courrier international

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Birmanie

Petits pas vers la démocratie

Twitter

Trop gros pour réussir ?

Spécial voyage

www.courrierinternational.com N° 1099 du 24 au 30 novembre 2011

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L’intelligence des îles

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Egypte Révolution, acte II

L’armée, la rue et les islamistes



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Sommaire

Obama plus fort que les néocons PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

Bush et les néoconservateurs en ont rêvé. Obama le réalise en partie. Souvenez-vous. Nous sommes au début des années 2000. George Bush junior est président. Il est alors entouré de faucons, anciens jeunes loups venus de la gauche et désireux de changer le monde, et en particulier le Moyen-Orient. La doctrine est la suivante : affirmer la suprématie américaine – face à une Chine de plus en plus menaçante –, combattre le terrorisme et l’islamisme tout en apportant la liberté et la démocratie à ces peuples qui n’ont connu que la dictature. Venus du camp démocrate ou même du trotskisme, comme un Irving Kristol, les conseillers de Bush pensent ou imaginent qu’en chassant un Saddam Hussein par la force, ils édifieront une démocratie au cœur du Moyen-Orient, qui ensuite fera tache d’huile… On connaît la suite. L’échec fut complet. Dix ans plus tard, l’administration américaine mène en fait la même politique, mais avec d’autres moyens. Plus question d’envahir un pays (il a même fallu la persuasion des Européens pour pousser Obama à soutenir l’opération en Libye). On cherche seulement, par la diplomatie et des aides ponctuelles, à favoriser l’alternance là où cela est possible. Tout en se gardant, bien sûr, de toucher aux fidèles alliés comme la famille saoudienne… On l’a vu au début d’année en Tunisie et surtout en Egypte : le Pentagone et la Maison-Blanche ont encouragé de vrais changements en s’appuyant sur les militaires. On le voit encore cet automne au Myanmar, un pays qui reprendra bientôt son nom de Birmanie [voir p. 37]. Là aussi, Hillary Clinton et le département d’Etat ont plus joué de la carotte que du bâton pour faire fléchir les autocrates de Rangoon et laisser enfin une chance à la valeureuse Aung San Suu Kyi d’organiser une alternance… Obama, qui a vécu longtemps à l’étranger, fait décidément partie de ces présidents américains interventionnistes. Même s’il devait être battu en novembre prochain, il resterait dans l’Histoire pour son action dans le domaine de la politique internationale. Mais les néocons le savent bien, c’est le deuxième moment qui est le plus difficile : jeter à bas la statue du dictateur ne suffit pas. Les Egyptiens, ces derniers jours, manifestent pour que les promesses du printemps ne soient pas oubliées [voir notre dossier pp. 10-15]. Ils ne veulent plus d’un officier à la tête de l’Etat. Mais une majorité d’entre eux ne veulent pas non plus du chaos révolutionnaire : ceux-là souhaitent sans doute l’arrivée des islamistes au pouvoir. Des néocons aux néo-islamistes, la boucle est bouclée. Philippe Thureau-Dangin P.-S. : Dans ce numéro, vous trouverez un supplément Ulysse consacré à quelques îles parmi les plus intéressantes de la planète. C’est une forme d’hommage à cette revue, qui durant vingt-cinq ans a fait voyager ses lecteurs et qui a cessé de paraître cet été. En couverture : Le 19 novembre, place Tahrir, un manifestant blessé est porté vers une ambulance. Photo de Benedicte Desrus, Sipa.

Planète presse A suivre Les gens

En couverture 10 Egypte : révolution, acte II Depuis le 18 novembre, les manifestations ont repris sur la place Tahrir, au Caire. Le but des opposants ? Empêcher tout retour aux pratiques autoritaires. En réprimant le peuple, l’armée s’est disqualifiée. Discrets dans la rue, les Frères musulmans s’affichent comme un vrai parti conservateur.

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Editorial

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Les opinions 18 Controverse Les technocrates sont- ils utiles à l’Europe ? Australie Laissez-nous choisir notre Asie !

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n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011

Spécial Côte d’ivoire Etat des lieux avant les élections

D’un continent à l’autre 23 France Vu d’Allemagne Qu’il est beau, mon réacteur ! 24 Europe Espagne Un président du gouvernement pas si normal Grèce Papademos rouvre les plaies du passé Allemagne Ce pays où les syndicats recrutent de nouveau Serbie Une île paradisiaque pour les tombeurs de Milosevic Russie Les oligarques lavent leur linge sale à Londres Royaume-Uni Le musée Murdoch des horreurs 32 Amériques Etats-Unis Barack (Obama) et Mitt (Romney), le duel de l’élite ? Etats-Unis Sans voiture, difficile de travailler ! Canada Choisir entre Oncle Sam et Albion Amérique latine L’impérialisme version brésilienne

Médias Twitter serait-il trop gros pour réussir ? 36 Asie Inde Les passeurs de bétail pris pour cible Myanmar La liberté pour de vrai ? 38 Spécial Côte d’Ivoire Elections Les candidats indépendants menacent les grands partis 40 Afrique Maroc Des élections, pour quoi faire ? 42 Moyen-Orient Syrie Au bord de la guerre civile 43 Ulysse L’intelligence des îles 52 Economie Pétrole Les Etats-Unis à deux doigts de l’indépendance énergétique Gaz Champ de mines juridique en Pennsylvanie Polémique Entre écologistes et pétroliers, la bataille est engagée 55 Ecologie Biodiversité Au Liban, la contrebande d’animaux bat son plein 56 Médias Réseau social Twitter serait-il trop gros pour réussir ? 58 Sciences Recherche spatiale Mets délicats pour gourmets de l’espace

Long courrier 60 Jeux vidéo J’ai joué à la guerre en Irak 64 Goût A la table de l’âge de pierre 66 Littérature L’Oubli d’Abu Nuwas 70 Insolites Pour redécoller, payez le carburant


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Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011

courrierinternational.com Parmi nos sources cette semaine ABC 258 000 ex., Espagne, quotidien. Journal monarchiste et conservateur depuis sa création en 1903, ABC a un aspect un peu désuet unique en son genre : une centaine de pages agrafées, avec une grande photo à la une. The Arabist (arabist.net), Egypte. Issandr El-Amrani, l’auteur de ce blog, est un journaliste free-lance. Il a été éditorialiste dans le magazine égyptien anglophone Cairo Times, qui a cessé de paraître en 2005, et aussi l’un des fondateurs de Cairo Magazine, qui a cessé de paraître en 2006. Amrani collabore à The Economist, à Foreign Policy et à deux titres des Emirats arabes unis : The National et Bidoun. Il tient également une chronique hebdomadaire dans le quotidien égyptien indépendant Al-Masri Al-Youm. Asahi Shimbun 11 720 000 ex., Japon, quotidien. Fondé en 1879, héraut du pacifisme nippon depuis la Seconde Guerre mondiale, le “Journal du Soleil-Levant” est une institution. Trois mille journalistes, répartis dans 300 bureaux nationaux et 30 à l’étranger, veillent à la récolte de l’information. The Daily Telegraph 410 000 ex., Australie, quotidien. Fondé en 1879 à Sydney, “Le Télégraphe quotidien” n’a aucun lien avec son aîné londonien. Ce journal populaire, plutôt classé à droite, consacre beaucoup de place au sport et au people, ce qui ne l’empêche pas de traiter aussi sérieusement de l’actualité nationale et internationale. Les Echos Maroc, quotidien. Fondé en 2009, le titre propose en format tabloïd des analyses

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Planète presse

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Courrier international n° 1099 Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal novembre 2011 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13

économiques générales et sectorielles, des études d’entreprises et une observation de la Bourse t des marchés financiers. Il consacre également une place à l’actualité politique, culturelle et sportive. Foreign Policy 106 000 ex., Etats-Unis, bimestriel. Fondé en 1970 dans le but de “stimuler le débat sur les questions essentielles de la politique étrangère américaine”, le titre a longtemps été édité par la Fondation Carnegie pour la paix internationale avant d’être racheté par le groupe Washington Post en 2008. The Hindu 700 000 ex., Inde, quotidien. Hebdomadaire fondé en 1878, puis quotidien à partir de 1889. Publié à Madras et diffusé essentiellement dans le sud du pays, ce journal indépendant est connu pour sa tendance politique de centre gauche. Il Manifesto 90 000 ex., Italie, quotidien. Apprécié pour ses unes très graphiques, résolument à gauche, à la fois engagé et intello, le titre est une institution en Italie, ce qui ne l’empêche pas d’être régulièrement confronté à des crises financières. Il publie chaque mois Le Monde diplomatique en italien. An-Nahar 55 000 ex., Liban, quotidien. “Le Jour” a été fondé en 1933. Au fil des ans, il est devenu le quotidien libanais de référence. Modéré et libéral, il est lu par l’intelligentsia libanaise. New York Magazine 437 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Consacré pour une bonne part à la ville de New York, cet hebdomadaire, qui se concentre sur ses vedettes, ses modes, sa vie nocturne et ses programmes culturels, est souvent à l’affût de scandales et de crises politiques. Nord-Sud 18 000 ex., Côte-d’Ivoire, quotidien. Fondé en mai 2005, le titre se montre assez critique à l’égard du régime de Laurent Gbagbo. Proche

de l’opposition, Nord-Sud a décidé de mettre l’accent sur le journalisme d’investigation. OpenDemocracy (opendemocracy.net) Royaume-Uni. Edité par l’association britannique du même nom, “Démocratie ouverte” s’est donné pour mission d’“ouvrir un espace démocratique de débat et favoriser l’indépendance de la pensée”. A cet effet, il ouvre ses colonnes à des auteurs du monde entier et plus particulièrement du tiers-monde. Politika 100 000 ex., Serbie, quotidien. Doyen des journaux serbes, “La Politique” était l’organe du pouvoir de Slobodan Milosevic jusqu’à l’évincement de ce dernier en l’an 2000. Racheté par le groupe allemand WAZ en 2002, il reprend sa place de quotidien de référence. La Presse 40 000 ex., Tunisie, quotidien. Créé en 1936, le journal apporte un soutien sans faille au régime de Ben Ali. Selon son PDG, “la ligne rédactionnelle consiste surtout à apporter un modeste concours à la gigantesque œuvre de progrès conçue et décidée par le bâtisseur de la Tunisie moderne, le président Ben Ali”. Rousski Reporter 168 000 ex., Russie, hebdomadaire. Dernier-né du groupe de presse russe Expert, ce magazine d’information conçu pour un lectorat issu des classes moyennes mise sur le photoreportage. Science News 200 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé en 1922 sous le nom

de Science News-Letter, le magazine se présente aujourd’hui comme l’unique newsmagazine consacré à la science aux Etats-Unis. L’information est condensée, complétée par de très nombreuses références à des travaux universitaires. Soir Info 20 000 ex., Côte d’Ivoire, quotidien. Fondé en 1994, ce tabloïd ne soutient aucun parti politique. Il accorde une large place aux sujets de société et aux faits divers. Svenska Dagbladet 190 000 ex., Suède, quotidien. Fondé en 1884, “Le Quotidien de Suède”, conservateur, a été racheté en l’an 2000 par le groupe norvégien Schibstedt. En grande difficulté financière, il est passé en 2001 en format tabloïd. Il offre de bonnes pages culturelles. Al-Tahrir Egypte, quotidien. “Libération” se nomme ainsi en référence à la place Tahrir, lieu emblématique de la révolution du 25 janvier. Il a été fondé dans la foulée des événements et s’est rapidement imposé comme le journal préféré des militants de gauche qui ont initié et accompagné ce mouvement. Tehelka 100 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en 2000, Tehelka était à l’origine un journal en ligne connu pour son indépendance. Devenu magazine en 2004, il a bâti sa réputation grâce à ses enquêtes sur la corruption et est devenu une référence en révélant les scandales liés au trucage des matchs de cricket. TelQuel 20 000 ex., Maroc,

hebdomadaire. Fondé en 2001, ce newsmagazine francophone s’est rapidement distingué de ses concurrents marocains en faisant une large place aux reportages et aux faits de société. Se méfiant du dogmatisme, il délaisse la politique politicienne et s’attaque à des sujets tabous tels que la sexualité. Le Temps 10 000 ex., Côte d’Ivoire, quotidien. Fondé en avril 2003 par Théophile Kouamouo, ancien correspondant du Monde à Abidjan, ce quotidien continue de soutenir l’ex-président Gbagbo. Le journaliste Kouamouo a quitté Le Temps pour lancer Le Nouveau Courrier, mais le titre garde toujours sa verve polémique. Il est très critique vis-à-vis du président Alassane Ouattara. To Vima (tovima.gr), Grèce. Confronté à une forte baisse de ses recettes publicitaires, le titre, propriété du groupe de presse Lambrakis (Ta Nea, Tachydromos, etc.), a choisi la solution radicale qui consiste à arrêter son édition papier (tout en conservant sa version dominicale). “La Tribune” devient ainsi un quotidien en ligne. El-Watan 160 000 ex., Algérie, quotidien. Fondé en 1990 par une équipe de journalistes venant d’El-Moudjahid, quotidien officiel du régime, “Le Pays” est très rapidement devenu le journal de référence avant d’être concurrencé plus tard par d’autres quotidiens. Son directeur, Omar Belhouchet, est une figure de la presse algérienne. Condamné plusieurs fois à la prison et victime d’un attentat, il a reçu de nombreux prix à l’étranger. Zaman 800 000 ex., Turquie, quotidien. Créé en 1986 par un ancien imam, “Le Temps” est devenu le plus gros tirage de la presse turque. Tout en assumant son identité musulmane et conservatrice, il s’est ouvert à des éditorialistes connus pour leurs idées libérales.

Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Eric Chol (16 98), Odile Conseil (web, 16 27) Rédacteurs en chef adjoints Isabelle Lauze (16 54), Catherine André (16 78), Raymond Clarinard (16 77), Jean-Hébert Armengaud (édition, 16 57). Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Mark Porter Associates Europe Jean-Hébert Armengaud (coordination générale, 16 57), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Chloé Baker (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Marie Béloeil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Iulia BadeaGuéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Martina Bulakova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu et Franck Renaud (chefs de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Sciences Anh Hoà Truong (chef de rubrique, 16 40) Médias Mouna El-Mokhtari (chef de rubrique, 17 36) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (17 48) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, 17 33), Marie Béloeil (rédactrice, 17 32), Mouna El-Mokhtari (rédactrice, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Mathilde Melot (marketing), Paul Blondé (rédacteur, 16 65) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Daniel Matias (portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage Maury, 45191 Malesherbes. Routage France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Edwige Benoit, Gilles Berton, JeanBaptiste Bor, Isabelle Bryskier, Darya Clarinard, Sophie Courtois, Geneviève Deschamps, Monique Devauton, Bernadette Dremière, Ghazal Golshiri, Catherine Guichard, Gabriel Hassan, Laurent Kahane, Mira Kamdar, Liesl Louw, Jean-Luc Majouret, Céline Merrien, Valentine Morizot, Pascale Rosier, Albane Salzberg, Pierangélique Schouler, Damien Zalio Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Natacha Scheubel (16 52), Sophie Nézet (16 99), Sophie Jan. Gestion Julie Delpech de Frayssinet (responsable, 16 13), Nicolas Guillement. Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16). Partenariats Sophie Jan (16 99) Ventes au numéro Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). 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A suivre Allemagne

nouvelles sanctions contre la République islamique. Rostam Ghasemi a prévenu : “L’Iran n’a aucun problème pour exporter son pétrole. Si nous le voulons, nous pouvons faire du pétrole une arme politique.” Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Canada ont annoncé le 21 novembre des sanctions contre les secteurs énergétique, pétrochimique et financier iraniens. La France a pour sa part proposé d’interrompre les achats de pétrole. Ces mesures font suite à la publication, le 9 novembre, d’un rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique qui soulignait des développements alarmants du programme nucléaire de Téhéran (lire aussi pp. 52 à 54).

Philippines

Une extrême droite irréductible ? Depuis l’identification du trio néonazi d’Iéna, auteur d’au moins dix meurtres en dix ans sans être inquiété [voir CI n° 1098, du 17 novembre 2011], l’Allemagne vit sous le double choc de la terreur d’extrême droite et de la faillite de ses services de sécurité. Après un sommet de crise réuni le 18 novembre pour tenter de “redonner confiance au pays”, le Bundestag en a débattu le 22 novembre. Parmi les mesures envisagées : la création d’un “centre de lutte” contre la violence d’extrême droite, le renforcement des unités spéciales de la police et de la justice et une éventuelle procédure d’interdiction du parti néonazi NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands), énumère Der Spiegel. Cette dernière mesure avait échoué en 2001 en raison de la forte présence d’agents infiltrés dans les structures dirigeantes du parti. Une situation qui, selon le magazine de Hambourg, n’a pas changé.

Etats-Unis

Pas d’accord sur la dette, la note tremble La “supercommission” du Congrès – composée de six démocrates et de six républicains –, créée en août et chargée de trouver des mesures pour réduire le déficit budgétaire américain d’au moins 1 200 milliards de dollars sur dix ans, a jeté l’éponge le 21 novembre faute

Gloria Arroyo arrêtée L’ex-présidente, 64 ans, a été arrêtée le 18 novembre à l’hôpital. Soupçonnée de vouloir fuir à l’étranger, elle est poursuivie pour fraude électorale et risque la perpétuité. The Manila Times estime que, malgré tout, le fléau de l’impunité restera bien ancré aux Philippines. d’accord. Dès lors, la loi prévoit des réductions de dépenses automatiques à partir de janvier 2013, rappelle The Washington Post. Elles devraient notamment toucher la défense et des programmes sociaux. La réaction des agences de notation n’a pas tardé. Standard and Poor’s, qui avait dégradé la note américaine en août, a gardé son évaluation à AA +. Moody’s conserve le triple A, avec une prévision “négative”. Fitch, qui se prononcera fin novembre, avait jugé en août qu’un échec de la “supercommission” “déboucherait probablement sur une action de notation négative”.

Somalie

L’opération kényane contre les chababs piétine Destinée à chasser les milices chababs de Somalie, l’intervention des troupes kényanes s’enlise. Un mois après, le bilan reste bien maigre : peu de terroristes tués et des bavures.

Les représailles des miliciens islamistes chababs ont même touché le cœur de la capitale kényane, Nairobi, avec plusieurs attaques à la grenade. “A ce rythme, on se demande si la belle campagne kényane, qui a pour noble but de venger la présumée violation de son territoire, ne va pas obéir à un scénario à la Waterloo”, écrit Le Pays, quotidien burkinabé. L’opération “Linda Chi” (“protéger le pays” en swahili), risque de se retourner contre le Kenya.

Iran

Le pétrole, cible des sanctions “Le ministre du Pétrole iranien met en garde l’Occident”, titre le 22 novembre le quotidien de Téhéran Shargh, au lendemain de l’annonce de

Colombie

Des étudiants mobilisés, la réforme aux oubliettes Le Congrès a retiré le 15 novembre, à la demande du président colombien, la réforme de l’enseignement supérieur qui prévoyait la privatisation des universités. Les étudiants, à force de manifestations et en grève depuis la mi-octobre, “ont donc gagné”, souligne le site Confidencial Colombia. La grève est levée, mais la mobilisation n’est pas terminée car les étudiants entendent bien participer à la “discussion difficile” à venir sur l’éducation. Le mouvement fait partie de cette “nouvelle opposition” qui, souvent grâce aux réseaux sociaux, “a réussi de manière spontanée et sans motivation électorale à interagir avec l’Etat et à le faire plier à plus d’une occasion”, souligne ConfidencialColombia.

Etats-Unis

Curiosity à l’attaque de Mars

26 novembre Le robot d’exploration Curiosity s’envolera vers Mars depuis cap Canaveral, en Floride, aux Etats-Unis. Il atteindra la planète rouge à l’été 2012. Le robot, près de 2 m de haut pour 900 kg, tentera de découvrir des traces de vie sur Mars. Sa mission durera deux ans. Curiosity a été équipé de dix instruments scientifiques : il utilisera ainsi un laser lui permettant d’analyser rapidement des échantillons de sol ou de roche.

24 novembre Après un accord de coalition avec les chrétiens-démocrates (CDU), le maire social-démocrate Klaus Wowereit (SPD) devrait être reconduit à la tête de Berlin, la capitale allemande. Le Portugal connaît sa troisième grève générale depuis la fin de la dictature, en 1974. Les syndicats dénoncent notamment la baisse des allocations chômage et l’augmentation du temps de travail. La Gambie élit son président.

Le président sortant, Yahya Jammeh, au pouvoir depuis 1994, devrait être réélu. 26 novembre Ouverture de la Foire internationale du livre de Guadalajara, au Mexique, la plus importante d’Amérique latine. 27 novembre Dernière course de la saison avec le Grand Prix de Formule 1 du Brésil. Sebastian Vettel, en tête du Championnat du monde, sera officiellement sacré.

28 novembre Ouverture à Durban, en Afrique du Sud, de la 17e conférence des Nations unies sur les changements climatiques, qui se prolonge jusqu’au 9 décembre. Objectif : trouver un accord sur le climat avec en toile de fond la fin, en 2012, de la première période d’engagement du protocole de Kyoto. Journée aux urnes pour la République démocratique du Congo, où l’élection du président et des députés relève du défi logistique.

SIPA / REUTERS / NASA/JPL

Agenda




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Les gens

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oru Hashimoto est un homme d’exception. Du moins, dans le paysage insipide de la politique nipponne, cet ex-gouverneur de la préfecture d’Osaka se démarque sans difficulté. Non seulement par sa rhétorique et sa gestuelle travaillées, mais aussi par sa jeunesse : élu en janvier 2008, Hashimoto est devenu, à 38 ans, le plus jeune gouverneur du pays. Si ce brillant avocat, très à l’aise pour défendre un dossier, a recueilli lors du scrutin une majorité écrasante à la tête de la préfecture d’Osaka, c’est bien parce qu’il sait s’adresser aux électeurs de façon directe, notamment via la télévision, dont il fait monter l’Audimat. Très vite, il identifie rapidement les problèmes dont souffre la ville commerçante : une administration trop opaque, inefficace, qui de surcroît coûte cher. Il propose alors sa solution : unifier la préfecture d’Osaka avec la municipalité, afin que la cité portuaire devienne une gigantesque mégalopole, à l’image de Tokyo. La deuxième ville de l’archipel pourrait enfin rivaliser avec la capitale. Il n’en fallait pas plus pour se brouiller avec Kunio Hiramatsu, l’actuel maire sans étiquette de la ville d’Osaka. “Le maire a peur du changement !” a rugi Hashimoto. Dans la foulée, il a rompu ses liens d’amitié avec l’édile et démissionné, en octobre, de son poste, avant la fin de son mandat, pour se porter candidat à la mairie de la ville d’Osaka, contre le maire actuel. Il y aura donc une double élection le 27 novembre, celle du gouverneur et celle du maire d’Osaka. Du jamais-vu dans l’histoire de l’archipel ; qui aurait eu une telle audace ?

Une vraie rock star que ses opposants surnomment “le dictateur” Ce que nous savons maintenant, c’est qu’Hashimoto croit dur comme fer à son succès. Il suffit de le voir mener campagne, attirant les foules qui viennent l’acclamer. On a même vu des mamans brandir de petites lumières roses, comme lors d’un concert, pour lui témoigner leur soutien. Bref, une vraie rock star, “made in Osaka”. Même si sa cote de popularité a baissé (de 80 % elle est passée à 60 %), Hashimoto redouble d’ardeur. Populiste, il est jugé dangereux par ses

Toru Hashimoto. Dessin de Schot (Amsterdam) pour Courrier international.

Ils et elles ont dit Elio Di Rupo, homme politique belge (socialiste) Excédé “Je ne suis pas là pour jouer aux billes”, a-t-il lâché à un de ses partenaires politiques, avec lequel il était en train de négocier pour la coalition gouvernementale. Après cette réunion, Di Rupo a démissionné. Depuis les législatives du 13 juin 2010, la Belgique n’a toujours pas de cabinet. (La Libre Belgique, Bruxelles)

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L’homme qui veut faire d’Osaka une capitale

détracteurs, qui le surnomment “le dictateur”. Son mouvement politique est désigné par le terme de “hashisme”, assimilé ainsi au fascisme. Il représente une menace sérieuse pour ses opposants : pour la première fois, le Parti libéral-démocrate (PLD) et le Parti démocrate (PD, au pouvoir depuis 2009) se sont alliés pour contre-attaquer. Même le Parti communiste a décidé de leur prêter main-forte. “Ne vous laissez pas hypnotiser par Hashimoto, il est dangereux !” s’exclamait Tsutomu Saito, présentateur de télévision venu soutenir Hiramatsu. Malgré cela, le mouvement fondé par Hashimoto, baptisé Osaka Ishinnokai [ou “parti de la restauration d’Osaka”, en référence à la restauration de Meiji de 1868], constitué essentiellement de candidats inexpérimentés, ne cesse de marquer des points. Ainsi, il a pu faire passer sans sourciller un arrêté préfectoral qui impose aux élèves des écoles publiques de se lever et de chanter l’hymne national, le Kimigayo [chant controversé à cause de son caractère impérialiste] lors des cérémonies officielles. En matière d’éducation, ses projets sont jugés trop autoritaires. Il veut que la politique intervienne davantage dans le domaine de l’éducation publique. Avec son franc-parler, Hashimoto, père de sept enfants, est un homme typique d’Osaka : il aime rire et faire rire, provoquer et répondre. Il sait (du moins il croit savoir) maîtriser les médias. Reste à savoir si notre génie éloquent tiendra ses promesses et saura répondre aux attentes des citoyens d’Osaka, ou si au contraire il a un tout autre dessein. Car, après tout, le “dictateur” pourrait bien envisager d’intégrer Nagatacho [où siège le gouvernement]. Ce qui est certain, c’est que les élections d’Osaka du 27 novembre vont être suivies avec attention, et ce même en dehors de la ville. (D’après Mainichi Shimbun, Tokyo)

Nothando Dube, douzième épouse du roi du Swaziland Mswati III Captive “Il m’a menacée. Je l’ai aspergé de gaz lacrymogène.” Consignée depuis un an au palais royal pour sa liaison avec le ministre de la Justice, elle explique comment elle a tenté de s’enfuir après qu’un garde du corps a voulu l’empêcher d’accompagner son enfant à l’hôpital. (Sunday Times, Johannesburg) Moussallam Al-Barrak, leader de l’opposition au Koweït Républicain “Si vous, famille régnante, mettez en doute notre légitimité, alors nous mettrons en doute la vôtre.” La petite phrase fait scandale : on n’a jamais critiqué aussi ouvertement la monarchie au Koweït. Le 16 novembre, à la tête des manifestants, il a envahi le Parlement pour exiger la démission du gouvernement. (Al-Aan, Koweït)

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Hashimoto

Lord Sacks, grand rabbin de Grande-Bretagne Ironique “La société de consommation nous a été donnée par feu Steve Jobs, descendu de la montagne avec deux tablettes, iPad 1 et iPad 2.” Il compare le fondateur d’Apple à Moïse et ses ordinateurs aux Tables de la Loi, en suggérant qu’il a ainsi contribué à la création d’une société égoïste et matérialiste. (The Daily Telegraph, Londres) Tarek Salama, médecin de la place Tahrir Déterminé “C’est le tournant que nous attendions tous”, a-t-il dit à propos des manifestations du Caire qui ont débuté le 19 novembre, et qui ont fait 23 victimes, pour réclamer le départ des militaires, au pouvoir depuis la révolution. “Se débarrasser de Hosni Moubarak n’était qu’un échauffement.” (The New York Times, Etats-Unis) Cayo Lara, leader de la Gauche unie espagnole Encouragé “Notre ‘feuille de route’, c’est désormais l’hégémonie sur la gauche espagnole, car les socialistes ont renoncé aux politiques de gauche.” La coalition des communistes et écologistes a obtenu 11 sièges de députés aux élections du 20 novembre, contre seulement deux dans la Chambre sortante. (El País, Madrid)


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Egypte Révolution, acte II

MOHAMMED HOSSSAM/AFP

Depuis le 18 novembre, les manifestations ont repris sur la place Tahrir, au Caire. Le but des opposants ? Empêcher tout retour aux pratiques autoritaires. En réprimant le peuple, l’armée s’est disqualifiée. Discrets dans la rue, les Frères musulmans s’affichent comme un vrai parti conservateur.


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Le double jeu des Frères musulmans “charte Selmi” [d’après le nom du vice-Premier ministre dans le gouvernement provisoire, démissionnaire depuis] afin d’éviter à l’Egypte de se transformer en Afghanistan bis. Cette charte prévoyait la formation d’une Constituante à travers des élections auxquelles participent tous les secteurs de la société. Or, dans le même temps, elle assurait aux militaires un pouvoir absolu sur la future Constitution. Plus grave, elle proposait de faire de l’armée un Etat dans l’Etat, privant le peuple d’exercer son droit de regard sur les forces armées. Ainsi, elle nous mettait devant un choix impossible : préserver un Etat civil au prix d’un statut de totale impunité accordé à l’armée ou bien rejeter la tutelle militaire au risque de tomber entre les mains des extrémistes. C’était

Le mouvement islamiste a toujours voulu se rapprocher du pouvoir en place, rappelle l’écrivain Alaa Al-Aswani. Son alliance avec les militaires et le retournement de ces derniers a conduit à l’impasse. Al-Masri Al-Youm (extraits) Le Caire

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maginez que vous habitiez en colocation avec des étudiants. Chacun a ses particularités et besoins spécifiques, mais vous partagez le loyer et vous respectez certaines règles qui permettent aux uns d’étudier le jour et de dormir la nuit, aux autres de travailler la nuit et de se reposer le jour. Accepteriez-vous que l’un d’entre vous impose ses règles aux autres ? Bien sûr que non. Nous, peuple égyptien, nous sommes dans la même situation. Nous devons tous nous asseoir autour d’une table et écrire une Constitution. Partout dans le monde, les peuples procèdent ainsi. La société égyptienne est faite de groupes divers et variés. Et tous doivent pouvoir se reconnaître dans la Constitution. Après la chute de Hosni Moubarak, la vieille Constitution était devenue caduque et ces groupes ont demandé une Constituante. Or le Conseil suprême des forces armées a décidé de procéder à une simple réforme de la vieille Constitution, avec de simples ajustements. Il a commencé par désigner une commission. Etrangement, ses membres ne représentaient que deux sensibilités politiques, la moitié étant proches de l’ancien régime, l’autre des Frères musulmans. Ensuite, cette réforme a été soumise à un référendum [en mars 2011]. Le Conseil tenait à la victoire du oui. Les Frères musulmans ont mis tout leur poids dans la balance pour satisfaire les militaires en contribuant à la victoire du oui. Pour ce faire, ils ont fait croire au bon peuple qu’un non aboutirait à l’abrogation du paragraphe qui stipule que l’Etat est musulman. Or ce sont les militaires eux-mêmes, les initiateurs du référendum, qui se sont assis sur le résultat. Ils ont en effet proclamé unilatéralement une Constitution provisoire. Et, une fois encore, les Frères musulmans ont soutenu le Conseil. Ils refont avec l’armée les mêmes erreurs qu’avec tous les régimes qui se sont succédé en Egypte, du roi Farouk jusqu’à Sadate, en passant par Nasser. Chaque fois, ils finissent par trahir le peuple pour se rapprocher du pouvoir en place. Et celui-ci les utilise afin de briser l’unité des forces d’opposition. Puis, quand ils ont rempli leur fonction, il les jette en prison. Les Frères musulmans se sont transformés en une sorte de soutien politique des militaires, leur tressant des lauriers à longueur de journée et s’en prenant sévèrement à tous ceux qui osaient les critiquer. On a même vu un membre des Frères qualifier les membres de ce Conseil de “prunelle de ses yeux”. Résultat des courses : une montée en puissance des extrémistes. Avec la série d’attaques contre les coptes, de plus en plus d’Egyptiens ont pris peur de l’impasse dans laquelle les militaires étaient en train de nous mener. La future Constitution risquait d’être écrite par des extrémistes. Soudainement, le Conseil s’est réveillé. Pour conjurer le danger, il a sorti de son chapeau la

A la une “Tantaoui sur les pas de Moubarak ?” titre en une Al-Tahrir, le quotidien fondé dans la foulée de la révolution du 25 janvier et nommé ainsi en référence à la place Tahrir, au Caire, épicentre du soulèvement populaire. Les photos des opposants blessés dès les deux premiers jours des manifestations montrent des personnes touchées aux yeux. Les témoignages font état d’un usage démesuré de la force, tout comme il l’était sous Hosni Moubarak : nuées de gaz lacrymogènes, fusils à plombs, tirs de balles en caoutchouc, mais aussi de balles réelles, visant les yeux. “L’épopée de la révolution se poursuivra, contre vents et marées”, soutient Al-Tahrir.

Un manifestant arbore le drapeau égyptien dans les rues du Caire sous les tirs de grenades lacrymogènes, le 22 novembre.

le même chantage qu’avait exercé Moubarak : moi ou le chaos islamiste. Comment pouvons-nous sauver la révolution ? Premièrement, il faut mettre un terme aux divisions entre militants islamistes et libéraux pour rassembler à nouveau toutes les forces de la révolution. Deuxièmement, il faut élire un conseil représentatif de la révolution, dont les membres soient issus de toutes les provinces du pays. Troisièmement, il faut que les forces révolutionnaires présentent un document alternatif à la “charte Selmi”. Quatrièmement, nous devons retourner dans la rue par millions afin de montrer à l’armée que nos cœurs battent toujours pour la révolution et que ceux qui l’ont faite au prix de leur sang ne permettront jamais qu’on la leur vole. Alaa Al-Aswani

Pourquoi l’armée réprime La violence des forces de l’ordre a mis le feu aux poudres. L’armée au pouvoir retrouve ses réflexes, soupire le nouveau quotidien lancé par des jeunes militants. Al-Tahrir (extraits) Le Caire

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e Conseil suprême des forces armées complote-t-il pour empêcher la transition démocratique ? Revit-on un tournant comme celui de mars 1954, quand Gamal Abdel Nasser a profité de troubles, d’attentats et de manifestations, bref d’un sentiment d’instabilité qui s’était répandu dans le pays, pour accaparer le pouvoir ? Nombreux sont les témoignages qui donnent à penser que c’est Nasser lui-même qui avait provoqué ces événements pour pouvoir abolir la démocratie. J’imagine que le “maréchal” [Mohamed Hussein Tantawi, le chef du Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui dirige l’Egypte depuis la révolution du 25 janvier dernier] répète à qui veut bien l’entendre dans son entourage la fameuse devise : “La révolution ou l’Etat”. Tout ce que la population a retenu des déclarations émanant des membres de ce Conseil est que jamais ils ne présenteraient des excuses [sur le nombre de tués et de blessés par l’armée], ni ne fourniraient d’explications claires, ni ne proposeraient des solutions aux problèmes du pays. Non, tout ce qu’ils disent est qu’il y en a qui veulent la chute de l’Etat, mais que cet Etat tiendra bon, grâce à eux. Ils ne se rendent pas compte que c’est leur entêtement et leur refus de tout changement qui constituent le plus grand danger pour l’existence d’un Etat moderne. Nasser avait déjà pensé que la démocratie ne convenait pas aux Egyptiens. Son système répressif et son idéologie panarabe ont été une des principales raisons de la défaite face à Israël en 1967 et de la fin du rêve d’une renaissance égyptienne.

Ce qui se passe depuis le 19 novembre place Tahrir, au Caire, permet d’alimenter toutes les théories du complot sur les tentatives de tuer la démocratie. Ceux qui ont donné l’ordre de l’intervention de samedi matin, celle de laquelle tout est parti, ne peuvent décidément pas avoir voulu le bien du pays. Par la violence policière, ils ont réussi à transformer un rassemblement de 200 personnes, dont des blessés de la révolution qui manifestaient pour leurs droits, en manifestation de dizaines de milliers de jeunes décidés à défendre la révolution contre la tentation autoritaire. Personne n’avait attaqué le ministère de la Défense, ni l’ambassade d’Israël [qui avait été saccagée par des manifestants le 9 septembre], et il n’y avait aucune revendication qui ne puisse faire l’unanimité parmi nous. Depuis, la machine à mensonges des médias publics et privés tourne à fond pour laisser penser que tout est parti d’une attaque de fauteurs de troubles contre un véhicule des forces de l’ordre. Pourtant, au départ, on le redit, le rassemblement de quelques centaines de personnes ne gênait même pas la circulation. On aurait pu créer une commission qui étudie leurs demandes d’indemnisation. Au lieu de quoi, l’intervention brutale de la police a mis le feu aux poudres. Il y a un an, les médias disaient que le pays irait à sa perte si Hosni Moubarak devait partir. Aujourd’hui, ces mêmes médias disent que ce serait le chaos sans le Conseil suprême des forces armées. Pourtant, les demandes des révolutionnaires ne sont pas extravagantes : ils demandent simplement qu’on fixe définitivement une date pour l’élection présidentielle [ils la demandent pour avril], pour ensuite transférer le pouvoir aux institutions civiles. On ne peut pas leur demander d’accepter qu’ils soient gouvernés ad vitam aeternam par ce Conseil militaire qui s’est révélé incapable de diriger le pays, qui a échoué dans tous les domaines et qui a largement dilapidé le crédit de sympathie qu’il avait au départ, quand l’armée s’était présentée comme la protectrice de la révolution. Bilal Fadhl


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Un casse-tête pour les Américains L’administration Obama semble partagée entre le souhait d’encourager une transition démocratique en Egypte et celui de soutenir la stabilité que promet l’armée. The Christian Science Monitor Boston

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andis que les manifestations violentes se poursuivent contre la mainmise de l’armée égyptienne sur le pouvoir, les EtatsUnis se retrouvent dans une position délicate, puisqu’il leur faut concilier deux exigences contradictoires, d’une part la sauvegarde de la démocratie, et de l’autre la stabilité en Egypte, capitale à leurs yeux. Pour l’essentiel, les responsables américains se font discrets, du moins publiquement, au sujet du rythme de la transition en Egypte et surtout des toutes dernières manifestations. Mais, maintenant que des Egyptiens meurent à nouveau sur la place Tahrir, le gouvernement Obama ne va peut-être plus pouvoir se tenir à l’écart. L’attitude adoptée par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton dans son discours du 7 novembre a été présentée par son entourage comme un avertissement destiné aux dirigeants militaires égyptiens choisis pour assurer la transition après la chute de Moubarak. Elle leur aurait ainsi indirectement rappelé qu’il valait mieux que des gouvernants non élus ne s’accrochent pas au pouvoir. “On ne peut suivre à la fois une politique qui favorise la sécurité dans l’immédiat et une autre qui défend une démocratie à long terme et qui ne se concrétise jamais tout à fait”, a-t-elle dit. Washington entretient des relations régulières avec la hiérarchie militaire égyptienne et nombre de généraux ont été formés aux EtatsUnis. La Maison-Blanche travaille également avec certains responsables des forces démocratiques du pays et aurait gardé des contacts avec les Frères musulmans. Les Etats-Unis espèrent parvenir à encourager les tendances modérées, alors que les forces politiques religieuses ont le vent en poupe. Tout en s’efforçant de soutenir une transition politique rapide, Washington est conscient que, si l’opinion publique égyptienne estimait que le gouvernement américain pèse lourdement sur l’évolution de la situation, cela pourrait se retourner contre lui. Aux Etats-Unis, certains spécialistes de l’Egypte commencent à critiquer le gouvernement Obama, qu’ils soupçonnent de s’accommoder du maintien des militaires au pouvoir au nom de la stabilité du pays et de ses bonnes relations avec Washington. Ils demandent à présent au Congrès – qui tient les cordons de la bourse en termes de politique extérieure – d’user de toute son influence afin d’envoyer un message clair aux dirigeants égyptiens. Le 17 novembre, le groupe de travail sur l’Egypte a appelé le Congrès à soumettre l’aide militaire américaine à l’Egypte (près de 1,3 milliard de dollars) à de nouvelles conditions, affirmant qu’à bien des égards les militaires avaient poursuivi la politique répressive du régime de Moubarak. Pour le groupe de travail, qui rassemble des spécialistes du Moyen-Orient, le Congrès devrait

Street art Sous l’impulsion de Ganzeer, un artiste graffeur, qui a lancé en mai dernier un appel sur Twitter pour un Mad Graffiti Week-End, une explosion de graffs a fleuri sur les murs du Caire. Nous en publions ici, photographiés par Themba Lewis. Retrouvez les tags et graffs de la révolution avec la carte de géolocalisation interactive réalisée par les graffeurs du Caire. http://ganzeer.com/cairo streetart/index.html

demander à la secrétaire d’Etat de certifier que le gouvernement égyptien organise des “élections libres et impartiales” et met en œuvre des politiques protégeant les droits de l’homme ainsi que les libertés politiques des citoyens. Lors de sa première visite en Egypte, au début du mois d’octobre, l’ancien directeur de la CIA et actuel secrétaire à la Défense Leon Panetta indiquait avoir encouragé les militaires au pouvoir à avancer sur la voie d’une véritable transition politique et à lever l’état d’urgence.

Poursuivre la rébellion Les militaires ont cru que la révolution ne visait que le clan Moubarak et pouvait épargner le système. Al-Hayat Londres

Détails d’un pochoir géant sous un pont du Caire. Il représente le petit peuple (page de droite, un vendeur ambulant) face aux tanks de l’armée (ci-dessous).

Le secrétaire à la Défense s’est dit satisfait de ce qu’il avait vu et entendu du côté des dirigeants égyptiens. Le discours d’Hillary Clinton faisait toutefois apparaître une légère divergence. “Si, à terme, la principale force politique en Egypte reste une poignée de représentants non élus, ces hommes sèmeront les graines de futures révoltes, et les Egyptiens auront raté une occasion”, a-t-elle déclaré. La résurgence des troubles en Egypte semble aujourd’hui lui donner raison. Howard LaFranchi

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n assiste aujourd’hui en Egypte à une reprise de la révolution de janvier dernier. Cette révolution inachevée veut se poursuivre. Le mouvement lancé par les jeunes de la place Tahrir s’apparentait à une répétition de ce qui s’était produit en 1954, quand Mohamed Néguib avait été évincé par les militaires, incarnés par Nasser. Les partis politiques de l’époque étaient proches de Néguib, qui cherchait à leur redonner vie et à renvoyer les militaires dans leurs casernes. Mais le projet nassérien triompha, avec notamment pour mot d’ordre : “A bas la liberté !” Le caractère antimilitaire de la révolution de janvier a été atténué par le fait que l’armée n’a

Soumettre l’aide militaire américaine à l’Egypte – près de 1,3 milliard de dollars – à de nouvelles conditions

pas réprimé les révolutionnaires mais a répondu, malgré le retard et la réticence, à leurs revendications. Cette attitude aurait pu servir de base à une formule de cohabitation à la turque prenant en compte les demandes et les intérêts de l’institution militaire. Mais l’armée s’est montrée d’une ambition difficile à accepter. Les militaires ont cru que les revendications visaient Hosni Moubarak, sa famille et les principaux symboles de la corruption mais que le régime pouvait rester en place, sans être fondamentalement remis en cause, même par les élections. Comme le montre l’exemple de l’Iran, l’un des pays qui organise le plus d’élections, cellesci n’ont jamais ébranlé les fondements de la République islamique de l’ayatollah Khomeyni. A la veille du scrutin, tous les indicateurs confirment une telle volonté : le peu d’empressement à juger l’ancien régime et à amorcer la transition en général, les procès militaires arbitraires contre des militants ou des blogueurs, un gouvernement civil empêché d’exercer ses prérogatives et l’idée que le salut ne peut venir que des militaires. Ce “remède” ancien et bien connu prôné par la tyrannie vise à désespérer les gens face aux difficultés d’une transition afin de susciter l’attente populaire d’un sauveur assurant la sécurité et l’emploi. L’une de ces difficultés concerne la relation entre musulmans et coptes et touche donc le tissu national égyptien. Pour couronner ces efforts, on a sorti la “charte Selmi” [proposée par le vice-Premier ministre aux partis politiques à la veille des élections], imposant la primauté de la décision des militaires sur le pouvoir du futur Parlement – autrement dit sur la volonté du peuple – et la prépondérance des intérêts de l’armée sur les libertés publiques. Ce qui se déroule aujourd’hui en Egypte est donc bien une confrontation entre une dynamique puissante lancée en janvier qu’il est sans doute impossible de freiner et une tradition tyrannique, appuyée par des intérêts sectoriels, qui veut se perpétuer. Ce conflit montre bien et montrera encore que quelques jours ne suffisent pas pour mettre un terme à un héritage de plus de soixante ans. Combien de jours et combien d’efforts faudra-t-il à l’Egypte pour accomplir sa révolution et opérer la rupture avec son passé ? Et combien de surprises l’attendent sur ce long chemin ?


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Armée : la fin de la confiance Faut-il former un gouvernement d’union nationale qui prendrait le relais de l’armée pour se charger de la transition ? Les partis politiques ne semblent pas aptes à une telle mission. The Arabist Le Caire

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elon de nombreux avis, les événements du 20 novembre sur la place Tahrir feraient partie d’un complot qui aurait pour but le report des élections. Le vendredi précédent, les islamistes ont fait une formidable démonstration de force, et il est probable qu’un Parlement dominé par les islamistes exigerait rapidement du Conseil suprême des forces armées (CSFA) qu’il mette fin à la période de transition et autorise une élection présidentielle (sans parler de l’introduction d’un certain nombre de lois). Mais il est tout aussi plausible que la situation ait dérapé, que le CSFA ne sache pas comment la gérer et qu’il ait vraiment besoin de l’aide des forces politiques en cette circonstance – et qu’il puisse céder à la panique et imposer une forme encore plus rigoureuse de loi martiale (tout le monde s’attend à un couvre-feu). Cette crise peut-elle trouver une solution politique ? Et, d’ailleurs, que réclament les manifestants ? Les uns parlent d’obtenir une date pour la transition vers un gouvernement civil et une élection présidentielle en avril 2012. D’autres réclament que cette transition ait lieu dès à présent. Il est impossible de sous-estimer à quel point le CSFA a gaspillé le capital de confiance dont l’armée bénéficiait aux yeux de nombreux Egyptiens en février dernier [car elle n’avait pas réprimé les manifestants]. Beaucoup veulent qu’elle quitte le pouvoir dès que possible. Les élections n’occupent pas une place essentielle dans les exigences des manifestants, quelquesuns allant même jusqu’à arracher les affiches des murs en soulignant que le moment n’est pas à la politique partisane. La seule façon productive de reporter ces élections fort mal préparées serait de former un gouvernement d’union nationale qui prendrait effectivement le relais du CSFA pour se charger de la transition. Certains acteurs politiques ont proposé une solution équivalente, laquelle pourrait être adaptée à la nouvelle situation. Pour l’heure, le principal obstacle – outre le CSFA, qui n’envisage sans doute même pas de faire une telle concession, tout en continuant à soutenir la tenue des élections dans une semaine – reste les Frères musulmans, dont le Parti de la liberté et de la justice s’oppose à tout report d’un scrutin à l’issue duquel il a de grandes chances de marquer des points. Les libéraux ont peut-être interrompu leur campagne, mais ce n’est certes pas le cas des Frères (et d’autres). L’ennui, c’est que, si la direction du CSFA a été lamentable, les chefs des partis ne se sont pas montrés particulièrement brillants non plus. Plusieurs factions politiques ne s’adressent même pas la parole, chacune surveillant l’autre avec méfiance. Une chose est sûre : à l’exception de rares formations et mouvements, tous ou presque

Portrait “Tantaoui = Moubarak”, lisait-on ces derniers jours sur les murs du Caire. Le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui, 75 ans, qui dirige le Conseil suprême des forces armées et à qui Hosni Moubarak a remis le pouvoir en démissionnant sous la pression populaire le 11 février, concentre les critiques des manifestants réunis place Tahrir. L’ancien ministre de la Défense (1991-2011) avait promis de rendre le pouvoir aux civils. Mais l’armée est accusée de bloquer les réformes pour se maintenir au pouvoir. Fin septembre, le bain de foule du maréchal Mohamed Tantaoui, en civil dans les rues du Caire, avait déjà suscité des commentaires sur sa candidature à la présidentielle, prévue pour 2012, après la tenue des législatives, prévues pour le 28 novembre.

ne mâchent pas leurs mots à propos du CSFA. Quant aux autres, ils attendent prudemment en coulisse de voir comment va évoluer la situation et comment ils peuvent en profiter au détriment de leurs adversaires politiques. Cela peut paraître aujourd’hui tiré par les cheveux, mais il y a peut-être une autre solution (autre que celle envisagée par certains militants qui rêvent que de jeunes officiers de l’armée renversent le CSFA). Celle-ci verrait une ou plusieurs personnalités puissantes et respectés, soutenues par des forces politiques, former un gouvernement d’union nationale qui endosserait l’essentiel des responsabilités assumées par le Conseil suprême. Ce qui nécessiterait un Premier ministre fort, indépendant et respecté, et un ministre de l’Intérieur issu de la société civile qui lancerait immédiatement les réformes (que l’on attend toujours depuis neuf mois). Cela impliquerait également de rejeter tout aventurisme en politique étrangère et toute nouvelle politique radicale sur le plan intérieur. Il conviendrait avant tout d’élire une Assemblée constituante, puis un nouveau Parlement et un président (il n’y aurait pas de président par intérim). Il serait possible d’élire cette Assemblée constituante d’ici à la fin de l’année, sinon au suffrage direct, du moins par référendum (auprès d’un éventail représentatif de personnalités de la vie politique et de la société civile). Là où nous en sommes, il faut que la classe politique sorte des sentiers battus et qu’elle se montre prête à faire front face au CSFA. La révolution ne peut se poursuivre (ce que tant de gens semblent espérer), et l’on ne peut renouer sans chefs avec la paix sociale et la stabilité. Le 25 janvier a peut-être commencé sous la forme d’une manifestation confuse et dépourvue de chefs, mais le 19 novembre montre qu’il y a des moments où l’on a besoin de dirigeants inspirés. Si le CSFA ne peut nous en fournir, qui le fera ? Issandr El-Amrani

Former un gouvernement d’union nationale qui prendrait effectivement le relais de l’armée

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Chronologie

D’une révolution à l’autre 25 janvier 2011 Une journée de la colère est organisée à l’initiative de plusieurs petits mouvements de jeunes militants. Leur appel est relayé à travers les réseaux sociaux. Ce sera le point de départ de plusieurs journées de protestation pour réclamer la fin du régime de Hosni Moubarak, 82 ans, au pouvoir depuis trente ans. 31 janvier L’armée déclare que les revendications du peuple sont légitimes. Elle s’engage également à ne pas faire usage de la force. 11 février Le président Moubarak quitte ses fonctions et remet le pouvoir à l’armée. 3 mars Le Premier ministre Ahmad Chafic, nommé dans les derniers jours de l’ère Moubarak, démissionne. Il est remplacé par Essam Charaf, ancien ministre des Transports de 2002 à 2005. Charaf avait participé aux manifestations place Tahrir. 19 mars Les Egyptiens approuvent par référendum un projet de révision de la Constitution proposé par l’armée. A la fin du mois, des élections législatives sont annoncées pour l’automne. 13 avril Hosni Moubarak et ses fils, Alaa et Gamal, sont placés en détention provisoire. Juillet Plusieurs manifestations ont lieu, notamment les vendredis, dans plusieurs villes à travers le pays pour demander à l’armée d’accélérer le programme de transition. 3 août Ouverture du procès de Moubarak, jugé pour meurtres de manifestants pendant le soulèvement de janvier et février, abus de pouvoir et corruption. 27 septembre La date des législatives est fixée au 28 novembre. Elles dureraient quatre mois : élections à deux tours pour le Parlement jusqu’au 10 janvier 2012 ; puis élections du Sénat du 29 janvier au 11 mars. Une Constituante de cent personnes devra être issue du Parlement et du Sénat pour rédiger une nouvelle Constitution. Ce processus devra aboutir à une élection présidentielle en 2012. 18 novembre A dix jours du scrutin, des dizaines de milliers de manifestants exigent que l’armée transfère au plus tôt le pouvoir aux civils. Ils dénoncent un projet permettant aux militaires de garder la mainmise sur l’Etat. L’armée a promis de céder le pouvoir aux civils dès l’élection d’un nouveau président. Mais aucune date n’a encore été fixée pour cette échéance. Face à la répression violente déployée par les forces de l’ordre, les rangs des manifestants grossissent. 21 novembre Le bilan des victimes parmi les opposants s’élève à au moins 35 morts. Le gouvernement intérimaire présente sa démission. 22 novembre Une manifestation massive défile place Tahrir contre le Conseil suprême des forces armées (CSFA), sans la participation des Frères musulmans. Un gouvernement de salut national est annoncé. La présidentielle devrait avoir lieu avant fin juillet 2012.


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En couverture Egypte : révolution, acte II

Des islamistes modérés, mais pas trop Issam Al-Arian, le vice-président des Frères musulmans, prône la démocratie et défend les droits de l’homme… tant qu’ils ne contredisent pas l’islam ! An-Nahar Beyrouth

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a branche politique des Frères musulmans, le parti Liberté et justice, se trouve à la tête de l’Alliance démocratique, une coalition de douze partis qui rassemble des nationalistes arabes jusqu’à des libéraux, en passant par des centristes et des candidats indépendants à faible ancrage populaire. Cela lui permet de donner à ses listes un air de modération et d’ouverture. Ainsi, 8 % des candidats de ces listes sont coptes. De même, les femmes font une timide apparition : 8 % également, faible proportion qu’on retrouve dans d’autres partis. Les Frères avaient promis dans un premier temps qu’ils ne présenteraient des candidats que pour 45 % des sièges, mais en réalité ils le font plutôt pour 60 à 70 % des sièges. De même, ils avaient dit qu’ils ne présenteraient pas de candidat à la présidentielle. Or, aujourd’hui, ils se montrent moins catégoriques, préférant souligner que, en tant que parti officiellement reconnu, ils ont “le droit de le faire”. Issam Al-Arian est le vice-président du parti. Il a été arrêté à de nombreuses reprises sous l’ancien régime et beaucoup pensent qu’il pourrait occuper le perchoir du futur Parlement. Nous lui avons demandé pourquoi son parti maintient

El-Baradei “C’est probablement la dernière fois que le gouvernement d’Essam Charaf démissionne”, se gausse le quotidien Al-Tahrir. “Les manifestants ont applaudi à l’annonce de cette démission, mais cela n’a pas empêché la foule de se presser en direction de la place Tahrir, où des affrontements se sont poursuivis toute la nuit. Le Conseil suprême des forces armées n’aime pas beaucoup Mohamed El-Baradei, une personnalité trop forte pour qu’il puisse le soumettre à sa volonté. Mais il reste le meilleur candidat pour prendre la tête du gouvernement de salut national que réclament les manifestants.”

son mot d’ordre “L’islam est la solution”, alors que la Haute Commission électorale estime qu’il s’agit d’un slogan religieux, en principe interdit par la loi durant la campagne. Al-Arian explique qu’il ne s’agit que d’un élément de communication parmi d’autres, et d’ajouter : “Nous sommes un parti aux convictions islamiques et nous ne pouvons donc pas renoncer à tenir ce discours.” Il conteste que cela puisse susciter l’inquiétude des coptes et des laïcs puisque toutes les forces politiques se sont mises d’accord sur les

principes généraux d’un Etat civil moderne et démocratique. Toujours selon lui, tout le monde est d’accord sur le contenu de cette formule : “C’est un Etat dans lequel le pouvoir est soumis à la volonté populaire, avec une justice indépendante, la séparation des pouvoirs, l’alternance gouvernementale, la liberté, la justice sociale et des responsables qui doivent rendre des comptes.” Et d’ajouter : “L’Etat religieux n’existe pas en Islam. Le contraire d’un Etat civil n’est pas l’Etat islamique, mais l’Etat militaire.” Reconnaît-il la Charte des droits de l’homme de

De droite à gauche : “Soumets-toi” ; “Non”.

Destin

Alexandrie, ville salafiste La ville du cosmopolitisme égyptien est devenue l’un des bastions des extrémistes religieux. A la modernité et aux lois civiles les salafistes opposent la parole du Prophète. Ceux qui connaissent Alexandrie et sa vieille histoire au croisement des civilisations, son passé de diversité culturelle et sa tradition d’ouverture aux autres ne peuvent qu’être frappés par le changement social et politique que la ville a subi. Cela se manifeste de prime abord par la généralisation du port du voile intégral et le nombre d’hommes barbus. Et la campagne électorale y prend une tonalité toute particulière par rapport aux autres villes égyptiennes. C’est la première fois que les salafistes participent aux élections, ce qui se justifie à leurs yeux par le fait que la vie

politique sous Hosni Moubarak n’était qu’un “décor” ou du “théâtre”. Leurs adversaires [les Frères musulmans] les accusent d’opportunisme et de vouloir récolter les fruits d’un combat auquel ils n’ont pas participé. Yasser Bourhami est l’un des grands prédicateurs salafistes et chef du parti Nour, principal parti de cette mouvance en Egypte. Il refuse la conception courante de la démocratie, expliquant qu’il en conditionne l’application par les “préceptes de la loi religieuse” pour en faire le “régime de la choura [consultation, traditionnellement des élites religieuses ou politiques, cellesci étant cooptées et non issues des élections”]. Il dénonce les “contournements de la loi divine”, expliquant que “le Coran est sans ambiguïtés” sur les questions relatives, par

exemple, aux intérêts de banque ou aux peines à appliquer aux voleurs. De même dénonce-t-il l’animosité des libéraux à l’égard des islamistes en général : “Ils nous qualifient d’extrémistes parce que nous disons que ceux qui croient en la Trinité [les chrétiens] sont des mécréants. Ils oublient que c’est Dieu le Très Grand qui le dit, pas nous. Ils nous reprochent aussi de dire qu’aucun peuple n’a prospéré en étant dirigé par une femme. Or c’est le Prophète, que la paix et le salut soient sur Lui, qui l’a dit, pas nous.” Selon Assayid Shawqi, 32 ans, l’un des candidats du parti Nour, Alexandrie est “le bastion salafiste de l’Egypte”. Il s’attend à ce que les salafistes obtiennent au moins 65 % des voix dans sa circonscription et environ la moitié des sièges à l’échelon de la ville. Ancien prédicateur, il explique que le

port du voile intégral est “normal, puisque prescrit par la religion. C’est de ne pas le porter qui est anormal !” Certes, les dirigeants du parti prennent soin d’expliquer qu’ils considèrent le port du voile intégral comme un choix personnel et non comme une obligation, mais il est quasiment généralisé parmi les femmes appartenant à leur courant. D’autre part, selon le porteparole officiel du parti, Yousri Hammad, une femme ne doit pouvoir devenir ministre que dans les domaines concernant les femmes, tandis qu’un copte ne doit pas occuper un ministère qui lui donnerait autorité sur des musulmans. Il estime en outre que c’est aux théologiens de l’université islamique Al-Azhar de décider si les coptes doivent encore payer la captation [impôt spécifique imposé aux non-musulmans].

Il affirme avoir vu des pancartes sur lesquelles des coptes ont exprimé leur soutien à son parti, ce qui refléterait la confiance qu’ils placent dans la tolérance de la loi religieuse islamique et dans la protection que celleci accorde aux non-musulmans. Soixante femmes ont été investies candidates du parti, ce qui représente une proportion considérable. En revanche, certains théologiens salafistes estiment que l’élection d’une femme serait une “corruption morale”. Selon l’avocat Sobhi Saleh, ancien député des Frères musulmans et actuellement candidat en compétition contre un salafiste, la pensée salafiste en Egypte est une émanation du wahhabisme [saoudien], ce qui expliquerait son implantation dans les régions désertiques à l’ouest d’Alexandrie. Khaled Al-Shami Al-Quds Al-Arabi Londres


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Sur les murs du Caire…

Débats islamistes DR

l’ONU ? “Bien sûr !” s’exclame-t-il. Mais il précise que “tous les pays arabes ont des réserves concernant certaines chartes, notamment celles qui concernent la famille. Nous insistons sur nos spécificités culturelles par rapport aux sociétés occidentales.” La femme pourrait-elle occuper tous les postes dans un tel Etat, y compris les plus élevés ? “Nous n’avons pas de problème avec l’égalité entre les sexes dans les domaines professionnel et politique.” Un copte pourrait-il occuper la présidence ? “Oui, à la seule condition d’être élu par le peuple.” En ce qui concerne la politique économique, les Frères changeraient-ils les règles s’ils obtenaient la majorité parlementaire ? “L’Egypte a besoin d’une nouvelle politique économique dans tous les secteurs, surtout l’agriculture et l’industrie, mais il ne faut pas avoir une approche idéologique. La vision musulmane de l’économie est réaliste et fondée sur le droit, la justice, ainsi que la lutte contre les monopoles et la corruption. La charia n’est pas un extrémisme, mais un ensemble de valeurs humanistes.” Il va jusqu’à promettre qu’en cas de victoire son parti “ne prendra aucune mesure qui nuirait au tourisme”, puisque “[leur] foi n’interdit pas aux touristes de consommer de l’alcool”. “La tendance majoritaire de la rue égyptienne, y compris parmi les islamistes, est à la modération”, affirmet-il, en insistant sur la nécessité de “garantir les libertés et de permettre à tous les courants de pensée de s’exprimer dans le cadre défini par la loi”. Et qu’en est-il du dialogue que les Frères entretiennent avec Washington, des nombreuses visites de diplomates européens au siège des Frères et plus généralement de la manière dont les Frères voient le rôle de l’Occident dans les révolutions arabes ? “Nous expliquons aux Américains que l’islam n’est pas incompatible avec la démocratie et qu’affirmer le contraire porte préjudice aux peuples musulmans. Ils ont commis une énorme erreur en soutenant des décennies durant des régimes honnis par leurs peuples, mais nous avons aujourd’hui l’occasion de mettre un terme aux relations d’hostilité en nous fondant sur les intérêts communs et sur le respect mutuel qui permet aux peuples arabes de vivre dans la liberté et la dignité.” Plutôt que de suivre les conseils du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan sur la compatibilité entre l’islam et la laïcité, AlArian préfère croire que le moment est proche où son parti représentera un “vrai modèle” pour le monde arabe, avec un gouvernement musulman modéré et issu d’élections démocratiques. Sur un tout autre plan, les Frères parlent peu de politique étrangère et laissent aux futures institutions élues le soin de décider de l’éventualité d’une révision des accords de Camp David [accords de paix avec Israël, 1978]. Ils tiennent également un discours modéré au sujet de l’Iran et parlent de respect mutuel et d’intérêts réciproques avec Washington. Mais beaucoup de choses ne sont pas dites… Diana Skaini

Tout en dénonçant la répression orchestrée par le ministère de l’Intérieur contre les manifestants de la place Tahrir, le parti Liberté et justice issu des Frères musulmans appelle ses militants à ne pas manifester ni participer à un quelconque rassemblement. Il craint qu’un débordement de la violence ne pousse les militaires à reporter des élections qui leur paraissent très favorables. Les salafistes sont par contre bien présents dans les manifestations. Enfin, le cheikh de l’université islamique d’Al-Azhar, Ahmad Al-Taieb, a déclaré que la répression violente contre des manifestants pacifiques ôtait au pouvoir militaire toute légitimité.

“Nous insistons sur nos spécificités culturelles par rapport aux sociétés occidentales”

Une révolution contre les femmes ? Les droits acquis par les Egyptiennes l’ont été largement à l’initiative de Suzanne Moubarak, l’épouse du dictateur déchu. Il va donc être facile de les abroger, regrette le quotidien libéral du Caire. Al-Masri Al-Youm Le Caire

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ue vous le croyiez ou non, les Egyptiens sont en train de lancer une autre révolution, mais cette fois les femmes n’y joueront aucun rôle pour la bonne raison que c’est une révolution contre leurs droits. A l’origine de ce mouvement, on trouve des organisations comme la Coalition pour protéger la famille, l’Association pour sauver la famille et la Révolution des hommes égyptiens. Leur action vise à abolir des droits comme la khula (le droit des femmes musulmanes à demander le divorce), à abroger un amendement récent reportant à 15 ans l’âge de la responsabilité pénale des mineurs et à réviser des conventions et des traités internationaux sur les droits des femmes dont l’Egypte est signataire. Une mesure concrète a déjà été prise : l’abolition du quota parlementaire pour les femmes. Ce retour de bâton est le résultat de divers facteurs, mais je me concentrerai ici sur trois d’entre eux. Le premier était l’habitude de l’ex-première dame du pays, Suzanne Moubarak, de modifier d’elle-même le statut des femmes par des amendements ou par l’introduction de nouvelles lois. Bien sûr, ces décisions n’étaient pas entièrement laissées à sa discrétion, mais elle a indéniablement joué un rôle essentiel dans ce domaine. Pendant plus d’une décennie, la société égyptienne a été submergée d’informations sur les activités du Conseil national de la femme, un organisme placé sous les auspices de Mme Moubarak. Les droits des femmes étaient rarement

évoqués dans les médias sans être directement associés à la première dame, au point que les lois relatives à ces droits étaient souvent appelées “lois de Suzanne Moubarak”. La deuxième raison est que toutes les décisions concernant les droits des femmes étaient prises en haut lieu : l’Etat et ses serviteurs décidaient des droits qui devaient être mis à l’étude, ainsi que des procédures et des délais pour le faire, et la société égyptienne était presque totalement tenue à l’écart de ce processus. Beaucoup de citoyens avaient le sentiment que les changements relatifs aux droits des femmes leur étaient imposés, sentiment qui n’a fait que s’amplifier avec l’impopularité croissante du régime Moubarak. Bien avant la chute de ce dernier, nombre d’Egyptiens ont tenté de résister à cette évolution du statut de la femme, mais, contrairement à aujourd’hui, leurs efforts ont été vains. Dernier facteur, et non le moindre : la manière dont la plupart de ces lois ont été introduites ou amendées a conduit les hommes à penser qu’on les privait de leurs droits pour les donner aux femmes. Un bon exemple est l’amendement de la loi sur la garde des enfants. [Alors qu’auparavant les garçons de parents divorcés n’étaient plus gardés par leur mère à partir de leur puberté], la loi a été modifiée [en 2005] pour que les enfants des deux sexes puissent rester auprès de leur mère jusqu’à l’âge de 15 ans. Cet amendement et beaucoup d’autres ont conduit de nombreux hommes à se sentir opprimés. Certains ont même créé, bien avant la révolution, des organisations de défense des droits des hommes. Il n’est donc pas surprenant qu’un grand nombre d’entre eux aient perçu le renversement du régime Moubarak comme une merveilleuse occasion de “récupérer” leurs droits, ce qui semble être en train de se produire. Leur succès ne s’explique pas par le fait que les femmes ne sont pas aptes à disposer de ces droits, mais par [la haine que suscite] la personne [Mme Moubarak], qui a introduit ces changements, et par la manière dont ils ont été imposés. Aliaa Dawood




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Controverse Pour

Les technocrates sont utiles à l’Europe Beaucoup d’encre a coulé pour dénoncer l’arrivée au pouvoir des experts en Grèce et en Italie. Pourtant, la technocratie – qui fut longtemps un idéal de gauche – peut jouer un rôle très positif en temps de crise.

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The Guardian (extraits) Londres

uiconque a feuilleté la presse britannique depuis une semaine n’a pu manquer de noter l’apparition de plus en plus fréquente d’une sous-espèce politique rare : les “technocrates”. Parmi les principaux représentants du genre, Mario Monti et Lucas Papademos, qui ont été parachutés afin, nous assurent les journaux, de faire appliquer les diktats de leurs “trésoriers” allemands et français. Le mot “technocratie” vient du grec “tekhnè”, qui signifie compétence, et “kratos”, pouvoir. Ainsi, les technocrates sont littéralement annoncés comme étant là pour “résoudre les problèmes” – des politiques qui prennent des décisions en se fondant sur leur expertise ou leur maîtrise d’un sujet plutôt que pour satisfaire un groupe d’intérêts ou un parti politique précis. On attribue généralement la paternité de ce terme à l’ingénieur William H. Smyth de Berkeley, en Californie, en 1919, même si l’idée remonte à Saint-Simon, l’un des pionniers de la pensée socialiste. Oui, n’ayons pas peur de le dire : il fut un temps où la gauche internationale pensait le plus grand bien de la technocratie. Dans l’Amérique des années 1930, par exemple, le mot n’était pas une insulte, mais le programme d’une nouvelle utopie sociale. Au milieu de la Grande Dépression, un mouvement technocratique constitué autour d’ingénieurs et d’économistes dissidents comme Thorstein Veblen et Howard Scott soutint que les politiques populistes étaient tout simplement incapables de corriger le système. Dans les décennies suivantes, la technocratie acquit une piètre réputation. La vénération du progrès industriel et le pouvoir illimité des bureaucrates devinrent les signes distinctifs des régimes totalitaires, en Allemagne nazie et en Russie soviétique. George Orwell voit dans la technocratie un précurseur du fascisme. Dans nombre de pays d’Europe, cependant, le mot a toujours des connotations positives. Des démocraties de dimensions modestes, comme les Pays-Bas, ont souvent recours à des technocrates pour jouer les médiateurs au sein de coalitions gouvernementales turbulentes ou entre employeurs et employés. Dans les anciens Etats communistes d’Europe centrale et orientale, les technocrates ont joué un rôle essentiel lorsqu’il s’est agi de négocier la transition entre régime autoritaire et démocratie. “Il y a sans doute moins de technocrates actuellement au pouvoir en Europe que dans les années 1990”, suggère Kevin Featherstone, professeur de politique européenne à la London School of Economics (LSE). La situation n’est en effet pas nouvelle en Italie, où Giuliano Amato, professeur de droit, avait été nommé Premier ministre après l’expulsion de l’Italie du Système monétaire européen, en 1992. De même, Carlo Azeglio Ciampi, ancien secrétaire général de la Banque d’Italie, et l’économiste Lamberto Dini n’ont jamais été élus, mais nommés par le président pour superviser les réformes. Peut-on pour autant en conclure que la technocratie vaut mieux que la démocratie ? Evidemment non. Mais il serait bon de reconnaître que le règne temporaire des technocrates est peut-être un aspect acceptable – voire nécessaire – du processus démocratique en temps de crise. Ferionsnous davantage confiance aux membres du gouvernement britannique si la plupart d’entre eux n’étaient pas passés directement de l’université à la politique ? Je pense que oui. Les “ingénieurs” ne seront sans doute jamais apolitiques, mais ils sont peut-être moins politiciens que ceux qui sont entrés en politique pour devenir des hommes politiques. Et si le seul défaut des technocrates, c’était de manquer de charisme et de faire l’économie d’une communication onéreuse ? “La médiocrité en politique ne doit pas être méprisée”, écrivait l’écrivain allemand (et eurosceptique) Hans Magnus Enzensberger. “La grandeur n’est pas indispensable.” Philip Oltermann

Le contexte Ces dernières semaines, l’Italie comme la Grèce ont vu leur gouvernement élu chuter en raison, entre autres, de leur incapacité à répondre à la crise de l’euro. Dans les deux cas, des gouvernements dits techniques leur ont succédé. Lucas Papademos, ancien vice-président de la BCE (Banque centrale européenne) a été nommé pour succéder à Georges Papandréou et Mario Monti, ancien commissaire européen, a remplacé Silvio Berlusconi. Pourtant conformes à la Constitution de chacun de ces pays, ces nominations font l’objet de vifs débats quant à leur manque de légitimité populaire. L’auteur Journaliste d’origine allemande, Philip Oltermann, établi à Londres, est rédacteur en chef adjoint de la rubrique Comment is free du Guardian. L’auteur Né en 1976, Marcello Musto est un spécialiste du marxisme. Professeur de sciences politiques à l’université York à Toronto, il a mené l’essentiel de ses recherches sur les œuvres complètes de Marx et d’Engels. Il signe des analyses dans de nombreuses revues, notamment La Pensée en France, Herramienta en Argentine et Socialism and Democracy aux Etats-Unis.

Dessin de Mix & Remix paru dans L’Hebdo, Lausanne.

Contre

La démocratie a besoin d’un vote En 1852, Karl Marx jugeait très sévèrement le cabinet Aberdeen, l’un des premiers gouvernements techniques de l’Histoire. Une critique qui s’appliquerait aujourd’hui aux nouvelles équipes nommées à Rome et à Athènes.

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Il Manifesto, Rome

evenu en odeur de sainteté dans la presse internationale ces dernières années parce qu’on a compris qu’il avait su analyser le caractère cyclique et structurel des crises du capitalisme, Karl Marx pourrait aujourd’hui faire l’objet d’une relecture en Grèce et en Italie pour une autre raison : la réapparition du “gouvernement technique”. En tant que journaliste du New York Tribune, l’un des quotidiens les plus diffusés de son époque, Marx couvrit les événements politico-institutionnels qui, en 1852, menèrent à la naissance en Angleterre d’un des tout premiers cas de “gouvernement technique” de l’Histoire : le cabinet Aberdeen (de décembre 1852 à janvier 1855). L’analyse de Marx, pleine de sagacité et de sarcasmes, mérite d’être rappelée. Quand la presse de Londres annonça un “ministère composé d’hommes nouveaux”, Marx déclara que “le monde ne s’étonnera pas d’apprendre que la nouvelle ère historique qui s’ouvre est sur le point d’être inaugurée par des octogénaires fatigués et décrépits (…), des bureaucrates qui ont pris part à presque tous les gouvernements de la fin du siècle dernier. (…) On vient de nous annoncer la disparition des luttes entre les partis, et même la disparition des partis eux-mêmes.” L’observation, malheureusement, est d’une actualité brûlante. Les derniers événements en Italie et en Grèce en sont un exemple flagrant. Derrière l’imposture du terme “gouvernement technique” se cache l’abandon de la politique (on n’organise ni référendum ni élections), sommée de céder du terrain à l’économie. En Italie, les mesures d’austérité ont été listées dans une lettre (qui aurait normalement dû rester secrète !), adressée l’été dernier au gouvernement Berlusconi par la Banque centrale européenne. Pour “redonner confiance” aux marchés, il faut nécessairement des “réformes structurelles” (expression devenue synonyme de massacre social) : baisse des salaires, révision des droits des salariés, augmentation de l’âge de la retraite, privatisations massives. Les nouveaux “gouvernements techniques”, avec à leur tête des hommes qui ont fait carrière dans les bureaux des institutions économiques en grande partie responsables de la crise (Mario Monti et Lucas Papademos) vont suivre cette pente. Ce sera évidemment pour le “bien du pays” et pour l’“avenir des générations futures”. Marcello Musto



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Les opinions Dessin de Haddad paru dans Al-Hayat, Londres.

Australie

Laissez-nous choisir notre Asie ! La rivalité sino-américaine en Asie place l’Australie dans une position inconfortable. Sommé par Barack Obama de choisir le camp américain, Canberra a tout à y perdre.

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The Age (extraits) Melbourne

vec la montée en puissance de la Chine, l’Asie que nous avons connue appartient de plus en plus au passé et une Asie totalement différente émerge. La visite de Barack Obama marque un moment important dans cette transformation, car le président est venu défendre la vision américaine de la nouvelle Asie. L’enjeu est capital pour les Etats-Unis qui ont été, pendant quarante ans, le chef de file incontesté de la région. Aujourd’hui, la Chine veut prendre leur place. L’époque de la primauté absolue de l’Amérique est donc révolue. Ce sera une grande perte pour les Etats-Unis, l’Australie et une grande partie de l’Asie, mais c’est le prix à payer pour le miracle économique chinois. Il existe aujourd’hui deux visions rivales de l’avenir de l’Asie. Selon la vision chinoise, les Etats-Unis vont peu à peu disparaître en tant que puissance en Asie et laisser la Chine en devenir le nouveau maître. Selon la vision américaine, l’Asie va se diviser en deux camps, avec, d’un côté, la Chine et, de l’autre, le reste de la région, rangé derrière les Etats-Unis. Cette vision repose sur l’espoir que, si les autres pays d’Asie demeurent puissants et unis autour des Etats-Unis, la Chine finira par reconnaître son erreur et rejoindre leur camp, rétablissant ainsi une primauté américaine absolue. Bien sûr, ni Washington ni Pékin ne décrivent leur vision en ces termes. Washington a brusquement pris conscience de l’ampleur de la puissance chinoise et sait désormais que c’est en Asie, et non au MoyenOrient, que les Etats-Unis sont confrontés à leurs défis majeurs. C’est la raison pour laquelle M. Obama a effectué ce voyage. Au sommet du Forum de coopération économique Asie-Pacifique (Apec), qui s’est tenu du 11 au 13 novembre à Hawaii, le président américain a défendu le volet économique de sa vision. Son projet de partenariat transpacifique vise à créer un nouveau cadre économique asiatique qui intègre les amis et alliés des Etats-Unis et exclut la Chine. Il n’est pas certain que ce soit une bonne idée. Puis M. Obama est venu à Canberra pour défendre le volet politique et stratégique de sa vision. Il veut resserrer le réseau de ses alliés et amis asiatiques au sein d’une coalition militaire plus unie pour faire face à la puissance maritime croissante de la Chine. D’un point de vue opérationnel, la décision de déployer des Marines [sur la base de Darwin] ne représente pas grand-chose. Mais il en va différemment sur un plan symbolique et stratégique. Elle montre que l’Australie est prête à se joindre à la coalition militaire des Etats-Unis contre

Contexte “La visite d’Obama en Australie, écrit Peter Harcher dans The Sydney Morning Herald, est une invitation à choisir le camp des Etats-Unis contre celui de la Chine, leur rivale.” A Canberra, le 16 novembre, pour le soixantième anniversaire de l’alliance australoaméricaine, Barack Obama a annoncé le plus important déploiement de militaires américains dans la région depuis la fin de la guerre du Vietnam : 2 500 soldats rejoindront une base située à Darwin (dans le nord du pays). L’Australie, dont l’économie dépend en grande partie de Pékin, espère continuer à exporter ses ressources naturelles vers la Chine tout en bénéficiant du “parapluie” américain. L’auteur Directeur du Centre d’études stratégiques de défense de l’Université nationale d’Australie (ANU), Hugh White est spécialiste des questions de stratégie et de sécurité pour l’Asie-Pacifique. Il a conseillé les gouvernements travaillistes de Bob Hawke (1983-1991) et de Paul Keating (1991-1996).

la Chine. Et ne nous y trompons pas : il ne s’agit ici que de la Chine. Depuis quarante ans, notre pays a soigneusement évité de s’unir militairement aux Etats-Unis contre la Chine. C’est pourquoi l’annonce de Darwin est si importante. Pour M. Obama, c’est une grande victoire. Mais peut-on en dire autant pour l’Australie ? Cela dépendra du succès de la vision américaine et de la nature des autres options possibles. Ce succès sera tributaire de trois conditions. Tout d’abord, il faudrait qu’un grand nombre de voisins asiatiques de la Chine estiment de leur intérêt de rallier les Etats-Unis contre Pékin. Aucun ne souhaite vivre sous la menace chinoise et tous se félicitent du soutien américain, mais aucun ne veut passer pour un ennemi de la Chine. Pour les Etats-Unis, il sera plus difficile qu’il n’y paraît de les conserver dans leur camp. Ensuite, il faudrait que les Etats-Unis décident si le jeu en vaut vraiment la chandelle. Sur le plan économique, la vision américaine de l’avenir de l’Asie n’a aucun sens, car les Etats-Unis sont aussi dépendants de la Chine que tous les autres pays. Et, stratégiquement, les Américains devront décider s’ils sont vraiment prêts à soutenir tous leurs amis et alliés asiatiques dans leurs éventuels conflits avec la Chine. Le moindre affrontement en mer de Chine méridionale pourrait se révéler très coûteux et dangereux pour les Etats-Unis. En troisième lieu, pour que le plan américain marche, il faudra persuader la Chine d’accepter la suprématie des Etats-Unis en Asie même si elle les dépasse pour devenir le pays le plus riche et le plus puissant du monde. Une telle éventualité semble hautement improbable. Et si la Chine préfère faire marche arrière plutôt que d’obtempérer, la vision américaine de l’avenir de l’Asie nous poussera vers une nouvelle guerre froide ou pire encore. Si la seule alternative au plan américain était la vision chinoise du leadership absolu de Pékin, nous pourrions accepter à contrecœur une nouvelle guerre froide comme un moindre mal. Mais ce n’est pas le cas. Une nouvelle Asie pourrait émerger, où la Chine aurait plus de pouvoir et d’influence mais ne dominerait pas et où les Etats-Unis n’auraient plus la primauté absolue, tout en continuant à jouer un rôle vital. Bref, une Asie où les Etats-Unis et la Chine se partageraient le pouvoir. L’Australie devrait adhérer à cette vision. Nous ne voulons pas vivre sous la domination de la Chine, nous ne voulons pas non plus subir la pression de la rivalité américano-chinoise. Après avoir respectueusement écouté M. Obama, nous devrions expliquer pourquoi nous sommes d’un autre avis que lui. C’est ce que font les bons alliés. Hugh White

Elysée 2012 vu d’ailleurs avec Christophe Moulin

Vendredi 14 h 10, samedi 21 h 10 et dimanche 17 h 10

La campagne présidentielle vue de l’étranger chaque semaine avec




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France

Les faits Le 11 mars 2011, un violent séisme suivi d’un tsunami endommage la centrale japonaise de Fukushima, provoquant le plus grave accident nucléaire

depuis la catastrophe de Tchernobyl (Ukraine, 1986). Un débat s’engage alors dans plusieurs pays sur la sécurité du nucléaire civil. Le 30 mai, l’Allemagne décide de renoncer

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à l’énergie atomique d’ici à 2022. C’est un revirement pour Angela Merkel, qui avait décidé en 2010 de prolonger la durée de vie des réacteurs du pays.

Vu d’Allemagne

Qu’il est beau, mon réacteur ! Outre-Rhin, on ne comprend pas l’attachement des Français à leur nucléaire civil.

leurs confrères allemands, les évêques français ne plaident pas pour une sortie rapide du nucléaire. Si l’emploi pacifique de l’énergie atomique a suscité un vif débat [début novembre] lors de la dernière assemblée plénière des évêques à Lourdes, aucune opposition de principe n’a été formulée contre les menaces que fait peser le nucléaire sur l’ensemble de la Création.

Frankfurter Allgemeine Zeitung (extraits) Francfort

n France, la décision allemande de sortir du nucléaire a eu des retombées bien plus graves que la catastrophe de Fukushima. Après avoir soulevé une vague de colère, le revirement unilatéral de Berlin suscite une vive inquiétude. Pour la France, voir son principal partenaire économique renoncer à l’énergie atomique ne remet pas seulement en question la renaissance du nucléaire européen : la décision allemande est également perçue comme le rejet définitif par Berlin de toute politique énergétique commune. Alors qu’il assistait [le 13 octobre] à une conférence de Klaus Töpfer, à Paris [l’ex-ministre de l’Environnement allemand détaillait la nouvelle politique énergétique de son pays], Valéry Giscard d’Estaing a rappelé que la question de l’énergie avait toujours été au cœur du projet européen. C’est en effet la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) qui a posé les bases du traité de Rome. La crainte de l’ancien président français est désormais que l’Allemagne ne puisse plus être partie prenante d’une politique énergétique européenne comprise comme instrument de géopolitique.

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Non au modèle allemand ! Nicolas Sarkozy refuse de considérer le retournement de Berlin comme une composante du “modèle allemand”, celui-là même dont il affirme qu’il est “un système qui marche”. Il reste sourd aux arguments selon lesquels l’amélioration de l’efficacité énergétique serait synonyme d’innovation et les énergies renouvelables pourraient ouvrir de nouvelles perspectives économiques. Le président d’EDF, Henri Proglio, nommé par le chef de l’Etat, a déjà prévenu les Français qu’un abandon du nucléaire mettrait en péril “1 million d’emplois”. Chez les socialistes, c’est également le scepticisme qui domine. “Comment un peuple aussi rationnel que les Allemands peutil être contre le nucléaire ?” s’interrogeait le socialiste François Hollande de passage à Berlin le 8 mai 2011. La décision allemande complique ses négociations en cours avec le parti Europe Ecologie les Verts. La candidate écologiste à la présidentielle, Eva Joly, attend de François Hollande qu’il se prononce clairement sur l’abandon du nucléaire. Celui-ci s’y refuse. Les Verts sont pourtant certains que la France en retirerait des avantages économiques et environnementaux durables. “L’exemple allemand [le] démontre”, souligne Eva Joly. Michaela Wiegel

Evêques pronucléaires Le raisonnement de l’ancien chef d’Etat – qui avait réagi au choc pétrolier de 1973 en accélérant le programme nucléaire français – s’articule autour du principe d’indépendance maximale, une priorité politique absolue pour les Français. La dépendance croissante de l’Allemagne aux livraisons de gaz russe est ainsi considérée comme une menace pour la politique extérieure européenne, et Giscard n’est pas le seul à penser ainsi. La dimension éthique de la décision allemande – que l’on retrouve jusque dans le nom de la Commission d’éthique pour un approvisionnement énergétique sûr, créée [en mars 2011] après l’accident nucléaire au Japon – échappe totalement aux Français. Cela s’explique par la vénération qu’ont les Français pour le secteur nucléaire, considéré en général comme le garant d’un bien suprême : l’indépendance nationale. La force de frappe nucléaire offre au pays l’assurance de ne plus subir le traumatisme d’une invasion. Les Français associent également le nucléaire civil à un approvisionnement en électricité bon marché et sans restriction. L’Eglise catholique hexagonale n’émet ainsi aucune réserve morale sur l’énergie nucléaire. Contrairement à

Dessin d’Eva Vázquez paru dans El País, Madrid.

Rapport

Une sécurité pas si sûre Les “stress tests” infligés aux centrales françaises [à la demande de Paris et de Bruxelles] ont débouché sur un résultat intéressant : toutes les installations sont sûres, sauf qu’il y a quand même de quoi s’inquiéter. Voici, en résumé, ce que l’on peut tirer du rapport de 500 pages rendu public [le 17 novembre] par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Aucune des 58 centrales françaises n’aurait besoin

d’être fermée. Les normes de sécurité des installations nucléaires françaises peuvent être “légitimement considérées comme sûres”, affirme Jacques Repussard, le directeur général de l’IRSN. La formule retient l’attention car, au final, difficile de savoir si ce sont les normes de sécurité ou les installations qui sont sûres. La France tire 75 % de son électricité du secteur nucléaire. Les deux principaux partis politiques français ont constamment

apporté leur soutien au développement de cette filière. Même les Verts ont longtemps considéré l’abandon du nucléaire comme un objectif irréaliste. Fukushima a changé la donne, même si le débat reste nettement moins passionné en France qu’en Allemagne. Le président répète régulièrement que les centrales françaises sont les plus sûres du monde et François Hollande, son rival pour la présidentielle, ne réduirait la part du nucléaire

qu’à 50 % de la production électrique d’ici à 2025, au mieux. Contrairement à l’Allemagne, qui a réagi sur le vif [après la catastrophe de Fukushima], la France cherche à analyser calmement la situation. Comme prévu, le gouvernement a entonné les incantations habituelles sur la sûreté des centrales françaises. Sauf que, à présent, même les Français n’en sont plus si sûrs. Sascha Lehnartz Die Welt Berlin


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Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Retrouvez plus d’informations sur ce sujet sur presseurop.eu, premier site d’information multilingue européen.

Europe Espagne

Un président du gouvernement pas si normal A 56 ans, le nouveau chef de l’exécutif espagnol, le conservateur Mariano Rajoy, un homme affable et modéré, a déjà trente ans de carrière politique derrière lui. ABC (extraits) Madrid

ariano Rajoy est un politique jusqu’au bout des ongles. Il aime à se définir ainsi, même si, par les temps qui courent, l’expression “homme politique” n’est pas vraiment un compliment. Connu pour son calme, son sérieux, son perfectionnisme, Rajoy a toujours poursuivi des objectifs très clairs. Mais, par-dessus tout, la plupart de ses collaborateurs lui reconnaissent cette qualité : c’est un homme fiable. Le prochain président du gouvernement est bel et bien l’homme politique le plus fiable de l’Espagne d’aujourd’hui, ce qui n’est pas rien. En apparence, Rajoy est aussi un homme normal, doté d’une caractéristique qu’on ne retrouve pas chez les personnalités politiques actuelles : il se comporte de la même manière en public et en privé. Il n’y a pas la moindre différence entre le Rajoy qui prend la parole devant des milliers de personnes au cours d’un meeting, le Rajoy qu’on interviewe à la télévision et celui qui bavarde avec vous en prenant un café. En toute occasion, il apparaît comme un homme affable, proche des gens, modéré, un peu réservé, tolérant, peu porté aux critiques personnelles ou aux commérages.

M

Dessin de Turcios, Colombie. Le PSOE [Parti socialiste] a fait courir le bruit qu’il était flemmard, ce à quoi il répond en soupirant que ses journées de travail ne font jamais moins de douze heures. Certes, il aime rentrer chez lui à temps pour aider ses enfants, de 12 et 6 ans, à faire leurs devoirs ou pour faire une longue promenade avec sa femme. Il ne se met jamais en valeur comme un produit marketing, si bien qu’on l’accuse

parfois d’être ennuyeux, peu glamour, de manquer de charisme. Peu lui importe, il sait que le charisme vient avec les voix. Voici le premier paragraphe de son autobiographie, récemment parue : “Je suis Mariano Rajoy, espagnol et galicien, né à Saint-Jacques-de-Compostelle il y a cinquantesix ans. J’ai fait mes études secondaires dans le public, puis dans le privé, dans des villages de Galice et de León, même si ma petite patrie et celle de ma femme, Elvira – Viri –, est à Pontevedra.” Dans ce livre, il souligne toute l’importance de sa femme – la seule personne à lui dire la vérité et rien que la vérité – et aussi celle de son enfance, qui s’est déroulée comme un chapitre de Cuéntame [série télévisée qui raconte l’histoire d’une famille dans les dernières années du franquisme et au début de la transition démocratique], avec pour cadre l’Espagne des années 1960 : une famille de la classe moyenne aisée, un père juge, une mère au foyer, quatre frères très unis, les bonnes notes dans le secondaire, l’apéritif familial des dimanches, les vacances d’été avec les amis à la plage, les valeurs qu’on lui a transmises : l’effort, l’étude, le mérite, le travail. Et, bien sûr, l’amour de l’Espagne. Mais on ne devient pas président du gouvernement à grand renfort de normalité. Son parcours n’a rien de normal. Elu député au Parlement de Galice à l’âge de 26 ans, Rajoy est remarqué par ses chefs et devient président de la députation provinciale [l’équivalent du conseil général] de Pontevedra à 28. Il est vice-président de la Xunta [gouvernement autonome de Galice] à 31 ans, et l’ancien président Aznar le nomme secrétaire d’organisation du PP [Parti populaire] à 33 ans. A 41 ans,

il est déjà ministre des Administrations publiques. Le président le nommera à trois autres ministères importants (Education, Intérieur et vice-présidence politique), puis finira par le désigner comme son successeur, en 2004. Ses sept années comme chef de l’opposition – il n’était pas préparé à ce rôle – ont été jalonnées de difficultés, qu’il a surmontées une par une. Et puis, aux élections municipales et régionales de mai dernier, le paysage politique a changé du tout au tout [victoire écrasante du PP]. Dès lors, Rajoy a pu lancer sa campagne à la présidence du gouvernement, un poste pour lequel il a toujours senti qu’il était fait, lui qui est un politique jusqu’au bout des ongles. Curri Valenzuela

Crise

Une dette élevée Pas d’état de grâce pour Mariano Rajoy sur le front économique : juste après sa victoire, le nouveau président du gouvernement espagnol a eu une conversation téléphonique avec la chancelière allemande Angela Merkel. Celle-ci lui a demandé de “lancer rapidement les réformes économiques nécessaires en ces moments difficiles pour l’Espagne et pour l’Europe”, raconte le quotidien El País. Le pays s’enfonce en effet dans la crise et doit désormais financer sa dette à des taux record, prenant le chemin de la Grèce et de l’Italie.

Grèce

Papademos rouvre les plaies du passé En faisant entrer dans la coalition le Laos, un parti d’extrême droite, le nouveau Premier ministre grec a fait sa première et plus sérieuse erreur. To Vima (extraits) Athènes

a crise sert de purgatoire : des défenseurs de la junte des colonels [1967-1974] sont devenus membres du nouveau gouvernement sans qu’il y ait eu aucune – mais vraiment aucune – protestation. Pourtant, [le nouveau Premier ministre] M. Papademos n’avait pas besoin de ces groupuscules d’extrême droite pour former le gouvernement. Les deux grands partis traditionnels

L

suffisaient amplement pour assurer la formation de ce gouvernement d’union nationale chargé de mener le pays à des élections législatives anticipées [a priori prévues pour février 2012]. Dès le début, on voyait très bien que ce gouvernement ne serait pas une vraie coalition, puisque les partis de gauche étaient réticents à y participer. Lucas Papademos s’est donc rabattu sur l’extrême droite. Il faut à présent cesser de se leurrer et de croire que le soi-disant parti “socialiste” grec, le Pasok, a des valeurs de centre gauche. C’est, dans les faits, un parti libéral et conservateur. Mais qui n’a pour autant aucune raison valable de collaborer avec des néonazis ! N’ayons pas la mémoire courte : Giorgios Karatzaferis, le leader du Rassemblement populaire orthodoxe, le Laos [dont l’acronyme signifie “peuple”], a

demandé une amnistie pour les acteurs de la junte militaire. Il faut comprendre le sens profond de sa demande : que l’on oublie, que l’on raye de nos mémoires ceux qui ont renversé la République. Et ce n’est pas une requête ancienne, qui daterait de l’an dernier, ni même un “détail”. Le Laos [5 % des voix et 15 députés aux élections de 2009] est entré au gouvernement sans aucune justification idéologique ou pratique. Pourtant ce n’est pas un “simple parti d’extrême droite”, comme dans le reste de l’Europe. Bien entendu, la base idéologique de ce parti ressemble aux autres : xénophobe, usant de la crise, chrétien au possible et ennemi de la mondialisation. Mais la différence est qu’ici le parti est directement lié à la dictature des colonels. Ce n’est ni une calomnie ni une rumeur, mais un fait.

Makis Voridis, l’actuel ministre des Transports, était le secrétaire général de la jeunesse de la junte militaire, donc un homme de la junte avec un pedigree connu. Son nationalisme patriotique a conduit le Laos à se présenter sur des listes électorales avec les candidats de Chryssi Avghi, une autre formation d’extrême droite extraparlementaire dont les militants s’en prennent régulièrement aux immigrés dans le centre d’Athènes. Le nouveau gouvernement a été accueilli avec un bel enthousiasme. Mais il a fait sa première erreur sérieuse. M. Papademos n’avait pas besoin de l’extrême droite. Il l’a pourtant choisie. Les vieux souvenirs de l’époque des colonels, les plaies du passé sont donc de nouveau ouvertes et pourront briser son image de rassembleur. Lori Keza



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Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Chiffres Bien qu’en baisse au cours de la dernière décennie, le taux de syndicalisation en Allemagne et en Autriche reste très élevé : selon les chiffres 2010 de l’OCDE, il atteint respectivement 18,6 % et 28,1 % – 7,6 % en France (en 2008, dernier

Europe

chiffre disponible). La Confédération allemande des syndicats (le DGB) avance pour 2010 le chiffre de 6,2 millions d’adhérents (deux tiers d’hommes, un tiers de femmes) et la Confédération autrichienne (l’ÖGB) celui de 1,1 million.

Allemagne

Ce pays où les syndicats recrutent de nouveau Avec 2,4 millions d’adhérents, les syndicalistes allemands de la métallurgie connaissent un nouvel âge d’or. La clé de leur succès ? Moins de bureaucratie, plus de proximité avec la base et une stratégie efficace. Die Zeit (extraits) Hambourg

e nos jours, avec le syndicat de la métallurgie IG Metall, la révolution se prépare à grand renfort de saucisses. Lorsqu’il arrive chez le fabricant d’éoliennes Repower, à Bremerhaven, le syndicaliste Manuel Schmidt en a soixante-dix dans son coffre. Une fois sur les lieux, il grimpe rejoindre le secrétaire du comité d’entreprise (CE), avec lequel il a concocté une petite surprise pour la direction de l’entreprise. Rien de grandiose. Pas de vacarme. Pas de grève. Juste un repas chaud pour les salariés. Le personnel de Repower n’est pas encore assez organisé pour faire grève et réclamer des augmentations de salaire. De surcroît, les 150 salariés ont d’autres

D

“C’est la première remontée des adhésions depuis vingt-deux ans” soucis : depuis quelque temps, ils n’ont plus de repas chaud à midi. Le collègue qui s’en chargeait bénévolement a changé de poste et n’a plus le temps de s’en occuper. Jusqu’à présent, la direction s’est refusée à chercher une solution de remplacement. Et voilà comment IG Metall se bat aujourd’hui pour obtenir une cantine. La chose peut paraître banale, mais elle explique en partie le retour en grâce du syndicat, auquel bon nombre d’experts ne croyaient plus. La courbe des adhérents d’IG Metall est à la hausse. En août dernier, le syndicat

comptait 4 000 membres de plus qu’un an auparavant et il devrait en accueillir 15 000 nouveaux d’ici à la fin de l’année. IG Metall rassemblera alors quelque 2,4 millions d’adhérents. “C’est la première véritable remontée des adhésions depuis plus de vingt-deux ans. Nous avons enfin réussi à inverser la tendance”, se réjouit Berthold Huber, le président d’IG Metall. En 2011, le syndicat devrait enregistrer la plus forte augmentation de cotisations de toute son histoire. Cela fait des années que presque toutes les grandes organisations – partis, Eglises, syndicats – souffrent d’une forte désaffection, comme si elles étaient vouées à disparaître. Les gens, disait-on, ne veulent plus se lier à aucune structure. Mais ce n’était peut-être qu’une demi-vérité. Juste avant midi, Manuel Schmidt et un petit groupe de salariés s’emploient à dresser une table sur le parking de l’entreprise. Quand arrivent les premiers ouvriers de l’équipe du matin, Schmidt les salue d’une poignée de main, échange quelques mots avec eux et leur tend ses saucisses. Il appartient à une unité nouvellement créée par IG Metall, celle des “organizer” [“organisateurs”]. Sa mission : s’implanter dans les entreprises où le syndicat n’est guère représenté. Tantôt c’est un comité d’entreprise qui prend contact avec IG Metall, tantôt c’est IG Metall qui cible les entreprises où il voit un potentiel d’implantation. C’est notamment le cas dans le secteur des énergies renouvelables, qui est en pleine croissance et mobilise dix “organisateurs” d’IG Metall. Le concept d’“organizing” vient des Etats-Unis, où les syndicats et les associations locales se battent sur des bases similaires depuis de longues années pour obtenir de meilleures conditions de travail. Ces principes de fonctionnement – qui ne sont pas très éloignés de ce qui fait un bon travail syndical traditionnel – intéressent de près les syndicats allemands

Dessin de Reumann, Suisse. comme IG Metall, ver.di [syndicat du tertiaire] et d’autres. Les premières questions à se poser sont les suivantes : comment fonctionne le business ? A quoi ressemble la structure interne de l’entreprise ? Que révèle l’état de ses finances ? Puis des “organisateurs” comme Manuel Schmidt entrent en contact avec le personnel. Ils essaient de s’entretenir avec au moins la moitié des salariés, si possible en tête à tête et généralement le soir, après le travail, pour rester discret. A ce stade, il ne s’agit pas prioritairement de les convaincre de prendre leur carte, mais de savoir comment ils voient les choses et ce qui les préoccupe. Pour ces entretiens, la règle est la suivante : 70 % d’écoute, 30 % de parole. C’est ainsi que les “organisateurs” de Bremerhaven en sont arrivés au problème de la cantine. Chez un autre fabricant d’éoliennes, les salariés craignaient pour leur santé en raison de leur exposition à la résine époxy [substance utilisée comme

Pouvoir d’achat

Autriche : fini la paix sociale “Le plus gros conflit depuis quarante-neuf ans”, titrait à la mi-octobre le quotidien viennois Der Standard. Les 165 000 salariés de la métallurgie commençaient alors à se mobiliser dans les entreprises pour appuyer leurs revendications salariales. Ils n’ont pas eu besoin d’aller jusqu’à la grève : les partenaires sociaux sont tombés d’accord sur des augmentations de salaire

de 4,2 %. Forts de ce succès, les 350 000 fonctionnaires autrichiens et les quelque 520 000 salariés du commerce se battent eux aussi pour défendre leur pouvoir d’achat. Pour donner du poids à leurs positions, souligne le quotidien Die Presse, les syndicalistes s’appuient sur les études des économistes : inflation de 3 % et croissance de 3,5 %. Mais les négociations piétinent : la

fonction publique attend un résultat pour le 7 décembre et les salariés du commerce la reprise des pourparlers prévue pour le 29 novembre. Entre-temps, ces derniers ont décidé de lancer des actions de mobilisation et de sensibilisation des consommateurs du 21 au 28 novembre. Ils espèrent encore ne pas avoir à recourir à l’arme suprême : la grève.

colle industrielle]. Dans un centre d’appels, le principal sujet de doléance concernait le manque d’hygiène des casques d’écoute passant d’une équipe à l’autre. “Il y a toutes sortes de problèmes, des gros comme des petits”, explique Detlef Wetzel, viceprésident d’IG Metall. Mais la raison pour laquelle les gens s’impliquent dans l’action syndicale vient d’eux et viendra toujours d’eux. “C’est pour ça qu’il est si important de savoir écouter.” Wetzel sait d’expérience qu’aux petites requêtes succèdent souvent de plus grandes revendications. Une fois que les gens ont compris qu’ils pouvaient changer les choses, ils trouvent d’autres points à améliorer. IG Metall les soutient en prenant bien garde de ne pas les court-circuiter. “Une des règles de base est de ne rien faire à la place des salariés s’ils peuvent se débrouiller tout seuls, explique Wetzel. L’enjeu, c’est l’émancipation, pas l’autopromotion.” Si important soit-il, l’“organizing” ne fait pas tout et ne suffit pas pour que le syndicalisme connaisse un nouvel âge d’or. Ce n’est que l’un des nombreux éléments de la stratégie d’IG Metall pour regagner du terrain. A cela s’ajoutent quelques autres projets. Ainsi le syndicat a-t-il récemment fait son apparition à l’université. “Le principal lieu de formation dans l’Allemagne d’aujourd’hui, ce n’est plus la formation en entreprise, c’est l’université”, explique Wetzel. D’où la volonté du syndicat d’être présent.

La démarche actuelle ne diffère guère du bon vieux travail syndical Depuis 2007, IG Metall a lancé trois projets pilotes pour tester plusieurs approches. D’ici à décembre (ou janvier 2012 au plus tard), le syndicat prévoit d’ouvrir quatorze antennes universitaires, notamment à Munich, Hambourg, Aix-la-Chapelle et Rostock. “Nous voulons accompagner les étudiants dès leurs premiers pas dans le monde du travail, explique Wetzel. Par exemple, durant leurs stages ou leurs contrats emploiétudes dans l’industrie.” Une autre initiative connaît un grand succès : la campagne pour “l’amélioration des conventions” au profit des intérimaires. Le syndicat ne se contente pas de se battre auprès du législateur pour une réglementation plus stricte de l’intérim : dans 1 200 entreprises, il s’est battu et a obtenu des améliorations pour les intérimaires, voire des salaires égaux à ceux des autres salariés. Cette stratégie a payé, puisque selon ses propres chiffres, IG Metall syndique aujourd’hui 35 000 intérimaires. “Nous sommes pratiquement devenus le syndicat des intérimaires en Allemagne”, résume Wetzel. Kolja Rudzio & Julian Trauthig



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Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Non-violence Créé en 1988 par des

Europe

étudiants de l’université de Belgrade, le mouvement serbe contestataire non-violent Otpor (Résistance) a activement participé à la chute du régime de Milosevic, en 2000. Il a échoué dans sa tentative de se

convertir en parti politique, mais certains de ses dirigeants ont ensuite fondé le Centre pour la résistance non-violente (Canvas), qui a influencé nombre de mouvements, notamment en Géorgie et en Ukraine, et plus récemment en Egypte.

Serbie

Une île paradisiaque pour les tombeurs de Milosevic Pour avoir aidé à renverser le dictateur des Maldives, les fondateurs du mouvement serbe Otpor ont reçu en récompense… une des îles de l’archipel. Retour, avec une pointe d’humour, sur cette incroyable histoire. Politika Belgrade

our avoir rendu d’excellents services à Mohamed Nasheed, à l’époque où il était persécuté et emprisonné comme chef de l’opposition des Maldives, les fondateurs du mouvement Otpor de Belgrade n’ont obtenu ni l’Ordre national du mérite ni une quelconque décoration du même genre ; mais, en récompense de leur coup de main pour faire tomber (en 2008) l’ancien maître des Maldives, Maumoon Gayoom, ils ont reçu une île paradisiaque pour eux tout seuls. Aujourd’hui, Mohamed Nasheed est président de cet archipel situé dans l’océan Indien. Entourée par des eaux turquoise, la petite île de Tinadu, avec quatorze maisons, trente-sept habitants, deux ruelles, une citerne d’eau de pluie et un groupe électrogène pourrait devenir ainsi la première base maritime des idéologues serbes de la résistance non-violente. Otpor : “résistance”, en Serbe. Ces jeunes dont l’emblème était le poing fermé ont probablement été l’élément clé du cocktail explosif qui a mis fin au système de Milosevic. Mais ils ne se sont pas arrêtés là. En exportant leur savoir-faire révolutionnaire, ils se sont payé aussi les scalps de quelques régimes politiques vieillissants en Géorgie, en Ukraine, au Liban et en Egypte, sous l’égide du Centre pour la résistance non-violente (Canvas). A l’ombre de ces révolutions spectaculaires, leur mission dans le paradis touristique des Maldives est passée inaperçue.

P

Le drapeau serbe. Dessin de Krauze paru dans The Guardian, Londres. “Tout a commencé en 2006. Je participais à un ennuyeux sommet réunissant plusieurs ONG à Lille lorsqu’un garçon et une fille se sont approchés de moi. Ils m’ont dit qu’ils m’avaient vu dans un film et que j’étais un héros dans leur pays. En effet, ils avaient regardé un film sur la révolution en Serbie”, raconte Srdja Popovic, le directeur exécutif d’Otpor, mouvement qu’il a fondé en 2004 avec Slobodan Djinovic. Srdja avait jeté les bases de ce mouvement en 1998. Pour les altermondialistes, Otpor

Théorie du complot

Otpor et les “indignés” de Wall Street Le gouvernement américain a engagé les militants d’Otpor pour organiser le mouvement de contestation à Wall Street afin de servir de contrepoint au mouvement conservateur Tea Party, affirment les adeptes de la théorie du complot aux Etats-Unis. Selon le site Internet de la radio B92 de Belgrade, c’est

l’apparition, fin septembre, de l’un des fondateurs d’Otpor, Ivan Marovic, dans le parc Zuccotti, lieu de rassemblement des “indignés” de New York, qui a mis le feu aux poudres. Certains commentateurs proches des conservateurs ont également rappelé les liens qu’entretenait la CIA avec Otpor du temps du régime

de Milosevic. Ivan Marovic a confirmé sa présence à New York à cette date : il y était pour donner des cours dans l’une des universités de la ville. Ce sont les étudiants qui l’auraient conduit auprès des “indignés” de New York, à qui il a tenu un bref discours sur “l’importance de l’occupation d’endroits symboliques”.

n’était qu’une succursale de l’administration américaine, alors que, chez les jeunes d’opposition dans les régimes autocratiques, cette ONG jouissait du statut de star des révolutions démocratiques. Entouré de cette auréole, Slobodan Djinovic partit le premier en prospection dans le pays aux 1 200 îles et 300 000 habitants. A Malé, capitale des Maldives, peuplée de 70 000 personnes concentrées sur quatre kilomètres carrés – ce qui lui a valu le surnom de “Manhattan en bouteille” –, il fut accueilli par une équipe de jeunes militants décidés à renverser le président autocrate Maumoon Gayoom. Au pouvoir depuis plus de trente ans, celui-ci gouvernait en chef absolu cette oasis exotique transformée en station balnéaire de luxe pour les vedettes du show-business et les riches du monde entier. Mais plus de 40 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté. Les opposants se faisaient arrêter, et le monde entier fermait les yeux devant la dictature de Gayoom. Aussitôt arrivé aux Maldives, Slobodan se mit au travail. Pendant deux jours, il anima des ateliers, organisa des tribunes, expliqua comment structurer les mouvements non-violents. Le président Gayoom, qui n’était apparemment pas du calibre d’un Loukachenko ou d’un Ahmadinejad, ne broncha pas – ou ne se rendit compte de rien. Les jeunes rebelles locaux condui-

sirent même leurs visiteurs et mentors d’Otpor auprès du leader de l’opposition, Mohamed Nasheed, assigné à résidence. C’est alors qu’il leur fit cette promesse : “Si on gagne, on vous offre une île pour en faire un centre d’entraînement. On l’appellera ‘l’île de la Démocratie’ !” En octobre 2008, Mohamed Nasheed est devenu le premier président démocratiquement élu de l’archipel. “C’est incroyable ce que les Maldiviens ressemblent aux Serbes. C’est une nation cool. Comme si on avait créé une île serbe au beau milieu de l’océan Indien !” s’enthousiasme Srdja. “La protestation est née dans des cabanes aux toits de paille. Toutefois, les jeunes militants sur les îles savaient ce qu’ils faisaient. Ils avaient trois ou quatre groupes de rock qui se baladaient d’une île à l’autre. Sachant qu’ils allaient être dénoncés et que la police avait une heure pour arriver sur place et y couper l’électricité, ils faisaient de sorte que chaque ‘concert-manif’ ne dépasse pas quarante-cinq minutes. Suffisamment pour prendre des photos et les mettre sur YouTube, embarquer les instruments et repartir pour l’île voisine”, explique encore Srdja. C’est lui qui avait recommandé aux Maldiviens la technique utilisée par l’opposition serbe en 1996, lorsqu’elle organisait des manifestations simultanées dans trente villes dans le but d’empêcher la réaction synchronisée de la police. Le projet a réussi même aux Maldives. Mohamed Nasheed a gagné l’élection présidentielle avec l’aide de la jeunesse locale, dont certains membres portaient des teeshirts avec les logos d’Exit, le festival de la jeunesse anti-Milosevic qui a lieu à Novi

L’île de Tinadu : quatorze maisons, deux ruelles et trente-sept habitants Sad. Un an après, en 2009, il a invité les Belgradois aux Maldives. “Je vous ai promis une île, vous l’aurez !” leur a-t-il dit. A deux heures de bateau de Malé, Srdja et Slobodan ont été accueillis sur une bande de terre longue de 680 mètres et large de 270 mètres par le chef du village, un dignitaire religieux musulman. “D’après la Constitution des Maldives, une île ne peut être cédée à vie, la plus longue concession étant de trente-cinq ans. Nous y fonderons une école d’été. On y enverra des animateurs de Serbie”, dévoile Srdja. En faisant élire Mohamed Nasheed sur l’archipel des Maldives, les Belgradois d’Otpor n’ont pas seulement obtenu une récompense inattendue ; ils nous ont offert ce dont nous rêvons depuis des années : la mer. La Serbie n’a pas d’accès à la mer, mais, grâce à Srdja et à ses compagnons, elle aura sa propre île dans l’océan Indien – du moins pendant trentecinq ans. Aleksandar Apostolovski



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Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Roman Abramovitch (ci-contre à la une du magazine moscovite Vlast), 45 ans, orphelin à 4 ans, neuvième fortune de Russie (13 milliards de dollars selon Forbes) et deuxième fortune de Grande-Bretagne, où il

Europe

réside. Propriétaire d’immenses demeures, à Londres et dans le Sussex, d’une “flotte” de yachts et d’un Boeing 767. Boris Berezovski, 65 ans, premier milliardaire de la nouvelle Russie

capitaliste, aujourd’hui poursuivi par la justice russe pour escroquerie et tentative de prise de pouvoir par la force, réfugié politique au Royaume-Uni sous le nom de Platon Elenine.

Russie

Boris Berezovski et Roman Abramovitch s’affrontent devant la justice britannique. L’ancien banquier du Kremlin, aujourd’hui déchu, et le propriétaire du Chelsea FC révèlent les dessous des privatisations russes des années 1990. Rousski Reporter Moscou

’affrontement judiciaire qui met aux prises, à Londres, Boris Berezovski et Roman Abramovitch n’éveille pas en Russie l’intérêt qu’il mériterait. C’est regrettable, car les dépositions des deux oligarques constituent un témoignage d’une crudité effarante quant à la manière dont le système politique et économique de la Russie a fonctionné au début des années 1990, durant la période d’accumulation primaire du capital. “Vous tentez de noircir mon client pour qu’il perde son procès ?” demande Lawrence Rabinovitch, avocat de Berezovski, à Roman Abramovitch. Il faut dire que, dans les dépositions de l’ancien patron de Sibneft [Abramovitch], l’oligarque déchu apparaît comme un manipulateur machiavélique de la politique et des affaires russes. Mais Berezovski ne paraît pas s’en formaliser. Au contraire, devant le tribunal, le sourire ne quitte pas ses lèvres, et on sent que les déclarations d’Abramovitch flattent son amour-propre.

L

Sibneft pour 100 millions La justice britannique doit statuer sur la demande de Boris Berezovski qui réclame la somme de 5,6 milliards de dollars à Roman Abramovitch, accusant ce dernier de l’avoir contraint à lui céder ses parts de Sibneft à un prix minoré en profitant du conflit qui l’opposait alors au Kremlin. Pour le citoyen russe, ce procès vaut plus par ce qu’il révèle que par l’issue qu’il connaîtra. Le but de Berezovski n’est pas tant d’avoir gain de cause que de discréditer les fondements des grosses fortunes et du pouvoir russe, quitte à endosser le rôle du méchant d’opérette. “Avec ces adjudications, vous avez sapé toute notion de justice ! C’est déplorable.” C’est le reproche qu’avait jadis adressé Piotr Aven, patron d’Alpha-Bank, à Anatoli Tchoubaïs, “père des privatisations”. Il songeait aux ventes aux enchères hypothécaires*. C’est par ce biais que de gros morceaux du patrimoine soviétique, dont l’essentiel de l’industrie pétrolière, étaient tombés entre les mains de banquiers oligarques. Tchoubaïs avait rétorqué qu’au moins cette méthode “avait

créé des bases politiques pour un écrasement irréversible des communistes à la présidentielle de 1996” [remportée par Boris Eltsine, appuyé par les oligarques]. Les réformateurs ont leur propre logique quand il s’agit de justifier la manière dont se sont constituées les grosses fortunes : les enchères hypothécaires étaient nécessaires pour assurer l’irréversibilité des réformes et en tant que contribution à l’alliance entre Boris Eltsine et le groupe des sept banquiers [qui avaient investi le Kremlin] ; par ailleurs, les richesses de l’ex-URSS ne valaient effectivement pas grand-chose sur le marché à l’époque. Mais Roman Abramovitch semble moins intéressé que les réformateurs par la légitimité et la bonne réputation de ses biens, et il a décidé de dire “toute la vérité” sur leur acquisition devant les juges de Londres. Selon sa déposition, Boris Berezovski a commencé par obtenir, auprès du Comité d’Etat aux biens du secteur public, de faire privatiser 49 % des actions de Sibneft, entreprise jusqu’alors entièrement publique. Ensuite, avec son partenaire Badri Patarkatsichvili [homme d’affaire géorgien mort en Angleterre en 2008 dans des circonstances suspectes], il a convaincu la concurrence de ne pas faire monter le prix de Sibneft au moment de sa privatisation, parce que, à l’époque, Abramovitch ne pouvait pas mettre plus de 100 millions de dollars. Finalement, ces 49 % d’actions ont été acquises à leur prix plancher. La transaction, dans ce cas comme dans d’autres,

CAGLE CARTOONS

Les oligarques lavent leur linge sale à Londres

Boris Berezovski du temps où il “manipulait” le Premier ministre Viktor Tchernomyrdine et le président Boris Eltsine. Dessin de Taylor Jones, Etats-Unis. s’est conclue non seulement en faveur d’un oligarque en particulier, mais aussi au prix qu’il avait fixé.

Rançons en Tchétchénie Plus tard, Berezovski et Abramovitch ont poussé le gouvernement à proposer les 51 % d’actions restantes à une enchère hypothécaire, alors qu’initialement Sibneft ne figurait pas sur la liste établie.

Procès

Une mode très russe “C’est le bras de fer juridique le plus pittoresque qu’ait connu la Grande Bretagne, écrit The Guardian. Un drame juridique qui a ouvert une fenêtre terriblement excitante sur le monde mystérieux des mégariches, fait de comptes bancaires offshore, de croisières de luxe dans les Caraïbes et de contrats juteux conclus dans les hôtels cinq étoiles de Londres.” “Les oligarques raffolent des tribunaux britanniques, poursuit le quotidien londonien. C’est là qu’ils règlent leurs querelles – divorces et procès en diffamation, car ils

n’ont pas confiance en leur propre système juridique, trop corrompu. Le procès BerezovskiAbramovitch est actuellement la plus grosse affaire de litige privé du monde.” “Pauvre Haute Cour de Londres !” ironise pour sa part un chroniqueur du quotidien en ligne moscovite Gazeta.ru. “Car il lui revient de juger un litige entre deux personnes ayant pour ainsi dire ‘reçu’ gratuitement des actifs publics d’une valeur de plus de 10 milliards de dollars, et qui n’ont pas su partager ce butin. Ou plutôt, ils l’ont partagé,

mais l’un des deux n’est pas satisfait et exige un nouveau partage… Traditionnellement, en Russie, ce sont les vory v zakonié [‘voleurs dans la loi’, sorte de parrains dans les milieux de la pègre russe] qui tranchent dans ce genre de conflit d’argent entre deux voyous. Comment la Haute Cour de Londres va-t-elle s’y prendre ? Y a-t-il moyen de redistribuer selon la loi ce qui a été acquis illégalement ? A priori, non. Mais le droit anglais est un droit de jurisprudence – le tribunal ayant reçu la plainte, on trouvera forcément un moyen.”

Selon Abramovitch, le nom de la compagnie a été ajouté à la suite d’une entrevue nocturne entre Berezovski et Alfred Kokh, le directeur adjoint du fameux Comité aux biens du secteur public. Finalement, Sibneft est passé sous le contrôle d’Abramovitch pour à peine plus de 100 millions de dollars. En 2005, Gazprom allait racheter 75,7 % de ses actions pour 13 milliards, soit 130 fois plus cher. “Personne ne pouvait faire d’affaires sans avoir accès au pouvoir politique. Si vous ne disposiez pas vous-même de ce type de pouvoir, il vous fallait être proche du ‘parrain’ qui le détenait”, déclare Jonathan Sumption, avocat d’Abramovitch. Son client est encore plus précis : “Berezovski avait la capacité d’offrir deux types de protection, physique et politique. Je me suis adressé à lui parce que j’avais besoin d’une protection politique […] Nous n’avons pas abordé […] ma sécurité physique. Elle était offerte en prime, en quelque sorte.” Au tribunal, Abramovitch a qualifié les versements de rançons effectués par Berezovski et Patarkatsichvili pour les otages détenus en Tchétchénie de “mise en scène”, et expliqué qu’il avait luimême donné de l’argent à plusieurs reprises : “J’en ai remis à Patarkatsichvili, il a pris l’avion pour la Tchétchénie et a payé”, dit-il, évoquant en particulier le cas des psychologues britanniques Camillia Carr et Jon James [venus au printemps 1997 pour aider les enfants traumatisés par la guerre, capturés en juillet 1997, relâchés en septembre 1998] ; puis “Berezovski est arrivé avec des journalistes”. A l’époque, il a souvent été accusé de financer les rebelles. Indirectement, les dépositions d’Abramovitch confirment que ces rançons n’étaient qu’un instrument politique. Boris Berezovski n’était pas un oligarque comme les autres. Il ne cherchait pas [uniquement] à se bâtir un empire, mais à devenir la figure incontournable de la corruption et le contrôleur officieux de tout ce qui touchait au monde des affaires et aux hautes sphères politiques de la seconde moitié des années 1990. Aujourd’hui encore, il ne semble pas se battre pour de l’argent ou pour blanchir son nom, mais bien plutôt pour défendre sa “mauvaise réputation” et son côté diabolique, sa qualité de “père fondateur” du régime russe actuel [c’est lui qui a favorisé l’ascension de Poutine à la toute fin des années 1990]. Andreï Veselov et Viktor Diatlikovitch ** Instaurées en 1995 et censées permettre de renflouer le budget de l’Etat, les enchères hypothécaires consistaient à engager la propriété des plus grosses entreprises publiques auprès des nouvelles grandes banques russes. Lesquelles prêtaient, en contrepartie, une somme fixée par le marché. Comme l’Etat n’a jamais remboursé, les banques sont de fait devenues propriétaires de ces entreprises.


Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Wapping Le 24 janvier 1986, 6 000 employés de News International se mettent en grève. Rupert Murdoch ouvre alors une nouvelle imprimerie construite secrètement à Wapping, dans le quartier des docks,

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et licencie les 6 000 grévistes. Des protestations, parfois violentes, vont durer un an, l’entreprise Murdoch continuant de tourner grâce au soutien du pouvoir. Le conflit se termine en sa faveur, à l’usure.

Royaume-Uni

CAGLE CARTOONS

Le musée Murdoch des horreurs Après la chute de News International, la presse de gauche britannique ironise. Elle propose de transformer l’ancien QG londonien du groupe en lieu d’exposition des fourberies du magnat des médias. The Independent (extraits) Londres

aintenant que les Murdoch ont mis en vente leur imprimerie de Wapping [voir ci-dessus], ce serait bien que les Monuments historiques la rachètent, comme ils font avec d’autres usines qui ferment leurs portes, et qu’elle soit transformée en “musée News International” [News International est la branche britannique de l’empire Murdoch]. On pourrait, par exemple, donner un audioguide aux visiteurs qui, au fil de la visite, égrènerait à leur intention un commentaire du genre : “Salut, c’est Bob Hoskins [acteur britannique réputé pour ses rôles de crapule au cinéma]. Dans ma vie, j’en ai vu de belles du côté de l’East End [quartier populaire de Londres], mais ce qu’ils ont traficoté là-dedans, ça dépasse vraiment tout. Suivezmoi dans un voyage à travers la fange, la corruption et la fourberie, et découvrez l’édifiante histoire de ces gaillards pour le moins roublards.” Les enfants se verraient remettre des questionnaires auxquels ils devraient répondre à partir de ce qu’ils découvrent durant la visite, pour voir s’ils ont l’étoffe

M

L’enquête

Tous espions ! L’enquête sur le scandale News International, menée par la commission spéciale du juge Leveson, s’est ouverte le 14 novembre. En dix jours, elle a livré des informations infirmant la thèse, qui fut longtemps la ligne de défense du clan Murdoch, selon laquelle les pratiques d’écoute illégale n’étaient que le fait d’un journaliste trop zélé du titre News of the World, Clive Goodman, licencié en janvier 2007 pour avoir piraté les téléphones de la famille royale avec l’aide d’un détective privé. La commission a révélé que les carnets de ce détective, Glenn Mulcaire, impliquaient 28 journalistes de News of The World, mais aussi du tabloïd The Sun, le fleuron du groupe Murdoch. Le 21 novembre, TheGuardiana rapporté qu’un autre détective, Derek Webb, était prêt à témoigner en faveur des victimes de News International. D’après lui, pas moins de 30 journalistes ont eu recours à ses services.

Rupert Murdoch. Dessin de Sutovec, Slovaquie. d’un chef de la police. S’ils jettent l’éponge en arguant que “ça ne sert à rien d’essayer de savoir quoi que ce soit”, ils seront reçus. La visite aurait le même impact que les musées sur l’esclavage ou la Première Guerre mondiale, dont les visiteurs signent le livre d’or en ajoutant des commentaires du type : “Ne laissons jamais une telle horreur se reproduire.” Et puis, à la boutique du musée, vous auriez la possibilité d’acheter un article de presse vous concernant, rédigé à partir des messages piratés sur votre téléphone portable pendant que vous faisiez la queue à la billetterie. En déambulant dans les salles du musée, les visiteurs pourront se demander pourquoi autant de gens se sont laissé marcher sur les pieds. Peut-être Rupert Murdoch a-t-il tiré avantage d’une vieille tradition toujours vivace au sein de la classe politique britannique, qui consiste à tenir vaillamment tête aux tyrans, mais seulement après que ceux-ci ont été déchus : les responsables politiques brillent par leur grand courage, condamnent l’apartheid, les industriels du textile de l’ère victorienne et Néron, au péril de leur vie, mais il semble que seuls les quelques tyrans toujours au pouvoir leur posent problème. Trente années durant, le régime s’est ainsi laissé intimider par Murdoch, en particulier lors de la création de la “forteresse Wapping”, puisque l’objectif de ce déménagement était de réduire au silence le syndicat des typographes. Je me demande bien ce que Murdoch a pu faire avec tous ces salaires d’imprimeur dont il a fait l’économie. Je ne suis pas allé vérifier, mais j’imagine qu’il a dû en faire don à un hospice de malvoyants ou à une léproserie. Peut-être aussi que les choses se seraient passées différemment si les syndicats avaient eu droit de cité à Wapping. Parce que tout le monde semble d’accord aujourd’hui pour dire que la culture d’entreprise en vigueur au sein de News International empêchait quiconque de

contester les méthodes de l’entreprise sans courir le risque d’être licencié, ce à quoi un syndicat aurait pu s’opposer. Le fait qu’elle perdure aujourd’hui montre bien la puissance de cette culture : ces derniers mois, News International a fait appel aux services d’enquêteurs privés pour filer les avocats qui tentaient d’attaquer le groupe en justice. C’est comme s’ils ne pouvaient pas s’en empêcher, comme si c’était un trouble compulsif et, s’ils étaient perdus sur une île déserte, ils trouveraient encore le moyen de poser des micros pour écouter ce que disent les perroquets, lesquels s’étonneraient de voir un article parler d’eux et de la prise de bec qu’ils ont eue avec un chimpanzé. Mark Steel


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Amériques

avec Newt Gingrich, l’ancien président de la Chambre des représentants. Selon le dernier baromètre USA Today/Gallup, Romney est crédité de 20 % des intentions de vote lors des primaires, contre 19 % pour Gingrich.

Sondage Les accusations de harcèlement sexuel ont fait perdre plusieurs points dans les sondages au candidat à l’investiture républicaine Herman Cain. Résultat, Mitt Romney se retrouve désormais au coude à coude

Etats-Unis

Barack (Obama) et Mitt (Romney), le duel de l’élite ? Entre l’ex-gouverneur du Massachusetts et le locataire de la Maison-Blanche, les points communs ne manquent pas. Tous deux diplômés de Harvard, ils sont réputés pour leur sérieux et leur froideur et pourraient se retrouver face à face en 2012. The New York Times (extraits) New York

i Barack Obama et Mitt Romney s’affrontent lors de l’élection présidentielle de 2012, leur quotient intellectuel combiné sera certainement l’un des plus hauts jamais enregistrés lors d’une campagne électorale. Il s’agit en effet de deux hommes extrêmement intelligents, capables d’absorber rapidement l’information, de deux bosseurs qui excellent dans les choix complexes. En outre, dans une profession qui attache une importance primordiale aux relations personnelles et politiques, ni l’un ni l’autre n’apprécient cette forme de camaraderie. Ils semblent plutôt distants et passent peu de temps en compagnie d’autres hommes politiques. Il existe, certes, de profondes différences entre ces deux candidats. L’un est un Africain-Américain de 50 ans qui vient d’une famille éclatée. Ancien animateur social qui a passé une dizaine d’années au Parlement de l’Illinois et au Sénat de Washington, l’actuel président est un démocrate modéré. L’autre est un mormon de 64 ans né dans une famille aisée et politiquement influente – un homme d’affaires prospère qui n’affiche que quatre années d’expérience politique [il a été gouverneur du Massachusetts de 2003 à 2007] et passe pour un républicain modéré. Ils ont pourtant deux intelligences, voire deux styles étonnamment similaires. Les deux hommes ont fait leurs études de droit à Harvard ; M. Obama était rédacteur en chef de la Harvard Law Review, tandis que M. Romney terminait son Master of Business Administration à la Harvard Business School. Tous les deux, par ailleurs, ont utilisé une approche semblable dans leur plan de réforme de la santé (en 2006 et à l’échelle du Massachusetts pour Romney ; en 2010 et au niveau national pour Obama). Ils sont “incroyablement brillants”, souligne Jonathan Gruber, économiste de la santé au Massachusetts Institute of Technology, qui a conseillé les deux hommes dans l’élaboration de leur réforme de la santé. Cet expert a rencontré une fois M. Romney et deux fois M. Obama. L’un et l’autre n’ont pas eu peur de prendre des risques et n’ont pas hésité à activer les canaux politiques. M. Romney a ainsi rencontré chez eux les présidents démocrates du Sénat et de l’Assemblée du Massachusetts, un dimanche après-midi, pour les

CAI/NYTS

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Romney : charme ; Obama : changement. Dessin de Hagen paru dans Verdens Gang, Oslo. convaincre du bien-fondé de sa réforme. M. Obama, quant à lui, a préféré annuler un voyage à l’étranger afin de faire pencher la balance en faveur de sa réforme lors du vote à la Chambre des représentants. Cet ultime effort lui a valu une victoire à l’arraché en mars 2010. Les deux hommes sont capables d’entretenir un réseau politique. Le président organise chaque année une soirée à la

Maison-Blanche pour regarder le Super Bowl [la finale du championnat de football américain] en compagnie de parlementaires des deux partis. A la suite de l’adoption de sa réforme de la santé, M. Romney, qui ne boit jamais d’alcool, a invité son équipe et quelques supporters démocrates dans un bar de Boston pour célébrer sa victoire. Mais, s’ils savent y recourir, la culture du réseau politique n’est cependant pas leur

Campagne

L’année de tous les débats “Ce n’est pas seulement la saison des débats, c’est l’année des débats. A un peu plus d’un mois du coup d’envoi des primaires pour désigner le candidat républicain à l’élection présidentielle de 2012, douze séances de discussions ont déjà été organisées depuis le mois de mai. Et il y en a beaucoup plus à venir : quatorze débats républicains figurent déjà au calendrier d’ici à mars. D’autres dates pourraient être rajoutées si la course traîne en longueur et si les candidats ont encore des choses à dire”, ironise The Washington Post. Le record de dix-neuf débats organisés au cours

des primaires républicaines de 2008 – devrait donc être dépassé. “Cette inflation résulte de l’influence grandissante des chaînes d’information continue, friandes de ce genre de contenu. Et peut-être n’est-ce pas plus mal. Ces face-à-face portent l’attention de toute la nation sur la campagne et contraignent les candidats à aborder plusieurs enjeux.” C’est aussi, pour eux, le risque de faire des gaffes d’anthologie. Lors du débat du 9 novembre, le gouverneur du Texas, Rick Perry, a ainsi été victime d’un trou de mémoire

qui pourrait bien avoir ruiné ses chances de l’emporter. Alors qu’il nommait les trois ministères qu’il souhaite supprimer s’il est élu président, Rick Perry s’est mis à cafouiller. “Le Commerce et l’Education, et le troisième, c’est…” Après un long moment, il a finalement lâché un “oups” peu flatteur pour son image, qui est instantanément devenu un hit sur Internet. Le dernier ministère visé est celui de l’Energie, que Rick Perry devrait pourtant bien connaître : le Texas est l’un des plus gros producteurs d’hydrocarbures des Etats-Unis.

fort. Contrairement à certains de ses prédécesseurs, M. Obama n’utilise presque jamais la retraite présidentielle de Camp David pour courtiser d’autres hommes politiques. M. Romney, lui, participe rarement à des événements mondains en compagnie d’autres politiciens ou de sympathisants. Il préfère consacrer son temps libre à sa famille et à ses amis, en particulier à ceux qui appartiennent à l’Eglise mormone. Si les deux candidats inspirent une loyauté sans faille à leurs conseillers, ni l’un ni l’autre ne s’entendent particulièrement bien avec leurs collègues en politique. Pendant la dernière campagne présidentielle, le sénateur de l’Arizona John McCain et le gouverneur de l’Arkansas Mike Huckabee, tous deux candidats à l’investiture républicaine, ont très tôt pris en grippe M. Romney, le décrivant comme un homme froid et calculateur. De nombreux démocrates utilisent également les termes “froid” et “distant” pour qualifier le président Obama. Au-delà de la rhétorique, les deux hommes semblent tous les deux plus à l’aise avec le compromis et le consensus qu’avec la confrontation. Bien que considéré comme trop à gauche par les républicains et les milieux d’affaires, M. Obama a manifesté à maintes reprises la volonté de se rapprocher du centre, dans le dossier de la réforme de la santé comme dans celui de la réglementation financière. Il a en effet rejeté les propositions en faveur de la nationalisation des banques et de l’imposition de sanctions plus sévères à l’encontre de Wall Street. Enfin, le président a accepté d’envisager une réduction des dépenses sociales pour lutter contre le déficit, provoquant la consternation de la base du Parti démocrate. Pendant son mandat de gouverneur du Massachusetts, M. Romney a dû lui aussi faire preuve de souplesse et travailler avec un Parlement dominé par les démocrates. S’il remporte la présidence, il est fort probable qu’il choisisse de faire des compromis plutôt que d’engager un bas de fer, notamment en ce qui concerne la lutte contre le déficit. Les deux hommes se tournent autour depuis un certain temps déjà. Il y a sept ans, en 2004, ils ont tous les deux été invités à prendre la parole à l’occasion du dîner d’hiver du Gridiron Club, le prestigieux club de la presse de Washington. A l’époque, M. Romney avait accompli la moitié de son mandat de gouverneur et M. Obama venait tout juste d’être élu sénateur de l’Illinois au Congrès de Washington. Les deux discours ont remporté un franc succès. M. Romney a terminé le sien avec une chanson, ce qui a fait une forte impression sur M. Obama. Quinze mois plus tard, au dîner de printemps du Gridiron Club, il a lui-même interprété une chanson en avouant à ses collaborateurs s’être inspiré de la performance réalisée l’année précédente par M. Romney. Albert R. Hunt



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Amériques Etats-Unis

Sans voiture, difficile de travailler ! En période de crise économique, perdre son véhicule peut s’avérer un handicap insurmontable dans un pays où les transports en commun sont une denrée rare. Los Angeles Times (extraits) Etats-Unis

as de voiture, pas de travail. Lisa Twombly, une mère célibataire de 38 ans, a fini par en arriver à cette conclusion, alors qu’elle tentait de conserver son emploi d’assistante de vie auprès d’un couple de personnes âgées à San Diego, en Californie. Ni le bus ni les amis qui l’emmenaient à l’occasion ne faisaient l’affaire et elle arrivait sans cesse en retard chez ses patrons, qui ont fini par menacer de la renvoyer. Mme Twombly s’est alors résolue à acheter au garage Dig’s Wheels une Chrysler Sebring vieille de neuf ans, affichant 150 000 kilomètres au compteur. Elle a versé un acompte de 4 000 dollars (toutes ses économies) et emprunté le solde au vendeur, soit 2 600 dollars, au taux d’intérêt vertigineux de 18 %. Au bout de quelques mois, la voiture est tombée en panne. Mme Twombly s’est disputée avec Dig’s Wheels pour savoir qui allait prendre en charge les réparations. Elle a cessé de payer ses mensualités et a dû rendre le véhicule. Dès lors, elle est de nouveau arrivée en retard et a fini par être licenciée. Les événements se sont enchaînés, et la jeune femme et ses deux enfants se sont retrouvés SDF pendant six semaines. “Je ne sais plus quoi faire”, se lamente Mme Twombly, toujours au chômage. “J’ai perdu mon

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Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. emploi parce que j’ai perdu ma voiture.” Depuis plus d’un siècle, l’aide aux personnes défavorisées s’est concentrée sur l’éducation, la santé, l’alimentation et le logement. Rien ou presque n’a été fait pour aider les travailleurs pauvres à acquérir une voiture, malgré toutes les études montrant à quel point cela améliorerait leur sort. Aux Etats-Unis, un ménage défavorisé sur quatre ne possède pas de voiture, un handicap de taille pour les millions d’Américains qui n’ont pas accès à des transports en commun dignes de ce nom. Et pourtant, il n’existe pratiquement pas de programme fédéral ou local pour satisfaire ce besoin. Le ministère des Transports a prévu d’affecter cette année 71 milliards de dollars au réseau routier et aux ponts, 22 milliards aux transports publics et plus de 8 milliards à des projets ferroviaires, mais rien pour aider les pauvres à prendre le volant.

Les autorités entravent même parfois la mobilité des plus défavorisés. Le programme de prime à la casse de 2009 a ainsi envoyé à la ferraille 690 000 véhicules en état de marche, renchérissant du même coup le prix des voitures d’occasion. Faute d’autre solution, des millions de ménages deviennent la proie des concessionnaires d’occasion qui pratiquent le “Buy Here Pay Here” [Achetez ici, payez ici] – des concessionnaires auxquels ils empruntent la somme nécessaire pour leur achat sans avoir à passer par une banque. Or ces établissements vendent des véhicules avec une marge exagérée tout en prêtant de l’argent à des taux probibitifs. Nombre d’acheteurs finissent par ne plus pouvoir honorer leurs dettes. Les vendeurs saisissent alors les véhicules et les remettent sur le marché. Des solutions alternatives existent, mais elles sont peu nombreuses : 160 organisations à but non lucratif dans le pays

cèdent, à des prix abordables, des voitures d’occasion aux familles dans le besoin. Certaines de ces associations reçoivent des voitures sous forme de dons. D’autres s’en procurent aux enchères, grâce à des fonds privés ou publics. Les bénéficiaires deviennent propriétaires de leur véhicule sans avoir à débourser un centime ou les achètent en empruntant à des taux réduits. Ways to Work, dont le siège se trouve à Milwaukee, dans le Wisconsin, est l’une des organisations les plus importantes du pays. Présente dans 20 Etats, elle finance environ 1 400 achats d’automobiles par an, en prêtant à un taux de 8 % à des candidats à faibles revenus. Seul un crédit sur dix se retrouve en défaut de paiement, souligne le président de Ways to Work – quand 25 % des acheteurs ne remboursent pas les emprunts contractés auprès des établissements pratiquant le “Buy Here Pay Here”. Stacy Gunter a pu bénéficier d’un tel coup de pouce. Cette mère célibataire de 25 ans, au chômage, suivait une formation d’infirmière dans une ville située à quarante-cinq minutes de chez elle, à Charleston, en Virginie-Occidentale. Mais elle n’était pas motorisée. Au bout de quelques semaines, elle avait manqué plusieurs jours de classe. Elle s’est alors adressée au Good News Mountaineer Garage, un programme d’acquisition de voitures destiné aux personnes à faibles revenus. Elle a acheté une Mazda pour 1 dollar symbolique. Plus mobile, Mme Gunter a pu terminer ses études et décrocher son premier poste d’infirmière en 2003. Aujourd’hui mariée et propriétaire de sa maison, elle prépare une spécialisation à l’université Vanderbilt. “Cette voiture a changé ma vie, conclut-elle. Si seulement ce genre de programmes pouvait exister partout !” Ken Bensinger

Canada

Choisir entre Oncle Sam et Albion Le Premier ministre Stephen Harper est en train de redéfinir l’identité canadienne – retour aux racines anglaises ou, au contraire, américanisation ? La Presse (extraits) Montréal

es amateurs d’art contemporain ne sont pas les seuls à avoir remarqué la disparition de deux tableaux signés Alfred Pellan [1906-1988] dans le hall du ministère des Affaires étrangères, à Ottawa. Leur remplacement par un portrait de la reine Elisabeth II, à la fin du mois de juin, a attiré l’attention de plusieurs historiens [la souveraine britannique

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est toujours le chef d’Etat du Canada]. Depuis son élection, en 2006, le Premier ministre Stephen Harper s’active à remodeler l’identité canadienne, constate Matthew Hayday, professeur d’histoire à l’Université de Guelph, en Ontario. Une tendance qui s’accélère depuis qu’il a formé un gouvernement majoritaire, il y a six mois. “Je ne crois pas qu’il soit juste d’appeler cela une américanisation du Canada, estime le chercheur. Harper est certes en train de redéfinir l’identité canadienne, mais il puise son inspiration bien plus loin dans le passé.” En août, le Parti conservateur de Stephen Harper a annoncé une grande commémoration du 200e anniversaire de la guerre de 1812 [les Américains ont alors envahi le Canada pour tenter de le libérer

de l’Empire britannique]. Au cours de ce même mois, Ottawa a greffé le mot “royale” à la marine et à l’aviation. Puis, en septembre, Harper a demandé aux ambassades canadiennes à l’étranger d’afficher un portrait de la reine d’Angleterre aux côtés de ceux du Premier ministre et du gouverneur général [le représentant de la couronne britannique au Canada]. La démarche de Harper rappelle celle de John Diefenbaker. Dans les années 1950, ce Premier ministre conservateur a introduit des défilés militaires et des discours de la reine [ou, en son absence, du gouverneur général] à l’occasion de la fête nationale, le 1er juillet. Misant sur l’héritage britannique, cette vision plaît aux nombreux Canadiens anglais qui ne se recon-

naissent pas dans le pays bilingue et multiculturel construit dans les années 1960 et 1970 par les Premiers ministres libéraux Lester B. Pearson et Pierre Elliott Trudeau. Au lendemain des dernières élections générales, en mai 2011, une chroniqueuse du quotidien Toronto Star prédisait une “américanisation totale” du Canada dans les mois à venir. Certaines politiques semblent lui donner raison. L’abolition du registre des armes à feu a été saluée aux Etats-Unis par la National Rifle Association [NRA, le lobby pro-armes]. La présentation en septembre du projet de loi qui impose des peines plus lourdes aux criminels a été décriée comme étant en droite ligne avec les politiques de loi et d’ordre de certains Etats américains. Martin Croteau


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A lire également sur notre site, “Ces Indiens qui contrarient Morales”, l’analyse de l’ancien président de la Bolivie Carlos Mesa, qui explique comment, fin septembre, les Indiens d’Amazonie ont réussi à faire reculer le gouvernement d’Evo Morales et à faire suspendre le projet de construction d’une route sur leur territoire.

Amérique latine

L’impérialisme version brésilienne Longtemps les LatinoAméricains ont fustigé les Etats-Unis. Mais c’est au tour du Brésil, devenu une puissance économique globale, d’inquiéter ses voisins. Notamment la Bolivie.

défiance. Un projet de route à travers la jungle de la Guyana a été suspendu, de crainte que le Brésil ne submerge son modeste voisin sous des flux migratoires et commerciaux. En Argentine, le gouvernement a coupé court à un projet minier de grande ampleur lancé par une entreprise brésilienne accusée de ne pas embaucher assez d’habitants de la région. En Equateur, les tensions causées par une centrale hydroélectrique ont abouti à une bataille judiciaire sans merci, et des manifestations d’Indiens Asháninkas dans l’Amazonie péruvienne ont remis en cause un projet de barrage. C’est toutefois en Bolivie que les ambitions du Brésil ont provoqué les réactions les plus violentes. Grâce au financement de la Banque brésilienne de développement (BNDES) – un géant financier qui fait paraître dérisoires les prêts de la Banque mondiale –, l’objectif était de construire une route traversant un territoire indien bolivien isolé. C’était compter sans la révolte qui allait s’élever : des centaines de manifestants indiens sont arrivés dans la capitale bolivienne en octobre après une marche éreintante de plus de deux mois à travers l’Amazonie et les Andes. Ils reprochaient au président Evo Morales, autrefois leur champion, de soutenir ce projet. “Llunk’u du Brésil”, pouvait-on lire sur une de leurs pancartes, qui qualifiait le président de sous-fifre du Brésil en quechua, une langue autochtone. Evo Morales, premier président indien de Bolivie et écologiste de son propre aveu, s’est soudain mis à dos une grande partie de sa base électorale en défendant ce projet brésilien qui risque d’aggraver la déforestation. Il a fini par céder aux revendications des manifestants et par renoncer à la nouvelle route. Des entreprises étrangères, chinoises notamment, se développent à toute allure en Amérique latine et doivent parfois faire face à une certaine animosité. Avec environ 200 millions d’habitants, le Brésil reste toutefois le plus grand pays de la région, et l’ampleur et l’audace de son ascension ces dix dernières années expliquent en partie les tensions qui sont apparues.

The New York Times Etats-Unis

n “laquais du Brésil”, c’est le qualificatif dont a été affublé le président bolivien [Evo Morales] par des manifestants indiens [en septembre dernier]. Devant l’ambassade du Brésil, ils dénonçaient avec colère les tendances “impérialistes” de la puissance latino-américaine. Les intellectuels boliviens s’en sont eux aussi pris à la bourgeoisie de São Paulo, qu’ils ont comparée aux chasseurs d’esclaves venus repousser les frontières du Brésil du temps de la colonisation. Ce genre de propos véhéments étaient autrefois réservés aux Etats-Unis, qui exercent depuis longtemps une influence colossale sur toute l’Amérique latine. Aujourd’hui, alors que la domination américaine perd du terrain dans la région et que la puissance politique et économique du Brésil grandit, la nouvelle puissance de l’hémisphère Sud découvre qu’elle peut endosser à son tour un mauvais rôle et être rejetée. “Sur l’Avenida Arce, le pouvoir a changé de côté”, affirme Fernando Molina, chroniqueur pour un journal bolivien, en parlant de la rue de La Paz où la résidence de l’ambassadeur brésilien fait face à l’imposante ambassade des Etats-Unis. Dans plusieurs pays, les ambitions brésiliennes sont accueillies avec

U

Des projets en débat Projet de construction d’une centrale hydroélectrique avec la banque brésilienne BNDES, à Tungurahua GU.

Projet de route Equateur

ÉQ. R

Projet de route

Projet de BOLIVIE barrages PA. sur le río Ene après un accord entre le Pérou et le Brésil ARGENTINE

Abréviations : ÉQ. Équateur, GU. Guyana, PA. Paraguay

1 000 km

É

S

I

L

Des projets jusqu’en Afrique Brasília

Achats de terres par des émigrants brésiliens

Projet Potasio Río Colorado (mine de potasse) mis en œuvre par l'entreprise brésilienne Vale à Malargüe

Courrier international

B PÉROU

Des centaines de milliers d’émigrants brésiliens se sont installés au Paraguay et ont acheté des terres destinées à l’agriculture à grande échelle dans ce pays bien moins densément peuplé. Les Brasiguayos, comme on les appelle [contraction de Brasileiros, Brésiliens, et Paraguayos, Paraguayens], sont parfois encensés pour leur participation au boom économique du Paraguay, mais aussi haïs, car ils contrôlent de grandes étendues du territoire, au point que des militants pour le droit à la terre brûlent parfois des drapeaux brésiliens.

Il y a plus d’un siècle, avant de devenir une république, le Brésil était un empire guignant certes parfois les terres de ses voisins, mais servant le plus souvent d’arbitre dans les conflits régionaux. Aujourd’hui, le pays s’appuie sur un corps diplomatique sophistiqué, des aides étrangères croissantes et les poches bien pleines de sa banque de développement, qui finance des projets non seulement en Amérique latine, mais également en Afrique.

Des drones à la frontière C’est une entreprise brésilienne, OAS, qui a remporté en 2008 le contrat de 415 millions de dollars pour construire la route en Bolivie, avec le concours financier de la Banque brésilienne de développement. En 2011, cette dernière a prêté environ 83 milliards de dollars, contre 57,4 milliards pour la Banque mondiale. “C’est certain, le Brésil ne veut qu’une chose : exploiter nos ressources”, assure Marco Herminio Fabricano, 47 ans, un artisan appartenant à l’ethnie Mojeño qui a participé à la marche sur La Paz. “Evo

croit qu’il peut privilégier ses alliés brésiliens et nous trahir.” Du côté du gouvernement du Brésil, on assure que le but de cette route n’est pas de trahir qui que ce soit ni de s’emparer de ressources. “Nous voulons que le Brésil soit entouré de pays prospères et stables”, explique Marcel Biato, ambassadeur du Brésil en Bolivie, en parlant du financement d’infrastructures en Bolivie et dans d’autres régions d’Amérique du Sud. Le Brésil continue de développer des projets variés en Bolivie, notamment plusieurs centrales hydroélectriques et un programme ambitieux de lutte contre la drogue, qui prévoit le déploiement de drones à la frontière ainsi que la formation et l’équipement des forces de sécurité boliviennes. Depuis le conflit engendré par le projet routier, on se méfie du Brésil en Bolivie. Selon Raúl Prada Alcoreza, un ancien haut fonctionnaire du gouvernement bolivien devenu un virulent critique d’Evo Morales, “tout comme la Chine en Asie, le Brésil veut asseoir son hégémonie régionale sur toute l’Amérique latine”. Simon Romero


Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011

Asie

Pour la première fois depuis la naissance du Bangladesh, en 1971, New Delhi et Dacca ont ouvert un marché commun à leur frontière, le 23 juillet. L’objectif est de développer les échanges commerciaux entre les deux pays, afin de réduire les trafics

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Inde

clandestins. L’Inde et le Bangladesh, qui prévoient de multiplier ce type de marchés, ont également réglé en septembre dernier un gros contentieux au sujet d’enclaves situées de chaque côté de leur frontière commune. En vertu du nouvel accord,

Les passeurs de bétail pris pour cible Une frontière sanglante 100 km

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Tehelka (extraits) New Delhi

ar trois fois cette année, Jinnah, 14 ans, a désobéi à sa mère. A trois reprises, il a fait passer une frontière [de l’Inde vers le Bangladesh] à une vache. Avec les 6 000 roupies [87 euros] ainsi gagnées, il s’est acheté un jean, des manuels scolaires et un téléphone portable qui contient aujourd’hui quelque 200 chansons. Dans cet espace qui s’étend entre les deux pays, le long de la frontière indo-bangladaise, dans le district de Murshidabad (BengaleOccidental), règne une sorte d’irrévérence pour les frontières, pour les nationalités, la légalité, pour la vie même. C’est en réalité à un vaste trafic de bétail que Jinnah et bien d’autres enfants participent. Si, dans ce district très pauvre, ce commerce fait vivre nombre d’Indiens, il est aussi à l’origine de multiples exécutions extrajudiciaires commises par la Border Security Force (BSF, police des frontières). Trois grands acteurs organisent ce trafic [les noms qui suivent sont en bengali]. Le ghatiyal est le commanditaire, le propriétaire des bovins. Le dalal est le “courtier” qui sert d’intermédiaire entre des autorités complices et les trafiquants : certains dalals sont même policiers ou douaniers. En moyenne, “la BSF autorise le passage des vaches dix jours par mois”, nous confie un dalal. Le troisième larron, c’est le rakhal, le passeur, celui qui prend le plus de risques et qui gagne le moins. Il n’est payé qu’à son retour sur le territoire indien, après avoir conduit les vaches jusqu’aux cabanes qu’on lui a indiquées au Bangladesh. Il risque chaque fois de se faire arrêter par la BSF ou d’être abattu à bout portant. Chaque mois, près de 20 000 vaches sont ainsi acheminées à la pointe orientale de l’Inde pour passer la frontière, car la viande de bœuf se vend deux fois plus cher au Bangladesh. R.K. Ponoth, inspecteur général de la BSF, reconnaît qu’il arrive à la police des frontières de tirer sur les trafiquants. “Aucune loi ne nous autorise à ouvrir le feu. Mais, quand nos agents sont confrontés à un délinquant agressif, ils exercent leur droit à la légitime défense.” C’est le motif invoqué dans un rapport de police du commissariat de Raninagar, dans le district de Murshidabad : “Le policier Harpal Singh a été blessé à l’index de la main droite. Sentant sa vie directement menacée, il a ouvert le feu.”

BHOUT. NÉPAL

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BANGLADESH

District de Murshidabad

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JHARKHAND BENGALEOCCIDENTAL

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Dacca

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Golfe du Bengale

Le directeur général de la BSF, le général Raman Srivastava, a reconnu publiquement la mort de 55 Bangladais depuis 2009, dont 32 en 2010 et 7 en 2011. “Nous tirons pour nous défendre, se justifie-t-il. Nous n’avons aucune raison de tirer sur des civils innocents. Nous tirons sur les criminels qui violent la législation transfrontalière.” Depuis 2007, l’ONG Masum, établie à Calcutta, a recensé de son côté 165 morts. L’organisation a par ailleurs déposé au moins 150 plaintes devant la Commission indienne des droits de l’homme : 29 ont été classées, et 98 sont toujours en attente de réponse. Ces exécutions se font en effet au mépris de la loi indienne et du droit international. Contrairement à l’armée, la BSF ne jouit pas de pouvoirs spéciaux : elle ne peut ouvrir le feu qu’en cas de légitime défense et elle abuse de ce droit. Il suffit

“Nous n’avons aucune raison de tirer sur des civils innocents” de passer en revue ces quelques morts : Asif Iqbal, 13 ans, et Shahin Sheikh, 15 ans, abattus alors qu’ils faisaient passer des vaches pour 200 malheureuses roupies [3 euros] ; Sumanta Mondal, 15 ans, tué alors qu’il cueillait de la moutarde dans ses champs après 17 heures ; Sushanto Mandal, 15 ans, qui nageait dans un lac et qui, pris en chasse par une vedette de la BSF, a été tué par son hélice. “Pas un seul membre de la BSF n’a été arrêté ou inquiété pour aucun de ces crimes”, souligne Kirity Roy, le fondateur de Masum. L’Inde partage avec le Bangladesh une frontière perméable longue de 2 216 km.

Courrier international

A la frontière entre l’Inde et le Bangladesh, la police des frontières a la gâchette facile. Chaque année, elle tue en toute impunité des dizaines de trafiquants de bétail, qui défient la loi pour une bouchée de pain.

Selon les directives indiennes, les postes de la BSF doivent se situer à 150 mètres de la “ligne zéro”, une clôture marquant la frontière internationale. Mais, dans le district de Murshidabad, les postes de la BSF sont situés à 8 km de la ligne côté Inde. Cela a de facto donné naissance à une ligne de contrôle, qu’on appelle par ici la “route de la BSF”. Au-delà règne une sorte de no man’s land : c’est là qu’ont lieu la plupart des exécutions. “Je suis censé surveiller le territoire bangladais, mais je ne fais que surveiller des champs indiens, déplore l’agent de la BSF Amit Kumar. Et, comme la frontière n’est pas efficacement clôturée, le trafic se poursuit.” Il est 21 heures passées, près de la frontière à Murshidabad. Samrat, 15 ans, doit livrer du bétail indien au Bangladesh. Ce soir, il ne franchira pas la frontière. Il laissera les vaches à un point de ramassage et empochera 100 roupies [1,50 euro] par animal. “J’ai peur, reconnaît-il. Mais je le fais pour l’argent.” Pour être sûr qu’il rejoindrait le point de ramassage, un ghatiyal a donné à Samrat deux bons : un bleu portant le symbole d’un paon, l’autre jaune, orné d’un tigre. Délivrés par la police et les douanes, ces bons sont des “passeports”, les preuves que ces autorités ont reçu leur part et vous laissent la voie libre. Bâton en main, suivi de trois vaches, le jeune garçon poursuit sa route. Il fait nuit, le brouillard est épais et on ne voit que des silhouettes, la sienne et celle des bêtes. Ces convois de bétail passent donc au Bangladesh avec la bénédiction de représentants de la BSF : c’est la “ligne BSF”. Cependant, nombre de ghatiyals préfèrent faire passer les vaches au nez et à la barbe des autorités. Le risque est plus grand, mais le bénéfice aussi : on se dispense de verser un tribut aux agents de la BSF, qui peut atteindre 5 000 roupies [73 euros] pour deux bovins. Pour un convoi par la “ligne BSF”, le passeur ne perçoit en moyenne que de 500 à 1 000 roupies [7 à 15 euros] par paire d’animaux. Un trafiquant de bétail risque sa vie pour différentes raisons. Parfois en raison de tensions entre les divers acteurs du trafic ou à cause d’un manque de coordination – par exemple, quand un poste de la BSF a autorisé le passage des trafiquants, mais que les policiers d’un autre poste ouvrent le feu. D’autres fois encore, c’est l’audace d’hommes désespérés qui essaient de passer inaperçus qui en conduit d’autres à la mort. Milton Sheikh a été tué en juillet 2010. “Alors qu’il franchissait une ‘ligne BSF’, d’autres trafiquants de bétail ont tenté de se faufiler sans payer, raconte Maphikool, un témoin. Les policiers se sont mis en colère : ils ont attrapé Milton et ils l’ont tué.” Tusha Mittal

les “apatrides frontaliers” vivant dans ces poches territoriales pourront choisir leur nationalité. Décryptage dans “La fin d’une frontière en trous de gruyère”, publié le 9 septembre dernier sur courrierinternational.com.

Le mot de la semaine

“sima” La frontière La géographie politique de l’Inde moderne est née dans un véritable bain de sang. La division de l’Inde britannique, le 15 août 1947, donna naissance à deux Etats, la république d’Inde et la république islamique du Pakistan, provoquant la migration dans la panique de 12,5 millions de personnes. Sur fond d’effroyables massacres, hindous et sikhs fuyaient le Pakistan, proclamé nouvelle terre d’islam, alors que les musulmans situés sur le territoire indien s’empressaient de le rejoindre. Le tracé de la frontière, la sima, fut très vite source de controverse, notamment pour le partage de l’Etat du Cachemire, territoire à majorité musulmane gouverné par un maharadjah hindou. Les frontières du Cachemire demeurent une pomme de discorde très sensible entre l’Inde et le Pakistan, déjà à l’origine de quatre guerres. Sima possède des significations multiples : ce terme veut dire aussi la limite, le seuil, la lisière, le bord. On le retrouve dans le mot simant, la raie que l’on trace dans les cheveux, mais aussi dans ceux, plus politiques, qui trahissent l’angoisse des frontières disputées : simarekha, la ligne de démarcation, simavivad, une dispute frontalière, et simatikraman, la violation de l’intégrité territoriale. L’Inde a connu la simatikraman en 1962, quand la Chine s’est emparée d’un bout de territoire qu’elle considérait comme lui revenant de droit. Les limites géographiques qui séparent les deux géants asiatiques restent également contestées. New Delhi veille d’ailleurs jalousement à ce que toute carte de la région représente les frontières telles qu’elle les entend : en mai dernier, les autorités indiennes ont fait poser un autocollant blanc sur les 28 000 exemplaires de l’hebdomadaire britannique The Economist distribués en Inde pour cacher une carte jugée inexacte. La mondialisation, dont l’Inde a su profiter ces dernières années, a fait disparaître bien des frontières. Mais celles qui délimitent son territoire national restent à défendre – même sur le papier. Mira Kamdar Calligraphie de Abdollah Kiaie


Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Espoir Qui l’aurait cru voilà quelques

semaines ? Pour accompagner son édition du 14 novembre, l’hebdomadaire The Myanmar Times a publié un tiré à part de douze pages revenant sur les signes d’ouverture enregistrés depuis une année.

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Ainsi légende-t-il une photo d’Aung San Suu Kyi s’apprêtant à relâcher un oiseau “L’espoir règne”. Et la liberté de ton et d’analyse est à la mesure du dégel dont bénéficient désormais les médias à l’intérieur du pays.

Myanmar

La liberté pour de vrai ? Le pouvoir birman vient d’engranger plusieurs succès diplomatiques. Mais, face aux signes d’ouverture dans la rue comme au sein de l’opposition, chacun peine encore à y croire.

Le Myanmar INDE CHINE E Trop. du Cancer Trop T

B.

ung San Suu Kyi inspire profondément. Elle réfléchit. Intensément. Il est vrai, après tout, qu’elle s’apprête à répondre à la question qui habite aujourd’hui l’ensemble de ses compatriotes : le Myanmar est-il engagé pour de bon sur la voie du changement ? est-il véritablement en passe d’émerger des ténèbres de la dictature militaire pour se diriger vers une aube nouvelle d’ouverture et de liberté ? Lentement, comme pour peser chacun de ses mots, le Prix Nobel de la paix déclare : “Je pense que l’on peut dire que nous assistons à l’ouverture de la route vers la démocratie.” Ses propos, tenus la semaine dernière lors d’un rassemblement marquant le premier anniversaire de la levée de son assignation à résidence, survenaient après plusieurs semaines de signaux positifs. Et en fin de semaine les choses se sont une fois encore accélérées : l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est a accordé au Myanmar sa présidence tournante pour 2014 ; le président Obama a téléphoné à Aung San Suu Kyi et confirmé que la secrétaire d’Etat Hillary Clinton se rendrait dans le pays le 1er décembre ; Aung San Suu Kyi et la Ligue nationale pour la démocratie (LND) ont accepté de se réenregistrer auprès des autorités et de se présenter aux élections [législatives] partielles à venir. Incontestablement, une nouvelle page se tourne.

A

Mandalay

Naypyidaw Golfe du Bengale

LAOS

THAÏLANDE

Rangoon 400 km Delta de l’Irrawaddy

B. Bangladesh

Sans surprise, dans la rue, l’optimisme prévaut, mais un optimisme teinté de prudence. Soe Myint, un libraire du centre de Yangon [nom officiel de Rangoon, l’excapitale], fait partie des plus optimistes. Une large photo du général Aung San, héros de l’indépendance et père d’Aung San Suu Kyi, trône dans son échoppe. Les années et les mites ont donné un sérieux coup de vieux au cliché. Mais les vis du cadre sont neuves. “Je ne l’ai accroché que la

“J’ai eu mes papiers. Le plus sidérant : je n’ai pas versé de pots-de-vin” semaine dernière, confie le bouquiniste. Avant, la police et l’armée l’auraient vu de la rue et m’auraient cherché des ennuis. Maintenant, je pense que ça se passera bien. Petit à petit, les choses vont s’améliorer. La tendance est lancée, maintenant.” Dans les rues alentour, les étals installés à même les trottoirs vendent eux aussi des photos du général Aung San et de sa

Courrier international

South China Morning Post (extraits) Hong Kong De Rangoon

fille. Mais Ohn Kyaw, comptable dans une agence de voyage, presse le pas en les longeant. “Je ne veux même pas qu’on me voie les regarder”, explique-t-il une fois à l’abri au coin de la rue. “C’est certainement un piège. Je voudrais bien croire tout ce que je vois sur l’assouplissement de la censure, la libération d’Internet, etc., mais je n’y parviens pas. Pas encore.” Tin Tin, 47 ans, un vendeur de jade sino-birman qui exerce sur le plus grand marché de la ville, préfère, lui, évoquer les changements qu’il y a eu dans son quotidien. “J’ai enfin obtenu mes papiers d’identité. Je croyais que ça n’arriverait jamais. Le plus sidérant, c’est que je n’ai même pas eu besoin de verser de pots-de-vin à qui que ce soit. Les petits fonctionnaires nous disent que ces pratiques appartiennent désormais au passé. Si c’est vrai, le changement est colossal !” En déambulant dans les rues ombragées de l’ancienne capitale aux bâtiments encore peu élevés, on remarque que les larges panneaux rouges exhortant les citoyens à “écraser les conspirateurs et les espions” et à garder l’œil sur les “complices” ont disparu. Les postes de police ne se sont cependant pas encore séparés du message “Je peux vous aider”, rédigé de manière sibylline comme une affirmation et non comme une question. Et les policiers eux-mêmes, munis d’armes automatiques et de lancegrenades, restent en faction à l’ombre des arbres aux points stratégiques de la ville. Leur présence rappelle que les défis à venir ne doivent pas être sous-estimés. Débarquer ici en provenance de Bangkok, c’est, il est vrai, revenir plusieurs décennies en arrière. Des voitures japonaises déglinguées des années 1970 et 1980 sillonnent les rues défoncées. Les téléphones mobiles se négocient plus de 500 dollars [environ 370 euros] et les cartes de crédit ne sont d’aucune utilité. L’accès à Internet a beau avoir été libéré, le débit est si faible que la moindre opération prend un temps considérable.

Une semaine-clé 17 novembre A Bali, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) confirme que le Myanmar occupera sa présidence tournante en 2014. 18 novembre Après avoir téléphoné à Aung San Suu Kyi, le président américain Obama annonce une visite de sa secrétaire d’Etat Hillary Clinton les 1er et 2 décembre au Myanmar, une première à ce niveau diplomatique depuis un demi-siècle. La Ligue nationale pour la démocratie (LND) décide de se réenregistrer auprès des autorités. Elle participera aux élections partielles annoncées pour décembre, avec 48 postes à pourvoir. Le 21 novembre, la LND fait savoir qu’Aung San Suu Kyi devrait être candidate. 19 novembre Pourparlers de paix entre le gouvernement et cinq groupes armés affiliés à des minorités ethniques, dont deux organisations karen et shan importantes. Trois ont accepté, de manière informelle, un cessez-le-feu. Le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon déclare vouloir se rendre au Myanmar le plus rapidement possible.

Quand, la semaine dernière, Aung San Suu Kyi, flanquée d’hommes âgés qui ont survécu à vingt ans de lutte acharnée, s’est exprimée, l’ampleur de la tâche sautait aux yeux. A l’image de son siège, cabane au sol de béton et au toit de tôle, la LND devra reconstruire un réseau si elle entend jouer un rôle politique de premier plan. Aung San Suu Kyi n’ignore pas le chantier qui l’attend. La mise sur pied de ce réseau, la poursuite de la lutte pour la création d’un Etat de droit et la libération des derniers prisonniers politiques figurent en tête de ses priorités. Jusqu’à maintenant, elle s’imposait comme un chef moral ; à elle désormais de montrer qu’elle a l’envergure d’un stratège et d’un chef politique.

Entretien

“Les militaires ne jouent qu’un rôle de second rang” Pour l’historien Thant Myint-U, petit-fils du secrétaire général des Nations unies U Thant (de 1961 à 1971), le désir de ne plus être à la traîne explique les réformes. Ces derniers mois, le régime birman, dominé par les militaires, a pris des initiatives qui semblent traduire un désir de légitimité et de reconnaissance accru. Va-t-il renoncer à ses pouvoirs ou ces initiatives visent-elles

à amadouer l’Occident afin d’obtenir une levée des sanctions ? Thant Myint-U Ces changements représentent le plus grand virage politique au Myanmar depuis que l’armée a pris le pouvoir, en 1962. La vieille junte a été dissoute. Les militaires ne sont plus seuls aux commandes. Après vingt ans de pouvoir, le régime autocratique du généralissime Than Shwe a pris fin [avec l’élection du président Thein Sein,

en mars 2011]. Un système politique nouveau a été mis en place, au sein duquel un gouvernement quasi civil, l’armée et un Parlement partiellement élu se partagent le pouvoir. Des réformes économiques majeures sont en cours. Il faut ajouter à tout cela le dialogue entre Aung San Suu Kyi et le nouveau président, Thein Sein, la remise en liberté de plus de 200 prisonniers politiques et l’environnement médiatique le plus libre que

le pays ait connu depuis 1962. Et l’on se tromperait du tout au tout en pensant que la transition en cours est née d’un désir d’accroître la crédibilité internationale du pays ou de faire lever des sanctions. Pourquoi une telle transition ? Parce que tout le monde pense à juste titre que le pays doit faire son entrée dans le XXIe siècle et qu’une dictature militaire est intolérable et contraire aux intérêts de l’immense majorité

de la population. La politique est avant tout une affaire intérieure, même au Myanmar. Quel rôle les militaires vont-ils jouer dans l’application du programme de réformes ? Les vieux commandants ont pris leur retraite. Les généraux en poste aujourd’hui sont des hommes récemment promus, beaucoup plus jeunes. Aujourd’hui, les militaires ne jouent qu’un rôle de second rang au sein du gouvernement. The Hindu (extraits), Madras


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Spécial Côte d’Ivoire

Revoilà la violence ! Les élections

sont toujours risquées en Côte d’Ivoire. Le président sortant, Laurent Gbagbo, qui contestait sa défaite, a été délogé du palais le 11 avril 2011 par les forces

Elections

Les candidats indépendants menacent les grands partis Les candidatures sans étiquette ont été favorisées par le boycott du parti de l’ancien président Laurent Gbagbo et les dissensions internes au sein de la coalition au pouvoir. Elles pourraient faire la différence. Soir Info Abidjan

euf cent soixante-quatre dossiers réceptionnés pour un total de 1 185 candidats titulaires, 439 candidats indépendants provenant de 34 formations ou groupements politiques, 89 % d’hommes et 11 % de femmes en termes de représentation. Tel est le point des candidatures aux prochaines législatives, effectué le jeudi 10 novembre 2011 par la Commission électorale indépendante (CEI). Les chiffres avancés, notamment en ce qui concerne le nombre de candidatures indépendantes, sont symptomatiques de la situation difficile que vivent les partis politiques engagés dans la course. Le nombre élevé (439) de candidats indépendants issus des partis politiques montre bien que ces partis, notamment le PDCI et le RDR [alliance au pouvoir], ont eu du mal à canaliser leurs hommes. Ces deux grandes formations politiques du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP) n’ont pas réussi à créer l’union sacrée, ni en leur sein ni au sein de leur coalition. La première décision prise par leurs présidents, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara, a été violemment contestée par la base. Les deux mentors ont dû reculer. Face à la pression, ils ont autorisé tous les prétendants à la candidature à se lancer dans le jeu. Si cette dernière décision a le mérite d’ouvrir la compétition à tout le monde, elle n’est pas loin de mettre les partis membres du RHDP dans une situation inconfortable. Les candidats indépendants qui n’ont pas eu la caution de leur formation politique constituent une véritable menace pour le PDCI, le RDR, l’UPDCI et le MFA [membres du RHDP]. Cela est aussi valable pour les autres partis qui prendront part aux législatives à venir. Des candidats qui vont à la compétition sous la bannière de leur formation politique pourraient mordre la poussière devant des indépendants. Et il n’est pas évident que les indépendantsvainqueurs retournent dans leur parti d’origine. Par ailleurs, il est à craindre, surtout pour les grands partis, que les indépendants-vainqueurs songent à se mettre ensemble pour créer un groupe parlementaire. Un tel schéma pourrait rendre

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davantage difficile la tâche du RHDP à l’hémicycle, étant entendu que cette coalition veut garantir au chef de l’Etat la majorité au Parlement. Les indépendants, une fois unis dans un groupe parlementaire, pourraient, pour se venger, “emmerder” le pouvoir dans le vote des lois. Pour l’instant, le nombre important de candidats indépendants va jouer sur l’équilibre des partis politiques dont ils sont issus. La campagne électorale, on peut le penser, sera électrique entre les indépendants et les candidats des partis politiques. Elle pourrait laisser des cicatrices. Bamba Idrissa Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

Boycott

Gbagbo, l’absent omniprésent L’ancien président, détenu dans le nord du pays, reste un acteur clé. Le Front patriotique ivoirien (FPI), son parti, a décidé de boycotter les législatives. Il conditionnait sa participation à la libération de son leader. Pourtant, jusqu’au bout, Alassane Ouattara a tenté de

convaincre le FPI d’aller aux élections. Face à son intransigeance, Ouattara a tranché. “Le dossier de la négociation avec le FPI est clos, la date du 11 décembre ne sera pas reportée, nous irons aux élections, et que le meilleur gagne !” a t-il déclaré dans Le Patriote de dimanche

dernier. Le FPI est au bord de l’implosion. L’Intelligent d’Abidjan a dressé une liste de 20 députés qui ont décidé de participer aux législatives. Malgré son boycott, le parti de Gbagbo tient des meetings, qui ont déjà dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre.


Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 de son adversaire Alassane Ouattara, avec l’appui militaire de la France. Les législatives du 11 décembre prochain sont un test majeur. Le Nouveau Courrier d’Abidjan,

proche de l’opposition, s’inquiète de la montée de la violence. Le quotidien dénonce la répression des meetings du parti de Laurent Gbagbo.

Réconciliation

L’inertie de la Commission

Vite de l’argent ! Le financement

du scrutin ivoirien est un casse-tête. Il n’est toujours pas bouclé. Le président de la commission électorale indépendante, Youssouf Bakayoko, a lancé un appel aux bailleurs de fonds, le 10 novembre

dernier, dans Nord-Sud, avec une longue liste d’urgences. Le représentant spécial des Nations unies, Bert Koenders, a promis 9 millions d’euros. Les Etats-Unis se sont engagés à verser 3,6 millions de dollars.

Les illusions perdues des Ivoiriennes

Un mois et demi après sa mise en place, en grande pompe, la Commission est très critiquée. Le Temps (extraits) Abidjan

Nord-Sud (extraits) Abidjan

a révolution annoncée par la gent féminine n’aura pas lieu. Du moins, pas aussi vite qu’elles l’ont rêvé. La représentativité de 30 % qu’elles espéraient avoir au Parlement est tombée à l’eau. Pis, elles courent irrémédiablement le risque d’être sous-représentées. Si l’on en croit les statistiques rendues publiques par la Commission électorale indépendante (CEI), les femmes en lice pour les législatives représentent à peine 11 % des prétendants aux postes de députés. Un mauvais score qui ne rassure personne quant au pourcentage de la gent féminine sur les sièges du Parlement pour la prochaine législature. “Il y a des femmes qui se sont

harles Konan Banny, président de la célèbre Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR), mise sur pied avec un boucan incroyable pour mener les Ivoiriens vers la réconciliation et la paix, semble assoupi. Déjà. La CDVR donne aujourd’hui le sentiment d’avoir créé une structure inutile qui a le don d’engloutir le peu d’argent des Ivoiriens. On avait entendu dire que Banny avait désormais le destin de la Côte d’Ivoire entre les mains. Un destin dont, apparemment, on se moque. Comment réconcilient-ils les Ivoiriens en dépensant insouciamment leur argent ? Que font-ils réellement derrière tous ces titres ronflants de président, vice-président, membres, etc. ? Jusqu’à preuve du contraire, rien. La CDVR a laissé passer des occasions où elle était censée monter au créneau pour ramener à l’ordre les ennemis de la paix. Le meeting du FPI [Front patriotique ivoirien, parti du président déchu] à Koumassi a été sauvagement réprimé par les militants du RDR [Rassemblement des républicains, parti d’Alassane Ouatarra] sous la bénédiction des éléments FRCI [ex-forces rebelles, soutien du président actuel]. Banny n’a pas bronché. Le meeting de la jeunesse du FPI à Yopougon a été étouffé et les préparatifs brimés. On y a même dénombré des disparus. Mais Banny ne s’est pas ému. Il n’a fait aucune déclaration. Or, si le récent meeting du FPI à Marcory s’est tenu sans le moindre débordement, cela signifie que ce parti n’a pas la culture de la violence et que ses manifestations sont sans risque, s’il n’y a pas d’infiltrés malveillants. On sait que la justice des vainqueurs, c’est celle où le gourou vainqueur d’une guerre distribue des postes-récompenses à ses hommes pour que, sans rien faire, ils puissent se mettre à l’abri du besoin. Ils sont payés non pas pour le travail à faire, mais pour celui déjà accompli dans la rébellion. L’Ivoirien le plus ignorant se rappelle le rôle de déstabilisateur joué par Charles Konan Banny lors de son passage à la primature sous Laurent Gbagbo. Et voilà qu’on le nomme là où personne ne l’attend, dans la mesure où il fait partie du problème des Ivoiriens et ne peut être à la fois leur confesseur et leur réconciliateur. Mais, comme le pays se trouve déjà à l’envers, on a laissé faire. Espérant que Banny saura se montrer au-dessus des suspicions légitimes. Germain Séhoué

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Parité

Le nouveau pouvoir avait promis la parité, suscitant un immense espoir chez les femmes ivoiriennes. Déception à l’arrivée.

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présentées pour être désignées comme candidates pour le compte de leurs partis. Malheureusement, celles-ci n’ont pas été choisies et c’est dommage”, regrette la directrice de l’Egalité et de la Promotion du genre, Kaba Fofana, persuadée que cette sous-représentation app a raît comme une tache noire dans la politique de bonne gouvernance des nouvelles autorités. “Ce n’est pas un bon point pour la bonne gouvernance que nous voulons promouvoir. L’action positive à l’égard des femmes est désormais une question de droit qui participe du développement harmonieux”, argumente Mme Kaba, qui se déclare “inquiète pour l’avenir”. “On est très loin des 30 % de représentativité au Parlement, mais à qui la faute ?” s’interroge Mah Sogona Bamba, candidate aux législatives à Taffiré [Nord]. “Certaines de

nos sœurs attendaient certainement qu’on leur déroule le tapis rouge. Partout il faut se battre. Ce n’est pas parce qu’on a dit que les femmes doivent avoir 30 % de représentativité qu’il faut rester les bras croisés pour attendre que ce vœu se réalise tout de go”, nuance-t-elle. “Le combat n’est jamais gagné d’avance. Il a fallu que je me batte pour faire accepter ma candidature. Dès lors que je me suis rendu compte que mon handicap serait mon statut de femme, j’ai commencé à sensibiliser les populations de Taffiré”, raconte la candidate du Rassemblement des républicains (RDR) aux législatives. A titre d’illustration, les femmes, au cours de la législature de 1995 à 2000, représentaient 8 % des députés qui siégeaient au Parlement à cette période. Elles étaient au nombre de 14 sur un total de 175 députés. Malheureusement, pour la législature qui s’achève, leur taux de représentativité n’a guère évolué. Il a stagné à 8 %. Et rien ne garantit une progression pour la prochaine législature. Marc Dossa Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

Baromètre

Après la guerre, les bonnes affaires… Kouté est à Abidjan ce que Montmartre est à Paris : un village traditionnel au cœur de la ville. Reflet de l’activité économique, son marché a repris. Fraternité Matin, Abidjan

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ous sommes le vendredi, deuxième jour du marché à Kouté, et l’ambiance est celle des grands jours d’échanges. Les habitués de ce lieu, situé dans la commune de Yopougon, renouent avec les bruits des commerçants pour attirer l’attention des clients vers leurs étalages. “Avant le mois de juillet, cet espace n’était qu’un vaste terrain nu. Ce marché n’a pas échappé au pillage. Ici, ce sont les tables qui ont été visées parce qu’elles ont servi de bois de chauffe pour les femmes qui ne trouvaient plus de charbon de bois ni de gaz butane pour la cuisine à cause de la guerre qui battait son plein. Mais par la grâce de Dieu nous avons pu reconstituer ce marché pour le village”, se félicite Sané Ananias, un des douze collecteurs d’impôt que compte ce marché. Ananias est heureux de la reprise des activités de ce marché, car il fait partie du patrimoine du village. “Tout ce que nous

collectons sur ce marché est destiné au village, y compris le droit d’adhésion qui coûte 5 000 francs [7,50 euros]”, révèle-t-il. Les villageois n’ont pas été les seuls à saluer cette réouverture. Les commerçants et les clients affichent aussi leur satisfaction. Puisque tout le monde y trouve son compte, selon Ibrahim, un Nigérien vendeur d’habits d’enfant. “Pendant que les grossistes cassent les balles des friperies, certains les achètent pour les revendre sur place et les autres pour les convoyer vers d’autres marchés.” A ces deux groupes de clients s’ajoutent les petits clients qui cherchent à renflouer leur garde-robe de vêtements de marque. C’est le cas de Rodrigue, jeune étudiant qui dit être là pour se faire plaisir. “Je viens pour acheter mes vêtements parce que, ici, je suis convaincu que ce que j’achète n’est pas de la contrefaçon.” Quant à Nicole, elle fait partie des revendeurs de friperie. Elle soutient que ce marché a toujours constitué son gagnepain. “Depuis que je suis arrivée à Abidjan, en 1998, je n’ai raté aucun rendez-vous du marché de Kouté. Mais la crise m’a amenée à fuir la commune de Yopougon pour me réfugier au village. Et depuis mon exil je priais pour le retour à la normalité afin de reprendre mes activités”, dit-elle. Vu que les places se vendent comme des petits pains depuis sa réouverture, le

constat de Koutouan Claude, le gérant de cet espace, est sans équivoque : “Le marché de Kouté se porte très bien et continuera encore pendant longtemps à accueillir, les mardis et les vendredis, commerçants et clients de la capitale économique de notre pays.” Nadevie Bosson-Achy

Economie

A marche forcée Le 15 novembre 2011, la Côte d’Ivoire a obtenu un allégement de 78 % de sa dette extérieure, soit 292 millions d’euros, auprès de ses créanciers du Club de Paris (qui regroupe 19 pays prêteurs). Déjà, le 4 novembre, le Fonds monétaire international (FMI) avait accordé à Abidjan un prêt de 446 millions d’euros, qui sera versé sur trois ans. Le FMI a aussi effacé 5,89 millions d’euros de dette. La baisse du produit intérieur brut (PIB), qui aurait dû être de 6,3 %, sera limitée à 5,8 %. La Côte d’Ivoire représente près de 40 % du PIB de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa). Le pays est le premier exportateur mondial de cacao (40 % de la production).


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Afrique

Anti-islamiste Selon des câbles

révélés par WikiLeaks, le roi Mohamed VI serait très méfiant visà-vis des islamistes, relate le site marocain Lakome.com. Il aurait notamment déclaré

à ses interlocuteurs américains : “Ne soyez pas dupes parce qu’ils semblent raisonnables et très agréables. Les Etats-Unis ne devraient pas se faire d’illusions à leur sujet, ils sont antiaméricains.”

Maroc

Des élections, pour quoi faire ? Selon la réforme constitutionnelle validée par référendum le 1er juillet, le roi devra désigner un chef du gouvernement au sein du parti victorieux du scrutin du 25 novembre. Toutefois, un titre religieux donne au roi un pouvoir sans limites. TelQuel (extraits) Casablanca

rintemps 2011, un vent de révolte souffle sur le monde arabe et atteint le royaume chérifien. Des milliers de Marocains défilent dans les rues pour exiger des réformes politiques et la mise en place d’une véritable monarchie parlementaire. Parmi leurs revendications, l’abrogation de l’article 19 de la Constitution, qui symbolise le fondement d’un pouvoir absolu exercé au nom de la commanderie des croyants. Pour les manifestants, toute réforme n’est que chimère en présence de cet article, considéré comme “une Constitution au cœur de la Constitution”. L’article 19 dépasse le champ du symbolique et du religieux pour fonder et légitimer un pouvoir politique et législatif sans limites, qui n’est soumis à aucun contrôle. Tout a commencé juste après l’indépendance [mars 1956]. La monarchie est alors à couteaux tirés avec le mouvement nationaliste. Parmi les enjeux figure l’élaboration de la Constitution. Après son intronisation [mars 1961], Hassan II décide de réagir en préparant lui-même, avec l’aide de juristes français et de proches collaborateurs, un projet de Constitution, soumis ensuite à référendum. Libéral et d’inspiration occidentale, notamment française, le projet de la Constitution de 1962 ne s’appuie à aucun moment sur la religion pour

P

Faible taux de participation. Dessin de Bertrams paru dans De Groene, Amsterdam. légitimer le pouvoir du roi. C’est là où Allal El-Fassi [1910-1974, figure emblématique du nationalisme marocain] et Abdelkrim Al-Khatib [1921-2008, premier chirurgien marocain et homme politique] proposent l’introduction d’un titre purement honorifique et symbolique : le roi, Amir Al-Mouminine [commandeur des croyants]. L’article 19 est né de cette suggestion. Pour les deux nationalistes et chantres de la tradition, ce titre est un marqueur, une affirmation de l’identité islamique du pays.

La justice marocaine fournit au chef religieux ses premiers atouts d’invulnérabilité et d’immunité. C’est ainsi que la Cour suprême a estimé, dans un fameux arrêt de 1970, que les décisions du roi, commandeur des croyants, ne peuvent faire l’objet d’aucun recours. Hassan II incarne de plus en plus l’image de l’imam, du descendant d’une lignée prophétique, du guide religieux qui n’hésite pas à interpeller les oulémas sur une subtilité théologique. C’est dans le domaine politique que la

suprématie du commandeur des croyants se déploie et s’étend le plus. En tant que “représentant de Dieu sur terre”, le roi se place désormais au-dessus de toutes les institutions politiques, balaie la séparation des pouvoirs et trône en monarque absolu. Dans son discours du trône du 30 juillet 1999, Mohammed VI parle de démocratie, des droits de l’homme, de séparation des pouvoirs et n’évoque à aucun moment son statut de commandeur des croyants. Mais la référence à l’article 19 ne va pas tarder. Quand des voix s’élèvent pour demander la modernisation de la monarchie et le bannissement de certaines pratiques anachroniques comme le baisemain, le roi répond fermement par un discours, le 20 août 1999, en rappelant qu’il est le commandeur des croyants. Mohammed VI cite alors l’article 19 presque dans son intégralité. Un changement, oui, mais dans la continuité. Mohammed VI réussit à mener l’une des réformes les plus symboliques de son règne, l’adoption du nouveau Code de la famille, la réforme de la Moudawana, au nom de la commanderie des croyants, en sa qualité de chef religieux, capable d’interpréter les textes religieux et d’opposer sa lecture à celle de la communauté. Pour contourner un débat religieux périlleux au Parlement, Mohammed VI ne soumet à l’examen des députés que les dispositions d’ordre civil, tandis que les questions litigieuses, relevant de l’ijtihad [interprétation des textes religieux], restent du “ressort exclusif d’Amir Al-Mouminine”. Mohammed VI a aussi utilisé son autorité religieuse pour mettre fin à la cacophonie des fatwas et des avis parfois farfelus et risibles, en confiant le monopole des fatwas au Conseil supérieur des oulémas, dépendant du roi. Abdellah Tourabi

Analyse

Les islamistes gagnent du terrain Pour beaucoup, cela sonne comme une évidence : le prochain chef de gouvernement sera un islamiste. Faute de sondages d’opinion politiques (interdits par la loi), un groupe de cybermilitants a mené sa petite enquête auprès des habitants du quartier Sbata à Casablanca. Résultat : une grande majorité d’entre eux affirme “ne pas rester insensible au charisme et aux colères d’Abdelilah Benkirane, le secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD)”. Si la sympathie suscitée par le PJD auprès des classes urbaines populaires semble être restée intacte, c’est bien

l’attrait qu’exerce le parti auprès de la bourgeoisie et des hommes d’affaires qui détonne le plus aujourd’hui. Dans ces milieux, Benkirane n’est plus ce “démago infréquentable”, “populiste à souhait”et “dangereux pour la démocratie”. L’homme est aujourd’hui reçu avec les honneurs à la Bourse de Casablanca. Il passe même prendre le thé avec les dames BCBG de la haute société, qui le trouvent “chaleureux et décontracté”. Un comble ! Selon plusieurs militants islamistes, ce changement est le fait d’un homme : Abdelilah Benkirane. Depuis son élection

à la tête du parti, en 2008, il a affirmé vouloir normaliser les relations du PJD avec ses différents partenaires politiques. Parallèlement à cela, la formation islamiste a opéré un sérieux toilettage de son discours. Le parti déserte peu à peu le terrain de la morale pour occuper celui de la realpolitik et de la lutte contre la corruption sous toutes ses formes. “Des gens vous poseront encore et toujours les mêmes questions. Interdirez-vous les maillots de bain sur les plages ? Fermerezvous les bars ? A tous ces gens, répondez que nous sommes candidats pour régler des

problématiques beaucoup plus importantes, comme le chômage, la santé, l’éducation et la justice”, expliquait récemment Benkirane aux têtes de liste de son parti, réunis à Rabat. Le PJD a également envoyé des messages rassurants au palais. Benkirane a affirmé, par exemple, qu’il ne voyait “aucun inconvénient à ce que le roi fasse appel à une personnalité autre que le secrétaire général pour former un gouvernement”. Lors des précédentes élections, la Jamaâ d’Al Adl Wal Ihsane [le mouvement Justice et bienfaisance, interdit mais toléré, qui partage avec le PJD

le même référentiel islamique] se disait simplement “non concernée par le processus électoral”. En l’absence de consignes de vote claires, certains de ses membres pouvaient donc voter en faveur du PJD. Désormais, il faudra faire sans la Jamaâ [qui appelle au boycott] le 25 novembre*. Ce qui est loin d’entamer la détermination des Frères. Le PJD parie en effet sur un vote sanction contre les partis participant à l’actuel gouvernement. Driss Bennani, TelQuel (extraits) Casablanca *Voir CI n° 1098 du 17 au 23 novembre et la nouvelle de Mohamed Leftah p. 66.


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Moyen-Orient Syrie

Au bord de la guerre civile L’opposition à Bachar El-Assad se militarise. Certains demandent à l’Occident d’installer en Syrie une zone d’exclusion militaire.

d’intervenir militairement. Ce n’est pas explicite, mais cela s’impose : comment faire respecter une zone d’exclusion aérienne sans se donner des moyens militaires de coercition.”

Tout se décidera à l’extérieur Le Temps Genève

es blindés entourent la vieille ville de Homs [dans le nord de la Syrie] depuis plusieurs jours, il y en a 140 au moins qui encerclent un quartier apeuré pour traquer d’éventuels déserteurs. En réaction aux violences qui embrasent la Syrie, la Ligue arabe – réunie à Rabat, au Maroc – menace Damas de sanctions. Mais, alors que le monde entier demande que cessent les massacres, les bilans s’alourdissent. Et, sur le terrain, la révolte pacifique tourne à la résistance armée. Aux côtés des manifestants, la nouvelle Armée syrienne libre (ASL) défie les troupes de Bachar El-Assad et mène des opérations de plus en plus spectaculaires : mercredi, elle a attaqué une base des services secrets à Damas ; jeudi, une base à Idlib [au nord-ouest]. [Et, le dimanche 20 novembre, deux roquettes ont visé pour la première fois le siège du parti Baas à Damas.] Une machine infernale s’est mise en route, elle entraîne inexorablement la Syrie dans la guerre civile.

L

Environ 16 000 déserteurs L’ASL est née des défections au sein de l’armée régulière. La troupe syrienne est avant tout formée des jeunes conscrits du service militaire : ce sont des Syriens comme les autres. Pour Moussab Azzawi, de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), “ils ont compris qu’ils ne se battaient pas contre des terroristes, comme le prétend le régime, mais contre le peuple syrien, des frères, des sœurs et des cousins”. La cruauté de la répression a décidé un nombre de plus en plus important de conscrits à s’enfuir.

En Syrie… Paix civile. Liberté. Dessin de Bleibel, Liban. Deux options s’offrent au déserteur : rejoindre l’armée clandestine ou l’exil, une aventure dangereuse sans un soutien logistique pour le passage des frontières. Selon Moussab Azzawi, il y aurait entre 15 000 et 17 000 déserteurs. En septembre, une autre formation clandestine, l’Armée des officiers libres, a rejoint l’ASL sous le commandement unique du colonel Ryad Assad. Ce dernier, contacté par Le Temps alors qu’il se trouvait dans une cache secrète en Turquie, juste de l’autre côté de la frontière syrienne, explique : “Plus des deux tiers des déserteurs ont rejoint les forces rebelles et nos rangs grossissent chaque jour.” Mais beaucoup rejoignent le maquis sans arme, comme le déplore Ryad Assad. La structure de l’ASL reste cependant fragile et éclatée entre différents foyers de résistance, tous à la périphérie du pays :

Deraa à la frontière jordanienne, Homs non loin du Liban et Idlib vers la Turquie. Les insurgés utilisent les pays voisins pour se réfugier, mais ils ne peuvent y maintenir de véritable base arrière. Pour pallier ce manque, l’ASL veut imposer une zone d’exclusion aérienne, ainsi qu’un couloir tampon de 25 km de large le long des frontières. Moussab Azzawi en explique les raisons : “Nous voulons sauver les civils, leur offrir la possibilité d’un asile à l’intérieur de la Syrie et donner à l’ASL une base arrière d’où elle pourra opérer.” Pour Riad Kahwaji, directeur exécutif de l’Institut pour l’analyse militaire au Proche-Orient et dans le Golfe, “comme en Libye avec les territoires libérés, il s’agit de créer une zone d’où les rebelles pourront opérer et conquérir l’ensemble du pays. Parler d’exclusion aérienne, c’est demander à la communauté internationale

SUR FRANCE INFO L’ACTUALITÉ INTERNATIONALE “Un monde d’info” du lundi au vendredi à 15h45 et 21h50 avec

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Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen, à Genève, tient à relativiser les possibilités de l’ASL. “Les rebelles, mal organisés, ne sont pas en mesure de défaire l’armée officielle. D’autre part, les défections ne sont pas encore massives et, surtout, elles ne concernent pas les hauts gradés. La Syrie montre depuis des années son aptitude à mater les révoltes ; la menace ne viendra pas de l’intérieur. Tout se décidera à l’extérieur, avec des sanctions politiques et économiques.” Le chef du Conseil national syrien [le CNS, organisme regroupant les opposants au Baas], Burhan Ghalioun, essaie de convaincre les Russes ; il est allé à Moscou en début de semaine pour plaider sa cause. Le fait que des officiels l’aient reçu constitue déjà un signe, mais les Russes rechignent encore à lâcher leur allié syrien. En revanche, les Chinois ont à leur tour critiqué Damas. Le ton change auprès de l’opposition syrienne : tous préféreraient que le mouvement reste pacifique, mais la possibilité qu’il se militarise est aussi évoquée. Burhan Ghalioun a décliné l’offre de soutien militaire que lui a faite la semaine dernière le nouveau pouvoir libyen, mais il a néanmoins pris soin d’avertir que sa position pourrait évoluer. Dans la rue aussi, l’option militaire est de plus en plus souvent évoquée. Hozan Ibrahim, des Comités de coordination locaux (CCL), ne voit pas d’autre solution qu’une résistance militaire. “Si l’Occident envoyait un signal fort comme l’annonce d’une zone d’exclusion aérienne, cela encouragerait les militaires à changer de camp : ils auraient moins à craindre les représailles effectuées depuis des hélicoptères.” Boris Mabillard


chili

L’île de Pâques, la terre où marchaient les géants

ulysse La culture du voyage

turquie Cosmopolitisme dans les îles des Princes espagne Lanzarote, le pays rêvé d’un architecte WWW. ULYSSEMAG . COM

l’intelligence des îles



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ulysse

Le monastère de Saint-Georges

est désert depuis quarante ans. L'archidiacre Nectarios Selalmazidis veille seul sur lui depuis sept ans.

Le débarcadère de Buyukada, où viennent accoster les "vapur", date de l'Empire ottoman.

Turquie Iles des Princes

Dernières traces de cosmopolitisme Ils étaient grecs, juifs, turcs ou arméniens… Et tous aimaient vivre sur ces îles des Princes, non loin d’Istanbul. De cette époque il ne reste que des monastères orthodoxes et des synagogues.

PHOTOS : MARIE DORIGNY POUR ULYSSE

L

es Turcs les appellent familièrement “adalar”, autrement dit “les îles”. Sur la carte, neuf bouts de terre posés en mer de Marmara, à seulement quelques encablures d’Istanbul. Et déjà un autre monde, une échappée belle, loin de la promiscuité et du tumulte affairé de la capitale. Après une demi-heure de “vapur” au milieu des tankers et des frêles esquifs de pêcheurs, les îles des Princes surgissent de la brume. Retraite des mystiques byzantins puis, au XIXe siècle, des élites ottomanes, elles sont devenues le refuge des Stambouliotes fuyant les chaleurs estivales. Mille ans d’histoire y contemplent le voyageur, dans une atmosphère de temps suspendu. Sur les quatre îles habitées de l’archipel, Kinaliada, Burgazada, Heybeliada et Büyükada, les voitures sont bannies ; les déplacements s’effectuent à pied, à vélo et

en calèche. La vie s’y écoule paresseusement, entre les monastères byzantins perchés dans les pins à flanc de collines, et les somptueuses villas en bois Belle Epoque, enveloppées dans les effluves de jasmins et de bougainvilliers. Dès les premiers temps de l’Empire romain d’Orient, l’âpre solitude des îles a attiré les ermites, avant que les princes byzantins y bâtissent couvents et monastères, ce qui valut aux îles le surnom de Panadanisia, “îles des Prêtres”. Dans le silence des cloîtres, les mystiques côtoyèrent bientôt les exilés politiques, alors que les monastères devenaient des lieux d’emprisonnement au gré des intrigues de cour, dont Byzance foisonnait. Une bastille insulaire pour empereurs déchus, princes écartés du trône, généraux ou ministres à l’ambition trop menaçante. Dans ce terminus des illusions perdues furent un temps exilées les impératrices Zoé, Irène et Théodora, comme le patriarche Méthodius, confiné dans une crypte pendant sept ans, tandis que l’empereur Romain IV Diogène y connut une fin ignominieuse, une révolution de palais le laissant les yeux crevés, enfermé dans un monastère, où il

mourut en peu de temps. Une tradition tenace. En 1960, les membres du gouvernement du Parti démocrate, renversés par un coup d’Etat militaire, furent emprisonnés sur la petite île de Yassiada. De ces geôles monacales il ne reste que quelques ruines, et le nom d’“îles des Princes” en référence aux illustres prisonniers. La vocation religieuse des îles est, elle, toujours présente dans les nombreuses églises et les quelques monastères orthodoxes qui se dressent encore au sommet des collines boisées, en particulier dans le monastère de la Sainte-Trinité. Construit au IXe siècle sur l’île d’Heybeliada, il abritait depuis 1844 la grande école de théologie des orthodoxes, qui forma tout le clergé grec de l’Empire ottoman, puis de la Turquie, jusqu’en 1971. Les autorités turques l’ont fermé à la suite des affrontements entre Grecs et Turcs à Chypre. A ce jour, le séminaire est toujours clos, hypothéquant le renouvellement du clergé orthodoxe turc malgré les pressions de l’Union européenne, qui a fait de sa réouverture un test du respect de la liberté religieuse par Ankara. “C’était une école de théologie unique. Tous les patriarches de l’Em-

pire sont sortis d’ici, et au XXe siècle clergé orthodoxe d’Amérique, d’Europe, d’Australie et des Balkans y étaient formé”, explique Sotirios Varnalidis, professeur de théologie à l’université Aristote de Thessalonique, en Grèce – il s’occupe aussi de la magnifique bibliothèque du monastère, que des chercheurs du monde entier continuent à fréquenter. Dans le monastère de Saint-Georges, sur Heybeliada, le rôle de gardien du temple est tenu par l’archidiacre Nectarios Selalmazidis. L’édifice a été construit il y a mille ans, et plusieurs fois rebâti au gré des tremblements de terre et des incendies successifs. Les derniers moines sont partis au début du siècle dernier. “Le monastère était quasiment vide quand je suis arrivé, il y a sept ans. J’ai alors commencé à restaurer et à acheter des meubles et des objets anciens”, se souvient l’archidiacre. Avec la patience du collectionneur, il a donné des allures de musée à ce monastère déserté. Dans les enfilades de pièces, des poêles, des services à thé et des coffres de l’époque ottomane voisinent avec les photos en noir et blanc des anciens patriarches et une précieuse relique, la robe d’ordination de


Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 La bibliothèque du monastère de la SainteTrinité abrite près de 60 000 livres, dont

une partie du fonds Métrophane, du nom du patriarche de Constantinople qui le constitua au XVIe siècle. On y trouve quelques-uns des plus vieux livres imprimés de l’Histoire, dont un exemplaire

Guide pratique Quand partir ? Du printemps au début de l’automne. Mieux vaut éviter les mois de juillet et d’août, où les îles sont assiégées par les touristes. Y aller Vol aller-retour Paris-Istanbul sur Lufthansa à partir de 150 euros, www.lufthansa.com. Des bateaux partent d’Istanbul toutes les deux heures pour les îles de l’embarcadère de Kabatas, sur la rive occidentale, et de ceux de Kadiköy et Bostanci, sur la rive orientale. Où dormir, où manger? A Heybeliada – La pension Halki Prenset, petite maison de bois située sur le front de mer. Ayyildiz Caddesi, 40-42/A, 34973 Heybeliada, Istanbul, tél. : +90 216 351 00 39 ; www.prensetpansiyon.com ; à partir de 50 euros la nuit. – Option plus luxueuse, l’Halki Palace Hotel, vaste manoir qui offre une vue imprenable sur la mer et le monastère de la Sainte-Trinité. Refah Sehitkeri Caddesi, 88, 34973 Heybeliada, Istanbul, tél. : +90 216 351 00 25 ; www.halkipalacehotel.com/ index-eng.html ; à partir de 90 euros la nuit). – Restaurant Mavi, Yali Caddesi, 29, Heybeliada, Istanbul, tél. : + 90 216 351 01 28 ; www.mavirestaurant.net ; iletisim@mavirestaurant.net A Büyükada – L’hôtel Splendid Palas, pour se plonger dans l’atmosphère de l’époque ottomane. Construit en 1908, il a été scrupuleusement préservé. Nisan Caddesi, 23, 81330 Büyükada, Istanbul, tél. : +90 216 382 69 50 ; www.splendidhotel.net/eng/ index.html ; à partir de 70 euros la nuit. A visiter en particulier Le monastère de la Sainte-Trinité, à Heybeliada. Le monastère de Saint-Georges à Büyükada. Chaque 23 avril, des milliers de pèlerins de toutes confessions viennent rendre hommage à saint Georges. Ils déposent des vœux sur des morceaux de tissu ou de papier, qu’ils accrochent aux arbres. A lire – Turquie, Lonely Planet, 2009, 28 euros – Turquie, Guides bleus, 2011, 28,90 euros – Istanbul. Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, sous la direction de Nicolas Monceau, Bouquins, Robert Laffont, 2010 – Les Iles des Princes, Gustave Schlumberger, éditions De Boccard, 1925, réédité en 2002 chez Elibron Classics

UKRAINE

des comédies d’Aristophane de 1484. Un évêque et un diacre veillent sur le monastère. “Des prêtres viennent de Grèce pour assurer les fonctions liturgiques avec un visa de tourisme, valable trois mois, mais ce n’est pas une solution. Nous avons besoin de nos propres prêtres.”

250 km

10 km

EUROPE

Istanbul ROUMANIE

MER NOIRE

Détroit du Bosphore

ASIE

MER DE MARMARA

BULGARIE

GRÈCE

Pas de voitures dans les îles des Princes : le transport des hommes et des marchandises se fait en calèche appelée "Fayton".

TURQUIE

MER MÉDITERRANÉE

Nicodème, patriarche de Jérusalem à la fin du XIXe siècle. Les îles furent souvent la proie des pillards, des pirates ou des croisés. L’antique porte d’entrée de SaintGeorges porte les stigmates de ces luttes anciennes : on y voit les traces d’une rigole où s’écoulait l’huile bouillante que les moines destinaient aux corsaires. Aujourd’hui encore, le monastère garde l’allure d’une forteresse assiégée. Et les barbelés qui l’entourent et les terrains qui lui ont été confisqués pour construire l’Ecole navale turque témoignent des estocades politiques contemporaines, indexées sur les relations entre la Grèce et la Turquie concernant la question chypriote. Des antagonismes qui n’en finissent pas d’exaspérer Nectarios Selalmazidis. “Nous avons des différences politiques, mais nous sommes un même peuple. Nous avons vécu tant de siècles ensemble ! Nous avons la même nourriture, la même musique, les mêmes coutumes. Si les gouvernements grec et turc décidaient de faire des tests ADN, ils seraient bien en peine de nous différencier.” Le nationalisme forcené qui tient lieu de credo politique à la Turquie depuis un siècle constitue un développement récent. Sous l’Empire ottoman, les minorités jouissaient au contraire d’une tradition de tolérance. C’est sans doute les îles des Princes qui représentent le mieux ce que fut cette coexistence des communautés au temps de la Sublime Porte. Au milieu du XIXe siècle, la création de la première ligne de bateaux à vapeur entre Istanbul et les îles entraîna un développement spectaculaire de ce qui n’était alors que de petits villages de pêcheurs. Brusquement arrachées à leur isolement, les îles devinrent le dernier lieu de villégiature à la mode. Les grands négociants grecs, arméniens et juifs et les riches Ottomans y firent bâtir de somptueuses résidences d’été en bois, les kösk (entourés d’un jardin) et les yali (situés sur le rivage). Ces vastes manoirs aux vérandas et aux colonnades savamment ouvragées se dressent toujours sur les îles des Princes. Vestiges plus ou moins branlants de la Costa le Grec et Duran le Turc, amis depuis quarante ans, se retrouvent tous les soirs sur le balcon du "kösk" de Duran.

Kinaliada Kasikada Heybeliada Burgazada Sivriada Sedefada Yassiada Büyükada

Iles des Princes (Kizil Adalar)

Tavsanada

grandeur passée, certains s’épanouissent encore orgueilleusement dans un encadrement de glycines, de jasmins et de lauriers-roses, tandis que d’autres sont réduits à l’état de ruines. Plus que les errements d’une urbanisation anarchique, qui bétonna une partie des îles dans les années 1980, c’est surtout le coût d’entretien des villas qui rend leur préservation difficile. Avec sa façade écaillée, dévorée par le lierre, ses poutres branlantes et son parquet vermoulu, la vaste demeure de Constantine Pingo n’est plus que le fantôme de l’ancienne opulence familiale. Le sémillant vieillard grec ne la quitterait pourtant pour rien au monde. Il égrène ses souvenirs depuis le balcon du deuxième étage, devant une vue imprenable sur Heybeliada. Des nuages de pollen s’élèvent dans l’air du soir, enveloppant les collines environnantes d’une brume dorée. Sa famille, qui travaillait dans le commerce des bijoux au grand bazar d’Istanbul, a acheté la villa à des aristocrates en 1944, séduite par la tranquillité de l’île. “Quand j’étais enfant, on était ravitaillé par des ânes, et on montait jusqu’ici sur leur dos, se souvient-il. Un espace leur était réservé dans le jardin, à côté du bassin à poissons, où l’on avait coutume de jeter de la résine de pin pour parfumer les lieux.” C’est à Büyükada que l’on trouve les plus beaux vestiges de ces riches heures. Cette “Trouville fashionable”, selon le mot de l’écrivain français Gustave Schlumberger au XIXe siècle, était sans doute l’île la

plus cosmopolite de l’archipel. Aujourd’hui, le cosmopolitisme des îles des Princes n’est plus qu’un souvenir. Les politiques discriminatoires à l’égard des minorités, et en particulier des Grecs, ont fait partir la population traditionnelle des îles. Et dans le même temps les îles ont accueilli une population croissante de Turcs. Des traces du cosmopolitisme d’antan subsistent, néanmoins. A Burgazada, Grecs, Arméniens, Juifs, Turcs sunnites et alévis, une minorité musulmane non reconnue par les autorités, continuent de cultiver les anciennes traditions d’échange entre communautés. “Quand un chrétien meurt, sa dépouille est exposée soit dans la cour de la mosquée, soit dans le jardin du cemevi [le lieu de culte des alévis] avant les funérailles”, explique Metin Tüzün, un ancien député installé à Burgazada depuis trente-six ans. “Nous nous souhaitons mutuellement les fêtes religieuses, Pâques, l’Aïd. Nous sacrifions le mouton ensemble, orthodoxes, juifs et musulmans.” A Büyükada, derrière les établissements à la mode du front de mer, les anciens se retrouvent au café Malatya : Grecs, Arméniens, Juifs, Turcs et Kurdes y jouent chaque jour aux cartes ensemble. Pourtant, à Heybeliada comme à Büyükada, l’ambiance a changé. “La fête est finie”, résume, lapidaire, Constantine Pingo. Le renouveau viendra-t-il de la nouvelle municipalité sociale-démocrate récemment élue ? Celle-ci s’est en tout cas fixé pour programme de renouer avec le passé cosmopolite des îles des Princes. “Pendant des dizaines d’années, il y a eu tellement de nationalisme que le racisme s’est développé. Nous avons du travail à faire pour arranger les choses”, résume Raffi Hermon, l’un des conseillers municipaux, d’origine arménienne. Pour y parvenir, la nouvelle équipe mise sur la culture. “Quand on parle de cohabitation des communautés, il y a plusieurs étapes, poursuit-il. La première étape est celle d’une simple coexistence ensemble, et la deuxième réside dans la réalisation d’une sorte d’harmonie. Lorsqu’un musicien turc commence à chanter une chanson chrétienne, qu’un chrétien se met à chanter en hébreu et qu’un juif entreprend une danse turque, on atteint cette harmonie.” Marie-Amélie Carpio

PHOTOS : MARIE DORIGNY POUR ULYSSE

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Les vents de l’Atlantique ne se font jamais oublier sur l’île. La végétation s’y est adaptée, l’architecture aussi. Rond comme un cactus, le restaurant El Diablo, conçu par l’artiste au sommet d’un cratère, se fond dans un paysage de fin du monde.

Canaries Lanzarote

Le rêve d’un artiste visionnaire Quand un homme décide de faire d’une île volcanique une œuvre d’art… Voici la remarquable histoire de César Manrique aux Canaries.

tion grandeur nature qu’il est possible de concilier tourisme, écologie et projet artistique – ce qui vaut aujourd’hui à Lanzarote d’être classée dans son intégralité Réserve de biosphère par l’Unesco. Une distinction dont chacun sur l’île s’enorgueillit sans jamais oublier que son principal artisan n’est autre qu’un artiste entêté porté par une vision qu’il qualifiait lui-même d’utopie.

Il parvient, en 1960, à concilier écologie et tourisme

DR

N

ous ne devons copier personne. C’est nous que l’on viendra copier, une fois que nous aurons révélé la personnalité de notre île !” Le message est clair, le ton est donné. Lorsque le peintre et sculpteur César Manrique (1919-1992) quitte New York pour rentrer dans son île de Lanzarote, en 1966, il a déjà en tête ce qui deviendra son œuvre majeure : rien de moins qu’un territoire de 845 kilomètres carrés, battu par les vagues et les vents de l’Atlantique, à 140 kilomètres des côtes africaines et 1 000 kilomètres de l’Espagne, pays dont il dépend. Une des sept îles principales des Canaries, sans doute la plus déshéritée aussi, terre de famines, éternelle source d’émigrants. Recouverte pour un tiers de lave, elle n’est que volcans : plus de 300 cratères bouleversent un paysage évoquant la fin du monde ou les premiers jours de l’humanité, selon les heures et les lumières perpétuellement chahutées par la course des nuages. “Dans mon enfance, se souvient l’artiste, venir de Lanzarote était considéré comme une honte. L’île était un peu la Cendrillon des Canaries.” Pourtant, il ne faudra que vingt ans à Manrique pour faire de sa terre natale un modèle de développement durable, un laboratoire unique au monde, une œuvre d’art. La démonstra-

De l’utopie, il en fallait sans doute une bonne dose pour oser imaginer dans les années 1960 un développement touristique fondé sur le respect de la nature, la limitation du nombre de visiteurs et la mise en valeur des ressources locales en visant un profit à long terme. A l’époque, partout en Europe, le ton est tout autre. L’Espagne franquiste bétonne à marche forcée chaque kilomètre de ses côtes, trop heureuse d’accueillir chaque jour plus d’Anglais, d’Allemands et de Français en quête de vacances garanties “100 % sol y playa”. Dans l’archipel des Canaries, Las Palmas ou Tenerife n’échappent pas à la règle, là aussi on construit les hôtels à la chaîne en regardant d’un œil dubitatif les projets de Manrique. L’artiste a la prétention de faire de Lanzarote un

Guide pratique Sur les traces de César Manrique

PHOTOS : LUCILE REYBOZ POUR ULYSSE

Y aller Compter 5 à 7 heures de vol avec escale. Sur place, louer impérativement une voiture. Où dormir ? Eviter les zones touristiques de la côte ouest, Playa Blanca, Puerto del Carmen et Costa Teguise. Partout ailleurs dans l’île, on peut se loger chez l’habitant. Pour les fans de l’artiste, une nuit à l’hôtel Salinas (5 étoiles) s’impose. Au nord d’Arrecife. http://www.gran-meliasalinas.com Dans le sud de l’île, non loin du Parc national

de Timanfaya : hôtel Finca de Las Salinas. Une ancienne propriété viticole, beaucoup de charme. http://www.fincasalinas. com/ Où manger ? – El Diablo : poissons et viandes grillés à la chaleur du volcan, parc de Timanfaya. – Restaurant de la Casa del Campesino. – Restaurant du Castillo de San José. Très belle vue sur la baie d’Arrecife. – Jameos del Agua : cadre saisissant. En quelques jours, découverte d’une œuvre Commencer par la Fondation César

Manrique, dans l’ancienne demeure de l’artiste. Poursuivre jusqu’au Mirador del Río, à la pointe nord, vue panoramique sur l’île de la Graciosa. Redescendre jusqu’à Jameos del Agua, puis visiter le musée d’Art contemporain du Castillo San José, à Arrecife. Gagner l’est et visiter le Parc national de Timanfaya, parc volcanique exceptionnel. Finir la visite par la Laguna Verde, près d’El Golfo, dans le sud-est. Remonter vers le nord en passant par la région des vins, La Geria, ou rentrer à Arrecife en longeant la côte de Los Hervidores : vue grandiose sur l’océan.

laboratoire et d’inscrire son projet dans la durée. De faire du beau, pour longtemps. Pis, l’homme parle de développement global et se mêle d’architecture, d’urbanisme, de design et d’économie. Très vite, il avancera les concepts d’“œuvre globale”, d’“art intégral”. Téméraire pour un artiste qui affiche plus de créativité et d’énergie que de diplômes ou de médailles. Il faudra en effet une ténacité et un talent hors norme pour que Manrique voie se concrétiser son projet. De la chance aussi. Celle de croiser un homme politique qui comprend qu’il n’est pas forcément suicidaire de miser sur un projet plus long à mener à bien qu’un mandat électoral. Pour Manrique, cet homme, c’est José Ramírez Cerdà, l’ami d’enfance devenu président du Cabildo Insular, l’homme clé de l’île, qui lui permettra de concrétiser un “rêve d’enfant”. Le mot n’est pas trop fort. Les deux hommes ont grandi au pied des falaises de Famara, un village de

pêcheurs. Pour ces natifs d’Arrecife, la capitale, pas un jour de vacances ne se passe loin de cette plage aux vagues furieuses, les yeux tournés vers l’Amérique. Ici la mer est blanche d’écume, le sable est noir, les coulées de lave figées s’enfoncent dans les flots, aussi tranchantes que des lames. Dans leur dos, des falaises rouillées de soufre et un horizon de western hérissé de cactus et de volcans. Si vaste, en ce point, qu’il fait croire un instant que Lanzarote n’est plus cet îlot dérisoire perdu dans l’Océan, mais un univers sans limites où tout est possible. En 1966, lorsque José Ramírez retrouve son ami César Manrique, ils sont désormais des hommes mûrs, à la carrière en plein essor. José détient les rênes politiques de l’île. César est un artiste reconnu, exposé en 1955 et en 1960 à la Biennale de Venise, mais il demeure dans l’ombre des Miró, Dali et Tapiès. A 47 ans, lorsqu’il décide de rentrer à Lanzarote, il sait ce


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Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Maison de Taro de Tahiche Manrique y a tout imaginé, décoration, sculpture et architecture. Semi-souterraine, protégée de la chaleur comme des vents, elle est nichée dans des bulles volcaniques reliées entre elles par de longs couloirs.

ESPAGNE

ATLANTIQUE

Lanzarote (Canaries, Esp.)

MADÈRE

(Portugal) (Espagne)

Haria Parc national de Timanfaya

MAROC

A- AL AR NT H E SA CID OC

San Taro Bartolomé de Tahiche

ALGÉRIE

Costa Teguise Arrecife

MALI

Puerto del Carmen

MAURITANIE 500 km

qu’il veut. L’île sera son œuvre, sa toile. A charge pour lui de la mettre en valeur. La tâche est énorme. A Lanzarote, l’accueil est bienveillant, mais comment convaincre de ses talents d’urbaniste et d’architecte quand on n’a que des toiles et des sculptures à son actif ? “César s’est alors révélé remarquablement doué pour le marketing”, explique Alfredo Diaz, de la Fondation César Manrique. Aux Etats-Unis, il n’avait pas perdu son temps. Il avait compris que l’art pouvait aussi être un produit. Rien de tel dès lors qu’une démonstration grandeur nature, un prototype, pour faire passer une idée et drainer les fonds nécessaires à des chantiers ambitieux et coûteux. En 1968, il entreprend de dessiner sa propre maison à Taro de Tahiche et d’en faire le laboratoire de ses projets. Il achète un terrain de 30 hectares recouvert de lave. Un lieu impossible, réfractaire à toute culture, qu’un paysan lui cède pour une bouchée de pain. De cette plaque de lave s’échappe un figuier dont le vert tranche durement avec le noir luisant et minéral. L’arbre s’est logé dans une bulle volcanique. La cavité s’avère immense, mieux, elle en cache quatre autres que, les reliant entre elles par des galeries, César Manrique transforme en maison souterraine. De la route, impossible de distinguer cette maison, aujourd’hui siège de sa fondation, des habitations traditionnelles de Lanzarote, blanches et cubiques, simplissimes. Passé le patio, la descente vers les pièces toujours fraîches est un voyage dans l’univers de Manrique. Grand admirateur de l’architecte catalan Gaudí, l’artiste développe ici sa vision onirique… version 70’s, très pop, avec toujours un souci extrême du détail. Travailleur infatigable, Manrique conçoit chaque meuble, chaque accessoire, poignée de porte ou applique. Tout ici invite à la méditation, à la création, au plaisir. La lumière est toujours présente via les percées verticales, les plantes semblent hésiter entre s’étendre vers les galeries immaculées et s’échapper vers la plaine de lave sombre. La fusion extérieur-intérieur est parfaite. Une piscine en plein désert… ou comment Manrique détourne une cavité volcanique.

Playa Blanca

Volcans

10 km

Les plans de cette maison-laboratoire ne sont pas achevés que Manrique s’attaque à son premier gros chantier, Jameos del Agua – deux gigantesques bulles volcaniques abritant sur la côte ouest de l’île un lac souterrain relié au tunnel de l’Atlantide, le couloir de lave sous-marin le plus long du monde. Sous la main du designer, ce lieu longtemps utilisé par les bergers comme dépotoir ou comme abri deviendra un hallucinant restaurant souterrain baigné de lumière zénithale. La végétation y est luxuriante, chaque détail retravaillé à la perfection. Fer forgé, portes de bois massives, dalles de lave, chaque élément est ici construit pour traverser les années. “César était très exigeant, il faisait faire et refaire jusqu’à obtenir exactement ce qu’il voulait, explique un jardinier qui l’a bien connu. Parfois, nous devions nous y reprendre dix fois.” César Manrique savait aussi se montrer pragmatique face aux hommes politiques. Connaissant leur penchant pour les inaugurations, il décomposa astucieu-

Courrier international

ILES CANARIES

sement chaque chantier en tranches dont la clôture était l’occasion d’événements largement couverts par la presse. De quoi lui permettre de solliciter des crédits pour financer de nouveaux projets. De 1968 jusqu’à son décès, en 1992, l’artiste enchaîna les créations. A la pointe nord de l’île, l’étonnant Mirador del Río démontre sa maîtrise de l’espace et de la lumière ainsi qu’un grand respect de l’environnement dans lequel il se fond complètement. Tout aussi discret, le restaurant El Diablo et son grill gigantesque implanté au sommet d’un volcan dont la chaleur cuit les viandes, au cœur du Parc national de Timanfaya, théâtre des éruptions qui ont ravagé l’île de 1730 à 1736. Ici, comme partout dans l’île, la route est un lacet sombre, ourlé de noir, que n’éclairent que quelques plantes d’un vert quasi fluorescent. Pas de panneaux d’affichage, bannis sur l’île. Dans ce paysage minéral, des maisons blanches aux volets verts, couleurs traditionnelles que l’artiste est parvenu à unifier, non sans mal. Dès la fin des années 1970, Manrique s’est insurgé contre les promoteurs qui profitaient de l’image de l’île pour développer un tourisme de masse et construire à grande échelle sur les plages de sable fin de la côte est, essentiellement à Playa Blanca, Puerto del Carmen et Costa Teguise. En 2009, moins de vingt ans après la disparition de l’artiste, l’Unesco menaçait de retirer son label Réserve de biosphère devant la prolifération des hôtels. Sur les 12 000 lits que compte l’île, 8 000 sont illégaux. Depuis, des têtes sont tombées, notamment celle du président de la Région et celle du maire d’Arrecife ; mais les hôtels sont toujours là. Sylvie Sanabria

Portugal Madère

Un jardin à ciel ouvert

V

ous êtes amoureux des orchidées, des hortensias et autres camélias ? Vous aimez marcher le long des canaux parmi les collines ? Alors, Madère est pour vous. Sur la petite place centrale, assis sur un banc adossé à un mur, quelques vieux devisent sous la protection de la Senhora de Rosario, patronne de Jardim do Mar (Jardin de la mer), représentée en azulejos au-dessus de leurs têtes. Un peu à l’écart, tout près de la Quinta da Piedade, désertée et envahie par les herbes, trois ou quatre hommes sirotent une bière dans le coin bistrot d’un petit commerce antédiluvien. Au sud-est de l’île, en bordure de mer, ce village isolé, préservé du tourisme de masse que connaît désormais Madère parce qu’éloigné de toute voie expresse, jouit d’une grande quiétude. Jardim do Mar, qui ne recense qu’un petit hôtel et une pousada, est un condensé de Madère. Des bananiers, des papayers, des vignes sauvages, des fleurs par centaines couvrent les moindres parcelles entre les habitations. L’eau qui dégringole de la montagne a été captée en amont et court dans des rigoles le long d’un dédale de venelles pavées. Des escaliers abrupts descendent vers une promenade maritime bordée de palmiers. De là, on aperçoit Paul do Mar, relié à Jardim par l’un de ces innombrables tunnels dont Madère s’est fait une spécialité. Ce village de pêcheurs a connu une émigration forte, non pas vers l’Afrique du Sud et le Venezuela comme le reste de l’île, mais vers le Panamá. Il règne ici un microclimat qui permet le port du short toute l’année… Par une route peu commode, on parvient au plateau de Paul da Serra, une sorte de pampa improbable où les nuages arrivent poussés par les rumeurs océanes et se retirent avec la même prestesse. C’est le toit de l’île, à 1 500 mètres d’altitude. De là partent sentiers de randonnées et levadas, canaux d’irrigation bordés de petits chemins alimentés par des sources naturelles, construits il y a deux mille ans pour acheminer l’eau du haut des montagnes vers les fermes et les villages. L’archipel recense 200 levadas principales. Et leur impressionnant réseau (de 1 400 kilomètres) permet de longer la côte et de traverser des terrasses cultivées ou des forêts – des fils d’Ariane pour le promeneur, notamment au cœur de la Laurissilva, la forêt primaire de lauriers classée au Patrimoine mondial de l’Unesco, qui couvre une grande partie de l’intérieur montagneux de Madère… Philippe Duigou (La suite du reportage sur www.lemonde.fr/voyage)

PHOTOS : LUCILE REYBOZ POUR ULYSSE

OCÉAN


Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Thor Heyerdahl et l’île de Pâques

En 1947, l’anthropologue norvégien Thor Heyerdahl (1914-2002) s’embarque à bord du radeau KonTiki et réussit à rallier la Polynésie à partir du Pérou. Il échafaude alors

une théorie – aujourd’hui réfutée –, sur la population de l’île de Pâques, qui serait issue de deux peuples, l’un polynésien, l’autre sudaméricain. Revenu sur l’île en 1986 avec l’ingénieur tchèque Pavel Pavel,

Heyerdahl parvint à faire “marcher” une statue de 9 tonnes, avec la seule aide de cordes et de 8 hommes – comme on déplace une lourde armoire, en la maintenant debout.

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ulysse

Rapa Nui compte 900 moaï (statues géantes).

Chili Ile de Pâques

La terre où marchaient les géants Posée sur le Pacifique entre les côtes chiliennes et la Polynésie, l’île de Pâques n’est que mystère. Seule certitude : la culture rapa nui n’est pas morte.

PHOTOS : PATRICK BARD POUR ULYSSE

U

ne bonne heure à cheval aura suffi pour atteindre le plus haut sommet de l’île. Et quelques minutes pour se rendre à l’évidence : partout alentour, la mer est vide. Du mont Terevaka, point culminant de l’île de Pâques nonobstant ses modestes 511 mètres, seule l’immensité de l’océan s’offre au regard. Pas une voile, pas une terre. La brise du Pacifique fait onduler les crinières des chevaux, mais n’a guère de prise sur le paysage environnant – des ondulations sereines de lande, anciens cratères aux formes douces qui rappellent l’origine volcanique des lieux. Plus bas, le liseré blanc des vagues se brisant sur les masses sombres des blocs de basalte dessine le littoral. Seuls des chevaux, taches

claires sur les étendues herbeuses, semblent habiter les lieux. Combien y en a-til sur l’île ? “Muchos !” répond en riant Pomare, guide équestre. “Il y a encore une trentaine d’années, c’était le principal moyen de locomotion.” Le décor est planté : Rapa Nui – son nom local – est une île modeste, un confetti insulaire au milieu d’une grande mer vide. On comprend pourquoi les anciens appelaient son centre “Te pito o te henua”, “le nombril du monde”. L’île est si petite (24 kilomètres dans sa plus grande longueur) que les distances sur certains panneaux routiers sont parfois exprimés en centaines de mètres. Hanga Roa, la “capitale”, a des airs de gros village : quelques cafés, commerces et restaurants se partagent la rue principale, où des cavaliers font parfois irruption entre les rares véhicules. A un bout, l’aéroport ; à l’autre, l’église, le terrain de football et le minuscule port de pêche. Rapa Nui, pourtant, est mondialement connue. De Cook à Lapérouse, tous les grands explorateurs ou presque y ont

fait escale. Et tous ont été médusés par cette île inclassable et ses étonnantes statues. “L’île est peuplée de 4 000 personnes, de milliers d’ancêtres et de 900 moaï”, résume Carlos, ranger du parc national, avant de rappeler que “le nombril du monde” avait aussi jadis un autre nom : “l’île des dieux qui regardent les étoiles”. Des dieux de basalte. A Ahu Tongariki, dans le sud-est de l’île, ils sont quinze, alignés dos à la mer. Des monolithes de basalte coiffés de chapeaux de pierre ocre, parfois hauts de plus de 20 mètres, immobiles dans les cris des oiseaux marins. Les mains sagement posées sur le ventre, ils semblent afficher pour certains un léger sourire figé dans la pierre. Comme si les moaï savaient que, sans eux, l’île de Pâques ne serait qu’un îlot oublié battu par les flots du Pacifique. Rapa Nui, au contraire, doit à ses statues d’être classée sur la liste du Patrimoine de l’Unesco et d’être prisée des touristes. “Ils représentent le secteur économique le plus important de l’île”, confirme Samuel Atán, de

l’office du tourisme de Rapa Nui. “En constante augmentation, il compte maintenant près de 60 000 visiteurs par an. L’agriculture, la pêche, l’artisanat, les services… Toutes les activités ou presque de l’île sont liées au tourisme.” Si l’île de Pâques attire et fascine autant, c’est parce qu’elle est l’île mystérieuse par excellence et suscite conjectures, hypothèses et suppositions. “Sincèrement, je pense que rien n’est réellement certain dans la connaissance que nous avons de l’histoire de l’île”, explique Ana María Arredondo, historienne et anthropologue. “Ce qui a perduré dans la tradition orale et l’histoire contemporaine, c’est que les moaï représentaient ceux parmi les ancêtres qui pouvaient contrôler le ‘mana’, ce pouvoir cosmique qui régit toute chose et occupe une place très importante dans la spiritualité de Rapa Nui. A leur mort, leur pouvoir continuait à exister à travers ces statues. Mais on peut avancer d’autres hypothèses. Selon des analyses linguistiques, par exemple, le mot original – mo’ai – désigne l’acte sexuel


Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011

Guide pratique Quand partir ? L’île de Pâques se visite en toutes saisons. Les mois les plus frais sont juillet et août (températures de 15 °C à 22 °C en moyenne), tandis que janvier et février sont les plus chauds (15 °C à 28 °C). Y aller Vous devrez passer soit par le Chili, soit par la Polynésie. La compagnie chilienne Lan (www.lan.com) est la seule à desservir l’île. Comptez au moins 550 € depuis Santiago du Chili et un minimum de 800 € à partir de Papeete. Monnaie 1 euro = 680 pesos chiliens (CLP) environ A Hanga Roa, quelques distributeurs automatiques acceptent les cartes Visa et Mastercard. Formalités Les ressortissants français n’ont pas besoin de visa pour se rendre au Chili et à l’île de Pâques. Office du tourisme www.chile.travel Le site officiel du tourisme chilien, vivant et bien documenté Où dormir ? La plupart des établissements de l’île sont situés à Hanga Roa. – Aukara Rapa Nui Une pension paisible et agréable, tenue par une historienne et un sculpteur, passionnants lorsqu’ils parlent de la culture locale. Avenida Pont, Hanga Roa ; tél. 210 05 39 ; www.aukara.cl – Pikera Uri Outre un club équestre proposant des balades sur l’île, la famille Ortiz loue de confortables bungalows non loin du bord de mer, à la sortie d’Hanga Roa. www.rapanuipantu.com ; tél. : 210 05 77 – Posada de Mike Rapu Une adresse de charme et de luxe, respectueuse de l’environnement et merveilleusement intégrée à son site, à 7 kilomètres de Hanga Roa. Location via le tour-opérateur Explora, à Buenos Aires. www.explora.com ; tél. : 395 28 00 Où manger et boire un verre ? Ici encore, les adresses sont concentrées dans la capitale. – Kona Une petite adresse accueillante et sans prétentions, proposant les spécialités de l’île – ceviche, poissons – sur le front de mer, face au coucher du soleil. Avenida Policarpo Toro, tél. : 255 15 16 – Kanahau Une bonne table de la rue principale, à la présentation soignée dans la salle comme dans l’assiette. Avenida Atamu Tekena, tél. : 255 19 23

“La manœuvre était délicate, mais efficace, écrivit Thor Heyerdahl. D’après nos estimations, une équipe bien entraînée de 15 hommes pouvait faire ‘marcher’ un géant de 20 tonnes sur une distance d’au moins 100 mètres par jour.”

en langue rapa nui. Et le chapeau correspondrait au pukao, qui désignerait le sexe féminin. Les statues pourraient ainsi avoir une symbolique phallique liée à la fertilité.” Parmi les rares certitudes, on sait que tous les moaï proviennent de la même carrière. A première vue, on les distingue à peine tandis que l’on approche du lac de cratère de Rano Raraku. Puis l’œil s’habitue et découvre les statues, partout et dans toutes les positions. Debout ou couchées, en partie enterrées, intactes ou brisées, elles sont plusieurs centaines. Certaines sont encore dans leur gangue de roche, comme des gisants dans un sarcophage de pierre. Le plus grand moaï de l’île (21,50 m) est ainsi resté inachevé, géant à qui l’on n’a pas donné vie. D’autres, au pied du cratère, dépassent à peine du sol, l’herbe chatouillant leurs narines. “Derrière les essaims de statues dressées sur la pente herbeuse du volcan se tient l’armée de celles qui vont naître”, écrivait l’anthropologue Alfred Métraux en 1935. Le site, l’un des plus fascinants qui soient, permet de mesurer le travail colossal nécessaire pour que les moaï soient dressés sur des stèles aux quatre coins de l’île, certains à plus de 20 km de la carrière.

POLYNÉSIE FRANÇAISE

Tahiti

Des populations ont été réduites en esclavage, d’autres transférées à Tahiti. Cela a porté un coup fatal à la tradition orale Le premier de ces voyageurs fut le Hollandais Jacob Roggeveen. Croisant dans ces eaux à la recherche d’une chimérique terra australis incognita dans le Pacifique Sud, il atteignit l’île le dimanche de Pâques de 1722 – et il la baptisa en référence à cette date. L’équipage resta quelques heures à terre, le temps d’apercevoir les étonnantes statues et de tuer une dizaine de Pascuans, qui chapardaient ce qu’ils pouvaient à bord du vaisseau. Plus d’un demi-siècle plus tard, ce fut au tour du célèbre capitaine James Cook de faire voile vers Rapa Nui. Ce qu’il y trouva était sensiblement différent de ce qu’avait décrit son prédécesseur. Alors que Roggeveen estimait la population à près de 10 000 personnes, Cook dénombra à peine plus de 700 Pascuans, en majorité des hommes. “Ou bien les femmes sont en

Iles Pitcairn (R-U)

Ile de Pâques (Chili)

Terevaka 507 m

Trop. du Capricorne

Rano Raraku Carrière

Valparaíso Santiago OCÉAN PACIFIQUE

Hanga Roa

Tongariki

CHILI Orongo

2 000 km

Mais comment y sont-ils arrivés ? “Il me paraissait incompréhensible que des masses aussi énormes aient pu être taillées par un groupe humain chez lequel nous ne rencontrâmes aucun outil et qu’ils aient pu les ériger sans l’aide d’aucune machine”, notait déjà l’officier Forster, qui accompagnait Cook à bord du Resolution, en 1774. Longtemps, les Occidentaux n’obtinrent qu’une seule réponse : “Un jour, le dieu Make Make commanda aux moaï de marcher. Aussitôt, ils se mirent en marche et s’installèrent sur les sites qui étaient le plus à leur goût.” D’autres, sans rire, avancent que seuls des extraterrestres ou des forces magnétiques extraordinaires peuvent avoir été capables de déplacer les colosses de pierre… La carrière de Rano Raraku soulève également une autre question : pourquoi autant de statues sont-elles restées inachevées ? Ici encore, les experts divergent. Certains d’entre eux pensent que l’île fut le théâtre d’une guerre tribale opposant deux peuples, une histoire reconstituée grâce aux récits des explorateurs qui se sont succédé sur ses rivages.

4 km

Volcans Statues

petit nombre, ou bien il y en eut beaucoup que l’on empêcha de se montrer pendant notre séjour”, relata l’explorateur britannique en 1774. Cook, qui resta trois jours sur place et en repartit peu convaincu, car il était en quête d’eau et de vivres que la terre pascuane ne put lui fournir, observa alors que nombre de statues, renversées, ne semblaient plus vénérées. En 1786, quand Lapérouse arriva à son tour, il ne constata aucune trace de méfiance de la part de la population, dont il vanta le pacifisme. “Ils montèrent à bord avec un air riant et une sécurité qui me donnèrent la meilleure opinion de leur caractère”, nota le commandant de La Boussole. On a longtemps pensé que les trois navigateurs, loin de se contredire, avaient chacun assisté à un épisode des pages les plus sombres de l’histoire de l’île : la lutte fratricide entre le clan des “longues oreilles” et celui des “petites oreilles”. Les premiers, véritables adorateurs des moaï, en lesquels ils voyaient la réincarnation des ancêtres, auraient utilisé les seconds comme main-d’œuvre pour les réaliser. Le résultat de la lutte

qui s’ensuivit, qui aurait connu son paroxysme entre le passage de Roggeveen et celui de Lapérouse, aurait sonné le glas du culte des moaï, remplacé par celui de l’homme-oiseau. Nouveau rebondissement en 2011. Dans un livre publié aux Etats-Unis, les archéologues Terry Hunt et Carl Lipo avancent une autre hypothèse. Selon eux, la civilisation rapa nui ne s’est pas effondrée du fait d’une guerre fratricide, mais en raison des bouleversements et maladies qu’entraîna la venue des Européens. Les navires étrangers apportèrent en effet des nuages bien sombres au-dessus de l’île. Dès les premières années du XIXe siècle, Rapa Nui connaît les razzias des marchands d’esclaves et des baleiniers, qui viennent y prélever une main-d’œuvre docile. La plus tristement célèbre est celle des Péruviens du capitaine Aguirre, en 1862, qui emmenèrent plus de 1 000 personnes, soit près de la moitié de la population pascuane. Au passage, ils introduisirent dans l’île la variole et la syphilis, qui y firent des ravages. Rares sont ceux qui abordèrent l’île de Pâques au XIXe siècle avec des intentions pacifiques. Seuls quelques missionnaires, comme le frère Eyraud, en 1864, firent exception à la règle. Mais ils s’attachèrent à convertir les Pascuans au christianisme au détriment de leurs anciennes croyances, portant un nouveau coup à la culture traditionnelle. Dépouillée de ses hommes et de ses statues, Rapa Nui fut finalement annexée par le Chili en 1888. “La succession de ces épisodes historiques, notamment le poids du XIXe siècle, explique en partie les mystères qui entourent la culture de l’île, estime Ana María Arredondo. Des populations ont été réduites en esclavage et emmenées ailleurs, d’autres transférées à Tahiti par les missionnaires. Cela a porté un coup fatal à la tradition orale. Des pans entiers de l’histoire se sont perdus, la culture s’est fissurée. Il est révélateur, par exemple, de constater qu’à la fin du XIXe siècle aucun des grands maîtres de l’écriture rapa nui ne subsistait sur l’île.” Recoller avec certitude les pièces du puzzle est une gageure pour les anthropologues. Et, d’ailleurs, où chercher les réponses qui se sont perdues sur l’île ? En Amérique du Sud ? En Polynésie ? Rapa Nui revendique de plus en plus sa propre culture. Dans la rue principale de Hanga Roa, le Parlement rapa nui – officieux et non reconnu par les autorités chiliennes – affiche une proclamation selon laquelle “le peuple rapa nui n’a jamais reconnu la souveraineté du Chili” et milite en faveur d’une plus grande autonomie de l’île. Un débat dans lequel les ancêtres moaï ne sont pas tenus à l’écart : en avril 2010, un référendum a eu lieu sur l’île pour déterminer si ses habitants étaient favorables au voyage d’une statue à Paris, afin qu’elle y soit exposée. Soucieux de préserver leur patrimoine, les Pascuans répondirent massivement par la négative. Olivier Cirendini

PHOTOS : PATRICK BARD POUR ULYSSE

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Courrier international

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Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Séismes Les deux séismes qui se sont produits le 1er avril et le 27 mai 2011 près de Blackpool, dans le nord-ouest de la Grande-Bretagne, ont très probablement été provoqués

Economie

par la fracturation hydraulique, note The Times, de Londres. Telle est la conclusion de l’enquête indépendante réalisée pour la société Cuadrilla Resources, qui, depuis plus d’un an,

Pétrole

Les Etats-Unis à deux doigts de l’indépendance énergétique Après avoir reculé pendant trente ans, la production d’hydrocarbures augmente en Amérique du Nord. Un point positif pour une puissance chancelante, estime le Financial Times.

Turbulences Cours du brent à Londres (en dollars par baril)

140 120

Financial Times (extraits) Londres

S

ur Thetruckersreport.com, site de recherche d’emploi destiné aux routiers américains, les offres d’embauche dans le Dakota du Nord font l’objet de nombreux commentaires. Comme l’a écrit récemment un internaute, il y a du travail pour presque tout le monde. “C’est formidable qu’il existe encore du boulot bien payé, on se sent à nouveau américain.” Le Dakota du Nord est un Etat peu peuplé, qui se trouve au cœur du nouveau boom pétrolier américain. Il a désespérément besoin de conducteurs de camion. Résultat : le taux de chômage y est plus bas que n’importe où ailleurs dans le pays, à 3,5 %, contre une moyenne nationale de 9,1 %. Les effets de cette ruée vers l’or noir se feront sentir bien au-delà de cet Etat rural situé à la frontière canadienne. A l’instar des booms du même genre, en cours ou espérés un peu partout en Amérique du Nord, de l’Alberta (Canada) au Texas, le phénomène a de profondes répercussions sur l’économie des EtatsUnis et leur statut de superpuissance. Un rêve caressé depuis des dizaines d’années par l’ensemble de la classe politique américaine se profile même à l’horizon : l’indépendance énergétique.

Cent ans de réserves de gaz Pour de nombreux analystes, la prochaine décennie verra les Etats-Unis dépasser l’Arabie Saoudite et la Russie pour devenir le premier producteur mondial d’hydrocarbures liquides, c’est-à-dire à la fois le pétrole brut et les gaz naturels liquides légers comme le propane et l’éthane. Cet optimisme s’explique par le flot grandissant aussi bien de pétrole de réservoir compact [“tight oil”, c’est-à-dire difficile à extraire] que de gaz de schiste – ces formations rocheuses renfermant des réserves que l’on peut libérer au moyen de nouvelles techniques. La fracturation hydraulique (injection sous terre d’un mélange d’eau, de sable et de produits chimiques sous haute pression afin de provoquer des fissures dans la roche) et le forage horizontal à long déport (via des puits obliques pouvant atteindre 1,6 kilomètre, horizontalement comme verticalement) ont transformé la production américaine de

100 80 60

2007 2008 2009 2010 2011 Source : “The Wall Street Journal”

gaz, ouvrant des réserves qui, selon certaines estimations, pourraient durer une centaine d’années. Ces techniques, adoptées dans des endroits comme le Dakota du Nord, ont un impact similaire sur la production pétrolière. D’ores et déjà, l’Amérique a ramené la part de sa consommation de pétrole importé à 47 % en 2010, contre plus de 60 % en 2005. L’un des bénéfices directs de cette évolution est une réduction du déficit commercial américain, auquel les importations pétrolières concourent à proportion de 44 %. Les Etats-Unis seraient en mesure de faire passer ces dernières de quelque 10 millions de barils par jour (b/j) à 3 millions au début des années 2020. C’est du moins ce que prévoit Edward Morse, ancien diplomate américain spécialiste des questions énergétiques devenu responsable mondial des études sur les matières premières à la banque Citigroup. La totalité de la demande de pétrole importé des Etats-Unis serait satisfaite par le Canada et le Mexique. “Les deux points faibles des Etats-Unis en tant que superpuissance mondiale sont leur dépendance à l’égard des hydrocarbures importés et leur actuel déficit des paiements courants, rappelle-t-il. Maintenant, ils sont peut-être en train de résoudre ces deux problèmes.” En 1956, le géologue Marion King Hubbert, père de la théorie du pic pétrolier, avait prédit que la production américaine atteindrait un sommet au début des années 1970 avant de commencer à décliner. Trois décennies durant, on a pensé qu’il avait raison : après avoir culminé en 1971, la production s’est mise à diminuer de manière inexorable.

Mais en 2009, elle a recommencé à croître aux Etats-Unis, grâce aux forages du golfe du Mexique, puis à l’extraction souterraine de pétrole de réservoir compact. Les techniques employées dans le Dakota du Nord le sont aussi pour les réserves de pétrole de réservoir compact aux quatre coins de l’Amérique du Nord : dans le champ de gaz de schiste d’Eagle Ford et le bassin permien du Texas, ainsi que dans le gisement d’Utica dans l’Ohio et en Pennsylvanie. D’ici 2020, le Canada pourrait doubler le volume de pétrole produit à partir des sables bitumineux de l’Alberta, à environ 3 millions b/j, grâce à de meilleures techniques d’extraction, transformant une ressource marginale et coûteuse en un projet commercial plus rentable. Le Canada, déjà exportateur net, a ravi en 2004 à l’Arabie Saoudite le titre de premier exportateur de pétrole vers les Etats-Unis.

La demande plafonne En 2010, les Etats-Unis et le Canada ont produit près de 10 millions b/j et ils en ont consommé environ 22,5 millions. A l’horizon 2035, la production des deux pays pourrait atteindre 22 millions b/j. Si la demande se maintenait à niveau constant, cela permettrait de ramener le déficit de l’Amérique du Nord à 0,5 million b/j seulement.

Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

Limiter ainsi la consommation semble être un objectif réaliste. Nombre d’analystes sont convaincus que les Etats-Unis, tout comme d’autres économies avancées, entrent dans une période de “pic de demande”, dans laquelle l’utilisation du pétrole a atteint son maximum. La limitation de l’usage de la voiture, la mise en place pour les véhicules de normes plus strictes en matière d’économies de carburant et la popularisation des véhicules hybrides, électriques ou roulant à l’éthanol sont autant de facteurs de stabilisation de la demande. L’année 2007, où les Etats-Unis ont consommé en moyenne 20,7 millions b/j, pourrait représenter un sommet historique. Et, même si les prévisions les plus optimistes ne se réalisaient pas, on pourrait imaginer un avenir dans lequel les Etats-Unis importeraient uniquement du pétrole en provenance du Canada, du Mexique et d’une poignée d’autres pays amis tel le Brésil. On exagère souvent l’importance de l’origine du pétrole importé. Les changements dans l’offre, où qu’ils se produisent, touchent l’ensemble des consommateurs. Le fait que les Etats-Unis ne consomment que très peu de pétrole libyen ne les a pas mis à l’abri de l’envolée des prix provoquée par le conflit qui a récemment secoué ce pays. Par conséquent, même si les EtatsUnis s’approvisionnent un jour uniquement au Canada, ils seront toujours affectés 54


Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 exploite le gaz de schiste dans la région. C’est l’injection d’eau sous pression dans la roche qui aurait causé les secousses de magnitude respective de 2,3 et 1,5 sur l’échelle

de Richter. De l’autre côté de l’Atlantique, les autorités de l’Oklahoma se demandent si l’exploitation du gaz de schiste pourrait être responsable de la multiplication des tremblements

53

de terre dans cet Etat : leur nombre est passé d’une cinquantaine par an à 1 047 en 2010. Un séisme de magnitude 5,6, un record historique pour la région, s’est produit le 6 novembre.

Gaz

Champ de mines juridique en Pennsylvanie Le code minier de cet Etat américain est en pleine redéfinition. Les procès se multiplient et les surprises ne manquent pas. Reportage. The Wall Street Journal (extraits) New York

E

n Pennsylvanie, le boom gazier a des répercussions jusque dans les tribunaux. Les batailles judiciaires se multiplient dans cet Etat américain de la côte Est pour déterminer à qui appartient un gaz qui, hier encore, ne valait rien, mais qui aujourd’hui peut rapporter une fortune. Grâce à de nouvelles techniques de forage, les compagnies minières peuvent désormais extraire du gaz naturel retenu en profondeur dans le schiste. Depuis 2008, elles ont ainsi déversé une pluie de dollars sur les propriétaires de terrains pour obtenir l’accès aux gisements. Mais, comme la surface du sol est parfois vendue indépendamment du sous-sol

– et donc des droits d’exploitation du charbon, du pétrole ou du gaz –, et comme, d’autre part, le code minier en vigueur en Pennsylvanie est parfois ambigu, le nombre de procès ne cesse d’augmenter. Cette situation met dans l’embarras l’ensemble du secteur de l’énergie, mais aussi des gens ordinaires, comme Jim Grande, imprimeur à la retraite dans le nord de la Pennsylvanie. L’acte de vente de la ferme de 64 hectares qu’il a acquise en 1965 ne mentionnait pas la propriété du sous-sol. Quand un prospecteur, quelques années plus tard, est venu lui demander l’autorisation de sonder ses terres, Jim Grande a engagé un avocat pour acquérir aussi le sous-sol. Un juge lui en a accordé

Historiquement, les booms gaziers ou pétroliers ont engendré une recrudescence des litiges relatifs à la propriété du sous-sol

la propriété en 1999 sans que quiconque ait contesté cette décision. Dix ans plus tard, Chesapeake Energy lui offrait 293 000 dollars [217 000 euros] pour lancer l’exploitation du gaz naturel. Après avoir consulté son avocat, Jim Grande a signé le bail et pris l’argent. Six mois plus tard, les héritiers de l’ancien propriétaire du terrain l’ont attaqué en justice et ont réussi à démontrer que le sous-sol leur appartenait encore. “Pour être franc, j’ai vraiment eu les jetons”, avoue Jim Grande, 81 ans, qui vit avec sa femme d’une petite retraite de 944 dollars [700 euros] par mois. Il espère pouvoir régler l’affaire en remboursant Chesapeake, mais il a déjà dépensé plus de la moitié de la somme en impôts divers et frais juridiques. Historiquement, les booms gaziers ou pétroliers ont engendré une recrudescence des litiges relatifs à la propriété du sous-sol. De nouveaux cas continuent d’apparaître dans certains Etats gros producteurs d’hydrocarbures comme le Texas et la Louisiane. En Pennsylvanie, de nouvelles questions juridiques se posent quant à certains aspects fonda-

mentaux du droit. Exemple : le gaz de schiste, extrait de la roche grâce à des techniques de forage horizontal, devraitil avoir un statut juridique différent de celui du gaz dit “conventionnel”, extrait par des puits verticaux ? En septembre, dans un cas complexe impliquant une vente de terrain remontant à 1881, une cour d’appel de l’Etat a validé les arguments d’un couple du comté de Susquehanna selon lesquels le gaz de schiste appartient au propriétaire du terrain, et non aux détenteurs des droits d’exploitation des hydrocarbures sur cette parcelle. [Les droits de propriété diffèrent en Pennsylvanie selon qu’ils visent du minerai ou des hydrocarbures : ce couple part du principe que le gaz de schiste, parce qu’il est extrait de la pierre, doit être considéré comme du minerai.] La cour d’appel a renvoyé l’affaire devant une autre juridiction afin qu’elle soit examinée par des experts. La validité de certains contrats pourrait donc être remise en question, au grand dam du secteur de l’énergie. Daniel Gilbert et Kris Maher


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Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 Pologne Les gisements polonais de

Economie

gaz de schiste, qui en contiendraient jusqu’à 1 500 milliards de mètres cubes, ouvrent au pays “un avenir radieux”, affirme le quotidien Polska The Times. Grace à l’exploitation

de ces réserves, la Pologne, qui se chauffe actuellement au charbon, pourrait enfin limiter ses émissions de CO2 et devenir indépendante de la Russie, son principal fournisseur

de gaz naturel. Le sujet fait l’objet d’une union sacrée au sein de la classe politique et rares sont ceux qui osent soulever les questions écologiques.

Polémique

The Globe and Mail (extraits) Toronto

L

e 14 novembre, Dave Heineman, gouverneur du Nebraska, et la société pétrolière TransCanada ont annoncé avoir trouvé un compromis pour permettre à l’oléoduc Keystone XL de contourner la précieuse nappe phréatique de cet Etat du Midwest américain. L’accord donne un second souffle au projet mené sous la houlette des Canadiens et menacé par l’intention du président américain Barack Obama de mettre de côté cet épineux dossier avant l’élection de 2012. Le nouveau tracé proposé fait voler en éclats la coalition anti-Keystone XL, qui rassemblait des ténors de la politique locale et d’influents écologistes américains [au cours des derniers mois, ils ont mené une campagne nationale pour dénoncer ce projet]. Maintenant que le gouverneur du Nebraska demande à Washington de donner au plus vite son feu vert à ce projet controversé de 7 milliards de dollars [5 milliards d’euros], le gouvernement Obama

Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou. subit les pressions renouvelées des écologistes pour qu’il enterre définitivement ce projet. L’oléoduc acheminerait environ 700 000 barils par jour de pétrole issu des sables bitumineux de la province canadienne de l’Alberta vers les raffineries américaines du golfe du Mexique [voir carte ci-dessous]. Le 10 novembre, le gouvernement américain a choisi de temporiser et de reporter sa décision à 2013, bien qu’il se

Résurgence d’une puissance pétrolière

TERRITOIRES DU NORDOUEST

NUNAVUT

Bassin sédimentaire de l’Ouest canadien

TERRE-NEUVEET-LABRADOR

ALBERTA Hardisty

Ottawa

MONTANA

s

ND SD PA

Rocheuses

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Washington

KS CALIFORNIE

Abréviations : KS ND NE OK PA SD

Kansas Dakota du Nord Nebraska Oklahoma Pennsylvanie Dakota du Sud

Principales zones d’exploitation d’hydrocarbures Projet de construction de l’oléoduc Keystone XL

OK TEXAS

Houston

Port Arthur

Golfe du Mexique

1 000 km

Principaux Pétrole Gaz Sables bitumineux gisements de : Tronçon Nouveau tracé existant proposé

Sources : TransCanada, “The Globe and mail”, Canadian Centre for Energy Information, Energy Information Administration (EIA)

Prudhoe Bay

ALASKA

ach e

dans la production mondiale passera d’environ 40 % actuellement à plus de 50 % dans les années 2030, à mesure que s’épuisent les réserves dans les pays non membres de l’organisation. Le renforcement des industries pétrolières aux EtatsUnis et au Canada ne priverait sans doute pas le cartel de son influence. Les arguments les plus convaincants allant à l’encontre d’un accroissement de la production nord-américaine reposent probablement sur les préoccupations d’ordre environnemental. La fracturation hydraulique se heurte à une vive opposition [voir Courrier international no 1062, du 10 mars 2011]. Quant au projet d’oléoduc Keystone XL, qui devrait acheminer la production de sables bitumineux du Canada vers les raffineries du littoral texan, il fait l’objet d’une vive polémique [voir ci-contre]. Malgré ce mouvement de contestation, nombre d’Américains sont séduits par la perspective d’une plus grande indépendance énergétique. A l’heure où l’économie tourne au ralenti et où l’influence de la Chine fait de l’ombre aux Etats-Unis, l’émergence d’une puissance énergétique américaine pourrait leur permettre de préserver leur leadership. “La thèse selon laquelle les Etats-Unis étaient une superpuissance au XXe siècle mais plus au XXIe ne tient pas, estime Morse. Comparés à un pays comme la Chine, qui va devenir extrêmement dépendante à l’égard des importations d’énergie, les Etats-Unis se trouvent dans une position bien plus favorable.” Ed Crooks

L’intégration énergétique de l’Amérique du Nord se révèle un véritable casse-tête politique. Dernier exemple en date, l’oléoduc Keystone XL.

pal

Si la hausse des prix doit profiter à un pays, mieux vaut que ce soit au Canada

Entre écologistes et pétroliers, la bataille est engagée

Ap

52 par les crises de l’offre et les flambées des prix dans le monde. La production du Moyen-Orient ainsi que le trafic maritime dans le détroit d’Ormuz (golfe Persique) et celui de Malacca (entre la Malaisie et Singapour), deux goulets d’étranglement pour le transport du pétrole dans le monde, demeureront vitaux pour les intérêts stratégiques des Américains. Cela dit, plus les Etats-Unis seront en mesure de satisfaire leur demande avec la production nationale, plus ils seront protégés contre les hausses de prix. Un choc pétrolier entraînerait une redistribution des revenus à l’intérieur du pays, mais pas au profit d’autres pays. De même, il est préférable de faire des affaires avec le Canada, avec lequel les Etats-Unis entretiennent d’étroits liens commerciaux, qu’avec une quelconque économie lointaine. Sur le plan politique également, du point de vue américain, s’il faut un pays pour profiter de l’augmentation des recettes pétrolières, autant que ce soit le Canada plutôt que, par exemple, l’Iran. Par ailleurs, une augmentation de la production nord-américaine ferait contrepoids à la puissance de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). D’après les prévisions, la part de l’Opep

soit auparavant engagé à se prononcer avant la fin de l’année. Ce délai permet à Obama de gagner du temps. Il lui évite ainsi de s’aliéner des segments de l’électorat essentiels à sa réélection. De nombreux écologistes et quelques grands bailleurs de fonds du Parti démocrate considèrent Keystone XL comme un test décisif sur les valeurs du président. Au Congrès, une majorité écrasante de républicains est favorable au projet, invoquant la création de milliers d’emplois sur les chantiers de construction, ainsi que l’accès pour les Etats-Unis à une source sûre d’énergie auprès d’un pays voisin et ami. Les tergiversations pousseraient le Canada à chercher de nouveaux marchés pour son pétrole, notamment en Chine. TransCanada assure qu’une réévaluation de l’impact environnemental du nouveau tracé ne prendrait pas plus de neuf mois, même si, d’après le département d’Etat, le gouvernement ne compte toujours pas faire son choix avant 2013. Le compromis dans le Nebraska rencontre cependant l’hostilité des militants écologistes. A les en croire, le pipeline aggravera la dépendance du pays à l’égard des carburants fossiles en général et de celui issu des sables bitumineux en particulier, un pétrole dont la production est extrêmement polluante. En visite à New York le 10 novembre, Alison Redford, Premier ministre de l’Alberta, a néanmoins tenu à affirmer que Keystone XL est essentiel au développement économique de sa province et qu’il constitue également une “pièce du puzzle” dans une indispensable stratégie énergétique en Amérique du Nord. Konrad Yakabuski, Shawn McCarthy et Carrie Tait


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Ecologie Biodiversité

Au Liban, la contrebande d’animaux bat son plein Des lois trop laxistes empêchent de mettre fin à un trafic de lions, serpents et autres animaux sauvages, déplore une ONG locale. El Mundo (extraits) Madrid

L

e Liban est devenu une nouvelle arche de Noé : des dizaines de lions, de chimpanzés, de tigres, d’hyènes, de serpents et de crocodiles entrent dans le pays du fait de contrebandiers qui profitent de carences juridiques. Il y a quelques semaines, plus d’un habitant de Beyrouth est resté pétrifié quand on a découvert un lionceau sur le balcon d’un appartement de la capitale libanaise. Le petit félin a été sauvé par Animals Lebanon. Cette ONG se bat pour arracher ces animaux à une vie de privations et de mauvais traitements, leur permettant souvent d’échapper à une mort certaine. Les problèmes liés aux animaux de contrebande sont de plus en plus fréquents, et l’instabilité de la Syrie voisine

Dessin de Cost paru dans Le Soir, Bruxelles. contribue actuellement à leur multiplication. “Ces dernières années, au moins vingt lions ont été importés illégalement de Syrie, explique la présidente d’Animals Lebanon, Lana El-Jalil. Sur ce nombre, huit sont morts en captivité au bout de quelques

semaines.” Le fait que le Liban n’ait pas signé la Convention sur le commerce international des espèces menacées d’extinction (Cites) facilite l’importation d’animaux sauvages par la frontière syrienne. El-Jalil souhaite que son pays

adhère à la convention, mais précise que cela ne suffira pas à résoudre le problème. La militante pointe aussi du doigt les zoos libanais, car “n’importe qui peut en ouvrir un et il n’y a pas de loi qui réglemente les conditions de fonctionnement. Il n’y a souvent pas de vétérinaire et de nombreux animaux meurent en captivité.” Jusqu’à présent, l’association a obtenu la fermeture de trois de ces établissements. Des cinq ou six encore en activité, aucun n’est enregistré auprès du ministère de l’Agriculture. “Garder un animal en captivité dans de bonnes conditions n’est pas une priorité au Liban, poursuit-elle. C’est notre problème majeur. Dans d’autres pays, la culture va dans ce sens.” Cela étant, elle note une amélioration depuis que l’ONG a lancé son action, il y a trois ans. Son grand espoir réside dans une proposition de loi actuellement préparée par le ministère de l’Agriculture. “Si cette loi est adoptée, on pourra beaucoup mieux contrôler les importations et les exportations d’animaux, dans l’intérêt non seulement des bêtes, mais aussi des êtres humains”, concluton à Animals Lebanon.


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Médias Réseau social

Twitter serait-il trop gros pour réussir ? Cinq ans après sa création, la plate-forme de microblogging n’a toujours pas trouvé son modèle économique. Les salariés de l’entreprise sont à la recherche de l’alchimie qui sauvera Twitter de l’échec. New York Magazine New York

A

u siège de Twitter, on trouve une ruche de bureaux cloisonnés et une grande salle commune, très lumineuse, où les salariés, en tee-shirt et en jeans, se réunissent. Sur un tableau, près de la sortie, le personnel partage ses idées pour rendre l’entreprise plus humaine. On y lit à la volée : “flexible”, “astucieux”, “soyez polis”. Le troisième étage, cœur technologique de cette entreprise pas comme les autres, est interdit au public. Derrière des doubles portes, quelque 250 ingénieurs informatiques sont occupés à mettre de l’ordre dans les 200 millions de tweets quotidiens : des cascades de messages de McCain, du président Obama et du pape ; de Justin Bieber et du Pakistanais qui a entendu les commandos américains attaquer la résidence d’Oussama Ben Laden ; de Kanye West et d’Hugo Chávez. Dans ce sanctuaire, les ingénieurs mettent au point des algorithmes pour classer et attribuer des valeurs à chaque tweet.

Millions de comptes inactifs A en juger par le nombre d’adeptes, la croissance de Twitter est stupéfiante – depuis 2009, le nombre d’utilisateurs a augmenté de 370 %. En fait, Twitter ressemble beaucoup à ce qu’était Google il y a dix ans, et tout le monde ici en est conscient, tout comme la petite armée d’investisseurs qui financent ce laboratoire. Tous sont conscients également de la concurrence implicite avec des superstars des médias sociaux comme Facebook et Zynga, qui ne devraient pas tarder à entrer en Bourse et à rendre très riches de nombreux investisseurs de la Silicon Valley. Google est passé à l’offensive avec Google +, un réseau social, à mi-chemin entre Facebook et Twitter, et donc un refuge possible pour ceux qui sont mécontents de la gestion chaotique de Twitter. On sent ici une réelle volonté de faire de Twitter une affaire rentable. Mais l’entreprise affronte un ensemble de problèmes existentiels, à commencer par le plus élémentaire : qu’est-ce que Twitter ? Le projet de départ était une sorte de Facebook survitaminé, permettant à des amis

“Ecoute Marlon... Cette histoire de Twitter ça va trop loin.” Dessin de Fitz, Etats-Unis. de communiquer entre eux par micromessages – et, de fait, Facebook s’est empressé d’emprunter les innovations de Twitter. Mais, à mesure que Twitter s’est développé, ses têtes pensantes ont compris que le nouvel outil n’était pas un réseau social, mais un média – on assistait à la naissance d’une nouvelle sorte de télévision, d’un “réseau d’information”. Cette prise de conscience a à la fois simplifié et compliqué les choses. Là où Facebook pouvait garder l’ambition d’être un lieu agréable à fréquenter, l’objectif de Twitter allait être de faire le lien entre un public et des personnalités, tout en accueillant les publicités lucratives, sans que celles-ci soient envahissantes. Pour le moment, ni le public ni les personnalités, et encore moins les annonceurs, n’ont répondu aux immenses attentes que suscite Twitter, loin de là. Dans l’entreprise, on passe facilement de l’anxiété à l’optimisme et vice-versa. Première source d’inquiétude : les utilisateurs sont très inconstants. Twitter est facile à utiliser pour ceux qui débutent mais, au bout d’un certain temps, les gens n’en voient plus trop l’intérêt. [Depuis sa création, en 2006] Twitter a engrangé pas moins de 175 millions d’abonnés, mais le site d’info en ligne Business Insider a ramené ce nombre à près de 50 millions,

après avoir recensé les comptes inactifs, doublons et “bots” [agents logiciels automatisés]. “Entre connaître Twitter et s’y impliquer vraiment, il y a un abîme”, assure Dick Costolo, le PDG de Twitter. Le problème commence, explique-t-il, par un espace vide. Cet espace, le timeline [où vont s’afficher les messages des gens qu’on suit, ou abonnements], occupe le bas de la page d’accueil de l’utilisateur. Il est censé déborder de bons mots* intéressants et profonds. Mais, quand on s’inscrit, cette section est vide. C’est comme si on allumait la télévision et qu’on se retrouve face à la mire. Ce problème ne devrait pas être difficile à résoudre. Mais du coup Twitter va en créer un nouveau, et de taille. Un nouvel afflux de “tweeteurs” loquaces générera un déferlement ingérable de messages, dont seuls un petit nombre présenteront un intérêt. “Faire remonter le contenu à la surface”, c’est-à-dire essentiellement organiser les tweets pour les utilisateurs, est une formule qu’on entend beaucoup chez Twitter. C’est la solution à la fois au problème de la case vide et à celui de l’encombrement. Cet été, Twitter a remanié son moteur de recherche afin qu’il prenne en compte l’“influence” de ses utilisateurs. Une façon de mieux organiser les résultats de recherche. Ainsi, ce qu’ont dit Brian

Williams [présentateur du journal télévisé de NBC News] et Wolf Blitzer [reporter de CNN] sur la Libye passera avant le commentaire d’un oncle cinglé ou de Richard Simmons [star du fitness]. Déjà, Twitter a essayé d’utiliser des “listes” axées sur des centres d’intérêt précis afin de canaliser les utilisateurs. Il s’agit d’améliorer le système relativement simple des hashtags, ce symbole omniprésent [#] permettant d’organiser les idées sur Twitter. Mais les échanges sont beaucoup plus difficiles à organiser sur Twitter que sur un site d’actualité ou un réseau social, où les auteurs et leurs données sont clairement définis. “A un niveau simpliste, cela paraît facile, explique Costolo. On pourrait juste sélectionner les sujets les plus chauds et le message qui a été le plus retweeté dans les deux dernières heures, et montrer cela aux gens. Mais on risque de perdre le brouhaha de la foule.”

Soigner les “influencers” Pour faire remonter le contenu à la surface tout en préservant la satisfaction de l’utilisateur, il faut faire en sorte que le contenu continue à affluer. Or c’est loin d’être gagné. Des sociologues travaillant pour Yahoo! ont dépouillé au hasard des comptes Twitter et découvert qu’environ 50 % des tweets venaient seulement d’un utilisateur sur 20 000. “En fait, ce qui


Courrier international | n° 1099 | du 24 au 30 novembre 2011 A la une Le 10 octobre,

l’hebdomadaire new-yorkais a consacré sa une aux difficultés de Twitter. Créé en mars 2006, le site compte pourtant plus de 200 millions d’utilisateurs – dont 100 millions

prédomine, c’est vraiment l’élite des blogueurs du monde des médias et des célébrités”, affirme Duncan Watts, l’un des chercheurs. Pour filer la métaphore du média audiovisuel, cette élite assure le spectacle que les utilisateurs viennent voir. Et Twitter est en train de comprendre qu’il doit bichonner les personnalités en question. Dans les salles de planification de Twitter, les “tweeteurs” les plus prolifiques et les plus suivis sont appelés influencers [ceux qui influencent]. Ces “superutilisateurs” sont le cœur de cible de l’entreprise. L’année dernière, Costolo et Dorsey ont ainsi ouvert des bureaux à Hollywood et à Washington, et embauché des gens pour qu’ils jouent le rôle de consultants libres de Twitter et incitent les influencers à produire du tweet. Dans une salle de conférence située près du bureau de Costolo, Omid Ashtari, un ancien agent de la Los Angeles Creative Artists Agency, me raconte le boniment qu’il a servi à l’acteur James Franco avant les Oscars, au printemps dernier : “Si vous êtes sur Twitter et que d’autres médias braquent leurs projecteurs sur vous, votre impact sur Twitter va exploser.”

Mine d’or inexploitée Si Twitter veut que James Franco tweete, c’est pour vendre son public aux annonceurs. Et si le site peut trouver un moyen d’insérer un tweet Starbucks dans la Francosphère, et ainsi inciter les gens à acheter du café sans empiéter sur leur relation avec Franco, Twitter aura gagné. Ce modèle publicitaire est encore du domaine du rêve. Mais quel rêve ! “Un nouveau format de publicité qui peut aller partout, sans accrocs, immédiatement, fait valoir Costolo. Ce n’est pas seulement une pub pour navigateur. Elle va dans les smartphones, dans les SMS ou s’afficher sur un téléviseur.” “C’est bon, je suis prêt à tweeter !” C’est le président des Etats-Unis, qui bat des mains en marchant dans un couloir de la Maison-Blanche. Un groupe de salariés de Twitter le reçoit dans la Salle verte, à l’extérieur de l’aile ouest, où il va découvrir le premier Twitter Town Hall [mairie Twitter] et répondre à des questions de tweeteurs. Cet événement est le temps fort d’une campagne qui a débuté l’année précédente, quand Twitter a embauché Adam Sharp, un ancien conseiller politique, afin de promouvoir Twitter auprès des sénateurs et députés. Pour attirer et garder le public, et aussi pour faire venir les personnalités, Twitter a besoin de la complicité des médias. En 2008, le site a embauché Chloe Sladden, une ancienne cadre dirigeante de Current, la chaîne de télévision d’Al Gore. Sladden avait pour mission de convaincre les médias traditionnels que Twitter était la clé de leur avenir. En 2008, le soir de l’élection [présidentielle], elle était prête à intervenir en tant que consultante auprès du New York Times et de CNN. “Nous sommes restés entre 20 et 23 heures avec le Times, puis entre 23 heures et 3 heures du matin avec CNN”, raconte-t-elle. Sladden est censée

sont dits “actifs”. Chaque jour, 200 millions de “tweets” sont échangés, mais seulement 5 % des membres créent 75 % du contenu. Twitter, qui emploie 600 salariés, existe en douze langues et il est

Avec des prévisions de bénéfices en dessous de 200 millions de dollars, on ne voit pas bien comment l’entreprise va s’en sortir former ces recrues essentielles – présentateurs de télévision, producteurs de téléréalité, chroniqueurs de journaux – aux usages de Twitter. Fondamentalement, il s’agissait de donner aux followers [abonnés] le “sentiment magique” d’être admis dans le saint des saints. Travaillant en étroite collaboration avec les nouveaux médias dans les caucus [coalitions] du Congrès, Sharp organisait des manifestations privées pour apprendre aux sénateurs et aux membres du Congrès pourquoi et comment ils devraient utiliser Twitter. Sharp estime que les trois quarts des membres du Congrès se sont inscrits sur Twitter. Tout cela est très amusant, mais encourage aussi une sorte d’élitisme paradoxal s’agissant d’un média censément démocratique. “C’est sur cette question que porte le vrai débat à l’heure actuelle”, affirme Ben Smith, journaliste à Politico, qui tweete des dizaines de fois par jour. Il constate combien Twitter renforce les tendances grégaires déjà très répandues dans les médias. “Cela vous oblige à jouer au sein du consensus, assure-t-il. Si vous n’acceptez pas le principe de base de la conversation, vous n’êtes pas vraiment le bienvenu.” L’entreprise est actuellement valorisée à 8 milliards de dollars. Mais avec plus de 650 salariés à faire vivre et des prévisions de bénéfices pour cette année nettement en dessous de 200 millions de dollars, on ne voit pas encore bien comment elle va s’en sortir. En août, elle a levé 400 millions de dollars supplémentaires et s’en est servie pour racheter les parts de certains des premiers investisseurs, signe qu’une partie de l’argent est déjà désinvestie. Malheureusement, Twitter est une mine d’or inexploitée. Et, si trop de déchets s’y accumulent, sous forme de tweets d’autopromotion et de publicités envahissantes, l’or deviendra peut-être à jamais inaccessible. Tel est le point fort et la grande faiblesse de Twitter : l’envie irrésistible qu’ont les utilisateurs de faire leur propre publicité. Le besoin de faire de leur vie une expérience commentée a brouillé la distinction entre publicité et expression de soi, marketing et identité. Dans ce grand brassage, tout le monde est une célébrité. Les publicitaires aussi. Dans les coulisses, ils utilisent une interface que vous n’avez guère de chances de voir : un “tableau de bord” pour vous regarder les regarder, l’arrière-salle en ligne depuis laquelle Volkswagen, Virgin America, RadioShack [distributeur d’électronique] et Starbucks tentent de se glisser dans la conversation.

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présent dans 193 pays – sans oublier la Station spatiale internationale. Le site est actuellement valorisé à 7,7 milliards de dollars. A vous de trouver l’équation qui lui permettra d’être rentable !

C’est là qu’ont lieu les grandes manœuvres pour faire de Twitter une société pesant plusieurs milliards de dollars. Un annonceur comme Starbucks ou Volkswagen peut acheter de l’accès à différents éléments du site, plaçant ses messages en haut de la liste des hashtags les plus tweetés ou à l’intérieur des messages Twitter de gens qui suivent déjà la marque, qui ont un ami qui le fait ou simplement tweetent sur un sujet en rapport avec ladite marque. Dans tous les cas, les sociétés peuvent suivre sur un graphique les zigzags des clics, des réponses et des retweets. Si personne ne réagit, la publicité disparaît. Adam Bain, responsable du chiffre d’affaires mondial de Twitter, parle de “marketing” transparent. But de l’opération : faire entrer les publicitaires dans la classe des influencers, en leur conférant la même crédibilité qu’Ashton Kutcher et Obama, et en amenant les utilisateurs à les retweeter comme ils feraient pour un ami. Le modèle de Twitter rappelle les premiers temps de la télévision, quand les émissions étaient les pubs. Kim Kardashian, star de la téléréalité, a facturé 10 000 dollars un tweet pour promouvoir un produit à ses 2 millions d’abonnés. Pour convaincre les annonceurs de payer Twitter, et non Kim Kardashian, le site

de microblogging doit passer à une tout autre échelle, afin de faire “remonter” toutes sortes de clients vers les annonceurs d’une manière prévisible et mesurable, ce qu’un ou deux messages de célébrités ne suffisent pas à faire. Twitter n’en est pas encore là. Les dirigeants de Twitter m’ont tous dit que leur société tient à son indépendance, mais il y a un autre scénario plausible : si l’introduction en Bourse de Facebook se passe bien et que Google + n’arrive pas à s’imposer, Google sera prêt à tout pour résoudre son problème de réseau social, y compris à faire à Twitter une offre que celui-ci ne pourra pas refuser. L’enjeu de l’affrontement FacebookGoogle serait alors de savoir si le web existe à l’intérieur d’un jardin clos de murs ou à l’extérieur, s’il est une source d’infos privée ou publique. L’investisseur Howard Lindzon est sceptique quant à la capacité du site à organiser le déferlement de 200 millions de tweets par jour en un flux ordonné, saturé de publicités, tout en préservant ce qui fait sa force, à savoir l’effet de surprise. “S’ils arrivent à rentabiliser cet effet de surprise, alors bonne chance”, conclut-il. Joe Hagan * En français dans le texte.


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Sciences

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“Les pastèques poussent dans l’Antarctique” : visite du jardin potager d’une base scientifique au pôle Sud. Un article du webzine Seed paru dans le numéro 1028 de Courrier international, daté du 15 juillet 2010.

Recherche spatiale

Mets délicats pour gourmets de l’espace En prévision de voyages vers Mars, des spécialistes de la Nasa concoctent des menus sains et variés pour les futurs astronautes.

consommaient peu d’énergie et fournissaient une lumière concentrée dans un spectre étroit, l’idéal pour les cultures spatiales. Les expériences menées au centre Kennedy montrent que les plantes ont besoin d’une lampe à LED bleue, qui les aide à s’orienter, associée à une lumière rouge, qui stimule la production de chlorophylle. L’ajout d’un peu de lumière verte leur donne une apparence plus naturelle pour des yeux humains, ce qui permet aux agriculteurs-astronautes de mieux évaluer l’état de santé d’une plante.

Science News (extraits) Washington

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ême un concurrent d’Iron Chef [émission japonaise diffusée aux Etats-Unis et mettant en concurrence des chefs cuisiniers] ne pourrait battre un cadre scientifique de la Nasa spécialisé dans l’alimentation. Ce dernier a pour mission de concevoir de bons repas sains pour les astronautes, à emporter sur l’orbite basse de la Terre et au-delà – peutêtre même jusqu’à Mars. Nourrir des gens dans l’espace est en effet plus difficile qu’il n’y paraît. Les repas doivent apporter suffisamment de nutriments pour assurer le fonctionnement du corps humain lorsque la gravité est proche de zéro. Impossible de trancher des ingrédients, de les couper en dés ou de les faire revenir : les morceaux finiraient par flotter tout autour de vous. Et, maintenant que la Nasa prévoit de faire décoller des vols habités vers Mars, les aliments doivent se conserver plus longtemps encore. Fort heureusement, les dernières recherches ont permis de trouver des moyens pour rendre savoureux les gueuletons de l’espace. Les chercheurs en biologie végétale testent actuellement de nouvelles méthodes permettant de cultiver certains légumes en orbite. Les ingénieurs, quant à eux, inventent de nouveaux moyens de conditionner la nourriture pour qu’elle reste fraîche beaucoup plus longtemps.

Filet mignon et homard L’ère de la nourriture spatiale s’est ouverte en août 1961, lorsque le cosmonaute Guerman Titov a grignoté quelques crackers alors qu’il était en orbite autour de la Terre. Sept mois plus tard, l’astronaute John Glenn aspirait de la compote d’un tube d’aluminium lors de son voyage autour de la planète, alors même que la Nasa n’avait aucune idée de l’effet que cela aurait sur son corps. Plus tard, les astronautes du programme Mercury [programme spatial américain, 1958-1963] se sont envolés avec des aliments conditionnés dans des sortes de tubes de dentifrice et des cubes de nourriture compressée. “Nous nous sommes rendu compte que personne ne voulait vraiment en manger”, raconte Maya Cooper, chercheuse en produits alimentaires chez Lockheed Martin à Houston, aux Etats-Unis, qui travaille avec le centre spatial Johnson de la Nasa. “Quand l’équipage revenait, il rapportait ses repas en pilules.” Les astronautes n’étant pas censés suivre un régime, la Nasa a com-

Conserver dans le froid sidéral

Dessin d’Ares, Cuba. mencé à leur proposer des alternatives plus savoureuses. Les vols Apollo disposaient d’eau chaude et de tasses qui pouvaient être utilisées dans l’espace, rendant possibles les soupes et les sauces. Dans les années 1970, les astronautes qui voyageaient à bord de la station spatiale Skylab disposaient d’un réfrigérateur et d’un congélateur où ils pouvaient trouver du filet mignon, du homard et d’autres plats à réchauffer. Les astronautes du programme Shuttle-Mir, puis de la Station spatiale internationale, se restauraient avec des aliments thermostabilisés, qui peuvent être conservés à température ambiante. Mais les repas tout prêts et conditionnés pèsent beaucoup plus lourd et génèrent beaucoup de déchets. Pour six astronautes absorbant 3 000 calories par jour pendant trois ans, la durée supposée d’une mission vers Mars, il faut jusqu’à 20 tonnes de plats préparés, explique Cooper. C’est pourquoi, avec ses collègues chercheurs, elle étudie la possibilité de menus combinant nourriture conditionnée et légumes cultivés dans l’espace, appelés cultures “biorégénératrices” parce qu’elles produisent aussi bien de l’oxygène que de la nourriture. En réalité, à bord des vaisseaux spatiaux soviétiques puis russes, les cosmonautes ont presque toujours cultivé des légumes, fait remarquer Neil da Costa, chimiste des

saveurs et journaliste spécialiste de l’espace. Des serres en orbite produisent des poireaux et d’autres légumes pour accompagner des plats nationaux comme le bortsch et les œufs de caille. La partie russe de la Station spatiale internationale dispose d’un petit jardin, la “machine à salade”, qui fournit quelques légumes frais à l’équipage. Aujourd’hui, Raymond Wheeler, physiologiste végétal au centre spatial Kennedy de la Nasa en Floride, travaille avec ses collègues sur des essais de cultures hors-sol allant des radis aux laitues en passant par les tomates cerises. Avec ce type de cultures, non seulement les problèmes de la réduction des déchets et du poids au lancement pourraient être résolus, mais

Des cultures qui produisent des légumes et de l’oxygène les astronautes pourraient aussi bénéficier d’un peu de variété alimentaire, ce qui améliorerait leur moral. En modifiant les conditions environnementales, les chercheurs découvrent comment mieux faire pousser les plantes. Et, comme n’importe quel jardinier le sait, la lumière est la clé du succès. Wheeler a ainsi découvert que les lampes à LED

Toutefois, faire pousser des plantes dans un centre en Floride est une chose ; les faire pousser en apesanteur en est une autre. Les fluides se comportent différemment lorsque la gravité est proche de zéro : le liquide nutritif ne baigne pas les racines de la même façon et la plante n’absorbe pas le fluide de la même manière. En Arizona, l’équipe de Wheeler teste un système mis au point par Orbitec à Madison, dans le Wisconsin, qui utilise un “coussin d’enracinement” permettant de canaliser l’humidité. En septembre, l’équipe a vu le succès de deux semaines de culture de laitues, de mizunas [salades japonaises] et de radis. Cooper s’attend à ce que, à l’avenir, les astronautes, en continuant à manger essentiellement des repas conditionnés, les enrichissent de produits qu’ils feront pousser eux-mêmes. Cependant, pour de longs voyages, le conditionnement devient un problème. Les matières plastiques, l’aluminium et les autres matériaux composant les emballages de nourriture spatiale ne sont pas conçus pour conserver la fraîcheur des aliments plus de dix-huit mois. Or, pour envisager un voyage vers Mars, il faudrait une durée de conservation d’au moins cinq ans. L’une des idées permettant un conditionnement à long terme consisterait à améliorer la technique du vide afin qu’il reste dans l’emballage le moins d’oxygène possible, car c’est lui qui dénature la nourriture. Une autre idée serait d’améliorer l’emballage lui-même. Ainsi, aujourd’hui, les scientifiques de la Nasa planchent sur la façon dont les céréales, les cacahuètes et l’huile de coton résistent aux années quand elles sont emballées dans tel ou tel matériau. Jusqu’à présent, il semble que ce soit une combinaison de plastique stratifié avec une pellicule d’oxyde d’aluminium qui fonctionne le mieux. D’autres travaux s’intéressent au congélateur naturel que constitue l’espace lointain. L’équipe de Cooper étudie actuellement comment les paquets de nourriture - 80 °C. Une inquiétude : avec le temps, l’emballage pourrait se briser sous l’action du froid. Alexandra Witze


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Jeux vidéo

J’ai joué à la guerre en Irak Un journaliste de Foreign Policy a testé le dernier simulateur de stratégie militaire qui doit servir à former les futurs officiers du Pentagone. Rapport d’un commandant très virtuel.

Foreign Policy Washington

J

e ne suis pas un très bon stratège. Je ne pourrais battre quelqu’un aux échecs que si on le paralysait d’abord à coups de Taser [pistolet à impulsion électrique]. Alors combattre les talibans… Si on me confiait cette mission, l’Amérique finirait par adopter le pachto comme langue officielle. J’écris pourtant régulièrement au sujet de l’armée américaine et des jeux vidéo. Et, lorsqu’on m’a proposé d’essayer un jeu de contre-insurrection – Coin pour les initiés –, je n’ai pas pu résister. J’avais envie de savoir ce qui se produirait 62


Sur le départ En 2010, sept ans après le début de la guerre, l’armée américaine se retire d’Irak.

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MARTIN SPECHT/FOCUS/COSMOS

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Jeu de guerre Une capture d’écran d’UrbanSim, la dernière simulation stratégique de l’armée américaine.

est évaluée en fonction de plusieurs indicateurs, notamment de six grands “axes d’effort” [lines of effort, LOE] (sécurité civile, gouvernance, forces de sécurité du pays hôte, opérations d’information, services essentiels et mesures économiques), ainsi que du degré de soutien de la population locale.

USC INSTITUTE FOR CREATIVE TECHNOLOGIES

Méthode forte ou douce ?

60 si le pire stratège de salon au monde tentait de mater une insurrection. UrbanSim est un jeu de l’armée américaine qui permet aux commandants de bataillon d’apprendre les techniques de contre-insurrection. Si la plupart des simulations informatiques du Pentagone ressemblent à des feuilles de calcul et sont à peu près aussi amusantes, UrbanSim, sorti en 2009, n’est pas très différent des jeux de stratégie que plusieurs d’entre nous ont à la maison. Cela est probablement dû au fait qu’il a été développé par l’Institut des technologies créatives de l’université de Californie du Sud, un centre financé par l’armée et qui entretient des liens étroits avec Hollywood et l’industrie des jeux vidéo. S’il ressemble à une version militarisée de SimCity [ jeu vidéo où l’on construit et gère une ville], UrbanSim est en réalité une simulation sophistiquée qui intègre des facteurs tels que les conditions économiques et les liens sociaux, et analyse comment ces facteurs poussent la population à accorder son soutien au gouvernement ou aux insurgés.

simple clic de souris. Le jeu pourrait cependant donner aux officiers une idée des conséquences potentielles de leurs décisions. A titre d’exemple, la remise en état du réseau d’égouts local peut avoir des répercussions importantes sur l’état d’esprit de la population et le soutien qu’elle accorde aux insurgés. Indirectement, l’initiative peut affecter le nombre d’attaques aux engins explosifs improvisés (EEI) et finir par inverser le cours de la guerre. Je dirige le 1er bataillon du 303e régiment de cavalerie, que j’ai rebaptisé “Unité spéciale Noob” [terme dérivé de newbie – dérivé lui-même de new boy, qui désigne un débutant ou un néophyte dans le jargon des jeux vidéo]. Nous sommes déployés dans la ville irakienne [fictive] d’AlHamra, où quelques chiites et kurdes cohabitent avec une majorité sunnite. Je suis le commandant du bataillon et j’ai à ma disposition huit pelotons, un détachement de spécialistes des affaires civiles et une force d’intervention rapide. Cela peut sembler beaucoup pour imposer la volonté du colonel Noob, mais, en fait, c’est tout juste suffisant. Je suis responsable de quinze quartiers, dont le degré de soutien à la coalition oscille entre 0 % et 100 %, ainsi que d’une palette d’infrastructures en piteux état, de tribus vénales et de leaders qui se détestent souvent les uns les autres. La partie comporte quinze tours de jeu et ma performance

Découvrir la stratégie parfaite Il s’agit là d’une nouveauté pour l’armée américaine, qui a toujours semblé plus à l’aise avec les simulations informatiques fondées sur des éléments plus concrets. Quelle épaisseur de blindage un obus peut-il perforer ? Combien de Mig-29 un F-15 peut-il abattre ? Si ces exercices, qui datent de l’époque de la guerre froide, n’étaient pas toujours précis, ils avaient au moins le mérite de reposer sur des données scientifiques. Tout le contraire des techniques de contre-insurrection, qui s’appuient, elles, sur des éléments intangibles : la psychologie, la sociologie et les sciences politiques. Comment espérer qu’un jeu vidéo soit capable de quantifier l’importance relative de ces paramètres alors que les politologues ne parviennent même pas à s’entendre sur le sujet ? Les experts des simulations de l’armée sont eux-mêmes sceptiques et ont du mal à croire qu’un commandant puisse découvrir la stratégie parfaite pour détruire les talibans grâce à un

L’armée accorde désormais une véritable importance aux concepts “mous” comme le réseautage social

Première partie. Au diable la diplomatie et l’intelligence. C’est en bottant les fesses aux insurgés que l’Unité spéciale Noob gagnera cette guerre. Nous mettrons tout en œuvre pour en débarrasser la ville et laisserons la population locale libre d’exprimer l’affection naturelle qu’elle ressent pour nous. Dans plusieurs quartiers placés sous mon commandement, le degré de soutien à la coalition est égal ou inférieur à 25 %. Puisque le jeu ne permet pas de recourir aux tapis de bombes, je décide de déployer un peloton dans chacun des quartiers à problèmes. Les soldats devront, en alternance, boucler et fouiller ces quartiers et mettre en place des postes de contrôle. Un autre peloton patrouillera dans les quartiers chiites. Pour le reste, les habitants seront laissés en paix. La force d’intervention rapide restera en réserve et j’offrirai mon expertise au colonel Bashir, de la police irakienne. Le premier tour de jeu commence… Quoi ? Dans certains quartiers, l’appui dont nous bénéficiions de la part de la population commence déjà à s’effriter. Un EEI a explosé quelque part dans le nord de la ville. Et que s’est-il passé à Nahiyat Ayadh ? Mon agent de renseignements m’apprend qu’en dépit des patrouilles les insurgés sont actifs dans le quartier et que seuls 58 % des habitants soutiennent maintenant la coalition. Et, pour couronner le tout, mes hommes ont accidentellement tué un policier irakien. A la fin du jeu, 51 % des habitants sont du côté des insurgés. Et la ville compte maintenant cinq quartiers sunnites dont l’ensemble des habitants s’oppose aux forces de la coalition – au lieu des trois qu’il y avait au départ. Deuxième round. L’Unité spéciale Noob tente maintenant une approche en douceur. Il n’y aura ni raid, ni poste de contrôle, ni patrouille. Nous allons nous montrer si charmants qu’on nous appellera l’Unité spéciale de la guimauve. Et, en tant que commandant de bataillon, j’irai rencontrer tous les chefs locaux pour leur distribuer des petits cadeaux. Si je le pouvais, j’affecterais l’ensemble de mes forces à la réparation des infrastructures endommagées. Mais, puisque je n’ai pas le budget nécessaire, je décide d’y consacrer 260 000 dollars [193 000 euros]. Après avoir remis en service l’aéroport et deux hôpitaux en piètre état, il ne me reste plus que 30 000 dollars. Vingt autres infrastructures auraient pourtant besoin d’être restaurées. Puisque je ne peux remettre en état la plupart d’entre elles, je désigne un peloton pour fournir des soins médicaux aux habitants, deux autres pour recruter des soldats et des policiers irakiens supplémentaires et encore deux autres pour mener des opérations d’information auprès de la population locale. Je garde en réserve un peloton et la force d’intervention rapide. La bonne nouvelle, c’est qu’au huitième tour tous les indicateurs des axes d’effort sont en hausse, sauf celui concernant les forces de sécurité irakiennes. La mauvaise, c’est qu’il y a eu huit attaques aux EEI et que les services de renseignements m’informent que les insurgés parviennent à recruter de nouveaux combattants. On m’annonce par ailleurs qu’un de mes hélicoptères Black Hawk a été abattu par un tir de roquette au-dessus du district Nord. A la fin du jeu, les insurgés et les infrastructures sunnites poussent comme des champignons


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dans le nord-ouest de la ville. Si, dans l’ensemble, j’ai obtenu des résultats mitigés, les attaques aux EEI sont maintenant de dix-huit par tour de jeu. Pourtant, seulement un tiers des habitants s’opposent toujours au gouvernement. Je suis peut-être en train de gagner leur cœur, mais leur esprit est toujours occupé à poser des bombes au bord des routes. Si le gant de velours semble fonctionner un peu mieux que la poigne de fer, le résultat n’est pas encore satisfaisant. Le colonel Noob est peut-être déterminé, mais il n’est pas inflexible. Pour la troisième et dernière partie, l’Unité spéciale Noob utilisera la bonne vieille technique de la carotte et du bâton. En consultant les données de sciences sociales dont je dispose, j’apprends que Rushdi Kaliq, le chef sunnite du service municipal d’approvisionnement en eau et en électricité, entretient des liens avec plusieurs grosses pointures, et notamment avec M. Sadiq, le maire antipathique d’AlHamra. (J’imagine que tout le monde veut être votre ami quand vous avez le pouvoir de couper l’eau et l’électricité.) Je vais tenter de mettre M. Kaliq de mon côté en lui offrant des potsde-vin et en remettant en état les installations de traitement de l’eau. J’ai également l’intention de désigner un peloton pour apporter un appui politique à MM. Sadiq et Kaliq. Je dispose encore de suffisamment d’argent pour remettre en état les deux hôpitaux, ce qui pourrait contribuer à m’attirer la sympathie de la population en général. J’ai aussi l’intention d’affecter un peloton à la distribution d’enveloppes aux tribus locales. Voilà pour la carotte. Pour ce qui est du bâton, je compte multiplier les fouilles, les patrouilles et les points de contrôle dans les pires quartiers sunnites – ceux dont l’ensemble

des habitants s’oppose à la coalition – afin de neutraliser l’action des insurgés. Comme tous ceux qui ont tenté d’écraser une insurrection, je continue à me demander quelle est la meilleure stratégie. Ce dont je suis certain, toutefois, c’est que défoncer des portes ne permet pas de gagner à votre cause la population locale, au contraire. S’il est tentant de vider des quartiers entiers de leurs habitants, il est plus sage d’identifier les groupes d’insurgés avant d’utiliser la force et de combiner les interventions militaires avec des opérations d’information et de fourniture de soins médicaux à la population. A la fin du jeu, la plupart des indicateurs sont en hausse et il y a seulement sept attaques aux EEI par tour de jeu. Mieux encore, le sentiment d’hostilité envers le gouvernement n’atteint plus que 29 %. Mon score le plus proche de la victoire.

Un nombre infini de conséquences On peut en apprendre beaucoup sur quelqu’un en lui demandant à quels jeux il joue. Il y a vingt ans, l’armée aurait probablement fait peu de cas d’UrbanSim. Le fait qu’elle utilise maintenant un tel simulateur pour former la prochaine génération d’officiers en dit long sur le chemin parcouru et l’importance qu’elle accorde désormais aux concepts “mous” comme le réseautage social. Comment votre stratège de salon s’en estil sorti ? Probablement mieux que l’armée américaine pendant les premières années de l’occupation de l’Irak, mais possiblement moins bien que cette même armée dans les années qui ont suivi le surge [le déploiement par le gouvernement Bush en 2007 de plus de 20 000 soldats]. Comme de nombreux commandants

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d’armée avant moi, je n’ai jamais été pleinement conscient de l’impact que mes décisions pouvaient avoir. Il faut cependant savoir qu’UrbanSim fait appel à de nombreuses hypothèses implicites et qu’une simulation ne peut être plus précise que ne le sont ces hypothèses. Or l’objectif des créateurs d’UrbanSim n’était pas de simuler avec précision la dynamique de l’insurrection, mais d’en permettre une meilleure compréhension. Ce qui m’a le plus surpris dans ce jeu, c’est le nombre presque infini de décisions et de conséquences possibles. Je pouvais défoncer des portes, soudoyer des leaders locaux, démanteler des cellules d’insurgés et réparer des canalisations d’égout. Mais je n’avais pas suffisamment d’argent pour tout faire et je ne pouvais pas non plus prévoir de quelle façon chacune de mes actions allait contribuer ou nuire aux actions suivantes. Demain, je lirai probablement dans les journaux l’histoire d’un commandant de bataillon qui tente dans le même temps de lutter contre les talibans, de construire des écoles et d’établir le contact avec la population locale. Si je ne peux compatir pleinement avec lui parce que je n’ai jamais été à sa place (ce qui, pour toutes les parties concernées, est une bonne chose en soi), je comprends cependant un peu mieux son dilemme. L’armée devrait mettre un jeu comme UrbanSim à la disposition du grand public. Sans modifier leur perception de la guerre, il permettrait aux citoyens de mieux comprendre les défis de la contre-insurrection. Et croyezmoi : le colonel Noob saura utiliser toute l’aide qu’il obtiendra ! Michael Peck

Poste de contrôle 2003. Des civils irakiens sous la surveillance d’un soldat américain à Mossoul.


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Goût

A la table de l’âge de pierre Pas de céréales, pas de sucres, pas de produits laitiers au menu de Sauvage. Ce restaurant berlinois se veut le premier d’Europe à adhérer aux principes de la cuisine paléolithique. Der Spiegel Hambourg

L

e menu de Sauvage affiche une image stéréotypée de l’ancêtre de l’humanité, le profil saillant d’un homme des cavernes hirsute. Les tables sont éclairées à la bougie, une peinture rupestre contemporaine est accrochée au mur. Hormis ces indices, Sauvage ressemble à beaucoup d’autres restaurants branchés de Berlin. Mais l’ardoise devant la porte annonçant

“Vraie révolution culinaire - cuisine paléolithique !” prévient les clients que leur menu de l’âge de pierre peut leur réserver quelques surprises.

Tendance mondiale Sauvage s’inscrit dans le mouvement du régime paléolithique, dont les adeptes ne consomment que des aliments qui existaient à l’âge de pierre, autrement dit des fruits et des légumes, de la viande, du poisson, des œufs, des fruits à coque, des graines et des plantes – tous produits biologiques et non transformés. Les vrais fanas du régime paléolithique bâtissent tout leur style de vie autour de ce concept et calquent leur activité physique sur celle des hommes des cavernes, en soulevant par exemple des blocs de pierre et en courant pieds nus. Certains vont même jusqu’à donner leur sang tous les deux ou trois mois pour se mettre dans les conditions présumées des chasseurs-cueilleurs de l’âge de pierre, qui perdaient beaucoup de sang dans leur quête de nourriture. Les clients de Sauvage peuvent

Dessin de Kapusta paru dans Rzeczpospolita, Varsovie.

A lire Dans le sillage de nutritionnistes américains comme Loren Cordain et Robb Wolf, plusieurs auteurs ont contribué à populariser le régime paléolithique en France, notamment le journaliste Thierry Souccar – avec Le Régime préhistorique – Comment l’alimentation des origines peut nous sauver des maladies de civilisation (Indigène, 2006), et le Dr Laurent Chevallier avec Je maigris sain, je mange bien (Fayard, 2011). Et, dans un registre moins médical, La Cuisine paléolithique (Arléa, 2004), le livre de cuisine de l’écrivain et pionnier de l’écologie domestique Joseph Delteil, publié pour la première fois en 1964.

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toutefois s’essayer au régime paléo sans se sentir obligés d’en faire leur mode de vie. “Beaucoup pensent que le régime paléolithique n’est qu’un phénomène de mode alors que c’est une tendance mondiale”, souligne le patron de Sauvage, Boris Leite-Poço. “C’est sans doute aux Etats-Unis que le mouvement est le plus fort, parce que les gens en ont eu assez du mode de vie fast-food et des maladies qui l’accompagnent.” Leite-Poço s’empresse d’expliquer les bienfaits du régime paléolithique pour la santé en s’appuyant sur son expérience personnelle. Depuis qu’il s’est converti au paléo, il y a deux ans, il n’a plus besoin de prendre de médicaments, assure-t-il. Le site Internet de Sauvage (sauvageberlin.com) énumère les autres bienfaits de la cuisine paléo : énergie accrue, augmentation de la masse musculaire, teint plus clair et libido plus active.

Quelques concessions Désireux de faire partager son expérience positive, Leite-Poço a ouvert Sauvage en mai dernier avec son conjoint, Rodrigo Leite-Poço, dans un ancien bordel du quartier de Neukölln. Il s’agit, à les en croire, du seul restaurant paléo d’Europe, et visiblement il rencontre un réel succès auprès des Berlinois. Parmi les plats au menu, une salade avec des olives, des câpres et des pignons, du pain sans gluten avec beurre de noix ou tapenade, du saumon fumé avec une sauce aux herbes et divers plats de viande et de poisson. Ceux qui refusent de faire l’impasse sur le dessert pourront choisir parmi un assortiment de gâteaux sans sucre et sans gluten, par exemple une tarte au potiron aux épices. Les propriétaires attachent une grande importance à la transparence : les clients de Sauvage savent exactement ce que contient chaque plat. Quand on l’interroge sur certains éléments du menu, le vin par exemple, qui ne faisaient vraisemblablement pas partie du régime alimentaire du paléolithique, Leite-Poço reconnaît que Sauvage fait quelques exceptions. “Pour que le restaurant tourne, il faut bien que nous nous adressions au grand public, à une clientèle qui n’est pas paléo. Alors on fait quelques concessions”, explique-t-il. Parmi celles-ci, le mode de cuisson. “Bien entendu, admet Boris Leite-Poço, nous ne cuisinons pas au feu de bois en plein air et nous avons un micro-ondes, même si nous essayons de ne pas trop nous en servir.” Alison Kilian



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Casablanca

Lo cou ng rri er

La mosquée Hassan II, inaugurée en 1993, peut accueillir 105 000 fidèles.

Littérature

L’Oubli d’Abu Nuwas

DR

Une nouvelle de Mohamed Leftah Les éditions Magellan & Cie viennent de publier dans la collection Miniatures, dont Courrier international est partenaire, un recueil de six nouvelles d’auteurs marocains. Voici l’une d’entre elles, signée d’un grand auteur décédé en 2008. I Dans la sourate de Marie, Zacharie, bien avancé en âge et soucieux de la continuité de l’héritage prophétique, implore Dieu de lui accorder un descendant mâle. Pour souligner l’urgence de la venue au monde de cet héritier, et inciter Dieu à opérer au plus vite le miracle, il fait état de sa vieillesse et des disgrâces qui lui sont liées. Parmi celles-ci, sa tête “allumée de blancheur”. Ce feu blanc prenant naissance et s’étendant dans une chevelure, perçu par le prophète comme une disgrâce, sera au contraire magnifié et chanté par un poète qui viendra bien des siècles après lui : On dit que les cheveux blancs inspirent le respect, Les miens, nullement, Dieu en soit loué. Abu Nuwas, puisque c’est lui le poète dont il s’agit, avait de longs cheveux bouclés. Il tenait peut-être cela de sa mère, une femme de l’Ahwaz iranien où il était né, vers le mitan de ce siècle d’or de la civilisation arabe, le VIIIe, qui restera lié au nom du calife abbasside Haroun Al-Rachid. Ces longs cheveux bouclés, où avaient folâtré les doigts effilés de tant de courtisanes, et surtout de maints éphèbes, pouvaient bien blanchir, ils continuaient à inviter aux mêmes jeux libertins. L’homme sur les épaules duquel ils retombaient

avait découvert une grande vérité. Le désir, au crépuscule d’une vie, avant de s’éteindre, tel un astre, peut flamboyer encore d’un intense et fulgurant éclat. Abu Nuwas donc, qui fut sa vie durant irrespectueux de tant de codes et de convenances, écrivit ces vers où il exprimait sa joie que ses cheveux, devenus blancs, n’inspirassent point de respect. Ce respect qui n’était qu’un déni du désir de celui auquel il était destiné, et Abu Nuwas était tout entier un être de désir. Même quand il imagine sa mort, il la place sous le signe de ce qui fut pour lui l’une des sources pérennes de son plaisir et de sa joie : Mes amis, enterrez-moi près d’une taverne… La Vie, le Vin, le Vent : c’est ce titre, mélodieux et tout en légèreté, qu’a choisi Vincent-Mansour Monteil pour un recueil de poèmes choisis de celui qui chanta sa vie durant la chasse, le vin et les éphèbes. Des pans entiers de la vie d’Abu Nuwas restent pour nous plongés dans la pénombre, et les dates de sa naissance et de sa mort sont incertaines. Parmi les faits établis : il faisait partie du cénacle littéraire de Haroun Al-Rachid, fut le précepteur et l’ami d’un des fils de ce dernier, Al-Amine, connut par deux fois la prison à cause de ses frasques, s’exila au Caire quand la disgrâce de ses protecteurs, les puissants vizirs barmakides, entraîna la sienne, revint à nouveau à Bagdad quand Al-Amine devint calife. La destitution de ce dernier par son frère Al-Mamoun entraîna une nouvelle disgrâce d’Abu Nuwas, dont on perd alors la trace. Abu Nuwas ne s’est jamais soucié du sort de ses poèmes, comme s’il les considérait, à l’instar des instants fugitifs et uniques du plaisir, comme des roses éphémères dont on s’enivre du parfum un moment, pour courir tout de suite après vers d’autres jardins, de nouvelles cueillettes. De la trace de son exil au Caire, nous ne disposons que de ces vers décrivant un moment magique passé avec un adolescent copte :


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L’auteur

NAVIA/AGENCE VU

Nul n’est prophète en son pays

Il me servit de l’eau claire et pure du Nil, coupée avec du vin des vignobles d’Assyoût, connu pour son odeur, sa couleur et son goût et qui, dans la bouteille, luit comme de l’huile. Quant au garçon, je l’ai pris tout seul dans un coin, pour mon plaisir, Et je lui chantai des poèmes. Dans le parcours biographique d’Abu Nuwas, dont une bonne partie est plongée dans l’ombre, deux rencontres décisives émergent. Celles qui allaient le conduire à devenir l’un des premiers et plus grands rénovateurs de l’art poétique arabe.

II Au siècle où vécut Abu Nuwas, la poésie antéislamique était encore parée de tous les prestiges et considérée comme le modèle insurpassable. Tout aspirant poète devait s’en imprégner et, pour ce, il lui fallait se familiariser avec le lexique et les images des poètes du désert. Il recourait alors aux gardiens fidèles du précieux legs, les Bédouins. Soit dans leur berceau même, le désert d’Arabie, soit dans ces villes cosmopolites qu’étaient devenues Koufa et Basra, où certains d’entre eux s’étaient installés. Abu Nuwas ne dérogea pas à la règle. Suivant le conseil de son premier mentor, le poète Waliba ibn Al-Hoûbab, il fit le pèlerinage à Koufa, pour entendre de la bouche des Bédouins un accent arabe pur, des mots inaltérés, et d’autres rares et précieux dont les citadins ne comprenaient plus le sens. Mais le conseil que donna Waliba à Abu Nuwas, tout autre poète eût pu le lui donner, et lui-même était par ailleurs convaincu de la nécessité de vivre un certain temps aux côtés des prestigieux gardiens du temple.

Autrement plus déterminante fut la vie que partagea Abu Nuwas, durant presque deux ans, avec Waliba. Cet aîné fut pour lui, tout à la fois, comme eussent dit les anciens Grecs, un éraste et un éromène. L’initiation poétique se doublait d’une initiation érotique. C’est un jeune homme transfiguré par cette expérience qui quitta Waliba et alla à la rencontre obligée des gardiens austères du temple. La seconde rencontre décisive d’Abu Nuwas est celle d’un autre poète, Khalaf Al-Ahmar. Quand le cadet fit part à cet aîné de son désir de devenir poète, celui-ci lui répondit : — Va apprendre mille poèmes par cœur, et reviens me voir. La demande n’effraya nullement Abu Nuwas. Il avait déjà effectué son pèlerinage à Koufa, et sa mémoire était bruissante de milliers de vers. Il lui fallut à peine une saison pour, dans cet archipel poétique où il se mouvait, choisir un millier d’îlots, les explorer à fond et en garder une image indélébile. Khalaf Al-Ahmar, qui était pourtant un anthologiste doté d’une mémoire phénoménale, ne manqua pas d’être surpris par la réapparition, si rapide, de ce jeune homme aux longs cheveux bouclés et aux manières raffinées. La surprise d’Abu Nuwas fut plus grande encore, car, lorsqu’il annonça à son maître qu’il avait appris par cœur mille poèmes comme il le lui avait demandé, ce dernier lui répliqua immédiatement : — Maintenant, entraîne-toi pour les oublier. — Je tâcherai, balbutia Abu Nuwas sans grande conviction, je tâcherai… C’est lorsqu’il sera devenu un poète célèbre et reconnu, y compris par ceux qui condamnaient ses mœurs, qu’Abu Nuwas comprendra la profonde vérité de ce qu’avait exigé de lui, et qui semblait antinomique, Khalaf Al-Ahmar. On ne crée pas dans une langue et la tradition culturelle qui lui est liée sans avoir au préalable assimilé parfaitement celles-ci. D’un autre côté, la création, la vraie, l’innovante, ne peut se faire que sur un fond d’oubli.

“Mohamed Leftah a été ma plus grande révélation de critique. J’ai eu le coup de foudre pour son œuvre totalement libre, à cheval entre le roman et la poésie”, écrit Kenza Sefrioui, critique littéraire à l’hebdomadaire Actuel Maroc, qui a consacré sa une du 22 octobre au roman Le Dernier Combat du captain Ni’mat, écrit en 2006. L’auteur ne souhaitait pas que ce livre soit publié tant qu’il résidait en Egypte. Parue en 2010 aux éditions La Différence après sa mort, en 2008, c’est l’une des œuvres les plus délicates de Leftah, la plus sensuelle aussi. Elle raconte l’histoire d’un sexagénaire qui découvre son amour pour son domestique nubien, prénommé Islam, ce qui le conduit à laisser derrière lui les arrangements dans lesquels il avait passé sa vie confortable. Pour Le Dernier Combat du captain Ni’mat, Leftah reçoit à titre posthume le prix de la Mamounia 2011. Mais le livre n’est disponible nulle part au Maroc ! Ni interdit ni autorisé, il semble être victime d’une censure douce : le livre n’arrive pas dans les librairies. Début novembre, l’écrivain Abdellatif Laâbi lance une pétition pour “exiger la levée immédiate de la censure qui frappe le livre de Mohamed Leftah”. “Leftah décrit sans ambiguïté les scènes sexuelles entre le captain et le domestique. Il va même plus loin en plaçant ces scènes à l’intérieur d’un héritage littéraire auquel le monde arabe tourne le dos depuis plusieurs décennies déjà”, soulignait l’écrivain Abdellah Taïa dans l’hebdomadaire TelQuel du 22 janvier 2011. “Ici, Leftah se fait écrivain engagé, concerné par tout ce qui traverse notre quotidien, notre aveuglement, notre soumission devant un pouvoir largement corrompu. Notre silence coupable. A lui seul, ce roman concentre tous les combats qui agitent le monde arabe (et le Maroc en particulier) depuis ces dix dernières années.” Né à Settat au Maroc en 1946, Mohamed Leftah poursuit d’abord des études d’ingénieur en France. En 1970, il rentre au Maroc, où il travaille comme informaticien avant de se consacrer à l’écriture. Il devient journaliste littéraire au Matin du Sahara et au Temps du Maroc. Sa connaissance intime des bars et bordels de Casablanca se reflète dans son premier roman, Demoiselles de Numidie, qui paraît en 1992 aux éditions de l’Aube sans trouver le public espéré. Leftah n’est plus publié, mais il continue à écrire. En 2000, il s’installe au Caire. C’est grâce à l’entremise de Salim Jay, l’auteur du Dictionnaire des écrivains marocains, que l’ensemble de l’œuvre de Leftah est finalement publié aux éditions La Différence, à Paris. “Le monde arabe a produit Al-Jahidh, Abu Nuwas, Ibn Arabi, Rabia Al-Adaouiya, Taha Hussein et Nasr Hamid Abu Zayd. Il est temps qu’on s’en souvienne sérieusement.” Cet appel, lancé par Abdellah Taïa, trouve un écho dans la nouvelle de Mohamed Leftah que nous reprenons, L’Oubli d’Abu Nuwas.



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Mais cet art de l’oubli, que pratiqua avec tant de bonheur Abu Nuwas, ne lui survécut pas. La mémoire du désert, dont il s’était libéré, allait tôt faire de reprendre ses droits et de régner pour longtemps. Jusqu’à aujourd’hui ; et plus que jamais, aujourd’hui. Sur tous les plans, le désert, au sens concret aussi bien que métaphorique, rampe implacablement sur la cité islamique, qui, si elle n’a pas oublié le nom d’Abu Nuwas et demeure encore sensible à la beauté et à la grâce de ses vers, demeure complètement imperméable à la disposition mentale qui a permis leur éclosion.

III

Vin clairet de jarre, Soleil de nuit noire, Larme à la paupière Vin du paradis ! Au soleil d’antan, D’un jaune safran, Pupille persan, Qu’en geôle on a mis ! J’ai vu un barbare Venu d’un village. Il frappa la jarre D’un seul coup s’y prit. Au réveil, ces vers, qui avaient dissipé le cauchemar de la nuit, murmuraient encore aux oreilles du professeur. Il se leva d’un seul élan de son lit. Il n’éprouvait plus d’appréhension à la perspective d’un face-à-face maintenant tout proche. Comme si le visiteur de la nuit l’eût muni d’un viatique.

L cou ong rri er

Après avoir rédigé ces notes, qui allaient lui servir de canevas pour la conférence qu’il allait donner le lendemain à la faculté de lettres de Casablanca, le professeur de littérature arabe classique posa son stylo et, la tête relevée, le regard perdu dans le vague, demeura longtemps songeur. Depuis une semaine qu’il vivait en compagnie du poète bachique et libertin, il se sentait si léger, comme dans un état d’apesanteur qui lui procurait une sensation d’ivresse. Plusieurs fois, il avait voulu concrétiser pour de bon cette sensation, mais avait résisté jusque-là à la tentation de déboucher la bouteille de whisky qui reposait sur l’une des étagères d’un minibar. Il lui semblait que ce faisant, et en buvant sans compagnon partageant avec lui ce plaisir, il trahirait en quelque sorte le poète sur lequel il était en train d’écrire. La cérémonie bachique pouvait-elle être autrement que conviviale ? Sers-moi du vin, et que ce ne soit pas en silence, mais proclame hautement, en me le versant : C’est bien le divin nectar ! Dans d’autres vers, Abu Nuwas n’exige pas de son compagnon de vin, en l’occurrence plutôt sa compagne, de parler. Les yeux de celle-ci ne délivrent-ils pas, à eux seuls, paroles aussi enivrantes que la coupe qu’elle tend ? De ses mains elle te sert une coupe de vin, de ses yeux une autre coupe, à une double ivresse tu es condamné. Le professeur se leva et se dirigea vers le minibar. Après la joie double de la lecture et de l’écriture, une immense lassitude, un sentiment oppressant de vide, avaient soudain fondu sur lui. Cette vie monacale qu’il menait, en compagnie d’une cohorte d’auteurs pour la plupart morts et de personnages imaginaires, qui étaient néanmoins pour lui plus réels et plus vivants que ses contemporains, cette vie se justifiait-elle ? Il but, sec et d’un seul trait, la dose de whisky qu’il avait fini par se servir. La chaleur revigorante qui coula dans ses veines dissipa en un instant la lassitude et l’oppression qui venaient de l’étreindre. “Oui”, murmura-t-il entre ses lèvres, à lui-même, en réponse à la question de savoir si la littérature pouvait justifier, ou tout au moins adoucir, le caractère éphémère et tragique de la vie. Un deuxième verre dissipa entièrement ses doutes. Il regagna son bureau et se mit à relire les notes qu’il avait consignées. Il allait les développer le lendemain, devant une jeunesse estudiantine, citadine, libertine. Cette jeunesse rêvée fit sourire, d’un sourire amer, le professeur d’adab*. Ils avaient subi une étrange métamorphose, ces jeunes étudiants qui devaient être, en principe, les mieux à même de comprendre ce premier “moderne” que fut Abu Nuwas. La triste réalité, c’est que, plus vraisemblablement, ces étudiants, dont la plupart étaient barbus, darderaient sur lui des regards de braise, et l’écouteraient dans un silence de mort. Assisteraient-ils seulement à sa conférence ? Plût au ciel, plutôt, que ces nouveaux gardiens du temple se contentassent seulement de l’ignorer et ne la fassent pas capoter, leurs poings levés et leurs voix clamant en chœur des slogans vengeurs. Avant que se levât le jour où le professeur d’adab allait prononcer une conférence risquée, les jeunes gardiens du temple qu’il redoutait s’invitèrent dans son sommeil. Tels qu’il les avait imaginés. Barbus, les yeux comme chavirés, hurlant des slogans vindicatifs. Après avoir saccagé le minibar, ils déchirèrent les feuillets posés sur le bureau, puis

passèrent aux livres traitant de la vie et de l’œuvre du poète transgresseur. Au milieu de ce bruit et de cette fureur, le professeur vit soudain luire un sourire. L’homme aux longs cheveux bouclés lui faisait un signe lui signifiant de ne pas s’inquiéter. Puis, s’approchant de lui, il lui dit d’une voix amicale : — Ne t’en fais pas, moi aussi j’ai vécu pareille mésaventure. Je l’ai d’ailleurs, si mes souvenirs sont bons, consignée dans des vers. Les connais-tu ? — J’avoue que non, cher poète, répondit le professeur dans son sommeil. — Alors, écoute. Et le visiteur nocturne, après avoir pris une bonne rasade de whisky, à partir de la bouteille dont le contenu s’était miraculeusement reconstitué, récita :

* Le terme adab s’applique à l’éducation culturelle et intellectuelle au sens de l’attitude, du comportement et des capacités de l’“honnête homme”. (Note de l’éditeur)

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Collection

Miniatures Lancée en 2007, la collection Miniatures, publiée aux éditions Magellan & Cie en partenariat avec Courrier international, est une invitation à découvrir des littératures peu connues ou méconnues par le biais de recueils de nouvelles. A ce jour, la collection compte vingt titres, le dernier en date étant consacré au Maroc. Au programme en 2012 : l’ouvrage collectif Algéries 50, à paraître en février à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, et Nouvelles de Serbie, à paraître en mars. Vendus en librairie, les ouvrages Miniatures sont également disponibles sur notre boutique en ligne (boutique.courrierinternational.com).


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Insolites

Triche : enfin une réponse ! Aux grands maux les grands remèdes. Pour lutter contre la triche, les professeurs du lycée Si Huang, dans la ville de Wuhan, en Chine, ont organisé

les examens trimestriels dans la cour de récré, rapporte le site What’s on Xiamen. Avec des pupitres espacés de plusieurs mètres et des surveillants

Les clients surpris en train de voler dans un supermarché de Sundsvall, en Suède, ont le choix : soit la direction alerte la police, et ils paient une amende de 1 500 couronnes (150 euros) au magasin ; soit ils aident l’équipe du week-end à ranger les caddies en portant une pancarte proclamant : “Je suis un VOLEUR, j’ai volé chez DOLLARSTORE.” Pour l’heure, indique le Svenska Dagbladet, aucun n’a choisi cette option. Selon la police locale, cette solution ne regarde que l’enseigne et les fraudeurs : c’est un arrangement contractuel entre les parties. La chaîne compte une vingtaine de magasins en Suède ; le vol lui coûte des millions de couronnes chaque année. “A Boden, sur 60 soutiens-gorge à l’étalage, 20 ont été volés”, indique la direction.

En Ossétie du Nord, les mariages pourraient être placés sous surveillance policière, rapportent les Izvestia. Objectif : désarmer les invités, vérifier la sécurité des feux d’artifice et prévenir les bagarres. Les armes à feu font partie de la fête. Dans cette République du Caucase, tirer en l’air pour exprimer sa joie et porter bonheur au couple en faisant fuir les mauvais esprits est une tradition bien ancrée – mais parfois meurtrière. En septembre dernier, une noce s’est soldée par la mort de deux personnes à la suite d’une altercation. Les mariages sont aussi un danger pour la circulation : dans les cortèges, on joue à se doubler, et c’est à qui aura la conduite la plus folle. Même problème dans la République voisine des Karatchaïs-Tcherkesses, où un invité a récemment eu envie de saluer une union à l’arme automatique. Il ne savait, hélas, pas bien manier l’engin. Bilan : un mort, plusieurs blessés.

aérienne, dont le siège est en Autriche. Selon l’Association des voyagistes britanniques, il n’est pas rare que des passagers se retrouvent coincés lorsqu’un transporteur aérien a des difficultés financières. En général, toutefois, les passagers achètent un autre billet sur une autre compagnie pour rentrer chez eux. India Today (extraits), New Delhi

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R ar em m rê èd né éd tée e b l’ e ec p é an huil hom ine our ton .E e O fe ti e pl mm cre min me n 2 xer ne s us e va é a 0 ci al ra oum reb so iso rale inje 10, ce i Ro pp is o uh ns e ct ce llé n M or e a nd ai da t u é d tte ga o te u i. M ta ns n p u A l d rri l’a m me nt le ro cim mé e la s a ge êm M av s du e ri ét é nc e or oir fes it nt ca , i e tra ris un se n d As i e e s so tem se po d’ s s u ci at en era té ne ed t, it rie ur Pr e

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23 400 euros. La police autrichienne était présente pendant l’immobilisation de l’appareil. Celle-ci a duré six heures. Les passagers ont finalement été escortés jusqu’aux distributeurs automatiques. Beaucoup de jeunes et de personnes âgées ont dû emprunter de l’argent aux autres passagers pour ne pas risquer d’être expulsés de l’avion avec leurs bagages. La ligne reliant les villes de Birmingham, au Royaume-Uni, à Amritsar, en Inde, est très empruntée car de nombreuses personnes originaires du Pendjab vivent à Birmingham et dans d’autres localités du centre de l’Angleterre. “On nous a escortés jusqu’aux distributeurs pour retirer de l’argent. Il fallait réunir près de 20 000 livres. Ils avaient affrété des bus et menaçaient de nous expulser de l’avion si nous refusions de payer”, raconte Ranhir Dehal, de Wolverhampton. Un porte-parole de l’aéroport de Birmingham a promis d’enquêter auprès de la compagnie

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Et pour le pire

Pour décoller, payez le carburant

La compagnie autrichienne Comtel Air a demandé aux passagers du vol AmritsarBirmingham de payer les frais de carburant pour la dernière partie de leur voyage. Lors de leur escale à Vienne, plus de 180 passagers ont été priés de descendre de l’avion parce que la compagnie aérienne “n’avait plus d’argent et ne pouvait les mener à destination”. Comme ils refusaient de s’exécuter, on les a informés que l’appareil ne repartirait qu’à condition qu’ils versent

placés en hauteur pour repérer tout mouvement suspect, difficile de lorgner sur le voisin ou de lui souffler la bonne réponse.

95 C : peine de substitution

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L’assemblée traditionnelle récemment réunie en Afghanistan par le président Karzai comprenait 40 groupes de travail. Les participants de la Loya Jirga devaient plancher sur une réconciliation avec les talibans et sur l’avenir des relations entre l’Afghanistan et les Etats-Unis. La réunion a achoppé d’emblée sur un problème majeur : les délégués ont refusé avec la plus grande fermeté de participer aux travaux du groupe numéro 39 – un chiffre tabou en Afghanistan. Le 39, associé au proxénétisme, est une marque d’infamie dans tout le pays, explique la BBC. “Je ne veux pas retourner dans ma région et me faire traiter de proxénète. Je me fiche de savoir si la mauvaise réputation du 39 est justifiée : les gens y croient”, s’est indigné un participant. Un délégué qui tentait de ramener ses pairs à d’autres priorités a été invité à se taire. “Ils ne voulaient pas se faire traiter de proxénètes ou que leurs proches se fassent harceler dans la rue, à l’école, dans leur quartier”, témoigne-t-il. Une solution élégante a été trouvée : le groupe 39 est devenu groupe 41. En juin dernier, précise la BBC, les nouvelles plaques minéralogiques portant le numéro 39 s’accumulaient sans trouver preneur.

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Le proxénétisme d’abord, les talibans ensuite




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