Courrier international 1098

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Espagne Des candidats mais pas d’idées

Internet La folie du “cloud computing” www.courrierinternational.com N° 1098 du 17 au 23 novembre 2011

Débat upbybg

La beauté est-elle un droit ?

Scandales alimentaires en série

Quand la Chine s’empoisonnera Enquêtes de la presse chinoise Jingji Cankao Bao Xin Caijing Nanfang Zhoumo Zhongguo Xinwen Zhoukan Caijing Wang Renmin Wang Beijing Qingnian Bao





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Sommaire upbybg n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

6 Planète presse 8 A suivre 11 Les gens

Les opinions

PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

En couverture : Dans une usine de transformation du porc en Chine (province du Jiangsu). Photo de John Stanmeyer, VII.

LAGÔRA, une émission de France Ô en partenariat avec Courrier international chaque samedi à 18 h 45. Cette semaine, Jean-Marc Bramy et ses éditorialistes débattront de l’Europe.

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Lucas Papademos Premier ministre grec, Mario Monti président du Conseil italien, et même Jean-Claude Trichet possible mi nistre des Fi nances, selon la rumeur qui a couru à Paris. Désormais, pour faire plaisir à l’Europe et surtout aux marchés financiers, on appelle au pouvoir des banquiers, ce que l’on nomme des experts. Mais faire appel à des experts n’est pas sans risques. On se souvient du mot de Clemenceau : “La guerre est une affaire trop sérieuse pour être confiée à des militaires.” La guerre économique et financière est peut-être trop sérieuse pour être confiée à des économistes, surtout ceux qui ont travaillé dans la banque. Les hommes choisis en Grèce et en Italie ont sans doute beaucoup de qualités. Les premiers jours, les “marchés” ont favorablement réagi à leur nomination. Mais rien ne dit que cet état de grâce durera et qu’au moindre impair politique les marchés ne réagiront pas comme à leur habitude. De plus, ces experts qui promettent d’éteindre l’incendie ont euxmêmes été des pyromanes ou les conseillers des pyromanes. Prenez le très Européen Lucas Papademos : ne fut-il pas de 1994 à 2002 gouverneur de la Banque de Grèce ? Il a donc “préparé” son pays pour le passage à l’euro en 2001 avec les méthodes que l’on connaît désormais. Quant à Mario Monti, ce “cardinal” si austère, il fut à partir de 2005 international advisor de la banque Goldman Sachs. A ce poste, il ne pouvait pas ne pas connaître l’implication de cette banque d’affaires dans le maquillage des comptes grecs. Et même le très vertueux M. Trichet, tout au long de sa carrière au Trésor et ailleurs, accompagnait sinon encourageait la libéralisation de la finance. Bien sûr, on peut comprendre qu’une majorité d’Italiens, écœurés par Silvio Berlusconi, accueillent Mario Monti avec soulagement (voir l’opinion sévère du quotidien italien Il Fatto Quotidiano, p. 13). De même, on comprend que les Grecs puissent préférer un gouvernement d’union nationale, malgré la présence de deux ministres d’extrême droite. Il faut savoir pourtant que pour MM. Monti et Papademos les ennuis ne font que commencer. Car au-delà de la technique financière il faudra qu’ils fassent de la politique, c’est-à-dire des choix qui peuvent mécontenter tel ou tel groupe. Ni l’euro, ni l’Italie, ni la Grèce ne sont encore sortis d’affaire. La France non plus, d’ailleurs. Philippe Thureau-Dangin

En couverture

16 Chine, la peur au bout des baguettes Dans un pays où la table est révérée, sept Chinois sur dix s’affirment préoccupés par la qualité des produits alimentaires. Les scandales se multiplient : huile frelatée, fruits de mer aux métaux lourds, abus de produits chimiques… Tandis que la répression policière s’abat sur des réseaux organisés, la presse dénonce la corruption et une faillite morale.

Maroc Un pays jeune dirigé par de vieux politiciens

Dossier technologie Les ordinateurs dans le nuage 38 Asie Japon Le jour le plus long des journaux nippons Népal Pauvres femmes de maos Laos Les bouées de la honte déferlent à Vang Vieng 42 Moyen-Orient Iran Une guerre froide qui se réchauffe dangereusement Contrecoup L’opposition paie le prix fort Palestine La maison résistante de Salim Egypte Le “Protocole des sages coptes“ 46 Afrique Maroc Un pays jeune dirigé par de vieux politiciens République démocratique du Congo 18 000 candidats et des bulletins de 54 pages ! 50 Courrier in English Prochain rendez- vous dans CI n° 1102, à paraître le 15 décembre 52 Economie Energie Les Suisses exportent leurs centrales en Europe Internet La monnaie virtuelle n’échappe pas à la spéculation 57 Dossier technologie La folie du cloud computing

D’un continent à l’autre 23 France Armement Rafale cherche acheteurs désespérément Société Le sang d’encre des sang-bleu Gastronomie Un cassoulet mitonné avec humour 27 Europe Espagne Faute d’idées, une campagne d’image UE Un euro fort sans maillon faible Grèce Ils veulent du pain ? Vendons-leur des armes... Portugal L’homme qui ne valait plus un milliard Royaume-Uni Décollage pour l’île du bout du monde Roumanie Charles, prince de Galles et bientôt roi des Roumains ? 34 Amériques Etats-Unis Avec Obama, Wall Street se porte comme un charme Guatemala Des archives policières sous garde suisse Cuba “La promenade en bateau est interdite aux Cubains“

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Du feu et des pyromanes

13 Italie Super Mario, l’homme de la BCE Allemagne Mais que fait la police ? Indonésie Papous, défendez-vous !

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Editorial

Long courrier 66 Idées La beauté pour tous ! 70 Le livre Mohammed Hanif 72 Design Tous les néons de Varsovie 74 Insolites SSSSSS… 4 millions de serpents pour l’hôpital de demain

Economie Les Suisses exportent leurs centrales en Europe


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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

courrierinternational.com Parmi nos sources cette semaine Adevarul 187 000 ex., Roumanie, quotidien. Né sur les décombres de Scînteia, le quotidien du PC roumain, “La Vérité” fait preuve d’indépendance et d’équilibre politique et journalistique, tout en se montrant critique envers le gouvernement. Il se proclame le plus important quotidien roumain.

Beijing Qingnian Bao 365 000 ex., Chine, quotidien. Créé en 1949, le “Quotidien de la jeunesse de Pékin” est l’émanation du Comité de la ligue de la jeunesse de Pékin. Ses informations parfois exclusives et son ton hardi lui assurent un large lectorat, touchant les intellectuels de tout le pays. Caijing Wang (caijing.com.cn) Chine. Le site du magazine économique pékinois Caijing est d’une très grande réactivité à l’information et l’un des plus audacieux en termes d’investigation et d’opinion. Les enquêtes réalisées pour le site sont d’une qualité comparable à celles du magazine, et sont d’ailleurs parfois réutilisées dans la version papier. Dawn 138 000 ex., Pakistan, quotidien. Dawn a été créé en 1947 lors de l’indépendance du Pakistan par Muhammad Ali Jinnah, père de la nation et premier président. Un des premiers journaux pakistanais

de langue anglaise, il jouit d’un lectorat d’environ 800 000 personnes. Il appartient au groupe Pakistan Herald Publications, fondé également par M. A. Jinnah. Expresso 140 000 ex., Portugal, hebdomadaire. Lancé en 1973 par un député salazariste “libéral”, le premier journal moderne pour Portugais cultivés a séduit par sa qualité et son indépendance. Sa principale originalité vient de son format, proche de celui d’un quotidien. L’“Express” est l’hebdomadaire le plus lu du pays. Il Fatto Quotidiano 150 000 ex., Italie, quotidien. Lancé le 23 septembre 2009 par l’ex-directeur du quotidien de gauche L’Unità, Antonio Padellaro, le journal rassemble des plumes venues de plusieurs horizons du journalisme italien autour d’une idée simple : la dénonciation résolue du “sultanat dégradant” de Silvio Berlusconi. Generación Y (desdecuba.com/generacion y), Cuba. Le blog de la philologue et informaticienne cubaine Yoani Sánchez, créé en avril 2007, a vite rencontré un immense succès sur la Toile et a été classé par CNN parmi les 25 meilleurs blogs du monde. IEEE Spectrum 300 000 ex., Etats-Unis, mensuel. C’est la revue technologique généraliste de l’IEEE (Institut des ingénieurs en électricité et en électronique), la plus grande concentration d’ingénieurs et de chercheurs dans le secteur high-tech au monde. Jingji Cankao Bao (Economic Information Daily) 400 000 ex., Chine, quotidien. Créé en 1981 par l’agence officielle Xinhua, “Références économiques” consacre ses pages aux problèmes structurels soulevés par la politique de réformes et de développement économique du pays.

Larbi.org (http://www.larbi.org), Maroc. Créé en 2004, ce blog traite l’actualité marocaine sur un ton critique, “comme une bouteille jetée à la mer !”. Mail & Guardian 41 000 ex., Afrique du Sud, hebdomadaire. Fondé en 1985, sous le nom de Weekly Mail, le titre a été remis à flot dans les années 1990 par le Guardian de Londres et appartient depuis 2002 au patron de presse zimbabwéen Trevor Ncube. Résolument à gauche, le Mail & Guardian milite pour une Afrique du Sud plus tolérante.

Nanfang Zhoumo 1 300 000 ex., Chine, hebdomadaire. Le magazine le plus attendu de Chine pour ses enquêtes et ses reportages a souvent débusqué des cadres corrompus et dénoncé des scandales, au point de déranger en haut lieu. Il subit régulièrement des rappels à l’ordre et des évictions de dirigeants, qui finissent par éroder son mordant. Ta Nea 77 000 ex., Grèce, quotidien. “Les Nouvelles” est un titre prestigieux appartenant au puissant groupe de presse Lambrakis. C’est un quotidien de l’aprèsmidi, proche du Mouvement socialiste panhellénique (Pasok). Populaire et sérieux, il consacre ses pages à la politique intérieure et internationale, aux loisirs, au sport et aux petites annonces. Nepali Times Népal, hebdomadaire. Cette publication généraliste

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Planète presse

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Courrier international n° 1098

en langue anglaise éditée à Katmandou offre un regard critique sur la politique gouvernementale. Elle défend bec et ongles son indépendance et se distingue par sa qualité d’écriture. Le Phare 2 500 ex., république démocratique du Congo. Créé en 1983, Le Phare, proche de l’opposition, souffre d’une parution irrégulière due au manque d’argent et de réseaux de distribution quasi inexistants dans un pays en guerre depuis cinq ans. Composé d’une dizaine de pages, il traite surtout de problèmes intérieurs. Polityka 230 000 ex., Pologne, hebdomadaire. Ancien organe des réformateurs du Parti ouvrier unifié polonais (Poup), lancé en 1957, “La Politique”, qui appartient aujourd’hui à ses journalistes, est devenu le plus grand hebdo sociopolitique de Pologne, lu par l’élite politique et intellectuelle du pays. Renmin Wang (peopledaily.com.cn) Chine. Créé en 1997 comme version web du Renmin Ribao (Quotidien du peuple), l’organe du Parti communiste chinois, ce portail est devenu en 2000 un média à part entière. Poids lourd du web en chinois, il se présente comme la voix de la Chine. Il est en même temps l’un des meilleurs sites chinois, techniquement au point et d’une grande richesse éditoriale. Rooz (roozonline.com) Iran. Créé en 2005, “Le Jour” est le premier quotidien iranien publié uniquement en ligne. Sa rédaction est constituée de journalistes exilés en Europe et qui collaboraient aux quotidiens proréformateurs à Téhéran, fermés par les conservateurs entre 1997 et 2001. Southeast Asia Globe 15 000 ex., Cambodge, mensuel. Indépendance de vue, qualité d’analyse et originalité des sujets, telles

sont les ambitions de ce titre créé en 2007 et qui couvre l’actualité politique, sociale, économique et culturelle de la partie continentale de l’Asie du Sud-Est. Technology Review 92 000 ex., Etats-Unis, paraît toutes les six semaines. Née en 1899, la revue est installée sur le campus du célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT). C’est le magazine des ingénieurs, scientifiques et hommes d’affaires soucieux de s’informer des nouvelles tendances technologiques et des décisions politiques en la matière.

TelQuel 20 000 ex., Maroc, hebdomadaire. Fondé en 2001, ce newsmagazine francophone s’est rapidement distingué de ses concurrents marocains en faisant une large place aux reportages et aux faits de société. Se méfiant du dogmatisme, il délaisse la politique politicienne et s’attaque à des sujets tabous tels que la sexualité. Xin Caijing 400 000 ex, Chine, mensuel. Ce titre économique et financier, basé à Pékin, a été créé en septembre 2009. Il est placé sous la tutelle de la Fédération chinoise de logistique. Zhongguo Xinwen Zhoukan 220 000 ex., Chine, hebdomadaire. Magazine d’information créé à Pékin le 1er janvier 2000. Papier glacé, photos en couleurs, style direct, sujets variés. Son éditeur, l’agence Nouvelles de Chine, fait des efforts évidents pour fournir un magazine “ouvert sur le monde, dans un esprit créatif et original”.

Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal novembre 2011 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Eric Chol (16 98), Odile Conseil (web, 16 27) Rédacteurs en chef adjoints Isabelle Lauze (16 54), Catherine André (16 78), Raymond Clarinard (16 77), Jean-Hébert Armengaud (édition, 16 57). Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Mark Porter Associates Europe Jean-Hébert Armengaud (coordination générale, 16 57), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Chloé Baker (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Marie Béloeil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Iulia BadeaGuéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Martina Bulakova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu et Franck Renaud (chefs de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Sciences Anh Hoà Truong (chef de rubrique, 16 40) Médias Mouna El-Mokhtari (chef de rubrique, 17 36) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (17 48) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, 17 33), Marie Béloeil (rédactrice, 17 32), Mouna El-Mokhtari (rédactrice, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Mathilde Melot (marketing), Paul Blondé (rédacteur, 16 65) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Daniel Matias (portugais) Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage Maury, 45191 Malesherbes. Routage France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Edwige Benoit, Gilles Berton, JeanBaptiste Bor, Isabelle Bryskier, Darya Clarinard, Prune Cornet, Geneviève Deschamps, Bernadette Dremière, Nicolas Gallet, Ghazal Golshiri, Catherine Guichard, Gabriel Hassan, Liesl Louw, Jean-Luc Majouret, Céline Merrien, Valentine Morizot, Pascale Rosier, Albane Salzberg, Pierangélique Schouler, Leslie Talaga Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Natacha Scheubel (16 52), Sophie Nézet (16 99), Sophie Jan. Gestion Julie Delpech de Frayssinet (responsable, 16 13), Nicolas Guillement. Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16). Partenariats Sophie Jan (16 99) Ventes au numéro Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Elodie Prost Publicité M Publicité-Publicat, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice déléguée : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher <ascher@publicat.fr> (13 97). Directrice de clientèle : Sandrine Larairie (13 47), Kenza Merzoug (13 46) Hedwige Thaler (1407). Régions : Eric Langevin (14 09). Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annonces classées : Cyril Gardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicité site Internet i-Régie, Alexandre de Montmarin tél. : 01 53 38 46 58. Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Service clients abonnements : Courrier international, Service abonnements, A2100 - 62066 Arras Cedex 9. 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Ce numéro comporte un encart Abonnement broché sur les exemplaires kiosque France métropolitaine ; un encart Bose jeté sur les exemplaires kiosque France métropolitaine et sur les abonnés France métropolitaine ; un encart “Restos du cœur”, un encart “Encyclopædia Britannica” et un encart “Ça m’intéresse – Histoire” posés sur les abonnés France métropolitaine ; un encart “Lettre diffusion croisée” posé sur certains abonnés France métropolitaine.



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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

A suivre Etats-Unis

Syrie

Iran-Israël

Barak joue avec le feu

Vers une intervention étrangère ? “La crise syrienne entre dans une phase dangereuse”, titre le quotidien panarabe Al-Hayat après la décision prise par la Ligue arabe de suspendre la participation de Damas à ses réunions et à ses activités. La Syrie est le deuxième pays arabe après la Libye à subir un tel revers de la part d’une organisation qui critique rarement les régimes autoritaires. Pour ce qui est de l’UE, elle a gelé des prêts européens, ainsi que 1,7 milliard de crédits de la Banque européenne d’investissement (BEI). Et pour la première fois la France appelle à “protéger davantage” les populations civiles en Syrie. Enfin, le roi de Jordanie, Abdallah II, a clairement demandé au président Assad d’abdiquer. Toutefois, la presse de Damas accuse les Etats-Unis d’avoir investi plus de 500 millions de dollars dans leur “guerre contre la Syrie”. Mais, pour le ministre des Affaires étrangères syrien, Walid Al-Mouallem, “le scénario libyen ne se répétera pas”.

Myanmar

En piste pour présider l’Asean en 2014 Réunis à Bali à la veille du sommet de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, les ministres des Affaires étrangères des dix Etats membres ont donné leur feu vert le 15 novembre à une présidence birmane de leur entente régionale en 2014, rapporte le Bangkok Post. Avant même l’ouverture du sommet proprement dit – qui devra formellement entériner cette décision –, le suspense a donc été levé. A Naypyidaw, la capitale birmane, on ne manquera pas de se réjouir de cette victoire diplomatique, acquise grâce à une multiplication des gestes d’ouverture politique ces dernières semaines. Reste à savoir si cette décision encouragera le pouvoir

Les militants d’Occupy Wall Street délogés La police newyorkaise a entrepris mardi 15 novembre d’évacuer les militants du mouvement Occupy Wall Street, qui campent dans Zucotti Park, dans le sud de Manhattan, depuis le 17 septembre dernier. Parallèlement, de plus en plus de tentes fleurissent sur les campus américains, note The New York Times. à s’engager plus avant sur la voie des réformes pour obtenir un allégement des sanctions internationales. Un nouveau test aura lieu le 18 novembre, avec la réunion du comité central de la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi. Ce rendez-vous pourrait décider du réenregistrement de la Ligue en tant que parti politique. Un vote favorable ouvrirait la voie à la participation de la force d’opposition aux élections partielles de décembre et à la probable entrée de la Prix Nobel de la paix au Parlement.

Les députés du majlis – la Chambre basse du Parlement kazakh, où seuls les députés du parti au pouvoir siègent –

ont demandé au président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaev, que se tiennent en janvier prochain les élections législatives prévues pour août 2012. Il s’agit d’une “initiative visant à clore un cycle électoral avant une nouvelle vague de la crise attendue pour 2012, afin que le gouvernement puisse se concentrer sur la gestion de l’économie”, écrit le journal russe Kommersant. La vraie raison se cacherait cependant dans la volonté de Noursoultan Nazarbaev, qui préside le pays depuis l’indépendance, en 1991, de “secouer les élites afin de renforcer les positions de son gendre”, le millionnaire Timour Koulibaev. Ce dernier est pressenti comme successeur du président actuel, dont la santé décline.

21 novembre Devenu simple député, Silvio Berlusconi ne bénéficie plus de l’“empêchement légitime”, loi qui lui permettait d’invoquer ses obligations de président du Conseil pour échapper à la justice. Le Cavaliere est inculpé dans 4 affaires et convoqué à 40 audiences d’ici à mai 2012. La prochaine est fixée au 21 novembre, où il devra répondre de fraude fiscale dans l’affaire Mediaset. La plus attendue est l’affaire Ruby : convocation le 23 novembre.

17 novembre A compter de cette date, les cigarettes vendues dans l’Union européenne doivent obligatoirement comporter un système qui freine leur combustion et qui soit capable de les éteindre automatiquement quand le fumeur ne tire plus dessus. Cette nouvelle norme européenne a pour objectif d’éviter les accidents et les incendies.

Kazakhstan

Des législatives pour mieux garder le pouvoir

Pour Ha’Aretz, preuve supplémentaire que le ministre ex-travailliste de la Défense est bien décidé à “vendre” coûte que coûte à son opinion publique l’option d’une opération unilatérale israélienne contre les installations nucléaires iraniennes, Ehoud Barak vient de s’appuyer publiquement sur des simulations théoriques réalisées par Tsahal. Ainsi, une attaque d’Israël et une contre-attaque de l’Iran ne provoqueraient la mort “que” d’un peu moins de 500 Israéliens. Ce qui suscite un commentaire acerbe de l’éditorialiste israélien Amir Oren : “Dommage que Barak ne soit pas parvenu à nous donner en exclusivité les noms des 499 victimes, car ce serait désormais une majorité écrasante d’Israéliens qui soutiendraient une guerre contre l’Iran, et tant pis pour les 499 malheureux perdants.” (Voir aussi pages 42-43.)

Côte d’Ivoire

Le boycott de Gbagbo Le Front populaire ivoirien (FPI) de l’ancien président Laurent Gbagbo sera le grand absent des élections législatives du 11 décembre prochain en Côte d’Ivoire. Le parti, dirigé par le secrétaire général Sylvain Miaka Ouretto (voir photo), avait posé une condition à sa participation : la libération de son fondateur et leader, Laurent Gbagbo. “On se demande maintenant comment, en se mettant volontairement hors course, le parti de Laurent Gbagbo va survivre sans être à l’Assemblée nationale. Au moins, une chose est sûre : les lendemains ne seront pas enchanteurs”, écrit l’éditorialiste du quotidien burkinabé Le Pays.

Agenda

Bientôt la case “prison” ?

18 novembre Le Parlement de Moldavie devait tenter, pour la cinquième fois en deux ans et demi, d’élire un président de la République (depuis la révolution anticommuniste d’avril 2009, le pays est en effet dirigé par un président par intérim). Mais, à l’issue d’âpres négociations, ni l’alliance proeuropéenne au pouvoir ni les communistes n’ont finalement proposé de candidat. Un cas

de figure non prévu par la Constitution. Visite du pape Benoît XVI à Cotonou, au Bénin ( jusqu’au 20 novembre).

22 novembre Le président turc Abdullah Gül se rend à Londres pour une visite d’Etat de trois jours, la première à ce niveau depuis 1988. Un accord sur la défense pourrait notamment être signé à cette occasion.

AFP ; REUTERS

Italie




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Les gens Iñaki Urdangarin

Un gendre encombrant

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El País Madrid candale au sein de la monarchie espagnole : le gendre du roi Juan Carlos, Iñaki Urdangarin, marié à l’infante Cristina, est impliqué dans une vaste trame de corruption, de détournements de fonds publics et de fausses factures. L’ancien champion de handball, âgé de 43 ans, pourrait même être prochainement inculpé. Une règle tacite s’impose pourtant aux membres de la famille royale espagnole, qui doivent se dispenser d’exercer un certain type d’activités professionnelles : ils peuvent et doivent travailler, certes, mais pas dans les affaires. Doña Elena, la fille aînée du roi, l’a appris à ses dépens. Peu après s’être séparée de Jaime de Marichalar, l’infante a monté une petite société de conseil qui n’a jamais eu la moindre activité : quelques heures après l’annonce de sa constitution, le roi Juan Carlos en a ordonné la dissolution. Sa sœur, Cristina, elle, a fait la connaissance d’Iñaki Urdangarin en 1996, aux Jeux olympiques d’Atlanta. La sélection espagnole de handball, dans laquelle évoluait Urdangarin, venait de remporter la médaille de bronze, et la fille de Juan Carlos et de la reine Sofia s’était rendue à la cérémonie. A en croire certains, c’est elle qui a jeté son dévolu sur le fringant et triomphant sportif. A l’époque, Iñaki Urdangarin vit de ses revenus de handballeur au sein de l’équipe du FC Barcelone et des primes que lui valent chacune de ses sélections en équipe nationale. Mais il manifeste déjà un intérêt certain pour les affaires, intérêt qu’il tient de son père, Juan Urdangarin [aujourd’hui président d’une caisse d’épargne régionale]. Aussi complète-t-il ses revenus de sportif en se lançant

dans l’hôtellerie avec quelques amis. Après son mariage avec l’infante Cristina, le 4 octobre 1997, Iñaki Urdangarin poursuit un temps sa carrière de handballeur, mais, en raison des obligations que lui impose son statut de membre de la famille royale et des problèmes de sécurité que posent de plus en plus les matchs, l’heure de la retraite sportive finit par sonner – et il se lance pour de bon dans les affaires. La Casa del Rey apprécie que le duc de Palma de Majorque (son titre) reste dans le monde du sport en intégrant le Comité olympique espagnol, mais cela ne dure pas. Après avoir décroché

Le beau-fils du roi d’Espagne est mêlé à un vaste réseau de corruption un master à l’ESADE Business School à Barcelone, Urdangarin fait son entrée dans le monde des sociétés de conseil. L’achat par le duc et la duchesse de Palma de Majorque d’un petit palais dans le quartier très chic de Pedralbes, à Barcelone, constitue en 2005 le premier symptôme de la réussite fulgurante d’Urdangarin dans les affaires. A l’époque comme aujourd’hui, l’infante travaille pour la Fondation La Caixa [une grande banque catalane]. Le couple perçoit par ailleurs des appointements que lui verse le roi Juan Carlos sur les sommes allouées à la Couronne. On ne connaît pas la répartition de ces sommes : les dépenses ne sont pas détaillées, mais simplement justifiées dans leur ensemble. De ce fait, en se portant acquéreur d’un palais d’une valeur de 6 millions d’euros, pour une surface totale de 1 200 mètres carrés, avec près de 1 300 mètres carrés de jardins, le couple a surpris par le formidable pouvoir d’achat qu’il a acquis en sept ans de mariage. Cette résidence a été fermée dès l’été 2009 [avec le départ du couple pour Washington], mais elle n’a pas été mise en location avant le début de l’année 2011. Visiblement, les ducs rechignaient à abandonner totalement la maison où ils avaient été si heureux, et ce n’est que de mauvaise grâce qu’ils ont fini par s’y résoudre. Mábel Galaz

Iñaki Urdangarin. Dessin de Sciammarella paru dans El País, Madrid.

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Ils et elles ont dit Juan Manuel Santos, président de la Colombie Pragmatique “Nous avons perdu nos meilleurs magistrats, nos meilleurs politiciens, nos meilleurs journalistes, nos meilleurs policiers dans cette lutte contre la drogue et le problème est toujours là.” A l’occasion du sommet international sur les drogues, organisé à Londres par la Chambre des lords, il appelle à un débat global sur la légalisation de la marijuana et de la cocaïne. (The Guardian, Londres)

Abdallah, roi de Jordanie Critique “Si j’étais à sa place, j’aurais démissionné.” Depuis le mois de mars, plus de 3 500 Syriens sont morts dans les manifestations réprimées par le régime du président Bachar El-Assad. (BBC, Londres)

Rick Perry, candidat à l’investiture républicaine Désarmé “Et moi, je fermerais trois agences gouvernementales : le commerce, l’éducation et cette troisième… eeeeh… comment s’appelle-t-elle…” Lors d’un débat télévisé, un trou de mémoire l’a empêché de faire une surenchère sur la proposition de l’un de ses adversaires concernant la lutte contre la bureaucratie. (MSNBC, New York)

Silvio Berlusconi, ex-président du Conseil italien Dévoué “Je ne me rendrai pas tant que l’Italie ne sera pas modernisée”, a-t-il déclaré le 12 novembre, le jour de sa démission, au bout de dix-sept ans passés à la tête du gouvernement. (Corriere della Sera, Milan) (voir p. 13) Seyed Hossein Naghavi, député iranien Belliqueux “Les soldats iraniens vont se battre contre les soldats

sionistes dans les rues de Tel-Aviv.” Le politicien extrémiste, qui dirige la commission de la sécurité nationale et des affaires étrangères au Parlement iranien, prévient qu’en cas d’attaque israélienne l’Iran ne restera pas les bras croisés. (Fars News, Téhéran) Vojislav Seselj, ultranationaliste serbe Délicat “Même les cochons ne les mangeraient pas”, assure-t-il à propos

des repas qu’on lui sert au pénitencier néerlandais de Scheveningen, où il est détenu. Il attend depuis 2003, date à laquelle il s’est rendu, de passer en procès pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, à La Haye. (Trouw, Amsterdam)



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Les opinions Italie

Super Mario, l’homme de la BCE Présenté comme le sauveur de l’Italie, Mario Monti, successeur de Silvio Berlusconi, risque surtout d’appliquer les diktats des marchés, note le quotidien de gauche.

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Il Fatto Quotidiano Rome

enchons-nous un instant sur l’après-Berlusconi. Mario Monti débarque en qualité de commissaire, dans tous les sens du terme. Il aura pour adjoints les inspecteurs du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque centrale européenne (BCE). Comme en Grèce. Une autre République est en train de voir le jour, qui affiche clairement son intention d’en finir avec la souveraineté nationale de l’Italie, la Constitution et toute forme d’expression réelle de la volonté populaire (souvenez-vous des cris d’orfraie poussés par “les marchés” devant l’éventualité d’un référendum grec). Giorgio Napolitano, le président de la République, a organisé la sortie de scène de Silvio Berlusconi au prix de manœuvres éminemment douteuses du point de vue de la légalité constitutionnelle, qu’il aurait pourtant dû défendre inlassablement. Il en résulte un gouvernement livré aux mains d’une caste politique, loin du gouvernement “de salut public” ou “technique”. Les deux termes sont aussi erronés l’un que l’autre. D’abord, le gouvernement obéira aux diktats de la finance en frappant les citoyens sans s’occuper de sauver le pays. Ensuite, il sera le plus politique des gouvernements d’après guerre, car il sanctionne l’assujettissement de notre pays à un “gouvernement” étranger et hostile. Vous en voulez la preuve ? Toutes les composantes de la caste politique qui entrera en force dans le “gouvernement NapolitanoMonti-Goldman Sachs” [depuis 2005, Mario Monti est conseiller de la banque américaine Goldman Sachs en qualité de membre du Research Advisory Council du Goldman Sachs Global Markets Institute] insistent sur la nécessité de mettre en place des “mesures impopulaires”. Comprendre “antipopulaires”. Les beaux démocrates que voilà ! Nombreux sont ceux qui cherchent à se persuader des bonnes intentions de Mario Monti. Mais il n’est pas là pour ça, ni pour promulguer une loi électorale décente. Il arrive pour “rééduquer” les Italiens à la religion de la dette. Il débarque pour appliquer les ordres de la BCE. En bon maoïste moderne, il vient “éduquer le peuple”. Comment réagir ? Il faut mobiliser la plus vaste opposition sociale possible et se préparer à bâtir une nouvelle opposition politique. Il faudrait ensuite se rendre aux urnes dans de brefs délais. J’emploie le conditionnel car je ne me fais aucune illusion. Mais je sais aussi que le gouvernement Napolitano-Monti-Goldman Sachs tiendra difficilement deux ans. Car la crise s’accélère. La dette ne peut ni ne doit être “honorée” par des manœuvres qui non seulement réduiront de manière draconienne le train de vie de très larges couches de la population, mais empiéteront sur leurs droits fondamentaux, garantis par la Constitution italienne. La dette est une arnaque aux dépens d’une majorité, et au profit d’une minorité. La dette est inique et illégale. Nous camperons obstinément sur nos droits constitutionnels. Nous n’y avons pas renoncé et n’entendons pas le faire. La Constitution nous confère le droit et le devoir de nous défendre contre toute violation de ses normes. La souveraineté que nous avons déléguée à cette Europe n’a pas été utilisée selon nos intérêts ni en harmonie avec nos principes constitutionnels. Nous avons donc le droit d’en demander la restitution. Au moins jusqu’à ce que cette Europe cesse d’être la chose des banquiers et commence à répondre à nos attentes. Que l’on offre donc au peuple la possibilité de s’exprimer sur le thème de la dette dans les plus brefs délais. L’Italie peut et doit le faire, même si la Grèce en a été empêchée. Le devoir d’un président de la République aurait dû être, entre autres, de soustraire le pays au chantage des puissants, qu’ils viennent de l’intérieur ou de l’extérieur. Au nom de la Constitution. S’il le faut, nous nous en chargerons nous-mêmes.

L’auteur Journaliste et homme politique italien né en 1940, Giulietto Chiesa a longtemps été correspondant de L’Unità et de La Stampa en URSS puis en Russie (19802000). Il est élu député du Parlement européen en 2004 sur la liste Di Pietro– Ochetto qu’il quitte pour devenir indépendant du Groupe socialiste. Directeur d’un trimestriel de critique de la communication, Cometa, Giulietto Chiesa tient aussi un blog sur le site de Il Fatto quotidiano et signe des éditos dans diverses revues et journaux. Contexte Nommé président du Conseil après la démission de Silvio Berlusconi, Mario Monti est chargé de former un nouvel exécutif. A l’issue de consultations avec les principaux partis politiques, l’ancien commissaire européen devait annoncer la nomination d’un gouvernement composé d’experts et d’hommes politiques le vendredi 18 novembre et solliciter très vite un vote de confiance au Parlement. En annonçant qu’il comptait faire durer le gouvernement jusqu’à la fin de la législature, en 2013, Mario Monti a suscité de nombreuses critiques. Beaucoup s’interrogent en effet sur la légitimité démocratique du nouvel exécutif.

Le AAA ou le nouveau flip français

“Parmi les six pays de la zone euro qui ont une note AAA, la France est de loin la plus mal classée dans le bilan de santé général”, souligne une étude publiée mardi par le Conseil de Lisbonne, un think tank bruxellois. Reflétant ce sombre diagnostic, l’écart des taux d’intérêt entre la France et l’Allemagne s’est encore creusé ces derniers jours, s’inscrivant à 172,6 points de base, soit 1,726 point de pourcentage – un nouveau record depuis la création de la zone euro. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Dessin de Burki paru dans 24 Heures, Lausanne.

Allemagne

Mais que fait la police ? La découverte d’un réseau criminel néonazi fait resurgir le spectre de la Fraction armée rouge (RAF). Surtout, elle soulève des questions sur le travail des services de sécurité.

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Die Tageszeitung Berlin

L’auteur Intellectuel engagé dans la mouvance d’extrême gauche des années 1960-1970, militant de l’opposition extraparlementaire, l’historien et politologue septuagénaire Christian Semler est essayiste et journaliste indépendant.

n république fédérale d’Allemagne, la découverte d’un groupe terroriste de tendance néonazie marque une véritable césure. Il y a toujours eu des meurtres et des agressions à caractère fasciste en Allemagne. Les coupables étaient recherchés et – généralement – arrêtés et condamnés. Mais le fait que des terroristes d’extrême droite aient pu commettre des assassinats durant plus de dix ans sans que ni les forces de police ni la direction de la sécurité du territoire ne parviennent à les repérer oblige à jeter un regard neuf sur la menace terroriste que constitue l’extrême droite en Allemagne. L’affaire suscite des interrogations sur le travail des services de sécurité intérieure. Premier élément de réponse : ceux-ci ont constamment et systématiquement sous-estimé le potentiel criminel des militants néo- 14


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Les opinions 13 nazis. En 1998, la police de Thuringe a laissé trois néonazis – ceuxlà mêmes qui allaient former le futur groupe terroriste – disparaître dans la nature et n’a même pas passé au peigne fin les milieux d’extrême droite. Les autorités ont préféré croire à l’hypothèse de criminels partis se réfugier à l’étranger plutôt que de les rechercher là où se trouvait en réalité leur base. Il est certain qu’il était quasiment impossible d’établir un lien entre les dix assassinats et les trois terroristes passés dans la clandestinité. Et il faut dire que les enquêteurs de Nuremberg avaient au moins reconnu la possibilité de crimes à caractère raciste et établi un profil de tueur plus proche d’un ressortissant local que d’un étranger. Reste que, en dépit de nombreux indices, jamais les enquêteurs n’ont envisagé le racisme comme principal mobile de ces crimes. La vision du monde des enquêteurs semble empreinte de stéréotypes fortement enracinés : l’ennemi numéro un est le fondamentalisme islamique, mais il faut aussi garder un œil sur le nouveau terrorisme de gauche. Voilà pourquoi dans les médias, que ce soit Der Spiegel ou d’autres, on rapproche autant que faire se peut le groupe de terroristes nazis de la Fraction armée rouge (la RAF, qui affichait un discours de gauche). La découverte des crimes nazis fait voler en éclats cette idée reçue. Le ministre de l’Intérieur, Hans-Peter Friedrich, reconnaît la nécessité de lutter avec détermination contre ces courants. Revirement opportuniste ou véritable prise de conscience ? Il faudra juger sur les actes plutôt que sur les paroles. Christian Semler

Indonésie

Papous, défendez-vous ! A la faveur d’une grève dans la mine du géant américain Freeport, les velléités indépendantistes des Papous indonésiens se raniment. Mais, comme à son habitude, Jakarta s’entête à les ignorer ou, pis, à les faire taire.

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Kompas (extraits) Jakarta

a Papouasie [indonésienne] demeure “une terre oubliée” dont on ne se souvient que lorsque des troubles politiques l’enflamment. A la fin des années 1950, le gouverneur néerlandais Van Eechoud avait accéléré son développement économique et politique afin de donner du fil à retordre à l’Indonésie lorsqu’elle chercherait à faire tomber l’Irian occidental [nom donné à l’époque par les Indonésiens] dans son giron. A cet effet, la puissance

Contexte Le 11 novembre, la police de Thuringe (dans l’est de l’Allemagne) identifie un groupe de trois criminels néonazis entrés dans la clandestinité il y a plus de treize ans. Deux sont morts, la troisième s’est livré aux autorités. A leur actif : 14 hold-up, 10 meurtres. Dans un rapprochement – trop hâtif ? – avec le groupe armé d’extrême gauche Baader-Meinhof (RAF), les médias – tel Der Spiegel – parlent de la “Fraction armée brune” (BAF).

Contexte Quelque 3 000 Papous ont défilé le 14 novembre à Jayapura, la capitale provinciale, pour réclamer un référendum d’autodétermination. Une manifestation qui intervient au milieu d’un regain de tensions dans l’ancien Irian Jaya. Depuis la mi-septembre, 70 % des mineurs de Freeport, la plus grande mine de cuivre et d’or à ciel ouvert au monde, sont en grève pour exiger une hausse salariale. Les élans indépendantistes du groupe armé OPM (Mouvement pour la Papouasie libre), né en 1965 au lendemain de l’invasion par l’armée indonésienne, se sont réveillés.

colonisatrice avait injecté des millions de goulden [la devise alors en vigueur], accordé aux Papous des postes subalternes dans la bureaucratie, formé un bataillon papou ainsi qu’un parti politique. Le 1er décembre 1961, Van Eechoud avait même autorisé le Conseil de Nouvelle-Guinée à promulguer un “manifeste politique” qui stipulait que le drapeau de l’étoile du matin [drapeau national papou] serait levé à mihauteur du drapeau néerlandais, que l’hymne Eh ! Ma terre papoue serait chanté après l’hymne national néerlandais. Le gouvernement indonésien agit aujourd’hui de façon identique. La “papouanisation” de la bureaucratie a été lancée à grande échelle dans le sillage de la réforme entreprise en 1998 [après la chute de la dictature de Suharto, qui dirigeait l’Indonésie depuis 1967], avec pour objectif d’atténuer les revendications de ceux qui exigent la tenue d’un référendum d’autodétermination. Par son approche politique teintée d’humanisme, Abdurrahman Wahid reste le président indonésien (19992001) le plus apprécié des leaders et de la société papous. Il a non seulement changé le nom d’Irian Jaya en Papoua [à la demande des Papous], mais aussi entamé un dialogue sur l’autonomie de cette région, marginalisé l’approche militaire et autorisé que l’étoile du matin soit consacrée emblème de la Papouasie. Mais sous la présidence de Susilo Bambang Yudhoyono [depuis 2004], les violences à l’encontre des Papous ont repris et n’ont rien à envier à celles de l’Ordre nouveau [sous Suharto]. Au point que les forces de l’ordre s’apparentent plus à une armée coloniale qu’à une institution désireuse de gagner le cœur de citoyens à la peau et aux cheveux différents pour les garder au sein de la République indonésienne. Leur approche n’a pas changé d’un iota : elles continuent de considérer les militants papous comme des insurgés ou des séparatistes qu’il faut mater ou exterminer. Le gouvernement de Yudhoyono a même promulgué des décrets qui nient les fondements de l’autonomie spéciale papoue consacrée par la Constitution. Ainsi, pour n’en citer qu’un, celui qui interdit, lors de l’élection de l’Assemblée du peuple papou (MRP), les candidatures d’anciens militants politiques indépendantistes. Pourquoi le gouvernement central refuse-t-il de s’entendre avec ces militants indépendantistes alors qu’il l’a pourtant fait à Atjeh avec les anciens combattants du GAM [Mouvement de l’Atjeh libre auquel appartenait l’actuel gouverneur de cette province du nord de l’île de Sumatra] ? Nous sommes en droit de nous demander : à qui profite le développement de la Papouasie ? Pourquoi le gouvernement refuse-t-il de soutenir la lutte de ses propres citoyens employés par la société Freeport afin qu’ils obtiennent un salaire décent ? Quand les renégociations du contrat d’exploitation de Freeport vont-elles commencer afin que le gouvernement et le peuple indonésien en Papouasie obtiennent une juste part des revenus de cette exploitation minière ? Il est pour le moins intrigant que Freeport soit assise sur une montagne d’or, de cuivre, d’argent et d’autres minerais précieux mais ne soit soumise qu’à une taxe de 1 %, au même titre que les producteurs de gravier et de sable ! Tel est le destin d’un pays stupide dont le gouvernement fait davantage figure de “comprador étranger” que de défenseur des intérêts nationaux et de ses citoyens. Ikrar Nusa Bhakti* * Professeur et chercheur au Lipi (Institut des sciences indonésien).

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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

En couverture

Chine La peur au bout des baguettes

Un vendeur de canard rôti sur le marché Daijing Lu, l’un des plus anciens de Shanghai.

MARK HENLEY/PANOS REA

Dans un pays où la table est révérée, sept Chinois sur dix s’affirment préoccupés par la qualité des produits alimentaires. Les scandales se multiplient : huile frelatée, fruits de mer aux métaux lourds, abus de produits chimiques… Si la répression policière s’abat sur des réseaux organisés, la presse dénonce la corruption et une faillite morale.


Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

L’“huile de caniveau” coule à gogo dans les arrière-cuisines De quoi traumatiser les consommateurs chinois : un énorme scandale d’huile frelatée, distillée à partir des restes récupérés dans les restaurants, empoisonne leur vie quotidienne. Enquête assaisonnée sur une huile vendue comme étant alimentaire.

A la une

Jingji Cankao Bao (extraits) Pékin

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Pékin, on peut souvent observer à l’entrée ou à l’arrière des restaurants, tard dans la nuit, le ballet des paysans et de leurs petits camions-citernes ou -plateaux venus récupérer les eaux grasses [composées des restes et des liquides utilisés en cuisine] de ces établissements, la plupart sans en avoir le droit. “Dès le premier jour d’ouverture de notre restaurant, il y a des gens qui sont venus spécialement pour récupérer nos eaux grasses. Chaque soir ils viennent les prendre, et ils nous donnent en échange quelques centaines de yuans par mois [100 yuans = 11 euros]. C’est super ! Un souci en moins”, raconte un restaurateur installé depuis trois ans dans le quartier de Fengtai, à Pékin. “Un camion-citerne d’eaux grasses correspond quasiment à une porcherie de 200 bêtes.” Nous avons pu constater qu’entre le cinquième et le sixième périphérique de la capitale et au-delà du sixième se trouvent d’innombrables petits élevages de porcs que l’on engraisse principalement avec les eaux grasses venant des restaurants. Les éleveurs vendent aussi à des trafiquants illégaux leur “huile d’eaux grasses”, obtenue après ébullition, environ 1 000 yuans le baril [114 euros]. Nous nous sommes rendus dans un élevage de la banlieue pékinoise. Plusieurs centaines de cochons dodus à la peau très sale s’entassent dans un enclos grillagé. A côté se dresse un tas d’ordures à l’odeur pestilentielle où se mêlent baguettes usagées, papier hygiénique, boîtes

L’industrie de l’huile frelatée dégage un bénéfice annuel gigantesque, de 3 à 4 milliards de yuans (de 348 à 464 millions d’euros), équivalent à celui d’une grande entreprise d’Etat. L’hebdomadaire de Shanghai Xinmin Zhoukan a enquêté sur le scandale alimentaire de l’année. Aucune région chinoise n’est épargnée par ce trafic, pointe le reportage. Plus de 90 % de l’huile en vrac sur le marché chinois est mélangée avec cette huile “recyclée”, a avancé un producteur arrêté par la police. “Comment cette industrie a-t-elle pu se développer ? Qui l’a autorisée ? Qui l’a encouragée ?” interroge l’hebdomadaire.

alimentaires jetables et reliefs de repas, tandis que des eaux grasses bouillonnent dans un bac de 2 mètres cubes. “Il faut porter à ébullition les eaux grasses, sinon elles contiennent trop de graisses et ce n’est pas bon pour les porcs, nous explique l’éleveur. J’ai 300 bêtes. Chaque jour on parvient à faire un baril d’huile d’eaux grasses.” L’éleveur, un pied sur un de ces fûts bleus tachés de graisse noire stockés en nombre à côté de l’enclos, ajoute : “Maintenant, l’huile se vend 1 000 yuans le baril !” Tous les deux ou trois jours, il reçoit la visite de ramasseurs d’huile tirée des eaux grasses, qui vont d’exploitation en exploitation avant de porter les barils à des points de collecte et de stockage que dans la profession on nomme “gares de transit”. Dans l’une de ces “gares de transit” de la partie sud de la capitale, la cour est remplie d’une centaine de barils d’huile d’une saleté repoussante. Selon une personne bien informée, l’“huile de caniveau” n’est plus faite uniquement avec des eaux grasses, mais aussi avec de l’huile de friture usagée, des morceaux de porc que l’abattoir a rejeté et des graisses provenant de carcasses

Petits pains à la vapeur arrosés d’huile frelatée. Dessin de Fu Yexing paru dans Changsha Wanbao, Hunan.

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de poulets ou de canards. En fait, n’importe quoi peut servir à fabriquer de la prétendue “huile alimentaire” dès lors qu’on peut en extraire de l’huile et en changer la couleur. Dans une raffinerie d’huile de Tianjin [port situé sur le golfe du Bohai, à environ 150 kilomètres de Pékin], nous avons pu constater la présence de déchets d’animaux d’abattoir à côté d’une grande quantité d’huile d’eaux grasses. Selon des chiffres fournis par la Commission municipale de Pékin chargé de la gestion urbaine et de l’environnement, les restaurants de la capitale produiraient 1 750 tonnes de déchets chaque jour, auxquelles il faut ajouter environ 60 tonnes de graisses et d’huiles usagées. Or, les capacités quotidiennes des filières de traitement officielles ne dépassent pas 500 à 600 tonnes. Sans parler des abats non consommés par l’homme et des graisses provenant de carcasses de volailles, pour lesquels il n’existe pas de données.

Usines clandestines dernier cri De nombreuses usines clandestines de fabrication d’huile d’eaux grasses se concentrent dans le district de Nanhe, dans la municipalité de Xingtai (province du Hebei). Il y a quelques années, les médias ayant révélé ces pratiques, cette industrie locale avait accusé le coup. Mais aujourd’hui elle a retrouvé de la vigueur, comme en témoigne l’activité de cette petite raffinerie locale : à l’extérieur des ateliers se dressent trois grandes cuves cylindriques d’environ 10 mètres de haut et de presque 4 mètres de diamètre. Selon un paysan des environs, ces cuves serviraient à stocker l’huile et l’usine aurait une capacité de raffinage de 20 à 30 tonnes par jour. A Tianjin, le responsable d’une usine de raffinage d’“huile de caniveau” explique qu’il a la possibilité d’extraire une trentaine de tonnes d’huile par jour. Le directeur est même fier de nous vanter les techniques de pointe pratiquées ici et de nous présenter son matériel dernier cri. Au passage, un ouvrier nous révèle que son patron conditionne et vend comme huile d’assaisonnement une grande quantité d’huile d’eaux grasses très sale, qui, une fois filtrée, se transforme en huile limpide… Après avoir prélevé quelques échantillons d’huile fabriquée dans des usines de Pékin et de Tianjin, nous les avons confiés pour analyse au Centre national de surveillance et d’inspection de la sécurité alimentaire. Parmi les échantillons, une bouteille contenait une huile de couleur jaunâtre dont l’odeur forte a fait immédiatement se 18

Repas

A table ! 50 milliards de couverts jetables Le bol de nouilles le plus vieux au monde a été exhumé du sous-sol du nord-ouest de la Chine. “Ces pâtes vieilles de plus de 4 000 ans prouvent que l’histoire de l’art culinaire en Chine remonte très loin dans le temps”, note le mensuel Xin Caijing. De la préhistoire aux tendances d’aujourd’hui, le Livre blanc de la restauration : rapport 2011 sur le développement de l’industrie de la restauration en Chine, réalisé par l’Association de la gastronomie chinoise

et l’Institut de la finance et du commerce de l’Académie des sciences sociales à Pékin, présente l’état de la question le plus actuel. Les Chinois mangent de plus en plus souvent à l’extérieur. “Pour la pause de midi, de nombreux cols blancs choisissent de manger dans un restaurant ou un fast-food à proximité de leur lieu de travail”, précise le magazine pékinois. Selon une enquête, la moitié des personnes interrogées prennent leur repas en dehors de chez elles une à trois fois par

semaine – sans compter les repas d’affaires. Mais pour plus d’un quart des Chinois le nombre des repas pris à l’extérieur s’établit entre quatre et six. Enfin, pour 15 % d’entre eux, manger au restaurant est une pratique quotidienne. Revers de ce nouveau mode de vie et conséquence des scandales alimentaires en cascade : nombre de clients se demandent où il peuvent se nourrir en toute confiance. Ils se plaignent. “Les couverts payants ne sont pas vraiment

stérilisés, ce qui n’est pas du tout hygiénique”, relève Shi Qiushi, le journaliste de Xin Caijing. Près de 26 % des personnes interrogées affirment ne pas être rassurées par le niveau de propreté des restaurants qu’elles fréquentent. Réponse à cette quête d’une meilleure hygiène ? La production de boîtes à repas et à couverts (verres, assiettes, bols…) explose. La demande annuelle en boîtes à repas (souvent en plastique) s’élève à environ

15 milliards d’unités pour toute la Chine. Quant à la production de couverts jetables, elle atteindrait 50 milliards de pièces. Au restaurant, huit clients sur dix utilisent souvent ou occasionnellement ces couverts. Ce qui n’empêche pas les consommateurs de rester méfiants sur les questions de sécurité alimentaire. Et pour cause : moins de la moitié des boîtes à repas jetables en Chine répondent aux normes en vigueur.


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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

En couverture Quand la Chine s’empoisonnera 17 détourner le laborantin qui l’a ouverte : “Ce n’est pas du tout de l’huile”! Il a refusé d’analyser cette huile “bizarre”, mais d’autres liquides ont paradoxalement répondu aux normes généralement requises pour être rangés dans la catégorie des huiles alimentaires végétales ou animales. Selon Wang Ruiyuan, président de la branche huiles à l’Association chinoise des huiles et céréales, il n’existe en réalité pas encore de test efficace pour détecter l’“huile de caniveau”. Par ailleurs, nous avons pu constater au cours de notre enquête que certaines usines de taille importante fonctionnent depuis une dizaine d’années. Dans l’une d’elles, à Tianjin, un certificat de conformité sanitaire est même affiché dans les bureaux. Les responsables d’autres raffineries nous ont dit posséder toutes les attestations officielles requises et ne pas redouter les contrôles ; certaines disposent même du label QS (Quality Safety).

Soutenus par des réseaux mafieux Au fil de nos investigations, nous avons découvert une réalité choquante, qui pousse surtout à se demander pourquoi ces sites de production d’“huile de caniveau” sont toujours actifs aujourd’hui et se développent. En fait, en tant que maillon illégal de la chaîne des intérêts liés à cette “huile de caniveau”, chaque acteur se tient tout naturellement sur ses gardes. De plus, comme ces activités se sont peu à peu organisées, il est devenu très difficile de découvrir des ateliers illégaux et de réunir des preuves contre eux. De source bien informée,

“Notre bureau n’a pas reçu de plaintes au sujet d’huile frelatée. C’est que la question ne doit plus se poser à Pékin…”

des centaines de millions de yuans, ferait vivre à Pékin plusieurs milliers de personnes. Quand nous avons visité secrètement plusieurs usines d’huile frelatée, les responsables de ces sites ont tous affirmé détenir tous les certificats et autorisations nécessaires et ne pas redouter la venue d’inspecteurs.

Un fléau à l’échelle nationale Comment les services de contrôle réagissent-ils face à ce mal solidement enraciné ? La Commission municipale de Pékin chargée de la gestion urbaine et de l’environnement reconnaît que “le chaos règne encore en matière de traitement des déchets provenant de la restauration. Ce fléau touche quasiment toutes les grandes villes chinoises. Sanctionner les entreprises de collecte illégale incombe au Bureau chargé de l’application des lois et de l’administration générale de la gestion urbaine.” Voici la réponse de ce dernier : “Nous n’avons pas le droit d’intervenir au niveau des évacuations illégales de déchets issus de la restauration.” Du côté du Bureau du commerce et de l’industrie de Pékin, on indique : “Nous sommes seulement chargés de vérifier la conformité des huiles alimentaires disponibles sur les marchés, dans les supermarchés ou sur les marchés de gros de produits agricoles. Ce sont les services d’inspection de la qualité qui peuvent seuls déterminer si ce qui est vendu est ou non de l’huile frelatée.” Le dernier mot au Bureau pékinois de surveillance de la qualité : “Ces deux dernières années, notre bureau n’a pas reçu de plaintes au sujet d’huile frelatée. C’est que la question ne doit plus se poser à Pékin…”

nous avons appris que de nombreux petits ateliers de la banlieue pékinoise qui raffinent de l’“huile de caniveau” bénéficient du soutien de réseaux mafieux. Aussi, même s’ils allument des feux chaque nuit pour “distiller” l’huile et que plus une herbe ne repousse ensuite à cet endroit-là, les paysans voisins n’osent pas, pour la plupart, poser de questions. Pour survivre, la chaîne de production d’huile frelatée doit grossir et se renforcer. Elle doit surtout compter sur certaines personnes pour écouler sa production. Parmi ces personnes, on trouve des caïds. Ainsi, à Pékin, le responsable d’une usine d’embouteillage clandestine est considéré comme un véritable caïd par les gens du milieu. Son usine est capable de fabriquer n’importe quel conditionnement pour huile alimentaire, quelle que soit la marque. Ce sont de véritables bidons d’usine estampillés du logo anticontrefaçon, qu’il expédie chaque jour à des supermarchés et à des magasins de Pékin. La production quotidienne avoisine les 10 tonnes. Selon un ancien trafiquant d’huile frelatée, ce secteur, dont le chiffre d’affaires annuel s’élève à

Aidons la presse à dénoncer les scandales ! Les autorités clouent au pilori les journalistes qui dénoncent les scandales alimentaires. L’hebdomadaire Zhongguo Xinwen Zhoukan monte au créneau pour les défendre et en appelle au peuple. Zhongguo Xinwen Zhoukan (extraits) Pékin

L

e porte-parole du ministère de la Santé, Mao Qunan, a annoncé des contrôles renforcés sur l’information destinée à combattre et à stopper la diffusion intentionnelle de fausses nouvelles par quelques rares journalistes qui cherchent à induire en erreur l’opinion publique. Tout média ou journaliste qui publiera des informations non confirmées verra son nom inscrit sur une liste noire. Aujourd’hui, alors que la sécurité alimentaire est devenue un grave problème, on ne peut que s’étonner qu’un porte-parole du ministère de la Santé lance un tel avertissement, représentatif de la position officielle. En effet, si les affaires de sécurité alimentaire sont aussi graves, cela tient justement à un défaut de surveillance. Les dirigeants politiques des différents échelons tendent à laisser faire les entreprises pour améliorer les chiffres de la croissance économique et en tirer bénéfice pour leur propre carrière. Les organismes

chargés du contrôle et de la surveillance de la sécurité sanitaire manquent d’indépendance vis-à-vis du gouvernement, surtout vis-à-vis des autorités locales. Même lorsqu’ils constatent un problème, ils ont tendance à étouffer l’affaire sous la pression des pouvoirs publics locaux et ils cherchent à disculper les entreprises incriminées plutôt qu’à les sanctionner. Dans ce contexte, la surveillance exercée par les médias devient un outil important pour résoudre les problèmes de sécurité alimentaire. D’ailleurs, les grands scandales sanitaires ont presque toujours été dévoilés d’abord par les médias. Ils les ont rendus publics puis ont poussé les autorités locales et les services de contrôle à les résoudre. En tant qu’institution spécialement responsable de la sécurité alimentaire devant le peuple, le ministère de la Santé devrait soutenir sans réserve cette mission de surveillance exercée par les médias. Car ces derniers viennent en aide non seulement à la population, mais également au ministère. La déclaration du porte-parole du ministère de la Santé paraît donc déplacée. Il ne fait aucun doute que les reportages des médias peuvent contenir des inexactitudes, voire des erreurs. Mais si l’on interdit aux journalistes de réaliser des reportages parce que l’on veut éviter cet écueil, ce sera au détriment de la santé et du moral des

Sur la manche : “Etablir une liste noire des journalistes”. Dessin de Fu Yexing paru dans Sanjin Dushibao, Shanxi.

Dessin de Fu Yexing paru dans Tebie Guangzhu, Hubei.

citoyens tenus dans l’ignorance. Dans ces conditions, quel choix doit faire une société normale, et plus particulièrement le ministère de la Santé qui supervise la sécurité alimentaire ? Nous estimons qu’il doit faire preuve au minimum de neutralité. Or la déclaration de son porte-parole donne l’impression de prendre surtout en compte les intérêts des industriels, ainsi que les questions de développement économique. On peut donc se demander qui s’occupe en réalité de contrôler la sécurité de nos aliments ? La surveillance exercée par les médias joue un rôle extrêmement important dans de nombreux domaines. Mais vis-à-vis de la presse, les organismes de tutelle et les départements gouvernementaux chargés de les contrôler ont des positions proches de celle du porte-parole du ministère de la Santé. Ils se placent surtout du côté des entreprises et nourrissent instinctivement des doutes et de la méfiance vis-à-vis du contrôle que peuvent exercer les médias. La raison fondamentale d’une telle attitude est la croyance aveugle en une croissance économique toute-puissante, solidement enracinée chez les hauts fonctionnaires. Mais quel intérêt a la croissance si l’on ne résout pas ces problèmes susceptibles de porter atteinte à la santé et aux intérêts de la population ?


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Des coquillages à la sauce métaux lourds

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Ecosystèmes en danger Baie de Jinzhou

LIAONING

Embouchure Pékin du Luanhe Embouchure du Shuangtaizihe

HEBEI

Golfe du Bohai

JIANGSU

g

Invariablement mauvais Mauvais avec une amélioration en 2010 Entre mauvais et médiocre Invariablement médiocre Bon avec une dégradation en 2010

Baie de Hangzhou

ZHEJIANG

Baie de Yueqing

FUJIAN

Embouchure du Beilunhe

Shanghai

-ki an

(sur la période 2007-2010)

MER DE CHINE ORIENTALE

Littoral du Fujian et du Zhejiang

AN

Embouchure de la rivière des Perles

GUANGXI

Embouchure du Yangtsékiang

Nankin

Etat sanitaire des principales baies et embouchures

Canton

Tropique du Cancer

Baie de Daya GUANGDONG

RAS de Hong Kong

MER DE CHINE MÉRIDIONALE 500 km

A la une

Pour une société immobilière près de Pékin, c’est un argument de vente : chaque propriétaire disposera d’un potager. “Achetez un appartement, on vous offre un potager”, est le nouvel atout marketing. Du côté des consommateurs, tous les moyens sont bons pour “sécuriser” les produits de la table. Nandu Zhoukan, l’hebdomadaire de la province du Guangdong, a consacré une série de reportages sur la classe moyenne, qui s’organise pour acheter des aliments sains auprès des paysans.

métaux lourds”. Dans la province du Guangxi [sud], selon les conclusions d’études publiées en 2011, “deux variétés d’huîtres peuvent constituer une sérieuse menace pour la santé, du fait de la présence de métaux lourds”. Les “marées rouges” [dues à des microalgues toxiques] qui touchent de temps à autre les côtes chinoises sont probablement une menace plus grave et plus directe pour la sécurité des produits de la mer que le dépassement des teneurs autorisées en métaux lourds. “Au cours du premier semestre, l’ingestion de moules toxiques ramassées dans la région frontalière entre les provinces du Fujian et du Zhejiang a provoqué des diarrhées chez plusieurs personnes. Par le passé, on a déjà enregistré des morts à la suite de la consommation de mollusques”, explique Guo Yuanming.Les données de l’Observatoire de l’environnement de la mer de Chine orientale montrent une tendance à la hausse du phénomène, avec une augmentation des “marées rouges” toxiques. Impossible non plus de négliger le problème de la pollution par des matières organiques persistantes. Car la pollution liée aux composés organiques est très souvent cancérigène. Les organoétains [dont le tributylétain (TBT), substance chimique utilisée dans les peintures navales antifouling pour empêcher les mollusques et les organismes de se développer sur les parois des bateaux] pourraient même provoquer des mutations sexuelles [chez l’homme]. “Les effets cancérigènes ne s’observent qu’à long terme. Il faudra sans doute attendre une vingtaine d’années pour en avoir confirmation, mais à ce moment-là il sera trop tard !” Lü Minghe

Sources : “Rapport 2010 sur la qualité de l’environnement océanique en Chine”, “Nanfang Zhoumo” <www.infzm.com>

Huanghe

ÏW

“La pollution des mers qui bordent la Chine par les métaux lourds est devenue un problème global”, souligne Guo Yuanming, ingénieur principal à l’Institut de recherches sur les ressources aquatiques océanes du Zhejiang. Du nord au sud de la Chine, aucune région n’est épargnée. Ainsi, des études effectuées dans le golfe de Bohai [nord-est] ont mis en évidence la qualité médiocre des coquillages élevés dans la plupart des fermes conchylicoles de la province du Hebei. En mer de Chine orientale, la situation s’avère encore plus catastrophique. “L’eau contient du plomb et du mercure à des niveaux bien supérieurs aux normes, et il arrive que des sédiments présentent des teneurs anormales en cuivre et en cadmium.” La pollution se transmet ensuite très facilement aux produits de la mer. Entre juin 2005 et juin 2006, le Centre d’observation de l’environnement en mer de Chine orientale a prélevé une fois par mois des échantillons sur quatre marchés de gros de Shanghai spécialisés dans les produits de la mer. Résultat, “sur les quinze variétés de coquillages mis en vente, deux présentaient des dangers pour la santé, une devait être consommée avec prudence et quatre seulement pouvaient être mangées quasiment sans problème”. Plus au sud, dans le golfe du Tonkin, dont les eaux étaient jusqu’à alors considérées comme d’assez bonne qualité, des chercheurs ont découvert en 2008 une “assez grave pollution par les

MER JAUNE

SHANDONG

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Marées rouges toxiques

C H I N E

tsé

A

lors que les médias de la province du Guangdong [sud de la Chine] révèlent une concentration de cuivre 740 fois supérieure à la normale dans des huîtres, à une embouchure de la rivière des Perles, le 9 octobre dernier, à Wenling, dans la baie de Yueqing [province côtière du Zhejiang, un des grands centres aquacoles de Chine], M. Huang déguste justement une omelette aux huîtres. Ce paysan de 48 ans ne mange déjà plus depuis huit ans le riz qu’il plante, car il a été prouvé que la prévalence élevée des cancers dans son village est liée à une pollution [des sols] aux métaux lourds. Il fait désormais très attention. Mais voilà que maintenant les fruits de mer vont devenir pour lui un nouvel aliment interdit ! Selon le “Rapport sur la qualité de l’environnement marin de la province du Guangdong en 2010”, les polluants rejetés en mer au niveau des huit principales embouchures de la rivière des Perles auraient été estimés à plus de 1 million de tonnes. Ils seraient à l’origine de dépassements importants des teneurs en métaux lourds autorisées dans certains coquillages. Un inspecteur chargé de la protection de l’environnement maritime a révélé que la pollution aux métaux lourds provient en grande partie des rejets clandestins des industries chimiques dans les eaux littorales. Toute la côte est touchée par ce type de pollution. Celle de la baie de Yueqing n’est qu’une illustration de ce qui peut arriver aux villes côtières cernées par les industries. Un haut fonctionnaire de Wenling explique que sa région a été pendant un temps “la plus grande base de démontage et de recyclage de déchets électroniques en Chine”, avec une capacité de traitement de plus de 2 millions de tonnes par an.

Embouchure du Huanghe Baie de Laizhou

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Nanfang Zhoumo (extraits) Canton

Les villageois employaient des acides comme le vitriol et l’acide nitrique pour extraire les composants métalliques. La gigantesque pollution générée avait provoqué la disparition des poissons et écrevisses du ruisseau Tongshan, aux eaux jadis limpides. La pollution aux métaux lourds se déplace au fil de l’eau jusqu’à la mer, où ces substances finissent par s’accumuler, en particulier dans les coquillages, avant de nuire finalement à la santé des hommes qui les consomment. Cette pollution se déverse chaque jour aux embouchures des différents cours d’eau qui constellent les 18 000 km du littoral chinois.

Ya

Amateurs de fruits de mer, prudence ! La pollution chimique des côtes chinoises atteint des niveaux élevés. Adieu huîtres et mollusques…


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En couverture Quand la Chine s’empoisonnera Scandales

Huile frelatée La presse a révélé en septembre qu’un restaurant de Nankin (province côtière du Jiangsu) employait de l’huile “recyclée”. La Chine est confrontée depuis des années au trafic d’huile frelatée (lire en page 17), qui représenterait 10 % de l’huile consommée, selon le site Caixin Wang. Les policiers ont démantelé récemment un trafic d’huile “alimentaire” faite à partir d’“huile de caniveau” dans trois provinces. L’un des composants de l’huile frelatée possède un pouvoir cancérigène élevé.

Pains toxiques Découverte “parfumée” en septembre : une partie des échoppes pékinoises de baozi (petits pains farcis cuits à la vapeur) de la marque Zhenggongfu utilisent un arôme artificiel interdit. A Jiangzhen, dans la province de l’Anhui (est de la Chine), berceau de la marque, des rues entières de magasins vendent cet arôme. Variante à Shanghai, où une succursale de l’entreprise Shenglu écoulait des petits pains cuits à la vapeur teintés avec un colorant toxique.

Vinaigre à l’acide ”95 % du vinaigre vieux disponible sur le marché dans la province du Shanxi [nord-est de la Chine] est issu de mélanges et contient des fongicides”, a révélé en août Wang Jianchong, vice-président de l’Association des producteurs de vinaigre du Shanxi. Non seulement le vinaigre est mélangé avec de l’acide acétique glacial – un antiseptique déjà naturellement présent dans le vinaigre –, mais un fongicide, de l’acide benzoïque, est rajouté.

Une morale en “fromage de soja” Les scandales alimentaires se multiplient. C’est la faute d’une société qui perd les pédales face à l’argent et qui laisse ses règles de conduite s’étioler. Renmin Wang (extraits) Pékin

L

e Premier ministre Wen Jiabao a sévèrement condamné, en avril, les scandales alimentaires préjudiciables au peuple chinois. Qu’il s’agisse du lait contaminé [à la mélamine], du clenbutérol [anabolisant donné aux porcs], de l’huile frelatée ou des petits pains à la vapeur colorés [avec des produits toxiques], “tous ces scandales concernant la sécurité alimentaire suffisent à révéler un manque évident d’intégrité, ainsi qu’un déclin de l’éthique extrêmement grave”. Ils soulignent également la nécessité d’étudier avec attention le renforcement de la culture morale au sein de cette société chinoise en période de transition. Les scandales alimentaires se multiplient. Pourquoi ? En matière de sécurité alimentaire, la société a perdu sa capacité à assainir ses mœurs, à mûrir et à se corriger. La preuve en est : les erreurs commises par une entreprise n’ont pas servi de leçon aux autres, les fautes professionnelles de certains départements [de l’administration] n’ont pas sonné le tocsin pour les autres. Et les mesures prises pour sévir contre certains agissements contraires à la morale, à la loi et aux institutions n’ont pas eu l’effet dissuasif attendu. En matière de sécurité alimentaire, les valeurs idéologiques liées aux concepts de civilisation et de culture n’ont plus la force de faire aller la société de l’avant, ni celle de faire sortir l’homme de sa barbarie, de son ignorance et de son aveuglement pour le guider vers la civilisation, la dignité et la modernité. Ce qui m’amène à la question suivante : pourquoi notre culture morale a-t-elle perdu cette force ? La raison fondamentale tient au fait que le concept culturel du respect de la vie n’a pas été érigé en règle de conduite.

Pastèques explosives Dans la province orientale du Jiangsu, une série d’explosions de pastèques ont été enregistrées en mai dans des serres s’étendant sur plusieurs dizaines d’hectares, près de la ville de Danyang (voir CI n° 1073, du 26 mai 2011). Ce phénomène serait dû à l’emploi d’un accélérateur de croissance autorisé en Chine – ainsi qu’aux Etats-Unis pour le raisin et les kiwis –, le forchlorfénuron, combiné à d’autres produits chimiques, et aurait concordé avec de fortes pluies.

C’est précisément parce que ce respect n’est pas inscrit dans l’inconscient collectif que même ceux qui préfèrent “mourir plutôt que manger ça !” n’hésitent pas à produire et à donner à manger aux autres ces aliments toxiques. La raison essentielle de ce dysfonctionnement tient aux lignes de conduite de la culture chinoise, certaines étant aussi friables que si elles étaient constituées de “fromage de soja” ! Les normes du système qui régit le fonctionnement social sont souvent confrontées au défi que leur oppose “l’arrogance” de certains. Si les fonctionnaires sont corrompus, les commerçants malhonnêtes, le petit peuple sera à leur image. Tant que miroite la possibilité de faire de l’argent, peu importe que les aliments soient toxiques. Plus le profit est élevé, plus il est facile de s’écarter de la ligne de conduite. Plus les mutations de la société sont profondes et plus les manquements à cette ligne de conduite sont flagrants. Si ce déclin se poursuit, l’homme se rapprochera inexorablement de l’animal. Pourtant, si l’animal qui mange de l’herbe empoisonnée se montre encore capable d’avertir ses congénères, certains hommes fournissent à leurs semblables des aliments toxiques, conduisant à l’autodestruction de l’espèce. Cela met en lumière le fait que la ligne de conduite instituée sur des concepts de civilisation [à la fois] traditionnels et modernes est inadaptée face à l’argent. Chen Jiaxing A gauche : Porc à l’anabolisant ; à droite : Pain chinois à la vapeur teinté ; en bas : Lait en poudre toxique. Dessin de Fu Yexing paru dans Xiandai Jinbao, Nanjing.

Ecolos

La classe moyenne se serre les coudes Elle s’appelle Zhou Manyuan. Cette femme de 39 ans, bibliothécaire dans une université de la province du Qinghai, dans le nord-ouest de la Chine, a démissionné fin 2010 avec une seule idée en tête, assurer la sécurité alimentaire de sa famille. En louant un terrain de 8 hectares à la campagne, elle a créé sa ferme, qui se veut écologique, rapporte le quotidien Qingdao Zaobao. Actuellement, une vingtaine de variétés de légumes “propres” y sont cultivés. Ses amis

et ses ex-collègues de l’université s’y ruent à chaque récolte. Se lancer sur la piste de produits sains par peur de l’insécurité alimentaire est devenu un nouveau mode de vie pour la classe moyenne. Des liens entre les agriculteurs et ces citadins se tissent par le biais d’ONG écolos, qui mettent en œuvre des programmes communautaires de soutien à l’agriculture. Ces communautés sont présentes dans quatorze villes et provinces chinoises. Cependant,

l’agriculture bio rencontre aussi des difficultés. Liufang, petit village de la province du Guizhou, dans le sud de la Chine, s’est lancé dans le bio voilà six ans. Avec les scandales alimentaires, les ventes se portent plutôt bien grâce aux commandes des cols blancs, mais le prix des produits demeure trop élevé pour fidéliser les clients. Une certitude demeure : dans un pays qui s’affirme communiste, seuls les Chinois au portefeuille bien garni peuvent accéder à une nourriture saine.

PHOTOS DR

2011 année de l’insécurité alimentaire


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Bœuf version Canada Dry Un additif alimentaire vendu sous le nom de ”pâte simili-bœuf” capable de donner un goût et une apparence de bœuf à de la viande de porc a été découvert en avril dans les provinces de l’Anhui (est de la Chine), du Jiangxi (sud-est) et du Fujian (sud, province côtière). Cet additif est susceptible d’entraîner à long terme une intoxication chronique, des malformations, voire d’être à l’origine de cancers.

Poulet aux nitrites A Pékin, en avril, un enfant est mort des suites d‘une intoxication provoquée par un poulet frit acheté à un vendeur ambulant contenant des nitrites en quantité excessive. En 2010, plusieurs personnes sont décédées d’une intoxication par des nitrites à Shanghai, ainsi que dans les provinces du Sichuan (centre-ouest) et du Hebei (nord-est). La cantine d‘une école du Jiangsu (province côtière) est aussi touchée.

Porc “bodybuildé” Un reportage de la Télévision centrale de mars montre un porc ”bodybuildé”, nourri au clenbuterol, un anabolisant. La chaîne révèle aussi que cette viande de porc gavée de substances interdites est présente dans de nombreux ateliers du groupe Shuanghui, transformateur de viande très connu. Une longue consommation de clenbuterol peut entraîner des altérations chromosomiques et des tumeurs malignes.

La corruption des cadres passe par le bio De hauts fonctionnaires sont régulièrement approvisionnés en viande et en légumes de qualité. De quoi indigner les citoyens ordinaires, dénonce un quotidien. Beijing Qingnian Bao (extraits) Pékin

D

es citoyens se sont étonnés que, dans la province du Zhejiang [dans l’est de la Chine], certaines administrations publiques aient profité de leur pouvoir pour se créer des “filières spéciales d’approvisionnement” en produits agricoles, en demandant à des producteurs bio locaux de leur garantir la fourniture de produits. C’est ainsi que certains fonctionnaires consomment exclusivement des produits issus de ces filières, de la viande de porc aux légumes, des céréales aux cucurbitacées… De telles pratiques constituent en fait un abus de pouvoir et une forme déguisée de corruption. Les services gouvernementaux disposent en effet de fonds destinés à différents programmes, dont l’affectation se décide entre membres du service. Lorsqu’une base de production agricole leur plaît, les hauts fonctionnaires envoient de l’argent aux pouvoirs publics locaux sous différents prétextes ou subventionnent les paysans de la région afin d’obtenir en contrepartie un approvisionnement durable à prix réduit en produits agricoles de qualité. De prime abord, il semble qu’un tel système soit avantageux pour les paysans. Mais il permet de fait aux organes du pouvoir de détourner à leur profit des fonds publics initialement prévus pour résoudre des questions d’intérêt général (dans le domaine du recyclage ou de la lutte contre la pollution, par exemple), et les paysans ne sont plus que des “métayers” grassement rémunérés pour fournir en exclusivité les hauts

fonctionnaires en viande et en légumes. Cette manière de faire n’est en rien différente sur le fond des autres formes de corruption. Si on laisse libre cours à cette mode des “filières spéciales”, cela pourrait engendrer durablement deux épineux problèmes. D’abord, la mise en place de ces zones par certains organes du pouvoir qui détournent des fonds prouve que ceux-ci ont perdu confiance dans la valeur nutritionnelle ou dans l’innocuité des produits agricoles disponibles sur le marché. Mais que vont faire les citoyens ordinaires sans ressources particulières si les hauts fonctionnaires quittent les premiers la barque de la sécurité alimentaire ? En apprenant l’existence de ces filières, que vont penser les gens du peuple, qui n’ont pas d’autre choix que d’acheter leurs légumes sur les étals des marchés ? Ensuite, si les autorités disposent de légumes “sûrs”, qu’elles peuvent consommer sans s’inquiéter d’une possible intoxication, on peut se demander si ces hauts fonctionnaires qui mangent des légumes provenant de filières spéciales peuvent vraiment jouer un rôle de contrôleurs impartiaux [en matière de sécurité alimentaire] ? Avec l’élargissement du fossé entre pauvres et riches et l’agrandissement de la fracture sociale, les pouvoirs publics devraient faire porter leurs efforts sur la suppression de ces facteurs d’instabilité et de malaise social. Cependant, certains agents du pouvoir ne font qu’accroître ce déséquilibre par leurs initiatives. Non seulement cela va à l’encontre du rôle des instances gouvernementales, mais cela jette aussi l’opprobre sur les fonctionnaires en poste qui, en agissant ainsi, n’honorent pas la confiance mise en eux par la population et transgressent les lois. “Ces légumes qui ont mûri chimiquement sont-ils sains ?” Sur le flacon : Etéphon (régulateur de croissance). Dessin de Fu Yexing paru dans Shenyang Wanbao, Liaoning.

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Poivre coloré La police de la municipalité autonome de Chongqing (centre) a mis la main sur 5 000 kg de poivre contenant un colorant toxique. Les malfaiteurs utilisaient de la rhodamine B (violet de base 10) pour colorer du poivre de mauvaise qualité, qu’ils vendaient mélangé avec du poivre de qualité supérieure. La rhodamine B peut provoquer chez l’homme des sarcomes au niveau de l’hypoderme. Elle présente des propriétés cancérogènes et mutagènes.

Menu

S’empoisonner au quotidien Les repas sont autant d’occasions de s’intoxiquer un peu plus. Reconstitution de la journée d’un Chinois moyen sur la plate-forme de blogs du site Caijing. Le matin, il commence par boire un bon bol de lait à la mélamine, avec deux petits pains à la vapeur blanchis au sulfure et une tranche de jambon issue de porcs aux promoteurs de croissance élevés dans la province du Henan [centre-est de la Chine]. Il coupe ensuite un œuf de cane dont le jaune est coloré au rouge Soudan, qu’il mange avec deux morceaux de pain produit avec de la levure toxique. Pour midi, il achète du poisson nourri aux pilules contraceptives, des germes de soja à l’urée, des tomates aux accélérateurs de croissance, du tofu au plâtre, du gingembre toxique, une soupe épicée aux antidiarrhéiques, sans oublier une portion de faux bœuf teinté avec de la pâte

“simili-bœuf” [un additif toxique]. De retour dans sa maison en “fromage de soja” [bâtie avec des matériaux de mauvaise qualité], il ouvre une bouteille d’alcool frelaté au méthanol et déguste des petits pains au sulfure. Son repas terminé, il fume une cigarette bourrée de mercure, avant de se glisser le soir venu sous une couette remplie de déchets de coton. De jour comme de nuit, quelle belle vie mènent les Chinois ! Lorsqu’ils ont soif, ils peuvent savourer une bonne boisson aux plastifiants [additifs chimiques] et, lorsqu’ils ont faim, ils peuvent manger des tablettes de calcium ou du lait en poudre également aux plastifiants. Xie Yong* Caijing Wang (extraits)Pékin * Professeur d’université et blogueur.



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France

Coup de théâtre Le 13 novembre, jour de l’ouverture du Salon aéronautique de Dubaï, les Emirats arabes unis ont annoncé que Dassault Aviation n’était plus seul

en lice pour renouveler la flotte aérienne de leur armée. Cassidian est aussi sur les rangs depuis la mi-octobre, sollicité pour faire une offre. De quoi, une fois de plus,

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donner des sueurs froides à Serge Dassault. Depuis des années, Abou Dhabi négociait avec le constructeur français de gré à gré, c’est-à-dire sans appels d’offres.

Armement

Rafale cherche acheteurs désespérément Dassault Aviation est en lice pour décrocher un juteux contrat auprès de New Delhi et tenter de réparer une anomalie : le prétendu “meilleur avion du monde” ne se vend nulle part. Die Zeit (extraits) Hambourg

erge Dassault a obtenu pratiquement tout ce qu’un entrepreneur ambitieux de la vieille école peut souhaiter. A 86 ans, il détient avec sa famille la sixième fortune de France, son patrimoine étant estimé à 7,5 milliards d’euros [par le magazine français Challenges]. Outre Dassault Aviation, groupe d’armement et de construction aérienne, il possède un empire médiatique qui comprend entre autres Le Figaro, quotidien proche du gouvernement. Il a placé ses quatre enfants à des postes clés de l’entreprise et s’est assuré un droit de parole décisif [en se faisant nommer président d’honneur] lorsqu’il s’est retiré il y a onze ans. En outre, il siège au Sénat, pour le parti du président Nicolas Sarkozy. Il n’y a qu’une chose que Dassault n’a toujours pas réussie : trouver des clients pour le Rafale, cet avion de combat dont l’Etat français lui avait confié le développement après s’être retiré du projet européen Eurofighter, en 1985. L’armée française achète bien l’appareil. Mais elle est la seule. La situation pourrait bientôt changer. Le Rafale et l’Eurofighter de Cassidian, une filiale d’EADS [ jusqu’en septembre 2010, Cassidian s’appelait de fait EADS Defence & Security], sont actuellement en concurrence pour décrocher ce que les médias indiens ont baptisé “le contrat du siècle” : la fourniture à l’Inde de 126 avions de combat, pour un montant global d’au moins 12 milliards de dollars [8,5 milliards d’euros]. Soit le plus gros contrat militaire de l’histoire récente.

S

Zéro pointé à l’export Le Rafale a-t-il une chance ? Toutes les tentatives d’exportation ont jusqu’à présent échoué. En 2002, la Corée du Sud lui a préféré le F-15 de l’américain Boeing, et Singapour a fait le même choix trois ans plus tard. Les Pays-Bas se sont décidés pour un autre modèle américain, le F-35 de Lockheed Martin, et l’Australie a elle aussi décliné poliment toute offre de l’avionneur. Tous les espoirs reposaient dès lors sur le Brésil, qui semblait bien parti pour acquérir 36 appareils, mais ils se sont évanouis quand la présidente Dilma Rousseff a remis en question le projet, peu après son élection en 2010. Rien n’est encore tranché, mais Mme Rousseff

Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. semble bel et bien avoir un faible pour Boeing [et son F-18]. Le coup le plus amer pour le français a été de voir, au début d’août, le Maroc réceptionner en grande pompe ses premiers 24 F-16 commandés à Lockheed Martin. Même à cette ancienne colonie, qu’elle considère pourtant comme sa chasse gardée, la France n’a pas réussi à fourguer le Rafale. Serge Dassault en écume de rage, et oublie toute retenue diplomatique. Les Etats-Unis sont “un ennemi politique qui fait tout pour qu’on ne vende rien nulle part”, a-t-il craché dans le micro lors d’un entretien télévisé [en février 2011 sur I-Télé], avant de demander une dévaluation de l’euro. Après tout, “tout le monde sait qu’on a le meilleur avion du monde. Le problème, c’est qu’on vend en euros, et si on vend en euros, on vend plus cher qu’en dollars.” Le Rafale est entièrement produit en France, c’est pour cela qu’il est cher. L’ancien président brésilien Lula, qui ne semblait pas opposé à la conclusion d’un contrat avec la France, se plaignait déjà du prix “absurde” de cet avion [à tel point que Dassault avait fini par lui consentir une ristourne de 40 %, facturant chaque appareil 50 millions d’euros – le prix versé par l’armée française]. Et l’étau continue de se resserrer sur Dassault Aviation. Le constructeur n’a pas encore profité de la reprise mondiale qui a suivi la crise économique et financière, au contraire. Son chiffre d’affaires s’est effondré de 29 % entre septembre 2010 et septembre 2011, pour s’établir en dessous de 2,1 milliards d’euros. Le groupe n’a livré que 35 avions d’affaires Falcon entre janvier et septembre, alors qu’il en était à 67 à la même période de 2010. Dassault ne doit pas s’attendre à recevoir de l’argent de l’Etat. L’armée de l’air exécute certes gentiment ses obligations contractuelles et acquiert chaque année 11 Rafale, mais l’Etat français doit faire des économies, et les négociations annoncées en juillet avec le ministre de la Défense

En bref Les faits

Un duel entre Européens Le 4 novembre, Dassault Aviation et Cassidian ont été invités par le ministère de la Défense indien à détailler leurs offres commerciales respectives. Les deux constructeurs restent seuls en compétition pour emporter “le contrat du siècle”, après l’élimination de leurs rivaux Boeing et Lockheed Martin (EtatsUnis), MiG (Russie) et Saab Gripen (Suède) lors d’un premier tour en avril. Jamais encore, sur un marché à l’exportation, le Rafale ne s’était trouvé en concurrence directe avec l’Eurofighter, développé conjointement par le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. L’argument financier sera décisif : New Delhi a annoncé qu’il comptait examiner, avant tout autre critère, le prix unitaire des avions ainsi que leur coût de maintenance sur une durée de vie prévue de quarante ans. Le choix final devrait être annoncé dans un délai de six à huit semaines.

pour la livraison d’un nouveau système de drones devraient être repoussées. Le salut ne peut donc venir que de l’étranger. “L’exportation du Rafale est une priorité pour notre société… compte tenu de l’importance de l’industrie des avions de combat aux plans politique, technologique et économique”, souligne la direction du groupe. Aujourd’hui chaque Rafale grève le budget de la Grande Nation* de 96 millions d’euros, coût de développement, de production en série et d’entretien inclus. Gérard Longuet, le ministre de la Défense, espère encore remporter le contrat brésilien. “Un avion de combat ne se vend pas comme une voiture”, déclare Charles Edelstenne, le président de Dassault Aviation. “Ce sont des opérations de très longue haleine.” Aux Indiens comme aux Brésiliens, les Français ont promis un transfert de technologies exhaustif. “Il ne s’agit plus de vendre et d’acheter, il s’agit de produire ensemble”, a susurré Nicolas Sarkozy, lors d’un entretien accordé récemment au magazine d’information brésilien Veja.

Le coup de pub libyen En attendant, la concurrence ne dort pas. La proposition faite par Eurofighter à l’Inde, par exemple, prévoit elle aussi un transfert de technologies, ainsi que la construction d’une usine d’assemblage à Bangalore, où 108 des 126 appareils doivent être assemblés. En février déjà, alors qu’on ne savait même pas si l’avion de combat européen ferait partie de la sélection finale, Cassidian avait établi en Inde un centre de formation pour ingénieurs spécialisés. Si Dassault perd en Inde contre son rival européen, il ne lui restera plus que les Emirats arabes unis [EAU], avec qui les négociations pour l’achat d’une soixantaine de Rafale ont repris cet été. Commencées en 2008, elles avaient été interrompues quand Le Figaro avait critiqué les relations entre les Emirats et Israël. De plus, les Emirats doutaient que la puissance des réacteurs de l’avion français soit suffisante. Mais l’intervention ce printemps des Rafale sur le “théâtre libyen”, comme on dit en langage militaire, semble les avoir rassurés sur ce point. Comme l’a fait valoir à la presse Gérard Longuet, ils ont pu se rendre compte que ses 7,5 tonnes de poussée par réacteur n’empêchaient pas le Rafale de remplir ses missions de reconnaissance, de combat aérien ou d’appui au sol. Le 17 octobre, le ministre a déclaré ainsi comme “très, très forte” la probabilité qu’Abou Dhabi [capitale des EAU] décide de s’équiper en Rafale. Serge Dassault aurait alors enfin atteint son ultime objectif. Karin Finkenzeller * En français dans le texte


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France

Grand-messe Tous les trois ans, un congrès réunit les membres de l’ANF et ceux d’autres associations européennes à l’initiative de la Commission d’information et de liaison des associations nobles

d’Europe (Cilane). L’édition 2008 avait eu lieu à Versailles. Celle de 2011 s’est tenue à Malte, début octobre, sur le thème : “Une tradition dynamique dans un monde en mutation”.

Société

Le sang d’encre des sang-bleu Dur, dur, d’être noble dans la France du XXIe siècle ! En pleine crise économique, sans roi pour leur indiquer le cap, les aristos doivent se serrer les coudes. The Wall Street Journal (extraits) New York

P

our le comte Dominique de Causans, aider ses pairs aristocrates dans la détresse est une noble cause. “Etre noble n’est pas tâche aisée dans la France moderne”, déclarait-il récemment à une foule d’aristocrates réunis en Auvergne dans le château de Parentignat, une demeure du XVIIIe siècle. “Nous devons donner l’exemple et nous montrer irréprochables.” C’est dans cet esprit que l’Association d’entraide de la noblesse française (ANF) a été créée. Cette organisation parisienne aide des nobles dans le besoin à retrouver un peu de leur splendeur d’antan. Elle intente des actions en justice contre des roturiers qui se font passer pour nobles, paie les frais de scolarité de jeunes aristocrates prometteurs et offre un service de rencontres informelles aux nobles célibataires. “Le problème en France, c’est qu’il n’y a pas de roi”, affirme le comte de Raffin, viceprésident de l’ANF. Une série de révolutions a fait qu’aucun anoblissement n’a eu lieu depuis 1870. Et, dans la République française d’aujourd’hui, un titre de noblesse ne confère aucun pouvoir officiel. Des-

servis par le principe que travailler signifie déroger – sauf si c’est pour servir le roi –, certains aristocrates français ont connu des revers de fortune. Aujourd’hui, beaucoup n’ont pour héritage que le fardeau financier que représente l’entretien d’un vieux château. Au cours des cinquante dernières années, sans roi pour désigner de nouveaux membres, quelque six cents noms de famille nobles français ont disparu à la suite de mésalliances. En 1932, un groupe de nobles qui attendaient un train à Paris s’est rendu compte que leur porteur de bagages était un aristocrate. “Ils ont été choqués”, raconte le comte de Raffin. La même année, l’ANF voyait le jour. Aujourd’hui, l’association distribue quelque 200 000 euros par an à des familles nobles, essentiellement sous forme de bourses, et apporte un soutien moral à ceux qui en ont besoin. Ses 6 000 membres ont également accès à ses braderies, son club de bridge, ses excursions et son club de jeunes. Dernièrement, plusieurs dizaines de membres de l’ANF de la région Auvergne se sont réunis à Parentignat pour échanger des idées. Après la messe, célébrée dans la chapelle du château, le comte de Causans, qui dirige la branche locale de l’ANF, a évoqué l’avenir des nobles dans un discours prononcé lors du déjeuner. “Nous devons ouvrir l’ANF au monde extérieur et aux médias”, a déclaré cet ancien chargé de relations publiques. Au cours d’une promenade digestive dans la vaste enceinte du château, il a critiqué la tendance à catalo-

guer la noblesse. “Un noble peut très bien vivre dans une demeure sans grande valeur historique ou esthétique. Mon arrière-grandpère a construit la mienne. Elle possède vingt chambres et ressemble à un hall de gare.” Aider les nobles est toutefois une entreprise délicate. Après le déjeuner, un marquis blanchi par l’âge a raconté avoir eu vent de nobles poussés par la nécessité à vendre des légumes sur le marché local. “Il m’a fallu parlementer une demi-heure au téléphone pour les convaincre qu’ils avaient besoin d’être aidés, a-t-il conclu en prenant le café. La fierté, vous savez !” A la fin du XIXe siècle, après la dernière défaite de la monarchie, certaines familles

françaises se sont donné un nom d’apparence noble ou un titre de noblesse. Aujourd’hui, découvrir que l’on n’est pas un vrai noble “peut être un véritable traumatisme”, affirme Pierre-Marie Dioudonnat, un historien qui recense les faux nobles [dans son Encyclopédie de la fausse noblesse et de la noblesse d’apparence, éd. Sedopols]. Pour distraire le peuple, l’ANF a envisagé de créer un groupe baptisé “Les Amis de l’ANF”, au sein duquel des roturiers pourraient côtoyer de vrais nobles à l’occasion d’excursions ou autres activités. Après la promenade dans le château de Parentignat, la journée touche à sa fin et les invités regagnent leurs demeures. “L’entraide est un phénomène extraordinaire”, commente le comte de Causans en saluant de la main des nobles entassés dans un monospace. “Nous sommes une grande famille qui a un trait en commun : la noblesse.” Max Colchester Dessin d’Ares paru dans Juventud Rebelde, La Havane.

Gastronomie

Un cassoulet mitonné avec humour En choisissant un Britannique comme ambassadeur de ses produits, une conserverie de Castelnaudary s’est offert un beau coup de pub. Et une belle polémique. The Times (extraits) Londres

uand il a ouvert un stand de “British cassoulet” à Castelnaudary, le fief [dans l’Aude] de cette spécialité française, l’acteur britannique David Lowe pensait que les Français comprendraient la plaisanterie. Ce ne fut pas le cas. Il s’est fait tancer, insulter et presque agresser pour avoir proposé, sur le marché de la ville, le célèbre plat agrémenté de sauce à la menthe. Son expérience est devenue culte sur Internet, où elle est considérée comme l’illustration du chauvinisme hexagonal et des a priori que les Français

Q

entretiennent à propos des Britanniques – depuis le XVe siècle, ils s’obstinent à voir les Anglais comme des colonisateurs pourvoyeurs de mauvaise nourriture. Le film est en fait une publicité pour La Belle Chaurienne, une société locale spécialisée dans le cassoulet en boîte. Il a été tourné en caméra cachée. M. Lowe tient sur le marché de Castelnaudary un stand qui propose des versions “authentiquement britanniques” du cassoulet. Coiffé d’un chapeau melon et parlant avec un accent prononcé, il incarne tous les clichés nourris par les Français à propos des Britanniques et de leur cuisine. Il explique aux passants que ce plat emblématique, qui passe pour avoir été inventé pendant la guerre de Cent Ans, l’a bien été à cette époque, mais par les soldats anglais. Puis il propose ses déclinaisons du cassoulet : au curry, à la sauce aigredouce, à la marmelade et à la sauce à la menthe. “C’est bon pour le transit intestinal,

lance-t-il. Vous n’aurez pas de gaz comme avec le vôtre.” On aurait pu croire que personne ne le prendrait au sérieux… Eh bien, pas du tout ! Tout le monde y a cru, y compris les conseillers municipaux et au moins un membre de l’honorable Fraternité du Cassoulet. “Les Anglais auraient tout de suite saisi la plaisanterie, confie M. Lowe. Mais les Français n’ont pas vu le côté drôle.” Furieuse, une femme lui lance : “Vous savez où vous êtes ? Vous venez ici… C’est de la provocation !” Un homme : “J’ai été élevé au cassoulet. Je n’ai jamais eu besoin de vous pour manger du cassoulet !” Un autre s’en prend au stand en hurlant à l’adresse de M. Lowe, qui reste impassible : “Vous commencez à nous gonfler !” Les réactions les plus virulentes n’ont pas été conservées dans le film [pas plus que les réactions amusées], qui finit sur un M. Lowe tout sourire, attestant que le vrai cassoulet vient bien de Castelnaudary. La

pub a été tournée en juin et mise en ligne en septembre. La Belle Chaurienne comptait attirer quelques milliers de visiteurs, or le film a déjà été vu près de 700 000 fois. M. Lowe, qui s’est installé en France il y a vingt ans et joue le Britannique de service à la télévision et au cinéma français, en est le premier surpris. Selon lui, l’une des raisons de ce succès tient à son habileté à présenter les Britanniques tels que les Français les voient – un mélange de prince Charles, de Mr. Bean et de Churchill. Le film provoque cependant [en France] un débat acharné sur le fait que personne n’a vu qu’il s’agissait d’un canular. Certains, souvent parisiens, dénoncent ce nationalisme qui oblitère tout sens de l’humour. Beaucoup affichent leur mépris pour les “paysans” du sud de la France. Un internaute réplique toutefois : “Que diraient les Parisiens si les Anglais affirmaient avoir construit la tour Eiffel ?” Adam Sage




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Europe Espagne

Vers une Chambre bleu horizon Répartition des sièges au Congrès des députés espagnol * Sondage Metroscopia publié le 12 novembre par El País

27

Total : 350 sièges

28

44

PSOE

169

Chambre sortante

2008

153

(Parti socialiste) PP (Parti populaire)

Autres partis

112

Intentions de vote*

2011

194

Faute d’idées, une campagne d’image La droite part ultrafavorite pour le scrutin législatif du 20 novembre. Lors d’une campagne terne, dominée par le thème du chômage (21,5 % de la population active), les deux candidats ont surtout tenté de redorer leur image.

qu’il se moque de ces conseils… Quant à Rajoy, je suis convaincu qu’il se prépare depuis longtemps”, répond Luis Arroyo. En 2008, la stratégie des conservateurs s’est d’ailleurs retournée contre eux, rappelle l’auteur de Secretos de campaña : “Un des conseillers engagés par le PP m’a dit : ‘Mariano Rajoy s’est retrouvé mitraillé de tant de conseils – comment s’habiller, comment se comporter – qu’il a fini par sonner faux.’” “L’important, c’est que le message passe, et qu’il passe comme nous le souhaitons, sans parasites”, explique Jorge Santiago Barnés. Gloria Ostos, du cabinet Ostos y Solas, engagé en 2008 par le PP, insiste : “L’image ne se résume plus au choix entre une cravate bleue et une cravate verte. Il s’agit de donner de la puissance à l’image du candidat, et une image qui soit en cohérence avec son message – car l’électeur vote avec beaucoup de bon sens.” Et de garder en tête un objectif : “Renforcer la conviction de l’électeur naturel, mobiliser l’électeur démotivé et démobiliser l’électeur du camp adverse afin qu’il ne vote pas, ou qu’il vote autrement.” Selon Jorge Santiago Barnés, il arrive qu’un candidat reçoive un coup de pouce inattendu et efficace. Cela a été le cas

El País (extraits) Madrid

ondres, 1979. Deux conseillers font face à la dame : “Il faut que ce chapeau disparaisse… Et ces perles, aussi.” La réponse fuse : “Vous me convaincrez peut-être d’abandonner le chapeau… Mais les perles, ça n’est pas négociable !” tranche Margaret Thatcher. On naît peutêtre leader, mais, comme le montre la bande-annonce du film La Dame de fer [qui sortira en France en février 2012], on devient candidat. Et, aujourd’hui plus encore qu’en 1979, avec des campagnes toujours plus axées sur la personnalité des candidats. Sur quels aspects se concentrent ceux qui conçoivent aujourd’hui les campagnes de Mariano Rajoy [Parti populaire (PP), droite] et d’Alfredo Pérez Rubalcaba [Parti socialiste (PSOE)] ? Sur l’image ou sur le message ? La compétition se joue “plus entre Rajoy et Rubalcaba qu’entre le PP et le PSOE, ou entre droite et gauche”, estime Jorge Santiago Barnés, qui dirige le master de conseil en image et consulting politique à l’université Pontificia de Salamanque. Et ce qui compte le plus dans cette bataille, ce n’est pas que “Rajoy ait laissé tomber la cravate et que Rubalcaba mette des jeans”, poursuit-il, mais “leur image psychologique à chacun, le message que véhiculent leurs propos”. “La force de Rubalcaba tient à sa façon de transmettre son message, à son calme”, explique cet expert. Un talent aussi difficile à décrire que facile à percevoir. “Certaines personnes n’ont besoin que de cinq minutes pour captiver leur interlocuteur. Mais je ne crois pas que Rajoy en fasse partie, il est plutôt de ceux qui ont besoin de vingt minutes : il baisse la voix, fait des pauses, on n’a pas l’impression d’être dans un meeting”, juge Jorge Santiago Barnés. A en croire les spécialistes de la communication politique, la marge de manœuvre [des deux candidats] est aujourd’hui assez limitée, car la campagne est monopolisée par la crise et le chômage, et les sondages prévoient une confortable majorité pour le PP. Les deux grands partis abordent la bataille avec des stratégies distinctes. “La marque PSOE est désormais un fardeau pour les socialistes, qui personnalisent donc davantage la campagne autour de Rubalcaba”, explique Iolanda Mármol, auteur de Secretos de campaña, sur les précédentes

L

“La marque PSOE est désormais un fardeau pour les socialistes”

Dessin de Kazanevsky, Espagne. législatives, en 2008. Ce n’est pas l’avis de Carlos Hernández, le directeur de communication du PSOE : “Le logo du PSOE est visible partout. On ne le cache absolument pas.” En campagne, il importe de mettre en valeur les vertus et de dissimuler les défauts, soulignent les experts. Il est indispensable d’afficher une proximité avec les électeurs. C’est pourquoi, selon Iolanda Mármol, le PP s’efforce de présenter Rajoy “comme un être humain plutôt que comme un porteur d’idées. Nous ne savons pas encore grand-chose de ses propositions, en revanche nous savons qu’il fait du vélo, qu’il a suivi un régime…” Au PSOE, Carlos Hernández assure que les socialistes ont opté pour “une campagne explicative” et que “le message est leur priorité, l’image passant au deuxième plan, voire au troisième”. Mais ils n’ont pas renoncé à quelques touches personnelles

pour autant. Iolanda Mármol rappelle que, dans les “petits” meetings, Rubalcaba s’assied sur un tabouret, ce qui “le rajeunit”. Les deux candidats ont d’ailleurs tous deux accepté de poser pour le photographe d’El País avec leurs épouses, qui n’ont cependant fait aucune déclaration. Faire tenir une idée complexe en un slogan simple est un autre impératif, insistent les conseillers en communication. “La politique doit être réduite au plus petit dénominateur commun, c’est une évidence”, explique Luis Arroyo, président de l’Asociación de Comunicación Política. Selon lui, il est “illusoire” de croire que les électeurs “regardent trois journaux télévisés, lisent quatre quotidiens et les programmes électoraux” avant de décider du bulletin qu’ils mettront dans l’urne. Les candidats tiennent-ils vraiment compte des suggestions de leurs conseillers ? “Rubalcaba est très intuitif, on dit

quand Nicolas Sarkozy a salué le rôle joué par Mariano Rajoy en tant que chef de l’opposition pour extraire l’Espagne du front de la crise, au même titre que l’action du chef du gouvernement José Luis Zapatero : “Les mots du président français ont eu un effet positif plus fort sur la campagne du PP que tout ce qu’a pu dire Rajoy lui-même.” Mais les déclarations néfastes ne sont pas rares non plus, ajoute Jorge Santiago Barnés. Comme celle d’Esteban González Pons, porteparole des conservateurs, il y a quelques jours : “Aucun Espagnol n’est suffisamment bête pour vouloir continuer avec ce qu’a fait le PSOE ces dernières années.” Il a ensuite dû présenter ses excuses sur Twitter. L’électeur accepte évidemment les opinions divergentes, mais il ne tolère pas les attaques, “parce qu’elles sont personnelles”, précise l’expert. Les spécialistes espagnols de la communication politique sont nombreux à travailler en Amérique latine : les partis, comme aux Etats-Unis, y sont moins structurés et les laissent davantage façonner le candidat. Tous ceux que nous avons rencontrés s’accordent sur un point : la stratégie de Cristina Kirchner, réélue haut la main en Argentine sans accepter une interview ni un débat ni un reportage, serait vouée à l’échec en Espagne. Naiara Galarraga


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Europe

Leadership Dans la “lutte de pouvoir [qui s’est engagée] autour de l’euro”, Angela Merkel a fini de tergiverser. Depuis le 19 octobre, date à laquelle “Madame Europe” a réuni au pied levé le “groupe de Francfort” (UE-BCE-FMI-Eurozone), auquel

s’est rallié in extremis Nicolas Sarkozy, la chancelière allemande s’est dotée d’un “gouvernement de l’Europe” et, en “capitaine de l’équipe”, elle prend en main le sauvetage de l’euro, analyse le magazine de Hambourg.

Union européenne

Un euro fort sans maillon faible Arrivée au pouvoir sans vision européenne, la chancelière allemande avance désormais à marche forcée vers la formation d’un noyau dur de la zone euro. Une avancée salutaire, selon la presse économique d’outre-Rhin. Handelsblatt (extraits) Düsseldorf

ne épée de Damoclès est suspendue au-dessus de la Grèce et elle ne tient plus que par un fil très mince. Le gouvernement et l’opposition n’ont plus que jusqu’au mois de décembre pour parvenir à un consensus national sur les réformes, faute de quoi la chancelière Angela Merkel et le président Nicolas Sarkozy cesseront définitivement leurs versements à la Grèce, l’obligeant ainsi à sortir de la zone euro. Ce serait un tête-à-queue historique pour l’Europe : la première fois que l’union monétaire, qui n’a cessé de s’étendre depuis l’introduction de l’euro, en 1999, se réduirait. Et la Grèce ne serait peut-être pas un cas isolé. Le Portugal ne dispose pas lui non plus de la base économique nécessaire pour rester durablement compétitif dans la zone euro. L’Italie jouit certes d’une économie forte mais l’incompétence de sa classe politique risque de l’entraîner dans l’abîme. On peut aisément imaginer la satisfaction de ceux qui ont toujours prédit que l’expérience euro finirait mal. Les nombreux eurosceptiques de Grande-Bretagne, de Suède, du Danemark, des EtatsUnis et même d’Allemagne se réjouissent cependant trop tôt. Si l’union monétaire perdait ses membres les plus faibles, elle en sortirait peut-être renforcée. Pour la

U

Dessin de Herrmann paru dans La Tribune de Genève, Suisse. zone euro, la sortie [de certains de ses membres] ne constitue pas ipso facto un recul, au contraire. Tout indique en effet que les Etats qui conserveront l’euro resserreront les rangs à un point qu’on n’aurait jamais pu imaginer avant que ne survienne la crise du siècle. Les sceptiques n’ont qu’à se rappeler l’évolution fulgurante de la politique européenne d’Angela Merkel. Quand la chancelière est entrée en fonction, il y a six ans, elle n’avait aucune vision européenne. Certes, elle a profité en 2007 de la présidence allemande pour sauver le traité de Lisbonne qui était menacé après l’échec des référendums français et néerlandais mais elle considérait que sa mission vis-à-vis de l’Europe était ainsi accomplie.

La crise de la dette a fondamentalement changé la pensée de Merkel. La chancelière ne freine plus des quatre fers, mais donne un grand coup d’accélérateur. Elle a d’abord fait en sorte que la Commission puisse intervenir dans la politique budgétaire nationale dans le cadre du [nouvel outil de coordination de la Commission appelé] “semestre européen”. Puis, avec le président Nicolas Sarkozy, elle a créé ce gouvernement économique européen qu’elle rejetait avec véhémence avant la crise. Et maintenant, elle pousse même à ce que le traité de l’UE entérine le renoncement à une part de souveraineté nationale en matière de politique économique et budgétaire. On n’a jamais vu autant d’Europe à Berlin. Merkel avance tellement à marche forcée qu’elle met

sérieusement sous pression les autres Etats européens. La Grande-Bretagne et la Suède commencent à se demander à juste titre si elles ne vont pas rater la possibilité de se raccorder à la zone euro. Le traité de Lisbonne ne les garantit pas contre ce risque [d’en être exclues]. Il permet même expressément que se constituent, au sein de l’UE, des groupes d’Etats d’au moins neuf membres. Cette “coopération renforcée” pourrait bientôt prendre forme : l’union monétaire s’approche de la souveraineté budgétaire, même si c’est à petits pas. Et avec la taxe sur les transactions financières, on voit pour la première fois un impôt européen poindre à l’horizon. Les vingt-sept Etats de l’UE ne participeront pas tous à cette intégration de haut niveau et même peut-être pas les dixsept Etats membres de la zone euro. Mais ce ne sont plus les plus lents qui donnent le rythme. L’union monétaire n’a rien perdu de ses attraits. La Pologne, la Hongrie et la Lituanie souhaitent toujours en faire partie, malgré la crise et malgré le coût considérable du plan de sauvetage de l’euro. C’est pourquoi certains sont convaincus, tel le politologue Werner Weidenfeld [chercheur à l’université de Munich], que “l’avenir de l’Europe est dans un mode différencié d’intégration”. Et que signifie tout cela pour la Grèce ? Si le pays doit revenir à la drachme, il risque dans un premier temps d’être confronté à un choc économique aux conséquences dramatiques – inflation, fuite des capitaux, chômage – et d’avoir ainsi encore plus besoin de l’aide européenne qu’aujourd’hui. Voilà pourquoi les Grecs ne doivent pas quitter l’UE en quittant la zone euro. Affirmer que l’un ne va pas sans l’autre, c’est jouer un jeu dangereux. Ruth Berschens

Grèce

Ils veulent du pain ? Vendons-leur des armes… Malgré la crise, la Grèce continue d’être l’un des plus gros acheteurs d’armes d’Europe. L’Allemagne et la France en sont les premiers bénéficiaires. The Independent (extraits) Londres

a Grèce se prépare à subir une nouvelle cure d’austérité. Les conditions du prochain plan de sauvetage seront très dures. Il existe pourtant un sujet tabou : la dépendance des industries militaires allemande et française à l’égard de la Grèce. Certains Grecs voudraient bien savoir pourquoi

L

la France et l’Allemagne exigent de leur pays des coupes dans les retraites, les salaires et les services publics, tandis que les achats d’armes se poursuivent au même rythme. “Alors que les hôpitaux grecs manquent de tout, le seul budget à n’être pas attaqué par l’UE et le FMI est celui des dépenses militaires”, déclare Yanis Varoufakis, professeur d’économie à l’université d’Athènes. En pourcentage du PIB, la Grèce est le pays de l’UE qui dépense le plus en armement. Et le Pr Varoufakis d’ajouter : “La Grèce est un client disproportionné pour le secteur de l’armement. Comparé à la taille du pays, c’est tout bonnement ridicule.” Malgré les difficultés financières de la Grèce, ses dépenses militaires n’ont pas

cessé d’augmenter pendant la crise financière. Elles représentaient 7,1 milliards d’euros en 2010, contre 6,2 milliards en 2007. En 2010, 58 % de ces dépenses sont allées à l’Allemagne, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Spiri). Le budget grec de la défense est historiquement élevé en raison de la menace supposée que représente le voisin turc. Les entreprises d’armement ont tiré profit de la situation en montant chacun des camps contre l’autre. “En général, il suffit qu’un des deux pays achète, par exemple, une frégate, pour qu’aussitôt l’autre achète la même frégate – simplement peinte dans une autre couleur”, explique M. Varoufakis. Kostas Panagopoulos est codirecteur de

l’institut de sondages grec Alcpo. “Depuis le départ des militaires, il y a quarante ans, rappelle-t-il, nous avons eu d’énormes dépenses d’armement, à cause de nos différends avec la Turquie. Mais, aujourd’hui, beaucoup de gens disent qu’il faut changer nos priorités. Je pense que l’Allemagne et la France font pression sur la Grèce pour qu’elle continue à dépenser.” De 2005 à fin 2010, la Grèce a acheté davantage d’armes à l’Allemagne que tout autre pays, en absorbant 15 % de sa production d’armes. Sur la même période, la Grèce était le troisième plus gros client de la France en armement. Alors que leur gouvernement entassait armes et munitions, les Grecs se serraient la ceinture. Roxane McMeeken


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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011 Nouvelles coupes Lors de l’examen du budget 2012 au Parlement, le Bloc de gauche (Bloco de esquerda, BE, gauche alternative) a proposé sans succès l’instauration d’un impôt sur le patrimoine de luxe

Europe Portugal

L’homme qui ne valait plus un milliard Richissime homme d’affaires et collectionneur d’art réputé, José Berardo est menacé de ruine et devrait perdre sa collection prestigieuse sise à Lisbonne. En cause : les pratiques douteuses du secteur bancaire portugais. Expresso (extraits) Lisbonne

osé Berardo a été un instrument au service du pouvoir politique et économique, mais il a également su en jouer. Aujourd’hui, il se retrouve dans une situation des plus délicate : l’homme d’affaires risque en effet de devoir rembourser une dette de près de 1 milliard d’euros – sous la pression de la troïka [le FMI, la Commission européenne et la Banque centrale européenne, qui ont négocié avec le gouvernement un plan de sauvetage de 78 milliards d’euros le 3 mai dernier]. En 2007, José Berardo a en effet utilisé ce milliard pour entrer en force dans la BCP [la première banque privée du pays], peu de temps avant que la crise financière n’éclate. Si les banques le forcent à rembourser sa dette, le plus médiatique investisseur de la Bourse portugaise perdra coup sur coup sa participation dans la BCP (4,24 %) et la collection Berardo [musée d’Art moderne et contemporain situé au sein du prestigieux Centre culturel de Belém, inauguré en juin 2007], “la prunelle de ses yeux”, comme il l’a toujours affirmé.

J

Agé de 67 ans, José Berardo est considéré comme un financier avisé et habile, un véritable self-made-man qui a investi dans des secteurs aussi divers que la banque, les télécoms, le BTP, le vin, l’immobilier, le tabac, l’hôtellerie, le pétrole ou encore le football. Originaire de Madère, il a fait fortune en Afrique du Sud, où il a émigré en 1963 à l’âge de 18 ans pour fuir la pauvreté. Sans le sou et ne parlant pas l’anglais, le jeune Berardo avait néanmoins beaucoup d’ambition. C’est grâce à la vente de légumes frais aux mineurs des entreprises publiques qu’il a pu accéder, au début des années 1970, à l’eldorado : des mines d’or abandonnées dont il a exploité les filons négligés. Avec son premier million, il s’est alors tourné vers les diamants et les banques. Par la suite, Berardo est devenu un investisseur de poids à la Bourse de Johannesburg, la place forte financière de l’Afrique à l’époque. Ce succès lui permettra, par

BERARDO COLLECTION BY BRIDGET JONES

L’eldorado africain

Toujours vêtu de noir, José Berardo se dit “en deuil pour la culture”.


Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011 en remplacement des coupes pratiquées dans les salaires des fonctionnaires et dans leurs retraites. La nouvelle cure d’austérité votée le 11 novembre a été l’occasion pour le BE

de rappeler que le secteur bancaire portugais était toujours redevable à l’Etat de 3 milliards d’euros d’impôts, que le coût fiscal découlant du statut offshore de l’archipel de Madère représentait

exemple, d’intégrer le Conseil présidentiel, un organe consultatif auprès du président de l’époque, Pieter W. Botha, où il défendra la fin de l’apartheid. Parallèlement, il investit au Canada, mais reste très discret à ce sujet. Vingt ans après avoir émigré, Berardo revient riche au pays, avec ses deux enfants. Fait commandeur de l’ordre de l’Infant Dom Henrique [l’équivalent portugais de la Légion d’honneur] en 1985, il accroît sa fortune via des opérations boursières et sa participation dans plusieurs entreprises. Après l’euphorie des années 1990 et 2000, 2008 a été une année très délicate pour Berardo, l’obligeant à renégocier ses dettes avec les banques [abaissant leur niveau à 600 millions d’euros] en apportant de nouvelles garanties, dont 75 % de sa collection. Aujourd’hui, l’homme d’affaires reste muet à ce sujet, mais en 2010 il relativisait cette transaction. “Tout le monde a été obligé de renégocier des dettes, je n’ai pas été le seul. Tout le monde doit de l’argent, les pays font la même chose.”

Une fortune en chute libre Mais Berardo n’est pas seulement un investisseur, un entrepreneur ; il a plusieurs facettes. C’est quelqu’un qui aime être aux côtés du peuple, notamment en proférant des attaques verbales contre les puissants, une attitude populiste qui le rend populaire. Considéré comme l’un des hommes les plus riches du Portugal, Berardo a fait partie du classement des millionnaires de la revue Forbes. La crise a mis fin à son ascension. En août 2011, la revue économique portugaise Exame a estimé sa fortune à 542 millions d’euros, ce qui le place au douzième rang des hommes les plus riches du Portugal. Début 2007, il possédait 2 milliards d’euros, l’équivalent à l’époque de la dette connue de l’archipel de Madère. Outre ses pertes dans la BCP (entre 700 et 800 millions d’euros), l’homme d’affaires a vu ses parts dans la Sonae [premier groupe privé du pays, présent notamment dans la grande distribution et les télécoms] et la ZON [groupe de télécommunications] se dévaloriser brutalement. Si les banques l’obligent à rembourser – ce que l’on saura à la fin de l’année, quand la troïka aura fini de passer au crible les crédits bancaires –, Berardo sera le dos au mur. L’entrepreneur originaire de Madère est en réalité l’une des figures visibles d’un mode d’action des plus banals il y a peu encore dans la finance : accorder des millions d’euros de prêts pour acheter des actions, garantis sur les titres euxmêmes – une pratique qui paraît invraisemblable à la lumière du contexte actuel. Et, dans le cas de Berardo, cela a donné lieu à un véritable désastre : un investissement de 1 milliard d’euros vaut aujourd’hui autour de 50 millions d’euros. La question qui se pose inévitablement est comment les banques – essentiellement la CGD [la Caisse des dépôts portugaise],

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14 milliards, et que les dividendes distribués par EDP, PT et Galp, des entreprises dont l’Etat est actionnaire, s’élevaient à 12 milliards.

La question qui se pose : comment les banques ont pu prêter 1 milliard à un seul homme pour qu’il puisse acheter des actions ? la BCP et la BES [l’une des trois principales banques du pays, dont le Crédit agricole est actionnaire à 10,8 %] – ont pu prêter 1 milliard à un seul homme pour qu’il puisse acheter des actions. Une partie du prêt, environ 400 millions d’euros, a été concédée par la CGD [établissement public] à une époque où son conseil d’administration avait pour président Carlos Santos Ferreira et pour vice-président Armando Vara*, devenus en 2008 administrateurs de la BCP, nommés par le gouvernement socialiste de José Socrates ; 400 autres millions d’euros ont été également prêtés par la BCP elle-même au moment où Paulo Teixeira Pinto – soutenu par Berardo – avait réussi à s’emparer de la banque. Berardo a-t-il été instrumentalisé ou poussé par un ego trop développé qui a altéré son discernement quant aux risques encourus ? On ne le saura jamais. En fin de compte, qui est cet homme qui a séduit les médias, agité le politiquement correct de la finance et permis de mettre le tout-puissant Jardim Gonçalves, le fondateur de la BCP, sur le banc des accusés pour manipulation du marché et falsifications de documents [condamné en 2010 à une amende de 1 million d’euros] ? Et qui vient à nouveau d’être sous les projecteurs après avoir dit que la fondation Centro Cultural de Belém [fondation privée d’utilité publique qui gère le Centre] avait des pratiques financières illégales.

Fondation et subventions… Cette audace a provoqué la colère de Pedro Passos Coelho [Premier ministre depuis juin, droite] et a débouché sur la demande du gouvernement de procéder à une nouvelle estimation de la collection Berardo : un coup dur pour celui qui se considère comme un bienfaiteur des arts, un mécène dont l’image de marque est d’être toujours vêtu de noir, une démonstration publique de “deuil pour la culture”, comme il aimait à le dire quand l’Etat dévalorisait l’importance de l’art et surtout méprisait sa collection en refusant un quelconque accord à ce sujet. Berardo menaçait à l’époque de transférer sa collection à l’étranger, pour obtenir un accord le plus avantageux possible. L’objectif fut atteint. Selon son avocat de l’époque, “ce fut une négociation difficile, mais il est parvenu à imposer les statuts les plus originaux que le Portugal ait connus pour une fondation”. José Berardo a ainsi obtenu de la part du gouvernement socialiste tout ce qu’il a voulu : un musée à son nom dans un espace “digne et unique” [le

musée de la Collection Berardo] ; une fondation subventionnée par l’Etat pour le gérer et la possibilité de continuer à exposer la collection dans le monde entier. En outre, la présidence honoraire de la fondation, de son conseil d’administration et du conseil des fondateurs lui est revenue avec, entre autres compétences, le pouvoir de nommer et de destituer le directeur du musée. Après quatre ans d’activité, le musée Berardo a coûté aux Portugais 27 millions d’euros, contre 2 millions (dont 1 pour l’achat d’œuvres d’art) à son mentor. Mais le robinet du financement public pourrait donc bientôt être à sec avec la nouvelle estimation décidée par le gouvernement, pas du tout satisfait de celle réalisée par Christie’s en 2007 (316 millions d’euros). Le nouveau montant évalué par Sotheby’s permettra à l’Etat portugais de déterminer s’il procède ou non à l’acquisition de la collection d’ici à 2016, son droit d’option d’achat courant jusqu’à cette date. Dévalorisation ou pas, Berardo risque de devoir se séparer plus vite que prévu de ses œuvres d’art pour rembourser la dette. Un revers financier et sentimental pour celui qui n’a jamais caché la raison pour laquelle il ne s’est jamais défait d’une seule pièce de la

collection : “Je n’ai jamais rien vendu parce que, si je le faisais, je vendrais tout le reste. Je ne veux pas céder à la tentation.” Déterminé et grand amateur de défis, Berardo se trouve cette fois-ci au pied d’un mur très élevé. Le monde est en crise et le multimillionnaire a vu certains de ses alliés politiques, dont José Socrates, quitter le pouvoir, tandis que d’autres sont fragilisés, à l’image du gouverneur régional de Madère [voir CI n° 1093, du 13 octobre 2011]. Peu à peu, Berardo cède la gestion des affaires à Renato, son fils aîné. Plus calme, plus en retrait, amaigri par une opération liée à un diabète et sans alliés puissants au pouvoir, José Berardo va donc devoir mener une des plus rudes batailles de son existence. Sa récente sortie sur les pratiques financières de la fondation du Centre culturel de Belém a été le signe qu’il était prêt à utiliser certains des secrets les moins recommandables du régime dont il ait eu connaissance pour échapper à l’étau des banques. Alexandra Carita et Anabela Campos * L’ancien ministre de José Socrates est actuellement jugé pour corruption dans une vaste affaire de trafic d’influence. Mis en examen en 2010, il avait alors quitté la BCP avec un chèque de 562 000 euros d’indemnités de départ.


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Europe Royaume-Uni

Décollage pour l’île du bout du monde

The Times Londres

e premier avion devrait atterrir en 2015, deux siècles après l’exil de l’empereur français Napoléon dans cette partie du monde reculée, où il est mort six ans plus tard. L’aéroport coûtera plus de 200 millions de livres [230 millions d’euros] et offrira aux 4 000 “Saints” [les habitants de SaintHélène] leur premier lien direct avec le monde extérieur. Ce sera ainsi l’aéroport le plus cher par tête à avoir jamais été construit. Il pourrait apporter 30 000 touristes par an sur cette île à la faune unique, contre moins de 1 000 actuellement. Sainte-Hélène aurait ainsi un projet de développement, un avenir pour la première fois depuis que les bateaux à voiles ont cessé d’y faire escale en revenant d’Inde.

L

Gros budget L’aéroport devrait aussi réduire la dépendance de l’île à l’aide budgétaire annuelle de la Grande-Bretagne, soit 26 millions de livres [30 millions d’euros] en 2010, ce qui fait de Sainte-Hélène le territoire de loin le plus cher des 14 territoires d’outre-mer britanniques. “Sainte-Hélène est un territoire britannique, il est donc normal que nous trouvions le moyen d’assurer son avenir à long terme. Cet aéroport mettra fin à des décennies de déclin”, a indiqué le ministre britannique du Développement. Les défis techniques sont énormes. Sainte-Hélène est une île volcanique située

en eau profonde, à 1 900 kilomètres de la côte africaine. Elle n’a pas de port digne de ce nom et possède un relief très montagneux qu’il faudra aplanir pour construire une piste d’atterrissage. Tous les matériaux devront être apportés par bateaux, qui aborderont sur une jetée construite pour l’occasion. Basil Read, l’entreprise chargée de l’opération, s’est vu imposer des conditions draconiennes. La piste devra être courte et dotée d’une glissière de sécurité à son extrémité, comme sur les porte-avions. Basil Read recevra 35 millions de livres [40 millions d’euros] pour faire fonctionner l’aéroport pendant les dix premières années. Le gouvernement de Sainte-Hélène devrait en profiter pour ouvrir l’île aux investissements et au tourisme.

Sainte-Hélène

Une prison dans l’Atlantique Sud ROYAUMEUNI

Projet d’aéroport

Jamestown Halftree Hollow Equateur

St Paul’s Première tombe de Napoléon

Ascension

Longwood

Pic de Diane 818 m

Sainte-Hélène (R-U)

Sainte-Hélène

Tristan da Cunha

16° S

Le Cap Falkland 2 000 km

Exil des jeunes L’isolement de Sainte-Hélène a des conséquences graves. Les jeunes émigrent de plus en plus, et l’île et l’économie périclitent. Le revenu moyen par habitant est tombé à un peu plus de 4 000 livres [environ 5 000 euros] par an. A moins d’exiler toute la population, il n’y a aucun moyen d’enrayer ce déclin. Le bateau vieillissant qui fait vivre l’île actuellement met trois semaines pour faire un circuit qui passe par l’Afrique du Sud. Il ne peut transporter que 950 touristes par an. Si l’aéroport ouvre en 2015, pour le bicentenaire de la bataille de Waterloo, Sainte-Hélène peut s’attendre à l’arrivée d’un flot de touristes français avides de voir Longwood House, la maison de Napoléon, et le tombeau où son corps a été inhumé avant d’être transféré aux Invalides en 1840. La reine Victoria a fait don de la maison et du tombeau à la France, et c’est un conservateur français qui s’en occupe. Michael Binyon

OCÉAN ATLANTIQUE

Sainte-Hélène est une île volcanique au climat tropical, perdue en plein Atlantique Sud, plus proche cependant des côtes africaines que sud-américaines. Elle n’est reliée à l’Afrique que par le RMS (Royal Mail Ship) Saint Helena, un vieux cargo qui y fait escale une ou deux fois par mois, depuis Le Cap. Elle compte environ 4 000 habitants, pêcheurs, éleveurs ou artisans, qui dépendent essentiellement de l’aide financière du RoyaumeUni. L’île a perdu 1 000 habitants

Méridien de Greenwich

5 km

entre 1998 et 2008. Il n’existe pas de population indigène. “Les habitants sont essentiellement des descendants de colons britanniques, d’employés de la Compagnie anglaise des Indes orientales, d’esclaves originaires du sous-continent indien, du Sud-Est asiatique, de Madagascar”, explique The Times. Découverte par des explorateurs portugais en 1502, elle devient une escale régulière. La Compagnie anglaise des Indes orientales en prend possession

5° 40' O

Courrier international

Londres veut enfin construire un aéroport à Sainte-Hélène. Objectif : attirer notamment des touristes français sur les traces des dernières années de Napoléon.

en 1659 et construit une forteresse à Jamestown, la capitale. C’est depuis cette date une colonie britannique. Au XIXe siècle, l’île a connu une époque florissante : centre de pêche à la baleine, port commercial et militaire jusqu’à l’ouverture du canal de Suez en 1869. Elle a aussi servi de “prison” et pas seulement pour Napoléon : le grand chef zoulou Dinizulu y fut exilé entre 1890 et 1897, et près de 6 000 Boers y furent emprisonnés pendant la guerre anglo-boer.

Roumanie

Charles, prince de Galles et bientôt roi des Roumains ? Depuis sa première visite en Transylvanie, en 1997, le fils d’Elisabeth II y a acheté deux propriétés. Il aurait affirmé descendre du prince Vlad Tepes, dit Dracula. Un bon roi pour les Roumains ? Adevarul (extraits) Bucarest

n roi Charles de Roumanie ? L’éventualité semble irréaliste, mais pourquoi pas ? La solution peut présenter certains attraits : que la Roumanie ait pour roi le fils de l’actuelle reine du Royaume-Uni, Elisabeth II ! Cela

U

se traduirait par un jumelage sans précédent entre la Roumanie et le RoyaumeUni. Cela ressemble à un scénario de film de science-fiction, non ? Pour que cela devienne réalité, trois conditions doivent être réunies. Tout d’abord, que le prince Charles veuille bien devenir roi d’un pays de l’Est qui donne traditionnellement beaucoup de fil à retordre. Deuxièmement, que la classe politique roumaine le veuille vraiment fortement. Et, enfin, que le peuple roumain le veuille. La dernière condition serait la moins difficile à satisfaire. Les Roumains sont encore, à une majorité écrasante, antimonarchistes, mais cela pourrait changer. Et celui qui ferait basculer l’opinion devrait

justement être un personnage d’une stature publique imposante. Le prince de Galles a une telle stature, celle qui fait défaut à l’actuelle lignée royale de Bucarest (le roi Michel, 90 ans, n’est plus une solution pour l’avenir). En outre, au-delà du fait qu’il est un défenseur farouche de la nature exceptionnelle de la Transylvanie et des Carpates, le prince Charles peut être considéré comme un successeur de la dynastie qui a modernisé la Roumanie. Il est le neveu du roi Michel, sa mère, Elisabeth II, étant cousine au troisième degré de l’ancien souverain roumain. Bien sûr, pour l’instant nous brodons sur une histoire imaginaire. Mais pourquoi ne deviendrait-elle pas réalité ? Qui

peut nous empêcher de rêver ? Dans les moments de cruelle déception, nous avons besoin d’un sursaut d’énergie nationale. Alors que les formules des vingt-deux dernières années ont échoué, nous souhaiterions un changement radical, qui ne dérape pas dans la dictature, parce que nous avons passé assez d’années du XXe siècle sous des dictatures de toutes sortes. Et, même si rien ne change, nous aurons quand même gagné quelque chose par rapport aux années 1990 : aujourd’hui nous parlons de l’hypothétique roi Charles alors qu’à l’époque l’ex-président Ion Iliescu nous proposait comme alternative le roi Cioaba, le roi des Roms. Grigore Cartianu


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Amériques Etats-Unis

Avec Obama, Wall Street se porte comme un charme Renflouées au tout début de la crise financière, les banques américaines et les sociétés financières ont vite renoué avec les profits et les bonus.

gouvernement Bush, le premier à se lancer à la rescousse de Wall Street, puis celui d’Obama aient fait preuve d’un volontarisme nettement moins marqué dans leur soutien au peuple américain. “Le sentiment général”, souligne Neil Barofsky, ex-inspecteur général chargé de superviser les 700 milliards de dollars injectés pour renflouer les banques, “est que le plan a bénéficié avant tout aux plus grandes sociétés de Wall Street, sans guère de considération pour les Américains moyens. C’est ce qui s’est passé.” Par exemple, ni Bush ni Obama n’ont exigé des banques qu’elles augmentent leurs prêts aux particuliers, ce qui aurait pourtant pu stimuler les dépenses des ménages, donc la croissance. Selon une récente étude de l’université du Michigan, le secteur financier n’a pas vraiment ouvert le robinet du crédit après son renflouement. Les établissements ont préféré utiliser l’argent du contribuable pour spéculer sur des titres à risques. Ces derniers mois, cependant, Wall Street affiche une baisse de forme, comme en témoignent l’érosion du cours des actions des banques et l’augmentation des licenciements. Ce fléchissement s’explique

The Washington Post (extraits) Washington

arack Obama a qualifié les banquiers de Wall Street de “requins de la finance” et cherche aujourd’hui à exploiter le mécontentement de l’opinion face au monde de la finance. De leur côté, les grands financiers soulignent que les réglementations voulues par le président sont punitives et constituent autant de “freins pour l’économie”. Mais les deux camps sont confrontés à une réalité gênante : durant le mandat d’Obama, Wall Street a repris du poil de la bête, tandis que l’économie américaine restait à la peine. Les plus grosses banques ont vu leur taille s’accroître et affichent aujourd’hui des bénéfices qui se rapprochent de ceux d’avant la crise financière de 2008. Les sociétés de négoce de titres s’en sortent mieux encore. En deux ans et demi de gouvernement Obama, elles ont gagné davantage qu’en huit ans de présidence de George W. Bush. Cette progression spectaculaire s’explique pour une bonne part par les mesures prises par le gouvernement. L’administration fédérale a investi des centaines de milliards de dollars sortis des poches du contribuable dans les banques, qui s’en sont servies pour faire des investissements très rentables et dégager de juteux bénéfices. Stabiliser le système financier, pensait-on, était impératif si l’on voulait éviter une crise économique plus profonde encore. Or certains déplorent que le

© CAGLE CARTOONS

B

essentiellement par le nouveau ralentissement de l’économie américaine et par la crise de la dette en Europe et ses répercussions sur les marchés mondiaux. Dans le secteur financier, on accuse aussi les mesures de réglementation mises en place l’année dernière dans le cadre de la loi Dodd-Frank, voulue et promulguée par Obama, de limiter les bénéfices des banques. Cependant, la plupart des mesures de ce dispositif ne sont pas encore appliquées, et leurs effets à terme restent incertains. Avant Obama, déjà, le gouvernement avait injecté dans les banques des centaines de milliards de dollars. La Réserve fédérale, institution indépendante, avait baissé les taux d’intérêt, permettant ainsi aux établissements financiers d’emprunter à moindre coût et d’investir ces sommes de façon extrêmement rentable. “Les grandes banques ont augmenté leurs bénéfices et évité la banqueroute grâce aux milliers de milliards de dollars que leur a prêtés la Fed”, confirme Linus Wilson, de l’université de Louisiane. “Aujourd’hui, elles voient leurs bénéfices encore accrus par la baisse du coût du crédit et parce que leurs

créanciers comptent sur la Fed pour les sauver dès que la nervosité s’empare des marchés.” Et plus les banques grossissent, plus leur rentabilité peut augmenter. En effet, les investisseurs sont généralement plus disposés à leur prêter de l’argent à des taux d’intérêt plus faibles qu’aux établissements bancaires plus modestes, puisque l’Etat sera toujours là pour voler à leur secours. Les bénéfices sont également de retour. Les plus grandes banques, dont Bank of America, Citigroup et Wells Fargo, ont engrangé 34 milliards de dollars de bénéfices au premier semestre de 2011, soit presque autant que sur la même période en 2007. Quant aux sociétés de négoce de titres, elles ont dégagé au moins 83 milliards de dollars de bénéfices depuis deux ans et demi, contre 77 milliards en huit ans de présidence Bush. Les rémunérations sont elles aussi en hausse. Les sociétés financières ont versé 20,8 milliards de dollars de bonus au titre de 2010, et le salaire moyen à Wall Street a progressé de 16,1 % l’année dernière. Parallèlement, des millions d’Américains sont frappés par la crise. Ces inégalités alimentent aujourd’hui la colère contre Wall Street et sont à l’origine du mouvement Occupy, qui essaime dans tous le pays. Les conseillers d’Obama assurent qu’ils comptent surfer sur ce mécontentement lors de la campagne présidentielle. Pourtant, le président ne boude pas les largesses de Wall Street. Au total, il a déjà récolté 15,6 millions de dollars auprès des employés du secteur financier pour remplir ses caisses de campagne et celles du Comité national démocrate, soit bien plus que l’ensemble des candidats républicains. Zachary A. Goldfarb Obama et Wall Street. Dessin de Cagle, Etats-Unis.

Pétition

Comment Molly Katchpole a fait plier Bank of America Depuis qu’elle a lancé une pétition en ligne contre Bank of America, qui menaçait ses clients de frais supplémentaires, Molly Katchpole est devenue une véritable héroïne du Net. Alors que la banque a annoncé, le 1er novembre, qu’elle renonçait à faire payer 5 dollars par mois aux détenteurs de ses cartes de crédit, la militante de 22 ans doit à présent gérer le contrecoup de sa soudaine notoriété. Elle ne sait qu’en penser et elle a de toute manière des problèmes plus urgents à régler : à compter de décembre, cette jeune

diplômée en art et histoire de l’architecture va devoir rembourser son prêt étudiant, dont les mensualités s’élèveront à 200 dollars par mois. La soudaine célébrité de Molly Katchpole en dit long sur la formidable machine à buzz qu’est devenu Internet. Originaire de l’Etat du Rhode Island, où son père, Jim, est ouvrier et sa mère, Kathy, assistante d’un kinésithérapeute, Molly est tombée au début d’octobre sur un blog dénonçant le projet de Bank of America. Titulaire d’un compte dans cette banque, elle

s’est immédiatement alarmée de la nouvelle. Elle s’est alors connectée au site qui a lancé la pétition, Change.org, où elle avait déjà signé un appel contre l’expulsion du père d’un soldat dont la maison allait être saisie par la banque JPMorgan Chase. C’était à présent à elle de proposer sa propre pétition. Le titre s’est imposé de luimême : “Dites non aux frais de carte de crédit chez Bank of America”. Puis elle a détaillé ses doléances : “Lorsque la crise a frappé, nous avons donné des milliards de dollars pour sauver Bank of America. Aujourd’hui, on nous remercie en nous

faisant payer plus cher les mêmes prestations. Il y a un moment où nous devons dire stop !” En une semaine seulement, plus de 100 000 personnes ont signé sa pétition. Molly s’est alors présentée devant une agence de Bank of America, a retiré tout son argent (dix billets de 50 dollars) et découpé aux ciseaux sa carte de crédit devant les caméras de télévision. Elle a ensuite ouvert un compte dans la banque de développement communautaire City First à Washington. Grâce à ce geste médiatique, sa notoriété s’est

encore accrue, sa pétition a rassemblé plus de 300 000 signatures et Bank of America a fini par renoncer à son projet. Molly a aujourd’hui retrouvé une vie plus routinière. Préoccupée par le remboursement de son prêt étudiant, elle a envoyé des lettres de candidature à plusieurs employeurs, mais elle n’a pas encore reçu de réponse. En attendant, il lui reste une dernière chose à faire pour achever sa mission : ses parents possèdent toujours un compte chez Bank of America. Ian Shapira, The Washington Post (extraits), Etats-Unis




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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

Amériques

Election Le général à la retraite Otto Pérez Molina, élu président le 6 novembre dernier, partisan de la “politique de la main dure”, est le premier militaire à revenir au pouvoir depuis la fin

de la guerre civile (1960-1996). Il est connu pour avoir négocié et signé les accords de paix, mais est aussi accusé de violations des droits de l’homme pendant le conflit.

Guatemala

Des archives policières sous garde suisse Une copie des archives policières de la guerre civile est conservée à Berne. Une précaution qui s'avérerait utile si le nouveau président, le général Otto Pérez Molina, était tenté de freiner le processus de réparation historique. L’Hebdo (extraits) Lausanne

es inspecteurs cherchaient de vieux explosifs, mais c’est du papier qu’ils ont trouvé : 80 millions de documents humides dormant dans l’ancien centre de la police, en plein cœur de Ciudad de Guatemala, rongés par les rats et les champignons. Empilés, ils auraient atteint 8 km de hauteur. Après avoir nié leur existence durant des années, la police nationale voyait resurgir, ce 5 juin 2005, les archives de ses activités pendant la guerre civile. Un trésor pour la justice historique ; une menace incommensurable pour l’impunité des anciens bras armés de l’Etat. Sur les 200 000 tués et 45 000 disparus de ce conflit qui a duré de 1960 à 1996, 93 % des victimes sont à attribuer aux forces gouvernementales (police, armée, groupes paramilitaires), selon la commission d’enquête. Si le Guatemala est aujourd’hui politiquement pacifié, il reste l’un des pires coupe-gorge de la planète. Avec dix-sept assassinats par jour, il est plus dangereux de vivre dans sa capitale qu’à Bagdad. C’est que, à la suite des accords de paix de 1996, l’armée a été

L

Dessin de Owczarek paru dans Reczpospolita, Varsovie. réduite de deux tiers et la police nationale démantelée. Toute une génération d’hommes qui n’avaient jamais rien fait d’autre que de la traque policière s’est retrouvée à la fois désœuvrée et surarmée. C’est auprès des narcos que beaucoup ont décroché un job, dans ce passage obligé qu’est le Guatemala entre la Colombie et le Mexique. Dans une impunité totale, puisque 97 % des meurtres ne sont jamais élucidés. On s’étonne aujourd’hui qu’un incendie n’ait pas opportunément ravagé les archives, preuve tangible de la terreur policière. Sans doute parce qu’une amorce de justice est une utopie à laquelle personne n’a cru. “Le gouvernement a dit que ces amas de papier étaient sans valeur, qu’il

ne s’agissait que de notes administratives”, explique le procureur aux droits de l’homme Manuel Vasquez. C’est en partie vrai. Dans ces procès-verbaux que griffonnaient sans fin les agents de l’ordre, on ne retrouve jamais un ordre clair d’exécuter ou de kidnapper. Mais le jargon administratif finit, à force de croisements de dates, de lieux et de numéros de plaque de voiture, par révéler ses macabres secrets. Comme ces deux policiers qui avaient été distingués pour une opération rondement menée le 18 février 1984. Leur succès n’est autre qu’avoir enlevé Fernando García, un étudiant militant disparu à jamais. C’est à l’issue d’un procès fondé sur les archives que les deux exécutants viennent d’écoper de quarante ans de prison. “Ce sont les petits policiers qui ont été condamnés, leur implication était claire. C’était comme un procès pilote. Par la suite, nous tenterons de juger les sommets de la hiérarchie”, espère Manuel Vasquez. Mais par où commencer lorsque les victimes se comptent par centaines de milliers et les documents d’archives par millions, et que le ministère public des droits de l’homme se résume à trois procureurs ? Débordé, il n’a pas les moyens de se saisir d’office. C’est aux familles de victimes de mobiliser des avocats ou des ONG pour ouvrir les enquêtes. L’argent, mais aussi une peur paralysante, explique que seuls quatre procès ont été conduits

jusqu’à présent. Car, près de quarante ans après les faits, le déficit de confiance en la police et en la justice reste abyssal. Même l’appel à déterminer gratuitement leur ADN lancé à tous les Guatémaltèques, afin d’identifier les squelettes régulièrement exhumés des fosses communes, se heurte à la réticence. Lors de son intronisation, en 2008, le gouvernement du social-démocrate Alvaro Colom avait promis la “sécurité avec intelligence”. “Certes, il n’a pas rempli ses promesses, mais il n’a pas non plus empêché la justice”, constate l’avocat Maynor Estuardo Alvardo Galeano. Le cas des archives de la police est ainsi symptomatique. Cent cinquante personnes travaillent à les nettoyer page par page, à les trier, les lire, les ordonner. Un travail de titan pour un budget annuel de 1 million de dollars qui, en six ans, n’a permis de numériser que 12 millions de documents sur 80. Or cette opération de mémoire et de justice nationales se réalise sans un seul kopeck du gouvernement : ce sont la Suède, les Pays-Bas, l’Allemagne, les Etats-Unis et l’ONU qui assurent son financement. La Suisse, quant à elle, est l’ange gardien du projet. La Confédération s’y est jointe en 2006 et offre un soutien essentiellement technologique. Mais, surtout, une copie dite “de sécurité” des archives numérisées est envoyée chaque trimestre à Berne. Aux Archives fédérales, elles reposent comme une assurance-vie. Elles entreraient en scène si un “accident” ou retournement politique venait à menacer les originaux. Tasha Rumley

Cuba

“La promenade en bateau est interdite aux Cubains” Malgré les discours officiels d’ouverture, les Cubains ont toujours moins de libertés sur leur île que les étrangers. En témoigne la blogueuse Yoani Sánchez, qui croyait pouvoir admirer la baie de Cienfuegos en touriste… Generación Y La Havane

einaldo insistait. Moi, en revanche, je suis d’une génération qui part du principe que tout est interdit. Résultat : nous avons eu exceptionnellement une discussion houleuse mon mari et moi. Reinaldo était convaincu que nous pourrions monter sur ce bateau pour regarder la baie de Cienfuegos au milieu des vagues ; quant à moi, une petite voix intérieure me criait

R

qu’un tel plaisir n’était pas à la portée des Cubains. Pendant près de deux heures, j’ai cru que mon optimiste de mari, tel un Candide tropical, obtiendrait gain de cause. Nous sommes descendus sur le port et, près de l’hôtel Jagua, un fonctionnaire nous a vendu deux tickets pour cet te sortie si convoitée. A aucun moment nous n’avons caché notre accent chantant de La Havane, nous n’avons pas essayé de nous faire passer pour des étrangers et personne ne nous a demandé nos papiers d’identité. Les deux places à bord du yacht Flipper semblaient nous être attribuées. Le murmure du scepticisme s’éteignait dans ma tête. Nous sommes arrivés sur le quai avec une demi-heure d’avance. Les touristes rôtis de coups de soleil ont commencé à monter dans l’embarcation. Rei et moi nous sommes placés dans un coin idéal d’où nous pourrions prendre des photos

de cette baie qui est grande comme une mer. Le rêve n’a pas duré cinq minutes. Quand le capitaine nous a entendus parler, il nous a demandé si nous étions cubains. Quelques instants plus tard, on nous informait que nous devions revenir à terre. “La promenade en bateau est interdite aux Cubains dans tout le pays”, nous a-t-on expliqué. Colère ! Honte de détenir ce passeport bleu qui nous rend coupables, d’avance, face à la loi de notre propre pays ! Sensation d’arnaque en comparant le discours officiel d’ouverture avec cette réalité d’exclusion, de stigmatisation. Nous avons eu envie de faire un esclandre et de nous accrocher au bastingage pour les obliger à nous chasser manu militari. Mais à quoi bon ? Mon mari, dans un français approximatif, a raconté à un groupe d’Européens ce qui était en train de se passer. Ils se sont regardés, l’air incrédule, ils ont chuchoté entre eux. Aucun n’a débarqué

en signe de solidarité avec les exclus ; aucun d’entre eux n’avait l’air de trouver intolérable de profiter d’une chose interdite aux autochtones – une excursion le long des côtes de notre île. Le Flipper a appareillé, son sillage d’apartheid a été visible pendant quelques secondes, puis a fini par disparaître dans les eaux sombres de la baie. Le visage du chanteur Benny Moré, sur une affiche proche, semblait avoir troqué son sourire contre une grimace. A côté de son menton était inscrit le célèbre refrain : “Cienfuegos est la ville que j’aime le plus”… Nous avons quitté cet endroit. Reinaldo déçu et moi triste d’avoir eu raison de me méfier. Nous avons marché sur la route de Punta Gorda en nous disant que, si Benny était encore vivant aujourd’hui, on l’aurait fait descendre de ce yacht lui aussi, comme un chien galeux. Yoani Sánchez


De la neige, matin, midi et soir. 219 commentaires

Whistler, Colombie-Britannique

Adèle 14:36 (20 décembre 2010)

Amusez-vous bien ! Crédits photo : Commission canadienne du tourisme.

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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

Europe

Leadership Dans la “lutte de pouvoir [qui s’est engagée] autour de l’euro”, Angela Merkel a fini de tergiverser. Depuis le 19 octobre, date à laquelle “Madame Europe” a réuni au pied levé le “groupe de Francfort” (UE-BCE-FMI-Eurozone), auquel

s’est rallié in extremis Nicolas Sarkozy, la chancelière allemande s’est dotée d’un “gouvernement de l’Europe” et, en “capitaine de l’équipe”, elle prend en main le sauvetage de l’euro, analyse le magazine de Hambourg.

Union européenne

Un euro fort sans maillon faible Arrivée au pouvoir sans vision européenne, la chancelière allemande avance désormais à marche forcée vers la formation d’un noyau dur de la zone euro. Une avancée salutaire, selon la presse économique d’outre-Rhin. Handelsblatt (extraits) Düsseldorf

ne épée de Damoclès est suspendue au-dessus de la Grèce et elle ne tient plus que par un fil très mince. Le gouvernement et l’opposition n’ont plus que jusqu’au mois de décembre pour parvenir à un consensus national sur les réformes, faute de quoi la chancelière Angela Merkel et le président Nicolas Sarkozy cesseront définitivement leurs versements à la Grèce, l’obligeant ainsi à sortir de la zone euro. Ce serait un tête-à-queue historique pour l’Europe : la première fois que l’union monétaire, qui n’a cessé de s’étendre depuis l’introduction de l’euro, en 1999, se réduirait. Et la Grèce ne serait peut-être pas un cas isolé. Le Portugal ne dispose pas lui non plus de la base économique nécessaire pour rester durablement compétitif dans la zone euro. L’Italie jouit certes d’une économie forte mais l’incompétence de sa classe politique risque de l’entraîner dans l’abîme. On peut aisément imaginer la satisfaction de ceux qui ont toujours prédit que l’expérience euro finirait mal. Les nombreux eurosceptiques de Grande-Bretagne, de Suède, du Danemark, des EtatsUnis et même d’Allemagne se réjouissent cependant trop tôt. Si l’union monétaire perdait ses membres les plus faibles, elle en sortirait peut-être renforcée. Pour la

U

Dessin de Herrmann paru dans La Tribune de Genève, Suisse. zone euro, la sortie [de certains de ses membres] ne constitue pas ipso facto un recul, au contraire. Tout indique en effet que les Etats qui conserveront l’euro resserreront les rangs à un point qu’on n’aurait jamais pu imaginer avant que ne survienne la crise du siècle. Les sceptiques n’ont qu’à se rappeler l’évolution fulgurante de la politique européenne d’Angela Merkel. Quand la chancelière est entrée en fonction, il y a six ans, elle n’avait aucune vision européenne. Certes, elle a profité en 2007 de la présidence allemande pour sauver le traité de Lisbonne qui était menacé après l’échec des référendums français et néerlandais mais elle considérait que sa mission vis-à-vis de l’Europe était ainsi accomplie.

La crise de la dette a fondamentalement changé la pensée de Merkel. La chancelière ne freine plus des quatre fers, mais donne un grand coup d’accélérateur. Elle a d’abord fait en sorte que la Commission puisse intervenir dans la politique budgétaire nationale dans le cadre du [nouvel outil de coordination de la Commission appelé] “semestre européen”. Puis, avec le président Nicolas Sarkozy, elle a créé ce gouvernement économique européen qu’elle rejetait avec véhémence avant la crise. Et maintenant, elle pousse même à ce que le traité de l’UE entérine le renoncement à une part de souveraineté nationale en matière de politique économique et budgétaire. On n’a jamais vu autant d’Europe à Berlin. Merkel avance tellement à marche forcée qu’elle met

sérieusement sous pression les autres Etats européens. La Grande-Bretagne et la Suède commencent à se demander à juste titre si elles ne vont pas rater la possibilité de se raccorder à la zone euro. Le traité de Lisbonne ne les garantit pas contre ce risque [d’en être exclues]. Il permet même expressément que se constituent, au sein de l’UE, des groupes d’Etats d’au moins neuf membres. Cette “coopération renforcée” pourrait bientôt prendre forme : l’union monétaire s’approche de la souveraineté budgétaire, même si c’est à petits pas. Et avec la taxe sur les transactions financières, on voit pour la première fois un impôt européen poindre à l’horizon. Les vingt-sept Etats de l’UE ne participeront pas tous à cette intégration de haut niveau et même peut-être pas les dixsept Etats membres de la zone euro. Mais ce ne sont plus les plus lents qui donnent le rythme. L’union monétaire n’a rien perdu de ses attraits. La Pologne, la Hongrie et la Lituanie souhaitent toujours en faire partie, malgré la crise et malgré le coût considérable du plan de sauvetage de l’euro. C’est pourquoi certains sont convaincus, tel le politologue Werner Weidenfeld [chercheur à l’université de Munich], que “l’avenir de l’Europe est dans un mode différencié d’intégration”. Et que signifie tout cela pour la Grèce ? Si le pays doit revenir à la drachme, il risque dans un premier temps d’être confronté à un choc économique aux conséquences dramatiques – inflation, fuite des capitaux, chômage – et d’avoir ainsi encore plus besoin de l’aide européenne qu’aujourd’hui. Voilà pourquoi les Grecs ne doivent pas quitter l’UE en quittant la zone euro. Affirmer que l’un ne va pas sans l’autre, c’est jouer un jeu dangereux. Ruth Berschens

Grèce

Ils veulent du pain ? Vendons-leur des armes… Malgré la crise, la Grèce continue d’être l’un des plus gros acheteurs d’armes d’Europe. L’Allemagne et la France en sont les premiers bénéficiaires. The Independent (extraits) Londres

a Grèce se prépare à subir une nouvelle cure d’austérité. Les conditions du prochain plan de sauvetage seront très dures. Il existe pourtant un sujet tabou : la dépendance des industries militaires allemande et française à l’égard de la Grèce. Certains Grecs voudraient bien savoir pourquoi

L

la France et l’Allemagne exigent de leur pays des coupes dans les retraites, les salaires et les services publics, tandis que les achats d’armes se poursuivent au même rythme. “Alors que les hôpitaux grecs manquent de tout, le seul budget à n’être pas attaqué par l’UE et le FMI est celui des dépenses militaires”, déclare Yanis Varoufakis, professeur d’économie à l’université d’Athènes. En pourcentage du PIB, la Grèce est le pays de l’UE qui dépense le plus en armement. Et le Pr Varoufakis d’ajouter : “La Grèce est un client disproportionné pour le secteur de l’armement. Comparé à la taille du pays, c’est tout bonnement ridicule.” Malgré les difficultés financières de la Grèce, ses dépenses militaires n’ont pas

cessé d’augmenter pendant la crise financière. Elles représentaient 7,1 milliards d’euros en 2010, contre 6,2 milliards en 2007. En 2010, 58 % de ces dépenses sont allées à l’Allemagne, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Spiri). Le budget grec de la défense est historiquement élevé en raison de la menace supposée que représente le voisin turc. Les entreprises d’armement ont tiré profit de la situation en montant chacun des camps contre l’autre. “En général, il suffit qu’un des deux pays achète, par exemple, une frégate, pour qu’aussitôt l’autre achète la même frégate – simplement peinte dans une autre couleur”, explique M. Varoufakis. Kostas Panagopoulos est codirecteur de

l’institut de sondages grec Alcpo. “Depuis le départ des militaires, il y a quarante ans, rappelle-t-il, nous avons eu d’énormes dépenses d’armement, à cause de nos différends avec la Turquie. Mais, aujourd’hui, beaucoup de gens disent qu’il faut changer nos priorités. Je pense que l’Allemagne et la France font pression sur la Grèce pour qu’elle continue à dépenser.” De 2005 à fin 2010, la Grèce a acheté davantage d’armes à l’Allemagne que tout autre pays, en absorbant 15 % de sa production d’armes. Sur la même période, la Grèce était le troisième plus gros client de la France en armement. Alors que leur gouvernement entassait armes et munitions, les Grecs se serraient la ceinture. Roxane McMeeken


Hisila Yami De son nom de guerre

“camarade Parvati”, Hisila est l’épouse de l’actuel Premier ministre népalais. Cadre du parti maoïste, elle défend l’égalité homme-femme, qui, selon elle, ne peut se réaliser que dans une société communiste.

Népal

Pauvres femmes de maos Nombre d’anciens rebelles maoïstes abandonnent aujourd’hui leurs femmes. Une tendance qui dévoile l’hypocrisie du parti. Nepali Times (extraits) Katmandou

ans les bureaux de l’All Nepal Women’s Organisation (Anwo), l’association de femmes affiliée au parti maoïste, quelque 700 dossiers de plaintes pour maltraitance conjugale s’entassent sur les étagères. Des centaines d’autres cas n’ont jamais été déclarés. Aujourd’hui, les femmes des combattants maoïstes paient le prix de la politique matrimoniale pratiquée par les rebelles pendant la guerre civile, qui a duré de 1996 à 2006. Durant ce conflit, éloignées de leur région d’origine, les recrues de la guérilla maoïste rencontraient des jeunes femmes avec lesquelles elles débutaient une relation. Le parti encourageait fortement ces couples à se marier et valorisait les unions interethniques [pour renforcer l’union nationale nécessaire à la réussite de la révolution]. Non seulement ces “mariages forcés” étaient bons pour le moral des rebelles, mais ils les obligeaient à se confronter à une autre caste et une autre ethnie que la leur. Quand le conflit a pris fin, en 2006, ces unions ont commencé à battre de l’aile. Beaucoup d’hommes se sont séparés de leur femme et de leurs enfants pour choisir une nouvelle épouse au sein de leur propre ethnie. Durant la guerre, Prakash, le fils de Prachanda [président du Parti communiste du Népal (PCN, maoïste)], a épousé Prabha, la fille de Post Bahadur Bogati, à l’époque membre du comité central [aujourd’hui ministre de l’Energie]. Lorsque Prakash a décidé de se remarier, son père n’a pas hésité à le féliciter publiquement. Prabha, rejetée par son mari, explique avec lucidité que “la plupart des filles qui ont embrassé la cause maoïste souffraient d’être loin de chez

D

En bref Cinq ans après la fin d’une décennie de guerre civile, un accord de paix a enfin été signé le 1er novembre 2011 par les principaux partis politiques népalais, sous l’égide du Premier ministre Baburam Bhattarai, le numéro deux du parti maoïste. L’accord prévoit que 6 500 des 19 000 anciens rebelles seront intégrés dans les rangs de l’armée. Les autres recevront une compensation financière. La fraction la plus radicale du parti maoïste menace aujourd’hui de retourner dans la clandestinité, estimant que l’accord de paix est “antirévolution”. L’Assemblée constituante, formée en 2008 après l’abolition de la monarchie, a indiqué qu’un projet de Constitution serait présenté avant le 30 novembre prochain.

elles et il suffisait qu’un garçon soit gentil avec elles pour qu’elles tombent amoureuses. Elles étaient immatures.” Shanta Kandel a épousé Hari Bhattarai à 16 ans et a donné naissance à son premier enfant dans une grotte. Blessée au combat quelques mois plus tard, elle est rentrée au camp et s’est aperçue que son mari était parti avec une autre femme. Aujourd’hui, elle vend des bibelots au bord de la route, alors que son époux est l’un des dirigeants du Conseil d’Etat de la région autonome de Magarat. Camarade Bijay et Khima Dangi ont célébré leur people’s marriage [cérémonie non religieuse et peu coûteuse, souvent collective, durant laquelle les nouveaux mariés s’unissent au nom de la révolution] au début des années 2000.. En 2005, grièvement blessée par l’armée, Khima aurait eu besoin d’un mari pour la soigner, mais le sien avait trouvé une autre compagne. “Lorsque j’ai voulu revenir auprès de lui, il m’a menacée. Il m’a

Des combattantes plus courageuses que leurs camarades masculins même traitée de sorcière en public”, racontet-elle. En 2009, incapable de supporter davantage le harcèlement auquel elle était soumise, Khima a accepté le divorce et son ex-mari s’est aussitôt remarié. “Je vis désormais seule avec ma fille de 7 ans et j’ai passé cette année mon diplôme de fin d’études [l’équivalent du baccalauréat]”, précise fièrement Khima. Son avenir dépendra du montant que le gouvernement décidera de verser à ceux qui ont opté pour la réinsertion [l’accord de paix du 1er novembre 2011 prévoit des compensations allant de 600 000 à 900 000 roupies, entre 5 500 et 8 300 euros]. Beaucoup d’hommes du parti continuent, comme Bijay, de proclamer leur attachement à la révolution, tandis que des femmes comme Khima ne sont pas entendues dans cette société patriarcale. L’Anwo se contente de transmettre les plaintes aux comités locaux du parti. Tout en reconnaissant que ces divorces posent problème, la présidente de l’Anwo, Jayapuri Gharti, admet que le parti n’a pas trouvé le temps d’en discuter. Les combattantes népalaises, dont on disait qu’elles représentaient un tiers des rebelles maoïstes, ont fait l’objet de documentaires et ont été photographiées avec leur fusil à l’épaule pour des reportages publiés dans des magazines étrangers. Ces femmes étaient souvent plus courageuses que leurs camarades masculins, ce que nombre d’entre elles ont payé de leur vie. Après avoir lutté contre l’injustice, ce sont elles, aujourd’hui, qui en sont victimes. Aruna Rayamajhi


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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

L ar es ch iv es

Asie

w in ww te .c rn ou at rr io ie na r l.c om

Dans notre numéro 992, du 5 novembre 2009, sous le titre “Renforcement spectaculaire de la présence chinoise”, un article d’Asia Times Online revenait sur

l’arrivée en nombre des investisseurs chinois, alléchés notamment par les ressources naturelles du Laos. Des projets dont le coût social et écologique était redouté.

Laos

Les bouées de la honte déferlent à Vang Vieng Une destination de plus en plus prisée CHINE

1er Nong Khiaw Luang Prabang

V

Entourée de paysages époustouflants offrant de multiples attractions (le trekking, le kayak et l’exploration de grottes figurent parmi les activités favorites après la descente de la rivière en bouée), la ville de Vang Vieng est devenue un dépotoir culturel. Elle fait figure d’abcès, une enclave de corruption occidentale perdue au cœur de la jungle. Les rues de la cité sont bordées de guest houses, de salons de massage et de boutiques pour touristes. Des cohortes d’étrangers hébétés s’avachissent dans des restaurants sans âme pour regarder des rediffusions de Friends ou de Family Guy [séries américaines]. La drogue est omniprésente : dans les bars au bord de la rivière, on achète ses joints en même temps que ses seaux de whisky, tandis qu’en ville on propose des “happy” pizzas, mélanges de champignons et d’opium. A la nuit tombée, les bars vrombissant au rythme de la drum and bass passent sous le contrôle de gamins en année sabbatique. Ces comportements, qui transgressent sans vergogne les règles de conduite locales, commencent à irriter certains habitants (le petit guide illustré distribué aux touristes explique sans ambiguïté quelques interdits élémentaires comme la nudité, les témoignages d’affection en public et la consommation de drogue). Parmi eux, Thanongsi Sorangkoun plaide coupable. Ce paysan se dit en effet à l’origine de la folie actuelle pour avoir eu l’idée d’acheter

(2,77)

Boten

Southeast Asia Globe Phnom Penh

Un dépotoir culturel

VIETNAM

2e MY.

ang Vieng en fin d’après-midi. Pour le non-initié, l’endroit tiendrait presque de la ville fantôme : une pluie torrentielle s’abat sur des rues désertes aux restaurants vides, troublant la surface de la paisible rivière qui serpente en contrebas. L’illusion ne tarde pas à voler en éclats avec l’irruption d’une bande de jeunes Britanniques criards en slips de bain mouillés. D’ici quelques heures, ces mêmes rues grouilleront de touristes de retour de Nam Song, la rivière qui traverse Vang Vieng et sur laquelle les visiteurs se laissent dériver sur de grosses bouées en multipliant les haltes dans des bars délabrés pour avaler des shots de vodka au serpent ou siroter des Beerlao et se jeter sur des toboggans et des balançoires improvisées. En un éclair, cet engouement a transformé un petit coin de paradis perdu en l’une des premières destinations touristiques de fête d’Asie du Sud-Est.

Superficie : 236 800 km2 (France : 550 000) Population : 6 256 197 hab. PIB par habitant : Hanoi 1 087 dollars (France : 42 414) Croissance du PIB : 8,1 % Tourisme : 2 513 028 visiteurs 20° N étrangers en 2010 (14 000 en 1989), dont 90 % proviennent Golfe du Tonkin de pays asiatiques (Thaïlande, Vietnam, Chine, Australie...), 4e CORÉE générant 382 millions DU SUD de dollars de revenus (0,51) (soit un bond de 43 % e 5 FRANCE par rapport à 2009)

(2,71)

Vang Vieng Vientiane

LAOS

3e

(0,46)

THAÏLANDE

Savannakhet

(2,68)

M 200 km

1er

ék

on

g

Investissements étrangers au Laos (en milliards de dollars, sur la période 2000 – 2010) Classement des cinq premiers investisseurs

des chambres à air pour ses employés. Mais, aujourd’hui, il en veut surtout aux bars. “Ils ne respectent aucune règle. Il n’y a aucun contrôle. Pourtant, il y a deux ans, c’était le paradis, ici.” Un autre paysan, Sengkeo Frichitthavong, s’inquiète : “Cela détruit notre ville et nous perdons notre culture. Le bruit, les gens qui se promènent nus, l’alcool, ceux qui vomissent partout, le sexe.” Le “cancer du tourisme” : un voyagiste spécialisé dans l’écotourisme n’y va pas quatre chemins pour décrire Vang Vieng. “Si les Laotiens sont d’abord choqués, ils comprennent rapidement qu’il y a beaucoup d’argent à se faire [légalement ou non], explique-t-il. Ils finissent par oublier leurs propres traditions et sombrent dans ce nouvel eldorado.” En cause : le comportement peu scrupuleux de certains investisseurs vietnamiens venus s’implanter dans le village et faisant fi des traditions locales. Il est désormais trop tard pour sauver Vang Vieng. “Je sais d’expérience que, lorsque vous essayez de mettre fin à ce genre de débordements quelque part, ils réapparaissent en un clin d’œil ailleurs.” De fait, les bouées commencent à arriver à Nong Khiaw [dans le nord de la province de Luang Prabang], et certains craignent déjà que ce village ne subisse le même sort que Vang Vieng. L’inquiétude monte aussi dans les grandes villes. La légende dit que le Bouddha aurait souri en s’accordant quelque repos à Luang Prabang, centre spirituel du Laos et l’une des bourgades les plus charmantes d’Asie. Cela n’est pas difficile à imaginer, tant cet endroit respire la sérénité : des cortèges de moines sillonnent les rues, leurs amples robes flottant entre les élégantes maisons coloniales et une

Paksé

CAMB.

myriade de temples superbement conservés. Mais la ville “approche de la saturation”, note Bill Barnett, responsable d’un grand cabinet de conseil dans la région. Depuis qu’elle a été classée au Patrimoine mondial de l’Unesco, en 1995, elle connaît un changement à tous crins. Alors que le tourisme a d’abord constitué une bouffée d’oxygène incitant des jeunes à revenir dans la cité endormie, bon nombre de gens jugent que Luang Prabang est en passe de perdre son identité. Les habitants redoutent surtout de voir leur ville se transformer en “ville musée”, à l’instar de Venise. Leur quotidien commence à ressembler à Disneyland. Les commerces en plein boom se sont emparés des maisons traditionnelles et les fêtes religieuses sont reprogrammées pour coller avec le calendrier touristique. Le matin, l’aumône faite aux moines a lieu désormais sous les flashs

Sources : Bureau des statistiques du Laos, Business-in-asia.com

Des hordes d’étrangers, venus batifoler ou goûter à la culture laotienne, sont en passe d’engloutir la sérénité légendaire du pays. Comment résister aux sirènes du tourisme ?

des appareils photo. Selon le chercheur Wantanee Suntikul, les intrusions des touristes dans les monastères poussent à présent certains de ses pensionnaires à trouver refuge dans des temples à l’écart, de l’autre côté du Mékong. La ville est également menacée par le tourisme sexuel. Les réseaux de prostitution sont en plein essor : à l’extérieur des guest houses, on voit des hommes proposer des femmes aux visiteurs de passage. Un tour-opérateur affirme que l’afflux de touristes venant des pays voisins ne fera qu’aggraver la situation et que des clubs de karaoké aussi sordides qu’à Vientiane [la capitale] ne tarderont pas à faire leur apparition “pour satisfaire l’appétit sexuel des Chinois et des Vietnamiens”.

Des projets de mauvais augure L’avenir du Laos repose désormais sur la réaction des autorités. Pour Keir Reevesand et Colin Long, auteurs d’une étude sur le tourisme et la protection du patrimoine à Luang Prabang, le sort de la ville dépend de la “capacité de l’Unesco, du gouvernement laotien et des autorités locales à prendre sérieusement en main la préservation de leur patrimoine et à résister à la tentation de l’argent et aux investissements étrangers, notamment de la Chine et de la Corée [du Sud]”. Les initiatives de l’Unesco n’augurent malheureusement rien de bon pour la ville. Si toute construction est désormais interdite dans un certain périmètre autour du centre, de nouveaux projets semblent devoir réduire ces efforts à néant. L’extension de l’aéroport, ainsi que la construction d’un golf et d’une multitude d’hôtels devraient attirer toujours plus de touristes. Certes, l’accroissement des revenus présente d’énormes avantages pour les habitants du pays le plus pauvre d’Asie du Sud-Est, mais certaines régions changent visiblement trop et trop vite. Les autorités ont du pain sur la planche si elles tiennent à préserver le mystérieux sourire sur les lèvres de Bouddha. Poppy McPherson

Développement

Casinos : rien ne va plus ? Drogue, criminalité, prostitution, pédophilie… L’implantation, sous couvert de zones économiques spéciales (ZES), de casinos aux frontières du Laos, notamment avec la Chine, à Boten, et avec la Thaïlande, à Savannakhet, serait à l’origine d’une flambée de ces maux, relate Asia Times Online

sur la base de plusieurs études et témoignages. Ce miroir aux alouettes attire un nombre croissant de jeunes Laotiens, avides de profiter, eux aussi, des fruits du développement. La création de ces ZES se traduit par ailleurs par une multiplication des expropriations. Pourtant, la Banque asiatique de

développement continue de promouvoir ce modèle et a annoncé, en début d’année, l’ouverture d’une nouvelle ZES dans la province de Houaphan, frontalière avec le Vietnam. “Les travailleurs sociaux s’attendent à une prolifération de ces casinos et de leurs problèmes”, conclut le webzine.



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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

Moyen-Orient Iran

Une guerre froide qui se réchauffe dangereusement Sabotages et assassinats font le quotidien du conflit larvé entre l’Iran d’un côté, les Etats-Unis et Israël de l’autre. Mais ce nouvel équilibre de la terreur menace de s’effondrer. The New York Times (extraits) (New York)

a longue guerre de l’ombre avec l’Iran s’intensifie. Selon des hauts fonctionnaires de la MaisonBlanche et de la CIA, le complot récemment déjoué visant l’ambassadeur d’Arabie Saoudite aux Etats-Unis ne serait en effet que la partie visible de l’iceberg. Les services secrets américains sont désormais convaincus que la mort du diplomate saoudien au Pakistan en mai dernier était en fait un assassinat. Et ils ont trouvé des preuves d’autres attentats commis par les Forces Qods, une unité d’élite de l’armée iranienne, du Yémen à l’Amérique latine. [Les Américains et les Israéliens, pour leur part, pourraient être impliqués dans l’assassinat de plusieurs scientifiques iraniens et dans le virus informatique Stuxnet qui a ciblé des installations nucléaires, voir CI n° 1051, du 22 décembre 2010.] Ces informations évoquent immanquablement les pires heures de la guerre froide, quand Américains et Soviétiques s’affrontaient par complots et meurtres interposés, mus par la volonté de garder la main. Mais l’Iran n’est pas une superpuissance. Il y a des raisons de se demander si cette guerre de l’ombre ne fait que retarder l’inévitable : une bombe atomique

L

iranienne ou, plus probablement, une capacité iranienne d’assembler une arme grossière dans les semaines ou les mois à venir. Evidemment, personne dans l’administration Obama ne peut répondre officiellement à cette question. Reconnaître que l’Iran est peut-être en possession de l’arme atomique serait reconnaître l’échec de la diplomatie américaine. Que ce soit George W. Bush ou Barack Obama, les deux hommes avaient promis qu’ils ne laisseraient jamais l’Iran obtenir la technologie nucléaire militaire et encore moins une bombe. Et les Israéliens ont toujours déclaré qu’ils n’attendraient pas que l’Iran soit en possession de cette arme pour frapper les sites nucléaires iraniens. Pour de nombreuses personnes au sein de l’administration Obama, la menace iranienne s’apparente à celle de 1949, quand les Soviétiques avaient testé leur premier dispositif nucléaire. Cet événement avait conduit à une escalade du conflit qui déboucha sur la crise des missiles de Cuba [1962]. Mais la menace avait été contenue. Au sein du Pentagone et du Conseil de sécurité nationale, on travaille d’arrache-pied – dans le plus grand secret – pour mettre en place une stratégie d’endiguement de l’Iran. Les premiers éléments de cette stratégie sautent aux yeux : le bouclier antimissile installé pour des milliards de dollars par les Etats-Unis sur le territoire de leurs alliés arabes, et le projet du Pentagone de déployer davantage de navires de guerre et de dispositifs antimissile dans le golfe Persique, en coopération avec une coalition de six Etats arabes chapeautée par l’Arabie Saoudite.

Les Etats-Unis ne veulent pas risquer une flambée des prix du pétrole En réalité, la plupart des gouvernements connaissaient déjà les faits cités dans le rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) [publié le 8 novembre]. Les Iraniens affirment qu’il ne s’agit que d’une machination et, comme l’Agence ne veut pas dévoiler ses sources, on va en rester là. Les Chinois et les Russes ont protesté contre le directeur de l’AIEA, Yukiya Amano, qui selon eux pousse l’Iran à durcir sa position. Les deux pays sont opposés à de nouvelles sanctions. Alors que faire ? L’administration Obama pourrait agir de manière unilatérale pour interrompre les transactions avec la banque centrale iranienne [par laquelle transitent toutes les transactions], mais cette mesure semble difficile à mettre en œuvre [sans mettre à mal les économies européennes]. Hormis cela, la seule mesure économique qui pourrait freiner les mollahs serait un embargo sur les exportations de pétrole iranien. Or, avec un cours du brut qui avoisine déjà les 93 dollars le baril, personne au sein du gouvernement n’est prêt à risquer une flambée des prix ni un éventuel conflit maritime [dans le détroit d’Ormuz, que l’Iran contrôle en partie et par lequel transite 40 % du pétrole mondial]. Combien de temps peut-on encore gagner avec cette campagne secrète

d’assassinats, de cyberattaques et de sabotage ? On obtiendra certainement un délai supplémentaire, mais celui-ci sera réduit. Les Iraniens ont mis vingt ans pour mettre en place leur programme nucléaire – bien plus que les Etats-Unis et les Russes dans les années 1940, les Chinois et les Israéliens dans les années 1960, les Indiens dans les années 1970 et les Pakistanais et Nord-Coréens dernièrement. Les assassinats et sabotages ont un effet psychologique sur les scientifiques, qui se demandent chaque matin en se rendant au travail si ce trajet sera le dernier et si chaque ligne de code engendre de nouvelles destructions. Le virus informatique Stuxnet a été à cet égard d’une

Contrecoup

L’opposition paie le prix fort Lorsque la République islamique se sent menacée, elle fait le ménage chez les “ennemis” de l’intérieur, regrette le quotidien des intellectuels iraniens en exil. Ces derniers jours, les services de sécurité ont lancé une nouvelle vague (d’un niveau inédit) de convocations, de menaces et d’intimidations à l’encontre de membres de l’opposition iranienne. Un nombre important de militants de différents partis réformateurs et d’organisations de l’opposition ont été convoqués par les services de renseignements. Les militants ont été mis en garde contre toute action

politique collective et contre tout rassemblement au sein de leurs partis. Il y a un mois, 143 d’entre eux avaient publié une lettre ouverte adressée à l’ancien président réformateur Mohammad Khatami [19972005]. Dans celle-ci, ils affirmaient que les conditions nécessaires à la tenue d’élections libres et justes n’étaient pas assurées. Cette initiative n’a pas été appréciée par les organes de sécurité de la République islamique. Ces dernières années, chaque fois que les relations se sont durcies avec l’Occident, le régime a choisi de réprimer les opposants

et les intellectuels. Aujourd’hui encore, les dirigeants préfèrent s’assurer qu’il n’y ait aucune voix dissidente dans la société civile et pas d’“éléments dérangeants” à l’horizon. Face aux menaces auxquelles est confronté l’Iran, deux ripostes du régime sont possibles. La première est d’essayer de changer la situation politique et sociale du pays, afin de renforcer le sentiment d’union nationale et de réduire le fossé qui sépare le peuple des membres du gouvernement. Cette voie nécessite du courage et de la sagesse de la part des dirigeants de la République islamique. Elle passerait

par la libération de tous les prisonniers politiques, la fin de la répression et de la surveillance renforcée de la société civile, un changement du traitement des médias et des partis politiques, et la mise en place des conditions nécessaires à la tenue d’élections libres. Cela pourrait amoindrir le sentiment de méfiance d’une grande partie de la société envers le régime, qui a atteint un niveau critique après l’élection du 12 juin 2009 [quand plusieurs milliers de personnes ont contesté la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad]. Cela aurait des effets positifs sur les négociations avec

le monde occidental [dans le dossier du nucléaire]. L’autre option qu’a le régime est de faire régner en Iran un silence de cimetière, en faisant taire toutes les voix critiques. Cela creuserait le fossé qui sépare le peuple et l’Etat. L’intérêt de ce système a déjà fait ses preuves, comme on a pu le voir pour Saddam Hussein et le dirigeant libyen Kadhafi [tous deux éliminés]. L’Iran deviendrait alors une “terre brûlée”, un pays où les dégâts causés aux Iraniens seraient terribles. L’Etat iranien n’a que très peu de temps pour faire un choix sensé. Morteza Kazemian Rooz (extraits) Amsterdam


ingéniosité diabolique. Il a fallu des mois avant que les Iraniens ne se rendent compte de ce qui se passait. Mais l’effet de surprise a disparu. Les Iraniens dissimulent leurs usines plus profondément et enrichissent l’uranium à des niveaux de pureté qui facilitent désormais la course à l’arme atomique. Quand Barack Obama a pris ses fonctions, ils avaient assez de combustible pour fabriquer une seule arme ; aujourd’hui, selon l’AIEA, ils en ont assez pour au moins quatre. Et, comme les Forces Qods l’ont montré, sabotages et assassinats sont une arme à double tranchant. Cela pourrait bien dégénérer en conflit ouvert, alors que les Américains sont déjà épuisés par deux autres guerres. David E. Sanger Et on s’accroche… Sur le missile : Programme nucléaire iranien. Dessin de Horsch, Allemagne.

Vu de Téhéran “L’Iran opposera un poing d’acier à toutes les menaces”, annonçaient les unes des principaux quotidiens iraniens, dont Tehran Emrooz (ci-contre), après la publication, le 8 novembre, du rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA). Les révélations du rapport, selon lesquelles certains axes de recherche du programme nucléaire iranien ont des implications militaires, ont été précédées d’avertissements de la part des Israéliens, qui s’affirment prêts à bombarder les installations nucléaires iraniennes. Le quotidien réformateur Shargh (ci-dessus), a titré pour sa part : “La réponse ferme d’Ali Asghar Soltanieh [représentant de l’Iran à l’AIEA] à Yukiya Amano [directeur de l’Agence]”. Soltanieh avait affirmé : “L’Iran ne renoncera jamais à son droit au nucléaire.” “Depuis trente-deux ans [à savoir depuis l’instauration de la République islamique], l’Iran est victime de violence économique et diplomatique de la part de l’Occident, assure le quotidien de Téhéran Donya-e Eqtesad. Le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique s’inscrit dans la lignée des menaces dont nous sommes la cible. Mais, dans cette affaire, le combat ne se situe pas réellement à notre niveau. La question nucléaire iranienne est devenue le champ de bataille entre l’axe Europe - Etats-Unis et l’axe Chine-Russie. Pékin et Moscou préviennent depuis un moment l’Occident que les rapports de l’AIEA mettent à mal les discussions avec notre pays. Mais il semblerait, et l’expérience récente le démontre, que les Européens et les Américains ne croient pas vraiment à la voie diplomatique.”


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Moyen-Orient Palestine

La maison résistante de Salim Face aux démolitions des maisons arabes dans les faubourgs de Jérusalem, des Palestiniens aidés par des pacifistes israéliens et étrangers organisent la riposte. Al-Hayat (extraits) Londres

B

eaucoup d’habitants arabes de Jérusalem-Est ont vu leurs maisons détruites par les Israéliens. Salim Chawamreh a vu la sienne rasée quatre fois. Et la cinquième est déjà ordonnée par décision de justice. Mais son esprit de résistance et de défi face à l’occupant est intact. L’histoire personnelle de Salim est ponctuée de déracinements. Sa famille vivait dans les environs d’Hébron avant de s’installer dans la vieille ville de Jérusalem. La guerre de 1967 [guerre des SixJours] l’a chassée vers le camp de réfugiés de Chuafat. Salim a ensuite travaillé dans le Golfe, avant d’acheter un terrain dans un village limitrophe de Jérusalem, à Anata, pour y construire sa maison. Or, comme beaucoup d’autres villes et villages palestiniens, Anata est situé à cheval sur plusieurs zones administratives, politiques et militaires. Une partie est annexée par Israël et intégrée à la municipalité de Jérusalem, une deuxième partie est sous le contrôle de l’Autorité palestinienne et la troisième est sous administration palestinienne mais relève militairement d’Israël. “Israël essaie de nous faire passer pour des gens qui ne respectent pas la loi, explique Salim. Mais ce n’est pas par choix que nous construisons sans permis. C’est parce qu’Israël refuse de donner les autorisations.” Il avait fait trois demandes entre 1990 et 1994, et toutes avaient été refusées, tantôt sous prétexte que le terrain était classé en terre agricole, tantôt parce qu’il était instable. La troisième fois, les services municipaux l’ont assuré qu’ils accorderaient l’autorisation, mais, un an

et demi plus tard, c’était un nouveau refus. Le prétexte, cette fois, était qu’il manquait deux signatures dans le titre de propriété du terrain. Pourtant, celuici avait été validé par le ministère de l’Intérieur israélien et par l’Administration civile [en charge des populations palestiniennes de Cisjordanie]. En 1994, dans le climat encore marqué par les accords d’Oslo et l’espoir de paix, Salim décide de passer outre et lance le chantier. La maison achevée, il y habite pendant quatre ans avec son épouse et ses enfants – jusqu’au 9 juillet 1998. Ce jour-là, il s’en souvient encore. Il était en train de prendre son déjeuner en famille quand il a entendu du vacarme. Quelque 400 soldats venaient d’encercler la maison. Leur chef l’a informé qu’il avait quinze minutes pour quitter les lieux avant l’intervention des bulldozers. Quand il a essayé de résister, les soldats l’ont frappé sous le regard de ses enfants,

puis lui ont attaché les mains. Son épouse a fermé la porte, mais les soldats ont cassé une vitre et lancé une grenade lacrymogène à l’intérieur afin de forcer la famille à sortir. L’épouse a perdu connaissance et a dû être transportée à l’hôpital. Quand les voisins ont voulu apporter leur aide, les soldats ont ouvert le feu et en ont blessé sept – l’un d’entre eux souffre encore de la balle qu’il a alors reçue dans le rein. Puis les bulldozers sont entrés en action, ont démoli la maison et ont arraché la plupart des arbres fruitiers plantés autour. “La mort régnait sur les lieux, avec partout des cadavres de poules et des arbres brisés”, se souvient Chawamreh. “Mais je n’avais d’autre choix que de rester. Je n’avais nulle part où aller.” Ensuite sont venus les militants d’Icahd [Israeli Committee Against House Demolitions], un mouvement israélien q u i m i l i te c o n t r e l e s destructions de maisons. “Nous avons alors décidé de reconstruire la maison, comme forme de résistance non violente à l’occupation”, explique Salim. Des dizaines de volontaires étrangers et israéliens ont travaillé vingt jours durant pour redresser les murs, jusqu’au 2 août 1998. Le lendemain matin, l’armée est revenue et a tout passé au bulldozer. Cela s’est produit sous les yeux des militants étrangers et devant les médias. “J’ai alors rassemblé les signatures de 400 habitants du village [tous affirmant qu’ils n’avaient aucune revendication sur ce terrain]. Avec ça, je suis allé voir l’Administration civile pour leur dire qu’ils n’avaient qu’à choisir deux témoins dans la liste pour confirmer mon titre de propriété. On m’a répondu que mon dossier avait été perdu par l’administration.” Retour à la case départ donc, mais avec un esprit de résistance intact. “Les travaux de la troisième reconstruction ont commencé le 9 juillet 1999, avec des militants de la paix et

sous les caméras de télévision. On attendait les bulldozers, mais ils ne sont pas venus. Au bout de quelques mois, j’ai commencé le raccordement à l’électricité et à l’eau, puis la pose de carrelage. On a aménagé le 3 avril 2001. Tout semblait aller bien jusqu’au jour où les enfants n’ont pas retrouvé leur maison en rentrant de l’école. L’armée était passée une troisième fois.”

Je n’avais d’autre choix que de rester. Je n’avais nulle part où aller Psychologiquement, “la destruction de la maison est vécue comme la destruction de la famille. Mon épouse a subi un tel choc qu’elle n’a plus adressé la parole à personne pendant un mois. Mon fils a disparu pendant huit heures, on l’a retrouvé dormant entre deux rochers. Il a aujourd’hui 18 ans et n’a toujours pas retrouvé son équilibre. Quant à ma fille, elle est apeurée et ne me fait plus confiance. Elle me dit : ‘Comment peux-tu nous protéger alors qu’on a vu les soldats te taper dessus ?’” Chawamreh ne se décourage pas et reconstruit sa maison pour la quatrième fois en 2002. Et les soldats la détruisent pour la quatrième fois début 2003. L’été suivant, il décide de la reconstruire pour la cinquième fois pour en faire une maison de la paix, qu’il nomme la Maison arabe. Il la dédie à Rachel Corrie, la militante américaine qui a été écrasée [en mars 2003] par un bulldozer israélien à Gaza. “Depuis, nous avons reconstruit 175 maisons à Jérusalem-Est et en Cisjordanie”, raconte Chawamreh. Lui-même s’est adressé à la Cour suprême. Après deux années de délibération, celle-ci a non seulement ordonné la cinquième destruction de sa maison, mais lui a enjoint, en outre, de le faire lui-même. Pourtant, Chawamreh n’est toujours pas prêt à se soumettre. Dessin d’Enrique Flores paru dans El País, Madrid.

Egypte

Le “Protocole des sages coptes” Un violent texte anonyme d’incitation à la haine des coptes fait un tabac sur Internet. Rose Al-Youssef (extraits) Le Caire

n Egypte, un ouvrage fait un tabac sur les sites Internet salafistes. Sous format PDF, ses 173 pages seraient téléchargées des milliers de fois par jour. Le moins qu’on

E

puisse dire est qu’il s’agit d’un texte d’incitation à la haine des coptes. L’auteur anonyme n’omet aucune perfidie à leur encontre, dont bien évidemment l’accusation d’être des agents d’Israël. “Avezvous déjà entendu parler du groupe La Nation copte ? demande-t-il. C’est le groupe le plus dangereux et le plus criminel qui soit.” Et d’expliquer que ce groupe a été fondé au début du siècle dernier par un moine dénommé Antonius, qui aurait établi un monastère dans le désert de

l’extrême Ouest, d’où auraient essaimé des porteurs de son enseignement diabolique, influençant de nombreux moines. Dans la même veine de la haine confessionnelle, il formule des mensonges incendiaires au sujet de Cyrille VI [pape copte de 1959 à 1971], qu’il compare à Raspoutine. Selon lui, ce pape était un adepte de la magie noire, qu’il aurait inculquée aux moines et aux prêtres, en se fondant sur des enseignements pharaoniques et juifs, et qui lui

aurait permis d’établir sa domination sur le président Gamal Abdel Nasser [19541970, qui avait combattu les Frères musulmans égyptiens]. Le plus grand mensonge proféré par ce livre réside dans l’affirmation que les coptes accapareraient les postes importants au ministère des Affaires étrangères, dans les ambassades et les consulats. De même, il affirme que les coptes ont aidé les juifs à répandre la haine de l’islam dans le monde.



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Afrique

La parole aux marocains

– La Chaise rouge. Du nom d’un siège conçu par un designer hollandais et récupéré par Jamal Abdenasser, directeur du Festimode, la semaine de la mode pour promouvoir

la créativité marocaine. Abdenasser et le journaliste Amine Boushaba donnent la parole à des artistes et à des intellectuels assis sur la chaise rouge. Ces agitateurs culturels donnent leurs avis sur les actions

que les candidats devraient mettre en place. L’enregistrement est mis en ligne sur le portail lachaiserouge.ma – Intikhabates 2011. Le site Elections 2011 propose un suivi de la vie politique et permet aux

Maroc

Un pays jeune dirigé par de vieux politiciens A l’approche des législatives du 25 novembre, les jeunes citoyens multiplient les initiatives pour animer le débat politique alors que le discours des candidats brille par son aridité.

On mesure ici à quel point notre jeunesse a envie de construire, de s’impliquer et non pas de se limiter à l’exercice de la dénonciation et de la contestation ! D’aucuns regardent ces initiatives avec beaucoup de condescendance, voire de dédain. Ils ont bien tort et montrent ainsi à quel point ils sont sourds et aveugles face aux envies et aux choix de notre jeunesse… Parmi les propositions retenues, l’une prévoit de commuer les peines d’emprisonnement pour petite délinquance en peines d’intérêt général, une autre de créer des classes préélémentaires dans les quartiers populaires, une troisième milite pour l’instauration de l’éducation sexuelle dans le cursus scolaire, une quatrième défend l’attribution aux communes d’un réel budget réservé à la culture… Au moment où les partis politiques font appel à des agences de communication pour rédiger leurs programmes – et d’ailleurs pourquoi pas ? –, il serait tout aussi bénéfique de consulter, d’impliquer, d’écouter la jeunesse – les citoyens en général. Des initiatives telles La Chaise rouge, Intikhabates 2011, l’Observatoire politique des jeunes ou encore SOS Moulouya [lire ci-dessus] ont toutes pour ambition l’implication des forces vives de notre pays… Parions qu’elles augurent d’une participation réelle de la jeunesse lors des élections, si la classe politique sait s’ouvrir à cet appel d’air.

Aujourd’hui le Maroc (extraits) Casablanca

n projet de société qui saurait nous mobiliser, qui saurait fédérer une large majorité de citoyens, qui chercherait à nous propulser vers le progrès, le développement, qui saurait proposer une modernité “intelligente” et nous parler sans dramatisation de sujets tels que la peine de mort par exemple, un projet de société où notre religion aurait sa place, toute sa place, sans être instrumentalisée, un projet où l’on parlerait à notre intelligence – sans surenchère – de justice, d’égalité des chances, de répartition des richesses… En voyez-vous poindre un dans les programmes, les discours des partis politiques, actuellement ? Très franchement, rien n’est visible pour l’instant. Cela signifie-t-il que nous n’aurons d’autre choix lors des prochaines élections qu’entre, d’un côté, le néant et, de l’autre, des partis qui ont fait du populisme leur ligne de conduite, comme celui qui pose la question de la compatibilité de l’alcootest avec l’islam, au prétexte que cela reviendrait à cautionner de manière indirecte la consommation d’alcool ? Espérons sincèrement que non, car alors le (non-)choix serait, pour nombre de citoyens, bien cruel. Nous avons un paysage politique bien aride et des Marocain(e)s qui se demandent ce qu’ils vont pouvoir choisir le 25 novembre. Avec la nouvelle Constitution [réforme constitutionnelle approuvée par référendum le 1er juillet], la volonté royale et le regain d’intérêt de la jeunesse pour la chose politique, les circonstances sont favorables. Puissions-nous ne pas les gâcher… Je voudrais, pour illustrer mes propos sur cette façon nouvelle des jeunes de s’investir [en 2009, selon l’Unesco, 51 % de la population avait moins de 25 ans], choisir l’exemple du laboratoire de démocratie participative que l’association Marocains pluriels a créé sur Facebook. Baptisé Nbni Bladi [Construire mon pays], il doit permettre aux jeunes – et aux moins jeunes – d’émettre des idées susceptibles, selon eux, de changer leur vie au quotidien. Au bout du compte, ce sont 3 100 votes en dix jours qui ont permis de choisir 20 propositions, grâce à une votation citoyenne sur la Toile.

U

“Il était une fois…” Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid.

Ahmed Ghayet

Analyse

Le gouvernement face à la corvée des élections La police harcèle les militants du Mouvement du 20 février. Des intimidations qui sonnent comme un aveu d’échec des réformes annoncées, estime Larbi dans son blog. Larbi.org (extraits)

L

e jour où tout cela va s’arrêter – et cela finira bien par s’arrêter : quand le Maroc empruntera le chemin de la démocratie –, les historiens rappelleront cet épisode hallucinant qui voit l’Etat interpeller et interroger des militants pour le seul crime d’appeler au boycott des élections. Mais nous n’en sommes pas là. Nous en sommes à compter les militants du Mouvement du 20 février qui, depuis la

fin octobre, sont interpellés et convoqués aux postes de police des grandes villes marocaines pour subir interrogatoires et menaces parce qu’ils sont soupçonnés d’inciter les électeurs à boycotter les élections ! Il sera écrit que rien n’a été épargné aux militants marocains : boycottés par les médias publics, objet d’une propagande sans nom, harcelés et souvent matraqués dans les manifestations, ils subissent aussi des intimidations judiciaires pour signifier que même le droit de distribuer des tracts et de scander des slogans leur est refusé. Mais c’est compter sans leur obstination et leur persévérance. A l’origine de cette séquence répressive, un article flou et imprécis du code électoral utilisé par le pouvoir comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de tous ceux qui refusent de

s’inscrire dans son agenda politique [le vote étant obligatoire, l’appel au boycott serait contraire à la loi]. Le pouvoir marocain, par ces intimidations, vient de signer un terrible aveu d’échec de son processus de réforme. Car quel est ce drôle de pays de 30 millions d’habitants qui panique au point de mobiliser sa police et son appareil judiciaire parce que certains de ses citoyens ont exprimé leurs revendications ? Quel est ce drôle de pays qui, au 1er juillet, se targuait d’avoir adopté ses réformes par un plébiscite surhumain, à 98,5 % de oui, et qui a peur à la première échéance électorale de voir ces électeurs se volatiliser ? Quel est ce drôle d’Etat qui n’a pas cessé de raconter à tout bout de champ que le Mouvement du 20 février n’avait pas d’influence sur l’opinion et qui, tout à coup, se met à traquer ses membres de peur


Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011 internautes de signaler des incidents. – L’Observatoire politique des jeunes. Créé sur Internet en août 2011 à l’initiative de Tariq Ibnou Ziyad et d’un groupe de jeunes Casablancais, sans appartenance politique,

cet organisme s’adresse aux jeunes pour leur donner des explications sur la vie politique du pays. – SOS Moulouya. Du nom du fleuve marocain, long de 600 kilomètres, qui a subi une catastrophe

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écologique à la mi-juillet 2011. L’association recueille des propositions concernant la protection de l’environnement. - Marocains pluriels. Association présidée par Ahmed Ghayet.

Repères que leur message ne soit entendu ? Mais quand se trompe-t-il, le pouvoir marocain ? Quand il dit que les Marocains sont mobilisés derrière les réformes du roi Mohammed VI, ignorant la contestation des irréductibles qui manifestent ? Ou quand, soudain, il commence à étouffer cette voix minoritaire qui appelle au boycott ? La vérité, c’est que ces élections législatives sont vécues par le pouvoir comme une corvée. Une corvée qui doit passer

Ce qui a été octroyé comme une aumône n’est à la hauteur ni de la situation régionale ni de l’exigence du temps le plus vite possible, peu importe comment, pourvu qu’on en finisse ! Ces élections ne suscitent aucun enthousiasme parce que les enjeux sont quasi inexistants. Après tout, le Maroc continuera, d’une façon ou d’une autre, à être gouverné par le roi et son cabinet, les seuls qui comptent dans l’architecture institutionnelle. Ces élections n’intéressent pas grand monde parce que le lien de confiance dans l’action politique a été rompu. Rompu parce que les réformes politiques courageuses et les réponses qui auraient dû être apportées ne l’ont pas été – le pouvoir préférant se cacher derrière une mascarade de référendum et refuser toute concession. Rompu parce que ce qui a été octroyé comme une aumône n’est à la hauteur ni de la situation régionale ni de l’exigence du temps. Voilà ce qu’imagine le pouvoir marocain dans son aveuglement : ce qui a marché longtemps marchera toujours. Eh bien non, pas en 2011, plus maintenant ! Ne reste plus qu’à espérer que la politique de la raison l’emporte sur l’inefficace et débile politique de la peur.

Les enjeux du scrutin du 25 novembre “Lorsque Mohammed VI annonce, le 9 mars, le lancement d’un chantier pour une ‘réforme constitutionnelle profonde’, il surprend aussi bien le citoyen lambda que le Mouvement du 20 février (M20) et les zélés du trône”, relève TelQuel. La nouvelle Constitution C’est la réponse du palais aux appels lancés en faveur d’une monarchie parlementaire par les contestataires regroupés au sein du M20. Le 17 juin, Mohammed VI présente le nouveau texte, préparé par la commission Menouni et prévoyant de renforcer le rôle du Premier ministre et de réduire certains des pouvoirs politiqueset religieux du souverain. “Le roi sera désormais obligé de choisir un chef du gouvernement au sein du parti qui gagnera aux législatives. Ce qui représente un acquis certain. Mais les choses se brouillent dès qu’on rentre un peu plus dans le détail. Pour diriger le gouvernement, il faut d’abord constituer une majorité. Et c’est là que la main invisible du palais peut agir. Un parti arrivé premier mais indésirable peut se heurter à un blocus téléguidé. La main du palais peut toujours intervenir pour empêcher un parti de réunir une majorité. Autre problème : le roi peut choisir n’importe quel membre du parti gagnant. Ce qui ouvre la porte aux technocrates parachutés

à la dernière minute à l’intérieur des partis”, explique TelQuel. Deux semaines plus tard, “les urnes hurlent oui à 98,5 %. Plus désarmant encore que les résultats, la campagne référendaire appelant les citoyens à dire oui au roi. Mais le plébiscite du 1er juillet n’est pas seulement le résultat d’une propagande criarde : aucun parti opposé au texte et à la commission Menouni

Toutefois, celles qui peuvent prétendre franchir le seuil des 6 % de voix pour siéger au Parlement (325 membres) et au gouvernement sont : La Coalition pour la démocratie. Formée au début d’octobre, elle réunit le Rassemblement national des indépendants (RNI), l’Union constitutionnelle (UC), le Mouvement populaire (MP), le Parti authenticité

Dessin de Vadot paru dans Le Vif-L’Express, Bruxelles. n’a appelé à voter non, et la préférance a été à la mobilisation des masses en faveur du boycott”, poursuit l’hebdomadaire. Des législatives anticipées sont annoncées. En août 2011, la date du 25 novembre a été fixée pour ce scrutin initialement programmé à l’automne 2012. Les partis en lice “Un multipartisme de façade semble avoir été créé pour faire diversion et brouiller les pistes”, relève Tel Quel. En effet, à la veille du scrutin, on dénombre trente-quatre formations politiques.

et modernité (PAM), le Parti socialiste (PS), le Parti de la gauche verte (PGV), le Parti travailliste (PT) et le Parti de la renaissance et de la vertu (Annahda Wa Al-Fadila, islamiste). Surnommée G8, cette coalition représente une tendance centriste libérale. La Koutla. Ce bloc rassemble deux formations de gauche, l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et le Parti du progrès et du socialisme (PPS), et le parti traditionnel conservateur Istiqlal (Indépendance ; fondée

au début des années 1940 ; c’est la formation à laquelle appartient le Premier ministre, Abbas El-Fassi). “Mais la Koutla semble se diriger vers la disparition, puisque le parti de l’Istiqlal trouve manifestement du répondant, de l’écoute et des affinités auprès du PJD plus qu’ailleurs”, souligne Aujourd’hui le Maroc. Le PJD, c’est le parti islamiste, justice et développement. “Le paysage politique ne s’est pas beaucoup rafraîchi depuis les législatives de 2007. Le casting n’a pas changé, on reprend les mêmes et on recommence”, déplore Tel Quel. Les chantres de la contestation Le Mouvement du 20 février (M20), qui dénonce des réformes en trompe-l’œil, doit son appellation à la manifestation organisée le 20 février 2011 dans le sillage du “printemps arabe”. Les militants de cette nouvelle force politique mènent campagne pour le boycott des législatives. Justice et bienfaisance, la Jamaâ d’Al Adl Wal Ihsane : le mouvement islamiste du cheikh Yassine, quoique toléré, reste interdit. “La nonreconnaissance d’Al Adl Wal Ihsane, pourtant présente et influente dans la rue, ressemble à une erreur stratégique. La Jamaâ reste donc cet épouvantail dont on connaît la force sans pouvoir exactement la mesurer”, estime TelQuel.


Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011 w u in ww r l te .c e rn ou w at rr io ie eb na r l.c om

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Afrique

Suivez sur le blog Afrikarabia, du journaliste et réalisateur Christophe Rigaud, l’actualité en république démocratique du Congo. Passionné par ce pays, le blogueur raconte au jour le jour la campagne électorale.

République démocratique du Congo

18 ooo candidats et des bulletins de 54 pages ! L’organisation d’élections générales, le 28 novembre, dans le deuxième plus grand pays d’Afrique relève du défi logistique. Joseph Kabila espère se maintenir au pouvoir. Mail & Guardian Johannesburg

es bulletins de 54 pages, 62 000 bureaux de vote, 18 000 candidats et 1 milliard de dollars américains : les chiffres sont importants et les enjeux élevés en république démocratique du Congo, le deuxième pays d’Afrique par la taille. Le pays connaîtra le 28 novembre ses deuxièmes élections présidentielle et législatives depuis la fin (en 2003) de dix ans de guerre civile et de crise. La présidentielle verra s’affronter onze candidats, mais les principaux sont Joseph Kabila, le président sortant, et Etienne Tshisekedi, qui se présente pour la première fois puisqu’il avait boycotté le scrutin en 2006. Tshisekedi, 79 ans, est le principal leader de l’opposition depuis trente ans. A sa grande époque, dans les années 1980 et 1990, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), son parti, pouvait paralyser Kinshasa, la capitale, pour protester contre le dictateur Mobutu Sese Seko. L’UDPS est convaincue qu’elle goû-

D

Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö. tera à la victoire. “Il est impossible que nous perdions, sauf si la fraude l’emporte sur la vérité”, affirme Jacquemain Shabani, son secrétaire général. Kabila est tout aussi confiant : il a déclaré, lors d’une de ses rares interventions à la télévision publique, en octobre, qu’il gagnerait l’élection. Vital Kamerhe, un ancien président de l’Assemblée nationale qui a rompu avec Kabila, est également populaire et pourrait rafler des voix aux deux principaux candidats. L’UDPS dénonce les retards logistiques et

Quatre fois la France RÉP. CENTRAFRICAINE

SOUDAN DU SUD

CAMER.

Congo

Kisangani CONGO GABON

RÉP. DÉM. DU CONGO

RW. BUR.

Kinshasa MbujiMayi ANGOLA

OUG.

Lubumbashi Kolwezi

1 000 km BUR. Burundi, OUG. Ouganda, RW. Rwanda.

TANZANIE

ZAMBIE

Superficie : 2 345 409 km2 Population : 66 millions d’habitants (dont 10 millions à Kinshasa) Langues : français (off.), lingala, kikongo, swahili... Alphabétisation : 67 % Espérance de vie : 48,4 ans Classement IDH : 189e sur 189 Etats (2011) PIB par habitant (en PPA) : 342 dollars (France : 34 250) Ressources : agricoles (café, bois, caoutchouc, etc.), minières (cobalt, cuivre, diamants, etc.), pétrolières Sources : France-Diplomatie, FMI, Pnud. Chiffres de 2010 sauf IDH (2011)

PIERRE WEILL Vendredi 19h20 - Partout ailleurs en partenariat avec

franceinter.fr

s’inquiète pour la crédibilité du processus ; moins de quatre semaines avant le scrutin, elle n’est pas la seule. Dans un rapport publié le mois dernier, le Carter Centre, qui surveille le processus depuis le mois d’août et déploiera des observateurs dans les bureaux de vote, a exprimé son inquiétude à propos de certains aspects clés du scrutin, notamment la livraison des urnes fabriquées en Chine et l’impression des bulletins en Afrique du Sud. “Ces éléments et d’autres missions logistiques qui y sont associées font peser une menace sérieuse sur la date du scrutin”, déclare le rapport. Devant la taille du pays et la quasi-absence de routes, les problèmes logistiques sont énormes. La distribution du matériel aux 62 000 bureaux de vote constitue la tâche la plus gigantesque.

La Mission des Nations unies en RDC fournit un soutien aérien à la distribution du matériel. Mais, si le scrutin de 2006 était presque entièrement dirigé et financé par la communauté internationale, c’est cette fois la Commission électorale nationale indépendante qui prend la direction des opérations, et le gouvernement congolais finance 80 % du budget électoral. Les autorités reconnaissent elles-mêmes que cela signifie que le processus sera moins rigoureux. “Ce ne sera pas aussi bien organisé qu’en 2006… Le cauchemar, c’est la distribution du matériel”, confie un haut fonctionnaire qui souhaite conserver l’anonymat. Le processus sera-t-il suffisamment crédible pour que le résultat soit accepté par tous les partis ? L’UDPS semble presque déterminée à jeter une ombre sur le scrutin. “Il n’y a rien de crédible dans ce processus… Pourquoi sommes-nous dans cette situation [les retards] ? Parce que Kabila ne voulait pas qu’il y ait des élections”, déclare Shabani. L’UDPS est opposée à un changement de la date du scrutin, même dans l’intérêt d’une plus grande crédibilité. Pour le moment, la Commission souligne que les opérations de vote se dérouleront comme prévu. Elle a déclaré, début novembre, que les urnes avaient commencé à arriver dans diverses parties du pays et que les listes électorales étaient affichées dans les bureaux de vote de plusieurs zones urbaines. Autre sujet d’inquiétude, le risque de violences entre partisans de partis rivaux. En octobre, plusieurs partisans de l’UDPS ont été tués et des dizaines arrêtés lors de manifestations à Kinshasa. Stéphanie Woulters

Menace

Campagne violente Les tensions électorales aux quatre coins de la République confirment, au jour le jour, le caractère non apaisé des élections présidentielle et législatives. Chaque jour qui passe, la république démocratique du Congo offre au monde extérieur l’image d’un Etat où la diversité d’opinions et la liberté de mouvement semblent interdites à certains candidats. Les scrutins voulus libres, démocratiques, transparents et pluralistes ne le sont plus que de nom. Des obstructions délibérées et systématiques sont

organisées contre les activités de propagande des candidats autres que ceux des partis et regroupements politiques au pouvoir. L’insécurité est permanente pour les candidats indépendants et ceux de l’opposition, ainsi que pour leurs partisans. Les grandes villes offrent le décor de sites interdits aux opposants et à leurs supporters. Dans ce contexte de violences électorales, la police donne l’impression d’avoir reçu la mission spéciale de saper le moral des candidats

de l’opposition, des indépendants et de leurs “bases”. La politisation des forces chargées du maintien de l’ordre et de la sécurité suscite une interminable liste de questions. L’aveu d’impuissance de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) face au contrôle de l’espace politique par la majorité présidentielle ne présage rien de bon. La démocratie congolaise naissante court le risque de sortir fort diminuée des scrutins du 28 novembre 2011. Kimp Le Phare Kinshasa (extraits)



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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

Courrier in English

Tous les mois, Courrier international vous invite à un voyage en v.o. dans les presses anglophones. Prochain rendez-vous dans CI n° 1102 du 15 décembre.

Once a month, enjoy a sample of articles written by English-speaking journalists. Look out for the next instalment in our Dec. 15th issue (CI n° 1102).

Comment

Welcome to London 2012: the apparatchiks’ games Financial Times London

hinking of visiting London next summer? Here is some gentle advice. Think again. Britain’s capital city is playing host to the Olympics. Unless you have tickets to the 100m finals, you would do well to stay away. London 2012 was billed as a celebration of the vitality, youth and diversity that have made the city a global hub. Multicultural London triumphed over provincial Paris. All trace of such romanticism is now being extinguished in the cause of cash and comfort for the games’ organisers. London is promised an exercise in authoritarian elitism to rival Leonid Brezhnev’s Soviet Union. The people’s games have been turned into the apparatchiks’ Olympics. The stadiums and arenas will overflow with politicians, bureaucrats and corporate sponsors. More than 1m ordinary families have failed to secure a single ticket even to the opening stages of the most obscure Olympic sports. Civil liberties are to be suspended for the duration of the games. David Cameron’s government is promising draconian penalties for anyone who dares jeopardise the exclusive rights of commercial partners such as McDonald’s and Coca-Cola. The long arm of Olympic law will reach well beyond running tracks, pools and velodromes. Advertising sponsors have been promised what is chillingly called a “clean city”, handing them ownership of everything within camera distance of the

CAMERON LAW/GUARDIAN NEWS & MEDIA LTD

T

games. Wear a T-shirt expressing a preference for Burger King and Pepsi and you may be thrown into the Tower. For those lucky enough to have secured tickets in the public draw, the air is thick with warnings that London’s creaking infrastructure will crack under the weight of visitors. Cars are banned for all but the privileged, but the mayor’s office concedes that public transport will struggle to meet the demands of the Olympics and daily life. Even during the August holiday season, trains are already packed to overflowing. The system will work only if Londoners abandon their daily commute. Those who cannot rearrange holiday plans are being told to work from home. No one will miss the bankers who inhabit the gleaming towers of Canary Wharf, but it is a bit tough if you are a doctor or a plumber. Even then, travel will be at snail’s pace. The journey time from city centre to the Olympic stadium should be 35 minutes by underground rail. The authorities say that once crowd control and security measures are put in place, the trip will take more than two hours. All this is to one purpose: to make life comfortable for the privileged elite that goes by the name of the “Olympic family”. I am not talking about competitors. Most would agree the runners, riders and rowers should be cossetted. No, the “family” comprises the 40,000 – yes 40,000 – Olympic bigwigs, national bureaucrats, commercial sponsors, hangers on and politicians who are preparing to slip into all the best seats at all the best events.

There is always, you could say, the legacy. The promise was that the billions in public money poured into the Olympics would provide a lasting bequest to regeneration, youth opportunity and sport in one of the British capital’s most deprived areas. Ah, the legacy. The charitable Wellcome Trust came up with a glorious plan to turn the Olympic Park into a worldclass centre for the life sciences and advanced technology. The powers that be had other ideas. The site is being sold off to property speculators. The privileged 40,000 will not entirely escape the inconvenience inflicted on everyone else. Most will come through Heathrow, the dismal collection of overcrowded sheds that passes for London’s main airport. There they will experience the dinginess, congestion, queues and delays that Heathrow has made its trademark. I hope I am wrong about all this. Perhaps everything will run smoothly. The roads will be empty, the trains on time, and the police will refuse to enforce ridiculous and repressive laws. The sporting spectacle will be memorable, and the world will see London at its best. Britain might even win a clutch of medals. Yes, it could just work. As long, that is, as everyone stays away. Philip Stephens Dessin de Cameron Law paru dans The Guardian, Londres. ZIL renvoie aux voitures produites en URSS qui transportaient les dignitaires du régime. C’est le nom donné au Royaume-Uni aux couloirs réservés aux officiels.

Glossaire Playing host : l’auteur aurait pu se contenter de hosting. Londres va “accueillir” les Jeux olympiques de 2012. Billed : fait référence à l’affiche (bill, poster) ou au programme qui annonce un événement ou un spectacle. On a présenté les Jeux de 2012 comme la célébration des qualités dont se réclame la ville de Londres. Hub : à l’origine, le “moyeu” d’une roue. Par extension, le terme désigne le centre névralgique d’une activité, notamment dans les aéroports, où les “hubs” sont des platesformes d’interconnexion. The people’s games : comment ne pas entendre derrière ces mots l’éloge funèbre de la princesse de Galles prononcé en 1997 par Tony Blair, dans lequel Diana était décrite comme the people’s princess ? La princesse

de tout notre peuple, plutôt que la “princesse du peuple”, comme on l’a trop vite traduit, introduisant par là une segmentation sociologique qui n’était pas dans l’esprit du Premier ministre de l’époque. To jeopardise : “mettre en danger”, “compromettre”. The long arm of Olympic law : adaptation de l’expression stéréotypée the long arm of the law qui évoque le pouvoir d’action étendu des représentants de la loi, c’est-à-dire de la police. Chillingly : adverbe formé à partir de chill, qui évoque un frisson causé par le froid ou la peur. Ici, le concept de “ville propre” “fait froid dans le dos”. The Tower : la Tour de Londres, bien sûr. Forteresse construite par Guillaume le Conquérant et largement remaniée par la suite, la Tour servit de résidence

royale, mais surtout de prison d’Etat et de lieu d’exécutions. Public draw : la demande dépassant l’offre, les billets ont été attribués par tirage au sort. But : à entendre au sens de “sauf”, “excepté”. To struggle : “lutter”. Associé à un sujet non humain, comme ici, le verbe évoque les difficultés inhérentes à une action. Les transports publics vont avoir beaucoup de mal à faire face à leur mission. Canary Wharf : quartier des docks de Londres totalement réaménagé dans les années 1980 qui a vu fleurir d’audacieuses réalisations architecturales abritant le siège de nombreuses sociétés. Cossetted : to cosset évoque le traitement de faveur accordé à un animal familier : “gâter”. Bigwigs : référence familière à des personnages importants,

des notables : “grosses légumes”, “gros bonnets”. Hangers on : normalement orthographié hangers-on. Sorte de parasites qui évoluent dans l’entourage des gens en vue dans l’espoir de bénéficier d’avantages. To slip : le verbe a ici le sens de “se glisser”, c’est-à-dire se déplacer sans attirer l’attention. Billions : des “milliards”. Lasting bequest : bequest est le substantif quelque peu suranné associé au verbe to bequeathe : “léguer”. Ici, il est synonyme de legacy. On espérait que les Jeux olympiques laisseraient un héritage durable (lasting). Deprived areas : “zones défavorisées”, pour ne pas dire les plus pauvres. Ah, the legacy : à entendre au sens de “Ah oui ! Parlons-en des retombées”.

The charitable Wellcome Trust : le Wellcome Trust est une fondation liée à l’origine au groupe pharmaceutique Glaxo, qui a le statut d’organisation d’intérêt public (charity). The powers that be : “ les pouvoirs en place”. Dismal : l’adjectif évoque le caractère lugubre d’un lieu, d’une atmosphère. Shed : “appentis”, “cabane” (tool shed). A cow shed est une “étable”. Dinginess : substantif formé à partir de l’adjectif dingy, qui évoque l’état de délabrement d’un lieu. Clutch : dans le contexte, une “poignée”. As long… as : littéralement, “aussi longtemps que…”. Exprime, en fait, une conditionnalité : “sous réserve que”, “à condition que”.


Spécialiste de la vie politique et des médias britanniques. Il est l’auteur du manuel L’Anglais du journalisme, paru en 2011 aux éditions Ophrys.

Su rl ew eb

d’aide à la lecture ont été établies par Jean-Claude Sergeant, professeur émérite à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris-III.

w in ww Re ter .co c t n u tr es a rou atio rrie ad r v n r ui tic ez al.c ts le om s

L’auteur du glossaire Les notes

United States

Artists in America An overlooked minority who are not all starving in garrets. The Economist London

n a recession the arts may seem a luxury. But they have proved a valuable way to rejuvenate industrial districts and boost communities that once relied on manufacturing. Studies show that in a labour market that prizes well-educated workers, the best way to lure them is often by attracting creative people first. Yet there is little reliable information about where artists live and how they are contributing to the national economy. Many still envision them as loners toiling in their garrets, perhaps with a nasty cough. In fact artists (broadly defined to take in all the creative industries) are well integrated into the workforce, and more than half work in the private sector. Though they make up only 1.4 % (2.1m) of America’s total labour market, they are highly entrepreneurial and twice as likely to have college degrees. All this comes from a new report by the National Endowment for the Arts (NEA). Few will be surprised to learn that artists are abundant in New York and

I

California, and thin on the ground in Mississippi and West Virginia. But it turns out that Michigan has an especially high number of industrial designers (presumably because of its once-shiny car industry), and Vermont is rich in graphic designers. The Minneapolis metro area relies heavily on book publishing, whereas Pittsburgh has a disproportionate number of museum workers. Though home to few artists, Mississippi (famous for Delta blues) has quite a number of musicians, though not as many as Tennessee — which also does a thriving line in musical-instrument-making. The best-paid jobs go to architects (at least 16 % of them foreign-born, the most of any field), followed by film directors and producers. These workers also tend to be the best educated, and male. More than a third of all artists in the study are “designers”, a field that ranges from industrial to floral. Dancers and choreographers seem to have the toughest time of it, earning the worst pay and with the least education. In general, artists’ median earnings are higher than those of the rest of the labour force : $43,000 compared with $39,000 in 2009. Yet sexual bias obtains here too : women artists make just 81 cents for every dollar earned by their male counterparts.

Glossaire Overlooked : c’est-à-dire une minorité “négligée”, sur laquelle le regard ne s’est pas attardé. On notera le contraste sémantique entre to overlook (“ne pas tenir compte, négliger”) et to overhear (a conversation) : “surprendre, entendre sans le vouloir une conversation”. Garret : local insalubre sous les combles : “mansarde”. To lure : verbe appartenant au registre littéraire qu’affectionnent les journalistes de la presse anglosaxonne haut de gamme. “Attirer”, “séduire”. There is… information : Information fonctionne grammaticalement comme un singulier. Loners toiling… with a nasty cough : référence à l’image romantique de l’artiste solitaire (loner) qui

s’épuise au travail (toiling), miné par la phtisie (a nasty cough : “une vilaine toux”). College degrees : “diplômes universitaires”. National Endowment for the Arts : “Fonds national pour les arts”, mis en place en 1965 par le Congrès américain et géré par un organisme culturel fédéral. Few : on distinguera few (“peu, pratiquement aucun”) de a few (“quelques, un certain nombre”). Thin on the ground : expression imagée rendant compte du nombre réduit d’artistes dans les Etats concernés. Once-shiny : l’industrie automobile était autrefois (once) prospère et brillait de tout son éclat (shiny) à Detroit. Delta blues : forme originelle du blues né dans les années 1920 dans l’Etat du Mississippi.

Quite a number : quite est ici un marqueur de renforcement : “un nombre substantiel”. Thriving : to thrive signifie “prospérer”. Designers : Le terme designer, souvent conservé en français, est susceptible de multiples déclinaisons selon les spécialités considérées : “concepteur”, “graphiste”, “styliste”, et même “développeur”. Median earnings : il ne s’agit pas des revenus “moyens” (average), mais des revenus “médians”, c’est-à-dire qui se situent au milieu de l’échelle des revenus. Sexual bias : est ici visée l’inégalité de traitement entre les hommes et les femmes qui joue en faveur des premiers. To obtain : dans son emploi intransitif, c’està-dire sans complément d’objet, le verbe to obtain signifie “s’appliquer”.

Elysée 2012 vu d’ailleurs avec Christophe Moulin

Vendredi 14 h 10, samedi 21 h 10 et dimanche 17 h 10 La campagne présidentielle vue de l’étranger chaque semaine avec


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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

Economie Energie

Les Suisses exportent leurs centrales en Europe Face au tir de barrage de leurs concitoyens, qui ne veulent pas de sites chez eux, les producteurs d’électricité helvétiques investissent à l’étranger. Et pas seulement dans le renouvelable.

CARTOONARTS INTERNATIONAL/THE NEW YORK TIMES SYNDICATE

Réglementation

L’Hebdo (extraits) Lausanne

undi 3 octobre, salle de gym de Bourrignon, sur les flancs du Jura. Réunie en assemblée extraordinaire, la population du village torpille un projet de parc d’une dizaine d’éoliennes des Services industriels genevois (SIG). Une claque de plus pour les entreprises électriques suisses. Pendant ce temps, dans les plaines allemandes du Brandebourg, les pales de Beaufort-Kraftwerkpark fendent l’air comme une armée de sabreurs. Crachant du courant 100 % vert, et rentable. Une énergie produite en partie pour les mêmes SIG, aux côtés de Groupe E, de Romande Energie, de la Ville de Lausanne et des Forces motrices valaisannes à travers le holding Eosh. Le parc fait partie d’un pool de 88 mâts, acquis au printemps dernier avec 80 millions de francs [65 millions d’euros] de fonds propres, qui produit de quoi alimenter 80 000 foyers. Un investissement rapide, simple, sans opposition ni autre complication.

L

“Oh, merde… ” Dessin de Cummings paru dans Winnipeg Free Press, Canada. Alors que mener à bien le moindre projet de centrale électrique relève du parcours du combattant sur territoire suisse, les voisins européens accueillent pales, panneaux solaires, turbines à gaz et centrales à charbon. Depuis le début de 2009, 14 000 turbines sont ainsi sorties de terre en Europe, absorbant au total des investissements de 11 milliards d’euros, vante l’Association européenne d’énergie éolienne. Corsetées par la puissance des droits citoyens sur leur marché national,

Entreprises électriques suisses à l’étranger 6 1 NORVÈGE

Sociétés productrices Repower SN Energie FMB Groupe E EGL Alpiq EWZ EBM EOS holding Regio Energie Solothurn

188

130

2 520*

FRANCE 1 550

46

ESPAGNE

89

26 22 6 200

48

180 386 100 53 1 584* 85 29 929* 40 140 19 929* 336 36 8 270 1 750 RÉP. 22 TCHÈQUE SUISSE ALLEMAGNE 600 2 130 333 AUTRICHE 11 HONGRIE 291 13 4 800* 1 000 10 2 234 20 ITALIE 68* 240* 1 200* 21o* 2 400 56* BULGARIE 3 876 2 400 1 500 76 29 17* 65 12 4 560 80 65*

éolien hydraulique biomasse solaire gaz charbon Type d’énergie : Les chiffres correspondent à la production annuelle estimée (en GWh). * Site en projet ou en construction. Au total : 65 sites de production dont 26 à énergie non renouvelable.

Source : “L’Hebdo”

500 km

27 100 14

les entreprises électriques suisses s’en vont faire leur shopping chez les voisins allemands, italiens, français. Et même au-delà, en Norvège, en Espagne, en Bulgarie. “L’année passée, nous sommes devenus propriétaires d’un parc éolien dans la région de Cadix, en Espagne. Entre le moment où nous avons décidé d’investir et l’acte d’achat, il n’y a eu que trois mois”, commente Hans Büttiker, directeur général de l’entreprise électrique EBM. “En Suisse, un projet pareil n’est tout simplement pas faisable.” Séduite, EBM a aussi investi dans des installations au sud de l’Italie et entend encore dépenser “entre 50 et 80 millions de francs [40 à 65 millions d’euros]” dans la production d’énergie renouvelable à l’étranger. Un exemple parmi beaucoup d’autres : Alpiq, Axpo (via sa filiale EGL), Repower ou les Forces motrices bernoises (FMB) se sont lancées dans cette ruée à l’étranger au cours des cinq dernières années. Ainsi, en 2010, 80 % des 80 installations mises en service par les FMB dans le domaine du renouvelable l’ont été en dehors de la Suisse. L’Hebdo a recensé 65 sites de production à l’étranger dans lesquels les entreprises électriques helvétiques ont investi – ou prévoient de le faire – depuis 2010. Une manière de doper, à vitesse grand V, les capacités de production derrière lesquelles courent les producteurs de courant, terrassés par le spectre de la pénurie. Une manière de développer aussi leur production écologique. Il y a quatre ans, la Confédération exigeait en effet, via la révision de la loi sur l’énergie, que 5,4 térawattheures (TWh) de courant distribués dans le pays soient issus des énergies renouvelables (éolien, solaire, biomasse, mini-hydraulique) à l’horizon 2030, soit environ 9 % de la consommation nationale – contre 2,2 % en 2010. La pression est encore montée d’un cran dans le sillage de l’accident nucléaire de Fukushima, 54

Comment “verdir” l’énergie fossile Pour des raisons économiques et techniques, le courant produit dans des centrales éloignées de la Suisse n’est pas acheminé directement jusqu’au réseau national. Les distributeurs qui produisent à l’étranger disposent dès lors de trois solutions : vendre l’énergie sur son lieu de production ; négocier une équivalence entre ce courant et un courant de même nature (par exemple 100 % renouvelable) qu’ils achètent à proximité du pays ; ou bien vendre l’électricité sur le marché local (par exemple en Norvège, s’ils y ont des éoliennes) et recevoir en échange un “certificat vert”. Celui-ci permet que soit considéré comme propre un volume équivalent de courant acheté à proximité de la Suisse, quelle que soit sa nature (par exemple du fossile italien). Dans la plupart des Etats du Vieux Continent, les nouvelles énergies renouvelables sont dopées à coup de subventions. La Suisse ne fait pas exception, soutenant par exemple l’énergie éolienne à hauteur de 17 à 20 centimes [14 à 16 centimes d’euros] par kWh injecté dans le réseau. Mais Berne a limité le nombre d’installations susceptibles de bénéficier de ce soutien. Quelque 12 500 projets (essentiellement photovoltaïques) sont donc sur liste d’attente sans garantie de pouvoir en profiter un jour. Un facteur d’incertitude qui rend les investissements plus risqués qu’ailleurs. Le traitement réservé aux centrales thermiques qui recourent à des énergies fossiles varie aussi entre la Suisse et ses voisins. Si les rares petites centrales que compte aujourd’hui le pays ne doivent pas compenser leurs émissions, toute future installation serait soumise à des tarifs considérables. “Nous estimons que la compensation coûterait entre 50 et 100 francs [40 à 80 euros environ] par tonne de CO2”, indique Andrea Burkhardt, chef de la division climat à l’Office fédéral de l’environnement. Soit quatre à huit fois plus cher qu’en Europe. L. B. L’Hebdo (extraits) Lausanne


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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

Economie 52 puisque le gouvernement a décidé de tirer un trait, d’ici à 2034, sur les centrales atomiques génératrices de 40 % de l’électricité consommée dans le pays. Conséquence : “Les acteurs du marché accélèrent leur stratégie de diversification”, observe Jean-Philippe Tripet, l’un des patrons d’Aravis. Cette société zurichoise est l’un des maillons essentiels de ces nouveaux développements. Elle construit des centrales de production d’énergie renouvelable – hors du pays – qu’elle revend ensuite clés en main à des exploitants. Un business lucratif. “Le risque de ce type d’investissement est assez faible”, explique Rolf Wüstenhagen, professeur à l’Institut économie et environnement de l’université de Saint-Gall. “Essentiellement parce qu’il n’y a pas de surprise : grâce aux subventions versées par les Etats comme l’Allemagne, la France ou l’Italie pour chaque kilowattheure d’énergie produite dans ces centrales, les investisseurs savent à quoi s’attendre sur des durées de quinze à vingt ans !” Ainsi, au-delà de leur apport en termes de capacités de production, ces centrales constituent des placements intéressants. A l’instar des 88 mâts d’Eosh : depuis leur acquisition, aucun des distributeurs du holding n’utilise cette énergie. “Pour l’heure, grâce aux subventions, il est beaucoup plus

Bémol Coup dur pour le groupe

électrique suisse Alpiq. Depuis le début de 2011, il a vu son chiffre d’affaires fondre au point d’être aujourd’hui contraint de réviser sa stratégie d’expansion européenne.

avantageux de la vendre aux Allemands que de l’utiliser”, expose Alexis Fries, directeur général d’Eosh. Les entreprises électriques des communes, traditionnellement plus axées sur la distribution que sur la production, suivent le mouvement. Le cas d’EWZ, à Zurich, est symptomatique : le mois dernier, la société inaugurait en Norvège un parc éolien dont elle détient 20 %. Les besoins de 18 000 foyers zurichois sont ainsi virtuellement couverts. L’année d’avant, elle s’offrait 27 turbines en Allemagne. Encore 44 000 ménages. Comment, sans cela, satisfaire la volonté populaire ? Il y a deux ans, les électeurs de la ville ont en effet voté un crédit de 200 millions [162 millions d’euros] à EWZ pour investir dans l’éolien. Les collectivités plus modestes ne sont pas en reste : ainsi Winterthour, 100 000 habitants, at-elle décidé d’investir 4,5 millions [3,6 millions d’euros] dans un parc en pleine mer du Nord. De quoi s’offrir l’équivalent… d’un demi-rotor dans une forêt de 80 mâts. Pendant ce temps, les géants comme Alpiq explosent à l’international. Le groupe affiche une trentaine de sites de production hors de Suisse, étalant ses champs d’éoliennes jusqu’en Bulgarie. Les nouvelles centrales que compte le groupe à

Le 4 novembre, il a annoncé son intention de renoncer à sa filiale allemande AAT et à sa participation dans la société italienne Edipower, rapporte le quotidien Le Temps. Alpiq prévoit également de se

Le gouvernement a décidé de tirer un trait sur les centrales atomiques l’étranger ne produisent cependant pas que du renouvelable. Depuis 2000, Alpiq s’est engagé dans 9 centrales à gaz et une centrale à charbon hors du pays, d’après les données recensées par l’organisation de défense de l’environnement Greenpeace. Selon la même source, le nombre de projets de ce type a également explosé du côté d’EGL (3 réalisations récentes), de Repower (4 projets) ou des Forces motrices bernoises (FMB, 6 projets). Essentiellement en Allemagne et en Italie. Participant de la même dynamique, Groupe E a annoncé en 2007 une prise de participation de 50 % dans la centrale à gaz autrichienne de Timelkam. Côté helvétique, le projet de centrale à gaz de Cornaux lancé par le fournisseur il y a sept ans n’en finit pas de piétiner. “D’une part, en Suisse, il y a le problème de l’opinion publique et des multiples possibilités de recours. Mais le facteur économique joue aussi un rôle important, souligne le professeur Wüstenhagen. En Italie, vous pouvez acheter des certificats de compensation pour 10 euros par tonne de

retirer de Norvège et d’abandonner la vente d’énergie en Allemagne. Enfin, le groupe prévoit de supprimer 450 emplois. Sa nouvelle stratégie vise à recentrer le groupe sur la Suisse, l’Italie et la France.

CO2. Alors qu’en Suisse vous ne savez pas combien vous devriez payer.” (lire p. 52). Cette manière de contourner les exigences nationales fait bondir Andreas Hofmann. Le député socialiste du Grand Conseil bernois a signé, en mars dernier, une interpellation sur la profusion de projets non écologiques des FMB à l’étranger. “Les FMB ont défendu le nucléaire pendant des années en disant que celui-ci ne produisait pas de CO2. Mais, en parallèle, elles s’engageaient en douce dans des centrales à gaz !” tonne l’élu. “Le problème n’est pas que les entreprises électriques investissent à l’étranger”, renchérit Florian Kasser, spécialiste du secteur énergie chez Greenpeace. “C’est qu’elles se dirigent ainsi vers un mix énergétique sale. Car la capacité de production des centrales fossiles dans lesquelles elles s’engagent hors du pays est sans commune mesure avec celle des parcs éoliens ou photovoltaïques dans lesquels elles s’impliquent.” Ainsi le contrôle des activités des entreprises électriques suisses (dans une large mesure propriété des collectivités et donc des citoyens) glisse-t-il entre les doigts des Suisses. Peut-être parce qu’ils sont un peu trop prompts à barrer la route aux projets prévus chez eux au nom de l’écologie, de la protection du paysage ou d’intérêts strictement individuels. Linda Bourget


Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011 Extraction Les pionniers du réseau Bitcoin ont vu soudain leur eldorado s’évanouir, en juin 2011, lorsque les cours de cette monnaie virtuelle se sont effondrés. Chaque pièce est “extraite”

du réseau au prix d’un long calcul, vorace en puissance informatique, qui demande de lourds investissements, rapporte The Guardian. Aujourd’hui, l’opération n’est même plus

55

rentable, puisque le coût de production d’une pièce est plus élevé que son cours sur le marché, qui se situait début novembre aux alentours de 2 dollars, ou 1,45 euro.

Internet

La monnaie virtuelle n’échappe pas à la spéculation Conçu comme un moyen d’échange alternatif, le bitcoin a alimenté une bulle spéculative. La révolution annoncée ne serait-elle qu’une arnaque numérique ? Technology Review (extraits) Boston

n janvier 2009, lorsque le bitcoin [numéripièce] a été lancé, cette monnaie virtuelle est apparue comme un moyen intéressant d’effectuer des transactions sûres, peu coûteuses et discrètes. Le réseau Bitcoin, conçu par un programmeur inconnu (nom de code : Satoshi Nakamoto), utilise un système peer to peer [un réseau de partage de données] pour vérifier les transactions. Les utilisateurs peuvent s’échanger des biens et des services électroniquement et anonymement, sans avoir à passer par les banques. Son moyen d’échange, le bitcoin, est une monnaie que l’on peut gagner – ou, dans le jargon du réseau, “extraire” [comme d’une mine] – en mettant ses moyens informatiques au service du réseau. Une fois émis, les bitcoins peuvent être achetés et revendus en ligne contre des dollars ou d’autres devises. Mais pour certains, ce réseau est bien plus qu’un complément utile des systèmes monétaires existants. Ses partisans claironnent qu’il va concurrencer le dollar et nous font miroiter des marchés où les bitcoins deviendraient un moyen d’échange dominant. On en est toutefois loin. Des dizaines de milliers de bitcoins sont échangés tous les jours (certains contre des biens et services, d’autres contre des devises), et plusieurs centaines d’entreprises, principalement dans le secteur numérique, les acceptent désormais comme moyen de paiement. Pas mal pour un nouveau système monétaire, mais pas vraiment une “rupture”. Une monnaie électronique échappant au contrôle des banques centrales ou des responsables politiques est vouée à susci-

E

Chute Cours du bitcoin en dollars (sur la Bourse Mt.Gox)

30 24 18 12 6 0

2010

2011 Source : bitcoinwatch.com

ter l’enthousiasme chez ceux qui craignent l’inflation ou la dépréciation des monnaies, s’inquiètent du pouvoir des Etats et de l’espionnite généralisée, ou ne jurent que par les systèmes décentralisés. [D’autres redoutent son utilisation à des fins illégales, comme le blanchiment d’argent ou le commerce de stupéfiants.] Mais avant que les bitcoins ne deviennent une vraie solution de rechange, le réseau va devoir surmonter un problème important (et inattendu) : il est essentiellement perçu comme un moyen de gagner de l’argent. Au lieu de servir de monnaie, les bitcoins passent pour un investissement. Il y a de bonnes raisons à cela : à mesure que le réseau a gagné en popularité, la valeur des bitcoins en dollars est montée en flèche. En juillet 2010, après sa présentation au grand public (ou du moins aux nerds) dans un article de Slashdot [site d’information pour passionnés de nouvelles technologies], la valeur du bitcoin a été multipliée par dix en cinq jours. Dans les huit mois qui ont suivi, il a encore gagné dix fois plus, ce qui lui a attiré une énorme publicité. Plus important encore, cela en a amené plus d’un à penser qu’acheter et détenir des bitcoins était un bon moyen de s’enrichir facilement. Résultat, nombre d’utilisateurs acquièrent des bitcoins dans le seul but de spéculer. Non seulement il s’agit d’une mauvaise stratégie de placement, mais cela compromet l’avenir du réseau. Ceux qui sont convaincus de l’utilité de Bitcoin préfèrent nier que la spéculation soit le vrai secret de son succès. Or tout prouve le contraire. Le cours de la

Un million de dollars de bitcoins échangés dans la journée monnaie a été extrêmement instable durant ces derniers mois. Un bitcoin a valu tantôt quelques sous, tantôt pas moins de 33 dollars, et après avoir semblé se stabiliser autour de 14 dollars pendant l’été, le cours a cédé près de 50 % en quelques jours au mois d’août. Cette mainmise des spéculateurs ne peut qu’inciter les gens à thésauriser leurs bitcoins. Or pour qu’une monnaie réussisse, il faut au contraire qu’elle soit dépensée. Une monnaie digne de ce nom sert aux transactions au jour le jour et à la fluidification du commerce. Le fonctionnement même du réseau favorise la thésaurisation. L’offre de bitcoins est en effet limitée : il n’y aura jamais plus de 21 millions de bitcoins en circulation. (Le nombre total de pièces résulte des règles initiales du système, régissant la quantité de bitcoins que les “mineurs” peuvent gagner et à quelle fréquence.) [Plus le temps passe, plus il faut de temps pour

“Où est mon argent ?” Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. gagner 1 bitcoin, ce qui favorise les premiers participants.] Le caractère limité de l’offre est d’ailleurs l’une des caractéristiques appréciées des amateurs : le bitcoin ne peut pas se démonétiser, comme c’est le cas d’une monnaie quand les banques centrales font tourner la planche à billets. En contrepartie, si la demande de bitcoins augmente, leur valeur va nécessairement s’accroître aussi. Donc, là encore, si vous pensez que les bitcoins vont avoir de plus en plus de succès, ce serait absurde de les

dépenser aujourd’hui. Selon le site Bitcoin Watch, la meilleure source d’informations en la matière, plus de 1 million de dollars de bitcoins ont été échangés le 13 juin. Dès le début du mois d’août, moins de 500 000 dollars de bitcoins étaient utilisés pour des transactions. Il est vrai qu’il n’y a pas grand-chose qu’on puisse acheter avec cette monnaie. Tout le problème est là : la baisse du taux d’utilisation n’incite pas les entreprises à accepter les bitcoins, et les consommateurs sont d’autant moins enclins à les dépenser. Ainsi, l’emballement de l’année écoulée ressemble moins à la naissance d’une nouvelle monnaie qu’à l’apparition d’une bulle classique. Et il en résulte un vrai paradoxe. Ce qui pourrait arriver de mieux aux bitcoins, c’est que les gens cessent de les percevoir comme un investissement pour les considérer comme une monnaie. Pour cela, il faudrait sans doute que la bulle éclate (ce qui est peut-être en train de se produire). Mais si la bulle éclate, l’intérêt pour les bitcoins risque de s’évanouir. James Surowiecki



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Dossier technologie Informatique

Les ordinateurs dans le nuage DESSIN D’OTTO PARU DANS “DECADE MAGAZINE”, BRISTOL

Bienvenue dans l’ère de la dématérialisation ! Avec les avancées technologiques récentes, on peut désormais utiliser des réseaux informatiques géants à distance pour stocker des fichiers, utiliser des logiciels… Mais, à mesure que le phénomène du cloud computing gagne en popularité, l’inquiétude s’accroît quant à la sécurité et à la confidentialité de nos données personnelles.

Applications

Le b.a.-ba du “cloud computing” Petite introduction à l’informatique en nuage par le spécialiste technologie du Wall Street Journal. The Wall Street Journal (extraits) New York

e monde numérique n’aime rien tant que se gargariser de formules jargonnantes, et l’une des expressions favorites du moment, c’est cloud computing, ou informatique en nuage. Elle surgit chaque fois qu’on parle des nouvelles utilisations d’Internet. Mais à quoi les geeks – les monomaniaques de l’informatique – et les entreprises high-tech font-ils référence quand ils parlent de ce fameux “nuage” ? Voici quelques explications pour vous aider à dissiper le brouillard. A son niveau le plus élémentaire, le “nuage” n’est autre qu’Internet, ou plutôt les innombrables serveurs – des ordinateurs connectés en réseaux – qui l’hébergent un peu partout dans le monde [voir schéma p. 61]. Quand on vous dit qu’un fichier informatique est stocké dans le nuage, ou qu’un processus informatique se fait dans le nuage, cela signifie que le document ou le logiciel en question se trouvent sur un serveur auquel on accède grâce à une connexion Internet, par l’intermédiaire d’un navigateur ou d’une application, et non sur des appareils “en local”, comme

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votre ordinateur ou votre smartphone. L’idée n’est pas nouvelle. Depuis des années, il existe des services qui permettent de sauvegarder ses fichiers sur des serveurs distants ou de stocker ses photos en ligne. Quant aux messageries électroniques en ligne, ou webmails, du type Yahoo ou Hotmail, ce sont aussi des applications “dans le nuage” bien connues. Ces programmes sont installés non pas sur votre PC mais sur des serveurs, et vous y accédez grâce à votre navigateur Internet [voir lexique ci-contre]. La nouveauté, c’est que le coût du stockage de gros volumes de données sur Internet a baissé, permettant aux programmeurs de créer des logiciels à distance plus complexes, d’autant que les connexions Internet sont devenues à la fois plus rapides et plus répandues. Et grâce aux services dans le nuage, de nombreux utilisateurs peuvent consulter, commenter et éditer le même contenu. D’où l’envolée spectaculaire du cloud. Votre petit netbook n’a certes pas un disque dur assez gros pour stocker toute votre musique ou vos photos, mais grâce au cloud computing, vous pouvez les stocker dans le nuage et y accéder à volonté. Votre smartphone ne peut pas faire tourner tous les programmes sophistiqués ni stocker tous les fichiers que vous avez sur votre ordinateur. Mais, en étant connecté à des services de stockage en ligne et à des applications dans le nuage, votre téléphone

peut en faire bien plus que ne le laissent supposer ses caractéristiques techniques. Et avec vos fichiers stockés à distance et les programmes dont vous avez besoin dans le nuage, vous pouvez désormais vous déplacer sans emporter votre ordinateur : sur n’importe quel portable, tablette ou smartphone emprunté sur place, il vous suffit de vous connecter, vous retrouvez tout ce dont vous avez besoin. D’où la multiplication des produits et services “dans le nuage” destinés au stockage et au partage de fichiers et même à l’édition de photos, la création et la modification de longs documents. Evidemment, les plus perspicaces de nos lecteurs auront déjà

repéré le défaut majeur de l’informatique en nuage. Si vous n’avez pas de connexion Internet, vous voilà fort dépourvu. Autre problème soulevé par l’informatique dans le nuage : la confidentialité des données. Nombre de ces services en cloud sont bien sécurisés, mais les pirates curieux sont coriaces et intelligents – mieux vaut donc faire attention à ce qu’on met dans son nuage : une photo de famille dans la nature, ce n’est peut-être pas très grave, mais votre numéro de sécurité sociale, c’est plus gênant [voir p. 63]. Quoi qu’il en soit, le cloud est là et bien là, utile et de plus en plus vaste. Les nuages s’amoncellent… et c’est plutôt bon signe. Walter S. Mossberg

Lexique

Langage de geeks Cloud computing ou informatique en nuage Ensemble des services qui permettent d’utiliser la puissance informatique – la capacité de mémoire et de calcul – d’ordinateurs disséminés dans le monde entier et liés en réseau par Internet. Cette ressource est énorme et modulable. Logiciel en tant que service, ou SaaS Programme

utilisable via Internet et ne nécessitant donc pas d’être installé sur un ordinateur local. Plus besoin d’acheter le logiciel, il suffit de le louer. Infrastructure en tant que service, ou IaaS Mise à disposition de matériel informatique à distance. En louant ces services, les entreprises n’ont plus besoin

d’acheter une grande partie de leur parc informatique. Plate-forme en tant que service PaaS Service comprenant du matériel informatique et des logiciels. Il permet à des programmeurs de créer leurs propres applications avec très peu de moyens.





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Dossier techno

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“Les maisons de disques apprennent à aimer le nuage”, un article de l’hebdomadaire The Economist à retrouver sur notre site.

Multimédia

Hollywood passe enfin à l’après-DVD Les studios de cinéma américains bouleversent leur modèle économique et misent sur des vidéothèques virtuelles pour relancer leurs recettes.

Un système très branché Ordinateurs en réseau

Stockage

Los Angeles Times (extraits) Los Angeles

Serveurs

Hollywood, une révolution calme est en gestation, qui pourrait transformer notre façon de regarder des vidéos. Après des tentatives désespérées de relancer le secteur du DVD, autrefois florissant, les studios misent à présent sur la diffusion de films sur le nuage pour compenser le recul de 40 % des recettes du divertissement à domicile. Au cours des prochaines années, les consommateurs équipés de téléviseurs, tablettes et smartphones connectés à Internet, de plus en plus nombreux, seront confrontés à un choix vertigineux d’options conçues pour faciliter la consommation de films numériques et les inciter à dépenser davantage. Avec des films qui pourront être regardés sur n’importe quel appareil mobile, téléchargés comme une simple application iPhone ou partagés aussi facilement qu’une photo sur Facebook, nous assisterons peut-être à la plus grande révolution du modèle économique hollywoodien depuis l’explosion du DVD, à la fin des années 1990. “L’époque des balbutiements sur Internet est révolue”, annonce David Bishop, président de l’unité Home Entertainment de Sony Pictures. “Il est maintenant essentiel que nous fassions autant d’expériences que possible et que nous trouvions comment construire un marché dynamique du film numérique.” Malheureusement, le récent bond du secteur du film en ligne – notamment dû aux 24 millions d’abonnés américains de Netflix qui regardent des vidéos en streaming – n’a pas permis, même un tant soit peu, de compenser la dégringolade des ventes de DVD. Les studios entendent y remédier en proposant davantage de films facilement accessibles, bien qu’ils ne s’accordent pas encore totalement sur les voies à suivre. Actuellement, les gens n’achètent guère de films à télécharger, quels que soient le prix ou la durée. Il est vrai que, si l’on achète une vidéo en version numérique, on télécharge un fichier que l’on ne pourra visionner que sur un seul appareil, alors que, si l’on achète un disque, on peut le regarder dans sa chambre, dans la voiture ou sur un lecteur portatif. Hollywood a trouvé la solution : mettre des films dans le nuage, en créant des copies virtuelles auxquelles les

Nuage

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Le cloud computing se divise en deux parties. D’un côté, il y a le “nuage” informatique à proprement parler : un ensemble d’ordinateurs et de serveurs disséminés aux quatre coins du globe.

Connection via Internet Interface

De l’autre, on trouve l’utilisateur, qui peut avoir accès au nuage à partir d’un ordinateur personnel, d’un smartphone, d’une tablette, etc. Il suffit que les appareils soient connectés au web et qu’ils disposent d’une interface : un navigateur Internet ou une application comme l’iCloud d’Apple.

Utilisateur Courrier international

consommateurs pourront accéder à partir de n’importe quel appareil connecté à Internet, après les avoir achetées. Une initiative du nom d’UltraViolet a été lancée le 11 octobre [à l’adresse www.uvvu.com]. D’ici à 2012, la plupart des achats de films en ligne et de DVD de Warner Bros., Paramount, Sony Pictures et Universal Pictures seront connectés à la vidéothèque virtuelle d’UltraViolet. Pour inciter les gens à adopter ce service, Hollywood envisage même de leur proposer les versions numériques de titres qu’ils possèdent déjà en DVD moyennant une somme minime. Les studios étudient donc comment vendre des films en ligne. Mais ils étudient aussi le lieu pour les vendre. Et la prochaine étape sera les réseaux sociaux. Certains louent déjà des films aux

A la une En couverture de la revue Forbes India de décembre 2010 : “Un eldorado tombé du ciel : comment l’informatique en nuage profite aux entreprises indiennes”.

utilisateurs de Facebook qui apprécient tel ou tel film et l’expriment en cliquant “J’aime” sur la page dédiée au longmétrage. Mais beaucoup espèrent aller encore plus loin. Dans les projets des studios, les consommateurs pourraient utiliser les réseaux sociaux pour regarder des films avec leurs amis, partager des extraits et jouer à des jeux sociaux liés aux longs-métrages. Ils pourraient également obtenir des recommandations fondées sur les “J’aime” de leur liste d’amis. Le secteur du divertissement espère également que les smartphones et les tablettes ne constitueront pas qu’un simple écran de plus pour regarder des films. Il cherche les moyens de créer des applications spécifiques au cinéma et d’utiliser ces appareils comme des “écrans auxiliaires”, avec des contenus supplémentaires accessibles pendant la projection du film, comme les commentaires des réalisateurs. Steve Beeks, président de Lionsgate, résume ainsi cette évolution : “Sur ces nouvelles plates-formes, nous ne devons plus considérer les films comme des ‘transactions’, mais davantage comme des ‘expériences’.” Ben Fritz

Animation

Une aubaine pour les petits studios Depuis des années, le secteur du film d’animation aux Etats-Unis a été dominé par de grands studios comme Pixar ou DreamWorks. Mais l’informatique en nuage, qui permet à n’importe qui de louer à la demande de la puissance informatique, pourrait donner leur chance à des petites équipes. C’est le cas d’Afterglow Studio, basé à Minneapolis. Celui-ci vient de terminer Space Junk 3D, un long-métrage qui sortira dans les salles américaines en février 2012. “Il aurait été impossible d’acheter toutes les machines nécessaires à la production de ce film”, confie Luke Ployhar, le directeur du studio, à la revue spécialisée Technology Review. Au lieu de cela, Ployhar a loué le superordinateur de Cerelink, une entreprise basée au Nouveau-Mexique spécialisée dans le cloud computing. “Ces services offrent beaucoup de possibilités aux studios comme le mien”, déclare-t-il.


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Dossier techno

L ar es ch iv es

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En 2009, Microsoft, Google et Apple s’étaient déjà lancés dans la bataille pour la domination de l’informatique en nuage. Publié dans le numéro 994 de Courrier

international (du 19 novembre 2009), un article de l’hebdomadaire britannique The Economist présentait les différentes stratégies des trois géants de l’Internet.

Robotique

Les robots aussi en rêvent Des ingénieurs veulent créer des automates intelligents en connectant leur “cerveau” à des réseaux d’ordinateurs dématérialisés.

portable appelé Cellbot (téléphone-robot). Ce logiciel permet à un téléphone portable de contrôler des robots conçus sur des interfaces comme Lego Mindstorms, iRobot Creat et Vex Pro. Mais la robotique en nuage ne se limite pas aux robots avec un smartphone comme cerveau. Elle peut s’appliquer à n’importe quelle sorte de robot, petit ou grand, humanoïde ou non. A l’avenir, certains de ces robots pourraient se multiplier et il serait donc plus facile de partager les applications. On pourrait alors créer une sorte d’App Store pour robots. “Associer les robots et l’informatique en réseau pourrait révolutionner l’autonomie des robots”, reconnaît Jean-Paul Laumond, directeur de recherches au Laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes à Toulouse.

IEEE Spectrum (extraits) New York

ans une célèbre scène de Matrix, le personnage de Trinity prend les commandes d’un hélicoptère après avoir téléchargé un programme de pilotage directement dans son cerveau. Pour nous autres pauvres humains du monde réel, avec notre cerveau fait de chair qui n’a pas accès au réseau pour mettre à jour sa dernière version, la possibilité d’acquérir de nouvelles compétences de cette façon relève encore de la science-fiction. Mais pour les robots, c’est une autre histoire. Plusieurs groupes de recherche planchent sur la possibilité de créer des automates capables d’utiliser une infrastructure dite “en nuage” afin d’accéder à de vastes quantités de mémoire et de données. Cette approche, baptisée par certains “robot en nuage”, permettrait à des robots de puiser dans le nuage la capacité d’effectuer des tâches qui nécessitent des calculs compliqués comme la reconnaissance d’image ou vocale, et même de télécharger de nouvelles compétences instantanément, à la Matrix.

D

Reconnaître les gens Imaginez un robot qui trouverait un objet qu’il n’a jamais vu ou utilisé auparavant – une boîte de céréales par exemple. Il lui suffirait alors d’envoyer une image de la boîte au nuage pour recevoir en retour le nom de l’objet, un modèle en 3D, des informations nutritionnelles et des instructions sur la façon de servir les céréales au petit déjeuner. Pour les robots conventionnels, la moindre tâche – avancer un pied, attraper un objet, reconnaître un visage – nécessite une grande quantité de mémoire et d’informations préprogrammées. Par conséquent, des systèmes sophistiqués comme

Gare aux bugs dans le réseau

Dessin d’Otto, Royaume-Uni. les robots humanoïdes doivent comporter des processeurs très puissants pour pouvoir fonctionner. Selon James Kuffner, professeur à l’université Carnegie Mellon, située à Pittsburgh, aux Etats-Unis, qui travaille actuellement chez Google, les robots pourront se décharger de leurs tâches les plus compliquées grâce à des serveurs dématérialisés. Plus prometteur encore, les robots pourraient se tourner vers les services en nuage pour améliorer certaines capacités telles que reconnaître les gens et les objets, se déplacer dans des environnements et faire fonctionner des outils. L’idée de connecter un robot à un ordinateur externe n’est pas nouvelle. Dans les

années 1990, des chercheurs de l’université de Tokyo ont exploré le concept de “cerveau éloigné”, en séparant physiquement les capteurs et les moteurs d’un robot de son logiciel à haute capacité de raisonnement. Mais la quantité de puissance à laquelle un robot connecté au nuage a accès est bien plus importante que les chercheurs ne l’avaient l’imaginé aux débuts du Web. James Kuffner, qui participe au projet de voiture sans pilote chez Google [voir CI n° 1061, du 3 mars 2011], ne manque pas d’idées pour la robotique en nuage – par exemple“l’utilisation des téléphones portables comme cerveaux pour les robots sur le Web”. Certains de ces collègues ont récemment dévoilé un logiciel de robotique qui fonctionne sur Android et un petit robot

Le nuage n’apporte cependant pas de solution à toutes les difficultés rencontrées par la robotique, expliquent JeanPaul Laumond et d’autres chercheurs. Ainsi, le contrôle des mouvements d’un robot, par exemple, qui s’appuie pour une grande part sur ses capteurs, ne va pas beaucoup bénéficier des avantages du nuage. “Des tâches qui impliquent des exécutions en temps réel nécessitent un processeur embarqué sur le robot.” Et il y a d’autres défis. Comme le savent les internautes, les applications sur le nuage peuvent être lentes ou temporairement indisponibles. Si un robot dépend trop du nuage, un bug dans le réseau suffit à “lui faire perdre la tête” littéralement et, partant, à le rendre inutilisable. Pourtant James Kuffner se veut optimiste. Il envisage un avenir où les robots auront accès à une “base de données du savoir”, où ils mutualiseront leurs interactions avec le monde extérieur et pourront apprendre de nouvelles choses sur les objets, les lieux et les comportements. Peut-être même pourrontils télécharger des programmes de pilotage d’hélicoptère. Erico Guizzo

Le nuage s’envole

Recherche

Marché mondial du cloud computing de 2011 à 2020 (en milliards de dollars)

Pour des androïdes toujours plus débrouillards

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Le petit robot portable (Cellbot) de Google utilise déjà un smartphone comme cerveau. Avec l’informatique en nuage, de nombreuses équipes travaillent à rendre les robots encore plus autonomes. RoboEarth, projet européen à l’initiative de l’université de technologie d’Eindhoven, aux Pays-Bas, a pour objectif de mettre en place une base de

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80

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Prévisions

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2008

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2020

Source : Forrester Research, Inc.

données géante où les robots pourront partager des informations sur les objets qui les entourent, leur environnement et les tâches à accomplir. Les chercheurs de l’Asoro, un laboratoire de Singapour, ont créé une interface dématérialisée qui permet aux robots de créer des cartes de leur environnement

en 3D bien plus rapidement qu’avec un ordinateur embarqué. Les chercheurs du Laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes de Toulouse, en France, sont en train de créer une base de données sur tous les objets du quotidien afin d’offrir plus d’autonomie aux robots pour la manipulation des objets.

Dans un hôpital italien pour enfants, des robots humanoïdes Nao, créés par l’entreprise française Aldebaran Robotics, utilisent une interface en nuage pour comprendre des instructions, reconnaître des visages, et pour d’autres tâches nécessaires aux interactions avec les patients. Erico Guizzo IEEE Spectrum New York


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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011 A lire : “De l’eau dans le nuage”, ou quand les inondations en Thaïlande font ramer les sociétés de la Toile, par The New York Times.

CO2 Le nuage est-il propre ? Déjà

très importantes actuellement, les émissions de gaz à effet de serre issues du cloud computing devraient tripler d’ici à 2020, s’inquiète Greenpeace dans son rapport “Make IT Green” de 2010. Les centres de

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traitement de données utilisent aujourd’hui près de 2 % de l’électricité mondiale, qui provient en majorité de centrales au charbon. Le rapport est téléchargeable sur le site de l’ONG : www.greenpeace.org.

Sécurité

Une arme inespérée pour les hackers Une méga-puissance informatique et des moyens d’échapper très facilement aux autorités, voilà ce qu’offre la technologie du cloud aux criminels de la Toile. Un constat alarmant. Technology Review (extraits) Cambridge (Massachusetts)

l s’agit d’une véritable aubaine pour les pirates informatiques. Contrairement aux machines zombies et aux logiciels malveillants qui ont fait les beaux jours de la cyberdélinquance ces dix dernières années, le cloud computing constitue une infrastructure bien entretenue, fiable, évolutive et mondiale, capable de pourvoir aux besoins d’activités légales aussi bien qu’illégales. Les quantités d’informations stockées dans le nuage (parmi lesquelles figurent certainement vos numéros de carte bancaire et de sécurité sociale) en font une cible des plus alléchantes pour les voleurs de données. Non seulement l’information est ici centralisée, mais la nature même du nuage rend les malfaiteurs difficiles à repérer, soulignent les experts en sécurité et les forces de l’ordre. Un peu comme une version virtuelle de la gare de Grand Central [à New York] : il n’est nulle part aussi facile de disparaître dans la foule et d’échapper à la loi en filant pour une juridiction lointaine. Mais surtout, l’informatique en nuage met une puissance informatique formidable à disposition de tout un chacun ou presque, quelles que soient ses intentions. Les délinquants du nuage ont accès à des technologies de codage de données faciles

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Un pirate peut louer des centaines d’ordinateurs à la fois à utiliser et à des réseaux de communication anonymes qui rendent leurs activités plus difficiles à décrypter et à intercepter pour les autorités compétentes. Et les rares fois où des hackers sont poursuivis, ils peuvent si rapidement mettre les choses en ordre et fermer leur plate-forme qu’il ne reste guère d’éléments de preuve à exploiter pour les enquêteurs. L’un des moyens les plus simples d’utiliser le nuage à des fins malveillantes consiste à se créer un compte (sous un pseudo, évidemment) pour utiliser “légalement” des services à des fins illicites. Ainsi, la messagerie électronique Gmail et le site de partage de documents Pastebin, par exemple, sont couramment utilisés pour planifier des délits et partager des informations volées, le tout en parfaite

impunité ou presque. Et bien que ces pratiques soient explicitement interdites par les conditions d’utilisation de la plupart des prestataires, la surveillance du nuage coûte cher, pour des résultats somme toute peu encourageants. Les pirates qui ont besoin d’une importante puissance informatique, utilisent des numéros de carte bancaire volés pour acheter des accès à des ordinateurs et de la capacité de stockage dans le nuage. Le cloud computing est ainsi de plus en plus utilisé pour pirater les mots de passe. Pour accéder à des fichiers cryptés, les pirates utilisent des programmes qui essaient un nombre infini de mots de passe jusqu’à trouver le bon. Or la plupart des protocoles de sécurité actuels ont été conçus à une époque où les pirates ne pouvaient avoir accès qu’à un petit nombre d’ordinateurs. Aujourd’hui, les ordinateurs sont des dizaines de fois plus puissants et, grâce à des services comme l’Elastic Computing Cloud (EC2) d’Amazon, un hacker peut louer du temps d’utilisation sur des centaines de machines à la fois. Résultat : un mot de passe chiffré dont le piratage nécessitait auparavant trente ans de tentatives cède aujourd’hui en quelques jours seulement. Il ne s’agit pas là de conjectures gratuites. Les pirates qui sont parvenus à pénétrer en avril dans le PlayStation Network [service de jeux multijoueurs et de téléchargements pour les consoles PlayStation 3 et PlayStation Portable] de Sony ont utilisé le service EC2 d’Amazon pour déchiffrer certains des codes qui leur ont permis d’accéder aux données bancaires de dizaines de milliers de joueurs. L’Allemand Thomas Roth, spécialiste de la sécurité informatique, a calculé que, grâce aux services d’Amazon, il pouvait “cracker” les codes du genre de ceux utilisés pour protéger la plupart des connexions Wi-Fi en tout juste six minutes. Et le tout pour un coût estimé à 1 euro. A cela s’ajoutent les difficultés que rencontrent les autorités lorsqu’il s’agit de remonter la piste de la cyberdélinquance dans le nuage. Cela s’explique notamment par l’essor de ce que l’on appelle les technologies de virtualisation. Celles-ci permettent de réunir les machines virtuelles installées sur un grand nombre de vrais ordinateurs. Or, lorsqu’on “ferme” une machine virtuelle, l’espace de stockage réel est rapidement réexploité par d’autres utilisateurs, et les données prouvant les infractions sont immédiatement écrasées par celles de ces nouveaux utilisateurs. En somme, la machine n’existe plus – et les preuves non plus.

Et ce n’est pas le seul moyen pour les criminels informatiques d’échapper au radar de la loi. De nombreux fournisseurs du secteur du cloud computing proposent en effet la “dispersion géographique”, c’est-à-dire la possibilité de créer des machines virtuelles en divers points géographiques réels. Un service qui peut permettre aux malfaiteurs de faire eux-mêmes leur arbitrage juridictionnel – choisir par exemple d’attaquer les Etats-Unis depuis l’Asie, ou l’inverse. Ces attaques transfrontalières profitent d’obstacles politiques et techniques qui entravent l’action des autorités cherchant à remonter la piste d’une intrusion. Une autre des faiblesses exploitées par les délinquants provient de la nature même des offres dites Software as a Service (SaaS) [logiciel en tant que service : on s’abonne à un logiciel en ligne plutôt que de l’acheter et de l’installer sur son ordinateur], fournies par de nombreux prestataires du nuage. Quand des millions d’utilisateurs se retrouvent sur des milliers, voire des dizaines de milliers d’ordinateurs à dis-

tance, il est aisé pour un malfaiteur de se cacher dans la foule. Plus dangereux pour les victimes, et plus compliqué encore pour les forces de l’ordre, ces attaques peuvent émaner de programmes présents dans le nuage que nous utilisons fréquemment et auxquels nous faisons confiance. Le nuage appartient à tout le monde : de ce fait, les piratages peuvent causer des dommages considérables, touchant des centaines d’entreprises et des millions

C’est dans le nuage que se concentrent toutes les données d’utilisateurs. Des cas de “dommages collatéraux” dans le cloud se sont déjà produits. En 2009, quand un unique blogueur d’Europe de l’Est a été pris pour cible par des hackers, Twitter a dû fermer plusieurs heures. Ces pirates inconnus ont procédé à une attaque par “déni de service”, qui consiste à bloquer un site en le saturant de connexions. En mars dernier, une attaque du même type, venue de Chine, a perturbé les sites Internet de 18 millions de clients hébergés par la plateforme WordPress.com. Certains experts redoutent que les pirates finissent par trouver le moyen d’infecter une plate-forme du nuage dans sa structure même. Dans le cloud, de nombreux systèmes ont été conçus pour parer à des attaques venues de l’extérieur, sans tenir compte de l’intrusion éventuelle d’utilisateurs malveillants à l’intérieur même des logiciels de gestion des infrastructures. Et tous ces risques ne sont sans doute que la partie émergée de l’iceberg. Pour paraphraser le voleur de banques Willie Sutton [qui disait qu’il cambriolait les banques parce que c’est là que se trouve l’argent], c’est dans le nuage que se concentrent de plus en plus les données. Ce qui veut dire, en toute logique, que le cloud sera forcément la cible de tous ceux qui cherchent à voler des identités et toutes sortes d’informations. Paradoxalement, c’est la nature même de l’informatique en nuage qui fournit la puissance de calcul nécessaire à la concrétisation de ces noirs desseins. Le nuage, avec son offre de puissance informatique illimitée à tout petit prix, ouvre de vastes horizons, aux honnêtes gens comme aux truands. Simson L. Garfinkel Dessin d’Otto paru dans The Guardian, Londres.


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Dossier techno

L’informatique, un service comme les autres ? Avec le cloud computing, c’est possible, explique le magazine Technology Review sur le site de Courrier international.

Opinion

Ne cÊdez pas aux sirènes du nuage ! Le cloud computing menace considÊrablement la libertÊ sur Internet, met en garde Richard Stallman, figure emblÊmatique du logiciel libre.

Portrait

DR

Der Spiegel (extraits) Hambourg

n 1990, Tim Berners-Lee dĂŠveloppa le World Wide Web pour que l’on puisse ĂŠchanger des informations dans le monde entier. Puis, le 6 aoĂťt 1991, il l’a mis Ă la libre disposition du public. La Toile s’est cependant lentement transformĂŠe en un système de traitement des donnĂŠes tĂŠlĂŠchargĂŠes, un système de remote computing ou informatique Ă distance. Elle enregistre les donnĂŠes des utilisateurs, mais ĂŠgalement les donnĂŠes sur les utilisateurs, auxquelles ceux-ci eux-mĂŞmes n’ont pas accès. C’est la Toile qui se charge de traiter les donnĂŠes, l’utilisateur renonce Ă tout contrĂ´le en la matière. Certes, ce nouveau web prĂŠsente de gros attraits, mais nous devons absolument nous y opposer. Dans les annĂŠes 1980, la plupart des gens n’avaient pas d’ordinateur et, quand ils en utilisaient un, c’Êtait gĂŠnĂŠralement un ordinateur personnel (PC), ou un “service de temps partagĂŠâ€? – l’utilisation simultanĂŠe d’un ordinateur par plusieurs personnes grâce Ă un serveur informatique. Dans les deux cas, on pouvait installer les logiciels de son choix. Dans les deux cas, on avait un contrĂ´le total sur ses donnĂŠes.

E

Aucun respect pour la vie privÊe Cela ne veut pas dire pour autant que l’utilisateur avait le contrôle sur son informatique. Quand on parle de logiciels, c’est soit l’utilisateur qui a le contrôle sur le programme (logiciel libre), soit le programme qui a le contrôle sur l’utilisateur (logiciel propriÊtaire ou non libre). A l’Êpoque, on utilisait des logiciels propriÊtaires parce

Dessin d’Otto paru dans The Times, Londres. qu’il n’y avait rien d’autre. L’utilisateur ne pouvait rien changer au logiciel et ne savait d’ailleurs pas très bien ce que celui-ci faisait. Les abus perpĂŠtrĂŠs par les logiciels propriĂŠtaires se sont depuis aggravĂŠs : ceux-ci limitent dĂŠlibĂŠrĂŠment les actions de l’utilisateur, l’espionnent souvent et contiennent des portes dĂŠrobĂŠes. Voici quelques exemples de ce genre de procĂŠdĂŠs : Windows procède Ă des actualisations sans la permission de l’utilisateur ; Amazon peut eacer des livres achetĂŠs de son lecteur ĂŠlectronique Kindle sans l’accord de

Toutes les littÊratures sont à l’OdÊon...

Trois poètes libertaires : PrÊvert, Vian, Desnos AccompagnÊ par Daniel Mille accordÊon, GrÊgoire Korniluk violoncelle

Direction Olivier Py

Jeudi 24 novembre Ă 18h30

Les Lumières au prÊsent : un dictionnaire philosophique

Avec Chantal Mouffe et Marc CrĂŠpon, animĂŠ par Diogo Sardhina. > Salon Roger Blin / Tarif unique 5â‚Ź

> Grande Salle / Tarifs de 10â‚Ź Ă 32â‚Ź Cycle ÂŤLittĂŠratures et politiqueÂť en partenariat avec France Culture

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Š element-s / Licence d’entrepreneur de spectacles 1039306

Vendredi 18 novembre Ă 20h, Samedi 19 novembre Ă 20h, Dimanche 20 novembre Ă 15h

l’utilisateur ; nombre de smartphones Android ne permettent pas d’installer une version modiďŹ ĂŠe du logiciel Android ; l’iPhone dĂŠcide des applications que l’utilisateur a le droit d’installer – une forme extrĂŞme de menottes numĂŠriques. Les utilisateurs qui modiďŹ ent leur iPhone pour pouvoir y installer d’autres programmes parlent de jailbreaking [ĂŠvasion de prison] – un jeu de mot sur le fait que le produit est une prison (jail). MĂŞme sans ces exemples extrĂŞmes et rĂŠcents, il n’a jamais ĂŠtĂŠ normal que le logiciel puisse dominer l’utilisateur. C’est pour cela que j’avais lancĂŠ, en 1983, le mouvement des logiciels libres. Nous voulions dĂŠvelopper un système d’exploitation et des applications totalement libres sur lesquels l’utilisateur avait un contrĂ´le total. J’ai appelĂŠ ce système GNU [pour “GNU’s Not UNIXâ€? – GNU n’est pas UNIX ; tout en s’inspirant du système d’exploitation propriĂŠtaire UNIX, crĂŠĂŠ Ă la fin des annĂŠes 1960, GNU est un logiciel libre]. Quand on passe Ă ce système et que l’on n’emploie que des logiciels libres, on a un contrĂ´le total sur le traitement de ses donnĂŠes. Jusqu’à prĂŠsent, nous n’avons libĂŠrĂŠ qu’une petite partie du cyberespace, mais cette portion constitue un pilier important de la libertĂŠ sur le web. Cependant, diffĂŠrentes ĂŠvolutions menacent cette rĂŠussite. La première a ĂŠtĂŠ l’apparition sur les sites web de liens invisibles vers d’autres serveurs dont

Aux yeux des fĂŠrus d’informatique du monde entier, Richard Stallman, 58 ans, est une vĂŠritable star. C’est son engagement acharnĂŠ en faveur du logiciel libre qui a rendu cĂŠlèbre le programmeur new-yorkais. Stallman est Ă l’origine du système d’exploitation libre GNU, lancĂŠ en 1984, et il prĂŠside la Free Software Foundation, une association qui dĂŠfend la libertĂŠ des utilisateurs. Sa page personnelle est consultable Ă l’adresse suivante : http://stallman.org.

l’objectif principal est la surveillance, peut-ĂŞtre Ă des fins publicitaires. Les utilisateurs qui consultent certains sites ne s’aperçoivent pas que ceux-ci contiennent ces liens invisibles et qu’ils peuvent se souvenir de manière permanente des pages visitĂŠes par l’utilisateur. Et il y a le problème du stockage de vos donnĂŠes sur les serveurs Ă distance des grandes entreprises de la Toile. Les plus grandes d’entre elles n’ont en eet aucun respect pour la sphère privĂŠe de l’utilisateur. Quand un utilisateur laisse ses informations personnelles sur Facebook, d’autres sociĂŠtĂŠs paient pour pouvoir les utiliser. Et c’est Ă Facebook et non Ă l’utilisateur qu’elles versent de l’argent pour pouvoir faire de la publicitĂŠ – en utilisant le visage de ce dernier, par exemple.

Nager Ă contre-courant Les opĂŠrateurs de “temps informatique partagĂŠâ€? des annĂŠes 1980 traitaient, Ă de rares exceptions près, les donnĂŠes de leurs utilisateurs avec tact parce que ceux-ci ĂŠtaient des clients payants et pouvaient changer d’opĂŠrateur Ă tout moment. Les utilisateurs de Facebook ne paient rien et ne sont donc pas des clients. Ce sont des marchandises qui sont vendues Ă d’autres entreprises. Si l’entreprise en question ou sa sociĂŠtĂŠ mère vient des Etats-Unis, le FBI peut exploiter Ă son grĂŠ les donnĂŠes de l’utilisateur sans l’autorisation d’un tribunal – ce grâce Ă une loi extrĂŞmement antiamĂŠricaine qui a reçu le joli nom de Patriot Act. On assiste actuellement Ă une campagne qui vise Ă pousser les utilisateurs Ă conďŹ er leurs donnĂŠes Ă des entreprises Ă qui ils ne devraient pas faire conďŹ ance. C’est le cloud computing, un terme qui est utilisĂŠ pour tellement de choses qu’il a pour seule signiďŹ cation : “Vas-y, fonce, et surtout ne rÊÊchis pas Ă ce que tu fais.â€? Pourtant, tout cela ne signiďŹ e pas qu’on ne peut pas avoir de vie privĂŠe sur Internet. Ni que les utilisateurs ne peuvent plus avoir le moindre contrĂ´le sur leurs donnĂŠes. Cela signiďŹ e seulement qu’ils doivent nager Ă contre-courant pour y parvenir. Richard Stallman


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Courrier international | n° 1098 | du 17 au 23 novembre 2011

Idées

La beauté pour tous !

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Les pauvres ont eux aussi le droit d’être beaux : telle est la devise du plus célèbre des chirurgiens esthétiques, le Brésilien Ivo Pitanguy. Un anthropologue américain réfléchit aux conséquences de cette démocratie du bistouri.


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The New York Times New York

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n 1999, alors que je vivais à Rio de Janeiro, où j’effectuais des recherches pour ma thèse en anthropologie, j’ai vu à la télévision quelque chose qui m’a frappé : un défilé de carnaval rendait hommage au chirurgien plasticien Ivo Pitanguy. Le médecin ouvrait la marche, entouré de danseuses de samba avec plumes et bikini. Sur fond de percussions tonitruantes, le chanteur saluait Pitanguy pour avoir “éveillé l’estime de soi qui sommeille en chacun” avec son bistouri “guidé par le ciel”. Après avoir vu ce défilé, j’ai commencé à remarquer qu’à Rio les cliniques

de chirurgie esthétique étaient presque aussi nombreuses que les salons de beauté, ce qui n’est pas peu dire. Dans les kiosques à journaux, des magazines comme Plástica & Beauty voisinaient avec Marie-Claire. J’imaginais que la popularité de la chirurgie esthétique au Brésil était un exemple supplémentaire des inégalités criantes de ce pays en développement. Mais Pitanguy proclamait depuis longtemps que la chirurgie esthétique n’est pas réservée aux riches. “Les pauvres ont le droit d’être beaux eux aussi”, soutient-il. La beauté du corps humain soulève des questions éthiques différentes selon les époques. La professeure de littérature Elaine Scarry relève que, dans le monde classique, la vue d’une belle

Illustration de Beppe Giacobbe, Milan.

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personne pouvait être dangereuse pour la santé. Dans le Phèdre, Platon décrit un homme qui, après avoir contemplé un bel éphèbe, se met à avoir des vertiges, à frissonner, à trembler et à transpirer. Avec l’essor de la consommation de masse, les débats éthiques se focalisent sur les images de la beauté féminine. On impute aux canons de la beauté les troubles du comportement alimentaire et l’aliénation du corps. Mais l’opinion de Pitanguy soulève encore une autre question : la beauté est-elle un droit qui doit être mis en œuvre, au même titre que l’éducation ou la santé, avec le concours et les compétences des pouvoirs publics ? La question peut sembler absurde. Le discours de Pitanguy sur les droits rappelle les 68


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67 slogans des marques de cosmétiques (le “parce que je le vaux bien” de L’Oréal). Et pourtant, sa vision de la chirurgie esthétique reflète une réalité clinique qu’il a contribué à créer. Voilà des années qu’il fait œuvre de bienfaisance en opérant les pauvres. De façon plus radicale encore, certains de ses étudiants pratiquent gratuitement des opérations de chirurgie esthétique dans le cadre du système de santé public. En 1988, le Brésil nouvellement démocratique a inscrit le droit à la santé dans sa Constitution. Les hôpitaux publics, toutefois, disposent de ressources financières limitées et se caractérisent par de longues files d’attente, des infrastructures délabrées et un service peu attentionné. Mes amis brésiliens de la classe moyenne n’y mettraient les pieds pour rien au monde.

“Vanité nécessaire”

plastique : l’estime de soi. Auteur prolifique, le chirurgien dit avoir une approche “humaniste” de la médecine. Il a à son actif plus de 800 publications, techniques pour la plupart. Mais, dans certaines d’entre elles, il cite des penseurs comme Michel Foucault et Claude Lévi-Strauss, rarement mentionnés dans les ouvrages médicaux (d’où le sobriquet de “philosophe de la plástica” que lui a donné un confrère). Ses écrits, qui couvrent un champ très large, lui ont valu un fauteuil à la prestigieuse Académie brésilienne des lettres. En outre, son œuvre présente une justification thérapeutique radicale de la chirurgie esthétique. Pour Pitanguy, ce n’est pas le corps que l’on soigne, mais l’esprit. Un chirurgien plasticien est un “psychologue avec un bistouri à la main”. C’est pour cela que Pitanguy plaide pour “l’union” des actes de chirurgie esthétique et réparatrice. Dans ces deux pratiques, les soins esthétiques et ceux concernant la psyché se fondent subtilement, et toutes deux ont des effets positifs sur la santé. La chirurgie esthétique procure-t-elle vraiment les bienfaits qu’elle prétend apporter ? Les internes en chirurgie disposent de remarquables possibilités de formation en chirurgie esthétique. Beaucoup d’entre eux ouvrent ensuite des cabinets privés fort lucratifs. Les patients se disent souvent satisfaits du résultat (une fois que les plaies ont cicatrisé). Il est pourtant fréquent qu’ils se fassent à nouveau opérer, soit pour corriger une intervention bâclée, soit pour se sentir encore mieux. Si la souffrance est psychologique, pourquoi ne pas suivre un traitement psychologique ? est-on en droit de se demander. Un médecin a eu cette réponse : “Quelle est la différence entre un chirurgien plasticien et un psychanalyste ? Le psychanalyste sait tout, mais ne change rien ; le chirurgien plasticien ne sait rien, mais change tout.” Il plaisantait bien sûr,

Illustration de Beppe Giacobbe, Milan.

L’auteur

Alexander Edmonds

L cou ong rri er

Parler de droit à la beauté, pourrait-on penser, c’est attacher de l’importance à un sujet plutôt frivole dans un pays qui a des problèmes autrement plus urgents à régler – des maladies tropicales, comme la dengue, aux maladies de civilisation, comme le diabète. Pour l’observateur extérieur qui cherche à comprendre une société qu’il ne connaît pas, ce genre de considération traduit toutefois une certaine condescendance. Je me souviens de la remarque d’un créateur de costumes de carnaval : “Il n’y a que les intellectuels pour aimer la misère ; les pauvres veulent du luxe.” J’ai cherché à comprendre ce que la chirurgie esthétique signifiait pour les gens qui y ont recours et qui affirment en tirer avantage. J’ai commencé un nouveau travail de recherche sur le terrain au sein d’une “tribu” de Cariocas (nom donné aux habitants de Rio) qui m’était peu familière : des membres de la haute société et leur personnel de maison, des femmes au foyer divorcées, des secrétaires au chômage, des starlettes, des prostitués travestis et tant d’autres qui faisaient du Brésil “l’empire du bistouri”, pour reprendre la formule d’un magazine local. J’ai d’abord rencontré Ester par l’intermédiaire de son ancien employeur, un chirurgien plasticien de renom, chez qui elle a travaillé comme cuisinière. Ester vivait près de chez lui, à Vigidal, une favela qui borde la magnifique plage de sable blanc de Leblon. Un jour, après avoir préparé le dîner pour toute la famille, elle a pris le chirurgien à part et lui a dit timidement : “Doutor, je veux me faire siliconer.” Après s’être documentée sur les implants mammaires dans un cybercafé, elle s’est décidée pour un modèle de milieu de gamme (1 500 reais, soit environ 630 euros), a choisi la taille (175 cm) et la forme (naturelle), et a rapidement convaincu le chirurgien qu’elle était une bonne candidate. Peu désireux d’opérer son employée de maison, le médecin la recommanda à un jeune interne de la clinique de Pitanguy. Ester a quitté l’école à l’âge de 14 ans pour travailler avec sa mère comme domestique. Elle a deux enfants. Elle a suivi des cours du soir pour obtenir son diplôme de fin d’études secondaires et rêvait de “travailler avec les chiffres”. Vu les faibles perspectives d’emploi, elle était toutefois prête à tout accepter, y compris “travailler pour une famille” (un euphémisme pour parler d’un emploi de domestique). Je lui ai demandé pourquoi elle voulait se faire opérer. “Je ne me suis pas fait poser des implants pour m’exhiber, mais pour me sentir mieux. Ce n’était pas de la simple vanité, mais de la… vanité nécessaire. La chirurgie améliore l’estime de soi chez une femme.” Sans le savoir, Ester énonçait là un concept fondamental de la pensée de Pitanguy sur le potentiel thérapeutique de la chirurgie

Diplômé des universités de Princeton et Stanford (Etats-Unis), Alexander Edmonds enseigne l’anthropologie à l’université d’Amsterdam. Il est l’auteur de Pretty Modern: Beauty, Sex and Plastic Surgery in Brazil (Duke University Press, 2010), un livre dans lequel il explique comment un pays émergent comme le Brésil, avec ses immenses écarts de richesse, a pu devenir le leader mondial dans le domaine de la chirurgie esthétique. Il a effectué un travail de terrain dans les hôpitaux publics, où les actes de chirurgie plastique sont gratuits pour les patients sans moyens. Outre la chirurgie esthétique, ses travaux portent sur l’anthropologie médicale, le genre, la sexualité et les maladies mentales. S’intéressant également à l’anthropologie visuelle, il a notamment analysé l’évolution des identités raciales au Brésil à travers la publicité.


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mais il avait tout de même mis le doigt sur un changement qui s’est produit dans le paysage thérapeutique au Brésil. La psychanalyse et la chirurgie plastique, qui étaient jadis des spécialités à la marge, ont progressé de pair. Tandis que la “cure par la parole” soigne les souffrances du corps en s’intéressant à l’esprit, la chirurgie esthétique traite les souffrances mentales en s’intéressant au corps. L’historien Sander Gilman a qualifié cette dernière de “psychanalyse à l’envers”. Au Brésil comme en Argentine, la psychanalyse jouit d’une extraordinaire popularité parmi les catégories aisées de la population. Mais nombre de psychanalysés ont complété ou remplacé leur thérapie freudienne ou lacanienne par la plástica. En revanche, pour les patients qui fréquentent les hôpitaux publics, la psychanalyse “n’est pas envisageable”, m’explique une psychologue qui travaille à la clinique de Pitanguy. “Les pauvres préfèrent la chirurgie”, me dit-elle, comme en écho aux propos du créateur de costumes de carnaval. Les idées de Pitanguy n’auraient pas eu autant d’influence si l’homme n’avait pas la réputation d’être un chirurgien talentueux. Il s’est formé auprès des meilleurs chirurgiens plasticiens d’Europe et des Etats-Unis, à la fin des années 1940. Il a eu pour mentor au RoyaumeUni sir Harold Gillies, qui mit au point les techniques de la chirurgie plastique moderne en opérant des mutilés de la Première Guerre mondiale. Au cours de sa longue carrière, Pitanguy a vu sa spécialité évoluer des techniques essentiellement réparatrices à des améliorations esthétiques. Pitanguy a formé plus de cinq cents chirurgiens au cours des cinquante dernières années. Ses étudiants ont à leur tour formé de nouvelles générations de chirurgiens qui répandent les techniques et la “philosophie” de leur mentor en ouvrant des cabinets partout, au Brésil et à l’étranger. L’idée que Pitanguy se fait de la chirurgie esthétique est à certains égards assez semblable à celle qui a cours sur la chirurgie en général. La chirurgie plastique a acquis sa légitimité au début du XXe siècle en se limitant aux interventions réparatrices. Le terme de “docteur en beauté” avait une connotation péjorative. A mesure qu’elles se sont perfectionnées, ces techniques ont commencé à être employées pour obtenir des modifications d’ordre esthétique. Il manquait cependant un diagnostic sérieux pour les justifier. Des concepts tels que le complexe d’infériorité, forgé par [le psychothérapeute autrichien] Alfred Adler, et, plus tard, le manque d’estime de soi ont fourni le chaînon manquant.

MOTTA/AGENCIA ESTADO/AFP

“Suivre des désirs” Pour les gens de la fin du XIXe siècle, un bec-delièvre était un défaut qui forgeait le caractère. Pour nous, c’est un obstacle à la pleine réalisation de soi qui vaut la peine d’être corrigé par la chirurgie. Cette évolution traduit une nouvelle attitude à l’égard de l’apparence et de la santé mentale : l’idée que certains défauts esthétiques causent une souffrance injuste et provoquent une stigmatisation sociale est aujourd’hui largement acceptée. Mais les chirurgiens brésiliens poussent le raisonnement plus loin. Dans la plus grande partie du monde, la chirurgie esthétique est un service rendu au consommateur. Au Brésil, elle est en train de devenir une “vanité nécessaire”, pour reprendre les termes d’Ester. Comme le dit un chirurgien, “face à une difformité, le pauvre souffre autant que le riche”. Chose curieuse pour un chirurgien plasticien, Pitanguy professe un relativisme esthétique. Pour certains de ses confrères, qui se réfèrent aux mathématiciens grecs, il existe un

Le psychanalyste sait tout, mais ne change rien ; le chirurgien esthétique ne sait rien, mais change tout”

Ivo Pitanguy A 85 ans, Ivo Hélcio Jardim de Campos Pitanguy reste la référence mondiale en matière de chirurgie esthétique. Après avoir appris auprès des plus grands noms américains et européens, ce médecin originaire de Belo Horizonte, dans le sud-est du Brésil, devient en 1954 chef du service de chirurgie plastique et réparatrice de l’hôpital public Santa Casa de Misericórdia, à Rio de Janeiro. En 1963, il fonde une clinique privée, Clínica Ivo Pitanguy (pitanguy.com.br), où il continue d’exercer aux côtés de son équipe. On peut lire de lui en français Les Chemins de la beauté (J.-C. Lattès, 1983).

idéal de beauté universel qui repose sur les conceptions classiques des proportions. Pitanguy, dont les patients ont souvent des origines métissées (africaines, amérindiennes et européennes), souligne pour sa part que les idéaux esthétiques varient en fonction des époques et des cultures. Ce qui importe, ce ne sont pas les idées objectives de la beauté, mais ce que ressent le patient. Comme le disent ses confrères, le travail du chirurgien consiste simplement à “suivre des désirs”. Or ces désirs ne sont pas uniquement une question de psychologie. La culture populaire brésilienne regorge d’une nouvelle sorte de célébrité : la siliconada [siliconée]. Ces actrices et mannequins posent dans les revues médicales, la presse féminine grand public et les versions brésiliennes de Playboy, essentiellement lues (ou feuilletées) par des femmes. Les patientes sont en moyenne plus jeunes qu’il y a vingt ans. Elles sollicitent souvent des retouches mineures afin

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d’être “plus parfaites”, pour reprendre les termes d’un chirurgien. L’essor de la chirurgie esthétique reflète dès lors une nouvelle approche non seulement de la souffrance psychologique, mais aussi du corps érotique. A la différence de la mode, qui joue sur la dissimulation et la séduction, la chirurgie plastique s’attache à corriger des défauts calculés avec précision. Elle participe d’une vision “biologisée” du sexe dans laquelle plaisir et imagination s’effacent devant la “vérité” anatomique du corps nu.

“Nouveaux seins pour 5 000 reais” Comme partout dans le monde, au Brésil les patients de la chirurgie esthétique sont en majorité des femmes. Elles demandent des liposuccions et se font refaire les seins pour redonner des courbes à leur corps après un accouchement. Ces opérations font de plus en plus partie de la prise en charge ordinaire de la santé féminine. Certains gynécologues obstétriciens et psychologues envoient leurs patientes chez des chirurgiens esthétiques. Ce n’est pas un hasard si le Brésil a un taux élevé non seulement d’opérations de chirurgie plastique, mais aussi de césariennes (70 % des accouchements se font selon cette modalité dans certains hôpitaux privés), de ligatures des trompes et autres actes chirurgicaux destinés spécifiquement aux femmes. Pour certaines d’entre elles, ces interventions de confort font partie des soins médicaux modernes normaux ; plus ou moins banales pour la classe moyenne, elles ne sont que rarement accessibles aux pauvres. Une habitante d’une favela fait observer : “Si une fille d’Ipanema peut se faire refaire les seins pour 5 000 reais [un peu plus 70 de 200 euros], moi aussi j’y ai droit.”


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69 Cette idée de droit n’est pas sans poser problème à une époque où les consommateurs deviennent de plus en plus une force politique. Lorsqu’on juge la qualité de vie à la capacité d’acheter des biens, il faut peut-être comprendre les droits comme l’égalité non plus devant la loi, mais sur le marché. Un jeune homme qui vit dans un quartier réputé violent m’a confié qu’il rêvait d’acheter une voiture de marque étrangère. Ce souhait n’a rien d’extraordinaire, mais j’ai été surpris par ce qu’il m’a dit par la suite : “C’est mon rêve. Des droits pour tous.” On a peut-être là une nouvelle conception de la citoyenneté : on fait partie de la collectivité dès lors qu’on a accès à un certain niveau de vie. La philosophie de Pitanguy est dérangeante à bien des égards, mais elle a le mérite de montrer l’importance de l’attrait, une question souvent absente du débat philosophique ou universitaire. Pour le sociologue Pierre Bourdieu, presque tous les aspects du goût sont des marqueurs de la classe sociale, et ce raisonnement vaut aussi pour le corps : posture, gestes, y compris façon de mastiquer les aliments. Curieusement, et presque incidemment, Bourdieu fait une exception pour l’attrait physique. Les corps “auraient toutes les chances de recevoir un prix strictement proportionné à la position de leurs possesseurs” dans la hiérarchie sociale. Or ce n’est pas le cas. “Les accidents de la biologie” privent parfois “les ‘grands’ des attributs corporels de leur position, comme la grande taille ou la beauté”. En d’autres termes, l’attrait physique est une qualité qui est indépendante, du moins partiellement, des autres hiérarchies sociales.

La queue pour se faire opérer La beauté est injuste : les personnes attrayantes jouissent de privilèges et de pouvoirs acquis sans mérite, ce qui peut heurter les valeurs égalitaires. Mais, si l’attrait physique est une qualité “accordée” à des personnes qui ne le méritent pas d’un point de vue moral, il confère également du pouvoir à ceux qui sont exclus d’autres systèmes de privilèges. C’est une sorte de “double négatif” : une forme de pouvoir qui est inéquitablement répartie, mais peut perturber d’autres hiérarchies injustes. Pour cette raison, elle peut avoir un intérêt démocratique. Dans les quartiers défavorisés, la beauté a souvent autant d’importance pour les filles que le football ou le basket-ball en a pour les garçons : elle promet d’atteindre presque par magie reconnaissance, richesse ou pouvoir. Dans les favelas du Brésil, les rêves de mobilité sociale sont beaucoup centrés sur le corps. Des associations proposent des cours gratuits de mannequinat. Le mariage est souvent considéré comme un luxe hors d’atteinte, la séduction comme un moyen d’échapper à la pauvreté. Les attirances qui transcendent les barrières de classe sont un sujet de prédilection des telenovelas. Et les femmes de milieu modeste font la queue dans les hôpitaux publics pour se faire opérer. Ces réalités sociales s’expliquent par l’absence d’autres perspectives pour beaucoup de femmes, mais elles dénotent également une perception très juste du rôle de l’attrait physique dans la société de consommation. Pour beaucoup de consommateurs, l’attrait physique joue un rôle essentiel dans la concurrence économique et sexuelle, la visibilité sociale et le bien-être mental. Cette “valeur” de l’apparence est sans doute particulièrement importante pour ceux qui sont exclus des autres modes d’ascension sociale. Pour les pauvres, la beauté est souvent une forme de capital qui permet d’acquérir d’autres avantages, aussi petits, passagers ou peu propices au changement collectif qu’ils soient. Alexander Edmonds

Corée du Sud Très répandue en Corée du Sud, la chirurgie esthétique n’en était pas moins un sujet tabou jusqu’à récemment. C’est un film, 200 Pounds Beauty, sorti en 2006, qui a contribué à changer l’image de cette pratique, note le quotidien Hankook Ilbo. Le film, qui a fait plus de 6 millions d’entrées, raconte l’histoire d’une femme grosse et laide qui se métamorphose entièrement grâce à une série d’opérations et obtient à la fois l’amour et la réussite. “Il existe dans la société sud-coréenne des classes sociales très distinctes fondées sur l’apparence physique des gens. En 2002, quand j’ai conçu le film, la chirurgie esthétique était mal vue. Je trouvais cela très injuste car, après tout, chacun de nous rêve d’une ascension sociale, et la chirurgie esthétique aide à y parvenir”, expliquait le réalisateur, Kim Yong-hwa.

COLIN MCPHERSON/CORBIS

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Dawn (extraits) Karachi

Le livre

Karachi, mon amour Our Lady of Alice Bhatti relate la rencontre de deux écorchés de la vie, l’une catholique, l’autre musulman. Mais la véritable héroïne de ce deuxième roman de Mohammed Hanif est la capitale économique du Pakistan.

n dit que les meilleurs récits sont ceux où se trament les futurs rebondissements alors que le lecteur est encore sous le choc des précédents. Our Lady of Alice Bhatti* [NotreDame d’Alice Bhatti], le nouveau roman de Mohammed Hanif, est de cette trempe-là. On se retrouve pris dans une réalité terriblement chaotique, horriblement compliquée, grotesque même. C’est sanglant, violent et extrêmement divertissant. Teddy, le héros un peu déjanté de ce roman, est un passionné de culturisme qui gagne sa vie comme indic et, plus largement, comme homme à tout faire de la police. Il tombe amoureux d’Alice Bhatti, infirmière à l’hôpital du Sacré-Cœur [à Karachi], qu’il rencontre dans des circonstances improbables au service des troubles mentaux et psychologiques. Elle est encerclée par les dizaines de patients à qui elle est censée administrer une injection de sulfate de lithium. Teddy vient à son secours et la sort de l’hôpital dans ses bras, convaincu d’avoir trouvé l’amour de sa vie. Ses idées sur l’amour,


Humour féroce Les personnages de Hanif improvisent des stratégies pour se maintenir et se protéger. En d’autres termes, ce sont des survivants. Ce n’est pas la culpabilité ou la morale qui les pousse à agir et ils ne jugent pas le monde en termes de bien et de mal, ou de ce qu’il faut faire ou ne pas faire, mais en fonction de ce qu’ils doivent faire pour survivre – et survivre le mieux possible. Ces personnages ont beau être dans une situation pitoyable, ils n’inspirent absolument pas la sympathie. Cette absence de centre de gravité émotionnel serait une faiblesse dans n’importe quel autre roman, mais pas dans celui de Hanif, car ses personnages sont parmi les plus drôles et les plus cyniques dont ait accouché la littérature du sous-continent indien. Ce qui distingue Hanif de ses pairs, c’est son humour totalement dénué de sentimentalisme, au point de friser souvent la férocité. Après un attentat à Garden East [un quartier résidentiel du centre de Karachi] qui fait de nombreux morts, le médecin légiste de l’hôpital du SacréCœur a les mains gantées pleines de sang, mais les poches de sa blouse débordent de billets de 500 roupies [4 euros] : c’est l’argent qu’il a reçu des familles des victimes pour ne pas pratiquer d’autopsie. “Ecoutez, on vit dans une ville où l’on peut faire découper quelqu’un en morceaux pour 1 000 roupies [8 euros]. Qu’est-ce qu’il y a de mal à demander moitié moins pour ne pas découper quelqu’un en morceaux ? Est-ce qu’ils veulent une autopsie ? Non. Est-ce qu’ils veulent connaître la cause du décès ? Non. Est-ce que c’est vraiment important pour eux de savoir si ce sont les poumons ou le cœur qui ont lâché en premier ? Pour eux, la cause de la mort, c’est la mort.” Ce passage, brillant et bouleversant, éclaire de façon désopilante beaucoup d’aspects de la vie à Karachi : le rapport faussé à la violence, à la mort et, plus important encore, à la justice. Le principal problème avec Karachi, c’est que cette ville échappe à l’entendement de tous, des visiteurs de passage comme de ses habitants. La ville est devenue, à bien des égards, un ensemble de ghettos reliés par un réseau routier, mais coupés les uns des autres, avec chacun sa sous-culture. C’est pourquoi, en un sens, l’acte de prendre Karachi comme thème de roman équivaut à une tentative pour comprendre la ville. Et Our Lady of Alice Bhatti est, entre autres choses, une tentative courageuse et audacieuse pour combler un vide et donner à Karachi une place dans la fiction. Bilal Tanweer * Ed. Random House India, Noida, 2011. Pas encore traduit en français.

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il les tire essentiellement des documentaires animaliers qu’il adore regarder et, lorsqu’il déclare sa flamme à Alice Bhatti, il pense à la façon dont les dragons de Komodo [une espèce de varan] hypnotisent leur proie avant de l’attaquer. La vie de l’héroïne, Alice Bhatti, de religion catholique et de caste inférieure, n’est pas plus facile. Au début du roman, elle attend dans un bureau de l’hôpital du Sacré-Cœur. Elle est là pour un entretien d’embauche au poste d’infirmière débutante remplaçante premier échelon, au cours duquel on lui pose des tas de questions incongrues. Sur son nom, par exemple : pourquoi n’a-t-elle pas indiqué comme deuxième prénom sur le dossier de candidature le prénom de son père, Joseph ? A-t-elle honte de ses origines ? (En fait, il n’y avait pas de case deuxième prénom sur le formulaire.) L’entretien est mené par un chirurgien orthopédiste musulman qui veut qu’on l’appelle “monsieur Ortho” et passe son temps à attirer l’attention sur sa piété et sa réussite matérielle.

A lire ou à relire Deux articles de Mohammed Hanif : “Un assassin devenu héros national”, sur l’assassinat du gouverneur du Pendjab Salman Taseer, paru dans Courrier international n° 1054, du 13 janvier 2011, et “Touchez pas à nos espions !”, sur les services secrets pakistanais, publié le 3 août 2010 sur courrierinternationational .com. Une critique d’Attentat à la mangue, son premier roman : “Qui a tué le général Zia ?” paru dans Courrier international n° 926, du 31 juillet 2008.

Biographie Mohammed Hanif est né en 1965 à Okara, dans le centre du Pakistan. A 16 ans, il intègre l’école de l’armée de l’air. Il quitte l’uniforme en 1988 et commence une carrière de journaliste. En 1996, il s’installe à Londres et travaille pour la BBC, où il est responsable de la section en langue ourdoue. Son premier roman, Attentat à la mangue (Editions des Deux Terres, 2009), lui a valu le prix du Commonwealth en 2009. Il est aussi l’auteur de pièces pour le théâtre et la radio, et du scénario du film The Long Night, qui a fait le tour des festivals internationaux. En 2008, à la grande stupeur de ses proches, il a décidé de retourner vivre à Karachi, où il est correspondant de la BBC.


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Musée des Néons

Tous les néons de Varsovie La photographe Ilona Karwinska a entrepris de sauver de la destruction les vieilles enseignes lumineuses qui ornaient la capitale polonaise du temps de la guerre froide. Elle leur a même consacré un musée.

N

Polityka (extraits) Varsovie uit des musées 2011. Varsovie bat au rythme de la vie nocturne. Dans le quartier de Praga, les intérieurs postindustriels de l’ancienne usine de pâtisserie Cukiernia s’illuminent de mille couleurs. Les murs semblent étriqués pour les immenses lettres qui y sont accrochées. Des enseignes bien connues,

très belles, mais qui ont l’air un peu coincées dans un si petit espace. Plus de 5 000 personnes viendront les voir cette nuit-là. Il s’agissait de la première présentation de la collection du musée des Néons, créé en 2010. Pour le moment, il n’a pas encore d’emplacement digne de ce nom et ses activités sont essentiellement virtuelles. Mais ses fondateurs, Ilona Karwinska, une photographe installée à Londres, et son neveu de 22 ans, Witold Urbanowicz, ne

chôment pas. “Chaque semaine, on nous appelle pour une intervention”, raconte Witold. Les gens prennent contact pour signaler les néons menacés de démontage et de disparition pure et simple. Ilona et Witold tentent alors de négocier avec les propriétaires pour les persuader de laisser les néons à leur place, et si cela ne marche pas, ils emportent les enseignes avec eux. Les années 1960 et 1970 furent l’âge d’or des néons. Chaque commerce, chaque café, chaque bibliothèque ou presque avait son enseigne lumineuse. Les endroits les plus prestigieux de la ville, comme les galeries Centrum, en face du Palais de la culture, étaient éclairés par des dizaines de kilomètres de tubes remplis d’argon ou de néon. Aujourd’hui, il ne reste plus que quelques dizaines de néons dans toute la ville. La majorité d’entre eux ne s’allume même plus. Ils disparaissent les uns après les autres, souvent avec les immeubles sur lesquels ils étaient accrochés. Tout a commencé en 2006, quand Ilona Karwinska est venue rendre visite à sa famille. Elle souhaitait photographier les néons qui l’avaient impressionnée enfant. A son grand regret, elle a découvert que l’imposante enseigne Berlin en néon rouge avait disparu de la place de la Constitution [quartier de style stalinien]. Elle est partie à sa recherche et l’a finalement retrouvée abandonnée dans une cour d’immeuble. “Je ne pouvais pas la laisser là comme ça”, se souvient-elle. Elle s’est alors mise à répertorier les néons qui disparaissaient. En 2007, elle a organisé à Londres une exposition, “Polish Neon”, qui a ensuite voyagé à Luxembourg, Wroclaw et Varsovie : elle y montrait des photos prises dans les rues de

ILONA KARWINSKA

Design

Lo cou ng rri er

En attendant des jours meilleurs, les enseignes sont entreposées dans un hangar dans le quartier de Praga, à Varsovie.


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Depuis vingt ans, M. Ryszard restaure de vieilles enseignes.

Varsovie, ainsi que son enseigne fétiche, Berlin. Plus tard, d’autres néons, comme celui du cinéma Praha, racheté à un ouvrier qui était en train de démolir l’immeuble, et Tkaniny Dekoracyjne [Tissus décoratifs], offert par le propriétaire d’un magasin en liquidation, ont rejoint Berlin. C’est le noyau dur de la collection du musée, qui, pour l’heure, est entreposée dans un hangar. Le néon le plus élaboré est celui du restaurant Ambasador, composé de tubes plusieurs fois tordus et recourbés ; le plus long est celui de la Librairie centrale technique, et le plus ancien, Cepelia, qui date des années 1950, provient d’un magasin d’artisanat folklorique. Une enseigne de joaillier est tellement imposante, avec ses 8 mètres de long et ses 4 mètres de haut, qu’il est impossible de l’accrocher dans un intérieur, c’est pourquoi elle dort dehors. Réalisée dans les années 1980, elle ornait un immeuble des allées de Jérusalem [la grande artère est-ouest de Varsovie] et son propriétaire a décidé de la retirer il y a deux ans parce que le syndic avait augmenté les tarifs de location de la façade. Le musée possède une bonne vingtaine de néons, dont, parmi les dernières acquisitions, celui de l’Hotel Saski. Pour une fois, le propriétaire a restauré le néon avant d’en faire don au musée. Il y a même eu une cérémonie de passation du bien. Stockées par terre le long des murs, des lettres énormes et grossières redeviennent légères et fines une fois accrochées à une façade. “C’est sur leur lieu d’origine que l’on peut apprécier pleinement leur beauté”, souligne Witold. En cherchant des spécialistes capables de restaurer les vieux néons, ils sont tombés sur l’entreprise Reklama, et sur les personnes qui, il y a quelques décennies, installaient plusieurs des néons aujourd’hui en possession du musée. “Quand nous avons débarqué chez eux avec notre Berlin sous le bras, ils avaient du mal à comprendre comment on pouvait aimer des vieilleries pareilles, et ils nous ont dit que c’était infiniment moins cher de fabriquer un néon neuf”, raconte Witold. Nous sommes dans l’ancien quartier [mal famé] de Szmulki. Des maisons en brique rouge qui tombent en ruine y côtoient des immeubles en construction. Derrière des entrepôts de meubles, il y a un petit atelier de mécanique. A l’entrée, une construction métallique tordue dans laquelle, si l’on regarde bien, on peut reconnaître un papillon. A l’intérieur, des lettres métalliques en formes de cubes sont disposées sur l’une des deux grandes tables. “C’est le néon de la librairie scientifique en face de l’université. C’est sur ces boîtiers qu’on monte des tubes fluorescents”, explique

Jacek Hanak, le directeur de Reklama. “Nous avons démonté celui-là parce qu’il risquait de tomber. Mais il est en bon état. Malheureusement, il ne va pas retourner à sa place. Son entretien est trop cher pour la Ville et le propriétaire de la librairie n’a pas les moyens. Une heure d’électricité coûte 1 zloty [20 centimes d’euro]. La conservation coûte cher, mais un néon bien entretenu peut durer très longtemps.” “Il y en a qui durent trente ans”, précise M. Ryszard. Il travaille ici depuis vingt ans. Il est le plus jeune de l’atelier. Le plus ancien, M. Stanislaw, le chef électricien, est entré dans l’entreprise en 1964. Il se souvient encore de l’époque où les tubes arrivaient à l’atelier dans une voiture tirée par un cheval. Ou bien on les transportait en tram. Son premier néon fut celui du cinéma Palladium. Il ne se souvient plus combien d’enseignes il a installées, mais elles se comptent par centaines, c’est sûr. “La gare centrale, le Palais de la culture, on les a toutes faites”, raconte M. Stanislaw. Les vieux néons lui manquent. “Varsovie était plus belle, elle me plaisait davantage. Davantage qu’aujourd’hui, en tout cas”, murmure-t-il. Reklama, qui emploie aujourd’hui sept personnes, a été créée au début des années 1990, 14 mai 2011. A l’occasion de la Nuit des musées, le public polonais a pu voir pour la première fois la collection de néons réunie par Ilona Karwinska.

A voir llona Karwinska, fondatrice du musée des Néons de Varsovie, est aussi l’auteure de deux livres de photos : Warsaw-Polish Neon (éd. Agora, Varsovie, 2008), et Polish Cold War Neon (éd. Mark Batty, New York, 2011). En dehors de quelques expositions en Pologne et à l’étranger, le musée n’a pour le moment qu’une existence virtuelle (polishneon.com). Sur la page Facebook du musée (facebook.com/ NeonMuzeum), on peut aussi voir de vieux néons encore en état de marche dans leur contexte d’origine, en Pologne et dans d’autres pays de l’ancien bloc communiste.

lors de la grande transformation qui a suivi la chute du communisme, sur les décombres de l’Entreprise municipale d’installation d’enseignes lumineuses (SPIRS), qui employait jusqu’à 350 personnes à la grande époque. Elle avait le monopole de la fabrication et de l’entretien des néons de Varsovie et de ses environs. L’atelier de création, dirigé alors par Jacek Wyczolkowski, devenu depuis le PDG de l’entreprise, concevait chaque mois plus d’une dizaine de projets. M. Wyczolkowski se souvient très bien de la “néonisation”, l’époque où le pouvoir communiste avait pour ambition de conférer à la capitale polonaise un caractère de métropole européenne, en l’illuminant de centaines d’enseignes. Une fois par mois, lui et quelquesuns de ses collègues faisaient le tour de la ville puis remettaient un rapport sur l’état des néons. Il y eut une époque où ils étaient en charge d’un millier de néons. “Dans les années 1990, on a soigneusement détruit tout ce qui pouvait évoquer la période communiste, comme pour effacer la preuve d’un asservissement au système”, explique Tomasz Fudala, conservateur au musée d’Art moderne de Varsovie, qui a récemment acquis le néon du cinéma Skarpa, comme un symbole parmi d’autres du design des années 1960. “A cause de l’expérience communiste, beaucoup de gens ont du mal à les accepter. Ils ne se rendent pas compte qu’à l’époque nous avions un très bon design contemporain. Ces néons en sont la meilleure illustration.” C’est vrai. On confiait la tâche aux meilleurs designers, qui avaient une totale liberté artistique et n’avaient pas de contraintes d’espace. S’ils voulaient, les néons en forme de fleur pouvaient atteindre une hauteur de quatre étages. Puis ces néons étaient dessinés en amont et destinés à devenir partie intégrante des immeubles en construction. On préparait un triple projet – artistique, électrique et architectural – très détaillé, ensuite, on le soumettait au plasticien en chef de la capitale, qui devait étudier l’emplacement du futur néon et veiller à ce qu’il s’intègre dans son environnement. Cela prenait beaucoup de temps (parfois trois ans) mais cela garantissait une unité urbanistique. “Aujourd’hui, on n’a plus aucun respect pour l’environnement architectural. Nous sommes assaillis de publicités agressives. Il y aurait beaucoup à apprendre des vieux néons”, conclut M. Fudala. Sylwia Kawalerowicz


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Insolites La prison, pas le bagne

Bienvenue à Zisiqiao. Habitants : 800. Animaux de compagnie : 0. Animaux sauvages restants : très peu. Serpents extrêmement venimeux : 4 millions. Pour certains, ce petit village chinois de la banlieue de Hangzhou est un véritable film d’horreur. Mais pour les Chinois Zisiqiao est une usine de produits pharmaceutiques à la pointe de la science qui donne espoir aux malades et aux mourants. Et ses restaurants servent une soupe de serpent ratier très correcte. Le village, qui compte un être humain pour 5 000 reptiles, est le centre d’élevage de serpents le plus intensif de la planète. Et il va bientôt gagner en notoriété, assure Yang Hongchang, président de Moganshan Top Foods. Sous peu, Zisiqiao accueillera le premier hôpital au monde à ne proposer que des traitements à base de serpent. Une forte odeur de reptile plane dans le bureau directorial. C’est l’odeur de la bonne santé et des traitements miracles, déclare M. Yang – l’odeur de l’hôpital du XXI e siècle. La clinique s’étendra sur 3 hectares. Financée par des investissements massifs venus de Hong Kong, elle exploitera le venin, la vésicule

F da lipp le n a “L Co s un nt p ’a n d D W rot sso nyla elp eux il D ec ci n h d pr y a SF a tion atio d d inar aup le ès de v d n e L iu h a sy du ux ait es alle ipp m s ins p pu st d se dé ba m e u so le ar l êtr ème elp ma no lei an rsw isse nt m qu a m e i hi in nc ne de ill , or ot u en mm na es é l s e d . ts id si do u riu , d ’or t d e ie qu m n m ’u g a n L e m ita . n an u S e i p a ”, Li éc ag ire elo fê sa hin be r é de n te tio s rt it s a elle tec n, é. ni , hn m o au x

En Egypte, une candidate du parti salafiste Al-Nour mène sa campagne d’une manière très originale : au lieu d’apparaître sur ses affiches électorales, elle y a fait imprimer une photo de son mari. Marwa Ibrahim Al-Qamash, qui se présente dans la province d’Ad-Daqahliyah, utilisait initialement des affiches représentant une fleur, mais, après la publication de remarques sarcastiques sur Twitter, elle a remplacé la fleur par le visage de son mari. Les Egyptiens n’en ont pas moins continué de la tourner en dérision. La candidate aurait, dit-on, un diplôme en études islamiques. L’Egypte compte aujourd’hui quatorze partis islamistes, beaucoup plus que du temps de Hosni Moubarak, où ils étaient interdits. La plupart des salafistes égyptiennes couvrent leur visage en public. Al-Arabiya (extraits), Dubaï

SSSSSS… 4 millions de serpents pour l’hôpital de demain

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Ma campagne, sa photo

PHOTOS LEO LEWIS

Deux paons, dix-neuf prostituées et une centaine de coqs de combat ont été découverts dans une prison d’Acapulco, au Mexique, lors d’une descente de police. Les forces de l’ordre ont également mis la main sur des armes blanches et deux sacs de marijuana, rapporte la Jornada. L’opération a mobilisé plus de 500 policiers. Soixante détenus ont été transférés du Centro de readaptación social (Cereso) vers divers établissements de haute sécurité.

biliaire, les excréments et les organes sexuels des habitants à la langue fourchue de Zisiqiao. Les patients pour qui la médecine conventionnelle n’a rien pu faire afflueront ici, assure M. Yang. A l’en croire, les rhumatismes et l’artrite ne résistent pas à ses gélules de “poudre de trois serpents”. Cancer, sida, thrombose cérébrale, maladie d’Alzheimer – les grands défis de la santé moderne – finiront tous par céder devant quelques gouttes de poison prélevées sur les 8 millions de crochets du village. Pour beaucoup, M. Yang et les autres éleveurs du village sont des charlatans qui ont un stock énorme de poudre de perlimpinpin à fourguer. Le venin de serpent ouvrira peut-être des perspectives insoupçonnées à la médecine – M. Yang fournit du venin à toute une série de laboratoires respectables d’Europe et d’Asie. Pour autant, ses arguments ne sont pas des plus fiables. Pendant une consultation à laquelle nous avons assisté, il a convaincu un malade que, s’il avait mal au dos, c’était parce que ses vertèbres devenaient épineuses et qu’il serait rétabli en dix jours grâce à des “pilules de serpent”, moyennant 290 yuans [33 euros] seulement. Mais s’il y a des doutes sur les vertus réelles de

ces traitements, ceux-ci ne freinent en rien la demande pour les produits à base de serpent en Chine. Elle a même augmenté de près de 75 % par an au cours des quatre dernières années. Les tarifs pratiqués à Zisiqiao constituent des signaux inquiétants pour l’économie chinoise à l’heure où Pékin est confronté à l’inflation et à la possibilité d’une récession rapide. Selon M. Yang, le prix de la vésicule de cobra – le fin du fin – a augmenté de 100 % au cours des trois derniers mois, du fait de l’émergence d’une classe moyenne riche. En revanche, le prix du bébé serpent loup chinois mariné dans de l’alcool de riz, panacée des pauvres, a chuté de 20 % au cours de la même période. “C’est l’économie, soupire M. Yang. Tout va bien pour les riches mais les serpents nous disent que les autres vont mal.” La ferme est une illustration spectaculaire de la production de masse à la chinoise. Dans des enclos de béton brut, chacun de la taille d’un ring de boxe, grouillent 3 000 serpents dont personne ne connaît vraiment le nom mais qui “tuent rapidement”. Derrière des portes cadenassées ondulent des kraits (Bungarus) et des couleuvres de jade (Euprepiophis mandarinus). On nous ouvre une porte qui donne sur une batterie de cages où sifflent et crachent 2 000 couleuvres de l’amour (Elaphe schrenckii). Un des employés arrive cigarette aux lèvres, deux téléphones portables dans une main et tenant de l’autre un sac en plastique rempli de cobras. Pour M. Yang, il n’y a pas vraiment de rapport entre l’absence d’animaux de compagnie et la présence de 4 millions de serpents dans le village. “On fait très attention”, assure-t-il. Un serpent qui s’échappe, ajoute-t-il, c’est moins un tueur potentiel en liberté que de la marchandise perdue. Leo Lewis, The Times (extraits), Londres


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