, indique Matt Britton, directeur de Mr. Youth, une agence de marketing de Manhattan. Aujourd’hui, les entreprises ont besoin d’ambassadeurs étudiants pour créer des événements marketing – peintures murales, concours de vidéos… – adaptés à leur école. Son entreprise a développé des campagnes sur Internet et sur les campus pour des dizaines de marques, parmi lesquelles Nike, Microsoft, HP et Ford. Les programmes d’ambassadeurs de marque sont facturés aux clients entre 10 000 et 48 000 dollars [7 000 à 35 000 euros] par campus et par semestre. Cet automne, Mr. Youth a l’intention de sélectionner plus de 5 000 étudiants parmi les 150 000 qui ont adressé leur candidature à son réseau de recrutement. L’entreprise utilise le profilage comportemental pour trouver la parfaite adéquation entre la personnalité des jeunes et les marques qu’ils doivent représenter. Prenons l’exemple d’Alyssa Nation, 21 ans, inscrite en première année à l’université de Floride centrale, à Orlando, et ambassadrice pour les ordinateurs portables Hewlett-Packard. Même quand elle n’est pas officiellement en activité, elle enfile son tee-shirt marqué du logo Hewlett-Packard, sort avec le portable que lui a donné Hewlett-Packard et s’installe près d’un des points d’accès Wi-Fi du campus. “J’adore la technologie et j’adore interagir avec les gens, donc c’est parfait pour moi !” clame Alyssa, qui étudie la communication. Parmi les tâches qu’on lui a confiées : installer une table de présentation de l’ordinateur portable dans la salle du syndicat étudiant. En premier lieu, dit-elle, elle informe les étudiants qui viennent se renseigner qu’elle est payée pour faire la promotion des produits Hewlett-Packard. Ce n’est qu’ensuite, et en fonction de 46



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Spécial Formation Etats-Unis 44 l’étudiant, qu’elle donne ses recommandations. “Je peux vous dire qu’ils m’écoutent, dit-elle. La confiance est spontannée quand on fait du marketing de pair à pair.” Alyssa poste également des commentaires destinés aux étudiants sur le site Facebook de Hewlett-Packard et utilise son propre compte Facebook, avec ses 1 300 amis, ainsi que son compte Twitter, pour promouvoir les ristournes réservées aux étudiants et les concours organisés par HP. “Je suis sans arrêt en train de faire du marketing sur Facebook et Twitter, dit-elle, au point que mes amis menacent de me rayer de leur liste parce que je ne parle que de HP.”

Courses de chars De fait, le marketing de campus est destiné à toucher les jeunes dans les endroits où ils mangent, dorment, étudient et transpirent. Red Bull, qui a déployé des étudiants gestionnaires de la marque dans trois cents universités et établissements d’enseignement supérieur, sponsorise toutes sortes d’événements, allant des courses de chars aux conférences sur la musique. Quant aux représentants étudiants de Microsoft Windows, ils organisent chaque semaine, sur plus de trois cents campus, des démonstrations interactives de produits. American Eagle, de son côté, organise des

opérations d’accueil pour les nouveaux étudiants sur une cinquantaine de campus, et travaille avec plusieurs centres de loisirs universitaires pour fournir du matériel à des équipes de sport et à des moniteurs de fitness. La marque met aussi en place des compétitions universitaires annuelles destinées à ses ambassadeurs, et elle envoie les finalistes en avion à son siège de Pittsburgh afin qu’ils présentent leurs activités aux responsables de l’entreprise. Selon Cathy McCarthy, directrice du marketing étudiant à American Eagle, tout ce travail permet d’obtenir auprès des intéressés eux-mêmes des renseignements précieux sur la façon de promouvoir les produits. Les ambassadeurs, ajoute-t-elle, acquièrent des compétences qui peuvent même les conduire à un emploi dans l’entreprise. Si certaines universités accueillent volontiers de tels programmes, avec les expériences qu’ils peuvent procurer, d’autres les interdisent. La situation n’est cependant pas toujours claire. Les autorités de l’UNC, par exemple, avouent qu’elles ne savent pas très bien combien d’étudiants jouent les ambassadeurs de marque – mais qu’ils pourraient être plusieurs centaines, voire plus. Natasha Singer

Obama allège la dette des étudiants Le plan annoncé par le président va soulager les nouveaux inscrits à l’université. Mais il ne concerne pas ceux qui l’ont quittée et qui ont donc commencé à rembourser leur emprunt. The Huffington Post (extraits) New York

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ar comparaison avec nombre de ses camarades au chômage, Gabby Bladdick, 22 ans, trouve qu’elle a de la chance. Depuis qu’elle a obtenu son diplôme de relations publiques à l’université de Valparaiso [Indiana], en décembre, elle a trouvé un emploi à temps plein dans son domaine. Elle a cependant rapidement découvert qu’on ne va pas très loin avec 1 700 dollars par mois [1 230 euros], en particulier quand on doit rembourser un emprunt étudiant. Gabby Bladdick a une dette de 40 000 dollars [29 000 euros] et consacre chaque mois plus d’un tiers de son salaire à la rembourser. “Quand j’ai commencé à me renseigner sur les universités, je m’étais dit que je contracterais un emprunt, que je trouverais un travail et que ce ne serait pas un gros problème, confie-t-elle. Je n’avais pas la moindre idée du fardeau qu’une ponction de 600 dollars par mois représente pour un jeune diplômé.” Le 26 octobre, à l’université du Colorado, à Denver, le président Obama a annoncé un nouveau plan dont l’objectif est de rendre les études supérieures plus abordables. Les étudiants ayant contracté un prêt fédéral qui obtiendront leur diplôme à partir de 2012 pourront consolider ce prêt à un taux d’intérêt légèrement plus faible. D’autre part, les mensualités, qui sont actuellement fonction du revenu, seront désormais fondées sur le revenu disponible après déduction des impôts et des frais de la vie courante : les étudiants pourront rembourser à raison de 10 % de ce revenu sur une période de vingt ans alors qu’ils devaient jusqu’ici en verser 15 % pendant vingt-cinq ans avant de pouvoir obtenir l’extinction de leur dette. Mais ce plan ne prévoit rien pour les millions de jeunes qui ont terminé leurs études et ont actuellement du mal à rembourser leur emprunt.

Restrictions budgétaires “Les frais universitaires ont pratiquement triplé au cours des trente dernières années”, a rappelé Obama lors de son discours devant les étudiants. “Et cela vous oblige, cela oblige les étudiants, à emprunter davantage et à s’endetter encore. L’année dernière, les diplômés qui avaient souscrit des prêts ont quitté l’université avec en moyenne 24 000 dol-

Dessin de Walenta, Pologne. lars [plus de 17 300 euros] de dette. Pour la première fois dans l’histoire, les emprunts étudiants représentent une dette qui dépasse celle des cartes de crédit.” De son côté, le College Board [organisation à but non lucratif regroupant des établissements d’enseignement] vient de publier son rapport annuel sur le coût des études supérieures pour l’année scolaire 2011-2012. Par rapport à la période précédente, les frais de scolarité ont augmenté en moyenne de 8,3 % dans les établissements publics proposant un diplôme en quatre ans et de 4,5 % dans les établissements privés. “Si le coût des études supérieures augmente chaque année, il est clair qu’il progresse plus vite dans le public que dans le privé. Cela est certainement dû à la diminution du budget des Etats”, explique Sandy Baum, professeur d’économie qui a participé à la rédaction du rapport.

Plus d’argent en poche Pour Matthew Segal, 25 ans, fondateur d’Our Time, une association qui regroupe des Américains de moins de 30 ans, le plan annoncé par Obama marque un premier pas dans la bonne direction. “Que les jeunes qui ont déjà du mal à payer leur loyer et à s’acheter de quoi manger aient plus d’argent en poche, c’est certainement une bonne chose, observe-t-il. Mais dans un monde parfait, il faudrait aussi se demander pourquoi les études supérieures sont si chères.” C’est une question que Gabby Bladdick se pose souvent, en particulier en début de mois, quand elle doit payer ses mensualités. Son père est agent immobilier et sa mère préposée à la distribution du courrier. Comme sa famille connaît des problèmes financiers depuis quelques années, elle a dû financer ses études toute seule. “Je ne regrette pas du tout d’avoir fait des études supérieures, dit-elle, mais c’est frustrant d’apprendre que le nouveau plan d’Obama ne s’appliquera pas à nous. C’est nous qui avons fait nos études et obtenu notre diplôme au moment où l’économie s’effondrait et, aujourd’hui, ces remboursements nous étranglent.” Amanda M. Fairbanks



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Spécial Formation Etats-Unis

Les vétérans, une manne pour les écoles privées Les universités à but lucratif ont découvert un vrai filon : les subventions fédérales destinées à la formation des anciens combattants. Mother Jones (extraits) San Franciso

’hiver dernier, le ministère américain des Anciens combattants a chargé son nouveau blogueur, Alex Horton, un ancien combattant en Irak, d’enquêter sur GIBill.com, l’un des nombreux sites à l’allure officielle qui apparaissent sur Google quand on tape “GI Bill Schools”. Ces sites prétendent informer les vétérans sur la meilleure manière d’utiliser les sommes que leur alloue l’Etat pour entreprendre des études. [adoptée en 1944, la GI Bill vise à faciliter la réinsertion des soldats démobilisés]. Mais Alex Horton a découvert que ces sites étaient en fait gérés par des entreprises de marketing payées par des établissements à but lucratif [for-profit colleges] pour chanter les louanges de cours du soir ou de formations en ligne extrêmement coûteux. D’après lui, GIBill.com “n’a guère d’autre objectif que de convaincre les anciens combattants que les choix qui s’offrent à eux se limitent à ceux proposés par leurs clients”. La GI Bill a transformé l’Amérique d’après-guerre en subventionnant l’accès des anciens combattants à l’université [et au logement], ce qui a contribué au développement de la classe moyenne. Mais récemment, ce programme est aussi devenu une véritable vache à lait pour des

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écoles à but lucratif comme Capella, DeVry, ITT Tech, Kaplan ou l’Université de Phoenix, qui cherchent à profiter au maximum des soldats rentrés d’Irak et d’Afghanistan. Depuis que ce programme a été renforcé par la Post-9/11 GI Bill [mise en œuvre en 2009 pour aider les soldats ayant servi après les attentats du 11 septembre 2001], un grand nombre de vétérans peuvent bénéficier de financements suffisants pour couvrir l’intégralité des frais d’une université publique. En 2009, les établissements à but lucratif ont reçu autant d’argent du ministère des Anciens combattants que les universités publiques, alors qu’ils n’accueillaient qu’un tiers des vétérans. Depuis, le budget consacré à la formation de ces anciens soldats a grimpé en flèche, pour atteindre 10 milliards de dollars [7,3 milliards d’euros] en 2010, et la part reçue par les écoles à but lucratif a augmenté de 600 %. Chez Kaplan – qui appartient au groupe Washington Post – les subventions militaires sont passées de 2,6 millions de dollars en 2006 à 48,9 millions de dollars l’année dernière. Une véritable aubaine pour ces écoles et leurs actionnaires. “Nous n’avions pas prévu que le secteur à but lucratif, soucieux de plaire aux investisseurs de Wall Street, allait investir ce créneau de manière aussi agressive et souvent au mépris des intérêts des vétérans”, reconnaît le sénateur Tom Harkin (démocrate

de l’Iowa), qui vient de diriger une enquête sur 30 grands organismes à but lucratif. Les publicités en ligne ne donnent qu’un aperçu des efforts déployés par ces écoles pour leurs campagnes de recrutement. Forte de 400 000 étudiants, l’Université de Phœnix a par exemple mis sur pied une “division militaire” qui emploie 600 anciens combattants. Elle gère également des campus satellites au sein de bases militaires du monde entier. Ces écoles se targuent de proposer des programmes de formation très flexibles, mais ces avantages se paient parfois très cher. Dans 8 des 10 établissements à but lucratif qui engrangent le plus d’argent grâce à la GI Bill, plus de la moitié des étudiants abandonnent leurs études au cours de la première année. Nombre d’entre eux prennent en effet conscience que les employeurs et les troisièmes cycles universitaires ne reconnaîtront pas leur formation : la plupart des organismes en question n’ont pas reçu l’accréditation des instances universitaires officielles. Certains font également contracter à leurs étudiants des emprunts de plusieurs milliers de dollars sans les en informer. Un vétéran qui s’était inscrit à l’Université Ashford après avoir reçu l’assurance que la GI Bill couvrirait la totalité de ses frais s’est Dessin de Walenta, Pologne.

finalement retrouvé avec 11 000 dollars [8 000 euros] de dette auprès de l’école. “J’ai le sentiment d’avoir été trompé, on m’a délibérément menti”, a-t-il déclaré devant la commission du Sénat. Paradoxalement, l’argent de la GI Bill permet aussi à ces établissements de recevoir davantage d’aides fédérales. Afin de recevoir les subventions dites du Titre IV (bourses Pell, prêts Stafford et prêts Plus), ces organismes doivent respecter la règle des 90/10 : ils ne peuvent tirer plus de 90 % de leurs revenus du Titre IV. Or les fonds militaires n’entrent pas dans les 90 %. Chaque dollar octroyé par la GI Bill permet donc de récupérer 9 dollars auprès du ministère de l’Education. Le ministère des Anciens Combattants est censé surveiller l’utilisation des fonds, mais il a été débordé par le nombre de vétérans devenus étudiants. Il se repose largement sur les rapports des agences fédérales, qui s’appuient pour leur part sur ce que veulent bien leur dire les organismes formateurs. Tom Harkin et d’autres sénateurs démocrates suggèrent d’encadrer plus strictement les établissements à but lucratif – qui ont dépensé plus de 7 millions de dollars en lobbying l’année dernière. Cette proposition n’a pas rencontré un grand écho au Congrès. De leur côté, Alex Horton et ses collègues continuent leur combat contre la désinformation. “Notre mission n’est pas de dire aux vétérans où ils doivent ou ne doivent pas étudier, explique le dirigeant du service, Brandon Friedman. Mais nous pouvons leur fournir assez d’informations pour qu’ils prennent leur décision en toute connaissance de cause.” Adam Weinstein


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Allemagne

Le numerus clausus devant les tribunaux Plusieurs milliers de jeunes n’ayant pas trouvé de place à l’université essaient d’obtenir gain de cause au tribunal. Certains juristes se sont spécialisés dans ce domaine. Die Tageszeitung (extraits) Berlin

l règne, en ce vendredi aprèsmidi, une étonnante agitation dans l’amphithéâtre de l’université de Potsdam – surtout pour une période de vacances. Soixante-dix personnes sont venues s’informer sur un sujet pour le moins inhabituel : “Les poursuites judiciaires en licence et master”. La plupart des membres de l’assistance ont une vingtaine d’années et écoutent attentivement l’intervention d’un avocat spécialisé dans les procédures judiciaires pour manque de place à l’université. Invité par l’Asta, le conseil de représentation des étudiants, c’est la première fois qu’il donne une telle conférence.

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Jamais il n’y a eu autant de jeunes désireux de poursuivre des études en Allemagne. Les universités tablent sur un demi-million de dossiers d’inscription. La faute en revient à la réduction de la durée de l’enseignement secondaire dans dix Länder, qui fait ainsi se télescoper deux promotions à l’entrée de l’université. A cela s’ajoute la fin du service militaire obligatoire, qui a pris effet en juin dernier et fait passer près de 60 000 jeunes directement des bancs du lycée à ceux de l’université. Si l’Etat et les gouvernements régionaux ont bien conclu un accord en 2007 pour la création d’ici à 2015 de plus de 500 000 places supplémentaires, ils ont largement sous-estimé la demande des jeunes aspirant à poursuivre des études universitaires. Aujourd’hui, 46 % d’entre eux sont dans ce cas, soit 10 % de plus qu’il y a cinq ans. Face à une telle affluence, les universités de l’ouest du pays ont durci leurs critères d’admission. D’après la Conférence des recteurs d’université (HRK), la moitié des 9 000 cursus de licence sont soumis à

un numerus clausus. “C’est le cas de presque toutes nos filières”, explique un responsable de l’Université libre de Berlin. Dans les principales d’entre elles, plus de 30 500 candidats se sont présentés pour obtenir l’une des 4 000 places disponibles. Parmi les disciplines les plus courues figurent la psychologie, les sciences économiques et le droit. Pour faire des études de psychologie à Berlin, il faut avoir décroché la note maximale à l’Abitur [diplôme correspondant au baccalauréat]. Ceux qui n’ont pas cette chance doivent patienter, ou peuvent engager des poursuites. En déposant une plainte, les recalés espèrent prouver devant la justice que toutes les places de l’université ne sont pas occupées. En 1972, la Cour constitutionnelle fédérale a en effet autorisé les universités à restreindre l’accès à certaines filières, à condition d’avoir atteint leur capacité d’accueil maximale. Plusieurs cabinets d’avocats se sont spécialisés dans la chasse à la faille réglementaire sur le numerus clausus. Depuis 2004, l’avocat de Hambourg Dirk Nau-

UNE AUTRE DIMENSION

mann zu Grünberg s’applique exclusivement à démontrer que les universités ne proposent pas toutes les places dont elles disposent. “C’est le jeu du chat et de la souris”, explique-t-il, toutes les universités cherchant, selon lui, à reporter discrètement une partie de leurs ressources sur des projets de recherche prestigieux. Le coût de la procédure peut atteindre 1 500 euros. Jusqu’à présent, l’avocat a représenté 8 000 clients répartis dans tout le pays. A Munich cette année, ils sont 800 étudiants à chercher une place en amphithéâtre par la voie judiciaire. Pour celui qui découvre la faille, la place est acquise, quels que soient ses résultats scolaires. Pendant ce temps, nombre d’universités organisent la riposte – et engagent aussi des avocats. “Ceux qui pensent pouvoir nous attaquer sont à peu près certains de perdre”, prévient Patrick Thurian, responsable des admissions à l’Université de technologie de Berlin. Il n’a personnellement rien contre les plaignants, “mais nous devons aussi assurer la qualité des cours”, fait-il observer. Anna Lehmann et Franz Nestler


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Spécial Formation Royaume-Uni

Deux lycéens en appellent à la justice En autorisant les universités à tripler les frais de scolarité, le gouvernement a enfreint la loi sur l’égalité des chances, plaident deux futurs étudiants. The Guardian Londres

eux adolescents britanniques ont décidé d’engager des poursuites devant la Haute Cour de justice pour protester contre la décision du gouvernement d’autoriser les universités à quasiment tripler les frais de scolarité l’année prochaine. Pour Callum Hurley et Katy Moore, 17 ans, le relèvement du plafond de ces frais à 9 000 livres [presque 10 500 euros] à partir de l’automne prochain est contraire aux droits de l’homme ainsi qu’à la loi sur l’égalité des chances. Selon Sam Jacobs, avocat du cabinet Public Interest Lawyers qui représente ces jeunes, le dossier repose sur deux arguments : primo, l’augmentation des frais de

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scolarité constitue une violation du droit à l’éducation tel que défini par le Human Rights Act de 1998. Si ce texte ne garantit pas un accès gratuit à l’enseignement supérieur, il vise toutefois à lutter contre les mesures limitant l’accès à l’éducation. Secundo, le gouvernement manque à son obligation de promouvoir l’égalité des chances, ainsi que l’y obligent le Race Relations Act, le Sex Discrimination Act et le Disability Discrimination Act. Les femmes, les personnes handicapées et les étudiants issus des minorités ethniques ont généralement des revenus inférieurs à ceux de leurs camarades masculins, blancs et valides, souligne l’avocat. L’affaire devrait connaître un dénouement rapide, proba-

blement dans les semaines qui viennent, car des milliers d’étudiants ont déjà déposé leur dossier de candidature à l’université pour la rentrée de l’automne prochain. Selon les premières statistiques relatives aux demandes d’inscription pour 2012 publiées le mois dernier par l’Ucas [service chargé des inscriptions universitaires], le nombre de dossiers déposés par des candidats nés au Royaume-Uni a baissé de 12 % par rapport à l’an dernier [du fait de l’augmentation annoncée du coût des études]. Le triplement du montant des frais de scolarité constitue “un changement politique majeur affectant les perspectives de toute une génération d’étudiants et représentant des milliards de livres de dépenses publiques”, Dessin de Falco, Cuba.

soulignent les jeunes plaignants. “Une telle décision n’aurait pas dû être prise sans un examen approprié de son effet sur l’égalité des chances.” Callum Hurley, qui a participé aux manifestations étudiantes de décembre dernier, se veut le porte-parole de ces milliers d’étudiants issus de familles modestes qui risquent de renoncer à l’université de crainte de trop s’endetter pour financer leurs études. Ses parents n’ont pas fréquenté l’université. Originaire de Peterborough [dans l’est de l’Angleterre], il se prépare à passer un bac professionnel en développement logiciel. Le gouvernement a ignoré les manifestations, mais selon lui, “une action en justice fera bien plus avancer notre cause”. Inscrite quant à elle dans un lycée public du sud de Londres, Katy Moore explique que la plus grande confusion règne chez ses camarades à propos du montant de leurs frais d’inscription à l’université pour l’année prochaine. “Dans ces conditions, résume-t-elle, il est difficile de faire des choix d’avenir.” Jessica Sheperd


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Ecologie Conservation

Paradis marin sous protection rapprochée La population locale du parc marin du récif de Tubbataha, dans l’archipel des Philippines, s’implique dans la gestion de ce trésor de biodiversité. Philippine Center for Investigative Journalism (extraits) Manille

haque jour vers midi, huit jeunes hommes guettent la venue de Valerie. Son apparition quotidienne, est l’événement qui illumine leur journée. “C’est Valerie, Monsieur !” s’enthousiasme Jonathan Lobo, de la marine philippine, désignant une ombre qui passe sous le poste de rangers. Non, Valerie n’est pas une sirène, mais c’est le seul être féminin avec lequel ces hommes ont le loisir d’entrer en contact à des kilomètres à la ronde. Valerie est une tortue imbriquée (Eretmochelys imbricata). Pendant huit semaines, ces rangers vont vivre dans une petite structure de quinze mètres de long sur six de large, perchée sur des pilotis au beau milieu de la mer de Sulu [au sud des Philippines], sans beaucoup de moyens pour se protéger contre les vents, les marées, voire les pirates en maraude. Ils ne seront reliés au reste du monde que par un petit téléphone satellitaire et une radio longue portée d’humeur capricieuse. Tubbataha est l’unique parc national marin des Philippines. Ce poste de rangers isolé ne constitue qu’un maillon du réseau formé d’agences officielles ou non gouvernementales et de groupes écologistes bien décidés à faire leur possible pour assurer sa préservation. L’histoire de ce parc est aussi celle de l’engagement des populations locales.

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La famille de Segundo Conales, l’un des rangers, fait partie de celles qui gagnaient autrefois leur vie en prélevant pratiquement tout ce qu’elles trouvaient à Tubbataha, des palourdes jusqu’au corail. Et pourtant, depuis plus de dix ans maintenant, il compte parmi les plus fervents défenseurs du parc. Celui-ci se trouve au cœur du Triangle du corail, une zone de près de 6 millions de kilomètres carrés [12 fois la superficie de la France] qui s’étend des Philippines, au nord, jusqu’en Australie, au sud, et aux îles Fidji, à l’est. Selon de récentes études, cette région abriterait la plus grande diversité d’espèces de coraux, de poissons, de crustacés et de végétaux au monde. D’après une étude réalisée en 2007 par l’université 52

DAVID FLEETHAM/VWPICSP

Une usine à poissons naturelle

Plongée dans les grottes couvertes de coraux gorgone à Tubbatcha.

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Ecologie Suite de la page 51 depuis des générations, Tubbataha était leur pays de cocagne. Ce qui a fait pencher la balance, semble-t-il, c’est que le parc peuple de poissons la mer de Sulu : protéger le parc signifiait donc avoir plus de poissons à pêcher.

Bénéfices pour les habitants J-C. & D. PRATT/PHOTONONSTOP/AFP

Deux rangers du parc et leur base en arrière-plan. national marin placé sous la responsabilité du gouvernement philippin. Tubbataha est aujourd’hui une zone strictement protégée, où il est rigoureusement interdit de prélever quoi que ce soit. Mais les rangers sont pratiquement seuls pour faire respecter la loi contre les pêcheurs illégaux locaux et étrangers.

L’équipe, composée de membres de la marine et de gardes-côtes, surveille de près le radar, à l’affût des intrus. Les rangers montent à bord de tous les bateaux qui pénètrent dans le parc pour en contrôler la cargaison, l’équipement et les passagers. Au total, ils doivent inspecter une superficie équivalente à 80 000 piscines olympiques. Leurs moyens sont limités : des fusils M16 et deux petits bateaux de patrouille. Par chance, les braconniers, souvent mieux armés, évitent d’en découdre avec eux, même si les tensions ont été nombreuses par le passé. Depuis que le parc a été intégré au National Integrated Protected Areas System (Nipas) [Système national intégré de zones protégées], en 1988, sa gestion a connu plusieurs phases. La décision d’accorder un pouvoir et un rôle actif aux services gouvernementaux locaux constitue une des principales victoires dans le combat pour la protection des zones naturelles du pays. Outre le rôle des institutions, il faut souligner également celui des habitants des îles Cagayan. Vivant à proximité de Tubbataha, ce sont eux qui ont été le plus fortement affectés par l’interdiction absolue de pêcher et d’utiliser les ressources naturelles du site. Après tout,

Autre élément de poids, les autorités des îles Cagayan ont obtenu un pourcentage sur la taxe de conservation payée par les plongeurs qui visitent Tubbataha. Dix pour cent de cette taxe vont aux îliens sous forme d’aide au développement des moyens de subsistance. Au dire de Segundo Conales, les habitants des Cagayan ont accepté de renoncer à leurs zones de pêche traditionnelles parce qu’on leur a “fourni d’autres sources de revenus, par exemple des programmes de microcrédit et l’aménagement de cultures d’algues”. Les efforts des défenseurs de Tubbataha n’ont pas été vains. D’après le WWF (Fonds mondial pour la nature), la couverture de corail dur de Tubbataha est passée de 40 % en 2004 à 46 % en 2005. Toujours selon le WWF, la biomasse piscicole, c’est-à-dire le poids total de poissons d’une zone donnée, a par ailleurs été multipliée par deux. Autre indicateur encourageant pour les biologistes marins : le nombre de grands prédateurs, comme les requins, a également progressé – signe que le récif a de quoi les nourrir. Mais le meilleur signal de la réussite du projet se trouve auprès de la population. Le WWF affirme aujourd’hui que les habitants des Cagayan tirent des bénéfices du plan de préservation, que ce soit grâce aux projets de développement de l’activité économique ou à l’augmentation des prises dans la région. Evidemment, tout cela ne peut qu’encourager nos jeunes rangers à quitter leurs pénates pendant des semaines pour s’assurer qu’aucun mal ne sera fait à Valerie et aux autres habitants de Tubbataha. Segundo Conales, qui s’apprête pour la sixième fois à passer les fêtes de fin d’année loin de chez lui, le fait sans hésitation. “Même si c’est difficile, même si nous nous sentons seuls, nous faisons notre travail pour les générations futures.” Ed Lingao et Justine Espina-Letargo

Dans le “Triangle du corail” MER DE C HINE MÉRIDIONALE

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10° N

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Chine

Iles Visayas

Puerto Princesa

Iles Cagayan

Parc naturel du récif de Tubbataha

Ile de Mindanao

Australie

MER DE S ULU

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Manille MER DE C ÉLÈBES

300 km

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des Philippines aux Visayas, le récif de Tubbataha constitue “une source majeure de larves de coraux et de poissons qui essaiment dans la grande mer de Sulu”. Autrement dit, Tubbataha, qui signifie en dialecte samal “long récif découvrant à marée basse”, est une usine à poissons géante qui peuple toutes les eaux des Philippines et de la région. Jusqu’au début des années 1980, quasiment personne n’avait entendu parler de Tubbataha, excepté les habitants des îles Cagayan, administrativement rattachées à l’île de Palawan. Pendant des générations, ils ont été les seuls à profiter de ses ressources naturelles. Mais, à partir du milieu des années 1980, les plongeurs ont débarqué en nombre. Des bateaux modernes, équipés de moteurs rapides, ont découvert le site et exploité sans retenue ses richesses. Des bateaux de braconniers chinois et vietnamiens pêchaient tout ce qu’ils pouvaient revendre sur le marché des espèces menacées. En ayant recours, le plus souvent, à des méthodes pour le moins barbares, du cyanure à la dynamite. Le sauvetage du récif a été amorcé en 1988, lorsque Corazon Aquino [présidente des Philippines de 1986 à 1992] a signé la proclamation n° 306, loi faisant de Tubbataha un parc


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Edition

A la recherche du prochain Harry Potter

Plus de 450 millions d’exemplaires

Pour combler le vide laissé par la saga du jeune sorcier, les éditeurs parient gros sur des auteurs inconnus. Parmi leurs favoris, la jeune Erin Morgenstern, dont le roman “The Night Circus” est paru en septembre aux Etats-Unis.

The Wall Street Journal (extraits) New York

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rin Morgenstern a un visage de lutin, des cheveux noir de jais et un goût prononcé pour les chapeaux melon, les tarots et les vieilles pendules. Elle est peintre et n’avait jamais rien publié jusqu’à présent, pas même une nouvelle. Elle se retrouve pourtant, avec son premier roman The Night Circus [Le cirque nocturne], paru en septembre dernier, au cœur d’une bataille aux enjeux considérables pour l’industrie du divertissement : la quête du prochain Harry Potter. Le roman d’Erin Morgenstern se situe à la fin du XIXe siècle et présente l’histoire de deux jeunes magiciens amoureux l’un de l’autre qui doivent s’affronter dans un cirque magique. C’est Doubleday qui a décroché le contrat d’édition, avec une avance à six chiffres. Les droits ont été vendus à trente éditeurs étrangers, dont certains ont eux aussi signé des chèques à six chiffres, des montants habituellement réservés aux auteurs confirmés de best-sellers. Les studios de Hollywood, désireux de trouver la superproduction de fantasy qui succédera

à la saga Harry Potter (qui a rapporté plus de 7 milliards de dollars), ont commencé à tourner autour du livre aussitôt le contrat signé. Summit Entertainment, qui a produit les films de la série Twilight, a raflé les droits en janvier et a fait la promotion du roman auprès des fans de la saga vampirique afin de s’assurer une base de groupies. Le producteur de la saga Harry Potter, David Heyman, est sur les rangs pour produire l’adaptation. Les libraires, durement touchés par la crise et par la révolution numérique, voient dans The Night Circus un remède possible à l’atonie des ventes de l’après-Harry Potter. “Le timing est parfait parce que le dernier Harry Potter est sorti cet été au cinéma et que les vampires, c’est un peu dépassé”, explique Christin Evans, propriétaire de la librairie Booksmith à San Francisco.

Marché encombré Erin Morgenstern et son éditeur vont se heurter à une concurrence féroce dans la quête du prochain best-seller de fantasy pour jeunes et moins jeunes adultes. The Night Circus réunit des éléments de Harry Potter (la magie), de Twilight (un amour interdit) et de la trilogie postapocalyptique pour jeunes adultes Hunger Games (un combat à mort). Mais il lui manque certains

ingrédients clés qui ont fait de ces livres de grosses franchises. Erin Morgenstern l’a écrit comme un seul et unique roman plutôt que comme le premier volet d’une série. Et les éditeurs et les libraires ont beau en faire la promotion auprès des amateurs de littérature jeunesse, c’est un roman pour adultes destiné à être classé au rayon “littérature générale”, ce qui pourrait limiter sa diffusion auprès des jeunes lecteurs. The Night Circus débarque sur un marché déjà bien encombré. Les éditeurs versent de grosses avances pour de premiers romans qui promettent d’attirer aussi bien les adolescents que les adultes et de toucher à la fois les amateurs de romans “commerciaux” et de “vraie” littérature. Legend, la trilogie dystopique de la créatrice de jeux en ligne Marie Lu, qui se déroule en 2130 à Los Angeles et paraîtra fin novembre, a été vendue à Putnam pour une somme à six chiffres et CBS Films a mis une option sur son adaptation au cinéma. Karen Thompson Walker a obtenu de Random House un chèque à sept chiffres pour son premier roman, The Age of Miracles [L’âge des miracles], qui raconte l’histoire d’une jeune Californienne dont l’angoisse existentielle adolescente est exacerbée par un cataclysme cosmique provoqué par le ralentissement de la rotation de la Terre.

Illustrations de Sonia Hensler parues dans The Wall Street Journal, New York.

Cette chasse au trésor acharnée survient à une époque mouvementée pour l’édition. Les librairies de la chaîne Borders ferment les unes après les autres. A l’ère numérique, lancer un livre en fanfare est devenu vital pour les résultats des éditeurs et des libraires, au point que la direction de la chaîne de librairies Barnes & Noble mentionnait régulièrement la sortie des Harry Potter lorsqu’elle communiquait ses résultats trimestriels pour expliquer les fluctuations de son chiffre d’affaires. Avec le succès phénoménal des aventures du jeune sorcier (plus de 450 millions d’exemplaires vendus dans le monde), les éditeurs et les libraires se sont mis à traiter les livres davantage comme des films, avec des campagnes de marketing viral plusieurs mois avant la date de publication et des événements thématiques soigneusement préparés. “Le public de Harry Potter grandit et il veut quelque chose de plus désormais”, explique Rebecca Carter, de Harvill Secker, l’un des éditeurs du groupe Random House. “Ce roman va dans ce sens.” Elle dit avoir déboursé une somme à six chiffres – “la plus grosse que j’aie jamais payée pour un livre” – pour The Night Circus. Erin Morgenstern a accédé à la célébrité littéraire de façon assez atypique. Cette jeune femme de 33 ans originaire du Massachusetts n’a jamais voyagé hors des Etats-Unis (elle a simplement fait une demande de passeport). Après un diplôme de théâtre et d’éclairagisme obtenu en l’an 2000, elle a travaillé comme employée administrative intérimaire. C’était déprimant, raconte-t-elle, de “faire des photocopies pour des professeurs de droit qui ne savaient pas faire fonctionner la machine”. Au bout de quelques années, avec le soutien de son mari, elle laisse tomber les missions d’intérim et se consacre à la peinture et à l’écriture, passant de longues heures solitaires dans sa maison de Boston. En 2005, elle participe au National Novel Writing Month, une sorte de course d’endurance littéraire où les écrivains se mettent au défi d’écrire un roman de 50 000 mots en quatre semaines. Elle cale à michemin. “Le texte sur lequel je travaillais m’ennuyait ; alors, j’ai expédié tous les personnages au cirque”, raconte-t-elle. Il n’est pas resté grand-chose de ce premier jet, mais elle avait trouvé une idée qui 56


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Concurrence

Neuf prétendants The Night Circus Erin Morgenstern Ed. Doubleday (paru en septembre 2011) De la magie (comme dans Harry Potter) et une histoire d’amour interdit (comme dans Twilight) font de ce roman pour adultes un succès probable auprès des jeunes lecteurs. Daughter of Smoke and Bone Laini Taylor Ed. Little, Brown & Company (paru en septembre 2011) Une étudiante des beaux-arts aux cheveux bleu électrique qui traîne avec des créatures mi-humaines mi-animales se retrouve prise dans une guerre surnaturelle. Legend Marie Lu Ed. Putman (à paraître le 29 novembre 2011) Une trilogie futuriste et contreutopique (comme Hunger Games) située à Los Angeles en 2130. Tempest Julie Cross Ed. Macmillan (à paraître le 3 janvier 2012) Un jeune homme doté de facultés extraordinaires combat pour sauver sa petite amie (réminiscences de Twilight). Glow Amy Kathleen Ryan Ed. St. Martin’s Griffin (paru en septembre 2011) Deux amoureux sont arrachés l’un à l’autre lors d’une bataille entre vaisseaux spatiaux remplis d’humains en quête d’une nouvelle planète habitable. Shadow of Night Deborah Harkness Ed. Viking (paru en septembre 2011) Sorcières, vampires et démons dans le Londres du XVIe siècle. La suite du Livre perdu des sortilèges (Orbit, 2011). Wonderstruck Brian Selznick Ed. Scholastic (paru en septembre 2011) Un garçon qui a été frappé par la foudre part à New York à la recherche de son père qu’il n’a jamais vu. Le nouveau livre de l’auteur du roman illustré L’Invention de Hugo Cabret (Bayard Jeunesse, 2008 ; l’adaptation au cinéma par Martin Scorsese sort le 14 décembre sur les écrans français). The Age of Miracles Karen Thompson Walker Ed. Simon & Schuster (à paraître en juin 2012) Ce roman sur fond de cataclysme met en scène une fillette de 11 ans qui se réveille un matin et découvre qu’un séisme a ralenti la rotation de la Terre. Cinder Marissa Meyer Ed. Feiwel & Friends (à paraître en janvier 2012) Cendrillon est un cyborg dans cette variation futuriste sur le célèbre conte de fées, premier volet d’une série intitulée “Lunar Chronicles”.

54 l’enthousiasmait. Elle a travaillé par àcoups les années suivantes, écrivant une série de vignettes sans intrigue mettant en scène des magiciens, des acrobates et un couple de jumeaux médiums. Trente agents littéraires refusèrent son manuscrit. “Ils m’ont dit très poliment que c’était un torchon”, se souvient-elle. A un moment, son découragement était tel qu’elle a envisagé de détruire le manuscrit. Son mari en a mis un exemplaire à l’abri dans un tiroir. Finalement, quelques agents l’ont recontactée pour lui signifier que le livre pouvait marcher avec quelques gros remaniements. Erin Morgenstern a alors peaufiné son intrigue et fait le tri dans ses vignettes. Il en est résulté un roman plus classique centré sur deux personnages : Celia, fille d’un magicien célèbre, et Marco, orphelin formé par un magicien rival.

Les deux magiciens font participer leurs élèves à un spectacle de magie, utilisant un cirque nocturne comme décor pour leurs tours et leurs numéros d’illusionnisme. Parmi leurs créations figurent un carrousel avec des animaux mythiques qui s’animent, un labyrinthe de nuages flottants et un jardin de givre avec de délicates fleurs de glace qui se renouvellent magiquement. En dépit des mises en garde de leurs maîtres, Celia et Marco tombent amoureux l’un de l’autre. L’agent d’Erin Morgenstern, Richard Pine, chez Inkwell Management, a envoyé le manuscrit final et reçu des offres de plusieurs maisons d’édition. Il l’a vendu une semaine après l’avoir expédié. Erin Morgenstern était tellement stupéfaite qu’elle a laissé le chèque de l’éditeur sur son bureau pendant un mois sans trop savoir ce qu’elle devait en faire.


“Besoin d’un nouveau livre culte ?” The Night Circus possède une arme infaillible pour capter le jeune public : une ligne directe avec les fans de Twilight. Summit Entertainment a eu recours à des tactiques inhabituelles pour tenter d’en faire un phénomène d’édition comparable à Twilight et a mis en ligne un extrait du roman sur Facebook à la page officielle de Twilight, qui compte plus de 24 millions de fans, avec le message suivant : “Besoin d’un nouveau livre culte ?” Le nombre d’amis d’Erin Morgenstern sur sa page Facebook est passé d’un seul coup de 522 à plus de 3 900 [elle compte à ce jour 7 311 amis]. Erin Morgenstern trouve toute cette attention et ce battage publicitaire démesurés et craint un choc en retour. Outre le film, il est question d’un jeu vidéo et d’un spectacle. Un parfumeur de Los Angeles a décidé de créer toute une gamme de fragrances sur le thème du cirque inspirées de son livre. Son éditrice chez Doubleday lui a suggéré d’écrire une “préquelle” [œuvre réalisée après une œuvre donnée, mais dont l’action se déroule avant] centrée sur la rivalité entre les deux magiciens, qui montent Marco et Celia l’un contre l’autre. Mais elle n’est pas sûre de vouloir creuser le thème du cirque. “Je ressens énormément la pression du ‘ça va être quoi son prochain truc ?’” explique-t-elle. Elle vient d’emménager dans un nouvel appartement à Boston, où elle vit avec deux chats au pelage clair et duveteux, qui ont l’air surnaturels, et au milieu d’une collection hétéroclite d’objets d’art et de meubles anciens. Un chapeau melon noir trône sur une étagère. Une vieille pendule arrêtée est accrochée au mur. Une autre est posée par terre. La décoration de son bureau comprend une planche de Ouija [utilisée dans les séances de spiritisme], un coussin aux couleurs de Hogwarts, l’école de Harry Potter, et un jeu de tarots blancs et noirs, peints à la main, qu’elle a créés pendant qu’elle travaillait à son roman. Elle espère le commercialiser et a déjà quelques pistes. L’une des cartes, sur laquelle est dessinée une montgolfière avec des rayures blanches et noires, a servi d’affiche publicitaire pour The Night Circus : son équipe marketing en a envoyé 500 à des libraires de tous les Etats-Unis. Alexandra Alter

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Doubleday fait de la publicité pour le livre sur les blogs et les sites consacrés à la fantasy, aux romans d’amour et à la littérature jeunesse. Viser le grand public pourrait être une stratégie risquée : les jeunes adultes pourraient trouver le livre trop complexe, et certains adultes trop “mignonnet” (le roman met en scène une paire de chatons acrobates). D’autres séries de fantasy ciblant plus précisément le jeune public ont été présentées comme des héritières plus prometteuses de Harry Potter. La saga mythologique Percy Jackson, de Rick Riordan, a été tirée en tout à 30 millions d’exemplaires et a donné naissance en 2010 à un film réalisé par Chris Columbus. Plus de 25 millions d’exemplaires des livres peuplés de dragons de la série L’Héritage, de Christopher Paolini, ont été écoulés, et Knopf prévoit d’imprimer pas moins de 2,5 millions d’exemplaires du dernier volet de la trilogie, paru aux Etats-Unis le 8 novembre. Warner Bros a acquis les droits des Magyk d’Angie Sage, dont le héros est un jeune apprenti sorcier qui se bat contre des êtres maléfiques. Toutes ces sagas ont été des best-sellers, mais leurs ventes cumulées font pâle figure à côté de celles de J.K. Rowling.


Séries télé

Ma vie de “Pan Am girl” A l’occasion des débuts de la série américaine Pan Am au Royaume-Uni, une journaliste est allée à la rencontre de quatre anciennes hôtesses de l’air de la compagnie mythique des années 1960.

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The Times (extraits) Londres ans Pan Am, la nouvelle série américaine dont tout le monde parle [et qui est diffusée depuis le 2 novembre au Royaume-Uni par la BBC], on voit un quatuor de jeunes hôtesses de l’air en uniforme bleu paon et gants blancs évoluer d’un pas léger dans un aéroport des années 1960. Taille de guêpe, dos bien droit, toque sur une chevelure au brillant L’Oréal, elles tiennent leur sac dans le creux de la main tandis que la voix off salue en elles une “nouvelle race de femmes” : instruites, élégantes, indépendantes, gracieuses et pleines d’assurance – des filles qui parcouraient le monde et gagnaient davantage que l’homme moyen tout en ayant toujours l’air impeccable. Les quatre Britanniques qui sont assises en face de moi aujourd’hui savent très bien avec quelle rigueur la Pan American World Airways

faisait respecter ses normes. Anita Perrin, Diane Michaud Gillbert, Maureen Blaydon et Jennifer Bence ont vécu ce rêve pendant des années : elles ont été de vraies “Pan Am girls”. Elles sont entrées dans la compagnie alors qu’elles étaient âgées d’une vingtaine d’années et brûlaient de voir le monde. Voici ce que disait une brochure de recrutement des années 1960 : “Vous avez le cœur dans les nuages, vous souhaitez une carrière stimulante, loin de la monotonie quotidienne et loin, très loin de n’être ‘qu’un travail’.” Mais elles ont très vite appris que certaines règles n’étaient pas négociables. Le port de la gaine était obligatoire pour éviter les marques de culotte, les cheveux se portaient juste au-dessus du col, les oreilles percées étaient interdites, le maquillage était réglementé : un peu de mascara, de blush et de rouge à lèvres (pas trop voyant). Il n’était pas question d’avoir les jambes nues : les hôtesses ne pouvaient pas embarquer si elles ne portaient pas de bas (les collants n’existaient pas à l’époque). Leur poids était strictement règlementé : selon les brochures de recrutement, elles devaient peser entre 47,5 et 61 kg et être “bien proportionnées” [mesurer entre 1,58 et 1,73 m]. “On était pesées tous les six mois”, raconte Maureen, entrée dans la compagnie en 1964. “Si on avait un peu grossi, on était prises à part et encouragées à perdre du poids.” Lors de son entretien d’embauche, en 1967, on avait demandé à Anita de perdre quelques kilos. Pendant trois semaines, elle a vécu de “rhubarbe à la vapeur, sans sucre” puis est revenue et a décroché le poste. Jennifer, elle, confie en riant : “J’ai été élevée au couvent et j’avais un père très victorien, j’ai donc eu une enfance très stricte – mais la Pan Am était bien plus stricte encore.” Les hôtesses (il n’y avait pas de stewards à l’époque) devaient être célibataires. Jusqu’aux années 1970, si une hôtesse voulait se marier et avoir des enfants, il était clair de part et d’autre qu’elle devait démissionner. L’aspect paradoxal de ce sexisme, c’est que ces employées jouissaient de libertés inédites jusque-là pour les femmes. Elles savaient qu’être hôtesse ce n’était pas seulement un emploi mais un style de vie. Celles qui étaient embauchées se sentaient privilégiées. Ces quatre femmes débordent encore de fierté et d’affection pour la Pan Am, qui était jadis le premier transporteur aérien international des Etats-Unis et qui a fait faillite en 1991. “On était traitées comme des reines, on avait une chance folle”, se souvient Anita, qui évoque les séjours dans des hôtels cinq étoiles, les trajets en limousine et les repas dans les meilleurs restaurants. La popularité actuelle des séries rétro traduit une nostalgie croissante pour une époque révolue où l’on faisait les choses avec classe et non comme dans ces compagnies aériennes d’aujourd’hui où le dîner consiste en une boîte de Pringles. Mais que pensent-elles, par exemple, de Ryanair ? “Ryanair, c’est fantastique, déclare Diane. Ils sont toujours à l’heure et permettent à des gens qui n’auraient jamais pu voyager par le passé de le faire.” Les anciennes de la Pan Am conviennent qu’on ne peut comparer le transport aérien d’aujourd’hui avec celui de cette époque, où l’avion était essentiellement réservé aux riches et aux Jennifer Bence, ancienne hôtesse de l’air : “ Mon père était très strict, mais ce n’était rien comparé à la Pan Am.”

COURTESY OF THE ADVERTISING ARCHIVES

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A gauche, une image de la série Pan Am, lancée le 25 septembre sur la chaîne ABC. Ci-dessus, une publicité des années 1960.

célébrités. Les repas de luxe étaient servis dans des assiettes en porcelaine. Les passagers portaient gants et chapeau. L’expression condescendante “trolley dollies” [poupées pousseuses de chariot] n’aurait pu être entendue à l’époque car les chariots à plateauxrepas n’existaient pas. Les boissons et les repas étaient apportés à chaque passager sur un plateau et les repas étaient cuits au four, à bord, par les hôtesses. En première classe, on préparait des œufs pour 24 passagers. Un œuf à la coque, qui met trois minutes à cuire au sol, prend sept minutes en altitude… Une fois, Anita était en première classe, elle descendait un escalier en colimaçon avec une casserole de riz et une casserole de sauce quand elle a glissé. Le contenu des casseroles s’est déversé sur un passager, qui s’est révélé être Cary Grant. “Le riz collait à la sauce et il en avait partout. Mais il a été absolument charmant. Nous lui avons donné des couvertures, avons pris ses vêtements, les avons lavés et les lui avons rendus avant la fin du vol.” Pendant la guerre du Vietnam, la Pan Am effectuait des vols réservés aux soldats en permission. Anita a passé plusieurs années sur la liaison San Francisco-Saigon-Guam. Chose peu connue, les hôtesses embarquées sur ces vols étaient nommées sous-lieutenants honoraires de l’armée de l’air. Peut-être parce que si l’avion avait été abattu elles auraient été traitées comme des officiers. Les quatre femmes sont devenues chef de cabine (avec un salaire de plus de 600 dollars par mois) et, avec les frais d’escale, elles se sont quelque peu enrichies. “On avait l’impression d’être millionnaires, confie Anita. Comme on travaillait tout le temps, on n’avait pas le temps de dépenser notre argent. C’était comme si on partait sans cesse en vacances tout en étant payées.” Etaient-elles bombardées de propositions malhonnêtes par des hommes à la main baladeuse, comme le veut la légende ? Leur réponse est non. “Il y avait un respect mutuel”, dit Maureen. Les pilotes étaient en général plus âgés que les hôtesses et davantage considérés comme des figures paternelles héroïques que comme des maris potentiels. C’est d’ailleurs ce qu’elles reprochent à la série Pan Am : les pilotes sont trop jeunes pour être crédibles. Carol Midgley

JON ENOCH/EYEVINE/VISUAL PRESS

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Age d’or

New York, 1959. Comme toutes les autres vedettes de l’époque, le basketteur Wilt Chamberlain voyageait avec la Pan Am.

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A l’époque, les petites filles rêvaient d’être hôtesses de l’air, pour voir le bas d’en haut. Et les garçons s’imaginaient déjà traverser l’Atlantique aux commandes d’un Boeing. La série Pan Am, lancée le 25 septembre par la chaîne américaine ABC, embarque le téléspectateur pour les années 1960 et l’âge d’or de la Pan American World Airways. Ses héros, un quatuor d’hôtesses et deux pilotes, quadrillent le monde. “Passion, aventure, espionnage… Ils osent tout, mais à 10 000 mètres d’altitude”, vante la chaîne. Depuis quelques années déjà, la télévision américaine n’en finit pas de revisiter le début des sixties, période de tendre insouciance entre la guerre de Corée et le conflit du Vietnam, la commercialisation de la pilule et l’assassinat de JFK. Inévitablement, Pan Am a été comparée à Mad Men, la série emblématique de cette vague de nostalgie. Diffusée depuis 2007 sur la chaîne câblée AMC (et en France sur Canal+), louangée par la critique, Mad Men suit le quotidien d’une agence de pub new-yorkaise tout au long des années 1960. Mais il est des choses que l’on peut se permettre sur une petite chaîne câblée et qui sont impensables sur une grande chaîne publique américaine, propriété de Disney qui plus est. Dans le monde merveilleux de Pan Am, personne ne grille de cigarettes. Pourtant, dans les années 1960, comme l’a rappelé Mad men, on fumait comme des pompiers… y compris en avion. “C’est compréhensible”, s’est justifié Tommy Schlamme, producteur exécutif de Pan Am, dans Entertainment Weekly. “C’est notre seul mensonge révisionniste.” Il admet un deuxième petit “mensonge”, un anachronisme cette fois : une hôtesse de l’air noire doit bientôt faire son apparition au casting. Dans la réalité, il a fallu attendre 1966, et une série de procès, pour que la Pan Am consente à embarquer du personnel de couleur. Mais chez Disney, on préfère visiblement réécrire l’Histoire. Il a de fait été reproché à Pan Am de prendre le mirage des sixties pour argent comptant, sans explorer – comme le fait Mad Men avec brio – tous les nondits qui minaient la société de l’époque. “Pan Am romance le passé là où Mad Men prend sournoisement plaisir à railler des mœurs désuètes”, résume The New York Times. “Mad men est sans conteste une bien meilleure série, mais Pan Am reflète de façon sans doute beaucoup plus fidèle notre sentiment actuel d’insécurité. Quand le présent n’est guère prometteur et que l’avenir semble incertain, le passé revêt un lustre enviable”, poursuit le quotidien. Pan Am, également diffusée au Royaume-Uni, sur BBC2, reste inédite en France. Aux EtatsUnis, son taux d’audience a commencé à piquer du nez au bout de quelques épisodes, à tel point que la survie de la série pourrait être menacée.

BETTMANN/CORBIS

La nostalgie déploie ses ailes


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PHOTOS JALILA ESSAÏDI

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Jalila Essaïdi a soumis un échantillon de peau renforcée de soie d’araignée à un test balistique : le projectile entre dans la peau sans la transpercer.

Bio-art

La peau qui arrête les balles L’artiste néerlandaise Jalila Essaïdi voulait susciter une réflexion sur la sécurité. En imaginant d’incorporer de la soie d’araignée à de la peau humaine, elle a surtout ouvert de nouvelles perspectives aux scientifiques. De Groene Amsterdammer (extraits) Amsterdam

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n ce 25 mai 2011, une poignée de personnes attendent de voir ce qui va se passer au fond du champ de tir de l’Institut néerlandais de médecine légale (NFI), à La Haye. Devant l’assistance est installé un support sur lequel est maintenu un pistolet. Un peu plus loin, dans le prolongement du canon, un bloc de gélatine rectangulaire de la taille d’une grande boîte à chaussures est posé sur un socle. Un chiffon rond, humide, couleur chair est fixé à la gélatine. L’expert en balistique du NFI lève la main. Toutes les personnes présentes mettent leur casque de protection ou se bouchent les oreilles. Un coup sec retentit. Le chiffon se détache de la gélatine et tombe par terre. Jalila Essaïdi a du mal à se contenir. Dès

que l’expert du NFI en donne l’autorisation, elle se précipite pour aller ramasser le chiffon. Rayonnante, elle montre le résultat à l’assistance : la balle n’a pas traversé le chiffon. Elle y est restée enfermée, comme dans un sac en plastique. Jalila Essaïdi a atteint son but. Elle vient de montrer qu’il est possible de rendre la peau humaine résistante aux balles. Mais Jalila Essaïdi est une artiste. Le tir d’essai effectué au NFI marque le couronnement de son projet artistique baptisé 2.6g 329m/s. L’intitulé fait référence à la masse nominale – 2,6 grammes – et à la vitesse – 329 mètres par seconde – d’une balle de calibre 22, ce qui correspond à la norme minimale de protection à laquelle doivent satisfaire les gilets pare-balles.

Spiderman en chair et en os On imagine aisément les applications susceptibles de découler de sa découverte et les millions qu’elle pourrait rapporter (l’armée américaine dépense à elle seule chaque année 300 millions de dollars en gilets de protection balistique). Mais cela n’intéresse pas l’artiste, qui veut avant tout nous inciter à réfléchir. Son projet est un commentaire artistique sur notre sentiment d’insécurité, alimenté par des carnages récents comme celui qui s’est produit à Alphen aan den Rijn, aux Pays-Bas [en avril dernier, un jeune homme de 24 ans, Tristan van der Vlis, a ouvert le feu sur la foule dans un centre commercial]. Est-ce une bonne chose de pouvoir s’immuniser contre les balles de Tristan van der Vlis ? Ou bien cela créera-t-il de nouveaux dangers ? La genèse de cette avancée technique présente elle aussi un intérêt. En s’aventurant sans préjugés sur un terrain réservé à la science, Jalila Essaïdi a permis des synergies que les spécialistes enfermés chacun dans leur discipline n’auraient jamais eu l’idée de créer. Tout a commencé par une découverte dans une revue scientifique. Un jour, elle a lu un

Le tissage de la soie est un savoir-faire qui s’est perdu en Europe, comme Jalila Essaïdi a pu s’en apercevoir

article sur les travaux du chercheur américain Randy Lewis. Ce spécialiste de la biologie moléculaire est parvenu à décrypter les gènes qui codent la protéine de la soie d’araignée, un matériau parmi les plus solides et les plus élastiques que l’on puisse trouver dans la nature. Pour obtenir cette fibre, Randy Lewis utilise des chèvres transgéniques qui donnent un lait contenant les protéines de la soie d’araignée et des vers à soie qui tissent leur cocon avec ce matériau. Jalila Essaïdi a eu une révélation : et si on associait la soie synthétique de Randy Lewis à de la peau humaine ? Etant donné la résistance de la soie d’araignée, on obtiendrait peut-être une peau pare-balles, Spiderman en chair et en os. Elle a élaboré un projet qu’elle a présenté à un concours organisé conjointement par la Netherlands Genomics Initiative, le Centre for Society & Genomics et la Waag Society, une fondation amstellodamoise qui favorise le développement de “technologies créatives pour l’innovation sociale”. Cette initiative, connue sous le nom de Designers & Artists 4 Genomics Award (DA4GA), vise à explorer les possibilités d’interaction entre design, pratique artistique et sciences de la vie et à inciter de jeunes artistes et créateurs à s’aventurer sur la voie du bio-art, un courant artistique qui utilise le vivant comme matériau de base. Parmi les exemples les plus connus figurent Alba, la lapine fluorescente de l’artiste américain Eduardo Kac, et le travail de l’Australien Stelios Arkadiou, Stelarc de son nom d’artiste, qui s’est notamment fait implanter une oreille sur l’avant-bras gauche. Jalila Essaïdi a été parmi les trois lauréats qui, en décembre 2010, se sont vu remettre leur prix au musée Naturalis de Leyde par le président de l’Académie néerlandaise des sciences, Robbert Dijkgraaf. Chacun des lauréats a reçu une dotation de 25 000 euros pour mener à bien son projet, dont les résultats sont exposés depuis le 17 juin au musée Naturalis [voir ci-contre].

Querelles d’ego Jalila Essaïdi a décidé de travailler avec le Forensic Genomics Consortium Netherlands. Cette alliance regroupe les laboratoires de génétique médico-légale du NFI et des universités de Leyde et de Rotterdam et finance et coordonne la recherche sur les nouvelles techniques d’identification ADN des suspects et des victimes de crimes. La coopération internationale a beau être essentielle en sciences, elle est souvent entravée par les querelles d’ego entre chercheurs. Mais visiblement, ils n’ont pas ressenti comme un danger l’incursion d’une jeune artiste inconnue dans leur domaine. “J’ai été accueillie à bras ouverts dès le départ, raconte Jalila Essaïdi. Randy Lewis a répondu immédiatement au courriel que


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A voir

je lui avais envoyé. J’étais vraiment bluffée, je ne m’y attendais pas du tout.” Randy Lewis produit sa soie d’araignée uniquement à des fins expérimentales et, donc, en très faibles quantités. Il a pourtant accepté de céder deux de ses cocons à Jalila Essaïdi. L’artiste a dû ensuite se mettre en quête d’une personne capable de tisser la soie afin de créer un support sur lequel pourrait se “fixer” une peau humaine obtenue par culture. Cela n’a pas été simple. Le tissage de la soie est un savoirfaire qui s’est perdu en Europe, comme Jalila Essaïdi a pu s’en apercevoir. “C’est une activité qui exige beaucoup de main-d’œuvre, elle n’est plus pratiquée que dans des pays à bas salaires comme la Chine. Toute la soie que l’on utilise en Europe vient d’Asie.” Elle a aussi tenté, en vain, d’apprendre à tisser. A l’issue de longues recherches, elle a trouvé une entreprise allemande en mesure de réaliser le travail, en partie grâce à des relations en Asie. “Je ne me souviens même plus de tous les endroits où sont allés les cocons. Je crois qu’ils ont traversé au moins trois fois l’Atlantique et deux fois

Jalila Essaïdi

JALILA ESSAÏDI

L’artiste néerlandaise mime une séance de tir dans le cadre de son projet “2.6g 329m/s”.

le Pacifique”, raconte-t-elle. Elle a, comme elle le dit, découvert une “nouvelle route de la soie”. Avec ses deux précieux cocons, elle s’est présentée à Abdoelwaheb El-Ghalbzouri, biologiste cellulaire et chercheur en dermatologie au Centre hospitalier universitaire de Leyde (LUMC). Il a vu dans le projet de Jalila Essaïdi une excellente occasion de concrétiser une vieille ambition. On cultive de la peau humaine depuis des années déjà. On prélève des cellules de peau pour ensuite “ensemencer” un morceau de papier-filtre placé dans une boîte de Petri. Au bout d’un mois, on obtient un échantillon de peau de la taille d’une rondelle. Cette peau artificielle sert au traitement des grands brûlés, mais aussi à tester des cosmétiques et des produits chimiques sans passer par l’expérimentation animale. L’Oréal, par exemple, utilise depuis déjà longtemps de la peau humaine cultivée par ses soins. Ces tissus artificiels ne se composent le plus souvent que d’épiderme, la couche la plus superficielle. Abdoelwaheb El-Ghalbzouri espérait depuis un certain temps trouver un moyen

La peau pare-balles de Jalila Essaïdi et les projets de deux autres lauréats du Designers & Artists 4 Genomics Award sont exposés jusqu’au 8 janvier 2012 au musée d’histoire naturelle Naturalis de Leyde, aux PaysBas (naturalis.nl/en). Pour en savoir plus sur l’artiste et son projet, on peut aller sur son site (jalilaessaidi.com) ou bien visionner Derminator ou la peau pare-balles, le reportage que lui a consacré la télévision suisse romande dans son émission Nouvo du 23 septembre 2011 (nouvo.ch/emissions).

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de cultiver une peau “réaliste”, qui comporterait aussi le derme. Il souhaitait en outre combiner la peau obtenue par culture avec d’autres matières naturelles, pour voir si cela pouvait aboutir à de nouvelles applications. Grâce à Jalila Essaïdi et à son prix, il a enfin pu mener ces recherches. Les cellules de la peau adhérent merveilleusement bien à la soie d’araignée. En cultivant la peau par fines couches sur de fines couches de soie, Abdoelwaheb El-Ghalbzouri a fabriqué un tissu beaucoup plus solide et résistant que la peau cultivée selon la méthode classique. La structure rappelle celle du polyester : des nattes tressées qui sont enduites de résine synthétique. La soie d’araignée est tellement fine que d’innombrables couches peuvent être ajoutées à la peau cultivée sans la rendre beaucoup plus épaisse. En théorie, il est donc possible de fabriquer de la peau humaine bien plus fine et légère que le Kevlar, la matière la plus utilisée pour les gilets pare-balles, et d’offrir une meilleure protection balistique.

Désir d’invulnérabilité Jalila Essaïdi s’est heurtée à d’autres problèmes. Pour le tir d’essai, il s’est vite avéré que la peau contenant de la soie d’araignée devait être fixée sur de la gélatine, substance dont les propriétés sont les plus proches du tissu musculaire humain. Jalila Essaïdi voulait conserver le bloc de gélatine pour l’exposition au musée Naturalis. Mais la gélatine solidifiée ne se conserve pas longtemps. Elle moisit et se dissout rapidement dans l’eau dont elle est constituée en grande partie. Jalila Essaïdi a fini par rencontrer Fred van Immerseel, un préparateur du Laboratoire anatomique du LUMC. Fred van Immerseel et Abdoelwaheb El-Ghalbzouri travaillent 62


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61 depuis des années dans le même bâtiment, à un ou deux distributeurs de boissons de distance, mais chacun ignorait l’existence de l’autre. L’homme du Laboratoire anatomique prépare et conserve des organismes à diverses fins et à l’aide de techniques très différentes, mais le dermatologue peut parfaitement s’en servir pour ses propres travaux. Ainsi est née une collaboration fructueuse entre eux. Le projet artistique de Jalila Essaïdi a également permis de concevoir une étuve plus perfectionnée. Les étuves sont des incubateurs où les chercheurs réalisent leurs cultures cellulaires. Celles qui existaient sur le marché étaient entièrement fermées. Mais Jalila Essaïdi voulait que le public de Naturalis puisse observer le processus de culture. Elle a fait fabriquer une étuve spéciale dotée d’une fenêtre et d’une caméra, de façon à pouvoir suivre la croissance de la peau pare-balles. Ce prototype s’est révélé si performant que son fabricant va désormais le produire en série pour les laboratoires. “Le plus beau dans ce projet, note Jalila Essaïdi, c’est qu’il est plein de surprises. Je déclenche toutes sortes de choses que je n’avais pas prévues et qui n’étaient pas dans mes intentions.” Au NFI, le tir d’essai réussi a été effectué avec une balle remplie à moitié de poudre. A présent, le moment est venu de réaliser le test décisif. Jalila Essaïdi et Abdoelwaheb El-Ghalbzouri font à nouveau charger le pistolet, cette fois avec une balle de calibre 22 contenant la quantité maximale de poudre, sa masse nominale et sa vitesse atteignant les valeurs correspondant à l’intitulé du projet. La détonation est beaucoup plus forte. La balle traverse non seulement entièrement l’échantillon de peau renforcé par huit couches de soie d’araignée, mais

La peau pare-balles peut aussi bien tourner à l’avantage des victimes que des criminels aussi le bloc de gélatine. Les collaborateurs du NFI retrouvent le projectile plusieurs mètres derrière la cible, vers le milieu du champ de tir. La déception de Jalila Essaïdi montre à quel point elle est partagée entre ses deux passions. “En tant qu’artiste, peu m’importe que la peau laisse passer la balle ou qu’elle résiste. Je fais passer mon message dans un cas comme dans l’autre.” Mais la bricoleuse et l’inventrice qui sont en elle sont plus attachées au résultat. Pas de problème, se dit Abdoelwaheb El-Ghalbzouri : “Si nous doublons le nombre de couches de soie d’araignée pour les porter à seize, la balle ne pénétrera sans doute plus.” Mais pour cela, ils devront se procurer de nouveaux cocons auprès de Randy Lewis. Avec sa peau pare-balles, Jalila Essaïdi entend explorer “les questions sociales, politiques, éthiques et culturelles qui entourent la sécurité”, comme elle l’écrit sur son site Internet. “Des questions qui découlent de ce vieux désir humain d’invulnérabilité. La légende veut qu’Achille

ait été invulnérable sauf au talon.” Mais il était le fils d’une déesse. “Grâce aux biotechnologies, aurons-nous encore besoin à l’avenir d’une ascendance divine pour acquérir des propriétés telles que l’invulnérabilité ?” Imaginons que nous puissions bientôt répondre par oui à cette question. Devons-nous nous en réjouir ? La peau pareballes peut en effet aussi bien tourner à l’avantage des victimes que des auteurs d’un crime. Si ces deux catégories ont un sentiment de sécurité accrue, il est fort possible que cela entraîne une escalade de la violence. Autant d’idées qui donnent matière à réflexion aux visiteurs de l’exposition du musée Naturalis. Mais les conséquences involontaires de son projet sont tout aussi intéressantes, comme le souligne Jalila Essaïdi – la nouvelle route de la soie ; l’étuve dotée d’une fenêtre et d’une caméra ; la collaboration entre Fred van Immerseel et Abdoelwaheb El-Ghalbzouri. De ce point de vue, 2.6g 329m/s est bien plus qu’un commentaire classique d’artiste sur un sujet d’actualité polémique. Tout comme la matière organique et transgénique qui en constitue la base, le projet se divise et se multiplie selon des modalités inattendues. L’art de Jalila Essaïdi ne réside pas tant dans l’effet qu’il aura sur le débat autour de la sécurité – peutêtre n’en aura-t-il aucun – ou même dans la peau pare-balles qu’elle a inventée – peutêtre ne passera-t-elle jamais le test ultime de résistance mentionné dans l’intitulé de son projet. Son art s’est déjà manifesté bien plus en amont, et en dehors du domaine artistique : dans cet incubateur virtuel qu’elle a créé en rapprochant les gens et en leur faisant échanger des idées. Joost Ramaer

L cou ong rri er

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Insolites

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Atterrir sans train d’atterrissage ? Un exploit – ou un miracle, c’est selon. Le pilote Tadeusz Wrona, qui a réussi à poser son Boeing 767 sur le ventre à l’aéroport de Varsovie, est devenu un héros national en Pologne : on ne déplore aucune victime. Mais, si tout le monde salue son professionnalisme et son sang-froid, certains rendent surtout grâce au ciel. A bord se trouvait un religieux qui avait en poche “des reliques du bienheureux Jean-Paul II”. Le rédemptoriste Piotr Chyla a prié pour l’intercession de feu le pape, ainsi qu’il l’a déclaré à la chaîne de télévision Trwam. Il n’a pas prononcé le mot miracle, mais pour une flopée de blogs et de médias polonais l’affaire est entendue : M. Wrona, qui a 15 000 heures de vol à son actif, n’était pas seul aux commandes…

Avant, les journées de travail de Salim consistaient à trimer en plein soleil. Désormais, une fois par semaine, cet ouvrier du bâtiment bangladais est affecté à un tout autre travail : il doit jouer aux machines à sous dans la fraîcheur et le confort du casino Resorts World Sentosa. Salim est l’un de ces nombreux salariés étrangers que leur employeur envoie jouer à leur place, révèle une enquête du Straits Times. Cet arrangement permet aux patrons interdits de casino de continuer à s’adonner à leur passion. D’autres multiplient ainsi leurs chances de gagner. Fréquenter des salles climatisées, voilà qui change agréablement de transpirer en plein soleil. Au lieu de souder des plaques d’acier, Salim fait le tour des machines à sous en cherchant où dépenser ses 500 dollars singapouriens. Il recherche un bandit manchot qui n’a pas payé depuis un moment. Puis il se rend à la roulette, où il mise sur quatre des “nombres de chance” de son patron. Il opère avec Rajib, un collègue et compatriote, qui joue depuis plus longtemps que lui et à qui on a confié 800 dollars. Les deux hommes ont reçu des instructions strictes : ils doivent noter leurs mises, leurs pertes et leurs gains. Ils touchent 10 % de tout ce qu’ils gagnent mais s’ils perdent plus de 500 dollars, toutes les pertes sont déduites de leur paie. Salim et Rajib jouent ensemble pour ne pas se laisser griser par certaines machines à sous et se retrouvent toutes les deux heures pour tenir leur patron, le fabricant d’ameublement Edmund Ng, au courant de la situation. The Straits Times s’est entretenu avec cinq entrepreneurs qui envoient régulièrement leurs ouvriers jouer. Ils en connaissent au moins quinze autres qui en font autant. Ils envoient chacun deux ouvriers vers 10 heures et ceux-ci restent là jusqu’à ce que leur patron vienne les chercher, vers

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Y a-t-il des reliques dans l’avion ?

Le bandit manchot, ça change des échafaudages 22 heures, parfois minuit. Eric Leong envoie trois ouvriers au casino une ou deux fois par semaine. “Si je joue, il n’y a qu’une personne. S’ils sont deux à jouer, ça double les chances de gagner.” M. Leong et ses homologues détournent les soupçons en fournissant à leurs employés des certificats médicaux pour les jours qu’ils passent au casino. “Si l’inspection du travail m’interroge, je dirai que mon ouvrier est malade et qu’il s’est éclipsé pour aller jouer – qu’est-ce qu’ils pourront dire ?” confie M. Leong. Ces patrons choisissent des ouvriers intelligents qui travaillent pour eux depuis au moins trois ans et en qui ils ont confiance. Les hommes sont briefés au cas où on leur poserait des questions. “Si les gens du casino me demandent pourquoi tant d’argent, je dis : jour de paie aujourd’hui”, explique Ishan, à qui on remet 700 dollars pour chaque expédition. “S’ils demandent comment je peux venir à casino en semaine, je dis : c’est jour de congé parce que chantier fini.” Les défenseurs des

travailleurs migrants dénoncent ces agissements. “Ça ne va pas du tout. Ces hommes veulent être affectés aux tâches pour lesquelles ils ont été recrutés. Ils doivent pouvoir faire ce travail et être payés pour cela, et non employés à autre chose”, déclare John Gee, président de l’association Transient Workers Count Too. “Ils sont obligés d’obéir à leur patron et ils n’en tirent aucun profit. C’est du travail clandestin et c’est immoral.” Pour les spécialistes de l’addiction au jeu, les patrons concernés risquent de rendre leurs ouvriers dépendants au jeu. “Le casino, ce n’est pas que le jeu, c’est toute une atmosphère. Ils risquent d’aimer ça et de vouloir revenir pour oublier leurs problèmes et la dureté de la vie, déclare le psychiatre Tan Hwee Sim. C’est un groupe à haut risque – les marges sont faibles, ils peuvent facilement se laisser déborder, se retrouver criblés de dettes, et ils n’ont aucun soutien familial pour les aider à s’en sortir.” Elisabeth Soh, The Straits Times (extraits), Singapour “En réaction à cette enquête, Tan Chuan Jin, le ministre du Travail, a déclaré qu’il était consternant et inacceptable que des employeurs jouent par l’intermédiaire de leurs ouvriers”, indique le 5 novembre le quotidien de Singapour. “Dans une déclaration conjointe, le ministère du Travail et le ministère du Développement, de la Jeunesse et des Sports ont déclaré que les autorités avaient rencontré les exploitants de casino et que ceux-ci avaient accepté de procéder à des contrôles dans leurs établissements. Le ministère du Travail est en outre en train de vérifier si les agissements des entrepreneurs concernés ne sont pas passibles de poursuites.”

c im de e w in su m ee g L Le cc an k-e a t P Jo ès da nd élé de eu a ur, ” au nt à l’e vis a l’A va ci p D nre io de tra ïd nt tan rés ieu gis n tu u c ns El- le t l’ ide d’ tr ni “le n ch han mis Kéb jou age nt ”as em sien fa s a ts u ir rn nc Be su en n de ut- ucc nte litu n “e , la c al d e tu n A rer t d’ e a “s rn il l ès ur, rg nr ha e 2 n li, un un dif no i la ier e ra ” d Faw iqu egi îne 0 h isie écr ple e p fus de n” dif . Po pp u le zi es str na eu nn it L in riè é re la , a d fus ur ele ad Be ” à em tio res e T ’Or té éc ion le r, er n l’is en na , à AP ie lé la d m a p dé Ga su t a le la . ntvi ré e om r c m e n W v sio u la is h r d c a e n n m pr ent la f u. B a, a esq ien tan ille tu e ièr , o u e p u ya ni m e n ite n rié el 1 sie b ét ig le Al s nn re d ait no 14 i, pou r e e l vo re ja (E ’E lo nv TT ta nta ie r ). blis ire se o m u en t

Une femme de ménage zélée a récuré énergiquement le fond d’une bassine en caoutchouc au musée Ostwall de Dortmund. Malheureusement, celle-ci faisait partie d’une œuvre d’art – une installation de Martin Kippenberger, évaluée à 800 000 euros. Wenn’s angängt durch die Decke zu tropfen (Quand le plafond commence à fuir) est à jamais endommagée, estime le musée. La technicienne de surface, qui a confessé en larmes à son employeur “ce moment d’inattention”, ne sera pas sanctionnée, note Der Westen. Le règlement du musée interdit au personnel de nettoyage de s’approcher à plus de 20 centimètres des œuvres. Mais la malheureuse “a été assez punie comme ça, elle a la honte de sa vie”, a déclaré le chef de la société d’entretien, Frank Schwake.

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C’est du propre !



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