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Prospective En 2021, une Europe germanique

Thaïlande Le proxénète devenu justicier www.courrierinternational.com N° 1100 du 1er au 7 décembre 2011

Alcools Retrouver les bières de l’Antiquité

Enquête sur le nouveau Monsieur Poutine

Back in the USSR* * Retour vers l’URSS



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Sommaire n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011

Planète presse A suivre Les gens

Les opinions

En couverture : Vladimir Poutine portraituré à la manière de Leonid Brejnev. Ce pastiche circule sur Internet, détournant l’imagerie officielle du soviétisme. Ci-contre le portrait original de Leonid Brejnev.

En couverture

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On imaginait bien que Vladimir Poutine ne laisserait à personne le privilège d’inaugurer, comme président, les Jeux olympiques de Sotchi en 2014. Pourtant, l’annonce il y a quelques semaines de son tour de passepasse avec Dmitri Medvedev – toi Premier ministre, moi tsar – a déçu nombre de Russes. Le tandem remportera sans doute les législatives du 4 décembre avec sa formation, la bien nommée Russie unie, mais le charme est rompu. Ils ont tous les deux beaucoup promis – et peu réalisé. C’est pourquoi les journaux de Moscou parlent d’une “brejnévisation” du régime. Pour les plus jeunes, rappelons que l’ambition du vieux Leonid Brejnev (19061982) à la tête de l’URSS était, dans les années 1970, de maintenir les choses en l’état, toute réforme risquant de déchirer le voile de mensonge. Aujourd’hui, la Russie retrouve ses vieux réflexes : un peu de guerre froide par-ci par-là, une main de fer à l’égard des dissidents comme Khodorkovski, enfin une volonté de ressouder à la Russie les anciennes Républiques, l’Asie centrale bien sûr, mais surtout l’Ukraine et la Biélorussie, les frères slaves si proches. La plupart des journaux russes de qualité font la moue. Ils osent même critiquer ouvertement Poutine et son clan, comme vous le constaterez dans notre dossier (pp. 14-19). Mais que représente cette presse lue par les classes moyennes intellectuelles de Moscou et de Saint-Pétersbourg ? Politiquement, pas grand-chose. Tous les grands médias – les journaux populaires comme les chaînes de télévision – sont entre des mains sûres. Ainsi, les classes populaires continuent de voter Poutine parce qu’il représente la stabilité. Une majorité de Russes pensent que Gorbatchev a “vendu” le pays et que Eltsine a laissé s’installer un anarcho-capitalisme synonyme de crise monétaire. Avec Poutine et Medvedev, pensent-ils, l’ordre et la loi sont revenus, et tant pis si devant cette “loi” tout le monde n’a pas tout à fait les mêmes droits. Tant pis si, de temps à autre, des journalistes qui dérangent sont tués ou menacés. Les Beatles chantaient Back in the USSR en 1968. Nous y voilà revenus, dans cette URSS. Avec quelques différences qui ont leur importance : l’idéologie communiste n’est plus, la censure et le goulag ont disparu, et les moyens de production ne sont plus collectifs mais aux mains de quelques-uns, tout près du Kremlin. Philippe Thureau-Dangin

14 Russie : le retour de l’URSS Consolidation du régime, crispation face à l’Occident, intégration eurasiatique… L’étape qui débute avec les législatives du 4 décembre et la présidentielle de mars 2012 sera, sauf énorme surprise, celle du retour de Vladimir Poutine au Kremlin pour les six, voire les douze prochaines années. Bienvenue dans la nouvelle ère Brejnev !

Israël Démocratie : gare au trompe-l’œil

Thaïlande Le maquereau devenu justicier 40 Moyen-Orient Egypte La grande solitude des libéraux Syrie Le monde selon Bachar Israël Démocratie : gare au trompe-l’œil... Turquie Vous voulez Erdogan ? Prenez-le ! 42 Afrique Libye Les milices défient le nouveau pouvoir Cameroun La tablette qui sauvera des milliers de vies Ethiopie Les tribulations du petit-fils du Négus à Washington 46 Economie Chine En Mongolie-Intérieure, l’immobilier s’effondre Développement Le “modèle de Wenzhou“ au bord de la faillite Activité Des entreprises publiques repues, des PME menues 50 Technologie Astronautique Départ de la course à la voile... dans l’espace 52 Médias Inde Faites pleurer les pauvres, divertissez les riches

D’un continent à l’autre

Long courrier

23 France Diplomatie Sarkozy trop embrasse et mal étreint Entreprises Vigeo, l’agence sociale AAA 24 Europe Portugal En colère contre mon voisin le Premier ministre Croatie A Zagreb, élection sanction contre la corruption Kosovo La minorité serbe et ses “frères“ russes Scénario En 2021, Vienne, capitale d’une nouvelle Europe “germanique“ 30 Amériques Etats-Unis Les Grandes Plaines passent à l’heure hispanique Venezuela Ciudad Caribia, la cité des rêves de Chávez Amérique latine Les Latinos rois de la pub 34 Asie Corée du Sud Sous la menace des ombres noires de Pyongyang Thaïlande La véritable histoire du maquereau devenu le justicier de Bangkok

54 Voyage Avec les fantômes de la Vallée de la Mort 58 Le livre Pixel, de Krisztina Tóth 61 Spécial alcool L’aventurier de l’ivresse perdue 67 Insolites Enfin du porc 100 % casher !

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Moscou retrouve ses vieux réflexes

18 Afrique du Sud Trop dépendants du charbon Turquie Sortir du négationnisme Myanmar Ne croyez pas les généraux Controverse Angela Merkel domine-t-elle l’Europe ?

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Editorial

PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

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Croatie A Zagreb, élection sanction contre la corruption



Courrier international | n° 1100 | du 1er au7 décembre 2011

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Planète presse courrierinternational.com

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Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal novembre 2011 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France

w u in ww r l te .c e rn ou w at rr e io ie b na r l.c om

Courrier international n° 1100

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Eric Chol (16 98), Odile Conseil (web, 16 27) Rédacteurs en chef adjoints Isabelle Lauze (16 54), Catherine André (16 78), Raymond Clarinard (16 77), Jean-Hébert Armengaud (édition, 16 57). Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Mark Porter Associates Europe Jean-Hébert Armengaud (coordination générale, 16 57), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Chloé Baker (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Marie Béloeil (chef de rubrique France, 17 32), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Martina Bulakova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu et Franck Renaud (chefs de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Sciences Anh Hoà Truong (chef de rubrique, 16 40) Médias Mouna El-Mokhtari (chef de rubrique, 17 36) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (17 48) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, 17 33), Mouna El-Mokhtari (rédactrice, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Mathilde Melot (marketing), Paul Blondé (rédacteur, 16 65) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Daniel Matias (portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage Maury, 45191 Malesherbes. Routage France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Jean-Baptiste Bor, Anne Boutrou, Isabelle Bryskier, Darya Clarinard, Devayani Delfendahl, Geneviève Deschamps, Monique Devauton, Bernadette Dremière, Nicolas Gallet, Catherine Guichard, Gabriel Hassan, Laurent Kahane, Liesl Louw, Céline Merrien, Valentine Morizot, Amal Neffati, Pascale Rosier, Albane Salzberg, Pierangélique Schouler, Leslie Talaga, Nicole Thirion, Chen Yan, Damien Zalio Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Natacha Scheubel (16 52), Sophie Nézet (Partenariats, 16 99), Sophie Jan. Gestion Julie Delpech de Frayssinet (responsable, 16 13), Nicolas Guillement. Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16). Ventes au numéro Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Elodie Prost Publicité M Publicité, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice générale : Corinne Mrejen. Directrice déléguée : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher (alexandre.scher@mpublicite.fr, 13 97). Directrice de clientèle : Sandrine Larairie (sandrine.larairie@mpublicite.fr, 13 47), Kenza Merzoug (kenza.merzoug @mpublicite.fr, 13 46), Hedwige Thaler (hedwige.thaler@mpublicite.fr, 1407). Littérature : Béatrice Truskolaski (beatrice.truskolaski@mpublicite.fr, 13 80). Régions : Eric Langevin (eric.langevin@mpublicite.fr, 14 09).Annonces classées : Cyril Gardère (cyril.gardere@mpublicite.fr, 13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Site Internet Alexandre de Montmarin (alexandre.demontmarin@mpublicite.fr, 01 53 38 46 58). 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Ce numéro comporte un encart Abonnement broché sur les exemplaires kiosque France métropolitaine et un encart Voyages Mavie posé sur les abonnés France métropolitaine.

Parmi nos sources cette semaine

21 Shiji Jingji Baodao 380 000 ex., Chine, quotidien. Créé comme son nom l’indique au début du XXIe siècle, le “Reporter économique du XXIe siècle” s’est vite hissé à la troisième place des quotidiens économiques chinois. Publié par le groupe Nanfang Ribao, dépendant du Comité du Parti de la province du Guangdong, il se distingue par son dynamisme et son sens critique. ABC 258 000 ex., Espagne, quotidien. Journal monarchiste et conservateur depuis sa création en 1903, ABC a un aspect un peu désuet unique en son genre : une centaine de pages agrafées, avec une grande photo à la une. Ha’Aretz 80 000 ex., Israël, quotidien. Premier journal publié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919, “Le Pays” est le journal de référence chez les politiques et les intellectuels israéliens. Asahi Shimbun 11 720 000 ex., Japon, quotidien. Fondé en 1879, héraut du pacifisme nippon depuis la Seconde Guerre mondiale, le “Journal du Soleil-Levant” est une institution. Trois mille journalistes, répartis dans 300 bureaux nationaux et 30 à l’étranger, veillent à la récolte de l’information. Le Courrier 9 100 ex., Suisse, quotidien.

Humaniste, progressiste et altermondialiste : ainsi se définit le quotidien des milieux alternatifs et associatifs genevois. Une identité bien éloignée de la défense des intérêts catholiques dans le canton de Genève, bastion protestant, pour laquelle le journal a été créé en 1868 ! The Daily Times 10 000 ex., Malawi, quotidien. Passé dans l’opposition depuis la défaite du président Hasting Banda à l’élection de mai 1994, The Daily Times fut pendant trente ans le porte-parole du gouvernement malawite. Ses seize pages alternent informations locales et internationales. O Estado de São Paulo 350 000 ex., Brésil, quotidien. Fondé en 1891, le plus traditionnel des quatre grands quotidiens brésiliens appartient à O Estado, l’un des plus importants groupes de presse du pays. Plutôt conservateur et austère, il publie depuis 1997 une sélection hebdomadaire d’articles du Wall Street Journal. To Ethnos 45 000 ex., Grèce, quotidien. Titre de l’après-midi, au centre gauche, sa parution coïncida presque avec l’arrivée au pouvoir, pour la première fois en Grèce, du Mouvement socialiste panhellénique (PASOK), en 1981. “La Nation” appartient au groupe Tyletypos SA. Gazeta.ru (gazeta.ru) Russie. Le site propose des informations sur la Russie et l’international dans tous les domaines. La présentation est attrayante et complète. Des dépêches d’agence viennent sans cesse s’ajouter aux articles. Gazeta Wyborcza 396 000 ex., Pologne, quotidien. “La Gazette électorale”, fondée par Adam Michnik en mai 1989, est devenue un grand titre malgré ses faibles moyens. Son ambition est d’offrir un journal informatif et laïc. Son supplément du jeudi, Duzy Format, cultive la tradition du reportage

littéraire à la polonaise. The Guardian 364 600 ex.,

Royaume-Uni, quotidien. Depuis 1821, l’indépendance, la qualité et l’engagement à gauche caractérisent ce titre qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays. The Independent 215 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, c’est l’un des grands titres de la presse britannique de qualité. Il se distingue de ses concurrents par son indépendance d’esprit, son engagement proeuropéen et ses positions libérales sur les questions de société. Le Jour Cameroun, quotidien. En septembre 2007, Haman Mana et les dissidents de Mutations, rejoints par quelques plumes renommées, lancent Le Jour. Leur formule : beaucoup de reportages, d’enquêtes et dossiers et très peu de commentaires. Et ça marche ! Le Jour a la réputation d’être le journal des élites du pays. Magyar Narancs 15 000 ex, Hongrie, hebdomadaire. Le premier numéro de cet hebdomadaire politique et culturel de la gauche libérale est sorti le 14 octobre 1989. Maniant avec art le sérieux et l’ironie, “L’Orange hongroise” traite avant tout de la vie des populations d’Europe centrale. Nanfang Zhoumo 1 300 000 ex., Chine, hebdomadaire. Le magazine le plus attendu de Chine pour ses enquêtes et ses reportages a souvent débusqué des cadres corrompus et dénoncé des scandales, au point de déranger en haut lieu. Il subit régulièrement des rappels à l’ordre et des évictions de dirigeants, qui finissent par éroder son mordant. The National 50 000 ex., Emirats arabes unis, quotidien. Le titre, créé début 2008, appartient à une société d’investissement du prince héritier Mohammed ben

Zayed Al-Nahyan. Ainsi, il est souvent peu critique dans sa couverture des événements intérieurs. Sur l’international, en revanche, il offre souvent des reportages et des analyses de grande qualité. The New York Times 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, c’est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée). Nezavissimaïa Gazeta 42 000 ex., Russie, quotidien. “Le Journal indépendant” a vu le jour en 1990. Démocrate sans être libéral, dirigé par Vitali Tretiakov, une personnalité du journalisme russe, il fut une tribune critique de centre gauche. Il est aujourd’hui moins austère, plus accessible, et moins virulent. Ogoniok 67 000 ex., Russie, hebdomadaire. Après plus d’un siècle d’une histoire mouvementée, “La Petite Flamme” se présente aujourd’hui comme un magazine d’informations générales et de reportages richement illustrés. Outlook 250 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en 1995, ce magazine est très vite devenu l’un des hebdos de langue anglaise les plus lus en Inde. Sa diffusion suit de près celle d’India Today, l’autre grand hebdo indien, dont il se démarque par ses positions nettement plus critiques. Science News 200 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé en 1922 sous le nom de Science News-Letter, le magazine se présente aujourd’hui comme l’unique newsmagazine consacré à la science aux Etats-Unis. L’information est condensée, complétée par de très nombreuses références à des travaux universitaires.

Tportal (tportal.hr), Croatie. Fondé en 2003 par l’opérateur national Hrvatski Telekom, c’est l’un des principaux portails d’information de qualité du pays. Il accueille des chroniques et des blogs rédigés par certaines des meilleures plumes de la presse croate. Vzgliad (vzglyad.ru) Russie. Créé en 2005, le site se distingue par une grande réactivité à l’actualité. Sans doute la clé de son succès. Il mêle avantageusement actu et analyses, réalisées par des auteurs de talent. Yale Environment 360 (http://e360.yale.edu), Etats-Unis. Ce webzine, publié par l’université Yale, est très prolixe en débats, reportages, opinions et analyses sur toutes les questions environnementales. Parmi les intervenants, des journalistes, des scientifiques, mais aussi des politiques et des industriels.

Yeni Safak 115 000 ex., Turquie, quotidien. “La Nouvelle Aurore” est proche du Parti de la justice et du développement (AKP) qualifié d’“islamiste modéré” ou d’“islamoconservateur”. Zaman 800 000 ex., Turquie, quotidien. Créé en 1986 par un ancien imam, “Le Temps” est devenu le plus gros tirage de la presse turque. Tout en assumant son identité musulmane et conservatrice, il s’est ouvert à des éditorialistes connus pour leurs idées libérales.


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Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011

A suivre Sénégal

Canada

Youssou N’Dour défie le président sortant Tout le pays bruissait de la rumeur. Ça y est ! Youssou N’Dour, artiste mondialement connu, patron du plus grand groupe de presse du Sénégal, se lance officiellement en politique. Le musicien a inauguré, le week-end dernier, le siège de son mouvement, Fékké Maci Bolé. “Fini les duels à fleurets mouchetés entre Youssou N’Dour et Abdoulaye Wade [le président sortant]. Désormais, c’est l’attaque frontale”, commente Sud Quotidien. L’élection présidentielle est prévue le 24 février. L’opposition et une bonne partie de la société civile contestent la candidature de Wade à un troisième mandat – la Constitution n’en permet que deux. Le Conseil constitutionnel doit se prononcer.

Inde

Bientôt des supermarchés étrangers ? Le gouvernement reste ferme sur sa décision d’ouvrir la grande distribution aux capitaux étrangers, malgré la colère de l’opposition et de certains alliés du pouvoir, pour qui cela signe l’arrêt de mort des petits commerçants. La réforme permettra à des géants comme Wal-Mart ou Carrefour de prendre une participation de 51 % dans le commerce de détail multimarques et de 100 % dans celui à marque unique. “La grande distribution existe en Inde depuis des années et elle n’a pas fait disparaître les épiciers locaux. Pourquoi

Ottawa défend son pétrole Le Canada s’inquiète du projet de directive européenne sur la qualité des carburants, qui vise à réduire les émissions de CO2. Ce texte identifie les sables bitumineux, exploités dans la province de l’Alberta, comme une source de pétrole plus polluante que le brut. Le Canada espère réduire la portée de ce texte grâce à l’appui secret du Royaume-Uni, révèle The Guardian. les investissements étrangers changeraientils les choses ?” demande le quotidien de New Delhi The Economic Times. En signe d’apaisement, New Delhi a précisé le 28 novembre que les distributeurs étrangers devront se fournir chez les petits producteurs indiens à hauteur de 30 %.

Venezuela

Comment va Hugo Chávez ? La santé du président du Venezuela, opéré d’une tumeur cancéreuse en juin, alimente de nouveau les spéculations. Citant des rapports de services secrets “de deux pays”, The Wall Street Journal explique que “la maladie se propage de plus en plus rapidement” et doute que le leader bolivarien se présente à l’élection présidentielle d’octobre 2012. Selon l’ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès

de l’Organisation des Etats américains, Roger Noriega, cité par le Miami Herald, Chávez “réagit mal au traitement”. Les proches du chef de l’Etat dénoncent de leur côté des manœuvres politiques de l’opposition. Commentant publiquement ses derniers examens médicaux, Chávez a affirmé que “tous [ses] taux étaient normaux”. Il a aussi conversé par téléphone avec l’ex-président du Brésil Lula da Silva, qui commence une chimiothérapie pour un cancer du larynx, “afin de lui donner du courage”, rapporte El Universal.

Yémen

Difficile transition démocratique “Tawakkul Karman, lauréate du prix Nobel de la paix en 2011, s’est chargée

de remettre le 29 novembre à Luis Moreno Ocampo, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), le dossier sur les crimes commis par Ali Abdallah Saleh contre les protestataires pacifiques durant les neuf mois de contestation où ils ont réclamé son départ”, affirme le site d’opposition Al-Taghiir. Depuis qu’il a signé, le 23 novembre, le plan de sortie de crise des pays du Conseil de coopération du Golfe, Saleh est président d’honneur. Mais les manifestants rejettent l’immunité qui lui a été accordée en contrepartie de son engagement à quitter le pouvoir. Le 27 novembre, Mohamed Basindawa, l’une des figures de l’opposition, a été chargé de former un gouvernement d’entente nationale. La date du 21 février 2012 a été fixée pour une élection présidentielle anticipée.

Allemagne

Feu vert pour “Stuttgart 21” Appelés à se prononcer le 27 novembre par référendum sur le très controversé projet d’infrastructure ferroviaire “Stuttgart 21”, les habitants du BadeWurtemberg ont majoritairement (58,8 %) approuvé la poursuite des travaux et leur financement par le Land. Ironie du sort, ce sont les Verts, portés au pouvoir en mars dernier pour arrêter ce projet de gare souterraine, qui devront le mener à terme. “Malgré leur amère défaite, les opposants au projet ont encore une carte à jouer : celle du coût”, précise toutefois Die Tageszeitung. Le gouvernement s’est en effet engagé à ne pas dépasser 4,5 milliards d’euros. Ce plafond serait, selon le quotidien proche des écologistes, déjà pratiquement atteint.

Thaïlande

Le roi Bhumibol Adulyadej fête ses 84 ans

5 décembre Cet anniversaire est considéré comme particulièrement important car il marque, selon la tradition bouddhiste, l’accomplissement du 12e cycle de vie. Le monarque vénéré est hospitalisé depuis plus deux ans et sa disparition prochaine fait redouter une grave crise de succession.

1er décembre Visite officielle d’Hillary Clinton au Myanmar. Première secrétaire d’Etat américaine à fouler le sol birman en plus d’un demisiècle, elle doit rencontrer le président Thein Sein et la dissidente Aung San Suu Kyi. Sa mission : déterminer comment les Etats-Unis pourraient contribuer à une transition dans le pays. Le nouveau président du Kirghizistan, Almazbek Atambaev, 55 ans, entre en fonction. Ex-Premier

ministre, il a été élu dès le premier tour de la présidentielle, fin octobre.

4 décembre 16e conférence internationale sur le sida à Addis-Abeba (Ethiopie).

2 décembre Les syndicats belges appellent à manifester contre la politique d’austérité.

5 décembre Reprise à Phnom Penh (Cambodge), après dix jours d’interruption, du procès des trois plus hauts dirigeants khmers rouges encore en vie.

Sommet constitutif de la Communauté des Etats latino-américains et caribéens à Caracas (Venezuela). La Celac doit incarner un multilatéralisme continental sans les EtatsUnis ( jusqu’au 3 décembre).

7 décembre Ouverture du 8e festival international du film de Dubaï ( jusqu’au 14 décembre). Au total, 171 films de 56 pays seront présentés.

SUMER ENERGY/DR - REUTERS - REUTERS - AFP

Agenda




Courrier international | n° 1100 | du 1erau 7 décembre 2011

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Les gens Shahrukh Khan

Le roi de Bollywood en péril

A

toujours vouloir aller plus haut, la star serait-elle en train de se brûler les ailes ? C’est la question que pose l’hebdomadaire indien Outlook alors que la dernière superproduction de Shahrukh Khan, Ra. One, sortie sur 3 100 écrans indiens le 26 octobre et dont 900 copies ont été vendues à l’étranger, n’a pas rencontré le succès attendu. Vêtu d’un somptueux justaucorps de cuir bleu, l’acteur-producteur y joue un superhéros chargé de combattre Ra. One, personnage maléfique sorti d’un jeu vidéo. Pour ce long-métrage de science-fiction, le plus cher de toute l’histoire du cinéma indien, avec un budget de 22 millions d’euros,

PHOTOS DR

Des sourcils arqués, des fossettes prononcées et un demi-sourire sarcastique Shahrukh Khan a vu grand : 3 500 plans d’effets spéciaux, plus de cinquante produits dérivés, dont un jeu pour PlayStation, et surtout un matraquage médiatique impressionnant, avec vingt labels associés à la promotion du film qui projettent la star sur tous les panneaux publicitaires. “Shahrukh Khan a construit sa marque comme jamais personne n’a su le faire ses vingt dernières années. Il se montre dans les publicités et les émissions de télévision. Il danse pour des cérémonies de mariage privées et possède l’équipe de cricket de Calcutta. Avant tout, Khan est un businessman”, résume le magazine. Cela lui réussit-il ? De moins en moins, à en croire le site indien Rediff Movies, consacré à Bollywood, qui décrit Ra. One comme une “longue suite d’événements sans cohérence” dont “le seul but est de montrer l’acteur de (presque) 46 ans faisant quelques cascades à couper le souffle”. “Shahrukh Khan paie cher sa crise de la quarantaine”, ironise le site. Le roi voulait exploser les records d’audience et se hisser en tête du box-office indien, son blockbuster se classe finalement à la cinquième place. Ses fans le préfèrent comme ils l’ont (presque) toujours connu : en amoureux transi, avec “ses sourcils arqués, ses fossettes prononcées et son demi-sourire sarcastique”. Sans oublier la touche shahrukhienne, son inimitable tremblement des lèvres, que l’on retrouve à chaque scène d’amour sanglotante. Depuis son premier succès critique, Deewana (1992), il acquiert vite sa popularité grâce à des rôles romantiques. Mais, contrairement aux autres stars de l’époque, il prend très tôt le risque de jouer

Shahrukh Khan. Dessin de David Bromley (Australie) pour Courrier international.

des antihéros, d’abord dans Baazigar et Darr (1993), pour lesquels il décroche son premier prix du meilleur acteur. C’est en ce sens qu’il révolutionne le héros du film hindi, qui peut désormais s’éloigner de l’homme parfait : dans My Name is Khan (2010), il interprète un musulman légèrement autiste installé aux Etats-Unis. Déjà révélé à l’étranger grâce à Devdas (2002), où il forme avec Aishwarya Rai le couple idéal kitsch qui ravit le public occidental, il est avec ce nouveau film applaudi sur les écrans internationaux. Dès lors, Khan n’a plus qu’une envie : exporter le cinéma de Bollywood. Il propose des films à visée mondiale, d’où le très hollywoodien Ra. One. Certes éloigné de la culture populaire indienne, ce nouveau personnage est aussi une manière pour Shahrukh Khan de se recréer une niche en Inde, à côté des rôles de gros bras musclés de Salman et de ceux, plus cérébraux, d’Aamir, les deux stars de Bollywood les plus appréciées du moment – et ses concurrents les plus féroces. Le pari reste donc risqué, résume Outlook : “Ra. One représente un moment crucial de la vie de star de Shahrukh. Produit de son époque, il a incarné à travers ses personnages l’esprit d’impatience de l’après-libéralisation, l’Inde ambitieuse, confiante, heureuse. Or la société n’a plus besoin d’un ambassadeur de la consommation car cette dernière est devenue une réalité de l’Inde urbaine. Comment, alors, attirer un nouveau public sans s’aliéner ses anciens fans ? Il se réinvente aujourd’hui en héros de film d’action, en ciblant les 8-18 ans, qui ne le placent pourtant pas parmi leurs trois acteurs favoris. Plus que tout, avec Ra. One, c’est une nouvelle page qui se tourne pour la superstar. Réussir à bien la tourner est tout l’enjeu.”

Ils et elles ont dit Khieu Samphan, ex-dirigeant khmer rouge Négationniste ”Vous avez l’air de vouloir que tout le monde écoute vos salades”, a dit l’ancien chef de l’Etat du Kampuchéa démocratique, lors de son procès, à Phnom Penh, en se tournant vers les juges qui l’accusent d’être impliqué dans le génocide qui, de 1975 à 1979, a provoqué la mort de près de 2 millions de personnes. (The Straits Times, Singapour) David Cameron, Premier ministre britannique (conservateur) Fébrile “Un summum d’irresponsabilité”, a-t-il affirmé à propos de la grève nationale du 30 novembre, la plus importante depuis trente ans. (The Guardian, Londres) Abdelilah Benkirane, nouveau Premier ministre du Maroc Coquet ”Si le roi ne nous aimait pas en 2006, il nous aimera en 2011.” Le leader du parti islamiste PJD, vainqueur des législatives du 25 novembre, faisait allusion aux câbles de l’ambassade des Etats-Unis au Maroc rendus public par WikiLeaks. Mohamed VI mettait en garde les Américains contre la montée des islamistes, modérés ou pas, les qualifiant d’“antiaméricains”. (TelQuel, Casablanca) Lobsang Sangay, Premier ministre du gouvernement tibétain en exil Serein Né en 1968, il ignore la date exacte de son anniversaire. Parmi ses camarades de classe, en Inde, “25 % étaient nés le 10 mars, date du soulèvement [antichinois], 25 % le 15 août, date de l’indépendance de l’Inde, 25 % le 6 juillet, date de naissance du dalaï-lama. Les 25 % restants savaient quand ils étaient vraiment venus au monde !” explique-t-il. (La Libre Belgique, Bruxelles) Michel Roux Jr, cuisinier britannique d’origine française Modéré “A part du vin pendant le repas, je ne bois presque pas, et pourtant, nous les Français, nous avons ça dans le sang”, explique le chef du restaurant Le Gavroche de Londres, deux étoiles au guide Michelin. (The Observer, Londres) Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères turc Téméraire “Si la répression se poursuit, la Turquie a envisagé tous les scénarios. Nous espérons qu’une intervention militaire ne sera jamais nécessaire.” Il réitère la proposition de la Ligue arabe d’envoyer en Syrie ses observateurs. Le régime du président Bachar El-Assad l’a rejetée, ce qui lui a valu des sanctions de la part de l’organisation. (L’Orient-Le Jour, Beyrouth)


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Les opinions Afrique du Sud

Trop dépendants du charbon A l’heure de la conférence de Durban, le monde est toujours plus dépendant du combustible le plus polluant qui soit, se désole Fred Pearce, journaliste militant britannique.

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Yale Environment 360 (extraits) New Haven

es négociations des Nations unies sur le climat se déroulent [depuis quelques jours] à Durban, en Afrique du Sud. Nombre de délégués se réjouissent à l’idée de partir en safari après les réunions et de visiter l’une des magnifiques réserves naturelles du pays. Mais j’ai une suggestion à leur faire : à deux heures de voiture de Durban se trouve Richards Bay, un immense port qui abrite le plus grand terminal d’exportation de charbon au monde. C’est sans doute à cela que ressemble notre avenir énergétique. Le royaume du tout-puissant charbon ne cesse de s’étendre. La réaction de notre monde au changement climatique est tellement inefficace que le plus sale de tous les combustibles représente d’année en année une part plus importante de l’énergie planétaire. A Durban, on ne va parler que des moyens de se défaire de cette addiction. Mais, tandis que les discussions traînent en longueur – de Nairobi à Bali, puis Poznan, Copenhague et maintenant Durban –, cette dernière ne fait que s’aggraver. Quand les pourparlers ont débuté, il y a cinq ans, le charbon fournissait 25 % de notre énergie primaire. Cette part atteint aujourd’hui 29,6 %. La production d’énergie à partir de la combustion du charbon émet deux fois plus de CO2 que si l’on a recours au gaz naturel. Et l’Afrique du Sud est l’un des pays les plus dépendants : 93 % de son électricité en provient, pour 80 % en Chine, 70 % en Inde et 45 % aux Etats-Unis. Jusqu’à présent, la situation donne raison aux cyniques : le durcissement des mesures de limitation des émissions dans les pays riches se traduit bien par une augmentation des rejets à l’échelle mondiale, en raison de la délocalisation des industries gourmandes en énergie vers les pays plus pauvres, où la réglementation est plus laxiste. Et les pays en développement qui enregistrent une croissance rapide sont souvent très dépendants du charbon. Mais tout cela ne disculpe en rien les pays occidentaux.

Cadeau de Noël empoisonné

Alors que Nicolas Sarkozy a prévu de s’exprimer le jeudi 1er décembre à Toulon sur les conséquences de la crise économique, les rumeurs ont repris de plus belle à propos d’une possible dégradation prochaine du fameux triple A de la France par les agences de notation. Dessin de Chappatte paru dans Le Temps, Genève.

Contexte Depuis le 28 novembre et jusqu’au 9 décembre a lieu à Durban, en Afrique du Sud, la 17e Conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP 17). Son objectif : trouver un accord pour la réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre, avec en toile de fond la fin, en 2012, de la première période d’engagement du protocole de Kyoto.

Contexte Le Premier ministre turc Erdogan vient de demander officiellement pardon pour les massacres commis par l’armée turque en 1937-1938 dans la région du Dersim, peuplée de Kurdes alévis (chiites hétérodoxes anatoliens).

Les Etats-Unis restent le deuxième consommateur mondial de charbon, derrière la Chine. Le Japon en est le premier importateur et l’Allemagne est le numéro un mondial de la production de lignite (ou houille brune). D’ailleurs, le projet allemand de retrait du nucléaire, décidé au lendemain de l’accident de Fukushima, se traduit déjà par une reprise des investissements dans le charbon. Pourquoi personne ne s’en soucie-t-il ? Par commodité, tout simplement. C’est une triste vérité, mais le charbon reste le combustible le moins cher pour la production d’électricité, mais aussi pour le chauffage et la production d’énergie dans l’industrie. Le charbon propre est d’ailleurs l’une des récentes trouvailles des industriels. Mais sa mise en place à grande échelle n’aura pas lieu avant au moins vingt ans et nécessitera des dizaines de milliards de dollars d’investissements en recherche et développement. Le secteur de l’énergie n’y consentira que sous la contrainte. En outre, avec la crise économique, les sources d’investissements nécessaires pour développer cette technologie sont en train de se tarir. Personne ne s’attend à un accord contraignant sur le climat à Durban cette année – ni même l’année prochaine, ni l’année d’après. Mais, pendant ce temps, on continue à brûler du charbon. La moins chère, la plus abondante et la plus polluante de toutes les énergies fossiles étend son emprise sur l’approvisionnement du monde en énergie. Et notamment au nord de Durban. Fred Pearce

Turquie

Sortir du négationnisme En présentant des excuses aux Kurdes alévis pour un massacre commis en 1937, le Premier ministre Erdogan donne l’espoir aux Arméniens et aux autres minorités spoliées de voir leurs droits reconnus.

Contexte La secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton a entamé le 30 novembre une visite dans un Myanmar en pleine ouverture. Mais, si Washington entend encourager le président Thein Sein à poursuivre les réformes, sa décision n’est pas dépourvue de considérations géopolitiques : les Etats-Unis tiennent à contrecarrer l’influence chinoise dans la région Asie-Pacifique.

L

Yeni Safak Istanbul

e 23 novembre 2011 est une date qu’il faudra marquer d’une pierre blanche. C’est ce jour-là en effet que, pour la première fois en Turquie, un Premier ministre a dévoilé au nom de l’Etat, en s’appuyant sur des archives, une page sombre de notre histoire qui nous fait honte. Et le plus important, c’est que, en prime, il a demandé pardon pour cela. Même si cet événement s’inscrit dans un contexte de politique politicienne – donnant au parti au pouvoir, l’AKP, l’occasion de mettre le principal parti d’opposition, le CHP, en difficulté –, on peut néanmoins dire qu’avec cette déclaration un seuil très important a été franchi. Chez nous, en Orient, la formation de bon nombre d’Etats-nations s’est faite sur fond de nettoyage ethnique et religieux, et d’homogénéisation de la société. Les Etats issus de ce processus perpétuent d’ailleurs un système fondé sur une politique négationniste, sur l’oubli et le rejet de tout travail de mémoire. Dans un tel contexte, ces sociétés se retrouvent à stagner et à avoir peur. D’autres sociétés, en revanche, parce qu’elles ont placé l’être humain au centre de leurs valeurs, ont réussi à ouvrir la porte à la possibilité d’assumer leur passé. Y a-t-il encore quelqu’un chez nous qui ignore ce qui s’est passé en 19371938 dans la région du Dersim [est de l’Anatolie] ? Selon les documents officiels, 13 000 personnes y ont été assassinées et 11 000 autres déportées par l’armée, qui appliquait les ordres d’un gouvernement dont l’objectif n’était autre alors que l’anéantissement de ce particularisme local. Cette politique n’était pas une réaction à un quelconque soulèvement local : il s’agissait d’un massacre planifié dès 1926. Mais il y a d’autres parts d’ombre dans notre histoire pour lesquelles nous devrions également demander pardon et qui concernent la période républicaine [à partir de 1923] : les événements de 1934 qui ont abouti à l’expulsion des Juifs de Thrace [partie européenne de la Turquie], l’impôt sur le revenu [varlik vergisi] en 1942 [discriminatoire à l’égard des nonmusulmans], les événements de septembre 1955 [pogroms visant


principalement les Grecs, les Arméniens et les Juifs d’Istanbul], la spoliation des biens des Grecs en 1963, la prison de Diyarbakir en 1980 [où la torture fut massivement pratiquée] ou encore les exécutions illégales commanditées par l’Etat pendant les années 1990… Les occasions de se confronter à un passé douloureux ne manquent donc pas. La société turque n’ignore pas que ces pages sombres de notre histoire ne sont pas seulement l’apanage de la période républicaine. L’incroyable tragédie qui commence à la fin du XIXe siècle et qui culmine avec un génocide [le génocide arménien] flagrant en 1915 n’a-t-elle pas, de par sa dimension idéologique, rendu possible l’usage d’une brutalité qui a pu être pratiquée aussi après l’instauration de la république et qui nous ramène aujourd’hui à cette époque ? Nous savons désormais ce qui s’est passé, mais nous persistons à le nier. Souhaitons que les excuses présentées par Tayyip Erdogan marquent vraiment le début d’une nouvelle ère. Ali Bayramoglu

Myanmar

Ne croyez pas les généraux ! Ne nous y trompons pas, prévient un chroniqueur indien : les gestes d’ouverture de Naypyidaw ne sont rien d’autre que de la poudre aux yeux. Pour mieux garder le pouvoir.

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Mint (extraits) New Delhi

ingt et un ans après la victoire électorale écrasante de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), Aung San Suu Kyi se rapproche un peu plus du pouvoir. L’opposante va donc participer à un scrutin [les élections législatives partielles prévues pour début 2012] organisé par des hommes qui n’ont reculé devant rien pour la bannir du monde politique. Le chemin qu’elle va devoir parcourir est semé d’embûches. Même si les généraux ont officiellement passé la main à un gouvernement civil, le doute persiste. L’homme qui se présente comme le président du Myanmar est un ancien général. Il est vrai que quelque 200 détenus politiques ont retrouvé la liberté, mais il en reste neuf fois plus en prison. Il est vrai aussi que les autorités ont suspendu un projet de barrage financé par la Chine, mais d’autres barrages chinois sont prévus. N’oublions pas non plus que ce même gouvernement a refusé en 2008 l’aide humanitaire de la communauté internationale après le passage du cyclone Nargis [plus de 135 000 morts et disparus en mai 2008] et que ses soldats n’ont eu aucun scrupule à passer à tabac des moines pacifiques qui manifestaient contre la junte [en septembre 2007]. Enfin, lors des prochaines élections, une cinquantaine de sièges seulement sur 664 seront renouvelés, si bien que, même si la LND les remporte tous, elle n’aura qu’une faible représentation au Parlement. Sans les amendements constitutionnels et législatifs requis, toutes ces mesures ne sauraient constituer de véritables réformes. D’autant plus que les droits du peuple continuent à être présentés comme des privilèges accordés par les généraux. Ceux-ci misent désormais sur le fait que, même si la LND remporte tous les sièges, elle restera distancée par le camp progouvernemental, qui continuera à compter plus de 600 élus. Leur intention est de présenter l’élection d’Aung San Suu Kyi au Parlement comme la manifestation d’un “nouveau” Myanmar, sans toutefois lui concéder de pouvoir. Leur modèle est l’Indonésie du général Suharto, où le Parlement réservait des sièges aux forces armées et où des sièges symboliques étaient prévus pour que les partis d’opposition puissent contester le pouvoir du parti Golkar. Les généraux espèrent créer une illusion de démocratie représentative similaire. Mais, comme le général Suharto l’a appris à Jakarta, comme Mikhaïl Gorbatchev l’avait prévu quand il a lancé sa politique de glasnost (ouverture) et de perestroïka (restructuration économique) en Union soviétique, et comme Frederik Willem De Klerk l’a compris lorsqu’il a accepté de négocier avec Nelson Mandela en Afrique du Sud, il est généralement impossible de faire marche arrière. Salil Tripathi


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Controverse Pour

Merkel fait entendre la voix de la raison Réformer les traités européens avant de renflouer les pays endettés : loin de toute visée hégémonique, la chancelière cherche à sauver la cohésion de l’Union européenne.

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Süddeutsche Zeitung Munich ngela Merkel a bien raison d’exiger une chronologie claire – une modification des traités européens d’abord et un accroissement des aides pour sauver les pays endettés ensuite –, sinon il y aura toujours un gouvernement pour sombrer dans la négligence financière. Or c’est cette négligence qui a valu à l’Union européenne (UE) la crise qui met actuellement son existence en péril. On ne peut raisonnablement donner davantage d’argent à la Grèce, au Portugal, à l’Espagne ou à l’Italie que si l’on a en contrepartie la garantie que les affaires seront désormais bien gérées. Pour cela les promesses d’ordre général ne suffiront pas. Il ne suffira pas non plus de triturer les traités européens. Ce n’est qu’en prévoyant dans les textes un système de contrôle, d’intervention et de sanction vis-à-vis des pays endettés qu’on parviendra à stabiliser la zone euro durablement. Il ne s’agit pas ici de domination allemande, comme on le reproche à Berlin, mais de raison européenne. Pour maintenir la cohésion de l’UE, il faut la réformer. Faute de quoi les pays membres vont encore s’éloigner les uns des autres : ici les Etats avec l’euro, là ceux qui n’ont pas l’euro. Et au sein de l’Eurogroupe il y aura les forts qui diront quoi faire aux faibles. Jusqu’à présent, l’union monétaire servait aussi de moteur à l’intégration politique. Renoncer à une réforme, ce serait couper délibérément le moteur. L’euro existerait en dehors des structures communes de l’UE et tout le monde en souffrirait. Nombreux sont ceux qui accusent la chancelière allemande d’avoir des visées hégémoniques. Dans leur confusion, ils oublient que ses conceptions ne rendent pas l’Europe plus allemande, mais plus européenne. En effet, les nouvelles règles ne s’appliqueraient pas seulement à Athènes, mais aussi à Berlin. Merkel adopte donc la bonne stratégie en voulant profiter de l’état d’urgence actuel pour doter l’UE de bases solides. Elle s’est lancée dans une course contre la montre. Il est difficile de mettre en place des réformes du jour au lendemain, mais les marchés financiers ne sont pas patients. C’est là le risque majeur pour Merkel. La chancelière joue un jeu courageux et elle peut, semble-t-il, gagner. Après avoir hésité longtemps, Nicolas Sarkozy vient de se ranger de son côté à Strasbourg. Et elle a trouvé un autre compagnon de lutte en la personne de Mario Monti, le nouveau Premier ministre italien.

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A la une “Et maintenant ?” titre Der Spiegel sur fond d’euro mal en point. L’heure de vérité approche, l’union monétaire pourrait se briser et la pression s’accroît sur le gouvernement allemand pour qu’il cède sur la question du financement de la dette par la Banque centrale européenne. “Dans les hautes sphères de l’Etat”, relate le magazine de Hambourg, “certains n’excluent pas que la chancelière Merkel finisse par plier.”

Le fait que les trois économies les plus fortes de la zone euro aillent désormais dans le même sens a pour premier avantage de sortir l’Allemagne de son isolement. Deuxièmement, cela coupe l’herbe sous le pied à tous ceux qui spéculaient secrètement sur une Allemagne susceptible de céder à la pression des marchés au cas où la France aurait des problèmes pour refinancer sa dette. L’Allemagne soutiendrait-elle la France à l’aide de la planche à billets, avec des euro-obligations ou avec les deux ? Ceux qui espéraient voir avorter le scénario allemand n’ont jamais réfléchi aux conséquences d’un tel revers pour l’UE. Si Angela Merkel échouait, elle laisserait derrière elle une Allemagne politiquement instable, avec une population hostile à l’euro – deux choses que l’UE ne peut absolument pas se permettre en ce moment. Paris et Berlin présenteront leurs propositions pour une union fiscale lors du prochain sommet européen, en décembre. L’Europe ne peut que les accepter. C’est à cette seule condition que l’UE retrouvera sa capacité à gérer ses affaires et que la confiance reviendra. Martin Winter

Contre

L’Europe vit sous le joug du IVe Reich Avec la crise de la dette, l’esprit du traité de Rome a été oublié et l’Allemagne domine l’Union européenne, estime un polémiste conservateur espagnol.

C ABC Madrid

A la une “La personne la plus puissante du monde” : le supplément G2 du Guardian du 22 novembre fait sa une sur Angela Merkel, “leader de la zone euro” et qui, en tant que telle, tient “entre ses mains notre avenir à tous”. The Guardian s’interroge : est-elle faite pour le job ?

ontrairement aux souverains du Saint Empire romain germanique – le Ier Reich –, Angela Merkel n’est pas coiffée d’une couronne pour établir son pouvoir et sa souveraineté. Elle n’arbore pas non plus le célèbre casque à pointe d’Otto von Bismarck, symbole du IIe Reich, ni la moustache d’Adolf Hitler pour le IIIe Reich. Et pourtant, grâce à une bonne partie des pays de l’UE ou à cause d’eux, nous vivons sous le règne du IVe Reich, qui, pour la plus grande gloire de l’Allemagne, limite et va même jusqu’à supprimer les droits inscrits dans la Constitution des pays sous sa coupe. Ainsi la Grèce et l’Italie ont-elles vu en quelques heures leurs chefs de l’exécutif, aux talents certes discutables mais qui avaient au moins le mérite d’avoir été portés au pouvoir démocratiquement par les citoyens, remplacés par des technocrates – Lucas Papademos et Mario Monti – adoubés par les héritiers de Siegfried et des Nibelungen. L’originalité de la Communauté européenne, fondée sous les auspices notamment de Robert Schuman et Konrad Adenauer, résidait dans le regroupement volontaire d’Etats souverains et démocratiques. C’était l’esprit du traité de Rome et de ses élargissements et bouffissures ultérieurs ; mais une volonté partagée n’a pas suffi pour maintenir unis les 27 pays d’Europe, ni même les 17 pays de la zone euro, et c’est désormais l’axe fondateur franco-allemand qui gouverne les pays dévorés par le déficit et la dette, tout en essayant tant bien que mal de préserver les apparences. Car le IVe Reich est bien plus subtil et plus efficace que les IIe et IIIe du nom. Sa force n’est pas militaire : il part à la conquête de l’Europe à coups de crédits et d’échéances impossibles à tenir pour les mauvais payeurs de la Méditerranée, un groupe dont, ultime paradoxe, se rapproche toujours plus la France de Nicolas Sarkozy. Le problème des chimères, de cette réaction tout à fait honorable des pères fondateurs de l’UE en réponse aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, c’est qu’elles s’évanouissent à la première confrontation avec le réel. Une volonté commune théorique et une monnaie unique frappée dans 17 pays différents n’ont pas réussi à préserver l’idéal de l’Union européenne. En ce qui concerne l’Espagne, au moins, le nouveau gouvernement [après les élections du 20 novembre] est issu de la volonté populaire, et pas du seul bon vouloir de la “kaiseresse”. Manuel Martin Ferrand Voir pp. 28-29



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En couverture

Russie Le retour de l’URSS

ALEXANDER NEMENOV/AFP

Consolidation du régime, crispation face à l’Occident, intégration eurasiatique… L’étape qui débute avec les législatives du 4 décembre et la présidentielle de mars 2012 sera, sauf énorme surprise, celle du retour de Vladimir Poutine au Kremlin pour les six, voire les douze prochaines années. Bienvenue dans la nouvelle ère Brejnev !


Courrier international | n° 1100| du 1er au 7 décembre 2011

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Vladimir Poutine et son pays de cocagne La génération de Poutine a fait ses premières armes dans les années 1970, sous Brejnev. Puis elle a profité de la perestroïka pour s’enrichir... Portrait édifiant d’un clan qui, en dix ans, a bâti une société conforme à ses rêves de jeunesse : une sorte de RDA sans Mur. Ogoniok (extraits) Moscou

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a génération de Vladimir Poutine (entrée dans la vie adulte au cours des années 1970) est issue de parents qui ont vaincu l’Allemagne nazie. Elle est elle-même née sous Staline, est allée à l’école sous Khrouchtchev et a entamé sa vie professionnelle sous Brejnev. Dans notre pays, c’est la première génération à n’avoir connu ni guerre mondiale ni véritables répressions. Aujourd’hui, elle est en train de quitter la scène. Mais, en son sein, les individus qui ont pris la tête de la Russie au XXIe siècle semblent vouloir rester en place encore une vingtaine d’années. Les membres de cette élite dirigeante ont en commun leurs dates et lieu de naissance : 1945 à 1953, Leningrad. On trouve parmi ces hauts responsables des fils d’officiers, d’ingénieurs, d’historiens. Dans le lot, l’enfant qui avait les origines familiales les plus modestes était Vladimir Poutine, fils d’un soldat démobilisé entré à l’usine et d’une femme de ménage. Dans un pays où les règles du jeu changent tous les dix ans, l’appartenance à telle ou telle génération détermine en grande partie l’orientation d’une vie. Ainsi, les prédécesseurs immédiats des jeunes adultes des années 1970, entrés, eux, dans la vie active au cours des années 1960, étaient les enfants du dégel : c’était le cas de l’ex-président Boris Eltsine, des ex-maires de Moscou et de Saint-Pétersbourg Iouri Loujkov et Anatoli Sobtchak, de l’artiste Vladimir Vyssotski et du cinéaste Andreï Tarkovski. Pour ces derniers, l’existence avait basculé en 1953, l’année de la mort de Staline, qui avait marqué le déblocage de l’ascenseur social. Ils ont connu une réussite sans équivalent dans l’histoire russe.

Avides de biens de consommation La génération suivante, celle à laquelle appartient Poutine, a été confrontée à un parcours plus ardu. Elle a grandi dans des logements communautaires, fréquenté des écoles surpeuplées, passé ses étés dans des camps de pionniers. A la maison, on ne parlait pas politique, on ne critiquait pas le pouvoir. Les enfants ont intégré cette attitude, qu’ils ont ensuite conservée, tant à l’égard du régime soviétique que de leurs propres parents : dans les années 1970, il était presque impossible d’échapper au premier comme aux seconds. Les frontières étaient fermées, et il fallait des décennies pour obtenir un appartement. Pour la génération de Poutine, l’année charnière est 1968, marquée par l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie et le début de ce qu’on a appelé la stagnation. Les meilleurs postes sont solidement occupés par la génération de leurs parents, qui ont fait la guerre, ou par leurs

frères aînés, promus dans les années 1960. En l’absence de relations haut placées, la seule chance de se faire une place au soleil passe par le sport de compétition ou le KGB. Les dix-huit années de l’époque Brejnev [1964-1982] seront plutôt calmes, le contrat social se résumant à l’équation suivante : l’Etat ferme les yeux sur l’alcoolisme et l’oisiveté de ses administrés, il ne s’occupe pas de leur vie privée, les laisse même critiquer le pouvoir soviétique en douce et raconter des blagues sur Brejnev ou Lénine. Personne ne meurt de faim, la plupart des familles peuvent disposer d’une datcha avec 600 mètres carrés de jardin à cultiver et passer des vacances en Crimée une fois par an ; l’éducation et la santé ne sont pas d’une qualité extraordinaire, mais au moins elles sont gratuites. Au travail, on commence à 80 roubles par mois pour atteindre 150 en fin de carrière. Ainsi, à l’aube des années 1980, la principale conquête des jeunes adultes est celle de la vie privée. La sphère personnelle est totalement décloisonnée de l’espace social. Pour eux, la malédiction lancée dans le film Un bras en diamant [comédie très populaire de Leonid Gaïdaï sortie en 1968], “Je te souhaite de n’avoir que ton salaire pour vivre”, est une phrase clé. Quand on avait l’âge de Poutine à l’époque, on pensait avec un certain cynisme qu’il valait mieux avoir 100 amis que 100 roubles en poche. Le piston avait beaucoup plus de valeur que la monnaie nationale. Le jeune Soviétique des années 1970 se démène pour dégoter des biens de consommation rares : cuisinière tchèque, saucisson fumé et maquillage polonais. Il pratique le troc pour acquérir des livres introuvables. Pendant son temps libre [pour gagner un peu d’argent], il aide à construire une étable, donne des cours de soutien, joue les guides touristiques, confectionne des vêtements, soigne des patients contre rémunération. Les congés sont sacrés : il part faire de la plongée ou du kayak. Les rares chanceux à posséder une Lada visitent les Etats baltes. Sinon, on se rabat sur la mer Noire. Dès 1982 [année de la mort de Brejnev], on peut dire que l’idéologie communiste est totalement morte en URSS. Peu à peu, elle a cédé la place, en vrac, à la religion orthodoxe, à une

Investiture du candidat Poutine par son parti, Russie unie, le 27 novembre.

admiration éperdue pour l’Occident, à la croyance en l’existence des extraterrestres. Les jeunes adultes se mettent au karaté, dont la pratique est interdite, ils lisent L’Archipel du Goulag, Nietzsche ou des manuels sur la technique du sexe, se fournissent en jeans auprès des fartsovchtchiki [ jeunes qui font du trafic d’articles étrangers], écoutent les Beatles.

Les dirigeants les plus éduqués

Expo URSS fin de parti(e). Les années perestroïka, 1985-1991. Une exposition est organisée par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), en partenariat avec Courrier international, à partir du 2 décembre, au musée d’Histoire contemporaine des Invalides.

Au milieu des années 1980, la carrière de cette génération – qu’elle se soit déroulée au KGB, dans des bureaux d’étude ou des usines – se rapproche de son terme. Elle semble se diriger tout droit vers la retraite. Mais, en Russie, il faut savoir vivre longtemps. Car, soudain, c’est la perestroïka. Et, peu après, le régime s’effondre. Ceux qui, dix ans plus tard, vont diriger le pays, sont encore, à ce moment là, des inconnus occupant des postes subalternes. Au lieu de se ruer à l’Assemblée pour conquérir le pouvoir législatif, ils restent au bon endroit, au sein du pouvoir exécutif, aux côtés d’Anatoli Sobtchak [nouveau maire démocrate de Leningrad] ou dans le monde des affaires lié au pouvoir. Même à Leningrad, presque personne ne connaît leur nom. Ils montent la coopérative Ozero [“Le lac” ; en 1996, Poutine et plusieurs hommes devenus depuis de hauts responsables de l’Etat fondent cette coopérative, dont les détracteurs du Premier ministre considèrent qu’elle lui a servi de support pour un enrichissement illégal], organisent leurs affaires, trouvent des partenaires à l’étranger. Ils ne croient ni à Lénine ni à Adam Smith, ne sont ni fanatiquement pieux ni farouchement athées. Cette génération avide de biens matériels, fascinée par les objets, est arrivée à point nommé lorsque le pays en a eu assez des idéologies, des réformes et des élections. Leur heure a sonné à la fin des années 1990. Etre originaire de Leningrad constituait un avantage. Car si Moscou, c’est les Etats-Unis, Saint-Pétersbourg, c’est l’Angleterre. Sur les bords de la Neva, tout est plus lent. Pour réussir, il faut savoir attendre, se taire, s’entourer d’amis. On a beaucoup de temps libre, ce qui permet de réfléchir, de lire, d’apprendre des langues. Comparés aux “directeurs rouges” 16

Legislatives

Russie unie moins forte que jadis Sur les sept partis en lice le 4 décembre, six sont déjà représentés au Parlement : le parti au pouvoir, Russie unie (64 %), le Parti communiste (11,4 %), le Parti libéral démocratique (LDPR, ultranationaliste, 8,2 %), Russie juste (proche de Russie unie, mais plus à gauche, 7,8 %), le Parti démocratique russe Iabloko (1,6 %), les Patriotes de Russie (gauche patriotique, 0,9 %). La formation Cause de droite, d’inspiration

ultralibérale, est le seul nouveau parti enregistré depuis 2007. La législature passe cette année de quatre à cinq ans. La barrière des 7 % s’applique pour la dernière fois, elle passera ensuite à 5 %. Les listes qui obtiendront entre 5 % et 6 % auront néanmoins un siège, celles qui obtiendront entre 6 % et7 %, deux sièges. Les représentants de ce que les autorités appellent l’opposition “hors système” n’ont pas réussi à faire

enregistrer leur parti (sous prétexte de statuts incompatibles avec la législation, d’erreurs dans les listes, etc.). Il s’agit du Parti de la liberté populaire (dirigé par Boris Nemtsov, ancien “jeune réformateur”), du Parti pirate et du Comité de salut public, rassemblant d’autres formations non enregistrées, comme L’Autre Russie (dirigé par l’écrivain Edouard Limonov). L’opposition hors système a

donné comme consigne de vote le boycott. Le célèbre blogueur anticorruption Alexeï Navalny recommande de voter pour n’importe quel parti à l’exception de Russie unie, rapporte Kommersant. Selon le sondage du Centre d’études de l’opinion publique, Russie unie obtiendrait 54 % des voix (63 sièges en moins), le Parti communiste 17 %, le LDPR, 12 %, Russie juste 10 % (taux de participation évalué à 58 %).


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En couverture Russie, le retour de l’URSS 15 de l’entourage d’Evgueni Primakov et de Iouri Loujkov, Poutine et ses semblables font figure d’aristocrates. Affichant une impeccable forme physique, ils parlent un langage châtié et connaissent l’anglais ou l’allemand. Ils sont sans doute les dirigeants les plus éduqués qu’ait eus le pays depuis un siècle. Les rêves prennent naissance dans la jeunesse, et tout ce qui vous aura manqué à cette période de votre vie, vous souhaiterez l’acquérir par la suite. A Brighton Beach [“Little Odessa”], à New York, les immigrés russes ont recréé une ambiance soviétique, dans la version qu’ils auraient aimé connaître du temps où ils vivaient en URSS : restaurants privés, manteaux de cuir, diamants. La génération de Poutine, elle, a façonné son pays de cocagne sur place. Les jeunes Soviétiques des années 1970 voulaient avoir des fringues, aller à l’étranger, être stylés et un rien cyniques. C’est de là que leur vient cette imperméabilité à toute idéologie. Cette génération reproduit l’époque de la stagnation, mais telle qu’elle aurait voulu la vivre étant jeune : lis ce que tu veux, voyage à travers le monde, vole mais sans exagérer, partage, enrichis-toi, respecte les règles. Chacun a le droit de ne pas aimer le pouvoir, mais il ne faut pas se mêler de politique. Pour leurs anniversaires, ils font venir les musiciens anglais de leur jeunesse, passent du temps à Sotchi. Ils portent seulement la chevalière en or, la montre à quartz et le manteau en cuir noir qui les faisaient saliver quand ils étaient gamins, mais possèdent aussi des yachts, des motoneige et des résidences somptueuses à la campagne. Ils ont gagné la guerre contre la Géorgie [août 2008]. La vie est belle. Ils se sont façonné une “stagnation” à leur goût.

Pour Vladimir Poutine, la première expérience de séjour à l’étranger s’est déroulée en RDA. Tout laisse à penser que c’est le régime de ce pays qu’il a voulu recréer en Russie : la bière y est bonne, les apparences respectables et la démocratie dirigée. En prime, il n’y a pas de Mur au milieu. Il ne faut jamais lâcher le pouvoir. Vladimir Poutine n’a pas oublié la journée du 5 décembre 1989, lorsqu’une foule vindicative s’est massée devant l’état-major du KGB à Dresde pendant qu’il brûlait des documents compromettants. Il sait ce qui est arrivé à ses homologues de la Stasi. Dans le type de système élaboré par Poutine et les gens de son âge, le perdant perd tout ce dont il avait rêvé durant son adolescence, quand, le ventre creux, il traînait dans la cour de son immeuble. Du jour au lendemain, plus de villas, de fastueuses réceptions, de chasse au cerf de Sibérie, de labradors. Cependant, même minime, ce risque existe. La génération qui a grandi durant la perestroïka aspire à son tour au pouvoir. C’est cette “génération Pepsi” [allusion au livre culte de Viktor Pelevine], née à la fin des années 1950 et au début des années 1960 (le milliardaire Mikhaïl Prokhorov, l’ex-milliardaire Mikhaïl Khodorkovski). Se profilent aussi les trentenaires, à l’instar de [l’acteur] Sergueï Chnourov, [la chanteuse] Zemfira ou [l’oligarque réfugié à Londres] Evgueni Tchitchvarkine, sans oublier les plus jeunes, des skinheads aux hipsters, des lecteurs d’Afficha [magazine culturel] et de Bolchoï gorod [ journal branché] aux artistes provocateurs du collectif Voïna. Vont-ils tous attendre leur heure avec la même patience déployée par Poutine et ses camarades ? Lev Lourié, historien

A voir L’émission LAGÔRA sur France Ô, dont Courrier international est partenaire, aura pour thème la Russie à la veille des législatives (le samedi 3 décembre à 18 h 45, avec Jean-Marc Bramy, Ousmane Ndiaye).

Quid de la modernisation ? A lire Pour en savoir plus sur la Russie d’aujourd’hui, 100 pages d’enquêtes et de reportages tirés de la presse moscovite (un hors-série toujours en vente sur notre boutique en ligne).

Las de la marque Poutine Tous les experts, officiels ou indépendants, notent l’effet déplorable qu’a eu sur la population l’annonce péremptoire du retour de Poutine au Kremlin. Nezavissimaïa Gazeta (extraits) Moscou

L

e 10 novembre, le Centre de projets stratégiques (créé en 1999 afin de rédiger le premier programme électoral de Vladimir Poutine) et l’Académie russe d’économie ont présenté un rapport sur les conséquences négatives de la stratégie adoptée par le tandem au pouvoir pour la présidentielle de 2012. Intitulé Forces motrices et perspectives de transformation politique de la Russie, ce document souligne que le retour de Vladimir Poutine à la présidence et le passage de Dmitri Medvedev à la fonction de chef du gouvernement après le scrutin de mars prochain vont bien au-delà d’un simple remaniement technique au sommet de l’Etat et engendrent un affaiblissement du tandem. Le rapport se réfère à des études menées auprès de groupes tests, qui ont “mal perçu, voire condamné [cette décision] qui ressemble trop à une manipulation”. Le rapport présente une analyse des années de

gouvernance du duo, considéré comme “une remarquable trouvaille” pour le pouvoir. En effet, ce système permettait “une spécialisation naturelle de ses deux représentants, Poutine et Medvedev attirant des pôles sociaux opposés. Leurs deux images étaient complémentaires, ce qui masquait le confit d’intérêts qui montait entre les deux pôles.” Même si les sondages montrent que l’image modernisatrice de Medvedev a vite pâli, sa capacité à fédérer

les partisans de la modernisation présents dans l’élite et la société est demeurée. L’échange des postes prévu entre les deux hommes “a mis un coup de projecteur sur le fait que Medvedev n’était pas indépendant politiquement, ce qui lui a retiré les qualités que l’on attend d’un leader fédérateur d’envergure nationale. Son image a perdu sa valeur intrinsèque et risque désormais d’affaiblir le pouvoir dans son ensemble au lieu de le renforcer.” Ces atteintes à sa crédibilité sont irréparables, car le soutien retiré à Medvedev ne se reporte pas sur Poutine, ce qui sape leur base commune. Ce phénomène est particulièrement flagrant dans l’aile droite de l’électorat, sous-représentée parmi les hauts responsables par rapport aux autres catégories d’électeurs. De ce point de vue, l’image de Poutine a beaucoup moins souffert que celle de Medvedev, mais “s’est trouvée confrontée au problème de son vieillissement politique et à son incapacité à plaire aux deux pôles de la société en même temps”. Mais, surtout, souligne le rapport, “cette idée de permutation a réduit la perspective de changement au sein du pouvoir et l’éventualité que s’établisse un dialogue avec la société”.

Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev. Dessin de Motchalov paru dans Vlast, Moscou.

Les experts que nous avons interrogés sont d’accord avec les conclusions du rapport concernant les raisons de la baisse de popularité du pouvoir. Selon Igor Bounine, directeur général du Centre de communication politique, “si Medvedev était resté président, et qu’un ‘kamikaze’ comme Alekseï Koudrine [ministre de l’Economie qui a ‘démissionné’ dans la foulée de l’annonce de Poutine], eût été pressenti comme Premier ministre, Poutine aurait pu demeurer le pôle d’attraction des forces conservatrices en restant à la tête du parti Russie unie”. En attendant que l’échange des postes soit effectif, on ne sait plus où l’on en est, déplore un autre expert. “Ceux qui croyaient en Medvedev ont vu leurs espoirs s’envoler. Le fait qu’il figure désormais sur la liste de Russie unie n’a évidemment rien apporté aux conservateurs, car sa personnalité ne cadre pas du tout avec ce parti.” Il précise toutefois qu’avant même cette manœuvre les choses étaient déjà sur la mauvaise pente. “Selon les sondages effectués au printemps, la plupart des catégories sociales réclamaient déjà plus de pluralisme politique, plus de justice, etc. Au sein de la classe moyenne, 80 % des gens s’exprimaient en faveur d’un changement de ligne politique. Aujourd’hui, six mois plus tard, c’est la majeure partie de la population qui souhaite la même chose.” Même si cet expert est certain que les élections donneront la victoire à Russie unie, il considère que le fossé entre les électeurs et le pouvoir s’est indéniablement creusé, parce que le processus de modernisation qu’attendait la classe moyenne ne s’est toujours pas enclenché. Pour Gleb Pavlovski, président de la Fondation pour une politique efficace, “la dégringolade s’est faite en plusieurs étapes. Le tournant est survenu en septembre, quand Medvedev et Poutine refusaient de se prononcer sur le candidat du Kremlin à la présidentielle de 2012.” “Tout le monde a eu l’impression que le pouvoir faisait du surplace. Pis, que Poutine défendait ses intérêts et avait des raisons bien à lui de ne pas laisser le pouvoir à Medvedev.” “Pour conclure, je pense que le problème est moins l’échange de postes prévu que la lassitude à l’égard de la ‘marque Poutine’. Il en est lui-même responsable, pour ne pas avoir renouvelé son image.” Alexandra Samarina


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Un parfum de troisième guerre mondiale

Vzgliad Moscou

L

e blocus imposé à la Syrie par une Ligue arabe aux ordres des Américains et la déclaration de Dmitri Medvedev à propos du bouclier antimissile*, tels sont les roulements de tonnerre de la troisième guerre mondiale qui se rapproche ! Commençons par l’annonce présidentielle. Enfin, après tout ce temps, il est dit de manière claire et ferme qu’il faut s’armer, qu’il existe une menace directe de guerre contre la Fédération de Russie et qu’elle émane bien de l’Otan, et non comme on voudrait nous le faire croire de l’Iran ou de la Corée du Nord. Rappelons les points essentiels de cette déclaration : – “Renforcer la protection des sites abritant nos forces nucléaires stratégiques.” Le président envisage que les Etats-Unis puissent porter l’offensive les premiers, en lançant une attaque nucléaire préventive contre les centres où sont rassemblés les points forts de notre force de frappe. – “Equiper nos missiles balistiques stratégiques d’outils sophistiqués pour tromper les systèmes antimissiles et de moyens offensifs d’une efficacité accrue.” Il est évident que cela signifie un passage rapide à l’état d’alerte d’une force de frappe dotée des meilleures capacités. Et cette accélération est provoquée par la somme d’informations accumulée sur de réels projets de guerre contre nous. – “Déployer à l’ouest et au sud du pays des systèmes de frappe modernes, capables d’anéantir les installations du bouclier antimissile européen.” Cela se passe de commentaires. – “Détruire les moyens de détection et de guidage du bouclier antimissile.” Super, non ? Cela faisait longtemps que le mot “détruire” n’avait pas été prononcé par nos dirigeants d’une manière aussi catégorique. La fermeté de toutes ces dispositions montre que le commandant en chef des armées n’a plus de doutes sur le fait que la guerre est quasiment inévitable et que nous devons y être préparés. Je mettrais en parallèle de ce soudain changement de discours l’ordre donné à trois bâtiments de combat russes d’entrer dans les eaux syriennes [le porte-avions nucléaire américain George H. W. Bush se trouve, quant à lui, au large des eaux syriennes depuis le 25 novembre]. Même si leur présence ne peut empêcher l’aviation de l’Otan de bombarder le pays, elle en diminue sensiblement l’éventualité. Car attaquer une Syrie

Vladimir Poutine congratule le lutteur Fedor Emelianenko, victorieux d’un adversaire américain à Moscou, fin novembre, et se fait siffler par vingt mille spectateurs.

Le plus fort ! Le Congrès de Russie unie, convoqué à Moscou le 27 novembre, a confirmé la candidature de Vladimir Poutine à l’élection présidentielle de mars 2012. “C’est effectivement l’homme politique le plus populaire, le plus expérimenté et le plus performant de la Russie contemporaine”, a reconnu l’actuel président Dmitri Medvedev, rapporte le site Vzgliad. Les puissances étrangères qui tentent d’influer sur le résultat des élections en Russie en “distribuant des bourses” et en “organisant des formations” “jettent l’argent par les fenêtres”, a, quant à lui, choisi de déclarer le héros de la journée. “Judas n’est pas le personnage biblique le plus respecté des Russes.” “Ils feraient mieux d’utiliser leur argent pour liquider la dette de l’Etat et de cesser de mener des opérations de politique étrangère inefficaces et coûteuses.”

EPA/MAXPPP

Il semble désormais quasi officiel que la principale menace militaire pour la Russie, qui soutient le régime syrien, vienne non pas de l’Iran ou de la Corée du Nord, mais bien de l’Otan. Une personnalité très médiatique exulte sur son blog.

désarmée est une chose, attaquer une Syrie désarmée en sachant que des radars de navires russes vont transmettre à terre les coordonnées d’approche des avions et missiles de l’Otan en est une autre. Cela ne jouera évidemment pas un rôle déterminant, puisque la Russie n’a finalement jamais vendu à Damas ni à Téhéran ses systèmes antimissiles dernier cri, mais cela pourrait inciter à attaquer nos navires. Et là, on change de catégorie. Il est clair que, concernant la Syrie, la Russie a décidé de s’accrocher et ne lâchera ce pays sous aucun prétexte. C’est bien sûr une excellente décision, et il était temps. Mieux vaut tard que jamais. Peut-être Medvedev a-t-il été incité à prononcer cette allocution menaçante en prenant connaissance de la réaction de Barack Obama, qui était son ami il y a encore peu, face à la vidéo montrant l’agonie du colonel Kadhafi. Devant les sévices infligés à celui qui récemment encore appelait Obama “mon fils”, le président américain a déclaré : “Pareille fin ne peut plaire à personne. Mais je pense que cette mort adresse un message fort aux dictateurs du monde entier, sur la nécessité de respecter les droits de l’homme et les aspirations universelles des peuples.” Si Dmitri Medvedev avait jusqu’alors cru au fameux reset [remise à zéro des relations russo-américaines] et autres fariboles américaines, il ne devrait plus avoir le moindre doute : il a affaire à une bête féroce, cynique, impitoyable, prête, pour résoudre ses problèmes financiers domestiques, à commettre n’importe quel crime en n’importe quel point du globe. Espérons que les illusions qu’avaient nos dirigeants au sujet de l’ouverture et de la volonté de paix de leurs partenaires occidentaux sont maintenant dissipées. Espérons qu’ils ont disparu ou qu’ils ont été relégués à l’arrière-plan, ces conseillers qui leur fredonnaient à l’oreille qu’il faudrait adhérer à l’Otan, coopérer et engager des partenariats avec les Etats-Unis concernant la Libye, la Syrie et l’Iran, toutes ces folies qui

diminuaient nos chances de demeurer une nation en vie (pour devenir un pays détruit et morcelé), ou au moins une “démocratie souveraine”. Espérons que vont arriver des temps nouveaux et réalistes, où la Russie retrouvera son leadership militaire stratégique en Asie centrale et dans le Caucase, contribuera à chasser d’Afghanistan ceux qui sont venus s’emparer du pays, établira des alliances militaires stables avec la Chine et l’Iran, prendra part aux projets transcontinentaux, à travers l’Europe et l’Asie, de trains à grande vitesse, d’oléoducs et de gazoducs. Espérons que, au lieu d’aspirer à devenir la “cinquième” économie spéculative du monde, la Russie commencera enfin à rêver à la manière d’exploiter ses immenses richesses dans les intérêts du développement des peuples du plus grand continent de la planète, dont le XXe siècle nous avait fait le leader historique. Je reconnais avoir du mal à croire que tout cela se réalisera. Car une trop grande partie de notre “élite” s’accroche aux intérêts personnels qu’elle a en Occident. La plupart de ces gens sont trop matérialistes, détestent et méprisent trop “leur” pays. Mais peut-être que la démence des Américains, qui ont entamé une brutale réorganisation du monde à leur convenance, viendra nous sauver d’une catastrophe qui semble inévitable, après la Libye, et que la Russie s’arrêtera au bord du gouffre ? Maxime Chevtchenko** * Fin novembre, dans une déclaration sans précédent à la télévision, le président russe a détaillé un certain nombre de missions militaires que Moscou va mener en réaction au déploiement du bouclier antimissile américain. ** Ce journaliste russe très en vue de la presse écrite et audiovisuelle est connu pour afficher des convictions assez provocatrices. Il anime “A vous de juger”, sur la première chaîne de télévision nationale. Spécialiste des religions et des questions militaires, il est par ailleurs membre du Conseil social de Russie. Le site d’information Vzgliad a repris ce texte, initialement publié par Chevtchenko sur son blog.


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En couverture Russie, le retour de l’URSS

Intellectuels, réveillez-vous ! Une journaliste du magazine Vlast reproche au petit monde des opposants branchés de se complaire dans “l’émigration intérieure”.

et le romancier Boris Pasternak [tous deux persécutés par le régime] d’“émigrés de l’intérieur”. Si l’on s’en tient à cette définition, la plupart de mes amis et collègues font aujourd’hui partie de cette catégorie. Mais si les trois mille personnes qui ont “aimé” l’article critique sur Poutine étaient allées manifester place Pouchkine le 25 septembre [ jour de l’annonce de sa candidature], cela aurait été beaucoup plus spectaculaire que l’addition de trois mille clics. Nous avons pleurniché sur nos blogs parce que Medvedev avait trahi nos espérances, mais personne n’a eu l’idée d’éteindre son ordinateur et de sortir dans la rue. Ou personne n’en a eu envie.

Cinquième colonne Kommersant-Vlast (extraits) Moscou

L

’un de mes confrères journalistes a récemment publié un article sur tout le mal que lui a fait Poutine. Selon lui, le retour annoncé de celui-ci [à la présidence] place les Russes devant un choix : se résigner – en acceptant que la loi, le droit et le sentiment de sécurité n’existent plus chez nous –, ou opter pour l’émigration intérieure. Mon confrère en veut à Poutine de le placer devant cette alternative, et il n’est pas le seul. Plus de trois mille personnes ont adhéré à cet avis, ou plus exactement ont cliqué sur “j’aime” ; ils ont “liké”, comme disent les férus d’Internet. C’est beaucoup. J’ai d’ailleurs cliqué moi-même. Tel est notre univers virtuel d’opposition. Nous sommes tous des émigrés de l’intérieur, même si ce terme nous irrite. Personnellement, je ne lui trouve pas de connotation péjorative. Un émigré de l’intérieur est une personne en désaccord avec ce qui se passe autour d’elle, mais qui ne tente rien pour changer les choses, considérant que cela est inutile ou trop risqué. Quoique non conformiste, ce citoyen n’a pas le désir, ou pas la possibilité, de quitter le pays. A l’époque soviétique, certains écrivains ou critiques qualifiaient la poétesse Anna Akhmatova

Dessin de Vlahovic, Belgrade.

Pourquoi les “Petits seaux bleus” [association qui dénonce le comportement irresponsable des conducteurs de voitures dotées de gyrophares], les défenseurs de la forêt de Khimki [menacée par la construction d’une autoroute] ou les amis d’Oleg Kachine [ journaliste d’investigation sauvagement agressé devant chez lui en novembre 2010] se sont-ils exposés physiquement, et pas nous ? Tout un chacun ne serait-il pas directement concerné ? Dans son article, mon confrère écrivait justement que si, car, s’il prenait l’envie à quelqu’un de vous envoyer en prison, vous pourriez vous y retrouver. Ou si ce quelqu’un jetait son dévolu sur votre maison, votre entreprise, ou votre femme… Ou si vous vous trouviez au

Maudit snobisme

Société

Totalgie, quand tu nous tiens Deux mots ont fait un retour fracassant dans le vocabulaire journalistique et idéologique russe depuis fin septembre : “brejnévisation” (brejnevizatsia), construit à partir du nom de Leonid Brejnev, secrétaire général du PCUS de 1964 à 1982, et “stagnation” (zastoï), terme qui a qualifié cette période, située entre deux époques plus créatives : le dégel (ottepel) sous Nikita Khrouchtchev (1956-1964) et la perestroïka sous Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991). Ces deux mots ont été évoqués par les médias immédiatement après l’annonce, le 25 septembre, de la candidature de Vladimir Poutine à la présidence en mars 2012, rappelle le quotidien en ligne Gazeta.ru. “Et combien de temps Poutine a-t-il déjà gouverné ? Et combien de temps va-t-il encore pouvoir gouverner ?”

se sont-ils tous interrogés. Sachant que le mandat présidentiel est désormais de six ans et que Vladimir Poutine est arrivé aux commandes en 2000 – la période où il fut Premier ministre est souvent comptée comme une période de pouvoir –, le total fait vingtquatre ans. Autant dire que Brejnev (dix-huit ans) est largement battu. “Le pouvoir a alors décidé de reprendre à son compte cette critique et va désormais s’employer à valoriser le brejnévisme, poursuit le site. La technique a été rodée au cours des années 2000. A cette époque, il fallait ‘redresser un pays à genoux’ et ‘rétablir l’ordre’. L’idée d’un chef fort était nécessaire et l’image de Staline a été officiellement revalorisée.” Aujourd’hui, il s’agit de “conserver”, de maintenir en l’état “l’ordre qui a été établi”, explique toujours Gazeta.ru.

mauvais endroit au mauvais moment, sur la route, sur la voie qu’une personnalité importante aura décidé d’emprunter à contresens pour aller plus vite… Dans tous les cas vous seriez coupable. A présent, au Conseil de sécurité de l’ONU, aux côtés de la Chine, nous ne ferons que défendre les régimes libyen, syrien, iranien, pendant que les rejetons de nos hauts fonctionnaires feront leurs études à Paris ou à Londres, bien loin de Damas et de Téhéran, avec leurs comptes bien remplis en Suisse, et non en Chine. Certes, sur 140 millions de personnes [que compte la Russie], un petit million d’indignés, au mieux, seront au courant de tout cela, et pourront être traités de “cinquième colonne”. Ces dernières années, je ne cessais de me répéter que la situation s’arrangeait avec Medvedev, ne serait-ce qu’un tout petit peu. La différence me semblait flagrante, au moins dans le style. Pour moi, cela comptait, parce que, quand un Soviétique se met à parler de la primauté de la loi et du droit, de la lutte contre la corruption, il cesse au bout d’un moment d’être un Soviétique, tout comme ceux qui l’écoutent. Lorsqu’un homme, issu du système, limoge des généraux qui ont détourné des fortunes, il cesse d’être un homme du système, tout comme ceux qui assistent à cela. Lorsqu’un homme politique propose, concernant nos compatriotes du Caucase du Nord, plutôt que de les “buter jusque dans les chiottes” [fameuse exhortation de Poutine au sujet des rebelles tchétchènes], de créer sur place des emplois et des infrastructures afin d’éviter que ces gens ne deviennent des terroristes, il m’apparaît être un homme politique digne de ce nom.

Au-delà de la conjoncture électorale qui ravive pour un temps l’époque brejnévienne, un spécialiste de la culture russe a relevé dans la Nezavissimaïa Gazeta un phénomène psychosociologique plus latent et plus profond qui touche les ex-citoyens soviétiques. “Toute grande puissance incarne un fantasme de domination mondiale, explique-t-il. Chez les citoyens d’une ex-superpuissance peut subsister une nostalgie pour une sorte de Grand Tout originel, qui incarne une plénitude de l’être. Cet état d’esprit, qui se répand rapidement chez nous, peut être appelé totalgie (totalguia)”. Il s’agit d’un mot-valise construit à partir de “totalitarisme” et de “nostalgie” et qui désigne donc cet état de manque pour ce Grand Tout que représente un régime totalitaire et, en l’occurrence, pour le passé soviétique.

Après l’assassinat d’Anna Politkovskaïa [ journaliste de Novaïa Gazeta, célèbre pour ses enquêtes sur la Tchétchénie, assassinée en octobre 2006], Poutine avait cyniquement déclaré que sa mort causait plus de tracas que ses articles. Après le passage à tabac d’Oleg Kachine, Medvedev n’a rien dit de tel. Au contraire, il a tapé du poing sur la table et a ordonné de retrouver et de punir les coupables. Il a rencontré Kachine, ainsi que les membres de la rédaction de Novaïa Gazeta, ce que Poutine n’aurait jamais fait. Et cela aussi, pour moi, c’était important. J’ai eu récemment l’occasion de discuter avec Erjena Boudaeva, une femme handicapée originaire de la république de Bouriatie, en fauteuil depuis près de trente ans. A Oulan-Oudé, où elle habite, elle a obtenu, à l’aide d’un groupe de personnes qui la soutiennent, la construction d’un immeuble adapté, avec plans inclinés, ascenseurs et logements équipés comme il convient. Cet immeuble est le seul de ce genre dans toute la Russie. Erjena a consacré dix ans de sa vie à se battre contre les fonctionnaires, à réunir des fonds et à surveiller le chantier. Elle a ainsi permis à une centaine de personnes de retrouver le goût de vivre. Pour elle, le pouvoir représente un obstacle à la réalisation de ses projets, mais cela ne l’empêche pas d’accomplir l’indispensable pour atteindre ses objectifs. Peu à peu, elle change le monde autour d’elle. Cette personne, je ne peux pas la qualifier d’émigrée de l’intérieur. “Citoyenne” conviendrait peut-être, mais dans un sens différent de celui dont nous avons l’habitude. Lorsque je la regarde, j’ai un peu honte de moi, de ce que j’écris sur mon blog, de ma façon de cliquer sur “j’aime”, de ma carapace, de ma manie de dire que tout est inutile, de ce maudit snobisme intellectuel qui fait de moi une couarde. Olga Allenova


Courrier international | n° 1100| du 1er au 7 décembre 2011

Vers une Union eurasiatique

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Moscou

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UKRAINE

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FÉDÉRATION DE RUSSIE 140 $ 15 738 Population PIB (en millions (en parité de pouvoir d’habitants) d’achat, 2010)

GÉORGIE ARMÉNIE

Premiers candidats à l’intégration Autres candidats à terme

1 000 km

KAZAKHSTAN

AZERBAÏDJAN

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L’URSS jusqu’en 1991

CHINE MONGOLIE TURKMÉNISTAN KIRGHIZISTAN OUZBÉKISTAN

TADJIKISTAN

6,5

5,4

$ 2 341

$ 2 190

JAPON

Union européenne des 27

Source : FMI

$ 13 135

Union douanière entre la Biélorussie, le Kazakhstan et la Russie, noyau de la future union économique eurasiatique

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Abréviations : ES. Estonie, LE. Lettonie, LI. Lituanie.

BIÉLORUSSIE

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NORVÈGE

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numéro un dans l’espace postsoviétique n’est plus ce qu’elle était. En tout cas, on voit beaucoup moins d’initiatives visant à se mêler de tout partout, qu’il s’agisse de conflits locaux, d’élections ou de processus politiques. Les calculs plus froids commencent à être la règle. Dans le programme télévisé Conversation avec Vladimir Poutine – Suite, en décembre 2010, sur la chaîne Rossia, le Premier ministre avait soudain lâché que la Russie, qui représentait les deux tiers du potentiel total de l’URSS, aurait pu gagner à elle seule la Seconde Guerre mondiale et se passer de l’aide des autres Républiques. On peut dire que cette affirmation marque le rejet d’une notion postsoviétique canonique. Jusquelà, l’idée de la victoire de l’ensemble de l’Union durant la guerre constituait une légitimation des revendications russes visant à conserver la cohésion de l’ensemble du territoire de l’ex-URSS. En reléguant au second plan les quatorze autres Républiques, Vladimir Poutine a nié la nécessité de cette cohésion.

L’Ukraine, un partenaire idéal

Un héritage impérial nommé Eurasie L’annonce par Vladimir Poutine du projet de création d’une Union eurasiatique au sein de l’espace postsoviétique a sonné comme un programme présidentiel. Gazeta.ru Moscou

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’article de Vladimir Poutine sur le projet de création d’une Union eurasiatique, publié peu après l’annonce de son retour à la présidence, a été largement perçu comme l’exposé de son programme de futur chef d’Etat. J’ai ainsi entendu un diplomate occidental en livrer l’interprétation suivante : Poutine arrive comme antithèse de Medvedev et, donc, à la place de la modernisation, c’est-à-dire d’un développement intensif, il promeut un développement extensif, par l’investissement de nouveaux marchés et la progression de la présence russe. Selon d’autres versions, le futur président compte mettre à profit l’évident affaiblissement de l’Union européenne pour lancer une contre-offensive expansionniste afin de réaliser son ambition de restauration de l’empire. D’autres encore ont vu dans l’idée de Poutine une volonté de bâtir une union dans laquelle il apparaîtrait comme un grand démocrate par contraste avec de véritables autocrates. Certaines analyses sont tout de même positives, comme celle qui explique que l’on assiste à la première tentative depuis l’éclatement de l’URSS de proposer un modèle d’intégration répondant à une logique économique et potentiellement attractive pour les voisins de la Russie. On peut multiplier les hypothèses à l’envi, mais à en juger par des signes indirects, de plus en plus nombreux, l’aspiration, que l’on prête traditionnellement à la Russie, à élargir sa sphère d’influence cède peu à peu le pas à d’autres considérations.

Les récentes dissensions avec le Tadjikistan, à la suite du lourd verdict prononcé à l’encontre d’un pilote russe et d’un Estonien [condamnés à huit ans de prison pour trafic, ils ont finalement été libérés au bout de quelques jours], ont montré que, lorsque les questions de prestige [national] étaient en jeu, les réactions instinctives l’emportaient aussitôt sur les schémas théoriques. Pour être juste, il faut préciser que la campagne populaire contre les immigrés tadjiks [ils constituent une part importante des travailleurs immigrés des grandes villes russes] ne ressemble pas à celle qui avait visé les Géorgiens il y a cinq ans. Aujourd’hui, la plupart du temps, les attitudes restent correctes, si l’on ne tient pas compte bien sûr de la brusque découverte du Dr Onichtchenko [responsable des services sanitaires russes] sur l’état de santé des immigrés tadjiks [il les a opportunément accusés d’être des vecteurs du sida et de la tuberculose].

Compatriotes d’une autre culture Cela dit, dans l’opinion, on se sent de moins en moins partie prenante d’un peuple qui fut autrefois uni [le peuple soviétique – près de 300 millions de personnes réparties dans quinze Républiques fédérées, jusqu’en 1991]. On l’a vu avec l’évolution d’autres anciens empires, l’Empire britannique par exemple, au désir d’expansion succède généralement un isolationnisme nationaliste né de la peur du changement. La popularité du slogan “On en a assez de nourrir le Caucase”, malgré toute sa charge destructrice contre l’intégrité de la Russie elle-même [le Caucase du Nord fait partie de la Fédération de Russie], montre bien qu’une certaine frange de la société n’est pas encline à l’expansion, mais au contraire prête à renoncer à des territoires peuplés de compatriotes de culture différente. De même, au sommet de l’Etat, l’envie de hisser le drapeau à tout prix et de faire la démonstration que la Russie reste la grande puissance

L’URSS… et les pays frères ! “Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui souhaite son retour n’a pas de tête”, a déclaré un jour Vladimir Poutine. “Et celui qui émet des doutes sur notre capacité à construire une nouvelle Union est un imbécile”, a complété Maksat Kounakounov, conseiller du président du Parlement du Kirghizistan, qui assistait à une table ronde du parti Russie unie sur l’Union eurasiatique, rapporte Kommersant. Les participants ont exhorté les pays de la CEI à s’unir sur une base économique et “citoyenne”. Pour le directeur de l’Agence des communications politiques et économiques, Dmitri Orlov, des Etats “loyaux aux intérêts économiques de la Russie comme la Finlande, la Hongrie, la République tchèque, la Mongolie, le Vietnam, la Bulgarie, Cuba, le Venezuela”, pourraient les rejoindre.

Le paradoxe de l’Union eurasiatique est que son principal objectif n’est pas du tout l’Eurasie. Ce qu’elle désire avant tout, c’est intégrer l’Ukraine. Et, là non plus, il ne s’agit pas d’une ambition d’empire, mais de considérations tout à fait pratiques. L’une relève de la logique économique : sans l’Ukraine, l’union douanière et l’espace économique uni ne sont que d’intéressants prototypes d’unions intégrées ; avec l’Ukraine, qui dispose d’une économie diversifiée potentiellement forte, l’espace économique unifié devient une réalité avec laquelle les partenaires extérieurs devront compter. La seconde raison a trait à ce que j’ai évoqué plus haut. La montée de la xénophobie en Russie signifie que bâtir une union intégrée exclusivement avec des pays d’Asie centrale accroîtrait les tensions. Dès lors, l’Ukraine est un partenaire idéal, puisque, comme celle de la Biélorussie, sa présence conférera aussitôt une aura de “slavité” à la nouvelle structure. Il serait même possible de forcer le trait en expliquant que ce rapprochement avec l’Ukraine permettra de remplacer les Asiatiques sur le marché russe du travail, mais, à terme, Ukraine et Russie vont être confrontées à des problèmes démographiques similaires et à un manque de main-d’œuvre [nationale]. Plus globalement, tout projet unanimement considéré comme une tentative de faire renaître l’URSS peut en fait se révéler un adieu définitif à l’Union soviétique. Ainsi, lors de certains débats d’experts, on peut entendre des propositions de se démarquer de l’Asie centrale en instaurant de vraies frontières et des contrôles. Ce sont des appels radicaux, mais qui correspondent parfaitement à la “mélancolie postcoloniale”, ainsi que le sociologue britannique Paul Gilroy qualifie la deuxième phase du syndrome postimpérial. L’Union eurasiatique ne sera donc pas un retour à l’idée d’empire, mais marquera à l’inverse une nouvelle étape du renoncement à cette idée, dans une volonté de rassembler ce qui marche et de se délester des fardeaux. (Cependant, il ne sera pas possible de s’en défaire totalement, car aucune frontière n’arrêtera les flots d’immigrés en cas de crise incontrôlable.) Mais il s’agit là du prochain stade du démantèlement de l’héritage impérial. Et, sur le marché du travail en manque de bras de ce qui sera devenu l’Union eurasiatique, les places seront prises non plus par les ressortissants des nations postsoviétiques, mais par ceux d’un autre empire, l’empire du Milieu. Fiodor Loukianov



Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011 Les faits David Cameron

France

est attendu le 2 décembre à Paris pour le traditionnel sommet franco-britannique d’automne. Le 18 novembre, le Premier ministre britannique avait déjà rendu visite

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à Angela Merkel. La France comme l’Allemagne militent pour l’instauration d’une taxe sur les transactions financières, taxe dont le Royaume-Uni ne veut pas entendre parler.

Diplomatie

Sarkozy trop embrasse et mal étreint Entre le Britannique David Cameron et le président français, le courant passe. Ou passait. Car la crise de l’euro a multiplié les motifs de contentieux.

cières, souhaitée par la France et reprise avec enthousiasme par l’Allemagne, est considérée comme un projet visant délibérément à neutraliser la City, où ont lieu 80 % de ces opérations. “Les Français ont réagi à la crise en en faisant porter la responsabilité aux Anglo-Saxons et à leurs marchés, et en faisant pression pour l’adoption de nouvelles réglementations. Nous ne sombrons pas dans la paranoïa : ils veulent notre peau”, assure un responsable proche du dossier.

The Daily Telegraph (extraits) Londres

haque fois qu’il avait Gordon Brown au bout du fil, Nicolas Sarkozy prenait un malin plaisir, pour amuser son entourage, à déclarer son amour à celui qui était alors Premier ministre britannique et à extorquer à son interlocuteur collet monté les mêmes démonstrations d’affection. “Je t’aime, Gordon*”, disait le Français en se jetant dans la relation bilatérale avec une passion qui déroutait son voisin d’outre-Manche, plus froid. Aujourd’hui, il ne fait pas autre chose avec Angela Merkel, persistant à lui faire la bise en public, pour le plus grand embarras de l’Allemande – ce qui ne l’empêche pas, en privé, d’échanger avec Silvio Berlusconi des plaisanteries peu galantes sur le goût de celle-ci pour le fromage et la taille de son postérieur. La relation n’est pas moins passionnée avec David Cameron : un jour Sarkozy le prend dans ses bras dans Benghazi libérée, comme un frère d’armes, et le lendemain il lui fait la leçon pour avoir osé exprimer une opinion sur la crise de l’euro. Ils sont cependant plus proches que beaucoup ne le pensent. Le Premier ministre britannique éprouve une reconnaissance éternelle envers le président français, qui a fait preuve de grandeur d’âme et de générosité en envoyant, en septembre 2010, un hélicoptère militaire pour permettre à Cameron de rejoindre rapidement son père mourant [victime d’une crise cérébrale dans le Var]. “Ce sont des choses qui ne s’oublient pas”, confirme un ami.

C

Deux frères d’armes Cameron et Sarkozy se connaissaient avant d’accéder aux plus hautes fonctions, et le Britannique s’est rapidement pris de sympathie pour cet outsider combatif qui a su s’imposer dans l’establishment français et conquérir la présidence. Même si Sarkozy a parfois des exigences insupportables, c’est un atlantiste libéral qui s’efforce de moderniser son pays et d’améliorer sa compétitivité. L’amitié entre les deux hommes s’est forgée durant la campagne de Libye. “Quand il dit qu’il va faire quelque chose, il s’y tient”, commente avec admiration un diplomate britannique. A certains égards, et malgré les différends concernant la crise de l’euro, les relations de la Grande-Bretagne avec la France sont de plus en plus cordiales. En Libye, les deux pays ont uni leurs forces (avec le

La France avant tout

Dessin de Matt Kenyon paru dans The Guardian, Londres. soutien des Etats-Unis) dans un jeu de hasard en terre étrangère qui a finalement été couronné de succès. L’approfondissement de leur coopération dans le domaine de la défense prend une ampleur qui étonne des deux côtés de la Manche. Aux Nations unies et face à l’Iran, l’entente entre Paris et Londres impressionne. Le Louvre a même accepté de prêter à la National Gallery plusieurs de ses précieux

tableaux de Léonard de Vinci à l’occasion d’une exposition qui fera date. Pourtant, la concorde dans ces domaines ne pèse pas lourd face aux enjeux écrasants que représentent la situation dangereuse de la monnaie unique et ses conséquences pour l’économie mondiale. Les propos cordiaux qui se tiennent à Londres sur Nicolas Sarkozy occultent des vérités pénibles. La taxe sur les transactions finan-

Le président français a dû préparer deux budgets d’urgence en deux mois, démontrant, comme cela se murmure au Trésor britannique, son incapacité à prendre une longueur d’avance dans la lutte contre l’endettement de la France. En s’interdisant d’employer le mot “austérité” pour ne pas mettre en colère ses électeurs, tout en ayant annoncé très tôt qu’il ne pourrait respecter la promesse qu’il avait faite d’équilibrer le budget, son gouvernement allait forcément au-devant des ennuis. Gouverner, c’est choisir, disait Mendès France à l’occasion d’une autre crise. Nicolas Sarkozy a voulu gouverner sans choisir : il en paie aujourd’hui le prix. David Cameron va finir par devoir aller à Paris pour plaider la cause de la GrandeBretagne au sein de l’Union européenne. Il sait que la France mise sur une union sacrée avec l’Allemagne, et qu’il serait irresponsable de parier contre sa pérennité. Mais cette crise vient mettre à nu les tiraillements que vit la France depuis des décennies. Monsieur* est-il plutôt Nord ou plutôt Sud ? La France penche-t-elle du côté des économies libérales et efficaces du Nord, ou plutôt vers la vie façon siesta des Méditerranéens ? On n’imagine guère le pays faire un choix, car les deux mentalités l’habitent. Quant à Nicolas Sarkozy, comme le disait un Harold Macmillan [Premier ministre britannique de 1957 à 1963] penaud après une rencontre avec Charles de Gaulle, “il parle de l’Europe, mais c’est le mot France qu’il faut entendre”. Benedict Brogan * En français dans le texte.

Eclairage

Pour quelques mots de trop Le 23 octobre, à Bruxelles, une altercation a opposé Nicolas Sarkozy et David Cameron. “Nous en avons assez de vous entendre nous critiquer et nous dire ce que nous avons à faire. Vous dites détester l’euro, et maintenant vous voulez vous ingérer dans nos réunions”, a lancé le président français

au Premier ministre britannique. Ces propos ont fait couler beaucoup d’encre au Royaume-Uni. Pour The Times, ils ont valeur de signal : “En dépit de dixhuit mois d’une relation sans nuages, avec cadeaux pour les bébés [Cameron et Sarkozy sont tous deux

jeunes papas], bises à Carla et pacte de coopération militaire inédit, la France reste encline à abandonner la Grande-Bretagne en rase campagne”, analyse le quotidien britannique. La crise de l’euro menace les chances de Sarkozy de se faire réélire et, dans ce contexte, la survie

politique du Français passe avant les relations francobritanniques, pressent The Times. D’autant que David Cameron et son entourage “ont peut-être le tort de dire tout haut ce qui se murmure en France”, poursuit-il : que la zone euro est au bord de l’implosion.


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France

Très demandée Depuis le 21 novembre, Nicole Notat, fondatrice de Vigeo, est médiatrice des nouveaux horaires pour la SNCF et Réseau ferré de France (RFF). A compter du 11 décembre, 85 % des horaires de train doivent

en effet être modifiés. La mission de Nicole Notat est d’assurer le dialogue avec les usagers, associations de consommateurs et élus locaux pour faciliter la transition et éviter tout conflit.

Entreprises

Vigeo, l’agence sociale AAA Au Japon, on dit le plus grand bien de l’agence de notation présidée par Nicole Notat. Visionnaire, la société française aurait tout d’une grande. Asahi Shimbun Tokyo

n 2009, déjà, l’énergéticien Tokyo Electric Power (Tepco) et la Grèce avaient été sanctionnés dans un rapport de l’agence de notation française Vigeo. Tepco, l’opérateur de la centrale japonaise de Fukushima Daiichi, avait alors récolté 2 “moins” sur 5 des critères pris en compte [soit une note inférieure à la moyenne du secteur], et la Grèce avait été classée pire élève de l’Union européenne, avant même que l’on ne découvre l’étendue de sa dette. A la même époque, Moody’s, principale agence de notation mondiale, octroyait encore un Aa2 à Tepco [soit le 3e rang en partant du haut de l’échelle] et un A1 aux obligations de l’Etat grec. L’autre grande agence, Standard & Poor’s, classait respectivement Tepco et la Grèce aux 3e et 7e crans de son échelle de notation. Et Tepco, comme la Grèce, figurait encore dans la catégorie “investissement” [correspondant à un niveau de risque faible pour les investisseurs].

E

Scrupules et états d’âme Dès lors, on peut se demander ce qui avait conduit Vigeo à livrer un avis très différent de ceux des autres agences de notation. Gagner de l’argent et surtout ne pas en perdre, voilà la maxime qui s’impose à quiconque veut acheter des actions ou des obligations. Mais il arrive que certaines entreprises dégagent beaucoup de bénéfices alors que, du point de vue de l’éthique sociale et environnementale, leurs conduites ne sont pas du tout louables. Ainsi, des entreprises licencient leur personnel sans états d’âme, et d’autres fabriquent ou vendent des armes sans scrupules. Certaines vont même jusqu’à fabriquer des produits à moindre coût en faisant travailler des enfants dans des pays pauvres. Pour les investisseurs privilégiant des entreprises responsables à l’égard de la société, Vigeo fournit des notations destinées à guider ce qu’on appelle “l’investissement socialement responsable (ISR)”. Elle fonde ses appréciations sur l’examen de divers critères, comme la gouvernance de l’entreprise, le respect de l’environnement, la politique de l’emploi. Tout cela dans le but de faire savoir si ces entreprises ont un fonctionnement sain. Aux yeux de Vigeo, la gouvernance de Tepco ne méritait donc pas plus qu’une note de 2 sur 100, car la société avait de sérieux problèmes de transparence – surtout en ce qui concernait le nombre d’administrateurs externes, l’indépendance et

Dessin de Mix & Remix paru dans L’Hebdo, Lausanne. la rémunération des dirigeants, ainsi que le mode de décision. Les entreprises japonaises pèchent généralement sur ces points, mais Tepco s’imposait comme la pire de toutes. Son piètre respect des normes environnementales était également épinglé. Par exemple, Vigeo faisait état du peu d’informations communiquées à la population, en 2007, dans l’affaire des fuites radioactives à la centrale nucléaire de Kashiwazaki-Kariwa, dans la préfecture de Niigata [la centrale avait été ébranlée par un séisme de magnitude 6,8]. Pour cette raison, à cause d’un faible intérêt démontré envers les énergies naturelles, Tepco avait écopé d’un 7 sur 100. [En 2011, après la catastrophe de Fukushima, Tepco a de nouveau été durement critiqué pour son manque de transparence et sa lenteur à réagir.] Quand il s’agit de noter un Etat, Vigeo vérifie soigneusement si les choix politiques du gouvernement sont faits dans l’intérêt public et la transparence. Considérant que la Grèce ne garantissait pas assez la liberté d’expression et ne luttait pas efficacement contre la corruption, elle lui avait attribué la note la plus faible de tous les pays membres de l’UE.

Sonder les failles “Certaines sociétés présentent parfois de bons indices financiers. Puis, à la faveur d’un scandale, on découvre soudain que les systèmes de gestion du personnel laissent à désirer. Il arrive souvent que, en dépit des apparences, des organisations soient porteuses de facteurs déstabilisants. Nos enquêtes permettent de déceler de telles faiblesses”, explique Hiroaki Aoki, un analyste de la succursale bruxelloise de Vigeo. Pour mener ses évaluations, l’agence s’appuie sur des données provenant non seulement de documents publics et d’informations communiquées par l’entreprise, mais aussi de son propre réseau, alors que les agences traditionnelles partent du principe que les bilans financiers sont exacts et dûment contrôlés.

Dans le rapport 2009 de Vigeo, les pays de la zone euro les plus mal notés après la Grèce étaient le Portugal et l’Italie, comme si l’agence, avec deux ans d’avance, avait pressenti la crise de la dette et les difficultés que traversent actuellement ces pays. C’est là quelque chose de remarquable. Cette année, Vigeo a attribué au Japon la même note qu’à l’Italie. Il juge que l’archipel, comparé aux pays de l’UE, montre des faiblesses en matière de respect des droits des citoyens et des travailleurs. On soulignera que, depuis que les grandes agences de notation ont été obligées [en 2008] de dégrader brusquement la note de la société américaine Enron pour cause de

En bref Des notes et des dates

Des femmes aux affaires Historiquement, c’est en France que le secteur de la notation sociale et environnementale a vu le jour. En 1997, Geneviève Ferone a créé l’Arese (Agence de rating environnemental et social des entreprises). Cinq ans plus tard, l’Arese a été absorbée par Vigeo, tout juste fondée par Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et, à ce titre, première femme en France à avoir dirigé un syndicat. D’autres agences plus spécialisées dans la gouvernance existent en France, comme Proxinvest ou EthiFinance (au niveau des PME).

fraudes comptables, elles ont elles aussi renforcé leur vigilance à l’égard de la gouvernance. Une centaine d’organismes sont aujourd’hui clients de Vigeo, parmi lesquels des banques, certains fonds de pension ou la Croix-Rouge. La plupart sont des entreprises européennes ; deux seulement sont japonaises. Tadashi Hayamizu est l’un des clients nippons de Vigeo. Dirigeant d’Asunohane [Les ailes de demain], fonds d’investissement ISR de la compagnie d’assurances Asahi Life Asset Management (Alamco), il souligne : “Les sociétés qui ont de la valeur sont celles qui développent des activités liées à l’environnement et des soins aux personnes âgées – deux enjeux de société. Nous savons que ces secteurs seront rentables à long terme et nous choisissons toujours nos investissements avec le concours de Vigeo.” Alamco a ainsi renoncé à investir dans des compagnies d’électricité du type de Tepco, alors même que celles-ci étaient considérées comme excellentes et stables. “A mes yeux, la politique nucléaire du Japon comporte des contradictions. Le cycle du combustible nucléaire n’est viable ni techniquement ni économiquement. En tant que secteur, le nucléaire n’est donc pas attrayant pour nous”, poursuit Tadashi Hayamizu. Asunohane obtient de meilleurs résultats que de nombreux autres fonds d’investissement. Dès que l’économie va mal, on a tendance à braquer le regard sur les marchés. Mais il faut élargir son champ de vision à la société dans sa globalité. Les risques et les promesses, jusqu’alors invisibles, que portent les Etats et les entreprises commencent alors à apparaître. A travers le combat mené par Vigeo et Asunohane, on prend à nouveau conscience que les marchés représentent non pas la totalité de la société, mais une partie de cette dernière. “Que faut-il faire pour améliorer notre société ? Ne pas hésiter à dire qu’une entreprise est pernicieuse quand c’est le cas. C’est déjà un premier pas”, conseille M. Aoki. Hirohito Ono



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Europe

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Portugal

En colère contre mon voisin, le Premier ministre A Lisbonne, Pedro Passos Coelho n’habite pas au palais de São Bento, sa résidence officielle, mais dans son appartement de la banlieue. Dans la rue du Premier ministre, les habitants vivent mal les mesures d’austérité imposées par leur illustre voisin. Expresso Lisbonne

l suffirait à Pedro Passos Coelho de sortir à nouveau à pied par l’entrée principale de son immeuble – et non par cette discrète porte de garage, à l’arrière, qu’il utilise pour filer en voiture depuis qu’il est Premier ministre – pour se rendre compte des effets concrets de la crise dans la rue où il vit, à Massamá [une cité-dortoir près de Sintra, à l’ouest de la capitale]. Le pays est en colère. Tout comme une bonne partie des habitants du quartier. Le jour où a été annoncée la suppression partielle des primes de vacances et de Noël, certains sont venus en bas de chez lui pour protester ou lancer des insultes. Juste en face du numéro 27 de la Rua da Milharada, un salon de coiffure et un restaurant ont baissé leur rideau. Par manque de clients. Et, sur cette artère bordée de hauts bâtiments, semblable à tant d’autres de la banlieue lisboète, il suffit d’entrer dans d’autres commerces pour comprendre que la menace plane sur toute la rue. Chaque mois, une nouvelle enseigne fait faillite, de nouveaux habitants perdent leur travail ou subissent des réductions de salaire. Ici comme ailleurs, les mesures d’austérité qui surgissent un mois sur deux rythment la (dé)cadence. A quelques numéros des deux enseignes fermées, Rute Ramos, 35 ans, le regard perdu sur une gigantesque mappemonde, attend que quelqu’un vienne s’asseoir devant elle pour lui acheter des vacances. Mais seuls partent à l’étranger ceux qui vivent bien, “et ils sont de plus en plus rares, dit-elle. En un an, notre clientèle a diminué de 50 %”. Elle s’estime heureuse de toujours bénéficier d’un emploi. D’autant qu’elle a une petite fille d’un an et que son mari est à la maison, sans emploi ni aide de l’Etat. “J’ai l’impression que la moitié des Portugais sont au chômage”, lâche-t-elle [le taux de chômage est officiellement de 12,5 %]. Et ceux qui ne le sont pas n’ont d’autre choix que d’accepter des salaires plus bas, et la précarité qui va avec. C’est d’ailleurs le cas de Rute, qui a dû accepter de voir son salaire baisser de 900 à 850 euros [le smic est de 485 euros]. La propriétaire d’un salon de coiffure

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précise de son côté qu’elle a vu chuter son chiffre d’affaires de 30 % depuis un an. “Je me demande si je ne vais pas aller déposer mon salaire là-haut au cinquième étage, histoire de voir si le Premier ministre saurait mieux gérer cet argent que moi. Les mesures prises n’avaient pas à être aussi dures et aussi brutales.” Il n’y a là rien de personnel, bien sûr. Comme bien d’autres de ses voisins, la coiffeuse trouve Pedro Passos Coelho “sympathique et bien élevé”. Près de l’immeuble où vit le Premier ministre, impossible de ne pas remarquer une nouveauté. Ce nouvel avatar de la crise a fait son apparition il y a quatre mois : “Achète or et bijoux contre espèces.” Et, dans un pays endetté, c’est une affaire qui prospère. Pas

seulement à Massamá [au point que les attaques de bijouterie ont fortement augmenté]. Tous les jours ou presque, quelqu’un entre ici pour vendre des bijoux, surtout des femmes divorcées, de 30 à 50 ans. Ici, le gramme d’or se négocie à 18 euros, bien au-dessous du prix du marché, qui dépasse 42 euros. “On voit qu’elles s’inquiètent pour leurs enfants, constate Liliana Coelho, qui reçoit dans la boutique, qu’elles sont endettées jusqu’au cou.” Liliana n’est pas certaine que les 600 euros qu’elle reçoit justifient ces marchandages sur le malheur des autres. De l’autre côté de la rue, João Alves, 70 ans, les cheveux blancs, se rend à la pharmacie non pas pour marchander le prix des médicaments, mais juste pour

Dessin de Faber, Luxembourg. déterminer ceux qu’il peut encore se payer avec ce qui lui reste de ses 450 euros de retraite. Récemment opéré de l’épaule, qu’on lui a remplacée par une prothèse, il

s’est fait à l’idée de ne pouvoir acheter qu’une partie des remèdes dont il a besoin. Et il compte les jours en attendant d’avoir repris suffisamment de forces pour se remettre au volant de son taxi, douze heures par jour : “Sans cela, je ne pourrai pas payer mes dettes et celles de ma femme ni aider mes enfants, qui se trouvent de nouveau dépendants de moi.” João Alves est révolté : “Il n’y a pas de justice dans ce pays. Quand on vole un kilo de pommes, on va en prison, mais on peut voler des millions et se balader librement. Je veux parler des politiques et des grands patrons qui nous font boire le bouillon aujourd’hui…” C’est à l’intérieur même de l’immeuble de “Pedro”, le “cher” voisin du cinquième droite, que les propos deviennent plus cléments. Même avec les nouvelles de la panique financière qui proviennent du poste de télévision. Sur le canapé, Francisco et Bernardete Sesinando, 78 et 76 ans, ne supportent plus ce mot rebattu : la crise, la crise, toujours la crise. Ils vivent dans un quatre-pièces de 200 mètres carrés semblable à celui du Premier ministre. Pour eux, c’est son prédécesseur [socialiste] José Sócrates le coupable de la situation actuelle. Passos est parfaitement innocent : “Il a dû se plier aux ordres de la troïka [Banque centrale européenne, Fonds monétaire international, Commission européenne], sinon le pays coulait”, résume ce lieutenant-colonel de l’armée de réserve. Depuis qu’il a été nommé, on ne voit plus Pedro Passos Coelho promener ses quatre caniches ou prendre un verre de lait au café Momentus, en bas de l’immeuble. Bernardo Mendonça

Rigueur

Plus de licenciements, moins de jours fériés Le 16 novembre, la troïka (le FMI, la Commission européenne et la Banque centrale européenne) a validé le versement d’une nouvelle tranche des 78 milliards d’euros accordés au Portugal en mai dernier. Elle a néanmoins appelé le pays à réduire les salaires dans le privé “afin d’améliorer la compétitivité en termes de coûts de maind’œuvre”, pouvait-on lire dans le Diário de Notícias. Si Pedro Passos Coelho a simplement appelé pour sa part à une modération salariale, il envisage néanmoins la suppression

pure et simple de quatre jours fériés et la flexibilisation des licenciements. Une régression sociale qui viendrait s’ajouter aux nombreuses mesures d’austérité décidées par le gouvernement : coupes dans les budgets de la santé, de l’éducation et de la culture ; augmentation de la TVA, notamment sur le gaz et l’électricité ; hausses du prix des transports ; diminution du montant et de la durée des allocations chômage ; gel des salaires des fonctionnaires et suppression de deux de leurs quatorze mois de salaire

en 2012 ; ou encore augmentation de la journée de travail d’une demi-heure dans le privé. Sans compter la disparition programmée d’une des deux chaînes publiques de télévision et les nombreuses privatisations, dont celle des services de distribution d’eau et d’électricité. Selon des estimations officielles, la rigueur devrait entraîner en 2012 une contraction de 3 % de l’économie et un chômage record de 13,4 %. “Il est possible que l’aggravation des conditions de vie accélère le passage de

l’indignation à la révolte. Ici, comme en Grèce, il existe un seuil de tolérance des citoyens au recul de la qualité de vie”, estime un éditorial de Público. En réaction à cette politique, les syndicats ont répondu par une grève générale le 24 novembre, très suivie dans la fonction publique, et n’excluent pas une nouvelle journée d’action. Le jour même de la mobilisation, l’agence de notation Fitch abaissait d’un cran la note du Portugal – de BBB- à BB + –, reléguant ainsi le pays dans la catégorie des émetteurs à risque.



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Europe

Union européenne La Croatie

signera le traité d’adhésion à l’UE le 9 décembre à Bruxelles. La cérémonie aura lieu cinq jours après les élections législatives, en présence du président croate,

Ivo Josipovic, et du Premier ministre, Jadranka Kosor, qui a bouclé les négociations, mais dont le parti, HDZ, a peu de chances de conserver le pouvoir. Avant de devenir le 28e membre de l’UE,

le 1er juillet 2013, la Croatie doit soumettre le traité à référendum (début 2012). La crise de l’euro a rendu l’Europe absente de la campagne électorale, risquant de renforcer les rangs des eurosceptiques.

Croatie

A Zagreb, élection sanction contre la corruption L’Union démocratique croate (HDZ), le parti qui domine depuis vingt ans la vie politique du pays, est donnée perdante aux élections législatives du 4 décembre. Son règne s’achève sur un bilan peu réjouissant.

nistre Ivo Sanader [emprisonné depuis onze mois pour corruption] qui a apporté une touche de modernité au HDZ, en le rapprochant des partis européens d’obédience populaire et chrétienne. Pourtant, jamais la corruption n’a été aussi grande que sous son mandat [2003-2009 ]. Elle a accompagné tout le processus de privatisation, avant de devenir la raison d’être de l’Etat. Jadranka Kosor, qui a succédé à Sanader au poste de Premier ministre, n’a jamais eu l’intention de nettoyer ces écuries d’Augias. C’est grâce à la détermination du procureur de la République, Mladen Bajic, que le HDZ a enfin dû répondre de ses actes. Le procès contre Ivo Sanader est ainsi devenu le procès des années HDZ. Mais pour la corruption il faut être deux. Le HDZ était certainement le principal acteur, mais qui sont les autres ? Ils viennent pour une part de l’Union européenne et des Etats-Unis (en général, on ne parle pas de ces entreprises) et pour une autre de chez nous. Les entreprises d’Etat n’étaient pas les seules à se partager la manne. De nombreuses entreprises privées, surtout dans le secteur du BTP et des communications, ont également profité des largesses du parti. Le procès de Sanader s’ouvre sur l’affaire emblématique de la banque autrichienne Hypo Bank [Sanader est accusé d’avoir perçu une commission de près de 480 000 euros pour un prêt accordé à l’Etat croate en 1995]. Mais passer sous silence les autres affaires équivaudrait à amnistier le HDZ d’une grande part de ses responsabilités. Marinko Culic

Tportal (extraits) Zagreb

e directeur de l’une des plus grosses banques croates, la Privredna Banka Zagreb (PBZ), a récemment déclaré qu’il n’était pas sûr que son établissement prêterait de l’argent à l’Union démocratique croate [HDZ, le parti au pouvoir, conservateur] pour financer sa campagne électorale. Entre les lignes, on comprenait que le HDZ était devenu une entreprise peu fiable et que la banque n’avait aucune intention de jeter de l’argent par les fenêtres. En clair, ceux qui trouvaient que le HDZ était un bon, voire un excellent partenaire tant que le parti leur permettait d’avoir la mainmise sur le marché financier croate prennent désormais leurs distances. Ceux qui vont retourner leur veste seront nombreux. Comme si le HDZ était une catastrophe naturelle ! C’est pourtant tout le contraire. Car l’histoire tumultueuse de la Croatie depuis 1991 [date de son indépendance] est étroitement liée à ce parti. Grâce au HDZ [fondé en 1990 par Franjo Tudjman, qui proclama la république croate et fut président de la Croatie jusqu’à sa mort, en

L

Dessin de Kazanevsky, Ukraine. 1999], l’armée croate a agi pendant une décennie comme un Etat dans l’Etat. Il en est de même des organisations d’anciens combattants, de certains lobbys commerciaux, de magnats de l’agriculture et du pétrole, ainsi que de sportifs, d’artistes ou de journalistes triés sur le volet. Ils profitaient tous de la manne du HDZ, menacé désormais d’une cuisante défaite aux élections législatives du 4 décembre.

Au début des années 1990, le HDZ s’est emparé de l’appareil d’Etat pour en faire un instrument au service de cliques clientélistes et de fratries nationalistes. Lors d’un moment de déprime, le Premier ministre Jadranka Kosor a dit sur ce parti beaucoup plus qu’elle ne l’aurait souhaité : s’il le faut, a-t-elle expliqué, le HDZ doit retourner là où il a commencé, dans un garage de la banlieue de Zagreb. Paradoxalement, c’est l’ancien Premier mi-

Kosovo

La minorité serbe et ses “frères” russes

u-dessus de la partie nord – peuplée en majorité de Serbes – de Mitrovica flotte désormais un immense drapeau russe, et des affiches sur les murs montrent “les frères de toujours” Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev. Le lundi 21 novembre, les pourparlers entre la Serbie et le Kosovo sur les questions de frontières ont repris. Comme on pouvait s’y attendre, ils n’ont rien donné.

A

Vers un troc territorial ? Mitrovica

SERBIE

MONT.

SERBIE Pristina

Pec KOSOVO

Prizren

MACÉDOINE ALBANIE 40 km

Zones majoritairement serbes (au Kosovo) albanaises (en Serbie)

Belgrade

Courrier international

Gazeta Wyborcza (extraits) Varsovie

Il semble bien que les Serbes de Mitrovica ne fassent plus confiance à leur exmétropole, la Serbie. Ils ont peur que Bruxelles, dans les négociations sur l’adhésion de la Serbie à l’UE, n’exige de Belgrade une reconnaissance du Kosovo. C’est pourquoi 20 000 des 70 000 Serbes habitant encore le Kosovo ont demandé à la Russie de leur accorder la citoyenneté russe. La Russie nous défendra contre les Albanais, disent les Serbes de Mitrovica. En 1999, après que les troupes de l’Otan ont forcé les troupes serbes à évacuer le Kosovo, les Albanais ont exercé des représailles sanglantes sur les Serbes demeurés dans la province. Aujourd’hui, ces derniers croient en un “parapluie” de protection russe. “Nous comprenons entièrement les raisons des Serbes du Kosovo et nous étudions leurs demandes avec le plus grand soin”, a déclaré Sergueï Lavrov,

Pr Bu ja es ev no va o c

Sur les 70 000 Serbes qui habitent encore le Kosovo, 20 000 (50 000 selon la presse serbe) ont demandé à Moscou de leur accorder la nationalité et des passeports russes.

ministre des Affaires étrangères russe. Et peu importe, apparemment, que la législation russe exige des candidats à la citoyenneté d’habiter la Russie ou d’être ressortissant de l’une des anciennes Républiques soviétiques… Par ses promesses, Moscou entretient les illusions des Serbes du Kosovo. Il serait beaucoup plus juste de rattacher Mitrovica à la Serbie, et au Kosovo les districts de Bujanovac et de Presevo, situés du côté serbe de la frontière mais peuplés d’Albanais. Mais personne n’oserait rectifier les frontières balkaniques, de crainte qu’il n’y ait de nouvelles effusions de sang. Dawid Warszawski* * Dawid Warszawski est le pseudonyme de Konstanty Gebert, journaliste polonais spécialisé dans les Balkans. Lors de la guerre en Yougoslavie, il avait longuement suivi le rapporteur de l’ONU Tadeusz Mazowiecki.



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Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011

Union européenne Scénario

En 2021, Vienne, capitale d’une nouvelle Europe “germanique” A partir de la crise actuelle, l’historien Niall Ferguson se projette dans dix ans : l’euro existe toujours, mais l’UE a cédé la place aux Etats unis d’Europe, dominés par l’Allemagne. The Wall Street Journal (extraits) New York

ienvenue dans l’Europe de 2021 ! Dix ans se sont écoulés depuis la grande crise de 2010-2011, qui a eu la peau de dix gouvernements, dont ceux de l’Espagne et de la France. Beaucoup de choses ont changé. L’euro est toujours en circulation, même si aujourd’hui on ne voit plus que rarement des billets de banque. (De fait, la facilité avec laquelle on effectue les transactions électroniques amène les gens à se demander comment on a pu croire que la création d’une monnaie unique européenne en valait la peine.) Mais Bruxelles n’est plus le siège politique de l’Europe. Vienne lui a succédé brillamment. “Cela tient sans doute à l’héritage des Habsbourg”, explique la très dynamique Marcha Radetzky, nouvelle chancelière autrichienne. “Grâce à cela, la politique internationale paraît tellement plus amusante.” Les Allemands apprécient eux aussi la nouvelle situation. “D’une certaine façon, nous ne nous étions jamais sentis très à l’aise en Belgique”, se rappelle le chancelier allemand Reinhold Siegfried von Gotha-Dämmerung.

B

Chômage à 20 % La vie est encore loin d’être facile dans les Etats périphériques des Etats unis d’Europe (ou EUE, nom actuel de la zone euro). En Grèce, en Italie, au Portugal et en Espagne, le chômage a atteint 20 %. Mais la mise en place d’un nouveau système de fédéralisme budgétaire en 2012 a assuré un flux régulier de fonds depuis le noyau nord-européen. Les Européens du Sud sont désormais habitués à ce compromis. Un cinquième de la population a plus de 65 ans et la même proportion est au chômage. Autant dire que les gens ont le temps de profiter de la vie. Et il y a beaucoup d’euros à gagner dans cette économie des seniors. On peut notamment travailler comme servante ou jardinier pour des Allemands qui ont leurs résidences secondaires dans le Sud ensoleillé. En fait, les EUE ont accueilli de nouveaux membres. La Lituanie et la Lettonie ont mené à bien leur projet d’adhésion à l’euro, suivant en cela l’exemple de l’Estonie voisine. La Pologne, sous la conduite dynamique de l’ancien ministre des

La future Europe redessinée par The Wall Street Journal : la fédération des Etats unis d’Europe (United States of Europe) est dominée par l’Allemagne. A l’ouest, la république d’Irlande et le Royaume Uni ont formé le Royaume Réuni (Reunited Kingdom). Au nord, la Ligue nordique (Norse League) regroupe cinq pays, dont l’Islande. Dessin de Peter Arkle paru dans The Wall Street Journal Europe, Bruxelles. Affaires étrangères Radoslaw (Radek) Sikorski, a fait de même. Ces pays sont les figures emblématiques de la nouvelle Europe, attirant les investissements allemands avec leurs impôts et leurs salaires relativement faibles. Mais d’autres pays ont quitté l’union. David Cameron – qui entame son quatrième mandat en tant que Premier

ministre britannique – remercie sa bonne étoile : cédant à contrecœur aux pressions des eurosceptiques de son propre parti, il avait décidé d’organiser un référendum sur l’appartenance à l’UE. Encouragés par les pugnaces tabloïds londoniens, les Britanniques ont alors voté pour la sortie de l’UE à 59 % contre 41 %, puis ont donné aux conservateurs la majorité absolue à la

Chambre des communes. Libérée de la paperasserie de Bruxelles, la GrandeBretagne est devenue la destination préférée des investissements chinois en Europe. Et les riches Chinois adorent leurs appartements de Chelsea, sans parler de leurs splendides propriétés de chasse en Ecosse. A certains égards, cette Europe fédérale réjouirait le cœur des pères fondateurs


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“Est-ce vraiment la fin ?” se demande la dernière édition de The Economist à propos de l’euro. Sans apporter de réponse définitive, l’hebdomadaire britannique note que la crise de la zone euro “tourne à la panique”.

de l’Europe unie. L’intégration européenne est née du partenariat franco-allemand lancé par Jean Monnet et Robert Schuman dans les années 1950. Mais les EUE de 2021 n’ont plus grand-chose à voir avec l’Union européenne qui s’est effondrée en 2011. Il est révélateur que cette désintégration de l’UE ait eu pour précurseurs Athènes et Rome, les deux grands berceaux de la civilisation occidentale. Mais Georges Papandréou et Silvio Berlusconi n’étaient pas les premiers leaders européens, loin s’en faut, à succomber à ce que l’on pourrait appeler la malédiction de l’euro. Depuis juin 2010, date à laquelle la panique a commencé à se répandre dans la zone euro, pas moins de sept gouvernements sont tombés : ceux des Pays-Bas, de la Slovaquie, de la Belgique, de l’Irlande, de la Finlande, du Portugal et de la Slovénie. A elle seule, la chute de neuf gouvernements en moins de dix-huit mois était remarquable. Non content d’être fatal aux gouvernements, l’euro suscitait une nouvelle génération de mouvements populistes, comme le Parti pour la liberté [aux PaysBas] et les Vrais Finlandais. La Belgique était sur le point de se scinder en deux entités. L’Europe était atteinte dans ses structures politiques mêmes.

Dans l’Europe du Sud, on peut travailler comme servante ou jardinier dans les résidences secondaires des Allemands. Quelle serait la prochaine victime ? La réponse était évidente. Après les élections [législatives] du 20 novembre 2011 et la défaite du président du gouvernement espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero, le nouveau leader dans la ligne de mire devient le président français, Nicolas Sarkozy, qui briguait un deuxième mandat lors de la présidentielle du mois d’avril 2012. Fin 2011, tout le monde se demande si l’union monétaire européenne, créée à grand-peine dans les années 1990, est au bord de l’effondrement. De nombreux experts en sont alors convaincus. De fait, l’influent Nouriel Roubini, de l’université de New York, fait valoir que la Grèce ne sera pas le seul pays à devoir quitter la zone euro – ou à devoir en être expulsée. L’Italie est le prochain sur la liste. Mais on voit mal comment la monnaie unique aurait pu survivre à cette hypothèse. Les spéculateurs auraient aussitôt jeté leur dévolu sur un autre maillon faible, sans doute l’Espagne. Entre-temps, les pays ainsi exclus de la zone euro se seraient retrouvés encore plus mal en point qu’auparavant. Du jour au lendemain, toutes leurs banques et la moitié de leurs entreprises seraient devenues insolvables, avec leur passif libellé en euros et leurs actifs en drachmes ou en lires. De plus, rétablir

marché obligataire quelques semaines après son entrée en fonctions. Dans les faits, il a transformé la BCE en un prêteur en dernier ressort pour les gouvernements. Mais cette politique dite “d’assouplissement quantitatif”, telle que l’a pratiquée M. Draghi, a eu le grand mérite de fonctionner. Comme il l’a dit dans une interview fin 2011, “on ne peut sauver l’euro qu’en faisant tourner la planche à billets”. Résultat : l’union monétaire européenne n’a pas volé en éclats, malgré les sombres prévisions des experts. Au contraire, en 2021, l’euro est utilisé par davantage de pays qu’avant la crise.

Empire des Habsbourg

Dessin de Schot, Pays-Bas. les anciennes monnaies aurait été ruineux en période de déficits déjà chroniques. De nouveaux emprunts auraient été impossibles à financer, à moins de faire tourner la planche à billets. Ces pays auraient eu tôt fait d’être happés par une spirale inflationniste, les effets bénéfiques d’une dévaluation étant réduit à néant. Pour toutes ces raisons, je n’avais jamais vraiment misé sur un éclatement de la zone euro. Dans mon esprit, il paraissait bien plus vraisemblable que la monnaie survive… mais que l’Union européenne se désintègre. Car il n’existait pas de mécanisme juridique permettant à la Grèce de quitter l’union monétaire. En revanche, en vertu de l’article spécial 50 du traité de Lisbonne, un Etat membre pouvait bel et bien quitter l’UE. Et c’est précisément ce qu’ont fait les Britanniques. La Grande-Bretagne a eu un coup de chance : au début du mandat de Premier ministre de David Cameron, on pouvait craindre l’éclatement du Royaume-Uni. Mais la crise financière a détourné les Ecossais de leurs projets d’indépendance. Et, en 2013, par une péripétie de l’Histoire que bien peu d’unionistes d’Irlande du Nord auraient crue possible, les électeurs de la république d’Irlande ont troqué l’austérité des EUE contre la prospérité du Royaume-Uni. Les Irlandais, ayant surmonté leurs antagonismes religieux, ont fêté leur appartenance à un royaume réunifié de Grande-Bretagne et d’Irlande en scandant ce slogan : “Mieux vaut les Britanniques que les bureaucrates.”

Ligue nordique En 2011, personne n’avait prévu ce qui allait se passer dans les pays nordiques. Inspirés par le parti des Vrais Finlandais d’Helsinki, les Suédois et les Danois – qui n’étaient pas dans la zone euro – ont refusé la proposition allemande de “l’union de transfert” pour renflouer l’Europe du Sud. Quand les Norvégiens, forts de leurs ressources pétrolières, ont proposé une Ligue nor-

dique de cinq pays, dont l’Islande ferait aussi partie, le projet a trouvé un écho très favorable. Certes, cette nouvelle configuration n’est pas vraiment du goût des Allemands. Mais, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, notamment les Pays-Bas et la Hongrie, le populisme reste verboten en Allemagne. La tentative de lancement d’un Parti des “vrais Allemands” (Die wahren Deutschen) a tourné court, torpillée par les accusations habituelles de néonazisme. La défaite de la coalition d’Angela Merkel en 2013 n’a surpris personne, dans la mesure où elle faisait suite à la crise bancaire que l’Allemagne avait connue l’année précédente. L’opinion allemande en avait assez de sauver les banquiers. Pourtant, sur l’essentiel, les sociaux-démocrates ont mené la même politique que le précédent gouvernement, mais avec plus de conviction proeuropéenne. C’est au SPD que l’on doit d’avoir fait accepter la révision du traité qui a abouti à la création du Bureau des fonds européens de financement, une sorte de ministère des Finances européen siégeant à Vienne. Ce même SPD s’est félicité du départ des encombrants Britanniques et Scandinaves, et a convaincu les vingt et un pays restants de former avec l’Allemagne les nouveaux Etats unis d’Europe, une union fédérale consacrée par le traité de Potsdam en 2014. Avec l’adhésion des six Etats ex-yougoslaves – Bosnie-Herzégovine, Croatie, Kosovo, Macédoine, Monténégro et Serbie –, le nombre de membres a été porté à vingthuit, un de plus que dans l’UE à la veille de la crise. Avec la séparation de la Flandre et de la Wallonie, on est passé à 29. Autre fait essentiel, c’est le SPD qui a couvert les agissements de Mario Draghi, le banquier italien devenu président de la Banque centrale européenne (BCE) en novembre 2011. M. Draghi a largement outrepassé son mandat en procédant au rachat indirect massif d’obligations italiennes et espagnoles, ce qui a mis fin de manière très spectaculaire à la crise du

En 2011, il se trouvait encore des gens pour croire que l’Afrique du Nord et le MoyenOrient entraient dans une ère nouvelle de démocratie. Mais, avec le recul, un tel optimisme paraît presque incompréhensible. Les événements de 2012 ont ébranlé non seulement l’Europe, mais aussi le reste du monde. L’attaque israélienne contre les installations nucléaires iraniennes a mis le feu aux poudres du “printemps arabe”. L’Iran a contre-attaqué par le biais de ses alliés de Gaza et du Liban. La Turquie a profité de l’occasion pour se ranger au côté de l’Iran, tout en abolissant la séparation de l’islam et de l’Etat turc voulue par Atatürk. Portés par leur victoire électorale, les Frères musulmans se sont emparés du pouvoir en Egypte et ont rompu le traité de paix avec Israël. Le roi de Jordanie n’avait guère d’autre solution que de leur emboîter le pas. Israël s’est trouvé entièrement isolé. Les Etats-Unis avaient d’autres priorités : le président Mitt Romney devait plancher sur la “restructuration” du bilan de l’Etat fédéral. Les Etats unis d’Europe sont intervenus à point nommé pour prévenir le scénario que les Allemands redoutaient par-dessus tout : un recours désespéré d’Israël à l’arme nucléaire. Prenant la parole depuis le nouveau et très élégant siège du ministère des Affaires étrangères des EUE, sur la Ringstrasse [à Vienne], le président européen Karl von Habsburg expliquait sur Al-Jazira : “Dans un premier temps, nous nous sommes inquiétés des effets d’une nouvelle hausse des prix du pétrole sur notre cher euro. Mais, surtout, nous craignions d’avoir des retombées radioactives sur nos stations balnéaires favorites.” Maintenant, lorsqu’il songe aux dix années qui viennent de s’écouler, M. von Habsburg – encore désigné par son entourage proche sous le titre royal d’archiduc Karl d’Autriche – a de quoi être fier. Non seulement l’euro a survécu, mais, d’une certaine façon, un siècle après l’abdication de son grand-père, l’empire des Habsbourg s’est reconstitué sous les traits des Etats unis d’Europe. Rien d’étonnant à ce que les Britanniques et les Scandinaves aient préféré l’appeler le Véritable Saint Empire germanique. Niall Ferguson* * Niall Ferguson est un historien britannique, spécialisé dans la finance et l’économie, professeur à Harvard.


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Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011 Crescendo Au cours des dix dernières années, la population d’origine hispanique a augmenté de 75 % dans les Etats dits “des Grandes Plaines”, c’est-à-dire le Dakota du Nord, le Dakota du Sud, l’Iowa, le Kansas, le Minnesota, le Nebraska

Amériques

et l’Oklahoma. La population totale de ces mêmes Etats n’a, elle, augmenté que de 7 %. Les chiffres du recensement effectué en 2010 indiquent qu’il y a un peu plus de 1,2 million d’Hispaniques qui vivent dans cette région.

Etats-Unis

Les Grandes Plaines passent à l’heure hispanique Après des années de recul démographique, les communes rurales du centre de l’Amérique se repeuplent. Un dynamisme nourri par l’arrivée d’immigrés latinos. Reportage au Kansas. The New York Times (extraits) New York De Ulysses (Kansas)

ans les petites villes, le changement peut surprendre. Mais récemment, dans cette tranquille localité agricole, avec son horizon familier barré de silos à grains et de clochers, Luz Gonzalez, la propriétaire d’un nouveau restaurant, a décidé de prendre acte de la diversité de la ville en ajoutant quelques plats moins traditionnels à sa carte, comme des cheeseburgers, des frites et des escalopes de poulet panées. De la “cuisine américaine”, comme le dit Luz Gonzalez. Pour illustrer sa nouvelle stratégie commerciale, elle a baptisé son restaurant mexicain d’un nom typiquement américain : The Down-Town Restaurant. Ce genre de plat avait pratiquement disparu à Ulysses. Il était devenu habituel pour ses habitants de maugréer : “Ici, on a le choix entre un restaurant mexicain, un restaurant mexicain et un restaurant mexicain.” Après la fermeture, en 2010, du dernier établissement tenu par un Blanc, il incombait à l’un des nouveaux venus latinos d’assurer la survie du patrimoine hamburgerfrites. Luz Gonzalez a même demandé à ses voisins de lui apprendre à préparer des plats plus exotiques [pour elle], par exemple la salade de pommes de terre [un classique de la cuisine américaine].

Sous le signe de l’exode Depuis des générations, l’histoire de cette petite ville rurale des Grandes Plaines est placée sous le signe de l’exode. C’est une histoire marquée par les fermetures d’entreprises, le recul constant des effectifs scolaires et le dépérissement de communautés, le nombre des arrivées étant inférieur à celui des départs, et le taux des naissances à celui des décès. L’exode continue, mais une nouvelle tendance démographique confère un deuxième souffle à la région. Les Hispaniques arrivent en nombre suffisant pour compenser, et même plus, le déclin de la population blanche dans la plupart des endroits. Les nouveaux habitants transforment en épiceries mexicaines des commerces qui ont mis la clé sous la porte, remplissent les écoles avec des enfants dont la première langue est l’espagnol et, pour le moment du moins, prolongent la vie de communautés qui semblaient vivre leurs dernières heures.

CAI-NYT SYNDICATE

D

Dessin de Banegas paru dans La Prensa, San Pedro Serla (Honduras).

De plus en plus de Latinos CANADA DAKOTA DU NORD

MINNESOTA

Minneapolis St. Paul

DAKOTA DU SUD

IOWA NEBRASKA

Seule commune déficitaire

Omaha KANSAS

Kansas City

Ulysses

Oklahoma City OKLAHOMA

+ 10 000

200 km

Croissance de la population latino dans la région des Grandes Plaines (en nb d'habitants, + 40 000 sur la période + 1 000 2000-2010)

Ce changement démographique, rapporté dans le recensement de 2010, n’est pas toujours bien reçu dans des localités où la tradition est considérée comme le principal charme de la vie à la campagne. Certains habitants de longue date d’Ulysses, dont la population de 6 161 âmes se compose désormais pour moitié d’Hispaniques, se plaignent des différences culturelles. Néanmoins, les Latinos maintiennent depuis longtemps une forte présence dans les Etats des Grandes Plaines, où les emplois pénibles ne manquent pas dans les usines de conditionnement de viande,

les exploitations agricoles, les parcs d’engraissement du bétail et les champs de pétrole. Mais ces dix dernières années, alors que leur nombre dans les Grandes Plaines rurales a fait un bond de 54 % – un chiffre comparable aux augmentations dans les zones urbaines de la région –, les hispanophones ne se concentrent plus uniquement dans les villes voisines de Dodge City, Garden City et Liberal [toutes situées au Kansas], mais s’installent dans des localités toujours plus petites. Ils sont attirés par les prix bon marché des maisons et la perspective d’une vie paisible dans un cadre qui leur rappelle leur jeunesse.

Les mentalités ont changé Dans la moitié occidentale du Kansas, peu peuplée, tous les comtés à l’exception d’un seul ont connu un déclin de la population blanche non hispanophone. Parallèlement, la grande majorité de ces localités ont enregistré une croissance à deux chiffres de la population hispanique. Les endroits à forte population latino affichent généralement les moyennes d’âge les plus basses et les taux de natalité les plus élevés. “Je ne sais pas ce que ces localités feraient sans les Mexicains”, souligne Oscar Rivera, un immigré hondurien qui vit dans un village de quelques centaines d’habitants et sillonne les zones rurales de l’ouest du Kansas pour vendre des cartes téléphoniques prépayées servant à appeler l’étranger. “Elles ressembleraient à des villes fantômes.” Ulysses, qui connaît une modeste augmentation démographique de 3 % depuis dix ans, ne change pas hormis en ce qui concerne la population. Rachel Gallegos [une sexagénaire] se souvient de l’époque où elle était la seule élève hispanophone de sa classe et où le restaurant mexicain de ses parents était l’unique commerce latino en

ville. De nos jours, les Hispaniques représentent les deux tiers des élèves des écoles. Et, alors que la région continue de souffrir d’exode rural, la famille de Rachel Gallegos s’est, elle, enracinée à Ulysses. Parmi ses neuf frères et sœurs et leurs quelque vingt enfants, seule une famille a quitté le village. Ginger Anthony, directrice du Historic Adobe Museum, un musée qui consigne l’histoire de cette ancienne ville de pionniers, se dit consternée par les changements survenus. Elle s’inquiète particulièrement de l’arrivée de sans-papiers. Mais les Latinos assurent pour la plupart avoir été bien accueillis, même si les autres communautés gardent parfois leurs distances. A en croire José Olivas, l’un des dirigeants de Mexican American Ministries [l’organisation qui chapeaute les dispensaires de l’Eglise méthodiste unie mexicaine-américaine du Kansas], il a fallu des années de pressions pour que les établissements scolaires et certaines entreprises embauchent des Hispaniques. Maintenant, les employeurs prennent des cours d’espagnol et affichent leurs préférences à l’embauche pour les candidats bilingues. “Il y a eu un temps où il fallait faire attention, se souvient José Olivas. Mais les mentalités ont vraiment changé.” A. G. Sulzberger

Campagne électorale

Un républicain à contre-courant Non content d’être passé en tête dans les sondages, le candidat à l’investiture républicaine et ancien président de la Chambre des représentants Newt Gingrich cherche visiblement à se démarquer de ses rivaux conservateurs, souligne The Wall Street Journal. Il est en effet le seul dans son camp à défendre une politique d’immigration plus humaine. S’il ne défend pas l’amnistie pour les quelque 11 millions de clandestins présents sur le sol des Etats-Unis, il milite cependant pour la légalisation des sans-papiers vivant depuis longtemps dans le pays. Une prise de position qui lui a valu une volée de bois vert de la part des autres candidats républicains, mais qui est loin d’être une gaffe, souligne The Huffington Post, qui y voit plutôt une manœuvre stratégique. Les électeurs hispaniques sont en effet promis à jouer un rôle accru lors de la présidentielle de 2012. En 2008, l’électorat latino se chiffrait à 18 millions de personnes, l’année prochaine 22 millions de Latinos pourraient se rendre aux urnes.



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Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011

Amériques Venezuela

Ciudad Caribia, la cité des rêves de Chávez Inaugurée fin août, Ciudad Caribia, une ville sortie de terre dans la banlieue de Caracas, devrait compter 100 000 habitants en 2018. Le Courrier (extraits) Genève

odrigo Rivera, les pieds dans les gravats d’une maison qui s’est effondrée, regarde avec envie une ville en construction sur une colline au loin : Ciudad Caribia. Cette cité en chantier devrait, selon les prévisions gouvernementales, abriter environ 100 000 habitants en 2018. Les 602 premières familles s’y sont installées fin août. Porte-parole d’un camp de réfugiés, Rodrigo a suivi jour après jour l’avancée de la construction de la ville par des ingénieurs vénézuéliens, cubains et iraniens. Certains de ses amis du camp ont pu s’y installer. A trois stations de métro du centre de Caracas, des camionnettes 4 x 4 roulant au gaz attendent patiemment des passagers. Pour 2 bolivars [0,35 euro], elles amènent leurs clients vers la nouvelle ville en empruntant l’autoroute en direction de la côte caribéenne et de l’aéroport. Une vingtaine de minutes plus tard, le véhicule serpente dans les montagnes : au sommet, les cimes ont été rasées, des camions s’agitent, une dizaine d’immeubles de quatre et cinq étages apparaissent. Voici Ciudad Caribia, la vitrine de la “mission logement” lancée en avril. Greily Arana, 29 ans et mère célibataire de deux filles dont l’aînée est âgée de 15 ans, est fière de montrer son nouvel appartement de 72 m2 : une cuisine équipée d’un four et de plaques, un réfrigérateur et une machine à laver de marque

R

Dessin de Vlahovic, Serbie. chinoise donnent sur un salon modestement meublé de canapés et d’une petite table. L’appartement compte deux chambres et deux salles de bains. “Dans le camp, les femmes dormaient toutes dans la même pièce. Cela fait du bien de retrouver un peu de vie privée”, raconte-t-elle. Les anciens sinistrés ne savent pas s’ils devront payer pour ces habitations. A la mission logement, on indique : “Le budget a été dépassé. Les sinistrés devront participer de façon modique”, mais on ne spécifie pas le montant exact. La participation des autres habitants, pour la plupart issus des barrios – les quartiers pauvres souvent construits dans des zones à risques –, sera plus importante. Au sommet de la colline, avec la mer pour horizon, Ciudad Caribia n’est pas seulement la vitrine de la mission logement, c’est aussi celle du pouvoir. Les habitants ont un porte-parole par bâtiment, en atten-

dant la mise sur pied des conseils communaux, ces instances de pouvoir locales menées par des assemblées d’habitants. Des affiches collées aux vitres annoncent ici l’arrivée très prochaine de la mission Ribas (une formation pour décrocher le bac) ; là s’implantera la mission Robinson – un programme de lutte contre l’analphabétisme. Greily Arana vient d’amener sa fille se faire ausculter gratuitement par un médecin cubain dans un dispensaire de la mission Barrio Adentro, qui délivre des soins élémentaires. Ana Caravallo, 33 ans, mère célibataire, est, elle, soulagée par la présence d’un Mercal, une supérette qui vend des produits subventionnés. On trouve de la farine, du sucre, de l’huile… “Deux fois moins cher qu’ailleurs !” s’exclame Ana. Le directeur de l’école d’architecture de l’université centrale du Venezuela, Gustavo Izaguirre, doute pourtant de la péren-

nité du projet. Il pointe du doigt “l’éloignement” de la capitale. Greily Arana assure de son côté qu’elle met trente minutes pour rejoindre son poste de secrétaire au ministère de l’Education, dans le centre de Caracas. Pour le gouvernement, l’objectif de Ciudad Caribia est de ne pas dépendre de la capitale, mais de créer ses propres sources d’emplois. L’urbaniste César Garmendia, lui, ne décolère pas. Avec d’autres spécialistes, il était chargé de trouver un lieu adéquat pour la future cité. “Nous avions bien localisé cet axe entre l’aéroport et la capitale, mais l’endroit choisi ne correspond pas à ceux que nous avions désignés”, dit-il. Selon lui, les “risques sismiques sont importants dans cette zone” et la nature du sol faciliterait les glissements de terrain. Greily Arana et Ana Caravallo croient, elles, en l’avenir de leur ville, une ville socialiste “où c’est à nous de fabriquer du rêve”. Sébastien Risso

citaires est en nette progression. A l’image du plus grand événement du genre, le Cannes Lions (créé il y a soixante ans), où Brésiliens et Argentins concurrencent de plus en plus les Anglo-Saxons dans la conquête de trophées. Et, depuis trois ans, conséquence de la réorganisation du marché, le nombre de professionnels latinos travaillant dans les agences publicitaires internationales a fortement augmenté. En 2008, par exemple, DDB a créé sa branche latino, qui englobe le marché hispanique des Etats-Unis et l’Espagne. C’est le cas également d’autres grands noms de la pub comme Ogilvy, Leo Burnett et Young & Rubicam. Ortiz, qui a dirigé Leo Burnett USA et a été le premier

Latino-Américain à prendre la tête d’une agence de cette taille aux Etats-Unis, affirme que l’intérêt porté à “la façon d’être latino” est inédit… et économique. Car ce dirigeant sait bien que l’importance acquise par la pub latino est directement liée à sa capacité de générer plus de profits. Dans le cas de DDB, la branche latino a progressé de 23 % en un an, contre 4 % pour DBB Europe-Etats-Unis et 16 % pour l’Asie. “Les Anglais sont ironiques, ce qui ne marche pas toujours dans un scénario de crise. Et les Américains sont pragmatiques. Les consommateurs ont besoin de passion, une chance pour les Latinos”, note Olmos. Marili Ribeiro

Amérique latine

Les Latinos, rois de la pub Avec leur créativité, les publicitaires latinos menacent la traditionnelle hégémonie des Anglo-Saxons, trop pince-sansrire, surtout en période de crise. O Estado de São Paulo São Paulo

our présenter sa proposition de campagne publicitaire au profit du shampoing antipelliculaire Head & Shoulders, le publicitaire colombien Juan Carlos Ortiz a commencé par garer un véhicule devant les bureaux de Procter & Gamble à Londres. “Nous n’avions qu’une seule proposition et nous voulions

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démontrer que, pour parler de pellicules, il valait mieux apprécier le cuir chevelu d’en haut. Nous avons donc demandé au staff de P & G de regarder par la fenêtre. Surpris, ils ont vu notre pub sur le toit du véhicule et nous ont applaudis”, se souvient Ortiz, dirigeant de DDB Latina [la branche latino-américaine de DDB, qui fait partie d’Omnicom, deuxième groupe de communication au monde]. Le recours à une méthode inhabituelle a fonctionné. “La culture latino est plus spontanée, moins rigide que celle des AngloSaxons, qui ont toujours dominé le marché publicitaire. Elle est plus flexible à l’heure de la crise et reste optimiste car nous sommes des enfants de la crise !” s’amuse Ortiz. La présence latino dans les grands raouts publi-



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Asie Corée du Sud

Sous la menace des ombres noires de Pyongyang La Corée du Nord voue une haine tenace aux “traîtres”. Ces réfugiés nord-coréens passés en Corée du Sud restent la cible des agents infiltrés du régime communiste.

l’armée nord-coréenne. Des réfugiés y travaillent à la fois pour la diffusion d’informations sur la Corée du Nord et pour sa démocratisation. Ils disposent de correspondants partout au Nord. Kim Song-min se souvient : “Quand nous avons commencé, le régime nord-coréen nous a menacés de tout faire sauter. Nous étions conscients du risque que nous courions. Lorsqu’il a hérité le pouvoir de son père [décédé en 1994], Kim Jongil a accumulé les exploits en kidnappant des Sud-Coréens et des Japonais. Kim Jong-un [son troisième fils, l’héritier du pouvoir] va peut-être procéder à des provocations du même genre.” Quatre policiers assurent aujourd’hui la protection de Kim Song-min.

Sisa Journal (extraits) Séoul

ertains des réfugiés nord-coréens installés en Corée du Sud vivent dangereusement. Cho Myongchol, directeur du Centre d’éducation pour la réunification, Pak Sang-hak, représentant de l’Association des militants pour la Corée du Nord libre, et Kim Tok-hong, ancien PDG d’une société nord-coréenne, ont ceci en commun qu’ils ont tous fait l’objet d’une tentative d’assassinat. Ce sont des gens qui soit ont occupé un poste important en Corée du Nord, soit se trouvent aujourd’hui à la tête d’une organisation de réfugiés. Ils sont classés dans la catégorie A pour le niveau de danger auquel ils sont exposés et leur nombre est estimé à huit. Des ombres noires envoyées par Pyongyang les guettent en permanence. Les réfugiés sont considérés en Corée du Nord comme des “traîtres” et donc des “ennemis publics”. On se souvient de l’assassinat en 1997 de Yi Han-yong, neveu de Song Hye-rim, l’ex-épouse aujourd’hui décédée [à 65 ans, en 2002] de Kim Jongil. Ce membre de l’élite nord-coréenne avait fait défection en 1982 via Genève, où il s’était rendu pour apprendre le français. Yi s’était ensuite lancé dans une critique virulente de la classe dirigeante de Pyongyang. Le 15 février 1997, devant l’ascenseur de son immeuble, situé près de Séoul, deux hommes ont tiré sur lui et il n’a pas survécu. Les assassins n’ont jamais été identifiés, mais le mot “espion” prononcé par la victime avant sa mort et les balles

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Dur de protéger tout le monde

Dessin de Falco, Cuba. retrouvées sur place, d’un calibre couramment utilisé par les agents nord-coréens, ont laissé supposer qu’ils venaient du Nord. Hwang Jang-yop, ancien secrétaire du Parti du travail, décédé en octobre 2010 [à 87 ans, de mort naturelle], a longtemps été la cible principale des agents nordistes. Théoricien de l’idéologie Juche [autonomie], qui constitue le pilier du régime, il est monté jusqu’au treizième rang dans la hiérarchie. Arrivé au Sud en 1997, il reste à ce jour le plus haut gradé de tous ceux qui

Internet

Chasse à la propagande nordiste “Les autorités envisagent de prendre des mesures pour mieux contrôler les sites Internet jugés proches du régime de Pyongyang”, révèle le quotidien sud-coréen Kyunghyang Sinmun. “Certains internautes dépassent les limites dans leur éloge de la Corée du Nord”, argumente le parquet de Séoul. En un peu plus d’un an, celui-ci aurait recensé 120 e-mails encensant la république

populaire démocratique de Corée. Les autorités judiciaires sudcoréennes auraient aussi comptabilisé 122 sites en faveur de la Corée du Nord et réussi à en fermer 78. Un autre quotidien, Munhwa Ilbo, identifie l’origine de cet élan de sympathie des internautes en faveur de Pyongyang dans le malaise qui se généralise au sein de la société sudiste. Le journal cite les commentaires

d’universitaires : “Le fossé entre les différentes classes sociales se creuse de plus en plus, et certains ressentent une vague attirance pour l’idéologie communiste de la Corée du Nord. Il ne s’agit donc pas d’un éloge du Nord à proprement parler, mais plutôt de l’expression d’un mécontentement visant ainsi la société sud-coréenne”, analyse So I-jong, sociologue à l’université de Séoul.

ont fait défection. Guide spirituel des réfugiés, il n’a cessé de dénoncer le régime nord-coréen. Pyongyang a envoyé plusieurs agents pour l’éliminer. Pas plus tard qu’au début de 2010, deux d’entre eux ont été démasqués par les autorités de la république de Corée, où ils s’étaient introduits en se présentant comme des réfugiés.

Des ballons contre la dictature Pak Sang-Hak fait partie des cibles nordcoréennes depuis un moment déjà. Il a fui la Corée du Nord en 2000 et s’est mis à diffuser des tracts au-delà de la frontière intercoréenne en 2004 [avec des ballons]. Chaque fois que l’actualité lui en fournit le prétexte, il se rend près de la frontière pour envoyer ces messages où il dénonce les mensonges débités par la dictature nordcoréenne. Il a échappé à la mort à plusieurs reprises. Le 3 septembre dernier encore, un réfugié lui a téléphoné en lui proposant de sponsoriser son action. S’invitant au lieu du rendez-vous, les services de renseignements sud-coréens ont intercepté ce dénommé An avec un pistolet et une aiguille empoisonnée. Cet ancien officier de l’armée nord-coréenne, âgé de 53 ans, vivait depuis sa défection, en 1996, en donnant des conférences sur la sécurité nationale. Des médias comme la Radio pour la Corée du Nord libre et la Solidarité des intellectuels nord-coréens ne sont pas non plus à l’abri. La première a été créée en 2004 par Kim Song-min, ancien officier de

Autre organisation sensible, la Solidarité des intellectuels nord-coréens, qui diffuse des reportages audiovisuels sur Internet. Son directeur, Kim Hung-gwang, préoccupe le régime du Nord. Arrivé au Sud en 2004, il a créé son association en 2008, y regroupant 600 réfugiés, tous informaticiens ou titulaires d’un master ou d’un doctorat. L’organisation emploie elle aussi des correspondants locaux qui lui fournissent, à l’aide de téléphones portables qu’on leur fait parvenir, des informations sur la vie au Nord. Celles-ci sont ensuite diffusées dans le monde entier – de quoi agacer profondément les autorités de Pyongyang. Des agents parviennent régulièrement à s’infiltrer au Sud en tant que réfugiés. Sisa Journal a révélé en août 2010 qu’un certain nombre étaient retournés en Corée du Nord, et parfois même revenus au Sud. Parmi eux, beaucoup ont été soupçonnés d’être des espions. Les autorités sudcoréennes ne parviennent pas toujours à les démasquer. Aujourd’hui, le suivi des réfugiés n’est plus à la charge des services de renseignements, mais de la police. Le système a ses limites, car le nombre des réfugiés augmente fortement depuis quelques années : il est estimé actuellement à 20 000. Un policier est chargé de la surveillance de 50 à 70 personnes. Par conséquent, même les plus exposés au danger doivent d’abord compter sur eux-mêmes pour se protéger. “Je me méfie des gens qui sont trop intéressés par nos activités, qui viennent nous voir souvent ou encore qui reviennent après une longue absence. Ils nous proposent fréquemment une aide financière ou se vantent de leurs relations avec les autres personnalités de la communauté des réfugiés”, raconte Han Chang-gwon, président de l’Association des organisations de réfugiés nord-coréens. En clair, beaucoup estiment qu’il faut se méfier des “faux réfugiés”. Kim Song-min tempère néanmoins : “Il ne faut pas que le soupçon devienne le mot d’ordre dans les relations humaines de notre communauté, nous ne devons pas nous laisser impressionner par les menaces de Pyongyang.” Chong Rak-in



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Asie Thaïlande

La véritable histoire du maquereau devenu le justicier de Bangkok Jusqu’à il y a peu, les établissements Victoria’s Secret ou Emmanuelle, c’était lui, le prince des proxénètes. Une trahison plus tard, Chuwit Kamolvisit est parti en croisade contre la corruption et s’est fait élire député à Bangkok. South China Morning Post (extraits) Hong Kong

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’ombre de “Supermaquereau” plane sur tout Bangkok. Où qu’on regarde, il est là : à la télévision, à la une des journaux et sur les panneaux publicitaires, le visage cramoisi, avec cet inimitable sourire tordu, la moustache tremblante d’indignation et le doigt pointant vers un scandale imaginaire, prêt à porter un autre coup à la corruption et à l’injustice. On peut presque l’imaginer descendant des cieux, la cape de souteneur claquant au vent, patrouillant la brochette de lieux de plaisir qu’il a constituée puis désavouée, l’œil à l’affût de nouveaux criminels. Toute métropole a le superhéros qu’elle mérite. Qui pourrait mieux convenir à la Cité des anges [Bangkok], une ville bâtie sur l’escroquerie, la corruption, la vilenie, les magouilles, les alliances fourbes et les loyautés labyrinthiques, les querelles intestines, les petits cadeaux et les renvois d’ascenseur, que le croisé imparfait, terriblement divertissant et un brin cinglé qu’est Chuwit Kamolvisit ? L’ancien roi des salons de massage, le maquereau devenu député, se délecte de son rôle de mouche du coche gouvernemental, de délateur et d’agitateur en chef.

Après avoir vu son parti remporter quatre sièges lors des dernières élections [en juillet], Chuwit a le vent en poupe. L’étiquette de maquereau ne l’incommode nullement. “J’ai fait ce que j’ai fait, je possédais beaucoup de salons de massage. D’accord, je les ai tous vendus, mais je n’ai pas le droit de me plaindre si les gens me traitent toujours de maquereau. De toute façon, les hommes politiques sont pires que les maquereaux, pires que les putes. J’adore les putes. Une pute vend une chose qui lui appartient, son corps ; alors que l’homme politique vend le pays et ce qui appartient au peuple. Alors allez-y, traitez-moi de maquereau. Je suis Chuwit, ‘Supermaquereau’. Mais ne me traitez surtout pas d’homme politique !” Son retour en politique, digne de Lazare, a surpris ceux qui l’avaient trop vite rayé du paysage, lorsque sa candidature au poste de gouverneur de Bangkok, en 2008, s’était achevée dans l’ignominie et par des phalanges endolories. En direct sur un plateau de télévision, Chuwit avait perdu son sang-froid et bourré de coups de poing et de pied un présentateur vedette qui avait osé mettre en doute sa virilité. Le fait qu’il soit toujours là peut donc étonner. Certains parlent de miracle : comment n’a-t-il pas encore été expédié dans sa prochaine vie par un tueur à gages, compte tenu du nombre de hauts responsables de la police, de généraux et de politiciens puissants qu’il a ridiculisés et à qui il a coûté beaucoup d’argent ? Sa dernière mission en date : dénoncer l’existence des casinos clandestins à Bangkok, ce qui a époustouflé toute la ville. Chuwit a récemment promis de tout révéler sur un nouvel établissement de jeux géant, qui aurait été monté de concert par

Soif de pouvoir 1961 Naissance de Chuwit Kamolvisit, de mère thaïlandaiseet de père chinois. Début des années 1990 Après des études aux Etats-Unis, il ouvre son premier salon de massage. 2003 En janvier, un terrain qu’il possède au cœur de Bangkok est mis à sac. Il est arrêté et passe un mois en prison – il sera acquitté en 2006. S’estimant trahi, il fait ses premières révélations sur la corruption de la police. En septembre, il crée le parti First Thai Nation et se porte candidat au poste de gouverneur de Bangkok. 2004 En août, il arrive troisième à l’élection pour le poste de gouverneur. 2005 Aux législatives de février il est élu député. 2006 En janvier, il est démis de son mandat. 2008 De nouveau candidat à Bangkok, il arrive encore en troisième position. 2011 En mai, il lance son parti, Rak Prathetthai, qui décroche quatre sièges de député aux élections de juillet.

un ancien ministre et un riche investisseur de Hong Kong. Ce n’est pas la première bombe qu’il lâche dans ce registre. En septembre, Chuwit, fondateur du parti Rak Prathetthai (“aimer la Thaïlande”), avait fait de l’ombre à la cérémonie d’investiture de Yingluck [Shinawatra, Premier ministre] en révélant au Parlement l’existence d’un grand casino clandestin sur Sutthisan Road, dans le quartier de Bang Sue, à un jet de pierre d’un grand commissariat [CI n° 1088, du 8 septembre 2011]. Ces révélations avaient provoqué la suspension de trois policiers de haut rang, une opération de nettoyage dans toute la

capitale et une tempête politique qui a coûté sa tête à Wichean Potephosree, le chef de la police nationale. Peu après, la Cour suprême a, semble-t-il, tiré un coup de semonce en direction de Chuwit en ordonnant la saisie de 3,4 millions de bahts [80 000 euros] lui appartenant, pour son implication présumée dans un réseau de prostitution. Ses avocats avaient avancé que les salons de massage étaient parfaitement licites, mais la Cour a jugé qu’il y avait assez de preuves pour soutenir qu’ils servaient de façade au commerce du sexe – la comptabilité de la société présentait par exemple une ligne de dépenses pour l’achat de préservatifs de 112 559 bahts [2 700 euros], rien qu’en 2002.

Tout un parc pour son chien Par un après-midi bruineux, Chuwit m’a fixé rendez-vous dans le parc qui porte son nom dans Sukhumvit Soi 10 [une ruelle partant de la grande artère commerciale de Bangkok]. L’homme possède un charme bourru et affable, mais on sent qu’il peut brusquement changer d’humeur. Il éprouve à n’en pas douter un plaisir certain à détenir une propriété d’une telle valeur pour qu’elle serve essentiellement de terrain de jeu à son chien, un bull-terrier. “Oui, c’est vrai, on pourrait dire que c’est Motomoto [le nom de son chien, avec lequel il a posé sur des affiches électorales] le propriétaire. Peut-être que je ferai quelque chose ici un jour, mais c’est le dernier beau site de Sukhumvit Road à ne pas être bâti. Alors je suis content de le garder en l’état pendant un moment.” Chuwit a été le premier surpris que son parti remporte quatre sièges aux élections de juillet, mais pas d’avoir, lui, été élu 38 confortablement.

Société

Corruption à tous les étages ! Le 12 novembre, la somptueuse villa d’un haut fonctionnaire du ministère des Transports est cambriolée. Les malfrats étaient, semble-t-il, bien “tuyautés” sur le butin en liquide qu’ils y trouveraient. Supoj Saplom, la victime, est apparu quelque peu gêné lorsqu’il a fallu préciser le montant dérobé, raconte le Bangkok Post. Il a d’abord évoqué 1 million de bahts (24 000 euros), puis 5 millions (120 000 euros), avant qu’une partie des cambrioleurs soient retrouvés en possession

de 16 millions de bahts (380 000 euros). Désormais, un butin de 100 millions, voire 200 millions de bahts ( 2,4 à 4,8 millions d’euros) est évoqué. L’Autorité anticorruption songe à ouvrir une enquête. Ce même organisme est censé faire le ménage dans un pays où la corruption est jugée endémique. En 2010, la Thaïlande figure au 78e rang sur 178 sur l’index de perception de la corruption de Transparency International, au même niveau que la Serbie, la Grèce

et le Pérou. Des lois ont été adoptées et le royaume s’est échiné à redorer son image en ratifiant, l’an dernier, la Convention des Nations unies contre la corruption et en accueillant une conférence internationale sur le sujet. Les ministres font l’objet d’une surveillance resserrée, ainsi que les commandes et les investissements de l’administration, principale source d’évaporation, qu’on évalue à 30 % de ses dépenses. Il n’empêche, la pratique, dans un pays où prévaut le

clientélisme, est profondément ancrée. En août, une étude concluait que deux tiers des sondés jugeaient la corruption acceptable si eux-mêmes ou le pays en tiraient bénéfice. “Et ce qui est nettement plus alarmant, écrivait le Bangkok Post, c’est que 70 % des moins de 20 ans partagent cette idée.” Une proportion en hausse également chez les enfants, qui estiment acceptable de tricher ou de soudoyer “lorsque c’est nécessaire”, lors d’un examen ou d’un jeu par exemple.

La corruption est loin de se limiter au gouvernement. L’immense économie souterraine engraisse des forces de l’ordre complaisantes. Jeux d’argent, prostitution, trafic de drogue, traite des êtres humains, contrebande d’armes ou de carburant représenteraient plus de 20 % de l’économie thaïlandaise, avance le quotidien anglophone. Et, à titre d’exemple, 5 à 20 % des recettes générées par les tripots fileraient dans la poche des policiers.


GERHARD JOREN/ONASIA

Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011

Chuwit Kamolvisit, enrichi grâce aux salons de massage, a “arrosé” la police durant de longues années : la corruption, il connaît !

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Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011 Polars Policier métis, bouddhiste

Asie

et intègre, Sonchai Jitpleecheep, né d’une mère thaïlandaise reconvertie en tenancière de go-go bar et d’un père inconnu, GI, se retrouve sous les ordres d’un officier corrompu. Pègre, prostitution et crime, voilà

le décor de Bangkok 8, Bangkok Tattoo, Bangkok Psycho et du Parrain de Katmandou (Presses de la Cité), écrits par John Burdett, un ancien avocat britannique. Une plongée dans les bas-fonds de Bangkok et le tréfonds de l’âme thaïlandaise.

Suite de la page 36 La lutte contre la corruption était sa principale promesse de campagne. “En Thaïlande, la corruption est soutenue par les autorités, les hommes politiques, la police, le système. Personne n’ose parler. C’est un gros problème dans ce pays.” Des propos qui peuvent sembler provoquants, venant d’un homme qui reconnaît allègrement avoir versé d’énormes pots-de-vin en liquide et autres largesses à toutes sortes de responsables pour faciliter ses affaires – à l’époque où elles étaient florissantes. Chuwit se lisse la moustache et lève les yeux au ciel. “Ecoutez, on n’attrape pas les escrocs avec des types honnêtes. Je connais les combines mieux que personne. C’est pour ça que je peux me rendre utile aujourd’hui, en exposant la corruption au grand jour.” Est-ce à dire qu’il faut un voleur pour attraper un voleur ? “Exactement ! La corruption est tellement répandue en Thaïlande que je ne crois pas que cela changera un jour. Je ne dis pas que je peux faire quelque chose, mais je me suis juré d’essayer.”

Prostitution

Illégale mais omniprésente Soi Cowboy, Patpong, Pattaya… Des noms qui ont acquis leurs “lettres de noblesse” depuis les années où les GI engagés dans la guerre du Vietnam venaient en “perm” dépenser leur solde en Thaïlande. Go-go bars, salons de massage, discothèques, maisons de passe, karaokés n’ont cessé de proliférer depuis. Toutes ces enseignes abritent, ouvertement ou non, de la prostitution consentie ou forcée. Une prostitution qui ne

se résume pas au touriste sexuel occidental. Les Asiatiques, y compris les Thaïlandais, mais aussi un nombre croissant de MoyenOrientaux nourrissent cette industrie, qui, selon le quotidien australien The Age, générait 4,3 milliards de dollars (environ 3,2 milliards d’euros) en 2003, l’équivalent de 3 % du PIB. Bien qu’illégale, la prostitution est largement tolérée par une police qui en profite et par une société qui

semble l’avoir toujours connue. Son ampleur et la tolérance dont elle bénéficie, auxquelles s’ajoutent des inégalités persistantes, expliquent que le flot de jeunes filles (et dans une moindre mesure de jeunes hommes), beaucoup venant des campagnes déshéritées, n’est pas près de se tarir. Difficile cependant d’avancer un chiffre (on évoque plusieurs centaines de milliers de jeunes femmes), l’activité étant officiellement illégale.

Playboy et entrepreneur La dernière fois que Chuwit a provoqué ce genre de vagues, c’était en 2004, quand il a révélé qu’il versait plus de 12 millions de bahts [près de 300 000 euros] par mois aux responsables de quatre des plus grands commissariats de la capitale et les couvrait en outre de [montres] Rolex importées de Hong Kong et de caisses des plus grands crus français. Cette saga sordide de sexe, pots-de-vin et vidéos a fait les choux gras des journaux et tenu Bangkok en haleine. S’il s’était lancé dans ces révélations croustillantes, c’est parce qu’il s’était senti trahi par ceux qu’il payait pour le protéger. En janvier 2004, des voyous armés saccagent une série de bars et de petits commerces d’un quartier alors connu sous le nom de Sukhumvit Square. L’événement choque Bangkok, embarrasse la police et provoque la colère du gouvernement. Chuwit, qui a récemment acquis les terrains concernés, dément avoir fomenté l’expédition et affirme qu’elle a été orchestrée par un homme à qui il comptait louer le terrain (devant la montée de l’indignation, il décida par la suite, magnanimement, de ne rien y construire et d’en

faire un parc public – celui dont Motomoto est le maître). Un mandat d’arrêt est lancé contre lui, et il passe un mois en prison en attendant d’être officiellement mis en accusation. Dans le même temps, on lui reproche d’employer trois mineures dans l’un des six salons de massage du Davis Group, sa société (Davis étant le nom qu’il avait adopté quand il faisait ses études aux Etats-Unis). “Bien sûr que je me suis senti trahi. J’étais fou furieux. Après tout l’argent que j’avais versé à la police, elle me poignardait dans le dos. Alors j’ai décidé de faire ce que personne n’avait fait auparavant : exposer la réalité à l’opinion thaïlandaise.” Un groupe de travail est constitué pour enquêter sur la corruption de la police. Parallèlement, jour après jour, Chuwit se met à alimenter la presse en indices et révélations. Il livre les initiales des policiers ayant reçu les plus gros pots-de-vin, ce qui déclenche une vague de spéculations. Puis il fournit une liste détaillée des pots-de-vin selon les grades. Il fait visiter aux journalistes la suite numéro 5 du salon de massage Copacabana, une folie rococo de

marbre et de dorures, qui peut recevoir quinze personnes et dont la décoration a coûté des millions de bahts. “Je perds des centaines de milliers de bahts par nuit rien qu’avec cette suite, leur explique-t-il. Elle est toujours pleine de policiers qui veulent des filles et être rincés à l’œil.” Comme si le feu des projecteurs au sens figuré n’était pas suffisant, Chuwit monte sur les planches pour un talk-show d’un soir au Bangkok Playhouse. L’établissement affiche complet en un instant. Il écrit en vitesse The Golden Bath, un livre dans lequel il évoque sa jeunesse de playboy, affairé à dépenser le maximum de la fortune amassée par sa famille dans le textile. “Oui, j’étais un play-boy”, reconnaît-il en gloussant. Son père est né à Hong Kong, et sa mère était thaïlandaise. De retour de San Diego, aux Etats-Unis, avec une maîtrise en administration des entreprises, Chuwit a hâte de mettre en pratique les théories qu’il vient d’assimiler. “J’avais 30 ans. Je voulais être entouré de filles – qu’y a-t-il de mal à cela ? –, gagner beaucoup d’argent, et alors ? J’aimais les salons de massage, mais les anciens étaient très vieux jeu. C’était du ‘vite fait’, comme chez McDonald’s. Mais peut-être que les hommes ne veulent pas du McDonald’s, peut-être qu’ils rêvent d’un banquet chinois. J’ai donc totalement changé le concept, pour que les salons de massage deviennent davantage un lieu de divertissement.” Il rit. “Tout ce que j’ai fait, c’est donner aux hommes ce qu’ils voulaient.”

Millionnaire en un clin d’œil

PIERRE WEILL Vendredi 19h20 - Partout ailleurs en partenariat avec

franceinter.fr

Chuwit commence à s’enrichir dans l’immobilier après son retour des Etats-Unis et achète sa première licence pour ouvrir un salon de massage à la fin des années 1980. “Elle était valable pour 106 chambres. J’avais le terrain, j’avais la licence, alors j’ai ouvert le Victoria’s Secret. Oh là là, qu’estce que j’ai fait comme fric, tout d’un coup. Vous le croyez ? Je faisais 1 million de bahts [24 000 euros] cash chaque nuit. Et, dès le pre-

mier jour, les flics étaient là, la main tendue.” Il ouvre l’Emmanuelle, puis le Honolulu, puis le Copacabana, des lieux somptueux aux excès très “nouveau riche”, où quelquesunes des plus belles femmes de Thaïlande attendent, un numéro épinglé sur leur robe, derrière des parois de verre, d’être choisies par les riches et les puissants. “Estce que c’est de la prostitution ? Bien sûr. Je fournis un endroit classe, des filles superbes, de l’alcool, une atmosphère. Quand quelqu’un va dans une chambre, on ne peut pas l’empêcher d’avoir des relations sexuelles. Mais la prostitution est illégale, donc ça ne peut pas marcher sans la protection de la police.” Chuwit jure ne plus avoir le moindre intérêt, financier ou moral, dans le commerce du sexe et ne plus gérer qu’un groupe hôtelier et des sociétés immobilières. Nous poursuivons notre balade dans son parc. Joggeurs, promeneurs et employés descendus de leurs bureaux se précipitent, tout sourire, pour lui dire “Bonjour”, “On vous aime”, “On a voté pour vous” et “Forcez ces salauds à être honnêtes”.

"Les politiques sont pires que les putes. Une pute vend son corps, qui lui appartient ; l’homme politique vend le pays" Plutôt bizarre, compte tenu de son passé d’as de la corruption, mais on ne peut nier que Chuwit a touché un nerf sensible. Son image de macho et son charisme indéniable ne lui nuisent probablement pas non plus. Quelle sera la prochaine croisade de “Supermaquereau”, une fois qu’il aura dénoncé tous les casinos clandestins ? “Je ne suis pas Superman. Je ne suis pas un héros. Les gens pensent que je peux faire quelque chose mais en réalité, tout ce que je peux faire, c’est parler. Parler des choses que les autres préfèrent taire. En Thaïlande, tout le monde sait, mais personne ne parle. La corruption, la drogue… Mais je ne peux pas faire la une tous les jours. Les gens se lasseraient de moi.” Chuwit a eu 50 ans en août et reconnaît que c’est une étape importante. “On se met à réfléchir à la vie. Vous voyez, là-bas, sur cette table ? C’est un catalogue de yachts. Je le regarde tous les jours. Un jour, j’en achèterai un. C’est mon but. C’est le bonheur. La politique ne fait pas le bonheur.” Peut-être pas, mais c’est certainement grâce à elle que Chuwit est encore en vie. “C’est vrai, reconnaît-il. Je suis sous les projecteurs et, d’une certaine manière, cette célébrité me protège. Quand je repasserai dans l’ombre, il faudra que je quitte la Thaïlande. Ce sera trop risqué de rester ici. La vie ne vaut pas cher, et j’ai trop d’ennemis. On peut recruter un tueur pour 200 000 bahts [4 700 euros]. Il faut donc que je sois vigilant. C’est le seul moyen de survivre. Si tu oublies cette vigilance, tu meurs.” Jason Gagliardi



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Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011

Moyen-Orient

“De nombreux candidats libéraux, qui avaient suspendu leur campagne en attendant l’issue de la contestation populaire ont finalement appelé leurs partisans à participer au scrutin afin de limiter la victoire des islamistes.”

Vote “Les Egyptiens se sont massivement rendus aux urnes le 28 novembre pour les premières législatives post-Moubarak. Un raz de marée inattendu”, rapporte The New York Times.

Syrie

Egypte

Le monde selon Bachar

La grande solitude des libéraux Moqués par les militants, dépassés par les partis islamistes et les caciques de l’ancien régime, les libéraux n’arrivent pas à formuler une ligne politique claire.

Acculé ? Le président syrien demeure confiant en son avenir et ne craint ni les Américains ni les Turcs, et encore moins les Arabes du Golfe, qu’il méprise. Zaman (extraits) Istanbul

The Guardian (extraits) Londres

l semble que Bachar El-Assad soit confiant dans sa position. Tout d’abord, il estime que la Maison-Blanche trompe les Américains en annonçant publiquement le gel de ses avoirs et de ceux de sa famille aux EtatsUnis, sans pour autant exercer de véritables pressions sur la Syrie. Par ailleurs, Assad pense qu’Israël souhaite son maintien au pouvoir et ne lancera jamais de campagne virulente contre lui, encore moins si elle doit aboutir à une Syrie en ruines dirigée par des islamistes. Troisième point, Assad juge les pressions de la Turquie limitées et se dit convaincu que les réactions vigoureuses affichées par le gouvernement AKP [islamiste modéré] ne s’adressent qu’à l’opinion turque. Selon lui, l’armée turque reste la principale détentrice du pouvoir et ne laissera jamais des “islamistes” conduire la Turquie vers la guerre. Le rapprochement entre la Syrie et la Turquie ayant commencé par des relations militaires étroites, Assad conserve une image positive de l’armée turque. Et il est convaincu de posséder avec les Kurdes [Damas est accusé d’aider le PKK kurde] un levier assez puissant pour faire pression sur Ankara. Quatrième point, Bachar El-Assad reste méfiant à l’égard des grandes puissances arabes de la région. Pour lui, l’Egypte n’est pas vraiment un Etat du Moyen-Orient, mais un pays nord-africain, et elle a beau faire du bruit, elle ne possède pas de vrai pouvoir ni d’influence dans la région. A ses yeux, les pays du Golfe sont des brigands : tous ces Etats à l’économie florissante, comme les Emirats arabes unis, le Qatar et même l’Arabie Saoudite, sont voués à l’effondrement et à la banqueroute dès lors que la manne pétrolière sera tarie, car ce ne sont pas de “vraies” nations. Assad voit une menace considérable dans l’Arabie Saoudite et dans la source de financement inépuisable des groupes extrémistes qu’elle représente. Le Qatar est, à l’en croire, excessivement ambitieux et dépourvu de substance, tandis que la Jordanie reste une marionnette aux mains des Etats-Unis. Assad est conscient que les Etats-Unis, l’Union européenne et les pays arabes aimeraient qu’il se rapproche d’eux au détriment de l’Iran, mais ce ne sont pas à ses yeux des partenaires dignes de confiance. Les atouts que sont pour lui l’Iran et l’influence qu’il a sur le Liban semblent solides : c’est pourquoi les menaces de la Ligue arabe ne l’impressionnent pas. Ziya Meral

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auvres Egyptiens libéraux, que leur réserve l’avenir ? Après avoir joué un rôle si important dans les premiers mois de la révolution, les forces laïques du pays sont aujourd’hui en situation difficile. Avec un pied sur la scène politique traditionnelle et un autre dans la rue, les libéraux ne progressent sur aucun plan. Moqués sur la place Tahrir, ils sont accusés d’avoir trahi la révolution pour le Conseil suprême des forces armées (CSFA) en acceptant de participer à un processus de “transition” aussi illusoire qu’interminable. Les libéraux sont aujourd’hui dépassés par la force de frappe tant des partis islamistes que de l’ancien Parti national démocratique (PND) du [président déchu] Moubarak, deux courants qui devraient rafler la mise aux élections. “Ils essaient – en vain – de plaire à tout le monde. Résultat : ils tergiversent constamment pour ne pas s’engager aux côtés d’une révolution que très peu d’entre eux comprennent et soutiennent réellement”, explique Khalid Abdallah, acteur et militant qui a décidé de ne pas voter. “Certains représentants de cette mouvance politique essaient de trouver un juste milieu entre les exigences du pouvoir en place et celles du peuple. Le problème est que ces deux visions sont irréconciliables.” Cette analyse reflète bien le climat sur place après plusieurs jours de violences qui n’ont pour l’instant réussi ni à faire tomber le pouvoir militaire ni à perturber le calendrier électoral des quatre prochains mois. Alors que le bilan des violences s’alourdit, la pression populaire contre le pouvoir militaire a culminé le 25 novembre avec la plus grande manifestation organisée au Caire depuis la chute de Moubarak. Face à cette crise, la pléthore de candidats libéraux et indépendants hésite : certains ont suspendu leur campagne, d’autres se sont retirés de la course tandis que d’autres encore répètent qu’il ne faut pas abandonner. Interrogés sur leur intention de maintenir leur candidature, la plupart des candidats libéraux auraient répondu “lam”, mélange de na’am (oui) et la (non). Le 24 novembre, le Parti social-démocrate – qui rassemble des intellectuels favorables à une économie de marché soucieuse de justice sociale – a annoncé qu’il se retirait des élections parlementaires, quarante-huit heures après avoir rencontré des représentants du CSFA à huis clos. “Nous refusons de participer à ce simulacre d’élections”, a indiqué le parti. Son chef, Mohamed Abou El-Ghar, s’est dit “pro-

Le maréchal Tantaoui, chef du Conseil suprême des forces armées. Dessin de Graff, Norvège. fondément désolé” d’avoir accepté de rencontrer les généraux. Pour d’autres, il n’existe aucune contradiction entre le soutien à la révolution et la participation aux élections parlementaires, même si les pouvoirs de la nouvelle législature vont se limiter à instaurer une Assemblée constituante sans exercer de contrôle sur les activités de l’armée. A 30 ans, Mahmoud Salem est un blogueur réputé qui se présente sous les couleurs du parti Les Egyptiens libres, une organisation laïque fondée par [l’homme d’affaires] Naguib Sawiris. S’il affirme avoir été le premier à suspendre toute activité électorale lors de la reprise des violences, il est également convaincu que la participation à ces élections reste le meilleur moyen d’amener un véritable changement. “Il est vrai que nous sommes en plein dilemme parce que nous sommes critiqués quoi que nous fassions, explique-t-il. Je ne pourrais pas aller au-devant des électeurs et leur demander de voter pour moi pendant que des gens meurent sur la place Tahrir. J’ai milité pour un report des élections d’une semaine. Mais je ne peux pas retirer ma candidature non plus parce que sinon quelqu’un d’autre sera élu et ce sera soit un membre des Frères

musulmans, soit un ancien du régime déchu. Les gens veulent des élections aujourd’hui. Ceux qui disent sur la place Tahrir que ce n’est pas vrai et demandent d’abord le retrait du CSFA n’ont pas réussi à faire passer ce message à l’ensemble de l’opinion publique.” “Nous ne vivons pas dans un environnement propice à la tenue d’élections”, explique Walid Kazziha, professeur de sciences politiques à l’Université américaine du Caire. “Il existe une profonde ligne de fracture entre générations et ce scrutin ne résoudra rien. Le nouveau Premier ministre [Kamal Ganzouri] a 78 ans, que peut-il dire à la jeunesse, lui ou tout autre député élu dans ces conditions ?” Mais pour Abdallah, les libéraux n’ont pas saisi le principal objectif de la révolution. “Nous ne nous battons pas contre un parti politique, ni contre l’armée, ni contre les Frères musulmans. Nous nous battons contre une structure. C’est ce que l’élite libérale n’a pas l’air de comprendre. Je préfère largement voir les Frères musulmans au pouvoir et qu’ils se débarrassent du CSFA plutôt que d’avoir un libéral comme Mohammed El-Baradei au gouvernement avec le CSFA. La révolution est dirigée contre le CSFA aujourd’hui. Plus tard nous aurons le temps de débattre des différences politiques.” Jack Shenker


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Premières élections libres en Egypte : analyses, reportages, enjeux, suivez le scrutin au jour le jour sur notre site Internet.

Israël

Démocratie : gare au trompe-l’œil… Alors que des manifestants arabes envient l’Etat hébreu pour sa démocratie, le journaliste de Ha’Aretz rappelle toutes les failles du système politique israélien. Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv

ous voulons une démocratie comme en Israël.” J’ai dû entendre cette phrase une fois dans un centre commercial, à Tunis, et une autre dans une rue adjacente de la place Tahrir, au Caire. Quand j’explique à des gens qu’aucun de mes interlocuteurs ne savait que j’étais l’envoyé spécial d’un journal israélien, personne ne me croit. Or aucun d’eux n’était au courant de ma nationalité israélienne, mais le jeune Tunisien, un islamiste habillé de façon décontractée, après avoir vanté les mérites de la démocratie israélienne, s’est lancé dans une tirade sur le sort réservé aux Palestiniens par l’Etat juif. S’il peut paraître curieux que des manifestants arabes érigent l’entité sioniste honnie en idéal démocratique, plutôt que la Suède ou les Pays-Bas, c’est parce qu’ils n’ont aucune expérience de la vie dans une société où la liberté d’expression est garantie et où les ministres sont responsables devant le Parlement et les tribunaux. Israël est tout le temps au sommaire des journaux télévisés d’Al-Jazira et d’autres chaînes arabes. Même si les images montrent essentiellement des soldats tirant sur des Palestiniens, ces dernières années, les téléspectateurs arabes ont également pu assister aux procès de [l’ancien président]

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Moshe Katzav et d’Ehoud Olmert [l’ancien Premier ministre], et ils ont pu voir des généraux et des ministres contraints de témoigner devant des commissions d’enquête parlementaires. Alors que nous sommes remplis de colère et de honte face à l’incompétence, à la corruption et à la vénalité de nos hommes politiques, les Arabes voient en nous un Etat dont un président et un Premier ministre doivent rendre compte de leurs crimes et de leurs fautes, tandis que des centaines de milliers de manifestants peuvent envahir les rues sans avoir à se demander s’ils rentreront chez eux vivants. Même si les équipes de télévision arabes ne travaillent pas sans entraves en Israël (que l’on songe aux fouilles humiliantes qu’elles doivent souvent subir avant d’assister à une conférence de presse israélienne), leurs bureaux n’ont jamais été fermés et leurs journalistes n’ont jamais été pris pour cible comme ils le sont dans les pays arabes. Certes, rien de tout cela ne fera évidemment jamais des Egyptiens ou des Tunisiens des supporters du sionisme plutôt que de la cause palestinienne, mais le fait est là. Pour beaucoup d’entre nous, “la seule démocratie du Moyen-Orient” sonne comme un cliché, mais, pour ceux qui n’ont jamais joui de la moindre forme de liberté d’expression, ça sonne juste. Cela n’est pas un hymne à la démocratie israélienne. Il n’y a pas de quoi être fier d’un pays dont les 20 % de citoyens non juifs sont théoriquement nos égaux au

Dessin de Mayk paru dans Sydvenskan, Malmö. regard de la loi, mais se trouvent discriminés lorsqu’il s’agit d’accéder aux ressources de base. Et ne parlons pas de la façon dont notre démocratie traite les 4 millions de Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza depuis quarante-quatre ans. Et si nous faisons preuve d’un peu d’objectivité, force est de reconnaître que le degré de libéralisme atteint par la démocratie israélienne était tout sauf inéluctable. Que l’on se rappelle seulement que la plupart des pères fondateurs de l’Etat d’Israël sont nés et ont grandi dans des sociétés autoritaires, voire totalitaires, que beaucoup ne cachaient pas leur admiration pour le modèle stalinien et que la plupart des immigrants qui ont afflué vers le nouvel Etat n’avaient aucune expérience préalable de la démocratie. Que l’on songe enfin au fait que les ordonnances militaires d’état d’urgence héritées du

mandat britannique [1920-1948], qui permettent d’exproprier des terres ou d’arrêter des gens sans acte judiciaire, n’ont jamais été abolies, même si elles restent aujourd’hui l’exception plus que la norme. Alors, oui, avoir réussi à maintenir une démocratie, malgré toutes ses failles, pendant six décennies de conflit avec le Moyen-Orient, ce n’est pas rien. Mais, lorsqu’on est né et qu’on a vécu toute sa vie dans une société démocratique, on finit par prendre ce modèle pour acquis et ne plus réaliser qu’il reste une construction fragile. Je n’ai pas envie de me joindre au concert de protestations contre les lois qui sont en passe d’être votées à la Knesset en vue de limiter le pouvoir des juges ou de contrôler l’origine et la finalité des aides publiques étrangères versées aux ONG israéliennes. Après tout, il n’est pas anormal qu’une démocratie veuille vérifier et contrôler les aides financières étrangères, surtout lorsqu’elles sont versées par des Etats, d’autant que, après une prochaine élection, il se trouvera peut-être une autre majorité parlementaire pour amender ou abolir ces lois. Mais des risques existent et nous devons nous rappeler que notre démocratie parlementaire est notre bien national le plus précieux. Pendant que, par milliers, des gens risquent jour après jour leur vie dans les pays qui nous entourent pour parvenir à un certain degré de liberté, nous ne pouvons pas nous permettre de remettre en cause nos propres libertés. Anshel Pfeffer

Turquie

Vous voulez Erdogan ? Prenez-le ! Dans le monde arabe et en Grèce, on présente volontiers le Premier ministre turc comme un modèle. Ce qui fait enrager le quotidien nationaliste d’Istanbul… Hürriyet Istanbul

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uelques jours après ma tribune du 15 septembre – parue sous le titre “A nos frères arabes : n’hésitez pas à nous emprunter notre Premier ministre !” –, un éditorialiste arabe m’a pris au mot. Malheureusement, aucun pays arabe n’a pour l’heure déposé de demande officielle, sans doute parce tout le monde s’arrache déjà notre chef de gouvernement, Recep Tayyip Erdogan. Tout dernièrement, le visage charismatique de notre Premier

ministre est apparu à la une du magazine Time sous le titre “La méthode Erdogan”. Il aurait été plus correct de titrer “La méthode Erdogan, à prendre ou à laisser”. Les Américains ne sont pas les seuls à redécouvrir les qualités politiques d’Erdogan – même s’il reste encore à faire le lien entre le rôle de modèle qu’il jouera sans doute pour les acteurs politiques arabes et la réalité historique qui veut que les Turcs ne soient jamais pris pour modèles par les Arabes. Mais voilà que les Grecs eux aussi s’y mettent. Un lecteur a récemment publié sur notre site un article sur le désir d’un nouveau sauveur : “La Grèce a aujourd’hui besoin de la fermeté d’un Erdogan !” Comme tout le monde, je suis au courant de la “situation en Grèce”, pour parler par euphémisme. Mais, franchement, chers frères Grecs, êtes-vous bien sûrs de ce que vous cherchez ?

Inutile de dire qu’un dirigeant de la trempe de Recep Tayyip Erdogan vous épargnera le désagrément de vous mettre sans cesse en grève – les travailleurs du public n’auront pas le droit de le faire. Et, dans votre propre intérêt, vous devrez replonger dans un sommeil profond l’anarchiste qui sommeille en vous, sous peine d’être qualifié de “dissident” et jeté en prison, où vous n’aurez plus qu’à compter le bon millier de jours qui vous sépareront de votre première comparution devant la justice. Les manifestants étudiants doivent en particulier perdre cette habitude inutile s’ils ne veulent pas se faire rouer de coups et emprisonner, puis attendre leur procès pendant dix-neuf mois. Le simple fait d’avoir des œufs dans vos poches pourra vous valoir une petite visite au poste de police, où vous serez traité comme un terroriste arrêté en possession d’une

kalachnikov. Un Erdogan pour la Grèce ne serait pas une excellente nouvelle pour nos confrères journalistes, à supposer qu’ils n’aient pas envie de se faire arrêter pour des livres qui n’ont pas encore paru ou pour avoir rencontré une “source” figurant sur la liste noire du gouvernement. En revanche, Erdogan serait une merveilleuse nouvelle pour toutes les Grecques qui préfèrent rester au foyer et donner naissance à un minimum de trois enfants. Attention, toutefois, aux éventuels coups de canif dans le contrat : pour Erdogan, l’adultère devrait être passible d’une peine d’emprisonnement. Quoi qu’il en soit, chers frères, mon offre tient toujours, et j’y ajoute un bonus : pour un Erdogan acheté, nous vous offrons gracieusement le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu ! Burak Bekdil


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Afrique

Forces armées Oussama Al-Jouwali,

chef militaire de Zintan, a été nommé au poste de ministre de la Défense et le général Khalifa Haftar désigné au poste de chef d’état-major de l’armée. “Il manque au casting le chef du Conseil militaire de Tripoli,

Abdelhakim Belhaj, ancien membre du Groupe islamique de combat en Libye [Gicl, aujourd’hui disparu], qui a un grand pouvoir de nuisance à Tripoli et semble pour le moment à l’écart des nouvelles institutions du pays”, relève Maghreb Intelligence.

Libye

Les milices défient le nouveau pouvoir Le gouvernement formé le 22 novembre aura beaucoup à faire pour mettre en place de nouvelles institutions et réussir la pacification du pays. Les Libyens sont libérés du régime Kadhafi, mais aujourd’hui ce sont les milices armées qui font la loi. The Independent Londres

u début de la révolution, un pilote libyen du nom d’Abdullah Al-Mehdi a ouvert une prison dans une ancienne école de la ville de Zintan [dans une région montagneuse à environ 150 kilomètres au sud-ouest de Tripoli ; c’est dans cette ville que Saïf Al-Islam Kadhafi a été transféré après son arrestation, le 19 novembre, par les forces du Conseil national de transition (CNT)]. Plus de 100 prisonniers du régime Kadhafi y sont toujours en détention. Après la chute de Tripoli, en raison d’engagements plus urgents, l’homme a transmis la direction de la prison à d’autres combattants. Quand on lui a demandé qui l’avait autorisé à ouvrir ce centre de détention, il a répondu : “Autoriser ? Il n’y a pas d’autorisation. Dans cette guerre, j’ai l’autorisation.” Depuis que le régime Kadhafi a commencé à s’effondrer, en février dernier, le maintien de l’ordre dans les régions libérées de la Libye a été assuré par un ensemble de conseils locaux autoprocla-

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“Nous avons capturé le fils de Kadhafi et nous ne savons pas s’il faut le battre à mort, le pendre, lui couper la tête, l’empoisonner ou le fusiller... — ... et un procès ? Ce serait trop fastidieux ?” Dessin de Langer paru dans Clarín, Buenos Aires. més et de milices indépendantes. Après quarante ans de violence institutionnalisée et huit mois d’une guerre civile féroce, ce dispositif rudimentaire doit parfois intervenir pour mettre fin à des opérations de représailles et éviter que les gens ne fassent justice eux-mêmes. En août dernier, la preuve a été établie que des combattants rebelles avaient exécuté sommairement des mercenaires à Tripoli. Plus d’une dizaine de corps ont été découverts dans le centre de la ville, près

d’une entrée du complexe de Bab Al-Azizia, l’ancien quartier général de Muammar Kadhafi. Certains avaient les mains liées, d’autres avaient été abattus sur leur lit d’hôpital de fortune. Ces derniers mois, des visites dans les prisons de la capitale ont révélé que des centaines de travailleurs immigrés d’Afrique noire avaient été arrêtés par les anciens rebelles qui contrôlent aujourd’hui Tripoli. Dans l’une de ces prisons, plus de 500 d’entre eux, soupçonnés d’être des mercenaires, étaient toujours en

détention au mois de septembre. Dans la ville, des immigrés disent ne pas oser sortir dans les rues de peur d’être arrêtés. Des preuves d’exécutions sommaires par d’anciens rebelles ont été également découvertes en dehors de la capitale. La ville de Tawergha, d’où les soldats de Kadhafi avaient mené des attaques sanglantes contre Misrata [à 200 kilomètres à l’est de Tripoli], a été mise à sac et ses habitants contraints de prendre la fuite. Selon des milices de Misrata, les 30 000 fugitifs de Tawergha ne seront pas autorisés à rentrer chez eux. Certains ont trouvé refuge dans une mosquée située dans le désert, près de Syrte, à deux heures de voiture de Tawergha. Ils ont le sentiment d’être collectivement sanctionnés pour les crimes commis par certains des leurs. Des villes situées dans les montagnes de l’Ouest libyen ont également été le théâtre de représailles contre des fidèles de Kadhafi. Le traitement infligé le 20 octobre au guide libyen, capturé et frappé à mort par des combattants de Misrata dans sa ville natale de Syrte, a embarrassé de nombreux dirigeants locaux, qui souhaitent se faire une nouvelle réputation en réservant un traitement plus humain à Saïf AlIslam, son fils préféré. En tout état de cause, tout au long de ses efforts pour se doter de nouvelles institutions, la Libye va devoir veiller à assurer la justice aux partisans de l’ancien régime et à contenir certaines des milices qui contrôlent aujourd’hui le pays. Portia Walker

Portrait

MAHMUD TURKIA/AFP

Un Premier ministre parachuté de l’étranger Vivant hors de Libye depuis un quart de siècle, Abdurrahim El-Keib (ci-contre), le nouveau chef du gouvernement, n’a jamais travaillé avec l’ancien régime. Il va devoir organiser les premières élections libres dans son pays. Mohamed Al-Tarhouni, chef du département d’ingénierie électrique de l’Université américaine de Sharjah (UAS), aux Emirats arabes unis, a récemment rencontré Abdurrahim El-Keib, un vieil ami et collègue. Cela faisait plusieurs mois que les deux hommes ne s’étaient pas vus. Ils avaient d’autant plus de choses à se raconter que leur pays, la Libye, est en pleine révolution. Et le Pr Abdurrahim El-Keib, désigné par le Conseil national de transition (CNT) le 31 octobre pour occuper

le poste de Premier ministre, est désormais bien placé pour parler de la situation du pays. L’annonce de sa nomination n’a pas vraiment surpris Mohamed Al-Tarhouni, car, au cours des six ou sept dernières années, son ami avait joué un rôle politique de plus en plus important. Après avoir dirigé un groupe issu de la communauté libyenne à Abou Dhabi, il s’était rendu en avril dernier à Benghazi, où il avait rencontré le Conseil national de transition [selon la BBC, El-Keib aurait également apporté un soutien financier et logistique à la rébellion à Tripoli]. Etant lui-même libyen, Mohamed Al-Tarhouni reconnaît qu’El-Keib, qui a vécu plus de vingt-cinq ans à l’étranger, sera confronté à la difficile tâche de gagner le cœur du peuple.

“Il a beaucoup de relations en Libye et dans la communauté libyenne à l’étranger. Ceux qui doivent l’aider à diriger le pays et travailler avec lui le connaissent, mais le problème sera de le faire connaître au peuple libyen, de lui montrer ses compétences et son style de gouvernement”, dit-il. Jusqu’au début de l’été dernier, Al-Keib occupait un poste à la direction du département d’ingénierie électrique du Petroleum Institute à Abou Dhabi [institut de formation et de recherche fondé en 2001 sous l’égide de la Compagnie nationale pétrolière d’Abou Dhabi avec pour partenaires British Petroleum (BP), Shell, Total (France) et la compagnie de développement pétrolier du Japon]. Diplômé de l’université de Tripoli, El-Keib

s’était rendu aux EtatsUnis dans les années 1970 avant de devenir professeur d’ingénierie électrique à l’université de l’Alabama. En 1999, il rejoint l’Université américaine de Sharjah (UAS). Quatre ans plus tard, il est élu au conseil d’administration de la Fondation arabe des sciences et technologies. Le président de cette fondation ne cache pas sa surprise en constatant le chemin parcouru par Al-Keib. Il reconnaît qu’il ne sera pas aisé pour le nouveau Premier ministre de passer du milieu universitaire au monde politique. Toutefois, Abdallah Al-Najjar se veut confiant quant au soutien dont il devrait bénéficier. “Il se soucie tellement de la Libye, dit-il. C’est une affaire très personnelle pour lui.”

Yousef Al-Assaf, doyen de la faculté d’ingénierie à l’UAS, se souvient d’El-Keib comme d’un universitaire qui savait ce qu’il voulait et qui n’en faisait parfois qu’à sa guise. “Le Dr El-Keib a deux facettes. En tant que personne, il est très agréable, très généreux, réaliste ; mais, au travail, il est très enthousiaste, voire inflexible. C’est un passionné et cela peut le conduire à ne pas tolérer les opinions des autres.” Et il ajoute : “La Libye, il voulait désespérément la retrouver. Il n’a jamais caché son opposition au régime de Kadhafi, mais il n’a jamais donné à penser qu’il agissait pour y mettre fin.” Melanie Swan The National (extraits) Abou Dhabi



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Afrique

Le saviez-vous ? En l’an 2000, Serigne Mactar Ba, ingénieur électromécanicien sénégalais, a conçu et fabriqué des fusées au Sénégal. Elles peuvent être utilisées dans le transport rapide d’insecticides, pour embarquer

des appareils de prise de mesure et des caméras, dans la cartographie, dans la recherche météorologique. Le Nigérian Mubarak Muhammad Abdullahia a construit en 2007 un hélicoptère avec des morceaux de vieilles voitures, de motos, et des

rebuts d’aluminium. Agé de 24 ans, il était étudiant de premier cycle en physique. En 1997, son compatriote Ezekiel Izuogu avait conçu la première voiture fabriquée au Nigeria avec une technologie locale. Source : www.kumatoo.com

Cameroun

La tablette qui sauvera des milliers de vies Arthur Zang, ingénieur camerounais de 24 ans, a conçu la première tablette tactile africaine à usage médical : Cardiopad. Le Jour Yaoundé

u Cameroun, on compte une trentaine de cardiologues pour 20 millions d’habitants. La situation dans les zones rurales est encore plus inquiétante, car ces spécialistes ne s’y rendent pas toujours, préférant s’installer dans les métropoles. Dans les rares hôpitaux dotés d’un service de cardiologie, les files d’attente sont interminables, et il n’y a pas toujours le matériel adéquat pour le diagnostic. Conséquence : des milliers de Camerounais meurent chaque année d’accidents cardio-vasculaires ou de toute autre maladie liée au cœur faute de soins. Face à ce constat, Arthur Zang, 24 ans, ingénieur en génie informatique et diplômé de l’Ecole nationale supérieure polytechnique de Yaoundé, a décidé d’agir. Son stage académique à l’hôpital général de Yaoundé en 2010 y a été pour beaucoup. Le jeune homme a donc conçu une tablette tactile : Cardiopad. Dans un premier temps, cette tablette fait transiter les fréquences cardiaques du malade [captées par un terminal spécialement conçu] vers des serveurs, où elles sont stockées et traitées avant d’être transmises au cardiologue

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Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. via le réseau GSM. Le spécialiste détient aussi un Cardiopad, sur lequel il reçoit les résultats, les interprète et prescrit une médication. Une encyclopédie de maladies cardio-vasculaires est intégrée à l’appareil pour aider le cardiologue à faire son diagnostic. Ainsi, un patient du village de Gado, dans l’est du pays, à des centaines de kilomètres de Yaoundé et de Douala, n’aura pas à se déplacer vers la ville pour consulter. Le prototype est un écran tactile de 10 pouces [25 cm] Toutefois, l’ingénieur

indique qu’il peut avoir plusieurs tailles. Combien coûtera le Cardiopad ? “Il ne sera pas trop cher. En général, les appareils médicaux sont très onéreux. L’électrocardiographe, par exemple, n’autorise pas le transfert des résultats cardiaques ni leur sauvegarde. Il permet juste de les analyser et de les imprimer et coûte au minimum 2 millions de francs CFA [3 000 euros]. Cardiopad sera beaucoup moins cher”, explique l’inventeur. Présenté à la compétition internationale Imagine Cup 2011 aux Etats-Unis, ce projet, ainsi que le détaille Fatimatou

Sow, responsable des relations publiques de Microsoft Afrique, s’est classé premier dans la catégorie “développement embarqué”. La compétition réunissait les meilleures écoles des pays avancés en matière de technologie, tels que la Corée du Nord, le Japon, l’Inde, la Chine ou encore les Etats-Unis. Mais, parce qu’il n’a pas eu de challengers dans cette catégorie en Afrique, le projet n’a pas été retenu pour la finale, qui avait à la clé un prix de 100 000 dollars [75 000 euros]… Il faut absolument un concours régional pour être sélectionné, explique Arthur Zang. Et les Africains engagés dans cette compétition avaient tous opté pour la catégorie “conception logicielle”, moins compliquée que celle dans laquelle Arthur Zang avait choisi de concourir. Actuellement, le jeune homme est en quête de financement pour concrétiser son projet : doter toutes les régions du Cameroun de centres de télécardiologie. “Avec 25 000 ou 30 000 euros, je peux produire vingt ou vingt-cinq tablettes Cardiopad. Certains Cardiopad seront destinés aux cardiologues et d’autres iront dans les centres de télécardiologie de chaque région. Donc, avec ce montant, je peux couvrir la totalité du territoire camerounais”, explique-t-il. Contrairement aux tablettes tactiles occidentales, qui servent à communiquer avec des proches, à travailler ou encore à frimer, Cardiopad, première tablette tactile camerounaise et africaine à usage médical, est destiné à sauver des vies humaines. Beaugas-Orain Djoyum

Ethiopie

Les tribulations du petit-fils du Négus à Washington La capitale des Etats-Unis abrite une importante diaspora éthiopienne, dont le prince d’Ethiopie. The Washington Post (extraits)

i Washington attire depuis longtemps ceux qui recherchent le pouvoir, elle accueille aussi ceux qui ne l’ont plus. La princesse d’Ethiopie, une femme menue à la chevelure bouclée, est conseillère en prêts hypothécaires. Madame la Princesse endure quarante minutes de transport pour aller à son travail, fait sa vaisselle elle-même et achète ses tailleurs en solde au Tyson Corner Center. “Je n’ai pas de gardes du corps pour m’ouvrir la voie sur la route ni de couturières personnelles pour me faire mes vêtements. On est aux Etats-Unis”, déclare en riant Saba Kébedé de McLean, lançant un coup d’œil

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au prince Ermias Sahle Sélassié, son mari, le petit-fils de l’empereur Hailé Sélassié. Nous sommes dans la cour ombragée d’une église orthodoxe éthiopienne d’Alexandrie [dans l’Etat de Virginie, au sud de Washington]. Le prince Sélassié et la princesse Kébedé se fraient un chemin au milieu d’une foule de femmes aux cheveux couverts d’un châle de coton, courbées pour la prière. Un prêtre portant une croix d’argent introduit le couple princier dans le sous-sol de l’église, où brûle de l’encens. On se bouscule pour prendre place autour de la table où va être servi un repas traditionnel éthiopien. “Attendez ! S’il vous plaît, ne restez pas là, lance le prêtre. Venez devant. Vous ne pouvez pas vous mettre n’importe où. Vous êtes très célèbres.” En dehors de l’église, les Sélassié ressemblent à n’importe quelle famille de la région de Washington. Le prince travaille à l’International Strategic Studies Association, un groupe de réflexion sur des

thèmes comme la sécurité de l’eau en Afrique. La princesse passe ses journées à approuver des prêts hypothécaires à la Congressional Federal Credit Union, une banque coopérative. Les membres de la famille royale ont acquis une importance croissante aux yeux de la communauté éthiopienne, laquelle est persuadée que son histoire a le visage de Hailé Sélassié. La jeune génération s’intéresse de plus en plus à l’héritage controversé du grand-père du prince. Le portrait de l’empereur avec son titre complet – Sa Majesté impériale Hailé Sélassié Ier, Roi des Rois, Seigneur des Seigneurs, Lion conquérant de la tribu de Juda et Elu de Dieu – trône dans nombre de restaurants éthiopiens. Les équipes de football de Washington affichent son visage barbu et émacié sur leurs maillots. Récemment, lors d’une fête célébrée à Washington DC en son honneur, on a rappelé son statut d’homme d’Etat de

l’anticolonialisme africain, qui a su se dresser contre l’envahisseur italien et forger les liens étroits que le pays entretient toujours avec les Etats-Unis. Le prince Sélassié préside le Conseil de la couronne d’Ethiopie, une association qui s’emploie à conserver les traditions de la dynastie et à mettre en avant les réalisations de l’empereur. L’organisation souhaiterait que l’Ethiopie revienne à la monarchie constitutionnelle, même s’il n’y a aucun projet en ce sens. “Nous n’avons jamais abdiqué”, fait valoir le prince. Ermias Sahle Sélassié a déjà été marié avant de rencontrer son épouse actuelle. Son divorce a surpris son pays, plutôt conservateur. Il a ensuite fait la connaissance de Kébedé. “Peut-être que les contes de fées existent encore”, déclare-t-elle en prenant le bras de son mari. “Ils arrivent dans des pays très très lointains, comme Alexandrie, en Virginie.” Emily Wax



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Economie

Spéculation La bulle immobilière chinoise s’apprête-t-elle à éclater ? Fin octobre, plusieurs agences immobilières de Shanghai ont été saccagées par des propriétaires choqués de voir la valeur de leurs

biens immobiliers chuter de 20 % à 40 % en quelques jours. Selon le Bureau national des statistiques, en octobre, le prix de l’immobilier a baissé dans 34 des 70 villes moyennes et grandes du pays.

Le célèbre économiste chinois Xie Guozhong a averti qu’il fallait s’attendre à une nouvelle vague de faillites de sociétés immobilières : d’après lui, parmi les 20 000 sociétés existantes, 10 % subsisteront.

Chine

En Mongolie-Intérieure l’immobilier s’effondre

MATTHEW NIEDERHAUSER/INSTITUTE

Le mot de la semaine

Sept ans après le début de son édification près de la mégapole d’Ordos (Mongolie-Intérieure), Kangbashi est une ville fantôme.

Dans la ville d’Ordos, le bâtiment semblait devoir enrichir tout le monde. Mais l’intervention de l’Etat et l’assèchement du crédit ont sonné la fin de la partie. 21 Shiji Jingji Baodao (extraits) Pékin

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e suis désolé : nous n’avons plus d’argent à prêter !” nous prévient l’employé de la société de microcrédit Mengjia quand nous poussons sa porte à Ordos. Dans cette ville située aux confins du désert dans la région autonome de Mongolie-Intérieure, nombre de sociétés de microfinancement et de prêteurs sur gages qui ont accordé des crédits à des entreprises immobilières peinent à récupérer leurs fonds. Un soudain coup de froid s’est abattu sur le secteur et les promoteurs ont du mal à tenir leurs engagements. Du coup, la Banque commerciale rurale d’Ordos, une institution publique, ne désemplit pas face à l’afflux de clients venus déposer leur argent. La scène est étonnante : encore récemment, les habitants estimaient que cela ne valait pas la peine de placer leurs économies ailleurs que chez un prêteur privé finançant [illégalement]

des projets immobiliers. Un employé de la banque nous explique que les mésaventures récentes des usuriers ont incité de nombreux habitants d’Ordos à récupérer leurs avoirs pour les mettre à la banque [malgré une rémunération des dépôts inférieure de moitié au taux d’inflation, qui atteint 6 %]. Les quatre plus grandes banques publiques de la ville ont d’ailleurs vu leur chiffre d’affaires exploser ces derniers temps. La ville-préfecture d’Ordos s’est enrichie rapidement grâce à ses quatre principales ressources – la laine, le charbon, les terres rares et le gaz naturel. Selon un document publié par le ministère du Logement et du Développement des régions rurales et urbaines, le PIB moyen par habitant d’Ordos est le plus élevé de Chine et dépasserait même celui de Hong Kong. La ville abriterait plus de 7 000 millionnaires au patrimoine supérieur à 100 millions de yuans [11 millions d’euros] et au moins 100 000 autres au patrimoine supérieur à 10 millions de yuans [1 million d’euros]. Autrement dit, 1 habitant sur 217 disposerait d’une fortune d’au moins 100 millions de yuans, et 1 sur 15 d’une fortune d’au moins 10 millions ! Contrairement aux habitants de Wenzhou [province du Zhejiang, sud-est], qui

affectionnent particulièrement l’industrie et le commerce, les habitants d’Ordos qui se sont enrichis le plus vite préfèrent miser sur des domaines moins complexes et capables de générer des profits rapidement, comme l’immobilier. Selon un entrepreneur du bâtiment qui travaille ici depuis plusieurs années, “les richards d’Ordos n’achetaient pas des appartements à l’unité mais des blocs entiers, voire des tours entières”. Avec une telle demande, les prix se sont envolés. D’après lui, le mètre carré valait seulement 1 800 yuans [207 euros] en 2002, mais aujourd’hui, en centre-ville, il peut atteindre 20 000 yuans [2 320 euros].

De plus en plus grand La flambée des prix a non seulement attiré les amateurs de plus-values, mais aussi un important volume de capitaux. Quand les prix du foncier étaient encore bas, il y a quelques années, les riches patrons de sociétés minières pouvaient facilement financer sur leurs propres deniers la construction de tout un complexe résidentiel. Mais aujourd’hui ils sont forcés de demander de l’aide extérieure, d’autant qu’ils ont tendance à voir de plus en plus grand. Comme il est difficile pour les banques d’accorder des crédits immobiliers en raison des mesures de contrôle prises 48

“wenzhou” Wenzhou “Wenzhou” désigne à la fois la ville, ses habitants et sa région, sur la côte est de la Chine. Pauvre en terres arables, traditionnellement ses talents commerciaux à l’intérieur de la Chine et à l’étranger. L’extraordinaire dynamisme de ses habitants se fait sentir en Europe comme dans le reste du monde par l’intermédiaire de ses émigrés spécialisés dans la confection et la maroquinerie. Mais la force réelle des “Wenzhou” se révèle à l’intérieur du pays. Ecrasé par le pouvoir politique durant la période maoïste, ils ont été les premiers à se lancer dans les affaires et l’industrie au tout début de l’ouverture (en 1978). L’esprit entrepreneurial encouragé par la réforme a porté ses fruits. Dès 1985, la presse chinoise a parlé du “modèle de Wenzhou” pour décrire le succès de l’économie de marché et l’initiative privée des PME. Jusque récemment, ce modèle a été considéré comme un exemple à suivre. Mais la crise de 2008 a changé la situation. En injectant massivement des capitaux (461 milliards d’euros) dans chinois pénalise le secteur privé. Frappés par la crise internationale, sans pouvoir bénéficier de l’aide de l’Etat, les PME de Wenzhou se trouvent dans l’obligation de recourir à l’usure. Ce handicap financier est la cause première de leur endettement, signe avant-coureur d’une mutation profonde de l’économie chinoise. Chen Yan Calligraphie d’Hélène Ho



48

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Economie

MONG. Ordos

Shanghai Hangzhou

MONGOLIEINTÉRIEURE

CHINE

Hohhot

ZHEJIANG

Wenzhou

Pékin

par l’Etat [afin de freiner l’inflation engendrée par le plan de relance, qui s’était traduit par un flot de prêts bancaires en 2009 et 2010], le financement privé est logiquement devenu leur principale source de capitaux. D’après nos recherches, on peut estimer que le montant total des prêts usuraires accordés à Ordos – et près de la moitié concernerait l’immobilier – atteint 200 à 300 milliards de yuans [23 à 34 milliards d’euros]. Selon un prêteur, qui a préféré garder l’anonymat, le taux d’intérêt proposé aux particuliers par les collecteurs d’épargne varie de 2 à 3 % par mois, mais après l’intervention d’intermédiaires l’argent arrive entre les mains des exploitants de houillères et des promoteurs immobiliers assorti d’un taux de 4 ou 5 %, voire de 6 %. Poussés par l’assurance de disposer ainsi de gains élevés et stables, les habitants ont été de plus en plus nombreux à retirer leur argent de la banque pour le prêter à des taux plus élevés.

Des remises à l’achat Mais cette année les beaux jours des promoteurs ont brusquement pris fin. Du fait d’un encadrement de plus en plus strict des activités immobilières, les investisseurs préfèrent ne plus s’aventurer sur ce terrain. De plus, avec en moyenne 2,7 logements par habitant à Ordos, il n’existe pour ainsi dire plus de demande. “A présent, la plupart des gens qui viennent s’installer ici sont des travailleurs peu qualifiés qui gagnent de petits salaires. On ne peut pas espérer qu’ils achètent des appartements alors que le prix du mètre carré est gonflé par la spéculation”, souligne l’entrepreneur du bâtiment cité plus haut. [Pour éviter un effet de panique], “les prix immobiliers sont discrètement revus à la baisse. Les remises à l’achat et les cadeaux sont de plus en plus fréquents. Auparavant, vous n’auriez jamais vu quelqu’un réduire son prix de vente ! Pour certains projets particulièrement bien placés, l’ensemble d’une tour pouvait trouver preneur après la visite de seulement 30 à 50 clients !” note M. Zhang, ajoutant que les pratiques des promoteurs prouvent de façon détournée que les choses sont sur le point de leur échapper. Le 24 septembre, on a appris le suicide du représentant légal à Ordos de la société immobilière Zhongfu. Outre une ardoise de 60 millions de yuans [7 millions d’euros] concernant des chantiers inachevés, la société s’était endettée auprès de prêteurs privés à hauteur de 263 millions de yuans [30 millions d’euros] à un taux mensuel de 3 %. Elle ne possède en revanche aucun crédit bancaire. En fait, la société est solvable mais connaît malgré tout une crise de liquidités. Les promoteurs qui doivent chaque mois verser des intérêts très élevés et répondre régulièrement aux requêtes de prêteurs privés souhaitant récupérer leur capital sont aujourd’hui en fâcheuse posture. On peut craindre qu’Ordos tombe dans la même ornière que Wenzhou en cas de fléchissement important des prix immobiliers. Lu Xiaohui

Développement

500 km

500 km

TAÏWAN

Le “modèle de Wenzhou” au bord de la faillite La crise financière qui frappe la ville côtière, célèbre pour ses nombreuses entreprises exportatrices, pourrait bien préfigurer celle de la Chine tout entière. 21 Shiji Jingji Baodao (extraits) Pékin

A

Wenzhou [dans la province du Zhejiang, berceau du capitalisme privé chinois], les chefs d’entreprise sont de plus en plus nombreux à prendre la poudre d’escampette après avoir été victimes d’un accident dans leur chaîne de financement. Les banques et les usuriers commencent à s’inquiéter pour la sécurité de leurs capitaux et cherchent à récupérer les fonds qu’ils ont prêtés. Cela risque de compromettre tout le système financier local, et des voix s’élèvent pour demander que l’on sauve ce marché. Selon les autorités locales, les prêts entre particuliers représentent un cinquième du montant des prêts accordés par les banques de la municipalité. Une étude réalisée par la maison de courtage CLSA Asia-Pacific Markets estime de son côté que l’encours des crédits entre particuliers à Wenzhou représenterait 800 à 1 000 milliards de yuans [93 à 117 milliards d’euros], et, à cause des faillites à répétition, 10 à 15 % de ces prêts pourraient devenir cette année des créances douteuses. Certains attribuent la crise de Wenzhou à l’étouffement du système financier et à la politique de resserrement monétaire [destinée à juguler l’inflation]. La montée en puissance de l’Etat au détriment du secteur privé ainsi que des charges fiscales trop lourdes expliqueraient le déclin de l’industrie et du commerce à Wenzhou. Pour notre part, nous estimons que ces chefs d’entreprise endettés qui prennent la fuite ne sont pas à plaindre, d’autant plus qu’ils sont à l’origine d’une crise de

GIWES SABRIÉ

Suite de la page 46

A Wenzhou (province du Zhejiang), une ouvrière de l’usine de chaussures Feidan Shoes Co. confiance : désormais, les prêteurs ont le sentiment de prendre un risque en traitant avec des PME. Celles-ci ont donc de plus en plus de mal à trouver des financements, et beaucoup en viennent même à déclarer de fausses faillites, à annoncer à tort la disparition de leur patron ou à user d’autres stratagèmes pour donner le change. Comme le montrent de nombreuses enquêtes de presse, les emprunteurs n’utilisent presque jamais leur argent pour constituer le fonds de roulement nécessaire à la production de leur entreprise mais préfèrent le placer ailleurs, en spéculant ou même en s’engageant dans des paris. Il est clair qu’ils ne sont pas du tout en phase avec les difficultés des PME. La crise que traverse la région provient du modèle même de développement de Wenzhou, qui repose sur la production massive de marchandises à bas coût et sur la conquête de marchés grâce un avantage tarifaire fondé sur des marges peu élevées. Un modèle qui se retrouve aujourd’hui dans une impasse du fait des surcapacités

Coup de froid sur la pierre chinoise Nouveaux prêts accordés aux promoteurs par les sociétés fiduciaires chinoises (par trimestre, en milliards de yuans)

Evolution mensuelle du prix moyen du mètre carré des biens immobiliers dans les 100 principales villes chinoises (en %) + 0,75

120

+ 0,50

80

+ 0,25

40

0

0

– 0,25

2010

2011

Sources : China Trustee Association, “The Wall Street Journal”

Fév.

2011

Oct.

Sources : China Real Estate Index System, “The Wall Street Journal”

de production et de la montée en flèche des coûts [salaires et matières premières]. Résultat : les habitants se tournent vers des activités spéculatives notamment sur les marchés immobilier et boursier et sur celui des produits de base. La crise actuelle a éclaté quand ils n’ont plus eu de perspectives ni en matière de spéculation, ni dans l’industrie ou le commerce. Le modèle de Wenzhou avait pour but le gain d’argent le plus rapide possible ; c’était une démarche à très court terme. Il s’agit presque d’une caricature du modèle chinois : la Chine a envahi le marché mondial grâce à ses marchandises à bas prix, mais ce n’est pas un modèle durable, car il suppose une forte consommation de ressources et une politique de bas salaires. La crise que connaît aujourd’hui Wenzhou pourrait donc bien être demain celle de la Chine tout entière. La dégradation de l’économie réelle, due à l’envol des coûts et à une surcapacité de production, ainsi que la bulle créée par l’afflux massif de capitaux dormants dans le secteur des biens pourraient déboucher sur une crise financière si ces problèmes ne sont pas jugulés à temps. Sortir la ville du Zhejiang de la crise semble donc impossible, car soutenir ce modèle ne ferait qu’encourager la tendance populaire à spéculer et serait dangereux sur le plan moral. La seule issue possible pour Wenzhou consiste donc à amorcer une mutation. Soumise à une pression économique, la Chine ne peut pas continuer à vivre de la spéculation immobilière ou de la fabrication d’articles à bas coût. Le pays doit bien comprendre une chose : avec une demande mondiale désormais atone et une demande intérieure qui ne parvient pas à croître, il est indispensable d’éliminer les surcapacités de production en cette période de bulle. Et les entreprises qui s’agrandissent aveuglément doivent être sanctionnées par le marché. Zhang Liwei


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Activité

Des entreprises publiques repues, des PME menues Si les petits entrepreneurs peinent à s’en sortir, les mastodontes du secteur public peuvent en revanche se permettre de gaspiller leurs ressources. Nanfang Zhoumo (extraits) Canton

A

Wenzhou, où les petites et moyennes entreprises manufacturières sont légion, la marge bénéficiaire des sociétés travaillant pour l’exportation “a chuté sévèrement, atteignant à peine 3 %, voire 1 % dans certains cas”, explique Zhou Dewen, le président de l’association des PME de Wenzhou. Pourtant, ici, ceux qui ont des relations dans les milieux officiels continuent de mener une existence très prospère ! Au cours du premier semestre, les bénéfices nets du réseau de la Banque de Chine ont bondi de 50 %. La Banque industrielle et commerciale de Chine [publique], qui engrange en moyenne 600 millions de

yuans de bénéfices [70 millions d’euros] par jour, est toujours solidement assise sur le trône de “la banque la plus profitable du monde”. Selon la Commission de la supervision et de l’administration des biens publics, les 120 entreprises publiques de rang national ont vu leur chiffre d’affaires augmenter de 32,9 % en 2010, avec une hausse de leur bénéfice net de 42,8 %. Un tiers des profits de l’ensemble des entreprises publiques nationales a été réalisé par les trois grandes compagnies pétrolières [Sinopec, Petrochina et la Cnooc]. Au sein de la deuxième puissance économique mondiale, on peut donc gagner beaucoup comme gagner très peu. Tout dépend si l’on a ou non accès à des prêts bancaires à taux peu élevé [les banques ne prêtent quasiment qu’aux entreprises publiques], à des ressources (notamment foncières) bon marché et à des subventions. Or, ce sont les autorités gouvernementales qui déterminent le prix de ces facteurs de production, et même leur mode de répartition. L’encadrement des prix des facteurs de production passe par

la fixation à la fois du taux de TVA, des prix de revient et de l’écart des taux d’intérêt. Il a permis aux autorités locales, aux entreprises publiques et aux banques de créer un modèle d’expansion fondé sur une hausse des profits impulsée par d’importants investissements sans avoir à se soucier de leur rendement ni des risques du marché. Le modèle de gestion urbaine que visent désormais les gouvernements locaux est axé sur des investissements “financés par le foncier” dans des infrastructures de base (les projets de construction d’autoroutes et de création d’un réseau ferroviaire à grande vitesse en étant les exemples les plus représentatifs). Parallèlement, les mastodontes du secteur public – et tout particulièrement l’industrie pétrolière – s’orientent vers l’intégration des chaînes de production et l’investissement massif à l’étranger. Cependant, tous ces investissements n’ont pas eu les importantes retombées espérées. Pour prendre l’exemple du train à grande vitesse, pour la seule année 2010, les investissements se sont élevés à plus

de 700 milliards de yuans [81 milliards d’euros]. Or le ministère des Chemins de fer, qui s’est endetté à hauteur de 2 000 milliards de yuans [232 milliards d’euros], a poussivement réalisé 1,7 milliard [197 millions d’euros] de bénéfices en cinq ans. Quant aux trois grandes compagnies pétrolières, les deux tiers des 448 milliards de yuans [52 milliards d’euros] d’investissements cumulés qu’elles avaient réalisés hors de Chine fin 2010 étaient déficitaires. Par-delà les gains ou les pertes considérables des collectivités locales et des entreprises publiques, c’est l’ensemble des ménages qui paient l’addition. Ces dix dernières années, la part du revenu disponible brut des ménages dans le PIB n’a cessé de diminuer : de 66,8 % en 1996, elle est passée à 50,6 % en 2007. Autrement dit, tandis que les collectivités locales, les entreprises publiques et les banques alimentent toujours plus le moteur des “investissements productifs”, celui de la “consommation tirée par la demande intérieure” des ménages ne cesse, lui, de ralentir. Huang He


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L ar es ch iv es

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w in ww te .c rn ou at rr io ie na r l.c om

Technologie

En 2005, des scientifiques américains proposaient d’utiliser un faisceau de micro-ondes et une voile spéciale pour lancer des astronefs. Un article publié dans le CI n° 747 (24 février 2005), à retrouver sur notre site.

Astronautique

Départ de la course à la voile… dans l’espace Des équipes du monde entier sont en compétition pour élaborer des vaisseaux spatiaux propulsés par la lumière du Soleil. Science News (extraits) Washington

E

n matière de voyages futuristes dans l’espace, quoi de plus romantique que de voguer dans la lumière du Soleil ? Imaginez-vous vous envoler au-dessus de la Terre, déployer le foc et quitter le système solaire en direction de l’espace interstellaire… Les voiles solaires en ont longtemps fait rêver plus d’un, à commencer par Johannes Kepler, qui conjecturait il y a plus de quatre siècles que des navires seraient un jour propulsés par l’“air céleste”. Désormais, grâce aux récents progrès technologiques, la navigation solaire a quitté les rivages de la science-fiction. L’année dernière, l’Agence d’exploration aérospatiale japonaise (Jaxa) a lancé la première voile solaire de l’espace. Sa membrane en polyimide [un plastique] à revêtement métallique s’est déployée, a capté la lumière du Soleil et s’en est servie pour se propulser. De son côté, l’agence spatiale américaine (Nasa) a envoyé cette année sa première voile voguer au-delà de l’orbite terrestre, à l’aide de “nanosatellites” qui permettent aux chercheurs d’embarquer des voiles repliées dans des vaisseaux minuscules. Autre projet ambitieux, l’organisation américaine à but non lucratif The Planetary Society teste actuellement son système LightSail [voir schéma p. 51], doté d’une voile en Mylar [matériau plastique de type polyester]. En théorie, la navigation solaire, c’est simple comme bonjour. En 1873, le physicien James Clerk Maxwell a montré comment la lumière peut exercer une pression : une particule de lumière transfère presque le double de sa vitesse acquise à un objet sur lequel elle rebondit. Chaque transfert de pression équivaut au souffle d’un moustique, mais avec le temps ce souffle va jusqu’à former un vent régulier qui peut porter un vaisseau spatial, à l’image d’un voilier propulsé par la brise. Au bout de 100 jours, une voile solaire pourrait atteindre 14 000 kilomètres à l’heure ; au bout de trois ans, elle pourrait filer à 240 000 km/h [à titre de comparaison, la fusée Ariane 5 peut atteindre des vitesses de 40 000 km/h]. A ce rythme, un tel voilier pourrait atteindre Pluton en moins de cinq ans, alors que New Horizons [sonde de la Nasa lancée par une fusée en 2006], actuellement en route, va mettre

neuf ans à parcourir la même distance. Les voiles solaires sont aux fusées à propulsion chimique ce que le lièvre est à la tortue. Expérimentées par les Soviétiques et les Américains de 1920 à 1970, les premières voiles solaires promettaient d’être un moyen bon marché d’explorer la Terre et ses environs dans la mesure où elles n’obligeaient pas à transporter de carburant. Elles auraient aussi pu permettre d’effectuer des visites, comme le survol du pôle Nord, hors de portée des vaisseaux traditionnels, assujettis aux lois de la gravité. Mais cette technologie a perdu la bataille des financements face à d’autres systèmes de propulsion. Au début des années 1990, quelques nouvelles tentatives isolées, y compris un projet de régate solaire vers Mars, ont dû être abandonnées. Aujourd’hui, les modèles de voiles solaires existants appartiennent principalement à deux catégories : celles qui déploient des mâts rigides pour maintenir la voile tendue et celles qui utilisent la force centrifuge pour déployer des lamelles formant une voile [voir p. 51]. Les principales difficultés sont de déplier dans l’espace ces voiles, de l’épaisseur d’un cheveu, sans les déchirer, et de les orienter pour déplacer l’appareil dans la bonne direction [voir schéma ci-dessous]. Grâce à d’importants financements publics, la Jaxa a été la première à relever ces deux défis. Elle a fabriqué une grande voile carrée et l’a lancée à bord d’une sonde en route pour Vénus. En juin de l’année dernière, la sonde a “hissé” la voile solaire, nommée Ikaros en référence à Icare, le personnage de la mythologie grecque – fils de l’architecte Dédale, il est mort en volant trop près du Soleil, qui a fait fondre la cire fixant ses ailes. Dans la grande tradition des acronymes de l’espace, cette abréviation se développe en Interplanetary Kitecraft Accelerated by Radiation Of the Sun

[vaisseau à cerf-volant propulsé par le rayonnement solaire]. Au signal, Ikaros a déployé sa voile, de 20 mètres de diagonale, s’est dirigé vers Vénus et l’a longée en décembre 2010. Grâce à un système à cristaux liquides novateur, les ingénieurs chargés du projet ont montré qu’ils pouvaient modifier la réflectivité de la voile, et donc la diriger. La Jaxa a prolongé cette mission jusqu’en mars 2012 afin que les ingénieurs puissent tester des manœuvres de vol plus risquées.

Au bout de trois ans, une voile solaire pourrait filer à 240 000 km/h D’ici quelques années, plusieurs autres voiles solaires pourraient faire leur baptême de l’espace. Au Royaume-Uni, l’université du Surrey, à Guildford, et son partenaire industriel déclinent en deux prototypes une nouvelle voile de 5 mètres de côté montée sur un CubeSat – un petit satellite-conteneur. Les ingénieurs ont construit une première voile soutenue par des mâts faits de rubans métalliques qui se déroulent comme des serpentins, et une deuxième utilisant des axes en fibre de carbone rigide qui se déplient. L’équipe va tester les deux prototypes en laboratoire, et décidera fin 2011 du modèle à faire voler, explique le responsable du projet, Vaios Lappas, de l’université du Surrey. L’équipe de Lappas travaille également sur un projet d’envergure financé par l’Union européenne, nommé Deorbit Sail [voile de désorbitage], dont le lancement est programmé pour 2014. Comme son nom l’indique, le principal objectif de Deorbit Sail est de désorbiter des débris spatiaux. En effet, des dizaines de milliers de grands morceaux de fusées démantelées

et autres objets spatiaux dérivent dangereusement en orbite basse. Ils risquent d’entrer en collision avec de coûteux satellites en service. De fait, certains pays exigent désormais des concepteurs d’engins spatiaux qu’ils prévoient un moyen de les désorbiter une fois qu’ils ont fait leur temps. Une méthode légère et peu coûteuse consisterait à embarquer sur le satellite une voile solaire qui se déploierait à la fin de la mission et le guiderait doucement vers l’atmosphère afin qu’il s’y désintègre. On pourrait aussi utiliser directement une voile pour aller ramasser les débris. Dans l’Etat de l’Illinois, une autre voile prend forme dans la salle blanche d’un centre de recherche. Dans le cadre du projet CubeSail, des chercheurs ont fabriqué un modèle qui se déroulerait à partir de bobines pour former un gigantesque ruban spatial de 250 mètres de long, explique Victoria Coverstone, ingénieure spatiale à l’université de l’Illinois (UrbanaChampaign). Dans le même temps, l’agence spatiale allemande (Centre allemand pour l’aéronautique et l’aérospatiale, DLR) et l’Agence spatiale européenne (ESA) travaillent sur leur propre série de voiles solaires, nommée Gossamer. En 2014, le DLR devrait mettre sur orbite une voile de 25 mètres carrés, et d’autres appareils plus grands dans les années qui suivent. Malgré tous ces nouveaux projets, reste à savoir à quoi va ressembler l’avenir de la navigation à voile solaire. “Les scientifiques défenseurs des voiles solaires doivent déterminer exactement en quoi elles surpassent les autres technologies de propulsion”, tempère Colin McInnes, directeur de l’Advanced Space Concepts Laboratory de l’université de Strathclyde, en Ecosse. “Elles ne vont pas s’imposer simplement parce que c’est un concept sympathique.” Alexandra Witze

Direction assistée 1

Poussée de la lumière

Orbite concentrique

2

3

Orbite excentrique

Voile Force

Photons Force

Force Orbite initiale

Orbite initiale

Une voile solaire est propulsée par des particules de lumière (photons) qui la frappent et rebondissent sur elle (1). En inclinant la voile de manière que les photons la frappent sous des angles différents, on peut l’amener soit à se rapprocher du Soleil (2), soit à s'en éloigner (3). Source : The Planetary Society, “Science News”


Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011 S.-F. La voile solaire vogue régulièrement dans les mers sidérales de la science-fiction : dans La Planète des singes,

51

le roman de Pierre Boulle (1963), Le Papillon des étoiles, de Bernard Werber (2005), ou encore dans le film Star Wars, épisode 2 (2002).

Le prototype américain LightSail 1 paré au décollage

Ikaros vole vers Vénus

Le voilier solaire élaboré et actuellement testé par l’organisation The Planetary Society est placé en orbite par une fusée. Il utilise ensuite la lumière du Soleil pour se propulser.

Lancée en 2010, la voile carrée Ikaros fait 14 mètres de côté et comporte un poids à chaque extrémité.

Rotation Poids

Voile

Au départ, elle est enroulée et les poids sont fixés. Une fois lancé dans l’espace, le système entre en rotation.

Quatre voiles en résine de Mylar (type de plastique) sont pliées dans un conteneur de 3 litres.

Les poids sont libérés et, sous l’action de la force centrifuge, la voile se déroule comme un yo-yo.

Panneau solaire

Les panneaux solaires s’ouvrent. Ils alimenteront les systèmes de guidage de l’appareil.

Des bloqueurs empêchent d’abord le déploiement total de la voile, et la structure prend la forme d’une croix.

Voile

Mât télescopique Bloqueur

Des mâts télescopiques sur ressort se déploient et avec eux les voiles, d’une surface totale de 32 m².

Les bloqueurs sont libérés et la voile se déploie intégralement. Source So Sour SSou ou o our urrccee : xxxx u xx xxxxxx xxxx xx xxxx xxxx

Mât télescopique

Voiles déployées

Voile

Courrier international ; Sources : The Planetary Society, “The New York Times”

Courrier international ; Source : Jaxa


Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011

Médias

REUTERS

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Sushil Kumar Ce jeune homme de 27 ans est le nouveau “slumdog millionaire” : il a empoché 50 millions de roupies (718 000 euros) le 2 novembre dernier au jeu télévisé Kaun Banega Crorepati, la version indienne de

Qui veut gagner des millions ? Issu d’un milieu modeste et originaire du Bihar, l’un des Etats les plus pauvres de l’Inde, cet informaticien a déclaré qu’il utiliserait l’argent gagné pour préparer le prestigieux examen d’entrée dans la haute fonction

publique. “L’argent ne fait pas tout ; le pouvoir dont dispose un bureaucrate est également important pour changer les choses”, a-t-il expliqué. Il prévoit également de racheter la maison de son enfance, qui a été vendue faute de revenus.

Inde

Faites pleurer les pauvres, divertissez les riches La version locale de Qui veut gagner des millions ? – accueille des candidats d’origine modeste. Les téléspectateurs plus aisés se délectent de leurs maladresses. Outlook New Delhi

’art, dit-on, imite la vie. Mais, parfois, c’est tout le contraire qui se produit. Je regardais le film de Danny Boyle Slumdog Millionnaire, quand le technicien en informatique Sushil Kumar, originaire de la bourgade perdue de Motihari, dans l’est du pays, est devenu la première personne à remporter le jackpot de 50 millions de roupies [718 000 euros] au jeu télévisé Kaun Banega Crorepati (KBC) [la version indienne de Qui veut gagner des millions ?]. Ce qui paraît plus étonnant encore que l’histoire de ce jeune homme d’origine modeste dont le rêve devient réalité, c’est la longévité de l’émission elle-même. KBC, diffusée depuis onze ans, a achevé

L

sa cinquième saison le 17 novembre dernier. Depuis sa création, le programme est passé d’une chaîne à l’autre, il a changé plusieurs fois d’animateurs, et les producteurs ne cessent de modifier son format. L’émission doit aussi faire face à la concurrence que représentent les applications Apple, la PlayStation, Facebook, Twitter ou Skype. Une chose est sûre : malgré son succès durable et les évolutions du format, KBC a perdu beaucoup de son audience dans les zones urbaines à partir de la quatrième saison. Si la vénalité demeure un thème vendeur, il peut aussi, à la longue, devenir ennuyeux et ne plus surprendre personne. La chaîne Sony l’a bien compris : pour la dernière mouture de KBC, elle a délibérément décidé de changer de cible et de se concentrer sur l’Inde profonde, où l’émission reste très populaire. Désormais, les candidats sont issus de milieux vraiment défavorisés, et leurs tristes histoires trouvent sur le plateau une généreuse mise en scène. On nous a ainsi rebattu les oreilles avec le montant du

salaire du finaliste Sushil Kumar, qui ne gagne que 6 000 roupies [86 euros] par mois – soit la moitié du salaire d’un chauffeur particulier à Bombay. Mais pourquoi donc avoir choisi de cibler les populations démunies qui nous tirent les larmes des yeux ? A première vue, la stratégie marketing semble suicidaire puisque sponsors et annonceurs sont susceptibles de ne montrer que peu d’intérêt pour une émission qui ne séduit pas l’Inde bling-bling. On sait très bien que le gros de la consommation ostentatoire a lieu dans les grandes agglomérations indiennes. Détrompez-vous : cette stratégie est en réalité très intelligente. Elle consiste à braquer les projecteurs sur les moins chanceux pour laisser les citadins aisés se repaître du spectacle tragique et larmoyant de ces per-

50 millions de roupies à la clé pour les moins chanceux

sonnes “parties de rien qui font fortune”. Cela a parfaitement fonctionné avec Slumdog Millionnaire. Les quartiers riches du sud de Bombay s’enthousiasmaient pour le film, tandis que dans le district rural et pauvre de Latur on se demandait pourquoi tant de bruit pour rien. Pour un technicien en informatique mal payé habitant Motihari, la somme de 100 000 roupies [1 436 euros] améliorerait déjà considérablement la vie, alors que dire de 50 millions de roupies ? C’est ainsi que les larmes incessantes des déshérités et leurs pittoresques singeries divertissent l’Inde des nantis qui les regarde sur d’immenses écrans plats. Nous étions nombreux à nous amuser de la folle envie de Sushil Kumar d’aller aux toilettes durant les moments de tension, ainsi que de l’incapacité de Bachchan [le célèbre acteur est le présentateur de l’émission] à l’aider sur ce point. En cette soirée fatidique, Sushil faisait un malheur, non seulement dans son village, mais aussi sur Twitter. Faites pleurer les pauvres, divertissez les riches : voilà qui fait recette. Anil Thakraney


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Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011

L cou ong rri er

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Voyage

Avec les fantômes de la Vallée de la Mort Depuis la ruée vers l’or, cette vaste étendue aride à cheval sur la Californie et le Nevada n’a cessé d’attirer les excentriques et les aventuriers.

P

The New York Times New York

eu avant minuit en bordure de la Vallée de la Mort. Je me trouve à l’Amargosa Opera House and Hotel, dans une pièce plongée dans le noir, avec cinq personnes convaincues que nous sommes en train de converser avec des esprits. “Il se passe quelque chose”, lâche un des chasseurs de fantômes, qui tient un appareil censé détecter les champs électromagnétiques. Même si je ne crois pas aux fantômes, j’ai la chair de poule. Nul besoin d’en rajouter : le parc national de la Vallée de la Mort est déjà assez fantasmagorique en soi. Cet endroit, parmi les plus arides et les plus bas de la planète [à environ 90 mètres audessous du niveau de la mer], compte plus de villes fantômes que de villes habitées : des localités desséchées, comme Leadfield, Chloride City et Skidoo, d’où les derniers habitants décampèrent dès qu’ils surent qu’il n’y avait plus d’or. Les bourgades qui ont subsisté portent des noms qui font froid dans le dos, comme Furnace Creek [ruisseau de la fournaise], ou ont la réputation d’être hantées, comme Death Valley Junction, située juste à l’extérieur de l’entrée 56


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La Cène

WILLIAM JAMES WARREN/SCIENCE FACTION/CORBIS

Sculpture monumentale de Charles Albert Szukalski, au Goldwell Open Air Museum.


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ANN SUMMA FOR THE NYT

Rock Novak Le gardien et unique habitant de la ville fantôme de Ballarat.

Pratique

Une destination d’hiver

Je me suis rarement senti aussi isolé que dans la Vallée de la Mort, dont la pointe orientale se trouve à quelque 120 kilomètres à l’ouest de Las Vegas à vol de rapace. Mais à ma grande surprise, malgré son nom et sa sinistre réputation, c’est un lieu bien vivant, qui continue de séduire les solitaires aspirant au calme et les artistes en quête d’inspiration. En janvier, les températures sont moins terrifiantes qu’en été, où le mercure grimpe aisément au-dessus de 40 °C ; j’ai donc choisi cette période pour ma visite, me disant qu’au moins je ne risquais pas de fondre ou de me dématérialiser. A Las Vegas, le loueur de voitures s’enquiert de ma destination et me propose un 4 x 4 au lieu de la berline que j’ai réservée. Au moment de franchir un des cols

Un haut lieu de la ruée vers l’or

CA.

Château de Scotty

37° N

NE.

San Francisco

Cratère Ubehebe Gr M t ap s evi n

Leadfield

h lit Rhyolite

Los Angeles 300 km San Diego

e

Racetrack Playa

Chloride City Furnace Creek

4 418 m

Skidoo

Death Valley Junction

NEVADA

Badwater 3 699 m

Parc national de la Vallée de la Mort

l

a

50 km 118° O

3 633 m

Pan M ts -85,5 m am Ballarat int de

36° N

CALIFORNIE

Las Vegas

Val lée

La Death Valley – la Vallée de la Mort – doit son nom à un triste épisode de la ruée vers l’or en Californie au XIXe siècle, l’histoire des Lost 49ers. En 1849, près de 300 000 personnes affluèrent dans cet Etat, attirées par la découverte du précieux métal jaune. Cette année un peu folle en est même venue à désigner tous les aventuriers venus chercher fortune en Californie, qui furent donc surnommés les “49ers”. Les Lost 49ers ne sont qu’un petit groupe d’entre eux, mais ils sont restés célèbres après s’être perdus dans le désert dans l’espoir de trouver un raccourci vers leur eldorado. Plusieurs sont morts au cours de cette funeste odyssée. L’un des survivants, au moment de quitter l’endroit, aurait dit : “Au revoir, vallée de la Mort !” Le nom serait resté. Aujourd’hui, cette histoire fait partie du folklore du parc national de la Vallée de la Mort. La région devient monument national en 1933. L’aire protégée est agrandie et devient parc national en 1994 ; sa superficie dépasse les 13 000 kilomètres carrés. Avec des températures qui atteignent 50° C en été et peuvent descendre jusqu’à – 10 °C en hiver, il faut partir bien préparé. L’hiver et le début du printemps sont considérés comme les saisons les plus agréables pour visiter la région. Certains établissements ferment leurs portes pendant la saison chaude. Plus d’informations sur le site officiel du parc de la Vallée de la Mort (nps.gov/deva).

54 est du parc et lieu de rendez-vous des amateurs de phénomènes paranormaux. Et puis il y a les anomalies de la nature, comme Racetrack Playa, un lac asséché, avec ses rochers qui semblent se déplacer sur le sable. Les mystères de la Vallée de la Mort m’ont toujours intrigué. J’ai donc entrepris en début d’année un périple dans cette étendue de plus de 12 000 kilomètres carrés située à la frontière entre la Californie et le Nevada, sur les pas des chercheurs d’or et des excentriques qui ont arpenté ces lieux. L’attrait de la région, pour moi et sans doute aussi pour les innombrables visiteurs qui viennent ici chaque année, réside entre autres dans son isolement et dans l’excitation que procure le fait de se trouver dans un endroit aussi reculé.

117° O

Mo

rt

Village abandonné Zone située au-dessous du niveau de la mer Concentration de mines

Courrier international

56


Comme des mirages

ANN SUMMA FOR THE NYT

On décèle également des signes d’une activité plus récente. Au Goldwell Open Air Museum, un musée en plein air sans personne à l’accueil, la présence d’installations dans le paysage désertique a quelque chose de surréaliste. Fondé en 1984 par le sculpteur Charles Albert Szukalski, le musée expose des œuvres fantomatiques comme La Cène (treize figures de fantômes qui contrastent avec les montagnes environnantes). D’autres pièces, dont un pingouin en métal, un canapé géant en mosaïque et un nu cubiste, surgissent comme des mirages. A environ 25 kilomètres à l’ouest, dans les monts Grapevine, se cache la petite ville fantôme de Leadfield, que l’on n’atteint que par une route de gravier. Le trajet n’est pas de tout repos : il faut louvoyer entre le fossé et la falaise. Le voyage est

La prison-morgue, au pied des monts Panamint, est tout ce qui reste de la ville de Ballarat, ancien poste de ravitaillement des mineurs.

lent, mais pittoresque : la pierre rouge laisse place à de la roche aux tons rose pétale et vert dollar. Après plusieurs kilomètres de route sinueuse, j’arrive enfin à Leadfield, un ensemble de petites cabanes aux parois de tôle rouillée, qui furent habitées quelques mois en 1926. La route pour repartir est une merveille : passant à travers le fond sablonneux d’une profonde crevasse, elle est juste assez large pour une voiture. C’est ici que je commence à sentir l’âge des lieux : les parois lisses et incurvées des canyons sculptés par l’eau depuis des millénaires ; les pétroglyphes indiens qui témoignent de la vie, jadis, dans ces montagnes arides. Je suis heureux de retrouver l’asphalte de la Highway 190, qui mène vers d’autres sites plus au nord, tantôt naturels – comme le cratère Ubehebe –, tantôt bâtis par l’homme. Le château de Scotty, par exemple, est ce qui ressemble le plus ici à une attraction touristique : les Johnson – le patron d’une compagnie d’assurances de Chicago et son épouse – se firent construire cette demeure en 1920. Ils étaient tombés sous le charme de Walter Scott, alias Death Valley 58

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étroits et rocailleux du parc, je le bénis. En deux jours, j’ai parcouru plus de 300 kilomètres, à travers de hautes dunes de sable, des cratères de volcans, des étendues de sel et des sommets enneigés dominant des canyons de roche rouge. J’entame mon périple à l’entrée est du parc, à Rhyolite, une ville du Nevada depuis longtemps désertée. Rhyolite a été habitée de 1907 à 1916, date à laquelle la ruée vers l’or a pris fin. Les ruines de la localité (une banque, une prison, un magasin) montrent à quel point les chercheurs d’or menaient une vie précaire. Et dangereuse : des panneaux mettent en garde contre la présence de serpents à sonnette et des poutres taillées grossièrement étayent un puits de mine à l’abandon. Au cimetière, quelques sépultures sans inscription, dont la terre desséchée laisse penser que le chemin vers l’au-delà a dû être rude lui aussi.


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57 Scotty, un aventurier charmeur de la grande époque du jazz. Ce dernier les convainquit de bâtir une villa de style espagnol, avec des écuries et une tour à horloge, dans un coin de l’extrémité nord de la vallée. En un sens, le château de Scotty est lui aussi une ville fantôme. L’ouvrage n’a jamais été achevé, même s’il y a beaucoup à voir, notamment l’impressionnant bâtiment principal et des rangées de palmiers de style hollywoodien. Je passe la nuit à Furnace Creek, au Furnace Creek Ranch, un motel doté de trois restaurants, d’une piscine alimentée par une source voisine et d’un musée de la mine, et qui permet d’accéder au terrain de golf le plus bas de la planète. Le lendemain matin, je ne traîne pas ; la route est longue jusqu’à Ballarat, au pied des monts Panamint, riches en or et en argent. Lorsque je trouve enfin l’endroit où il faut bifurquer, je suis tout retourné : quelqu’un a déposé un lapin tué de fraîche date sur le panneau marquant l’entrée de la ville. Je découvre que Ballarat, un ancien poste de ravitaillement pour les chercheurs d’or qui se rendaient à la mine, est revenu à sa fonction première. Une seule personne y réside à plein temps, Rock Novak, le gardien de cette ville privée. Il loue 3 dollars [2,20 euros] la nuit des emplacements pour camping-cars à ceux qui travaillent à Briggs, la mine voisine.

CZIMBAL GYULA/MTI

Mystère et majesté Il ne reste pas grand-chose à Ballarat hormis la prison-morgue, et M. Novak. Amateur de bière, de théories du complot et de pin-up des années 1950, M. Novak m’explique qu’aujourd’hui les mineurs travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre à la mine, qui a rouvert en 2009 dans l’espoir de profiter de l’envolée des cours de l’or. Tant que les autorités n’y mettent pas le holà, bien sûr, précise-t-il. “Il y a moins de lourdeurs administratives dans la Chine communiste qu’ici”, maugrée-t-il. Je coupe à travers la chaîne des Panamint et me dirige vers le point le plus bas des Etats-Unis, à la sortie de Badwater, qui n’a de ville que le nom. Située à 85,5 m au-dessous du niveau de la mer, Badwater est l’endroit le plus visité de la Vallée de la Mort, et aujourd’hui le lac salé reflète dans ses eaux calmes les montagnes environnantes. Vers l’est, à Death Valley Junction, une autre curiosité : l’Amargosa Opera House, un théâtre fondé en 1968 par Marta Becket, une comédienne et danseuse de 87 ans qui n’a cessé de s’y produire depuis. Certains des bâtiments sont passablement décrépits, mais le théâtre a été restauré avec amour par Mme Becket, avec ses fresques murales élaborées, ses sièges d’époque et ses coulisses encombrées de costumes. Cette nuit, le spectacle est plus spirituel. Un groupe de chasseurs de fantômes effectue une visite de l’hôtel, réputé abriter des spectres et des orbes. Plusieurs dizaines de passionnés ont déboursé la somme de 125 dollars pour prendre part à cette traque. C’est ainsi que je me retrouve dans une chambre de service au milieu d’un groupe de passionnés cherchant à entrer en contact avec l’au-delà. “Quel est votre nom, s’il vous plaît ?” demande Peaches Veatch, spécialiste de la recherche des phénomènes paranormaux. “Avez-vous vécu ici ?” Je n’entends rien, mais je sens des picotements sur ma nuque. D’accord, il y a une vitre brisée et il fait effroyablement froid, mais quand même… Mon groupe poursuit sa balade nocturne à la recherche de ceux qui l’ont précédé dans ces lieux : les chercheurs d’or, les excentriques et les rêveurs attirés par le mystère et la majesté de la Vallée de la Mort. Certains, visiblement, le sont encore. Jesse McKinley

Biographie Krisztina Tóth, 44 ans, est l’une des figures majeures de la jeune poésie hongroise. Cette francophone, qui a vécu deux ans à Paris dans les années 1990 et a traduit des poètes français tels que Desnos et Mallarmé, a aussi révélé son talent de nouvelliste en 2006 avec Vonalkód (Code-barres, à paraître prochainement chez Gallimard). Elle vit à Budapest, où elle se consacre à son activité d’écrivaine et de traductrice, et à son autre passion, la création et la restauration de vitraux. On peut lire d’elle en français le recueil de poèmes Le Rêve du Minotaure (éd. Caractères, 2001) et la nouvelle Sur le sol froid, dans l’anthologie Miroir hongrois (éd. L’Harmattan, 2008). Pour en savoir plus : tothkrisztina.hu

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Le livre

De la tête aux pieds Poétesse hongroise de renom, Krisztina Tóth maîtrise également l’art de la nouvelle, comme le prouve son nouveau livre, Pixel.

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Magyar Narancs Budapest

ne photo pixelisée, une mosaïque, un écorché, une pelote aux fils savamment emmêlés : on pourrait trouver d’autres métaphores encore pour caractériser la structure de Pixel*, le nouveau recueil de nouvelles de Krisztina Tóth. L’auteure crée un ensemble complexe, une unité organique à partir d’une infinité de petits éléments. La multiplication des points de contact entre les différentes nouvelles donne l’impression au lecteur, dans un premier temps, de se trouver dans un système opaque, de voir les choses en trois dimensions, de se perdre dans le texte, chose qui arrive normalement lorsqu’on lit des pavés de 500 ou 600 pages. Pixel accomplit cet exploit en 168 pages. Le recueil se compose de trente très courtes nouvelles (ou chapitres), qui portent chacune le nom d’une partie du corps. L’oreille, la tête, le nez, la nuque et même le grain de beauté ont droit à leur récit. Les titres ne sont pas arbitraires : la partie du corps en question est le motif central de la nouvelle. Par exemple, dans l’histoire qui lui

est consacrée, l’oreille, non percée, est incapable d’accueillir le cadeau de l’amoureux, mais elle apparaît aussi en tant qu’organe de l’ouïe et révèle la misère affective et la solitude de l’héroïne, contrainte d’écouter les disputes de ses voisins à travers la cloison puisqu’elle n’a pas de vie privée. Le narrateur de ces récits relate les faits, aussi tragiques soient-ils, sur un ton détaché et insiste sur le côté aléatoire du destin. Les histoires ont beau se dérouler dans diverses contrées européennes (en France, dans les Balkans, sur le littoral turc, en Roumanie), elles se rattachent toutes d’une manière ou d’une autre à la Hongrie et à Budapest. Quant au cadre temporel, il s’agit toujours du XXe siècle (ou peu après). L’histoire la plus ancienne se déroule à l’époque de la Shoah, la plus récente au moment où il existe déjà des vols low cost entre l’aéroport londonien de Luton et Budapest. La chronologie est assez lâche, toutefois, si bien que les histoires sont presque interchangeables. Mais, à mesure que l’on avance dans le livre, on avance dans le temps puisque les personnages prennent progressivement de l’âge. Une des singularités de Pixel est le grand nombre de personnages qui sont mis en scène dans un si petit volume. Il y a plusieurs fils narratifs indépendants les uns des autres, mais qui s’entrelacent parfois. Une trentaine d’hommes et de femmes se croisent dans les pages de Pixel : des immigrés grecs, un jeune Rom pauvre, un vigile qui a la phobie des chiens, un masseur, une prof de français, un architecte de renom, une chef de service hospitalier.

Vue panoramique Certains personnages apparaissent le temps d’une rencontre ou d’une liaison amoureuse ; d’autres restent à l’arrière-plan ou sont seulement figurés par un objet. On devine ainsi que la dame apparemment aveugle du chapitre 3 est l’épouse de l’architecte atteint d’un cancer au cerveau du chapitre 5, puisque les deux portent la même bague d’anniversaire de mariage. Certains points de contact sont plus discrets : Bob, le chien du chapitre 14, est celui qui a déclenché la phobie du vigile au chapitre 27. D’autres relations sont plus complexes. Jean-Philippe, le fils homo de Gavriela, une Française d’origine grecque (chapitre 1), est amoureux d’un sikh habitant Luton (chapitre 19), lequel courtise une Hongroise, Ágnes (chapitre 8), dont la mère, chef de service hospitalier, a une brève liaison avec l’un de ses patients, un architecte atteint d’un cancer du cerveau qui possède une maison de campagne à Villány [célèbre région viticole du sud de la Hongrie] (chapitre 5), architecte dont la fille, Helga, est la maîtresse de l’homme (chapitre 12) dont la mère habite l’appartement du boulevard Teréz, où les nazis avaient embarqué les grandsparents juifs de Gergő (chapitre 24), qui va acheter la maison de campagne de l’architecte après la mort de ce dernier… Il n’y a que dans Cent ans de solitude [de Gabriel García Márquez] que j’ai vu un tel entrelacs de relations. Ce point de vue permet au narrateur et au lecteur (contrairement aux personnages) de réunir plusieurs destins humains dans une vue panoramique. La moindre correspondance, le moindre petit détail, devient parfaitement visible là où, à l’échelle des destins individuels, tout était trop proche et donc imperceptible à l’œil, comme un pixel. Mais le véritable plaisir de la lecture ne réside pas dans le fait d’avoir une vision d’ensemble ; il tient plutôt à ce vague sentiment qu’on a à chaque chapitre d’avoir déjà rencontré tel lieu, tel objet, tel personnage. Cela vaut la peine de se perdre dans ce labyrinthe ingénieusement construit. Györgyi Horváth * Ed. Magvető, Budapest, 2011. Pas encore traduit en français.


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Libations

LANDON NORDEMAN

New York, 2010. L’archéologue Patrick McGovern (à droite) fête avec le brasseur Sam Calagione le lancement d’une bière qu’ils ont créée ensemble.

Spécial alcool

Smithsonian Magazine (extraits) Washington

L’aventurier de l’ivresse perdue

Lo cou ng rri er

L’archéologue américain Patrick McGovern tente de percer le mystère des boissons alcoolisées de l’Antiquité. Et recrée, à partir de l’analyse de vieux tessons de poterie, les breuvages des civilisations disparues.

L

e jour se lève à la microbrasserie Dogfish Head, à Rehoboth Beach, dans le Delaware [sur la côte Est des Etats-Unis]. Ce matin, l’objectif est de ressusciter une bière égyptienne dont la recette remonte à des millénaires. Mais le zahtar, puissant mélange d’épices moyen-oriental qui n’est pas sans rappeler l’origan, va-t-il annuler la douce saveur florale de la camomille ? Et que faire du fruit séché du palmier doum, qui dégage un inquiétant parfum de moisi depuis qu’il a été mis à infuser dans un petit verre d’eau chaude ? “Il faut que le Dr Pat essaie ça”, dit Sam Calagione, le fondateur de Dogfish Head, en fixant son verre les sourcils froncés. Patrick McGovern, archéologue de 66 ans, fait son entrée dans le petit pub. Il détonne parmi les jeunes brasseurs branchés en sweat-shirt et chemise en flanelle. Poli au point de paraître coincé, ce professeur de l’université de Pennsylvanie, lunettes cerclées de fer, crinière et barbe blanches, arbore un polo neuf, un pantalon repassé et des mocassins bien entretenus. Mais Calagione, avec un large sourire, accueille ce digne visiteur comme un vieux camarade de beuverie. Ce qu’il est, d’une certaine façon. Les vrais amateurs d’alcool sont prêts à tout ou presque pour ressusciter les libations 62


Courrier international | n° 1100 | du 1er au 7 décembre 2011

Lectures

Retour aux origines L’archéologue américain Patrick McGovern est l’auteur de deux ouvrages : Uncorking the Past: The Quest for Wine, Beer and Other Alcoholic Beverages (University of California Press, 2009) Ancient Wine: The Search for the Origins of Viniculture (Princeton University Press, 2003) A lire aussi sur les breuvages de l’Antiquité : L’histoire commence à Sumer, Samuel Noah Kramer (Flammarion, coll. Champs Histoire, 2009) Pain, bière et toutes bonnes choses… L’Alimentation dans l’Egypte ancienne, Madeleine Peters-Destéract (éd. du Rocher, 2005) The Roman Banquet: Images of Conviviality, Katherine M. D. Dunbabin (Cambridge University Press, 2010) Histoire sociale et culturelle du vin, Gilbert Garrier (Larousse, 2005) Une histoire mondiale du vin. De l’Antiquité à nos jours, Hugh Johnson (Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2009) Le Vin et le Divin, Jean-Robert Pitte (Fayard, 2004)

Serviteurs préparant du pain et de la bière. Statuettes trouvées dans la nécropole de Gebelein, en Egypte (environ 2100 av. J.-C.).

Chaudrons en bronze et vases en métal retrouvés en Turquie dans la tombe du roi Midas (VIIIe siècle av. J.-C.).

61 d’antan. Ils sont capables de sacrifier des chèvres pour confectionner des outres, afin de conférer au vin un vrai goût de gibier. Ils sont capables de brasser de la bière dans des jarres enduites de fumier ou de l’amener à ébullition en y jetant des pierres brûlantes. La brasserie Anchor Steam, à San Francisco, a une fois élaboré une bière avec des ingrédients mentionnés dans un hymne vieux de quatre mille ans et dédié à Ninkasi, la déesse sumérienne de la bière. Le “docteur Pat”, comme on le surnomme à Dogfish Head, est une sommité mondiale dans le domaine des boissons fermentées de l’Antiquité. Il est le directeur scientifique du laboratoire d’archéologie moléculaire pour la cuisine, les boissons fermentées et la santé au musée de l’université de Pennsylvanie. Pour percer les secrets de recettes depuis longtemps perdues, il a recours à la chimie, racle le fond de cruches et de bouteilles antiques en quête de résidus qu’il analyse ensuite dans son laboratoire. Il a identifié la plus vieille bière d’orge du monde (elle date de 3400 av. J.-C. et a été retrouvée dans les monts Zagros, en Iran), le vin le plus ancien (également dans les Zagros, remontant à environ 5400 av. J.-C.) et le premier alcool connu au monde, un breuvage néolithique élaboré il y a environ neuf mille ans dans la vallée du fleuve Jaune, en Chine.

“La bière, c’était le salaire” Les travaux de McGovern, qui ont fait l’objet de nombreuses publications dans des revues scientifiques et dans des livres, ont permis d’en savoir plus sur l’agriculture, la médecine et les routes commerciales de la plus haute Antiquité. Mais ils ont également inspiré quelques créations de Dogfish Head, dont la bière Midas Touch, élaborée à partir de restes de festin retrouvés dans la tombe du roi Midas (700 av. J.-C.) et la plus primée des créations Dogfish. “On appelle ça de l’archéologie expérimentale”, explique McGovern. Bien souvent, les anciens avaient tendance à corser leurs boissons avec toutes sortes de choses improbables – huile d’olive, piment royal (ou myrte des marais), fromage, reine-des-prés, armoise, carotte, sans parler de substances hallucinogènes comme le chanvre et le pavot. Pour la gamme de bières égyptiennes, Calagione et McGovern ont puisé dans les travaux de l’archéologue sur la tombe du roi Scorpion Ier [souverain de l’Egypte prédynastique], où l’on a

retrouvé un curieux mélange de sarriette, de thym et de coriandre dans les restes de libations enfouis avec le monarque en 3150 av. J.-C. (Ils ont estimé que le zahtar, qui contient souvent toutes ces herbes, ainsi que de l’origan et bien d’autres, pouvait servir de substitut moderne.) Ils se sont aussi appuyés sur les fouilles de Ouadi Koubbaniya, un site vieux de dix-huit mille ans en haute Egypte, où l’on a dégagé des pierres couvertes de poussière d’amidon, qui devaient servir à broyer les grains de sorgho ou des joncs, ainsi que des restes de fruits de palmier doum et de camomille. Il est difficile d’en avoir la certitude, mais “il est fort probable qu’on y faisait de la bière”, dit McGovern. Les brasseurs sont même allés jusqu’à produire une levure locale, qui descend peut-être de variétés antiques (beaucoup de bières vendues dans le commerce sont produites avec des levures industrielles). Ils ont laissé des boîtes de Petri remplies de sucre pendant une nuit dehors dans une palmeraie égyptienne reculée afin de capturer des cellules de levure sauvage en suspension dans l’air, puis ont expédié les échantillons à un laboratoire belge, où les organismes ont été isolés et cultivés en grande quantité. A Dogfish Head, la décoction a pris, inexplicablement, un goût d’ananas. McGovern conseille aux brasseurs d’utiliser moins de zahtar ; ils s’exécutent. Les épices sont mises à chauffer dans une cuve en acier inoxydable avec le sirop de malt d’orge et le houblon. En principe, reconnaît

MUSÉE DES ANTIQUITÉS ÉGYPTIENNES DE TURIN. DEAGOSTINI/LEEMAGE

UNIVERSITY OF PENNSYLVANIA MUSEUM OF ARCHEOLOGY AND ANTHROPOLOGY, GORDION ARCHIVE

62


Lo cou ng rri er Bières ancestrales

McGovern, il faut utiliser comme source de chaleur du bois ou de la bouse séchée plutôt que du gaz, mais il constate avec satisfaction que le fond de la cuve est isolé par des briques, conformément à la méthode antique. Alors que la bière bouillonne pendant la pause-déjeuner, McGovern se faufile jusqu’au bar bien garni de la brasserie et se verse une grande Midas Touch glacée, n’ayant que mépris pour les Coca que consomment les autres brasseurs. Il aime rappeler le rôle que jouait la bière pour les travailleurs de l’Antiquité. “Pour les pyramides, chaque ouvrier avait droit à une ration quotidienne de quatre à cinq litres”, clame-t-il, peut-être à l’intention de Calagione [cette bière était très peu alcoolisée et très calorique, et donc plus saine que l’eau de puits ou du Nil]. “C’était à la fois un élément nutritif, un rafraîchissement et une récompense pour tout le dur labeur. La bière, c’était le salaire. Cela aurait été la révolte si la bière était venue à manquer. Peut-être même que les pyramides n’auraient pas été construites s’il n’y avait pas eu assez de bière.”

Gueule de bois carabinée Bientôt, la petite salle de la brasserie s’emplit d’une vapeur parfumée, où l’on devine comme une touche de pain grillé et de mélasse – un arôme tout bonnement enivrant. Le moût, c’est-à-dire la bière avant fermentation, est d’un beau beige doré ; les brasseurs y ajoutent le contenu de fioles de levure égyptienne jaunâtre et trouble, et la fermentation commence. McGovern, lui, est ailleurs. “Cela doit faire dix-huit mille ans qu’on n’a plus senti cette odeur”, soupire-t-il en inhalant une bouffée de cet air délicieux. C’est à la fin du XIXe siècle que les ancêtres irlandais de McGovern ont ouvert le premier bar de la ville de Mitchell, dans le Dakota du Sud. Il a aussi des aïeux norvégiens qui, eux, étaient des abstinents militants. McGovern attribue son rapport à l’alcool à cette ascendance mixte : il est passionné, sans être obsédé. Du temps de ses études à l’université Cornell et ailleurs, où il a touché un peu à toutes les disciplines, de la neurochimie à la littérature antique, il ne connaissait pas grandchose à l’alcool. C’était la fin des années 1960 et le début des années 1970, d’autres substances psychotropes étaient en vogue, la révolution vinicole commençait tout juste en Californie, et les Américains se rinçaient encore le gosier avec un peu tout et n’importe quoi. Un été, alors qu’il était “en partie à la fac”, raconte McGovern avec ce flou si caractéristique des années 1970, Doris [son épouse] et lui ont parcouru le Moyen-Orient et l’Europe avec quelques dollars en poche. En route pour 64

Selon sa définition légale en France, la bière “est une boisson obtenue par fermentation alcoolique d’un moût préparé à partir du malt de céréales, de matières premières issues de céréales, de sucres alimentaires, de houblon et d’eau potable”. Si l’orge est la céréale la plus communément utilisée dans les bières industrielles modernes, quantité de boissons fermentées traditionnelles sont fabriquées à partir d’autres céréales. En Afrique de l’Ouest, on utilise du mil ou du sorgho pour produire une bière appelée dolo au Mali et au Burkina Faso, tchoukoutou au Bénin, tchapalo en Côte d’Ivoire. Cette boisson est élaborée par des femmes et servie dans des calebasses dans des lieux appelés “cabarets”. Au Pérou, on produit la chicha de jora et la chicha blanca à partir de malt de maïs et, en Asie, on trouve de nombreuses bières de riz, la plus connue étant le saké, ou nihonshu, japonais.


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63 Jérusalem, ils s’étaient retrouvés à errer dans la Moselle allemande, demandant aux maires des villages si les viticulteurs locaux embauchaient des saisonniers. Un vigneron du coin, dont les vignes recouvraient les coteaux des bords de la Moselle, les avait engagés et logés chez lui. Le premier soir, le maître de maison avait sorti de sa cave bouteille sur bouteille, se souvient McGovern. “Mais il ne nous montrait jamais le millésime. Bien sûr, nous n’y connaissions rien, parce nous n’avions pas vraiment bu beaucoup de vin dans notre vie, et nous étions américains. Et il n’arrêtait pas d’apporter des bouteilles sans rien nous dire. A la fin de la soirée, nous étions complètement soûls – jamais je ne l’ai été autant, j’avais la tête qui tournait, couché sur le lit, j’avais l’impression d’être dans un tourbillon –, mais je savais que le millésime 1969 était catastrophique, 1967 bon, 1959 extraordinaire.” Le lendemain matin, McGovern s’était réveillé avec une gueule de bois carabinée et une fascination pour le vin qui ne s’est jamais démentie depuis.

Scène de banquet Fresque romaine provenant du site d’Herculanum (60-80 après J.-C.).

L cou ong rri er

Après un doctorat en archéologie et histoire du Proche-Orient à l’université de Pennsylvanie, il a dirigé des fouilles dans la vallée de Baqah, en Jordanie, pendant plus de vingt ans, et est devenu un spécialiste des pendentifs et de la poterie de l’âge du bronze et de l’âge du fer. A partir des années 1980, il a commencé à s’intéresser à l’étude des matières organiques – il est titulaire d’un diplôme de chimie –, notamment des jarres contenant de la pourpre de Tyr, une teinture précieuse que les Phéniciens extrayaient du mucus du murex, une espèce de coquillage. Les outils de l’archéologie moléculaire se développaient rapidement et un échantillon infime pouvait livrer beaucoup d’informations sur l’alimentation, la médecine et même la parfumerie. McGovern et d’autres universitaires en sont peu à peu venus à se dire que les récipients antiques étaient peut-être moins importants que les résidus qu’ils contenaient. Une analyse chimique réalisée à la fin des années 1970 avait révélé qu’un navire romain naufragé au Ier siècle avant notre ère avait vraisemblablement transporté du vin, mais c’est à peu près à cela que s’est limitée la science des boissons antiques jusqu’en 1988, date à laquelle une consœur de McGovern qui avait travaillé sur le site de Godin Tepe, en Iran, lui montra une amphore à col étroit de 3100 av. J.-C. qui portait des traces rouges. “Elle pensait qu’il pouvait s’agir d’un dépôt de vin, se souvient McGovern. Nous étions plutôt sceptiques.” Il doutait surtout que l’on soit capable d’identifier des composés suffisamment bien conservés au bout de cinq mille ans. Selon lui, l’acide tartrique était le marqueur qu’il fallait rechercher. “Nous avons commencé à imaginer les différents tests que nous pouvions faire. Spectrométrie infrarouge. Chromatographie liquide. Test au réactif de Feigl… Ils nous ont tous montré qu’il y avait de l’acide tartrique”, poursuit-il. Il communiqua ses résultats discrètement, dans une revue interne, sans imaginer qu’il venait d’ouvrir une nouvelle fenêtre sur le monde antique. Mais son article de 1990 attira l’attention de Robert Mondavi, le magnat du vin californien qui avait suscité une certaine controverse en soutenant que le vin était bon pour la santé, le décrivant comme “la boisson légère, civilisée, sacrée et romantique qui accompagne les repas et que recommande la Bible”. Avec l’aide de McGovern, Mondavi organisa un somptueux congrès d’experts l’année suivante dans la Napa Valley. Historiens, généticiens, linguistes, œnologues, archéologues et spécialistes de la viticulture de plusieurs pays y débattirent lors de dîners raffinés et copieuse-

ELECTA/LEEMAGE

D’étranges taches jaunes

ment arrosés. “Nous nous intéressions à la viticulture de tous les points de vue, rapporte McGovern. Nous cherchions à comprendre l’ensemble du processus : comment on avait domestiqué la vigne et où, comment on prend soin de la vigne et le travail d’horticulture que cela implique.” Une nouvelle discipline était née, que les universitaires surnomment en plaisantant la picratologie ou la dipsologie, l’étude de la soif. De retour à l’université de Pennsylvanie, McGovern s’est mis à fouiller les réserves du musée à la recherche de tessons de poterie prometteurs. Des récipients culinaires oubliés, provenant du site néolithique iranien de Hajji Firuz, comportaient d’étranges taches jaunes. McGovern les soumit à ses tests de recherche de l’acide tartrique : ils étaient positifs. Il avait découvert le vin le plus ancien connu à ce jour. Bon nombre des découvertes les plus étonnantes de McGovern découlent du travail préparatoire d’autres archéologues. McGovern apporte un nouvel éclairage à des fouilles oubliées, et ses recherches ne lui demandent parfois pas plus de travail que de descendre ou monter une volée d’escalier de son musée pour récupérer un ou deux tessons. Les résidus prélevés sur un service destiné à la prise de boissons ayant appartenu au roi Midas – qui aurait régné de 715 à 676 avant J.-C.

Une nouvelle discipline était née, que les universitaires surnomment en plaisantant la picratologie

sur la Phrygie, une région de l’actuelle Turquie – avaient dormi dans les réserves pendant quarante ans avant que McGovern ne les découvre et ne les analyse. Ces objets contenaient plus deux kilos de matières organiques, un trésor bien plus précieux pour un archéologue biomoléculaire que l’or légendaire du roi. Mais McGovern tient aussi à se rendre sur le terrain. Il a mené des recherches sur tous les continents, excepté l’Océanie (bien qu’il s’intéresse depuis peu à des breuvages aborigènes) et l’Antarctique (où il n’y a de toute manière pas de sources de sucre fermentable).

Goût de banane McGovern s’intéresse particulièrement à des boissons traditionnelles africaines à base de miel, comme il en existe en Ethiopie et en Ouganda, et qui pourraient nous renseigner sur les premières tentatives de l’humanité pour connaître l’ivresse. Il étudie également des alcools péruviens élaborés à partir d’ingrédients aussi différents que le quinoa, l’arachide et les baies du faux-poivrier odorant. Notre archéologue s’est envoyé toutes sortes de boissons, notamment le baijiu, un alcool distillé chinois au goût de banane (mais qui n’en contient pas), qui titre entre 40 et 60 degrés. Il a aussi essayé la chicha péruvienne, préparée avec du maïs préalablement mastiqué afin de hâter la fermentation, qu’il est trop poli pour dire qu’il n’apprécie pas. “Elle est meilleure quand ils y ajoutent des fraises des bois”, assure-t-il. A l’en croire, il est important de consommer soi-même ces boissons, car ce que l’on boit dans les sociétés modernes permet de mieux comprendre les sociétés anciennes. “Je ne sais pas si les boissons fermentées expliquent tout, mais elles en disent long sur la manière dont les cultures se sont développées, fait-il valoir. Cette explication peut paraître un peu réductrice, mais elle permet de rendre compte d’un phénomène universel.” McGovern, de fait, est convaincu que l’ivresse est le propre de l’homme. Certes, nous ne sommes pas les seuls à nous enivrer. Lors- 66



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64 qu’ils se gavent de fruits fermentés, des éléphants soûls saccagent tout sur leur passage et des oiseaux éméchés tombent de leurs branches. Contrairement à la distillation, qui est une invention humaine (en Chine, vers le Ier siècle de notre ère, conjecture McGovern), la fermentation est un processus naturel qui se déclenche accidentellement : les levures consomment le sucre et dégagent de l’alcool. Des figues mûres couvertes de levure tombent des arbres et fermentent ; le miel déposé dans le creux d’un arbre s’alcoolise s’il est mélangé à la bonne proportion d’eau de pluie et de levure, à condition de reposer ensuite. On est presque certain que la première goutte d’alcool de l’humanité a été une sorte d’élixir éphémère de ce type, que McGovern se plaît à qualifier de “beaujolais nouveau de l’âge de pierre”. Mais, à un moment donné, les chasseurscueilleurs ont appris à stabiliser le processus, une avancée décisive. “Quand nous sommes devenus à proprement parler humains, il y a cent mille ans, explique McGovern, on peut supposer que nous savions où trouver certains fruits que l’on pouvait cueillir pour en tirer des boissons fermentées. On devait sans doute connaître la bonne période pour récolter les grains, les fruits et les tubercules afin d’élaborer des boissons avec.” (Hélas, les archéologues n’ont guère de chances de trouver des traces de ces alcools primitifs obtenus par fermentation de figues ou de fruits du baobab, car leurs créateurs, en Afrique, les conservaient sans doute dans des calebasses et autres récipients qui n’ont pas résisté à l’épreuve du temps.)

Libations post mortem Une chose est sûre, ces breuvages préhistoriques “ont ouvert de nouvelles perspectives” et contribué à de nouvelles formes de pensée symbolique sans lesquelles l’humanité ne serait pas ce qu’elle est. “Les boissons fermentées sont au cœur des religions partout dans le monde, poursuit l’archéologue. Sans l’alcool, à bien des égards, nous ne serions pas ce que nous sommes.” McGovern soutient que l’altération de la conscience que procure l’ivresse pourrait être à l’origine des peintures rupestres, de la médecine chamanique et des danses rituelles, entre autres. Quand McGovern a découvert, lors de ses voyages en Chine, le plus vieil alcool connu – un mélange capiteux de raisin sauvage, d’aubépine, de riz et de miel, qui constitue aujourd’hui la base de la bière Chateau Jiahu du Dogfish Head –, il a été ému, mais pas vraiment surpris, d’apprendre qu’on avait fait une autre grande découverte à Jiahu, un ancien site de peuplement de la vallée du fleuve Jaune : de délicates flûtes en os de grue de Mandchourie, qui sont les plus anciens instruments de musique connus à ce jour (on peut

“Le roi Midas”. Tableau de l’école française du XVIIe siècle, entourage de Nicolas Tournier.

pénétré pour la première fois dans la tombe presque hermétiquement close du roi Midas, placée dans un tumulus près d’Ankara, ils ont découvert le corps d’un homme de 60 ou 65 ans, paré de fastueux atours, étendu sur une étoffe violet et bleu, avec à côté de lui la plus grande cache d’ustensiles de boisson de l’âge de fer jamais mise au jour : 157 baquets, cuves et bols en bronze. Dès que les archéologues ont laissé entrer l’air dans le caveau, les couleurs vives des tapisseries ont pâli sous leurs yeux.

BONHAMS, LONDON, UK/BRIDGEMAN GIRAUDON

Lo cou ng rri er

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Six pépins de raisin desséchés

encore en jouer). L’alcool est au cœur de la vie humaine, mais c’est de tombes que proviennent les échantillons les plus importants de McGovern. Dans de nombreuses cultures anciennes, la mort était conçue comme une sorte de dernière occasion de boire, et les proches du défunt garnissaient son tombeau de boissons et de récipients – cornes à boisson en agate, pailles en lapis-lazuli et, dans le cas des femmes celtes enterrées en Bourgogne vers le VIe siècle avant J.-C., un chaudron de 1 200 litres – afin qu’ils puissent boire tout leur soûl dans l’au-delà. Le roi Scorpion a été enterré avec des amphores pleines de vin. Les Egyptiens plus tardifs se contentaient d’inscrire des recettes de bière sur les parois des sépultures afin que les serviteurs du pharaon puissent en brasser davantage dans l’au-delà (ce qui, accessoirement, permettait de ne pas gâcher les boissons des vivants). Certains défunts avaient des projets de libations post mortem. En 1957, date à laquelle des archéologues de l’université de Pennsylvanie ont

McGovern se plaît à qualifier la première goutte d’alcool de l’humanité de “beaujolais nouveau de l’âge de pierre”

L’archéologie est une science foncièrement destructrice, rappelait récemment McGovern au public du Musée national des Amérindiens, un des établissements de la Smithsonian Institution. “Chaque fois qu’on fouille, on détruit.” Dans son laboratoire, McGovern garde une enveloppe contenant des pépins de raisin du néolithique, qu’il a soutirés habilement il y a des années à un professeur de viticulture géorgien. Cet homme possédait six pépins desséchés en bon état, parfaits pour une analyse d’ADN. “Je lui ai dit que je pourrais les analyser aux Etats-Unis, se rappelle McGovern. Il m’a répondu : ‘Non, non, ils sont trop importants.’’’ McGovern a insisté, disant que ce serait dans l’intérêt de la science. Le Géorgien a quitté la pièce, a hésité un moment, puis a accepté de céder deux des pépins anciens à McGovern et à la science. Les deux hommes ont trinqué avec un verre d’alexandrueli, un muscat géorgien, pour marquer le coup. McGovern n’a toujours pas analysé les pépins, car il n’a pas confiance dans les méthodes actuelles d’extraction de l’ADN. Il n’a pas droit à l’erreur : si le test échoue, ces échantillons vieux de six mille ans seront réduits en poussière. Je demande à McGovern quelles sortes de libations il aimerait faire dans sa tombe. “Je voudrais une Chateau Jiahu”, me répond-il, toujours fidèle à Dogfish Head. Puis il change d’avis. Les raisins que sa femme et lui ont aidé à vendanger durant l’été 1971 ont donné ce qui est peut-être le meilleur riesling du XXe siècle. “Nous avions des bouteilles de ce vin que nous avions laissé vieillir à la cave pendant un certain temps et, quand nous les avons ouvertes, c’était une sorte d’ambroisie, quelque chose d’extraordinaire, raconte-t-il. S’il faut boire quelque chose pour l’éternité, ce pourrait être ça.” Mais, plus généralement, McGovern et sa femme boivent le vin qu’ils ont sous la main. Ces derniers temps, l’archéologue ne s’occupe pas trop de sa cave. “Ma femme dit que j’ai tendance à trop laisser vieillir les choses.” Abigail Tucker


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Insolites

Enfin du porc 100 % casher rabbin Metzger. Celui-ci sollicita un deuxième avis et demanda à ce que le foie gras soit examiné par trois chefs européens non juifs, connaissant parfaitement le goût du porc. Les trois professionnels confirmèrent la découverte d’un “rare duplicata culinaire”. Après avoir longtemps réfléchi, le grand rabbin trancha : les foies gras étaient casher. Son jugement se fonde sur une citation du Talmud selon laquelle, pour chaque interdit imposé au peuple d’Israël, Dieu a créé un substitut casher ayant exactement le même goût. “Nous avons l’intention d’approuver cette décision et de la soutenir, a déclaré le grand rabbin. Cela pourrait être une alternative juive originale pour les consommateurs de viande non casher, qui y trouveront un bon succédané. Quant aux Juifs religieux, je pense qu’ils seront d’abord dégoûtés mais ils s’y feront.” Meir Turgeman, Ynetnews, Tel-Aviv

En mal de gloire ? Offrezvous votre buste en ville En Russie, seuls les morts ont droit à leur monument. Mais pour certains, la gloire se fait trop attendre. Mi-novembre, 36 bustes représentant des personnages bel et bien vivants ont été découverts dans les allées du Museon, un parc du centre de Moscou. “Apparemment, il suffisait de payer pour avoir son buste”, nous apprend l’actuelle directrice du musée de sculptures en plein air, Elena Tiouniaeva. Le Museon abrite environ 700 sculptures, dont certaines remontent à l’époque soviétique. On y trouve Maxime Gorki, Félix Dzerjinski, le fondateur du KGB, mais aussi Staline, dont le mémorial côtoie celui de ses victimes. Pourtant, nichés dans une allée, des visages moins célèbres surgissent. Parmi eux, Fizouli Atach-ogly Faradjaev, dirigeant d’une petite entreprise d’usinage de métaux, Igor Veselov, fabricant de matériaux composites, ou même Viatcheslav Kireev, propriétaire d’une pêcherie, habillé en général. Selon la chaîne de télévision Rossia 1, ces bustes portaient des plaques présentant ces personnages comme “d’éminentes sommités des XXe et XXIe siècles”. Mais celles-ci ont été retirées avant notre visite. Mme Tiouniaeva nous explique que ces sculptures ont été découvertes lors d’un inventaire commencé à la mort de son prédecesseur, Mikhaïl Poukemo, qui a créé le Museon en 1992. Conçu au départ pour stocker les

T la rop p C is lu our hine me re i, a la , . Ce ss re pa il y a Vlad u t em çu ix p im de ne c hum bla de . Le eu ir la s y b n m C , l Po a- têt a p ber le ce ère hin e pr uti An t-i e ho cé pa av N ois ix ne hu l d fro to léb ys ec at Lu Co a i N éc id su rit an Vl ure o nf reç ew lar e. r l é d ch ad u Yu uc u s. é à “Je a T ep in im ne an ius de su oil ui ois ir P fu pi is e. M s la es ou rie ng to a p t t u , uj is ub de ine se ou il li ve . rs ga cat nu m rd io oi e n ”,

SIPA

Le grand rabbin ashkénaze d’Israël, Yona Metzger, a récemment annoncé la découverte d’une espèce d’oie ayant exactement le goût du porc. “Nous réfléchissons à la possibilité d’importations à l’échelle industrielle”, a déclaré le rabbin lors d’une conférence culinaire au centre hospitalier Kaplan de Rehovot. Il s’agit d’une petite révolution dans le monde de la gastronomie casher, puisque les Juifs traditionnels vont enfin pouvoir découvrir le goût du porc, viande interdite selon la loi religieuse. C’est en Espagne que sont récemment apparus ces élevages d’oies non industriels, où, contrairement aux méthodes modernes, les animaux ne sont pas engraissés mais nourris avec des produits naturels. Quelle ne fut pas la surprise des éleveurs en goûtant les premiers foies gras de leur production. “On dirait du porc”, s’écrièrent-ils. Décidant de partager cette découverte sensationnelle avec le peuple élu, ils contactèrent le grand

DR

Le filet de pêche : c’est la nouvelle arme adoptée par la police de la ville de Thanh Hoa, au Vietnam, pour arrêter les motards pressés d’échapper aux contrôles. Cette technique ne s’applique qu’aux amateurs de rodéos et aux chauffards en excès de vitesse, a expliqué le lieutenant-colonel My Duy Xuan à Tuoi Tre News. “Dès que nous constatons que le délinquant cherche à prendre la fuite, nous lançons le filet pour bloquer la roue arrière, ce qui oblige le conducteur à s’arrêter. Grâce à ces filets de pêche, nous avons déjà arrêté 21 motards à plusieurs grands carrefours ainsi que sur la tronçon de l’autoroute 1A qui traverse la ville.” Pour l’instant, on ne déplore aucun blessé. “Depuis près d’un mois que nous procédons ainsi, personne n’est venu se plaindre”, conclut-il.

statues soviétiques déboulonnées, le parc est devenu depuis un lieu de promenade populaire. Boris Makholine, entrepreneur de Belgorod immortalisé dans l’allée, a avoué à Rossia 1 avoir payé 1,2 million de roubles [28 700 euros] pour avoir son effigie dans le parc. Si l’on multiplie par 36, cela veut dire que le Museon aurait raflé 43,2 millions de roubles [1 million d’euros]. Alexandre Kroutov, conseiller municipal, souligne que la présence de ces bustes enfreint les lois fédérales. Celles-ci interdisent formellement d’ériger des monuments à des personnes encore vivantes. Des inscriptions sur les bustes nous ont permis d’identifier leurs créateurs. Il s’agit de Piotr Stronski, directeur de l’Académie internationale de culture et d’arts de Moscou, et d’Oleg Oleinik, coprésident de l’association caritative Patrons of the Century, déjà soupçonnée de remettre des médailles honorifiques à des hommes d’affaires moyennant finance. Lors de notre enquête, Oleinik était injoignable. Un numéro de portable figurait sur le site de Stronski, mais l’homme que nous avons joint a nié être le sculpteur et a raccroché immédiatement. Trente anges identiques sculptés par Stronski parsèment les villes du pays, dont Beslan, scène de la sanglante prise d’otages de 2004. L’un d’eux se trouve au Museon. Poukemo, l’ancien directeur des lieux, était l’adjoint du sculpteur Stronski dans l’académie qu’il dirige. “Ces bustes représentent peut-être des gens bien, mais c’est illégal : ils seront démontés fin novembre*. Enfin… s’ils ne tombent pas en morceaux d’ici là : la plupart sont en plastique, et pas en bronze”, souligne Mme Tiouniaeva. La peinture de ces sculptures s’écaille, et deux d’entre elles ont déjà été renversées par le vent. “C’est du travail bâclé, quasiment du carton-pâte. C’est une honte pour Moscou”, s’indigne Alexei Klimenko, architecte et conseiller auprès de la mairie. Alexander Bratersky, The Moscow Times (extraits) Moscou

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Les coups de filet de la police vietnamienne

* Le démontage des bustes illégaux a commencé le 23 novembre, précise le site Ridus. Le chef du département de la culture de Moscou, Sergueï Kapkov, présent lors de l’opération, a déclaré que la présence de ces statues était une affaire de “corruption et de vanité”.



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