courrier

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Le scandale des bébés volés

Inde Manmohan Singh le réformateur

www.courrierinternational.com N° 1102 du 15 au 21 décembre 2011

Le Havre Un Finlandais filme une ville…

Il ou elle

Enquête sur l’émergence des transgenres

Afrique CFA : 2 600 FCFA - Algérie : 450 DA Allemagne : 4,00 € - Autriche : 4,00 € - Canada : 5,95 $CAN DOM : 4,20 € - Espagne : 4,00 € - E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ Grèce : 4,00 € - Irlande : 4,00 € - Italie : 4,00 € - Japon : 700 ¥ Maroc : 30 DH - Norvège : 50 NOK - Portugal cont. : 4,00 € Suisse : 5,90 CHF - Tunisie : 4,50 DTU - TOM : 700 CFP

Espagne





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Sommaire 6 Planète presse 8 A suivre 11 Les gens

n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

Les opinions

Editorial

Les enjeux géopolitiques • Les scénarios de sortie de crise • L’avenir de l’euro • Toutes les prévisions par pays et par secteurs • Les invités : Aung San Suu Kyi, Daniel Barenboïm, Bob Diamond, Dilma Rousseff, Sheryl Sandberg…

Sous licence exclusive à Courrier international

Décembre 2011-février 2012 Hors-série n° 39 – 8,50 € (France métropolitaine)

Etat et de gouvernement en 2012*

tielle

Chine Congrès du Parti Octobre

Egypte Election présidentielle possible

Taïwan Election présidentielle 14 janvier

Kenya Election présidentielle 14 août

mondial en 2050 (en % )

Europe

18

Poursuite d’une croissance forte en Asie PIB mondial : 292 000 milliards de dollars

32

Amérique du Nord

15

Amérique latine

10

2

3

L’Asie pâtit du piège des revenus moyens PIB mondial : 191 000 milliards de dollars

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23

5

9

M 04224 - 39 H - F: 8,50 E - RD

14 Il ou elle. Enquête sur l’émergence des transgenres Des mannequins au sommet des podiums, une députée fraîchement élue en Pologne, des écrivains et des militants qui s’expriment dans les grands médias… Célèbres ou anonymes, les transsexuels sont de plus en plus nombreux à vivre ouvertement leur différence. Tour du monde d’une minorité qui donne de la voix pour voir son identité reconnue.

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Médias Les marchands y sont rois… Occupons le Net !

D’un continent à l’autre 22 France Cinéma Le Havre tel que l’a filmé Aki Kaurismäki 24 Europe Russie Le réveil de la conscience civique Danemark Marre des taxes carbone ! Espagne Bébés volés, quarante ans de scandale Royaume-Uni A Londres, prendre le métro est devenu un luxe Italie Petits arrangements familiaux à la RAI 30 Amériques Etats-Unis Insubmersible Newt Gingrich Etats-Unis En Californie, avec les saisonniers du cannabis Argentine La crise est passée, les banques osent l’humour 34 Asie Vietnam Le bébé tigre en perte de vitesse Inde L’histoire de Manmohan Singh, Premier ministre bâtisseur en péril 40 Moyen-Orient Liban-Syrie Beyrouth l’intellectuelle a le blues Egypte Rions des salafistes 42 Afrique Maroc Quand un mulet n’a rien à envier à une femme

La

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* Dans certains pays. Source : “The Economist”

Russie Election présidentielle 4 mars

ce ion présidentielle ril et 6 mai

En couverture

En couverture, le mannequin Andrej Pejic. Portrait réalisé par la photographe Brigitte Lacombe.

Liban-Syrie Beyrouth l’intellectuelle a le blues Burkina Faso La santé a bien un prix République démocratique du Congo Eviter la guerre à tout prix 46 Courrier in English Prochain rendez- vous dans CI n° 1107, à paraître le 19 janvier 2012 48 Economie Patrimoine L’Eglise allemande renonce à la littérature érotique Matières premières L’Indonésie tente de faire plier le marché de l’étain Musique La crise de l’euro, trop hard pour Metallica 50 Sciences Recherche Eau + Soleil = carburant ? 51 Ecologie Réserve naturelle Un peu de planning familial chez les bisons 52 Technologie Océanographie L’armée des robots marins débarque ! Sport Suivre la condition des athlètes en direct 54 Médias Opinion Les marchands y sont rois... Occupons le Net !

Long courrier 56 Entretien David Simon, la voix de l’(autre) Amérique 60 Débat Poser nue, pour quoi faire ? 62 Insolites Un sapin très épineux

Nu sem ex m ai ce é ne p pt ro ro io do cha nn u ine el ble

LE MONDE EN 2012 HORS-SÉRIE N°39 DÉCEMBRE 2011

Si vous le voulez bien, cette semaine, jouons aux devinettes ou plutôt au jeu des chiffres étonnants. Savezvous que : 47 ans, c’est le temps qu’il aura fallu pour établir le dictionnaire des parlers régionaux américains ; 600 millions, c’est le nombre des Indiens qui, en 2014, auront une identité numérique, un numéro unique qui leur servira de preuve d’identité et de base pour accéder à différents services ; 2 720 milliards de gigaoctets : tel est le nombre de données numériques qui traînent sur la planète. En 2015, on en sera à 7 910 milliards et on ne saura pas où les stocker ; 51 %, c’est la part des pays émergents dans les importations mondiales en 2012. Autrement dit, ces pays dépasseront l’an prochain les vieux pays développés ; 8,2 %, c’est la croissance attendue pour la Chine en 2012, avec une inflation contenue à 3,8 %. Mais les gouvernements locaux ont une dette de quelque 10 000 à 14 00 milliards de yuans, soit 25 % à 36 % du PIB, une vraie épine pour Pékin… 100 milliards, c’est le nombre de neurones dans un cerveau humain, reliés par un million de milliards de connexions. Rien à voir avec le réseau de télécoms, qui ne relie “que” 5 milliards de mobiles. 9, ils sont 9 chefs d’Etat africains à être au pouvoir depuis plus de vingt ans, à commencer par le patriarche Teodoro Obiang Nguema, président de la Guinée-Equatoriale depuis 1979 ! A quand un printemps africain ? 36 %, aux Etats-Unis, c’est le pourcentage des fraudes dans les entreprises qui sont détectées grâce à un “tuyau”. Les donneurs de renseignements reçoivent souvent des primes, qui peuvent atteindre jusqu’à 30 % de ce qui est récupéré… Voici quelques-unes des informations que vous Le monde en pourrez découvrir si vous vous précipitez chez votre marchand de journaux pour acheter notre horssérie Le Monde en 2012, réalisé en partenariat avec The Economist. Une mine de données et d’analyses 3:HIKOMC=YU]ZUZ:?a@a@n@t@f; sur le monde qui vient. Philippe Thureau-Dangin COURRIER INTERNATIONAL & THE ECONOMIST

PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

Le cerveau plus fort que les télécoms

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12 Controverse Le Royaume-Uni a-t-il raison de snober l’Europe ?

r ’o l rs aux ste e : e v te Po e r é hâ La s … ai le ru s c ur on GM m el se po to O m v t e ar n so nou la e rti n c e, u Au La acu e pa 11 e ogu Dr d 20 ed Fin ut ul To bo Le


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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

courrierinternational.com Parmi nos sources cette semaine The Age 230 000 ex., Australie, quotidien. Fondé en 1854 et toutes ses dents, dures de préférence. A Melbourne, rivale intellectuelle, artistique et financière de Sydney, il fait autorité. Très australoaustralien, plutôt culturel, il s’aventure parfois sur le terrain international. Ha’Aretz 80 000 ex., Israël, quotidien. Premier journal publié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919, “Le Pays” est le journal de référence chez les politiques et les intellectuels israéliens. The Atlantic 430 000 ex., Etats-Unis, mensuel. Depuis 1857, la prestigieuse revue traite de politique et de culture et publie de courtes œuvres de fiction. Les sujets du moment y sont traités par des acteurs importants du monde politique ou littéraire américain. En 2008, The Atlantic Monthly devient The Atlantic tout court. Bangkok Post 55 000 ex., Thaïlande, quotidien. Fondé en 1946, ce journal indépendant en anglais, réalisé par une équipe internationale, s’adresse à l’élite urbaine et aux expatriés. The Caravan 20 000 ex., Inde, mensuel. Fondé en 1940, le magazine anglophone est renommé Alive en 1988 puis renaît sous son nom d’origine en janvier 2010. Culturel et politique, à la maquette soignée, il privilégie les reportages, le photojournalisme et la critique littéraire. City Press 189 000 ex., Afrique du Sud, hebdomadaire. Fondé en 1982, il est alors le premier hebdomadaire destiné aux Noirs. Depuis, le “Journal du peuple” a su rester le magazine le plus lu dans la communauté noire. Clarín 650 000 ex., Argentine, quotidien. Né

S

Planète presse

w u in ww r l te .c e rn ou w at rr io ie eb na r l.c om

Courrier international n° 1102 Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal décembre 2011 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13

en 1947, “Le Clairon” est le titre le plus lu d’Argentine. Il couvre l’actualité nationale et internationale. Fait rare sur le continent, Clarín est présent dans plusieurs pays d’Amérique latine grâce à son réseau de correspondants. Daily News and Analysis 235 000 ex., Inde, quotidien. Ce journal appartient à un grand groupe de presse qui possède également le quotidien hindiphone Dainik Bhaskar et la chaîne de divertissement Zee TV. Il s’adresse aux jeunes urbains et fait la part belle à l’actualité people. Les Dépêches de Brazzaville 10 000 ex., Congo, quotidien. Créé à la fin des années 1990, le journal se veut un quotidien général d’information sur le Congo. Disposant d’un bureau à Paris et d’un autre à Kinshasa (RDC), il se positionne d’une manière plus large sur l’actualité d’Afrique centrale. Elaph (elaph.com) Royaume-Uni. Créé en 2001, à Londres, ce site arabe publie quotidiennement en langues arabe et anglaise des articles politiques, sociaux, culturels et économiques sur le monde arabe, ainsi qu’une revue de presse et des articles publiés dans les médias arabes ou occidentaux. Filmihullu 1 700 ex., Finlande, bimestriel.

Créé en 1968, “Fou de cinéma” est la revue cinématographique la plus ancienne de Finlande. Peter Von Bagh, réalisateur et critique finlandais qui a notamment été membre du

jury du Festival de Cannes 2004, en est devenu l’éditeur en chef en 1971. Gazeta.ru (gazeta.ru) Russie. Le site propose des informations sur la Russie et l’international dans tous les domaines. La présentation est attrayante et complète. Des dépêches d’agence viennent sans cesse s’ajouter aux articles. Guernica (guernicamag.com) EtatsUnis. Cet élégant magazine en ligne fondé en 2003 s’est taillé une solide réputation sur le web. Enquêtes, interviews et portraits, mais aussi portfolios, poèmes et textes littéraires figurent au sommaire de ce mensuel qui revendique des lecteurs dans plus de cent pays. Al-Hayat 110 000 ex., Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée des intellectuels de gauche ou des libéraux arabes qui veulent s’adresser à un large public. Helsingin Sanomat 436 000 ex., Finlande, quotidien. Fondée en 1889, la “Gazette d’Helsinki” est le premier quotidien finlandais et nordique en termes de diffusion. La première page du journal est consacrée à la publicité. Il reste le seul quotidien national en langue finnoise depuis la faillite de son concurrent conservateur Uusi Suomi (“Nouvelle Finlande”), en 1991. Jyllands-Posten 125 000 ex., Danemark, quotidien. Fondé en 1871, ce journal libéral a toujours son siège à Aarhus mais est installé en force à Copenhague. Il se vante d’être “le journal international du Danemark”, ce qu’il a involontairement réussi à faire avec la publication des caricatures de Mahomet en septembre 2005. Lietuvos Rytas 70 000 ex., Lituanie, quotidien. Fondé en 1989, “Le Matin de Lituanie” est un journal indépendant, de tendance libérale, mais qui

défend occasionnellement les intérêts de l’ancienne nomenklatura. Premier quotidien du pays, son supplément de samedi est vendu en 200 000 exemplaires. l’actualité internationale et à la région balkanique. Maghreb Observateur (maghreb-observateur.com), Maroc. Lancé en 2011 pour prendre le relais du mensuel, portant le même nom et créé au Québec en 1996 par un Canadien d’origine marocaine, Abderrahim Khouibaba, le webzine se présente comme “le seul journal maghrébin au Canada et en Europe”. The Miami Herald 316 000 ex. (431 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Fondé en 1903, le principal quotidien floridien s’adresse en grande partie à l’importante population latinoaméricaine de Miami, avec une place de choix accordée à l’actualité des Caraïbes et de l’Amérique latine. New Statesman 26 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Depuis sa création, en 1913, cette revue politique, aussi réputée pour le sérieux de ses analyses que pour la férocité de ses commentaires, est le forum de la gauche indépendante. Now Lebanon (nowlebanon.com) Liban. Créé en 2007, le site propose une couverture de l’actualité, des analyses et une base documentaire – ainsi que des cartes – concernant la vie politique du Liban sur le plan intérieur et international. Une version anglaise reprend certaines de ses rubriques. Okaz 60 000 ex., Arabie Saoudite, quotidien. Créé en 1960, Okaz est l’un des premiers médias du royaume saoudien et le deuxième quotidien en terme de diffusion. Ses articles reflètent le point de vue du pouvoir et des milieux d’affaires. Polityka 230 000 ex., Pologne, hebdomadaire. Ancien organe des

réformateurs du Parti ouvrier unifié polonais (POUP), lancé en 1957, “La Politique”, qui appartient aujourd’hui à ses journalistes, est devenu le plus grand hebdo socio-politique de Pologne, lu par l’élite politique et intellectuelle du pays. Sidwaya 5 000 ex., Burkina Faso, quotidien. Créé dans la foulée de la “révolution” de Thomas Sankara (1983), ce journal est le titre phare de la presse gouvernementale. Technology Review 92 000 ex., Etats-Unis, paraît toutes les six semaines.

Née en 1899, la revue est installée sur le campus du célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT). C’est le magazine des ingénieurs, scientifiques et hommes d’affaires soucieux de s’informer des nouvelles tendances technologiques et des décisions politiques en la matière. TelQuel 20 000 ex., Maroc, hebdomadaire. Fondé en 2001, ce newsmagazine francophone s’est rapidement distingué de ses concurrents marocains en faisant une large place aux reportages et aux faits de société. Se méfiant du dogmatisme, il délaisse la politique politicienne et s’attaque à des sujets tabous tels que la sexualité. Tempo 160 000 ex., Indonésie, hebdomadaire. Le titre fut publié pour la première fois en avril 1971 par P.T. Grafitti Pers, dans l’intention d’offrir au public indonésien de nouvelles façons de lire l’information : une liberté d’analyse et le respect des divergences d’opinion.

Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Eric Chol (16 98), Odile Conseil (web, 16 27) Rédacteurs en chef adjoints Isabelle Lauze (16 54), Catherine André (16 78), Raymond Clarinard (16 77), Jean-Hébert Armengaud (édition, 16 57). Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Mark Porter Associates Europe Jean-Hébert Armengaud (coordination générale, 16 57), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Chloé Baker (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Marie Béloeil (chef de rubrique France, 17 32), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Martina Bulakova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu et Franck Renaud (chefs de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Sciences Anh Hoà Truong (chef de rubrique, 16 40) Médias Mouna El-Mokhtari (chef de rubrique, 17 36) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (17 48) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, 17 33), Mouna El-Mokhtari (rédactrice, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Mathilde Melot (marketing), Paul Blondé (rédacteur, 16 65) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Daniel Matias (portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage Maury, 45191 Malesherbes. Routage France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Edwige Benoit, Jean-Baptiste Bor, Anne Boutrou, Tristan Bowles, Dominique Brissy, Darya Clarinard, Pierre-Laurent Cosset, Monique Devauton, Marc Dillon, Bernadette Dremière, Marin Fousnaquer, Marie Fremigacci, Inès Gallet, Ghazal Golshiri, Alice Granjo, Marion Gronier, Catherine Guichard, Thomas Guzelian, Sophie JahanBoulengé, Mira Kamdar, Nathalie Kantt, Laurent Laget, Christophe Maupas, Céline Merrien, Valentine Morizot, Oscar Ohagon, Albane Salzberg, Jade Shimizu, Patricia Sugi, Leslie Talaga, Nicole Thirion

Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Natacha Scheubel (16 52), Sophie Nézet (Partenariats, 16 99), Sophie Jan. Gestion Julie Delpech de Frayssinet (responsable, 16 13), Nicolas Guillement. Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16). Ventes au numéro Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Elodie Prost Publicité M Publicité, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice générale : Corinne Mrejen. Directrice déléguée : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher (alexandre.scher@mpublicite.fr, 13 97). Directrice de clientèle : Sandrine Larairie (sandrine.larairie@mpublicite.fr, 13 47), Kenza Merzoug (kenza.merzoug @mpublicite.fr, 13 46), Hedwige Thaler (hedwige.thaler@mpublicite.fr, 1407). Littérature : Béatrice Truskolaski (beatrice.truskolaski@mpublicite.fr, 13 80). Régions : Eric Langevin (eric.langevin@mpublicite.fr, 14 09).Annonces classées : Cyril Gardère (cyril.gardere@mpublicite.fr, 13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Site Internet Alexandre de Montmarin (alexandre.demontmarin@mpublicite.fr, 01 53 38 46 58). Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Service clients abonnements : Courrier international, Service abonnements, A2100 - 62066 Arras Cedex 9. Tél. : 03 21 13 04 31 Fax : 01 57 67 44 96 (du lundi au vendredi de 9 heures à 18 heures) Courriel : abo@courrierinternational.com Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78 Courrier international, USPS number 013-465, is published weekly 49 times per year (triple issue in Aug, double issue in Dec), by Courrier International SA c/o USACAN Media Dist. Srv. Corp. at 26 Power Dam Way Suite S1-S3, Plattsburgh, NY 12901. Periodicals Postage paid at Plattsburgh, NY and at additional mailing Offices. POSTMASTER : Send address changes to Courrier International c/o Express Mag, P.O. box 2769, Plattsburgh, NY 12901-0239.

Ce numéro comporte un encart Abonnement broché sur les exemplaires kiosque France métropolitaine et un encart Fnac broché sur les exemplaires kiosque et sur les abonnés France métropolitaine.



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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

A suivre Italie

Géorgie

Adieu, protocole de Kyoto !

Un milliardaire opposant

“Le protocole de Kyoto ne fonctionne pas.” C’est par ces mots que le ministre de l’Environnement canadien Peter Kent a annoncé, le 12 décembre, que son pays quittait le protocole limitant les émissions de gaz à effet de serre. La conférence de Durban s’est soldée par un nouveau texte légal mais non contraignant, signé par toutes les nations – Etats-Unis et Chine compris. Pour Le Devoir, “l’argumentaire est économique : respecter le protocole coûterait 14 milliards de dollars canadiens [plus de 10 milliards d’euros] au pays”.

Le 11 décembre, à Tbilissi, le milliardaire et non moins opposant géorgien Bidzina Ivanichvili a présenté son mouvement Rêve géorgien. Dès que ce ressortissant russo-franco-géorgien récupérera la nationalité géorgienne, sa formation ambitionne de devenir un parti politique et de participer aux élections législatives en 2012. Selon le site russe Vzgliad, un institut de sondage géorgien réputé affirme que 46 % de la population salue cette entrée en politique. Le président Mikheïl Saakachvili l’accuse de “vouloir faire revenir la Géorgie dans l’orbite russe”.

Koweït

Elections sous le signe du printemps arabe

Tous ensemble contre l’austérité Trois heures de grève générale dans le secteur privé, des milliers de manifestants : l’appel des trois principaux syndicats italiens, CGIL, CISL et UIL, contre le plan d’austérité du gouvernement Monti, le 12 décembre, a été bien suivi. De nouvelles manifestations sont prévues les 15, 16 et 19 décembre, annonce La Repubblica. Myanmar

Après la démission du gouvernement dirigé par le prince Nasser Al-Mohammed, le 28 novembre, puis la dissolution du Parlement, des élections anticipées se dérouleront dans la petite monarchie du Golfe début janvier. “La campagne ne ressemblera à aucune du passé”, annonce le quotidien Alam Al-Youm, proche de l’opposition. “Ce scrutin sera marqué par la présence de groupes de jeunes très actifs, qui ont une conscience politique bien plus grande.” Ces jeunes, alliés à des élus d’opposition, ont manifesté pendant des mois, notamment contre a corruption. L’émir a dû répondre en partie à leurs revendications – une première dans un pays du Golfe.

Panamá

Union européenne

Martin Schulz, l’homme

fort du Parlement Reconduit dans les instances dirigeantes du Parti social-démocrate allemand (SPD) au congrès de Berlin (4-6 décembre) et exhorté par l’exchancelier Helmut Schmidt à “soulever le Parlement européen” pour qu’il défende ses prérogatives face à la Commission et au Conseil, Martin Schulz s’apprête à relever le défi. L’actuel président du groupe parlementaire socialiste (PSE) devrait être élu le 17 janvier président du Parlement européen. Considérant que “la Commission européenne est un gouvernement”, il militera pour que “le Parlement nomme le gouvernement”, résume la Frankfurter Allgemeine.

Bientôt la paix dans l’Etat de Kachin ?

Noriega pourrait purger sa peine chez lui

Engagé dans une politique d’ouverture tous azimuts, le président Thein Sein a ordonné à son état-major militaire de cesser toute offensive dans l’Etat de Kachin, a révélé le 12 décembre le webzine Mizzima News. En juin, des affrontements avaient éclaté avec l’Armée pour l’indépendance du Kachin (KIA) dans cet Etat frontalier de la Chine, faisant voler en éclats un cessez-le-feu vieux de dix-sept ans et poussant des milliers de civils à fuir. Depuis, le régime a tendu la main aux “armées ethniques”, leur promettant un arrêt des hostilités et la mise en œuvre de programmes de développement. La pacification du pays, déchiré par plusieurs insurrections armées, figure parmi les conditions imposées par Washington pour une éventuelle levée des sanctions commerciales.

L’ex-dictateur Manuel Antonio Noriega (1983-1989), extradé de France après plus de vingt ans de prison (en Floride et à Paris), est arrivé à Panamá le 11 décembre, vingt-deux ans après avoir été chassé du pouvoir par l’armée américaine. Restera-t-il à la prison fédérale El Renacer ? A 77 ans, l’ancien homme fort du Panamá et agent de la CIA, condamné à soixante ans de prison pour onze homicides, pourrait en effet, en vertu de la loi panaméenne, purger sa peine chez lui. Une éventualité dénoncée par les associations de droits de l’homme. Sa fille Lorena Noriega dirigera l’équipe d’avocats engagés pour sa défense, rapporte La Estrella.

17 décembre C’est le premier scrutin électoral depuis la présidentielle de 2009, qui a porté Ali Bongo (photo) à la tête du pays. Il succédait alors à son père, Omar Bongo, qui venait de décéder après quarante ans de règne. L’opposition avait contesté les résultats ; pour ces législatives, elle estime que toutes les conditions de transparence ne sont pas réunies. Bongo part favori.

15-17 décembre La conférence ministérielle de l’OMC adopte formellement la Russie comme nouveau membre.

le soldat américain accusé d’avoir fourni des documents secrets à WikiLeaks, comparaît pour la première fois devant la justice militaire américaine.

15-18 décembre Deuxième édition du Festival du film international de Phnom Penh, au Cambodge, présentant fictions, documentaires et films d’animation.

19 décembre Sommet UE-Ukraine à Kiev, sur fond de tension après la condamnation à sept ans de prison de l’opposante Ioulia Timochenko.

Agenda Gabon

Elections législatives

16 décembre Sixième scrutin présidentiel en deux ans en Moldavie. Bradley Manning,

19-20 décembre A l’issue de deux jours de débats parlementaires, Mariano Rajoy (droite), qui a remporté

les élections du 20 novembre, doit être investi comme nouveau président du gouvernement espagnol. 20 décembre Dakar honore la mémoire du poète et premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, mort en 2001. 21 décembre Ouverture, à Belgrade, du nouveau procès de dix personnes inculpées pour avoir caché Ratko Mladic pendant sa cavale, entre 2002 et 2005.

FABIO FERRARI/AP/SIPA ; YASSER AL-ZAYYAT/AFP ; SEAN GALLUP/GETTY/AFP ; VOISHMEL/AFP

Canada




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Les gens Michael Sata

Des rames de métro à la présidence

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City Press Johannesburg

ichael Sata n’a pas eu une vie de tout repos. Il a quitté très tôt son pays natal pour devenir conducteur de train dans les chemins de fer britanniques. Victoria Station, une gare animée du centre de Londres, était son endroit favori. Après son passage au Royaume-Uni, dont il garde un très bon souvenir, le nouveau président de la Zambie a reçu une formation militaire dans l’ancienne Union soviétique et en Allemagne de l’Est, où il a appris à piloter un avion. Des années plus tard, Sata est devenu le premier Noir à faire partie du club

SPD - DANNY WILLEMS/NAÏVE

Très dynamique, le numéro un zambien manque parfois de diplomatie aéronautique de Kitwe, en Zambie, et le premier homme noir du pays à acheter un avion. Selon ses assistants, l’homme a fait fortune comme consultant. De retour au pays natal, il s’est lancé dans la politique, pour finalement devenir gouverneur de la province de Lusaka [1985]. Déçu par l’ancien président Kenneth Kaunda [1964-1991] et son Parti uni pour l’indépendance nationale (UNIP), Michael Sata décide de rejoindre le Mouvement pour la démocratie multipartite de l’ancien président Frederick Chiluba [1991-2002]. Quand ce dernier a choisi Levy Mwanawasa pour lui succéder, Michael Sata, également ancien policier, a pris ses cliques et ses claques pour créer son propre parti, le Front patriotique, grâce auquel il a gravi les échelons jusqu’au sommet. Dès sa prise de fonctions, le 23 septembre dernier, l’ambitieux président s’est donné un délai de quatre-vingt-dix jours pour mettre en œuvre des “changements radicaux”. Sûr de lui, il a déclaré : “Une stratégie gagnante sera élaborée pendant cette période.” Les impôts et les taux d’intérêt ont été réduits. La taxe sur les exploitations minières a été doublée pour renflouer les caisses de l’Etat. Et une campagne de lutte contre la corruption a été lancée. Le nouveau président a réduit le nombre de ministères de 26 à 19 et fait une croix sur tous les voyages à l’étranger superflus. C’est peut-être pour ça qu’il n’a encore accompli aucune visite officielle, bien que

Dessin de Glez (Ouagadougou) pour Courrier international.

l’Afrique du Sud et l’Angola veuillent à tout prix être chacun le premier pays à l’accueillir. Les médias nationaux ont été libéralisés : l’Etat a proposé de se décharger de 35 % des parts qu’il possédait dans les deux quotidiens de Lusaka, le Daily Mail et The Times of Zambia. Les responsables partisans de l’ancien gouvernement ont été remerciés, tout comme de nombreux hauts fonctionnaires. L’ancien conducteur de métro a annoncé à la Chine [très présente dans le pays] qu’une nouvelle ère commençait et que les mauvaises pratiques dans le monde du travail, à la fois dans les mines et dans les entreprises, ne seraient plus tolérées. Il a même annulé un accord selon lequel une banque zambienne, Finance Bank, devait être vendue à FirstRand, un établissement financier sud-africain. Le contrat était certes corrompu, mais l’objectif était aussi de rendre à la Zambie un bien national. Très dynamique, Michael Sata manque parfois de diplomatie. Récemment, il a fait honte à l’ambassadeur de Chine, venu lui apporter une lettre pour le féliciter de son élection. “Ouvrez-la et lisez-la”, a-t-il ordonné au diplomate, fébrile, devant tous les membres du gouvernement. Ce n’est rien, comparé au jour où il s’est précipité pour ouvrir la porte de la voiture d’un diplomate britannique lors de son arrivée à la résidence présidentielle, devant des gardes du corps consternés par le mépris du président pour le protocole. Michael Sata a commis sa première grosse erreur tout juste un mois après son entrée en fonctions. Il a voulu nommer – en douce – deux gouverneurs de province accusés de corruption, en totale opposition avec sa promesse électorale d’éradiquer ce fléau. La réussite ou l’échec de Michael Sata dépendra de sa façon de prendre des décisions, selon son entourage. S’il travaille avec ses conseillers, il deviendra peut-être l’homme qui a fait des promesses et les a tenues. Mandy Rossow

Ils et elles ont dit Arno, chanteur belge Enchanté “Il est gay, moi je suis lesbienne, c’est formidable, non ?” A propos du Premier ministre belge Elio Di Rupo. (La Libre Belgique, Bruxelles) Vsevolod Tchapline, porte-parole de l’Eglise orthodoxe de Russie Délicat “Le fait même qu’un grand nombre de gens expriment leur préoccupation devrait constituer une raison suffisante pour que le pouvoir entame un dialogue avec la société.” D’habitude proche du Kremlin, l’Eglise orthodoxe exprime ses doutes quant à la régularité du scrutin du 4 décembre. (Komsomolskaïa Pravda, Moscou) [voir p. 24] Newt Gingrich, candidat à l’investiture républicaine Inculte “Elle est tellement coupée de la réalité que ce serait comme emmener votre enfant au zoo et lui expliquer que le lion est un petit lapin” : au sujet de la politique au Proche-Orient de Barack Obama. (Washington Post, Etats-Unis) Marleen Mertens, bourgmestre de Grimbergen Bilingue Justifiant la mise en place d’une mesure à Grimbergen incitant à dénoncer toute personne qui utilise une autre langue que le néerlandais : "Si je vais en Wallonie, j’achète en parlant le français. C’est la même chose en Flandre. Les gens peuvent s’exercer au néerlandais.” (Le Soir, Bruxelles) Iñaki Urdangarin, gendre du roi d’Espagne Juan Carlos Repenti “Je regrette d’avoir causé un grave préjudice à la Couronne”, déclare le mari de l’infante Cristina. Il a brisé la règle tacite interdisant aux membres de la famille royale d’entrer dans le monde des affaires. On l’accuse de corruption, détournement de fonds et fausses factures. (El País, Madrid) Angelo Bagnasco, président de la Conférence épiscopale italienne Charitable “S’il y a des éléments de la loi à revoir ou à discuter, il n’y a pas d’objections de notre part”, déclare le cardinal. Plus de 70 000 internautes ont signé une pétition sur Facebook demandant que soit taxé le patrimoine immobilier de l’Eglise catholique, qui jouit d’une exemption fiscale. (Corriere della Sera, Rome) Sigmar Gabriel, chef des sociauxdémocrates allemands Faux-cul “Je trouve les riches épatants et j’en ferais volontiers partie !” Il fait déjà partie des 5 % d’Allemands les plus aisés : il gagne près de 180 000 euros par an. (Handelsblatt, Düsseldorf)


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Controverse

Retrouvez l’intégralité de l’article de Boris Johnson sur presseurop.eu. http://bit.ly/vZSDIp

Le Royaume-Uni a-t-il raison de snober l’Europe ? Oui David Cameron n’a aucune raison d’engager son pays dans un projet voué à la faillite intellectuelle, morale et démocratique, estime le maire de Londres, Boris Johnson.

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The Daily Telegraph Londres e sais que certaines personnes sont perturbées de voir tous ces puissants Européens tellement fâchés. Partout sur le continent, les journaux débordent de gros titres courroucés sur l’arrogance et la bêtise générale des Englanders/Anglais/Inglesi. La réalité, c’est que David Cameron n’est pas le premier de nos dirigeants à bloquer quelque chose qui n’était pas dans l’intérêt de notre pays, d’autres ont agi de la sorte– de Thatcher, sur le budget de l’UE, à Tony Blair, sur le prélèvement à la source. Et beaucoup d’autres Premiers ministres se sont montrés nettement plus rétifs que les Britanniques : on pense à l’Espagnol Felipe González, qui avait coutume de paralyser les sommets de l’UE jusqu’à ce qu’il ait le sentiment d’avoir mis la main sur assez de cabillauds et de haddocks irlandais. Non, ce n’est pas notre opposition au nouveau traité sur la mise en place d’une union fiscale qui les dérange. Si nos frères et sœurs européens sont si chroniquement furieux contre les Britanniques, c’est parce que le temps a montré que nous avions absolument raison au sujet de l’euro. Depuis plus de vingt ans, les ministres britanniques se rendent à Bruxelles pour répéter à quel point ils adorent toute cette histoire de marché unique, mais aussi pour dire qu’ils doutent qu’il soit très sage de vouloir se doter d’une union monétaire. Et, depuis plus de vingt ans, certains d’entre nous rappellent qu’une union monétaire ne peut pas marcher sans union politique – et que cette dernière n’est pas envisageable sur le plan démocratique. Nous vous avions prévenus qu’il faudrait une sorte de gouvernement central européen pour contrôler les budgets nationaux et la fiscalité, et que les peuples d’Europe ne l’accepteraient pas. Allons, voyons. Ce ne sont pas les banquiers anglo-saxons qui ont causé les problèmes de la zone euro, Sarkozy mon ami*. C’est l’incapacité totale des pays de la zone euro (à commencer par la France, soit dit en passant) à respecter les critères de Maastricht. C’est le refus des Grecs de juguler leurs dépenses ou de réformer leur système de sécurité sociale. En Grèce et en Italie, les dirigeants démocratiques ont été littéralement débarqués dans l’espoir d’apaiser les marchés et de sauver l’euro. Et ce qui exaspère encore plus les responsables de la zone euro, c’est qu’apparemment ça ne marche pas. Ils reprochent à David Cameron d’avoir opposé son veto à un nouveau traité de l’UE, alors qu’en réalité il n’a rien fait de tel. Les autres pays de l’UE peuvent tout à fait aller de l’avant et mettre en place leurs propres nouvelles réglementations fiscales. S’ils le veulent, ils peuvent décider de créer un gouvernement économique européen. Ils peuvent décréter que le moment est venu – même si leur électorat a déjà le sentiment d’être exclu du processus politique – de confier à des bureaucrates non élus les décisions stratégiques sur la fiscalité et le budget. Et je doute fort que cela fonctionne, puisque les gouvernements nationaux ne sont pas tenus de respecter

SUR FRANCE INFO L’ACTUALITÉ INTERNATIONALE “Un monde d’info” du lundi au vendredi à 15h45 et 21h50 avec

franceinfo.fr franceinfo.fr

Contexte Londres a refusé, le vendredi 9 décembre, lors du Conseil européen, de s'associer au projet de nouveau traité, destiné à renforcer les mécanismes de solidarité entre les pays de la zone euro au prix d'une convergence budgétaire renforcée. Le Premier ministre britannique exigeait un protocole exonérant les services financiers de certaines réglementations, ce que les autres pays ont refusé. Lundi, David Cameron a défendu son veto devant les députés britanniques, expliquant qu’il était allé à Bruxelles avec un objectif : “protéger l'intérêt national britannique”.

un train de nouvelles règles “contraignantes” pas plus qu’ils ne l’ont fait avec les critères “contraignants” de Maastricht – à moins qu’il n’existe quelque projet secret prévoyant de les imposer par la force à l’aide d’une “euro-armée”. David Cameron n’a aucune raison d’engager notre pays dans un projet voué à la faillite intellectuelle, morale et démocratique. Et si les autres sont furieux contre Londres, c’est parce que cette querelle leur permet d’occulter le véritable échec du sommet : son incapacité à proposer une solution aux problèmes de l’euro. Reste à espérer désormais que tout le monde se calme et se penche sur ce que les citoyens européens attendent véritablement de leurs institutions. L’Union européenne aurait une myriade d’autres choses à faire pour ses peuples en difficulté. En janvier, le “marché unique” fêtera son vingtième anniversaire ; or toutes sortes de barrières non douanières subsistent encore. Nous planchons sur la création d’un gouvernement économique européen, or nous n’avons toujours pas adopté la directive sur les services [dite aussi “directive Bolkestein”], qui permettrait à tous, de l’opticien à l’agent immobilier, en passant par le courtier en assurances, de s’établir plus facilement dans d’autres juridictions européennes. Nous disons aux Grecs que c’est Bruxelles qui, de facto, doit diriger leur économie ; or nous n’arrivons même pas à nous mettre d’accord sur un modèle européen unique de prise électrique. A supposer que nous ayons besoin d’affirmer notre attachement à l’Europe, le moment est venu de proposer une vision positive d’une Europe qui soutienne réellement ses hommes et ses entreprises. La prochaine fois que tous ces chefs d’Etat se retrouveront pour un sommet, enfermons-les à double tour jusqu’à ce qu’ils aient approuvé la directive “services” et se soient mis d’accord sur une prise électrique européenne. Boris Johnson * En français dans le texte.

Non La stratégie de l’isolement risque d’affaiblir durablement l’influence du Royaume-Uni.

L

The Guardian Londres

David Cameron. Dessin de Cajas, Equateur.

e “non” de Cameron est un moment fatidique pour les îles Britanniques. Et c’est également un coup dur pour l’Europe. L’ambivalence de la Grande-Bretagne à l’égard de l’Europe n’est pas nouvelle. L’historien R. W. Seton-Watson, remontant jusqu’en 1789, écrivait ainsi en 1937 : “Le désir d’un splendide isolement et le fait de savoir qu’il est impraticable – deux pôles qui ne cessent de faire hésiter l’aiguille de la boussole britannique.” Plus ça change… Cette année, dans un revirement de la politique européenne britannique passé presque inaperçu, Cameron a cédé aux hurlements de ses députés eurosceptiques et opté pour un nouveau discours signifiant en substance : chers amis de la zone euro, faites ce que vous voulez pour sauver les meubles, nous nous retirons du jeu et nous vous encouragerons depuis le banc de touche. Ce qui fait désormais de notre pays une sorte de Suisse offshore. Cameron dit avoir défendu les intérêts du pays. Quoi qu’en disent les termes du contrat, le Royaume-Uni va rapidement perdre de son influence, y compris quant aux règles du marché unique. Même un enfant de 5 ans pourrait le comprendre. Vous avez un club dont vingt-cinq ou vingt-six membres souhaitent aller dans la même direction et dont un ou deux veulent aller dans une autre : devinez qui va l’emporter. Surtout si les vingt-cinq ou vingt-six ont déjà créé leur propre club au sein du club. C’est une catastrophe pour la Grande-Bretagne, mais aussi pour l’Europe. La Suisse et la Grande-Bretagne n’ont pas grand-chose en commun. Quel avenir pour l’Europe si l’une de ses plus grosses économies – qui abrite en outre l’une des plus grandes places financières du monde – reste à l’écart ? Avec deux structures parallèles dans une Union européenne déjà compliquée, on va assister à des marchandages incessants. Il ne peut y avoir de politique étrangère et de sécurité européenne sans le Royaume-Uni. Aux yeux de la Chine et des Etats-Unis, l’Europe sera affaiblie. C’est peut-être un grand jour pour l’Europe, mais pas vraiment l’occasion de se réjouir. Timothy Garton Ash



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En couverture

Il ou elle L’émergence des transgenres

La championne de boxe thaïe Parinya Charoenphol, plus connue sous le nom de Nong Toom, est l’une des transgenres les plus célèbres en Thaïlande.

STÉPHANE REMAEL

Des mannequins au sommet des podiums, une députée fraîchement élue en Pologne, des écrivains et des militants qui s’expriment dans les grands médias… Célèbres ou anonymes, les transsexuels sont de plus en plus nombreux à vivre ouvertement leur différence. Tour du monde d’une minorité qui donne de la voix pour voir son identité reconnue.


Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

L’heure trans a-t-elle sonné ? Le mannequin Andrej Pejic – qui fait notre couverture – défile aussi bien pour les collections homme que femme. Une évolution qui va au-delà du phénomène de mode. El País Madrid

L

a beauté du mannequin Andrej Pejic n’est pas de ce monde, dit Jean-Paul Gaultier. On ne peut que lui donner raison et à double titre : parce que l’androgynéité de Pejic, éblouissante et troublante, relève d’une perfection que l’on pourrait qualifier de céleste et parce que la fascination qu’exerce sa singularité auprès des grands noms de la mode ne correspond en rien à ce que le quotidien réserve en ce bas monde aux personnes comme lui, aux spécimens comme elle. Pour clôturer son défilé haute couture printemps-été 2011, en janvier dernier, Jean-Paul Gaultier avait habillé Pejic en mariée. En avançant vers un autel imaginaire, le mannequin auréolait son personnage de tant de sublime et de conviction que tous eurent envie de se marier avec elle, avec lui. Il subjugue les photographes les plus influents. Les couturiers les plus prestigieux se l’arrachent. Pejic, lui, profite de cet engouement et pose pour Vogue Paris ou réalise le défilé le plus raffiné qui soit, présentant indistinctement les collections masculines et féminines. Pendant ce temps, dans la rue, une telle indétermination de genre reste risquée ou, à tout le moins, objet d’incompréhension et de mépris. Andrej Pejic est-il un produit sophistiqué du secteur de la mode destiné à attirer l’attention sur les défilés en ces temps de crise ? C’est l’avis de Michael A. Donas, directeur du booking à l’agence de mannequins espagnole Happy Mondays. “C’est un monde qui a besoin de faire sensation, de se réinventer en permanence. Kate Moss est apparue comme une alternative aux femmes Barbie tout en jambes. Les mannequins sont des produits destinés à vendre une image, et le look androgyne de Pejic correspond à ce qu’il manquait au secteur. Il tombe à pic.”

Faire tomber les barrières Ne serait-il donc qu’un phénomène médiatique de plus ? Le fait que Pejic lui-même souligne qu’il est là pour gagner de l’argent (“Je suppose que je suis un risque calculé pour le secteur, car je possède le meilleur des deux sexes : je suis cette toile blanche susceptible de prendre une charge féminine ou masculine”) incite l’artiste transgenre Del LaGrace Volcano à nuancer cette vision. “C’est peut-être vrai en partie, mais quelqu’un qui s’exprime de cette façon fait preuve d’une intelligence exceptionnelle et d’une extraordinaire conscience de soi. Le réduire à un produit marketing serait nier sa personnalité.” Alors, pourquoi voit-on apparaître quelqu’un comme Pejic (ou comme la Brésilienne Lea T ou la Néerlandaise Valentijn de Hingh, deux mannequins transsexuels) précisément ici et maintenant, dans un monde en crise non seulement économique, mais aussi politique, écologique et morale ? L’Histoire montre que, dans des contextes similaires, les sociétés deviennent hostiles au changement et ont tendance à se replier

Parcours Né en 1991 en BosnieHerzégovine, Andrej Pejic a 2 mois lorsque éclate la guerre. Sa famille se réfugie d’abord en Serbie, puis obtient en 1999 l’asile en Australie, à Melbourne. C’est là que le jeune homme débute dans le mannequinat, en 2008. Mais, sachant son physique peu adapté au marché australien, il part tenter sa chance à Londres, où il signe avec l’agence Storm Model en février 2010. Depuis, il a fait la couverture de tous les magazines de mode (ci-dessus, le supplément S Moda d’El País) et défilé avec les plus grands.

A la une Le 14 juillet dernier, The New Republic consacrait une enquête à la situation des transgenres. “Né dans un corps de femme, il est un citoyen de seconde classe. Bienvenue dans le prochain combat des droits aux Etats-Unis”, titrait le bimensuel américain en regard de la photo de Sam Berkley. Ce jeune NewYorkais est en conflit avec les autorités, qui refusent de modifier son sexe à l’état civil au motif qu’il n’a pas subi d’intervention chirurgicale.

sur elles-mêmes, à se cramponner à ce qu’elles connaissent plutôt que de prendre le risque de l’inconnu. Quelqu’un comme Andrej Pejic, qui bouscule l’une des conventions les plus établies qui soient, celle du genre, n’a pas sa place a priori dans un tel monde. Pourtant, tout le monde est à ses pieds. C’est peut-être précisément parce que, de la faille que la crise a ouverte sur un sol chancelant, il ne pouvait surgir que quelqu’un qui n’a pas besoin des mêmes repères : quelqu’un venu d’un autre monde qui incite à la rébellion et nous donne envie d’être libres, d’expérimenter, de faire tomber les barrières. “Le genre, souligne De LaGrace Volcano, est le dernier bastion de notre civilisation.” Et, “bien que sa beauté soit inoffensive et ne menace pas l’idéal dominant – grand, mince, blond –”, Pejic ébranle les deux seules catégories qui permettent de classer le genre des personnes : homme et femme. Cette identité de genre floue crée un sentiment d’insécurité évident, note l’universitaire et écrivaine transsexuelle Raquel (Lucas) Platero. “Notre présence, à Andrej ou à moi, provoque immanquablement un questionnement. Nous remettons en cause les concepts de normalité et l’ordre binaire établi.” L’irruption de Pejic ouvre une fenêtre sur la transsexualité. Ses propos et son image apportent une bouffée d’air frais dans un paysage bourré de préjugés. “Que quelqu’un comme lui ou comme le chanteur Antony Hegarty [du groupe Antony and the Johnsons], qui plaisent à tant de monde, se disent transsexuels et parlent de l’identité de genre accroît considérablement notre visibilité”, se réjouit Carla Antonelli, première députée transsexuelle de l’histoire de l’Espagne [elle a été élue en mai 2011 au Parlement régional de Madrid sur la liste socialiste]. “Parce que les gens fonctionnent sur des clichés,

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des préjugés. Lorsqu’un transsexuel cherche du travail, personne ne veut l’embaucher car on continue à être dans une image en noir et blanc, dans une logique d’exclusion.” Antonelli a été choisie par l’hebdomadaire Tiempo comme l’une des 100 Espagnoles du XXIe siècle. “Le grand message qui en ressort, c’est que, désormais, on respecte mon identité, ma liberté.”

Aux politiques d’agir Une sorte d’“heure trans” serait-elle advenue ? Tout le monde n’est pas convaincu. “Espéronsle. Dans les sociétés occidentales, nous commençons à être un peu plus capables d’accepter les transsexuels, mais à condition qu’ils soient dans des espaces où ils ne nous menacent pas. Je ne sais pas jusqu’à quel point nous sommes capables de les accepter au quotidien dans notre environnement proche. Si ta prof, ta collègue de travail ou la compagne de ton frère était transsexuelle, tu n’apprécierais peutêtre pas”, déplore Raquel Platero. “S’il y avait des gens comme Andrej Pejic parmi les stars du football, là on pourrait parler d’évolution des mentalités. Il y a quelques années encore, les boucles d’oreilles étaient un truc de pédés ; mais, depuis que David Beckham s’est mis à en porter, il n’est pas rare de voir des pères et des fils arborer des brillants jusque sur les dents”, fait remarquer le styliste Carlos Díez. Créateur de collections qualifiées d’androgynes, Díez a toujours utilisé les mêmes tissus, couleurs, imprimés et coupes pour les hommes et pour les femmes, et, dans sa boutique, il n’y a pas de rayons séparés pour les uns et pour les autres. “J’ai toutes sortes de clients, y compris des transsexuels, et dans mes défilés, outre les mannequins professionnels, il y a toujours des amis et des anonymes de tout genre et de toute orientation sexuelle ; c’est le type de personnes que je côtoie au quotidien. Gaultier a effectivement beaucoup contribué à la visibilité du mélange des genres, des couleurs de peau et des statuts sociaux, mais c’est aux politiques et non pas aux couturiers de s’occuper de l’intégration des transsexuels.” Ruth Toledano

Après les homos, à nous le tour ! La légalisation du mariage homosexuel ne doit pas éclipser les problèmes autrement plus pressants que connaissent les transgenres, estime une écrivaine transsexuelle américaine. The New York Times (extraits) New York

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epuis que l’Etat de New York a autorisé le mariage homosexuel, en juin dernier, gays et lesbiennes font la queue pour convoler. Cette avancée se propage dans le pays, mais une catégorie de personnes a été laissée sur le bas-côté de la route. Quand je parle avec des transgenres, j’entends encore et encore le même refrain : profitez-en bien, les amis.

Nous, pendant ce temps, nous sommes toujours exposés à la discrimination et à la violence. Bon nombre de transgenres se sentent trahis par le mouvement homosexuel et se plaignent que le “T” de “LGBT” [lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres] vienne toujours en dernier. Quand on voit les énormes difficultés que connaissent les transgenres, on comprend qu’ils aient du mal à supporter que tant de moyens aient été consacrés au combat pour le mariage homo. Les chiffres sont stupéfiants. Selon une enquête portant sur l’ensemble des Etats-Unis publiée cette année par la National Gay and Lesbian Task Force [la plus ancienne organisation de défense des LGBT aux Etats-Unis] et le National Center for Transgender Equality [un groupe de pression trans], les personnes transgenres ont quatre fois plus de chances de vivre dans la pauvreté que l’ensemble de la population. Et 41 % des personnes interrogées disent avoir déjà fait 35


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En couverture Il ou elle

Etat civil

Changer d’identité Les personnes transgenres éprouvent le plus souvent des difficultés pour obtenir un changement d’état civil. La plupart des pays posent comme condition que l’intéressé ait subi une opération de changement de sexe. En Belgique et en Suède notamment, le requérant doit en outre accepter de se faire stériliser. En France, une opération préalable n’est plus nécessaire depuis 2010, mais il faut apporter la preuve qu’on a suivi des traitements médico-chirurgicaux. L’opération n’est plus une condition requise non plus en Espagne, en Italie, ni au Royaume-Uni. Et, en Argentine, on devrait pouvoir bientôt changer d’état civil sans besoin d’une autorisation judiciaire. L’existence d’un troisième sexe est reconnue, entre autres, en Australie (voir ci-contre) et, depuis 2008, dans l’Etat du Tamil Nadu, en Inde.

LAURENT THURIN NAL

Esmeray

Elle se définit comme “kurde, trans et féministe” et s’octroie le titre de “personne la plus opprimée de Turquie”. Esmeray, née Mehmet Özadikti dans un village de l’est de l’Anatolie, est devenue célèbre en 2007 en transposant sa vie sur scène dans un spectacle comique intitulé Cadinin Bohçasi (Le panier de la sorcière), qu’elle a écrit et qui raconte son parcours singulier. A 15 ans, elle quitte son milieu rural d’origine pour tenter sa chance à Istanbul, où elle devient “ouvrière du sexe”, seul moyen pour les personnes comme elles de gagner leur vie, ce qu’elle ne cesse, depuis, de dénoncer. Esmeray a récemment rejoint l’équipe de chroniqueurs de l’influent quotidien Taraf et s’apprête à subir une opération pour être libérée, dit-elle, “de quelque chose de mon corps dont je ne veux plus” et pour que sa féminité soit reconnue par l’état civil. Deux films lui ont été consacrés : le court-métrage Ben/O (Moi/Lui) de Güldem Durmaz, en 2011, et le documentaire Ben ve Nuri Bala (Moi et Nuri Bala), primé au festival d’Antalya en 2009.

Etats-Unis

Chaz Bono

Chine

IMAGINECHINA

Jin Xing

Australie

Norrie May-Welby

C’est la première personne à avoir obtenu de l’état civil australien que ses papiers d’identité portent la mention “X” pour “sexe indéterminé” ou “non spécifié”. Née dans un corps d’homme, Norrie May-Welby suit un traitement hormonal, puis se fait opérer

en 1989. Mais sa nouvelle identité de femme ne lui convient pas. Il/elle milite alors pour le droit de ne pas se voir assigner le sexe féminin ou masculin. En 2010, l’Etat de Nouvelle-Galles-du-Sud la (le) reconnaît comme n’étant ni d’un sexe ni de l’autre, avant de revenir sur sa décision. Norrie porte plainte devant la commission australienne des droits de l’homme. Son combat a porté ses fruits puisque le gouvernement australien a annoncé en septembre dernier que les nouveaux passeports comporteront désormais trois catégories à la ligne sexe : “M” et “F” et “X”. Mais, pour se faire délivrer un passeport “X”, il faudra présenter une attestation médicale.

NOEL VASQUEZ/GETTY IMAGES

Turquie

“Que je participe ou non au jury de cette émission n’a aucune importance, mais je rejette la discrimination envers un citoyen !” La danseuse et chorégraphe Jin Xing (littéralement “Etoile d’or”), 44 ans, transgenre la plus célèbre de Chine, n’a pas la langue dans sa poche. Lorsque la radiotélévision de la province du Zhejiang lui a interdit, fin septembre, de participer au jury d’un télécrochet, elle a qualifié cette décision de “la plus absurde du monde”. Née dans un corps de garçon dans une famille de militaires, elle apprend la danse contre la volonté de ses parents. En 1984, elle sort de l’Institut des arts de l’armée populaire de libération avec le grade de colonel. Après avoir étudié aux Etats-Unis avec les chorégraphes Martha Graham et Merce Cunningham, elle revient dans son pays, où elle subit la première opération de changement de sexe officiellement reconnue par la Chine. Quatre ans après, elle fonde sa compagnie. “Je suis une pionnière de l’histoire de la danse moderne chinoise”, déclarait-elle récemment au journal Qingnian Zhoumo. Jin Xing vit à Shanghai avec son mari allemand et leurs trois enfants adoptifs, tous chinois.

“Chastity Bono, l’enfant unique du couple de chanteurs Sonny & Cher, a grandi sous les regards. A 2 ans, elle fait ses débuts à la télé dans l’émission animée par ses parents. Son coming out et son militantisme homo dans les années 1990 la placent un peu plus sous le feu des projecteurs. Mais le dernier rebondissement en date dans sa vie va faire encore plus parler d’elle. Chastity, 42 ans, est devenue Chaz”, écrit le magazine Time. Cette année, Chaz Bono a publié Transition, un livre dans lequel il relate sa transformation physique et psychologique, et il a été le sujet d’un documentaire, Becoming Chaz. “A 13 ou 14 ans, j’ai compris que j’étais attiré par les femmes et j’en ai déduit que j’étais lesbienne, alors qu’en fait, j’étais un homme, un homme hétérosexuel”, explique-t-il à Time.

Etats-Unis

Margaret Stumpp

MIKE DERER/AP-SIPA

* Romancière et professeure de création littéraire, elle écrit régulièrement dans la presse grand public.

D’Istanbul à Hollywood, cinq parcours

NORRIE MAY-WELBY/AFP

15 une tentative de suicide. Parmi ceux qui se déclarent étudiants, 78 % disent avoir été harcelés, 35 % agressés et 12 % agressés sexuellement. Par ailleurs, 19 % des sondés ont été SDF. Les chiffres sont encore plus effarants pour les transgenres noirs. A l’évidence, le droit au mariage n’est pas la question la plus urgente pour la communauté LGBT. Il n’est pas surprenant toutefois qu’on lui ait donné la priorité. Les gays et les lesbiennes font enfin partie intégrante de la réalité américaine. Mais les gens ont visiblement plus de mal avec les transgenres. Les hétéros doivent faire un plus grand effort d’imagination pour comprendre qu’orientation sexuelle et identité de genre [voir Lexique p. 17] ne sont pas la même chose. Même les homos ont parfois du mal à faire la distinction. Si les transgenres sont parfois en conflit avec leurs alliés homos, ils le sont aussi entre eux. Notamment sur l’opportunité politique de regrouper les transsexuels (des personnes qui changent ou souhaitent changer de genre moyennant une intervention médicale) avec les transgenres (terme générique comprenant les travestis et les drag-queens). Chaque fois que j’entends parler de querelles et de scissions, je pense au film des Monty Python La Vie de Brian et au personnage incarné par John Cleese, qui se fâche qu’on le prenne pour un membre du Front du peuple judéen alors qu’il fait partie du Front du peuple de Judée. C’est le même genre de luttes intestines qui contribuent à ce que la cause des transgenres soit toujours à la traîne par rapport à celle des gays et des lesbiennes. Nous ne pouvons pas nous le permettre. Il est pénible de voir la question pressante des droits des transgenres éclipsée par le mariage. Mais il ne peut y avoir d’avancées en matière de droits que si nous unissons nos forces et nos moyens. Les gays et les lesbiennes, après s’être passé la bague au doigt, feraient bien, eux, de se souvenir que ce furent des drag-queens et des transsexuels qui lancèrent ce combat à Stonewall [le 28 juin 1969 à New York, une descente de police dans un bar gay, le Stonewall Inn, dégénère en émeute. Cet événement est considéré comme le point de départ du mouvement d’affirmation LGBT]. Jennifer Finney Boylan*

Quand elle est entrée dans le groupe américain Prudential Financial comme gestionnaire de portefeuilles, Margaret s’appelait Mark. En 2002, à l’âge de 49 ans, alors qu’il est directeur des investissements dans une filiale de ce groupe de 60 000 salariés, il décide de changer de sexe. Son employeur et ses collègues soutiennent le choix de Maggie, comme elle se fait appeler depuis. “Les gens pensent souvent que les grandes entreprises sont des bastions du conservatisme. Ce n’est pas le cas”, confiait-elle à l’hebdomadaire américain Newsweek en 2007. Mme Stumpp reste toutefois à ce jour l’une des rares personnes ouvertement transgenre dans le monde des affaires.


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Polonaise, députée et transgenre L’élection d’Anna Grodzka aux législatives du 9 octobre dernier a fait sensation dans un pays réputé catholique et conservateur. Polityka (extraits) Varsovie

MACIEJ ZIENKIEWICZ/AGENCJA GAZETA /AGENCE VU

A

nna Grodzka est transsexuelle. Elle a 57 ans et en a vécu cinquante-cinq comme une femme enfermée dans un corps d’homme [elle s’est fait opérer depuis en Thaïlande]. Elle agite ses boucles d’oreilles et sa chevelure teinte en roux devant les caméras et n’hésite plus aujourd’hui à raconter l’histoire émouvante d’une jeune Ania, 12 ans, souffre-douleur de ses camarades, qui jouait au hockey avec les garçons et cachait sa poupée au fond d’une armoire. Elle parle de sa vie d’avant, du temps où elle était un époux, de sa relation d’amour-amitié avec sa femme, qui a fini par la quitter. D’elle-même, en tant que père, et de son fils qui, lui, ne l’a jamais quittée et reste son plus grand soutien. Il y a un an et demi, notre hebdomadaire lui avait consacré un reportage mais, à l’époque, elle souhaitait encore garder l’anonymat. Le passé de Krzysztof Ryszard [son prénom de naissance], son activité d’éditeur et de producteur de cinéma et ses sympathies politiques pour la gauche, tout cela n’a jamais eu d’intérêt pour quiconque et c’est une époque qu’Anna préférerait oublier. Aujourd’hui, Anna Grodzka a recommencé sa vie, en tant que femme à part entière. Fondatrice et présidente de la fondation Transfuzja, elle soutient des personnes comme elle. Maintenant qu’elle est députée, sa transformation est importante non seulement pour elle, mais peut-être aussi pour nous tous. Quoi qu’on dise, être une parlementaire transsexuelle, ce n’est pas banal. C’est un message envoyé au monde : voilà le choix qu’ont fait ces Polonais que vous considérez comme catholiques, conservateurs et xénophobes.

Anna Grodzka est actuellement la seule personne transgenre en Europe à sièger dans un Parlement national.

Certes, elle n’a recueilli que 20 000 voix aux législatives du 9 octobre. Mais, étant tête de liste, elle a profité du scrutin à la proportionnelle ainsi que du succès personnel de Janusz Palikot. Le chef du Mouvement Palikot, auquel appartient Mme Grodzka, a conçu sa formation sur le modèle de l’arche de Noé, réunissant un vaste

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éventail de membres de minorités jamais représentées jusqu’à présent, comme des anticléricaux, des homosexuels et des féministes. Non seulement Anna Grodzka l’a emporté, mais elle l’a emporté à Cracovie, ville où elle n’a jamais vécu. Une Cracovie conservatrice et catholique, mais aussi artiste et bohème, qui lui a confié un mandat afin qu’elle amorce un changement culturel et que la tolérance et l’acceptation de la différence entrent dans les mœurs. L’élection de Mme Grodzka confirme que nous sommes prêts à une telle transformation, même si ce n’est pas une attitude généralisée. On observe dans l’opinion un intérêt accru pour les différences biologiques et culturelles, pour ne pas dire une soif de savoir. Anna Grodzka est la bonne personne pour mener à bien cette mission pédagogique. Elle est très convaincante quand elle parle de son drame, des problèmes médicaux, juridiques, émotionnels, sociaux que doit affronter une personne dont le genre et le physique ne concordent pas. Mais elle-même et ses amis du mouvement Palikot seront-ils capables d’engager un débat sérieux ? En tout cas, Anna Grodzka parle du financement de la très coûteuse opération de changement de sexe, elle veut une loi régulant la situation de la personne avant et après l’opération [aujourd’hui, le candidat au changement de sexe doit attaquer ses parents en justice pour “déclaration erronée du sexe de l’enfant” et, si les parents sont décédés, l’Etat nomme des substituts pour les représenter au tribunal]. Puis, il y a la question du divorce forcé : la personne transsexuelle ne peut pas rester mariée à son conjoint, car le mariage homosexuel n’est pas reconnu en Pologne [et le Pacs n’existe pas]. Il ne s’agit pas seulement de régler des problèmes importants pour les minorités sexuelles, mais de faire en sorte que ces problèmes soient compris par la société. La plupart des gens sont persuadés que féminité et masculinité sont données une fois pour toutes par la nature (ou par Dieu) et ils fondent là-dessus leur sentiment de sens, d’ordre et de sécurité. Il serait exagéré de croire que nous sommes à la veille d’une révolution copernicienne. Mais, déjà, le fait d’accepter que la démocratie impose une personne différente de la majorité, qui plus est une députée, est en un sens une petite révolution. Ewa Wilk et Marcin Kolodziejczyk

Lexique

Quelques définitions pour s’y retrouver Genre Si la notion de sexe renvoie aux caractéristiques biologiques qui font qu’on est un homme ou une femme, le genre intègre aussi les aspects sociaux de la différence homme-femme. Cet usage du mot “genre” en France résulte du débat américain sur la différence entre sex et gender. Identité de genre L’expérience intime et personnelle de son genre telle que vécue par chacun. Elle correspond le plus souvent au sexe de naissance, mais parfois pas. Ne pas confondre avec “orientation sexuelle”. Il ou elle ? Par quel pronom désigner une personne

transgenre ? Les anglophones qui refusent de se reconnaître dans le masculin ou le féminin remplacent parfois “he” et “she” par “ze”. La meilleure solution est de demander à la personne le pronom qu’elle préfère (en anglais, on dit Preferred Gender Pronoun). Dans ce dossier, nous avons pris le parti de respecter l’identité de genre dans laquelle chacun(e) se reconnaît. Intersexué Personne née avec des organes génitaux qui ne sont pas entièrement masculins ou féminins. Les intersexués – qu’on appelle parfois encore “hermaphrodites”, un terme jugé inadapté et discriminatoire –

sont très souvent opérés à la naissance afin de rendre leur sexe le plus conforme possible aux normes masculines ou féminines. LGBT Acronyme de “lesbienne, gay, bisexuel, transgenre”. MtF Abréviation de l’anglais “Male to Female”, homme vers femme. Se dit d’une personne ayant fait des démarches pour acquérir des caractéristiques physiques féminines. On parle dans le sens inverse de FtM (“Female to Male”, femme vers homme). Opération de changement de sexe Dite aussi chirurgie de réassignation sexuelle (CRS),

elle vise à donner à une personne les caractéristiques sexuelles qui correspondent à son ressenti. Elle est souvent précédée d’un traitement hormonal. La législation qui encadre la CRS et les conditions de prise en charge par l’assurance-maladie varient selon les pays. Orientation sexuelle Le fait de ressentir une profonde attirance affective et sexuelle envers des personnes du sexe opposé (hétérosexuel), du même sexe (homosexuel) ou de plus d’un sexe (bisexuel ou multisexuel) et d’entretenir avec ces personnes des relations intimes.

Transgenre (transsexuel) Même si l’on emploie souvent indifféremment l’un ou l’autre terme, “transgenre” (ou “trans”) désigne une personne dont l’identité de genre ne correspond pas au genre assigné à la naissance. Certains transgenres (mais pas tous) éprouvent le besoin de mettre les deux en adéquation par traitement hormonal et/ou chirurgie : on parle alors de ”transsexuels”. A noter que les personnes transgenres peuvent aussi bien être hétéros, homos ou bi. Sources : Association nationale transgenre, Conseil de l’Europe


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Casse-tête juridico-religieux pour les Saoudiens

Okaz (extraits) Djeddah

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ermaphrodites, troisième sexe, homosexuels… Nous entendons souvent ces mots mais, au lieu de nous demander ce qu’ils recouvrent, nous mettons tout le monde dans le même sac, nous les privons de leurs droits et les traitons comme des criminels, alors que ce sont des malades. On considère généralement qu’il y a deux cas de figure : d’un côté, les personnes aux organes mixtes – celles-ci ne sont pas à blâmer, il faut simplement corriger leur sexe ; de l’autre, les personnes qui changent de sexe de leur plein gré. Celles-là sont condamnables parce qu’elles refusent la volonté divine. Un troisième cas de figure fait davantage débat : les personnes qui souffrent de troubles de l’identité sexuelle [la transsexualité en fait partie, selon la Classification internationale des maladies, très contestée, de l’Organisation mondiale de la santé]. Les juristes et les médecins ont tendance à les inclure dans la catégorie du “troisième sexe”, mais les psychologues pensent qu’il s’agit d’une catégorie à part. Certains se font opérer à l’étranger et reviennent ensuite en Arabie Saoudite avec des documents spécifiant qu’ils ont procédé à une rectification de sexe (licite) alors qu’en réalité ils ont procédé à un changement de sexe (illicite). Le fait qu’on en voie de plus en plus et l’éventualité qu’ils finissent par réclamer des droits représentent un danger pour la société musulmane conservatrice. Quelle est la jurisprudence à appliquer aux personnes dont on a corrigé le sexe ? Quel régime matrimonial et quels droits de succession ? Comment la Commission pour la promotion de la vertu et la répression du vice doit-elle les traiter ? Comment les classer dans l’état civil ? Faut-il les envoyer dans des écoles de filles ou de garçons ? Comment les intégrer au travail ? “Les docteurs de la foi ont résolu depuis les temps anciens la question des droits des hermaphrodites selon la charia”, explique Abdallah Ben Bih, viceprésident de l’Union mondiale des savants musulmans, tout en insistant sur le fait que la transsexualité est illicite puisqu’elle consiste à changer ce que Dieu a créé et à semer la confusion sur les droits assignés à chaque sexe. Selon lui, le phénomène du troisième sexe est réprouvé par les sociétés musulmanes. Il faut éviter sa propagation et inciter les religieux, les savants, les médecins et les médias à expliquer le problème. A l’hôpital universitaire du roi Abdel Aziz [de Riyad], le Dr Yasser Jamal, directeur du seul centre du pays à prendre en charge la rectification de sexe, explique qu’en vingt-sept ans d’existence son institution a opéré 425 patients. Dans 93 %

Randa la trans Né en Algérie, il s’appelait Fouad. Une fille dans un corps de garçon. Battu et chassé de l’école, rejeté par sa famille, menacé de mort dans un pays où on ne plaisante pas avec la virilité, Fouad a fui vers des cieux plus cléments. Le voilà à Beyrouth, où il devient Randa. Un journaliste libanais a recueilli ses mémoires. Le livre a fait grand bruit dans la presse arabe et occidentale, et vient d’être traduit en Italie. Randa espère qu’un jour il sera lu en Algérie. (Mouzakarat Randa al-trans, éd. Saqi Books, Beyrouth, 2010)

Une maladie tolérée

des cas, les opérations de rectification de sexe sont faites durant les deux premières années de l’enfant. Il rencontre des cas où la famille refuse l’opération, par honte, ou parce que les parents ne veulent pas que leur enfant devienne une fille. Il insiste sur la nécessité d’un contrôle accru des opérations pratiquées à l’étranger afin d’éviter la multiplication des personnes du troisième sexe, qui créerait l’anarchie d’un point de vue juridico-religieux. La doctoresse Mouna Al-Sawwaf, responsable du service de psychiatrie de l’hôpital du roi Fahd à Djeddah, estime quant à elle qu’il existe bel et bien une troisième catégorie composée de personnes atteintes de troubles de l’identité sexuelle. Elles naissent avec l’apparence et les chromosomes d’un sexe, mais sont convaincues d’être nées dans un corps qui ne leur correspond pas. Mouna Al-Sawwaf déplore qu’aucune prise en charge ne soit prévue pour ces personnes en Arabie Saoudite et qu’elles soient souvent traitées injustement par leurs familles, exposées à la violence ou incarcérées par la Commission de la promotion de la vertu et de la répression du vice. Toutefois, le responsable de la Commission dans la rue Tahlia à Djeddah [très fréquentée par les jeunes], Ali Al-Ghamdi, se défend d’intervenir sans discernement : “Nous n’arrêtons que des hommes qui se comportent en femmes, jamais des hermaphrodites.” Naïm Tamim Al-Hakim

“Si j’avais pu, je ne me serais pas fait opérer”, raconte Negar, anciennement Ali, sur le site de la BBC. “Mais en Iran je n’avais pas le choix. Je ne pouvais pas travailler avec les hommes car ils me harcelaient. Et je n’avais pas le droit de travailler avec les femmes, car je n’étais pas femme. Ici la société nous dit : vous devez être soit un homme, soit une femme”, explique Negar, qui témoigne aussi dans Be Like Others, un documentaire de l’Irano-Américaine Tanaz Eshaghian (2008). L’Iran est un des pays du monde où se pratiquent le plus d’opérations de changement de sexe. “Comment est-ce possible dans un Etat islamique ?” s’interroge Afsaneh Najmabadi, professeure à l’université Harvard, sur le blog Steal this Hijab, qui traite des questions de genre dans le monde musulman. “Ces opérations ne sont pas nouvelles en Iran, mais leur nombre augmente et elles sont de plus en plus médiatisées.” L’homosexualité est punie de la peine de mort, mais pas la transsexualité, qui est considérée comme une maladie. “Pour les autorités, ces opérations visent à traiter une ‘anormalité’. C’est l’option cautionnée par la loi et la religion pour remettre dans la norme des personnes ayant des pratiques ou des désirs homosexuels”. L’Etat rembourse la moitié du prix de l’intervention et le changement est inscrit sur l’état civil. Mais les nombreux blogs de transsexuels iraniens racontent le harcèlement quotidien dans la rue ou par la police des mœurs, la prostitution et la rupture avec la famille.

Arts plastiques

A la recherche de l’humain parfait Dans sa série La Divine Comédie, exposée fin 2010 à la galerie Agial, à Beyrouth, l’artiste libanaise Chaza Charafeddine associe dans ses photomontages des portraits de personnes transgenres vivant à Beyrouth aujourd’hui à des fonds de miniatures mogholes et persanes des XVe, XVIe et XVIIe siècles. Cette idée lui est venue en travaillant sur l’art islamique et l’imagerie populaire des pays musulmans. “Ce qui a d’abord attiré mon attention”, expliquet-elle dans la revue culturelle beyrouthine Kalamon, “c’est l’image du buraq [le cheval ailé à tête humaine qui a transporté Mahomet de La Mecque à Jérusalem]. Les artistes de rue du XXe siècle le représentent avec une tête de femme, alors que, chez ceux du XVIe siècle, il a des traits ambigus.”

COURTESY AGIAL ART GALLERY

Obsédés par la séparation des sexes, les oulémas wahhabites peinent à intégrer les transsexuels dans leur vision du monde.

Iran

Cette perte d’ambiguïté, Charafeddine l’a constatée aussi dans les représentations contemporaines des personnages masculins. Elle souhaite

revenir aux origines, en ressuscitant l’image du gholam, le garçon-fille qui, “en réunissant les deux sexes en un seul être, représente probablement l’humain parfait”.

Ci-dessus, Sans titre VI. Chaza Charafeddine a repris en fond plusieurs motifs issus des peintures du Mirâj Nâmeh, manuscrit turc du début du XVe siècle conservé à la BNF.


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Le voyage inachevé des “hijra” Cette communauté très structurée fait partie de la culture indienne depuis des millénaires. Mais aujourd’hui ses membres sont le plus souvent contraints de se prostituer.

ANDREW HENDERSON/REDUX-RÉA

The Age (extraits) Melbourne De New Delhi

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uman est fière de ses nouveaux seins. L’opération lui a coûté l’équivalent de 2 000 euros – une petite fortune pour la plupart des Indiens –, mais elle est “garantie à vie” et lui promet des revenus plus élevés. Comme beaucoup de transsexuels indiens, connus ici sous le nom de hijra, Suman arrondit ses fins de mois en se prostituant. Les transsexuels font partie depuis des millénaires de la civilisation complexe du sous-continent indien. Mais les implants mammaires de Suman et son travail de prostituée sont révélateurs de la pression que la mutation socio-économique du pays fait subir à cette communauté. Il n’existe pas de chiffres officiels, mais on estime à 750 000 le nombre de hijra en Inde. On en parle souvent comme du “troisième sexe”. “Le mot hijra vient de l’arabe hjr, qui signifie ‘migrer’”, explique Rahul Singh, un travailleur social qui intervient auprès de cette communauté depuis des années. “Elles ont entrepris un voyage pour quitter la forme masculine et devenir femmes, mais celuici ne pourra jamais s’achever car, biologiquement, les hijra ne pourront jamais devenir des femmes.” Chez elles, l’émasculation a toujours joué un rôle important. Les personnes qui s’y préparent sont appelées akwa hijra et celles qui l’ont réalisée, nirvan hijra, ce qui signifie qu’elles ont été libérées de leur genre masculin. “Certaines optent pour la castration, d’autres non : c’est un choix personnel”, explique Singh. D’après Ashok Row Kavi, spécialiste des minorités sexuelles en Inde, les hijra entrent dans au moins quatre catégories “cliniques”. “Il y a les travestis qui aiment s’habiller en femme, les transsexuels qui se sentent enfermés dans le mauvais corps, les intersexués et les homosexuels qui s’habillent en femme.”

Imprégnée d’islam L’hindouisme et l’islam, les deux principales religions de l’Inde, ont contribué à créer une grande variété de cultures et d’identités hijra. Dans le nord, la culture hijra est très imprégnée d’islam. Cela s’expliquerait par le rôle important joué par les eunuques dans la dynastie moghole, qui a régné sur une grande partie du sous-continent aux XVIIe et XVIIIe siècles. “Les hijra avaient beaucoup de pouvoir à cette époque, explique Rahul Singh. La majorité des hijra du Nord ont pour religion l’islam. Beaucoup d’entre elles prennent un nom musulman, même si elles sont nées dans une famille hindoue.” De nombreux transsexuels du Nord rejettent aujourd’hui le terme de hijra et lui préfèrent le mot kinnar, qu’ils jugent plus respectueux [dans la mythologie hindoue, ce sont des demi-dieux à tête de cheval]. Au Sud, dans l’Etat du Tamil Nadu, la communauté transgenre, majoritairement hindoue, se fait appeler aravani et vénère Aravan, un

A Bombay, une hijra jette le mauvais œil à un commerçant qui a refusé de lui donner de l’argent.

Emploi “Le chômage est un problème de taille pour les personnes transgenres”, constate le Conseil de l’Europe dans son document Droits de l’homme et identité de genre, et lorsqu’elles ont un emploi, il n’est pas rare qu’elles subissent des brimades de leurs collègues ou de leur employeur. C’est vrai en Europe, comme partout ailleurs dans le monde. Les pouvoirs publics et certaines entreprises commencent à prendre des mesures pour y remédier. La municipalité de Washington a mis en place en septembre des formations à la recherche d’emploi adaptées aux besoins des transgenres. Toujours aux EtatsUnis, Google vient d’annoncer qu’il financera à l’avenir les traitements médicaux de ses salariés transsexuels. Et, en Uruguay, un programme d’emplois aidés sera lancé à partir du 1er janvier à destination de cette population.

personnage de l’épopée hindoue du Mahabharata [qui épouse Krishna dans sa forme féminine, avant d’être décapité le lendemain]. Les hijra s’identifient aussi à Shiva, l’un des principaux dieux hindous, dont l’avatar Ardhanishvara est mi-homme mi-femme. Les transsexuels ne sont cependant pas toujours représentés de façon positive dans les textes sacrés hindous. Le guerrier Arjuna, l’un des héros du Mahabharata, est condamné à vivre en eunuque pendant un an pour avoir péché. D’après Ashok Row Kavi, nombre d’Indiens redoutent encore de devenir impuissants s’ils touchent une hijra ou s’ils communiquent avec elle. Les hijra gagnent de quoi vivre en dansant lors des festivités religieuses et en bénissant les nouveau-nés ou les jeunes mariés en échange d’une rétribution. Beaucoup de familles leur donnent de l’argent de peur de se voir jeter un mauvais sort. “Mais les temps changent et les hijra ont de plus en plus de mal à gagner leur vie de la sorte. Et puis les gens sont devenus plus indifférents à leur égard, constate Singh. Elles prennent donc le chemin de la

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prostitution ou de la mendicité.” Et se retrouvent prisonnières d’un cercle vicieux. “La fascination exercée par les hijra provient d’une croyance répandue selon laquelle elles n’ont pas de vie sexuelle, explique un spécialiste de cette communauté. Si tout le monde apprend qu’elles ont des rapports sexuels, elles auront de plus en plus de mal à gagner leur vie avec leurs activités traditionnelles.” Suman, 24 ans, porte une robe noire très courte. Elle nous invite dans la maison qu’elle partage avec neuf autres jeunes hijra. Ses colocataires sont maquillées et parées de vêtements féminins aux couleurs vives. Les hijra forment des communautés très structurées, organisées autour des chela (disciples) et des gourous. Suman est le chef incontesté de la maisonnée : ses membres s’adressent à elle en lui donnant le titre respectueux de guruji et suivent ses instructions.

Elle s’est suicidée à cause de moi Suman est née dans un village pauvre près de Calcutta, dans l’est de l’Inde. Sa famille l’a chassée lorsqu’elle avait 10 ans parce qu’elle était efféminée. Elle a alors rejoint un groupe de hijra. Les préjugés ont eu des conséquences particulièrement tragiques pour une des colocataires de Suman, Koyal Mollick, 25 ans. “Les gens de mon village ont fini par savoir que j’étais transsexuelle, raconte-t-elle. Ma sœur n’a pas pu trouver de mari à cause de moi et elle s’est suicidée.” Non loin de chez Suman, à la périphérie de New Delhi, neuf autres hijra partagent une maison. Elles ont cessé de danser aux mariages et aux naissances, et vivent exclusivement de la prostitution. Elles ont également renoncé à l’organisation traditionnelle gourou-disciples et ont à la place une protectrice, leur logeuse, qu’elles appellent “maman”. La maison – qui, de fait, est un bordel – compte une série de pièces sombres où elles reçoivent les clients. Elles font payer leurs services la modique somme de 200 roupies [3 euros]. Le VIH est devenu la première menace pour la communauté : d’après des enquêtes effectuées à New Delhi, Bombay et Madras, on compte 40 % de séropositifs parmi les hijra. Matt Wade

Abolissons le genre ! Le cri du cœur d’un transgenre indien, doublement opprimé parce que non conforme et parce que né femme. Daily News and Analysis Bombay

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n Inde du Sud, il existe plusieurs identités transgenre. Il y a les personnes “femme vers homme” [FtM, Female to Male, qui ont entrepris des démarches pour acquérir des caractéristiques physiques masculines] comme les thirunambigal du Tamil Nadu, les magaraidu de l’Andhra Pradesh et les gandabasaka du Karnataka. Et puis il y a les “homme vers femme” [MtF, Male to Female] comme les kothi, les hijra et les Shiva shakti du Maharashtra. Ces identités ne sont pas toutes aussi connues que celle des hijra, un terme qui

est devenu synonyme de transgenre dans notre société. Cela s’explique par la visibilité historique de cette communauté, qui s’est organisée son propre espace socioculturel [voir ci-dessus]. Les fonds alloués à l’Inde pour la lutte contre le sida ont permis la création de nombreuses ONG qui “ciblent” les kothi, principaux porteurs du virus. Mais l’identité de genre de ces derniers est occultée par l’amalgame que font les ONG en les désignant par le sigle MSM (“men having sex with men” ; hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes). Les kothi ne sont pas des hommes. Ils ont un corps d’homme mais se sentent femmes. Je suis moi-même thirunambi, “femme vers homme”. Bien avant de comprendre qui j’étais, je savais que mon genre était différent de celui qui m’avait été assigné à la naissance. Ce n’est que récemment que j’ai trouvé les termes pour décrire ce que je suis et que j’ai rencontré des personnes comme moi, des personnes 20


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J’écris pour mes frères ouvriers L’oppression que nous subissons est commune à l’ensemble de la communauté transgenre. Bien sûr, le degré d’oppression varie selon la caste et le statut social. J’écris en tant que FtM anglophone, de classe moyenne et de la caste Nair [caste dominante du Kerala]. J’écris pour mes frères FtM ouvriers, dalits, non anglophones. J’écris parce que nos voix ne sont jamais entendues. Nous sommes doublement opprimés : en plus d’avoir une identité de genre non conforme, nous sommes nés femmes. Nous n’avons pas de système comme celui des hijra. Nous sommes invisibles car nous sommes conditionnés pour “passer” en public pour des hommes, pour dire que notre corps n’a pas d’importance puisqu’il ne nous correspond pas. Ce corps qui saigne tous les mois, ce corps avec des seins, ce corps considéré comme féminin, est-il le mien ? C’est une question à laquelle nous avons tous été confrontés. Le corps médical ignore le plus souvent nos besoins et les opérations de chirurgie génitale proposées sont trop chères pour les FtM de milieu modeste. Très peu d’organismes caritatifs s’intéressent à notre combat. Même les associations féministes nous rejettent au motif que nous rejoignons le camp des oppresseurs en nous identifiant comme des hommes. Nous ne frappons pas dans nos mains pour attirer l’attention sur nous. Nous nous faufilons dans la foule, conscients que nous risquons d’être victimes de violences transphobes si l’on voit que nous avons un corps de femme. Aux toilettes, on nous indique les urinoirs où les hommes biologiques soulagent leur vessie debout. Si nous entrons dans les toilettes pour femmes, on nous prend pour des voyeurs, des harceleurs, et on nous roue de coups. La plupart des espaces publics sont divisés pour séparer les hommes et les femmes : les bus, les toilettes, les files d’attente devant les cinémas, etc. Nous nous efforçons de trouver un espace où la non-conformité de genre ne serait pas jugée anormale.. De sortir de la marge pour revendiquer une place centrale sans peur ni honte. Ceci est un appel pour que soient reconnues les personnes transgenre qui ne sont pas hijra. Ceci est un appel à vous tous qui êtes hétéros, gays, lesbiennes, féministes, déviants, sans étiquette, queer* et multisexuels. Un appel pour l’abolition du genre tel qu’on le conçoit aujourd’hui. Gee Ameena Suleiman** * Terme revendiqué par toutes les personnes qui refusent les étiquettes relatives à leur genre ou à leur orientation sexuelle. ** Militant de LesBit, une association indienne de soutien aux lesbiennes, bisexuelles et hommes transgenre.

L'école hôtelière Suan Dusit de Bangkok permet aux élèves ladyboys qui le souhaitent de revêtir l'uniforme féminin.

ANDRONIKI CHRISTODOLOU

19 nées femmes mais avec une identité de genre masculine. Il m’a fallu des années pour parvenir à exprimer ce que je suis. Pour dire à ma famille, mes amis et mes amours que je ne suis pas une femme masculine, mais un homme. Il y a plusieurs manières d’être un homme transgenre. Certains d’entre nous souhaitent se faire opérer pour changer de sexe, d’autres pas, certains se disent hétérosexuels, d’autres homosexuels, d’autres encore multisexuels. Certains envisagent leur identité de genre de manière plus fluide que d’autres. Certains d’entre nous ont été contraints par leur famille d’épouser un homme, d’autres quittent leur famille biologique pour s’installer ailleurs et trouver un semblant de liberté.

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A lire ou à relire ”Transsexuelle, et alors ?” : enquête sur ces garçons thaïlandais devenus filles et vivant une existence quasi normale (CI n° 986, du 24 septembre 2009). En Thaïlande, terre de tolérance bouddhiste, les ladyboys, ou katoey, comme on les appelle souvent de manière péjorative, sont employés de banque ou architectes. Certaines écoles se sont dotées de toilettes réservées au troisième sexe et une compagnie aérienne a récemment recruté des hôtesses transgenres. Mais les transsexuels, dont le nombre se situerait entre 100 000 et 200 000, ne jouissent toujours pas d’une reconnaissance légale. Sur leurs papiers d’identité, ils conservent leur sexe d’origine. Et on les associe généralement à la prostitution.

Tu seras une femme, mon fils La Thaïlande est l’un des pays réputés abriter le plus grand nombre de transsexuels. Mais les ladyboys sont loin d’être bien acceptés. Bangkok Post (extraits) Bangkok

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ue faire si votre fils se révèle être un ladyboy ? Demandez à Dem Jinakul, un photographe du Bangkok Post. Sa réponse ferait mourir d’envie tout adolescent transsexuel. “Aimez votre enfant et acceptez-le tel qu’il est”, conseille-t-il avec emphase. “C’est sa vie. Votre travail de parent, c’est de faire en sorte qu’il soit heureux dans sa vie et bien dans sa peau.” Dem a bien essayé d’inciter Top, son fils, à se comporter davantage comme un garçon quand il était petit. Mais, lorsque le féminin a pris le dessus à l’adolescence, le père a fini par comprendre que le bonheur de son enfant

Ressources

Pour en savoir plus Associations En France, entre autres : l’Association nationale transgenre (ant-france.eu), Support transgenre Strasbourg (sts67.org) et OUTrans (outrans.org). En Europe, le réseau Transgender Europe (tgeu.org). Il est à l’origine d’une étude sur la perception de la transsexualité dans le monde (transrespect-transphobia.org). Presse Le réseau transgenre anglophone The Gender Society publie le bimestriel Frock (frockmagazine.com). Beaucoup plus avant-gardiste, Candy

(byluisvenegas.com/zines/candy), lancé par l’éditeur de fanzines espagnol Luis Venegas. En français et dans un registre plus informatif, Tr@anz (tranzmag.ca), le magazine de la communauté transgenre au Québec. Documents Changer de sexe : identités transsexuelles, de Stéphanie Nicot et Alexandra Augst-Merelle (Le Cavalier bleu, 2006). Droits de l’homme et identité de genre, un document thématique du Conseil de l’Europe (bit.ly/COEgenre).

primait sur son désir d’avoir un fils plus viril. A l’université, Top avait les cheveux longs mais portait l’uniforme masculin. Un jour, un de ses professeurs lui a lancé un ultimatum : “Faistoi couper les cheveux si tu veux porter un pantalon. Si tu tiens à garder les cheveux longs, porte alors un uniforme de fille !” Top était effondré. Il n’avait pas envie de couper ses cheveux mais ne voulait pas non plus, par égard pour ses parents, faire le grand saut. “J’ai alors pris la mesure de sa souffrance, confie Dem. Sa mère et moi sommes allés lui acheter un uniforme de fille le lendemain.” Des parents comme ceux-là sont une espèce rare. La plupart n’acceptent pas que leur fils soit transsexuel. Quand leurs efforts de persuasion échouent, certains recourent à la menace, voire à la violence. D’autres font appel à la psychiatrie ou à la religion. Les parents de Pipop Thanajindawong, 15 ans, par exemple, ont envoyé leur fils se faire “rééduquer” dans un temple bouddhiste, rapportait [en juillet dernier] une dépêche de l’AFP. Quand j’ai entendu cette histoire, les bras m’en sont tombés. Ces moines qui assènent aux ladyboys qu’ils ne sont pas normaux non seulement ont tort, mais vont à l’encontre des enseignements bouddhiques. Le bouddhisme n’enseigne pas aux gens à se détester. Il enseigne l’acceptation objective de la réalité, l’impermanence et la fausseté de l’idée du soi. Il est donc inutile de se focaliser sur les novices katoey [terme thaï regroupant de façon large et imprécise les homosexuels, les travestis et les transsexuels]. Ce n’est d’ailleurs pas la question. Pourquoi ne pas s’intéresser plutôt aux moines pédophiles qui abusent des novices ? Outre que leurs jeunes victimes sont traumatisées pour le reste de leur vie, nombre d’entre elles sont incitées à jouer le rôle de la fille et finissent par devenir ladyboys. Dem, mon ami photographe, a choisi ce qui est bien pour son fils. “J’ai choisi son bonheur. Résultat, nous restons une famille aimante et très soudée. Pour moi, c’est tout ce qui compte.” Sanitsuda Ekachai



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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

France Cinéma

Le Havre tel que l’a filmé Aki Kaurismäki Un journaliste finlandais s’est rendu au Havre pour vérifier si la ville filmée par Kaurismäki existait toujours. Verdict : oui, mais plus pour très longtemps. Helsingin Sanomat (extraits)

out est en béton, les immeubles, les palissades, tout. Le manège au loin est recouvert d’une bâche de la même couleur grise que le ciel. Le vent vous saisit jusqu’aux os. C’est probablement sur le boulevard de la Plage qu’on peut sentir le mieux l’automne havrais. Le film d’Aki Kaurismäki raconte l’histoire de Marcel Marx [incarné par André Wilms], un cireur de chaussures au grand cœur qui s’est mis en tête d’aider Idrissa [Blondin Miguel], un petit garçon africain arrivé au Havre dans un conteneur, à rejoindre sa famille installée à Londres. Marcel arrivera au bout de sa mission grâce à l’amitié et à la solidarité de ses compagnons. Dans le film, Le Havre apparaît comme une vieille ville portuaire française à l’environnement à la fois dur et chaleureux ; où les vieilles maisons en briques rouges sont autant de refuges. Cette facette du Havre n’apparaît pas au premier coup d’œil. Le personnage principal, Marcel, travaille à la gare où, en réalité, on ne rencontre plus aucun cireur de chaussures. Pour retrouver la ville telle que l’a filmée Kaurismäki, il faut aller plus loin. C’est dans une rue un peu sombre que l’on découvre l’endroit où l’épicier vend un

T

“Auparavant, il y avait 40 bateaux, aujourd’hui il n’en reste que 20” ananas au commissaire Monet [Jean-Pierre Darroussin] et où Yvette tient une boulangerie. Là, on devine une ancienne vidéothèque et, juste à côté, la vieille enseigne d’un garage. Tous ces bâtiments sont aujourd’hui en état de délabrement. Ce quartier [quartier Saint-François] n’est qu’à quelques encablures du port de pêche, d’où nous arrivent les embruns de la mer. C’est dans ce même port que Marcel se promène, déjeune et organise avec un pêcheur le voyage d’Idrissa vers Londres. Les cris du marché aux poissons installé sur le port parviennent jusqu’ici. JeanChristophe Garcia, poissonnier de son état, se penche sur le comptoir pendant que Roxanne, sa femme, sert les clients. “Comptez dix ans à partir de maintenant et il n’y aura plus de pêcheurs. Auparavant, il y

avait 40 bateaux ; aujourd’hui, il n’en reste que 20”, explique Garcia dans un soupir. Ici, les pêcheurs considèrent que le film de Kaurismäki est plutôt réaliste. Il est déjà arrivé qu’on trouve des clandestins cachés à l’intérieur des énormes conteneurs stockés dans le port. Il y a quelques semaines, des migrants ont même essayé de voler un bateau de pêche pour se rendre en Angleterre, racontent les poissonniers. Atteindre le Royaume-Uni est l’objectif de tous. Nous

voici dans le quartier des docks, où sont situées l’épicerie et la boulangerie du film. On s’engouffre dans un restaurant confortable : Les Grands Bassins [une véritable institution havraise, l’une des plus vieilles brasseries de la ville]. Le serveur apporte un plat de poisson enrobé de crème, nous souhaite bon appétit et s’excuse pour son mauvais anglais. Comparés aux autres villes françaises, les gens du Havre paraissent inhabituellement humbles. Le café-

hôtel mitoyen du restaurant est fermé et en très mauvais état : c’est là qu’a été planté le décor du bar préféré de Marcel. Le propriétaire du restaurant, Gilles Mesas, accueille les habitués et s’installe à une table. “L’équipe de Kaurismäki s’est installée à cette même table avant, pendant et après le tournage du film”, raconte Mesas. Il est allé voir le film la veille. “C’est une histoire touchante. Aki a compris ce que nous ressentions et il rend un bel hommage à la ville. Le film est sincère.” Mesas pointe le doigt vers l’autre côté de la rue. “Il y a quelques années, il y avait ici un entrepôt où les migrants illégaux venaient se cacher. Les vieilles femmes leur apportaient du pain et du fromage et nous aussi, on apportait souvent quelque chose du restaurant.” Mesas est d’origine espagnole. La légende du rock [havrais] qui se produit dans le film, Little Bob, a quant à lui des origines italiennes. Ici, le mot immigration a du sens. Un peu plus loin, adossé au rebord de la fenêtre du cinéma Studio, un homme d’âge moyen est assis, un verre de vin rouge à la main et une cigarette pendue aux lèvres. C’est Kaurismäki. Le réalisateur est venu fêter l’avant-première de son film [le 21 septembre]. Au début du projet, il n’était pas certain que le film serait situé au Havre. “A vrai dire, j’étais sur le point de partir quand on a décidé de faire le tour de ces

MALLA HUKKANEN

Marcel Marx (André Wilms), le commissaire Monet (Jean-Pierre Darroussin) et Idrissa (Blondin Miguel).


Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011 Biographie Réalisateur et scénariste

finlandais, Aki Kaurismäki, 54 ans, a tourné son premier long-métrage en 1983, signant une adaptation remarquée de Crime et Châtiment,

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passé, récompensé en 2002 au Festival de Cannes, que Kaurismäki s’est fait connaître du grand public. Son dernier film, Le Havre sort en France le 21 décembre.

Entretien

“J’ai dit merde au réalisme” Interviewé par Peter von Bagh, rédacteur en chef du bimestriel de cinéma Filmihullu et directeur de la cinémathèque finlandaise, Aki Kaurismäki évoque la genèse de son film. Il y a de nombreuses références au cinéma français dans Le Havre. Comment définiriez-vous votre film ? A. K. Je n’ai pensé à aucun courant cinématographique en particulier, j’ai simplement commencé à écrire et c’est devenu une histoire optimiste. Sur le plan artistique, le film est un conte de fée stylistique, ce qui introduit une sorte de confusion. Jusqu’au dernier moment, je me suis demandé si cela fonctionnerait. Dans le film, les images ne sont pas travaillées pour être séduisantes, ce serait en contradiction avec le message. Je voulais mettre en avant les individus. En temps de crise, les traits de personnalité les plus nobles comme les plus ignobles se révèlent. Quand tout est perdu, les gens font preuve

de solidarité et d’abnégation. Dans le film, j’ai fait exprès d’exagérer les plus grandes qualités de l’humanité, ces qualités qu’on ne voit plus très souvent de nos jours. Dans votre film, les personnes qui abusent de leur pouvoir n’apparaissent quasiment pas ou sont incarnées par des fonctionnaires maladroits. Pourquoi ? Le préfet de police se résume à une simple voix. Cela me paraissait intéressant de le simplifier comme une sorte de machine, de ne pas le singulariser. Montrer un pouvoir sans visage, c’est plus efficace. Je voulais créer cette atmosphère dans laquelle les représentants de l’autorité semblent être invisibles, littéralement derrière la scène. Il n’y a pas de mauvaises personnes, à part le voisin délateur. Au début, dans mon scénario, j’avais écrit que le conteneur transportant les migrants était sale et qu’une partie des clandestins étaient

morts dans la traversée. Mais je n’ai pas été capable de tourner cela et j’ai décidé de faire le contraire. Je les ai montrés vêtus de leurs plus beaux vêtements, bref, j’ai dit merde au réalisme. Je les ai montrés comme des êtres humains dignes et forts, et non allongés par terre au milieu de leurs excréments, ce qui aurait sans doute été plus proche de la réalité après deux semaines dans un conteneur. Le film suggère qu’il y a dans la Méditerranée plus de cartes d’identité que de poissons. Un grand nombre de personnes jettent leurs papiers dans la mer pour ne pas se faire renvoyer chez eux. D’ailleurs, beaucoup des figurants qui apparaissent brièvement dans le film n’ont pas leur nom au

générique parce que ce sont des clandestins. Vous avez déclaré que Le Havre était le premier volet d’une trilogie. Une fois celle-ci achevée, vous aurez tourné exactement vingt films. Il me faudra peut-être dix ans pour réaliser cette trilogie [qui s’intitulera “la Trilogie des villes portuaires”]. C’est une bonne chose de se fixer des objectifs. Si on parle de trilogie, on ne peut pas se limiter à deux films. Et puisque j’ai déjà fait deux trilogies, il en fallait bien une troisième ! [Il s’agit de la trilogie ouvrière avec Ombres au paradis (1986), Ariel (1988), La fille aux allumettes (1990) et de la trilogie des marginaux composée d’Au loin s’en vont les nuages (1996), L’homme sans passé (2002) et Les lumières du faubourg (2006)]. Est-ce que vous tournerez le prochain volet en France ? Non, le prochain sera tourné en Espagne [en Galice] et le troisième en Allemagne. Filmihullu (extraits) Helsinki

Aki Kaurismäki.

Critique

L’optimisme est un humanisme Le Havre est le meilleur film d’Aki Kaurismäki, selon ce critique finlandais et explique pourquoi. Helsingin Sanomat Helsinki

par le cireur de chaussures, Marcel Marx, une aimable canaille vieillissante interprétée par André Wilms. Il insuffle à son personnage ruse et chaleur tout au long du film. Bien que chaque jour soit difficile, Marcel sait profiter de la vie. On lui offre des verres de vin au bar du quartier

U

n soupçon de Charlie Chaplin, une grande dose d’humanisme à la Jean Renoir, un peu de l’inspiration morale des antihéros de JeanPierre Melville. Avec Le Havre, Aki Kaurismäki affine son style minimaliste, à la fois mélancolique et sarcastique. La magie opère toujours. Grâce aux thèmes qu’il aborde et aux émotions qui s’en dégagent, Le Havre crée un mélange inédit. Kaurismäki présente un film montrant la froideur du monde, mais qui refuse d’abdiquer face à elle. Le Havre diffuse au contraire un message d’optimisme porté

Marcel et Yvette (Evelyne Didi).

et le boulanger n’a pas le cœur d’appeler la police quand le cireur de chaussures vole une baguette. Marcel a une femme aimante, Arletty (Kati Outinen), qui l’attend à la maison. Il ignore encore qu’elle est atteinte d’une grave maladie. Dans l’univers de Kaurismäki, les pauvres ne sont pas des nécessiteux, rien ne leur manque vraiment. Mais Idrissa (Blondin Miguel), un jeune garçon d’origine africaine qui s’est échappé du conteneur où un passeur l’avait installé, est, lui, bien dans le besoin. Recherché par la police, il fait la rencontre de Marcel, et c’est au tour du cireur de chaussures de faire preuve de générosité. Il décide de garder l’enfant à l’abri du mystérieux détective qui le traque. Les habitants du quartier où habite Marcel ne sont pas atteints du même cynisme que les autorités. Le vieil homme et le garçon ne sont pas abandonnés à leur

sort. Kaurismäki se montre critique, mais sait le faire avec tact. Dans Le Havre, le commentaire social apparaît dans certains détails, par exemple quand ce marchand de chaussures traite Marcel de “terroriste”. Cela étant, Kaurismäki ne s’intéresse pas uniquement à la vie des immigrants clandestins. Le courageux Idrissa sort grandi de son expérience, mais le film porte davantage sur les efforts fournis par Marcel. Idrissa est une sorte de symbole qui permet à un groupe d’ouvriers français de se serrer les coudes. Tourner à l’étranger a donné l’occasion à Kaurismäki de hausser son niveau. Le Havre est sans conteste son meilleur film. Après avoir quitté les environs d’Helsinki, qu’il a explorés de long en large, le réalisateur a trouvé un nouveau paysage intemporel qu’il agrémente de détails colorés. Matti Rämö

F. DURAND / GETTY IMAGES / AFP

quartiers.” Ceux où il a finalement installé les décors de son film – une épicerie, une boulangerie et un bar. “Le quartier de Marcel était menacé de destruction pendant le tournage. Il nous a presque fallu retenir les bulldozers”, explique le réalisateur. On le croit. Après un petit tour en voiture, nous arrivons dans le quartier populaire de l’impasse Réal, déjà en partie démoli. C’est là que, dans le film, habitent le personnage de Marcel, sa femme Arletty et son chien Laika. “Les maisons ont été démolies juste après le film”, raconte un proche voisin. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Le Havre a été massivement bombardé. L’architecte Auguste Perret a reconstruit un centre-ville moderne à angle droit, et pendant longtemps, la ville est restée synonyme de morosité, l’on n’y trouve que de la pierre. L’équivalent en France de Liverpool [au Royaume-Uni] ou de Pori [en Finlande]. Mais la ville a acquis, en 2005, un nouveau statut avec l’inscription au Patrimoine mondial de l’Unesco des constructions de Perret. Aujourd’hui, Le Havre est tourné vers l’avenir, de nouveaux bureaux et appartements poussent un peu partout dans la ville. L’entrepôt où les grand-mères havraises et Mesas apportaient du pain aux immigrés est aujourd’hui le siège d’une entreprise d’informatique. A deux ou trois années près, le film de Kaurismäki n’aurait pas pu être tourné au Havre. Lors d’une soirée organisée pour l’avant-première du film, on a croisé un petit homme aux cheveux gris, vêtu d’une veste en cuir : Little Bob. Tard dans la soirée, pendant que tout le monde dansait encore, Little Bob s’est penché vers nous. “Vous savez quoi ? Avant, tout le monde détestait Le Havre. Maintenant, tout le monde l’aime.” Janne Toivonen

de Dostoïevski. En 1989, sa comédie loufoque Leningrad Cowboys Go America est son premier film remarqué à l’étranger. Puis, c’est grâce au succès de L’Homme sans


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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

Europe

Scoop. Le 12 décembre, le milliardaire Mikhaïl Prokhorov, éphémère leader du parti ultralibéral Cause de droite (démis avant les législatives), a annoncé sa candidature à la présidentielle russe de mars 2012. “Mon électorat,

c’est la classe moyenne au sens le plus large”, a-t-il déclaré au quotidien Moskovskié Novosti. “Une candidature qui va donner un peu de suspense au scrutin… si elle est enregistrée”, à en croire le titre.

Russie

Le réveil de la conscience civique Alors que de nouvelles manifestations sont prévues, les protestataires, qui dénoncent les fraudes électorales, indiquent fermement au pouvoir qu’il devra désormais compter avec eux.

la plupart, les gens ne sont pas venus défiler derrière un drapeau, et les discours des chefs de l’opposition n’étaient pas non plus centrés sur la politique. Dominait l’impression que les manifestants exprimaient un sentiment retrouvé de dignité, sans lien avec un parti ou un programme. Une solidarité purement citoyenne. Les estimations du nombre des manifestants de la place Bolotnaïa, à Moscou, qui varient du simple au quadruple [de 25 000 à 100 000], ne doivent pas semer le trouble. Après tant d’années d’apathie, un rassemblement de plusieurs dizaines de milliers de personnes, c’est déjà gigantesque. Il faut rendre hommage à la police et aux dirigeants du pays : qu’ils aient eu peur ou qu’ils aient compris que la

répression ne mènerait à rien, les rassemblements, ayant été autorisés, n’ont pas fait l’objet de charges de la part des forces de l’ordre. Cela a de quoi rendre optimiste, et montre que les fables sur les hordes de sauvages prêts à dévaster les paisibles cités ne sont que de la propagande. Si l’on est prêt de part et d’autre à agir dans le calme, tout se passera bien. N’oublions pas non plus de saluer l’opposition, qui a réussi à s’entendre pour appeler au rassemblement de la place Bolotnaïa. Compte tenu de son lourd passif, entre éternelles dissensions et batailles d’ego, ce n’est pas un mince exploit. Mais, comme l’histoire ne fait que commencer, c’est aussi un défi à relever. Les partis d’opposition ne doivent pas interpréter les événements du 10 décembre comme une revanche électorale, car le mérite ne leur en revient pas. Ce qui se profile maintenant, ce n’est pas simplement la difficile bataille du changement des règles du jeu électoral législatif ; c’est un travail visant à changer la nature de ces règles avant la présidentielle de mars. Mais l’enjeu présidentiel est beaucoup plus important. Il est indispensable, par exemple, d’assurer un système de surveillance du scrutin totalement différent, que les électeurs puissent avoir un vrai choix parmi différents candidats, et non un “lot tout prêt” où l’on vote pour “le moins mauvais”. Les “nouveaux citoyens” pourraient obtenir tout cela, à condition de conserver la fermeté, le calme et la solidarité civique dont ils ont fait preuve samedi. Pour l’instant, la modération peut l’emporter, si le pouvoir accepte de faire des concessions.

d’une aide publique dans une phase initiale, mais les consommateurs ne doivent pas en pâtir. Or l’électricité est aujourd’hui plus chère au Danemark que dans toute l’Europe, et les deux tiers de son prix consistent en taxes. A en croire le gouvernement, ces taxes devraient encore augmenter d’au moins 1 700 couronnes [près de 230 euros] par ménage au cours des prochaines années. L’Etat aggrave donc encore un peu plus la pression fiscale subie par les Danois depuis les élections et ce n’est pas fini, puisque la coalition entre sociauxdémocrates, socialistes et sociaux-libéraux souhaite de toutes ses forces consolider le record mondial de ponction fiscale détenu par le Danemark. Le gouvernement estime en effet que ces efforts permettront au pays de diminuer ses émissions de gaz

à effet de serre. L’intention est certes louable, mais il se trouve que ces émissions ne représentent pas plus de 1‰ des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Il est aberrant d’imposer encore un cauchemar fiscal aux Danois simplement pour que le ministre du Climat et de l’Energie puisse faire bonne figure dans les sommets climatiques. Il est évident que les grandes économies du monde ne diminueront leurs émissions de gaz à effet de serre qu’à leur propre rythme. Dans ces circonstances, le Danemark ferait bien de se concentrer sur une réduction des émissions dans les conditions du marché, sans que les citoyens et l’industrie aient à subir encore un massacre fiscal. N’importe qui peut le comprendre – sauf le gouvernement. Torunn Amiel

Gazeta.ru Moscou

es manifestations [du 10 dé cembre] ont marqué la fin du contrat tacite passé entre le pouvoir et la société il y a plus d’une décennie [à l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir]. Ce contrat – la stabilité en échange de la monopolisation du pouvoir – a expiré en grande partie à cause de la crise économique, mais aussi à cause des agissements du pouvoir lui-même. A chaque occasion celui-ci s’est obstiné à faire valoir son droit inaliénable à rester en place et à conserver un contrôle quasi total sur la vie politique. Cela a fonctionné grâce à la fois à une conjoncture [économique] favorable et au faible développement de la société civile. Longtemps les électeurs ont fermé les yeux sur les fraudes, et les manifestations sont restées le fait de groupes marginaux. Ce chapitre est désormais clos. Les événements du 10 décembre ont mis en lumière la rapide progression de la conscience civique de la population de Russie. Bien que fortes et directes, sans complaisance ni soupçon de sympathie envers le pouvoir, les revendications ne constituaient pas un appel à la révolution, mais une demande de transformation de l’ordre existant adressée

L

Dessin de Chappatte paru dans Le Temps, Genève. au pouvoir. Ce dernier ne devrait pas laisser passer cette chance. Il a en tout cas fait savoir, par la bouche d’un cadre de Russie unie, que la protestation avait été entendue, ce qui constitue un progrès par rapport à la rengaine habituelle sur l’implication du département d’Etat américain ou au déni pur et simple des problèmes existants. Prenons-en donc acte. Le comportement des dizaines de milliers de manifestants montre que l’heure est grave, qu’ils ne reculeront pas, et que leur sentiment tout neuf de dignité civique ne se dissoudra pas dans les illuminations des fêtes de fin d’année. Malgré de nombreux signes extérieurs d’appartenance politique, la protestation ne saurait être qualifiée de politique. Pour

Danemark

Marre des taxes carbone ! A l’avant-garde de la lutte contre le réchauffement climatique, le pays vise 100 % d’énergies renouvelables en 2050. Mais cela s’accompagne d’une énorme pression fiscale, s’insurge le quotidien libéral. Jyllands-Posten Copenhague

u Danemark, les énergies renouvelables servent malheureusement de prétexte pour accentuer la pression fiscale, que la politique énergétique du gouvernement ne fera qu’aggraver. C’est la tragédie de notre pays. Les Danois ont généralement bien accueilli les mesures en faveur de l’environnement et du climat. Mais leur bonne

A

volonté a été exploitée au plus haut point. Par exemple, les éoliennes, censées faire la transition vers des énergies plus douces, ont trop souvent été installées sur des sites où elles provoquent un maximum de nuisances pour les habitants des environs. Et, si par malheur ceux-ci se permettent de protester, ils sont montrés du doigt et taxés de manque de civisme par les autorités. Ceux qui sont favorables aux éoliennes habitent le plus souvent en ville, bien loin du bruit incessant, presque insupportable, de ces moulins géants. L’énergie éolienne, pas plus que les autres énergies renouvelables, ne peut être compétitive dans une économie de marché. Sans aide directe ou indirecte de l’Etat, il n’y aurait pas d’investissement dans les énergies renouvelables. On peut en toute objectivité argumenter en faveur



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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011 Plaintes Antonio Barroso (ci-contre)

Europe

est le fondateur de l’Association nationale des victimes d’adoptions illégales (Anadir). Vendu par une religieuse pour 200 000 pesetas [équivalent actuel de 2 400 euros]

il y a quarante ans, il a été le premier en Espagne à déposer une plainte, qui fut classée à trois reprises. Selon l’Anadir, 300 000 adoptions illégales pourraient avoir eu lieu entre les années 1940 et 1990.

Espagne

Bébés volés, quarante ans de scandale Voici l’histoire de réseaux qui pendant des années se sont livrés à un épouvantable trafic d’enfants. Où et comment ? Pour combien ? Pour quelles raisons ? El País (extraits) Madrid

ARCHIVES FAMILIALES/EL PAÍS

D

es nouveau-nés arrachés à leur mère : dans les prisons franquistes, ce fut jusqu’en 1950 une méthode de répression parmi d’autres. Puis, pendant les quarante années suivantes, les vols ou appropriations d’enfants se sont poursuivis, avec des variantes plus subtiles, dans des cliniques ou des orphelinats le plus souvent gérés par des institutions religieuses. Les mères n’étaient plus des prisonnières, des “rouges” ou des épouses de rouges, mais des femmes en chemise de nuit qui, intimidées par un médecin, accablées de douleur en apprenant qu’elles avaient perdu leur bébé, regrettent aujourd’hui de n’avoir pas insisté pour qu’on leur montre son cadavre. C’étaient en général des mères célibataires, très jeunes, sans ressources, incapables de réagir face à la pression des médecins, des religieuses ou des fonctionnaires. Dans bien des cas, des femmes furent contraintes de livrer leur enfant à l’adoption via des réseaux illégaux, échappant à tout contrôle officiel. “Il y avait un véritable marché de l’adoption, avec une demande très forte, et beaucoup de gens pour mettre en place un système afin de satisfaire cette demande”, explique le sociologue Francisco González de Tena, qui enquête depuis des années auprès des victimes. Ces cinq dernières années, nombre de ces “enfants trouvés”, devenus adultes, se sont organisés sur Internet et ont créé un mouvement qui a déferlé comme un tsunami et obligé le Parquet général à réagir. Ils ont entrepris de pénibles démarches pour retrouver leur mère biologique. “Nous sommes comme des arbres sans racines, comme amputés”, confie María. Cette jeune femme a été donnée en adoption dès sa naissance à la clinique San Ramón de Madrid, l’une des principales “usines à bébés”, qui tournait encore il y a une trentaine d’années sous la direction du Dr Eduardo Vela – 77 ans, toujours en exercice. De leur côté, les mères qui avaient à l’époque livré leur enfant à l’adoption ou se les étaient fait arracher ont également commencé à les rechercher. Le mode opératoire était souvent le même : on annonçait à la mère que l’enfant qu’elle venait de mettre au monde était mort, et on l’empêchait de voir le corps du

Helena et Encarna García dans les années 1960. Ces deux sœurs de Valladolid cherchent aujourd’hui deux jumelles que leur mère a eues en 1959 et qui ont été déclarées mortes à la naissance. Elles ont pu prouver que tout était faux dans ces décès : registres, signatures et enterrement “dans une fosse commune”.


GRACI CORDERO/EL PAÍS

Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

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Plus de 300 plaintes se sont soldées par des non-lieux, en raison de la prescription des délits. Près de 1 500 cas sont encore entre les mains de la justice, et ce chiffre est en constante augmentation.

Témoignage bébé, sous prétexte de lui épargner un traumatisme inutile. En entendant, bien des années plus tard, les témoignages d’autres femmes, les mères ont commencé à s’interroger : leur bébé était-il vraiment mort à la naissance ou le leur avait-on enlevé ? Elles se sont alors précipitées dans les cimetières et nombre d’entre elles se sont rendu compte que le décès de leur enfant n’était inscrit dans aucun registre, ce qui indique que le réseau d’adoptions illégales bénéficiait sans doute de complicités au sein même des services funéraires et de l’état civil. L’expérience d’une femme de Barcelone qui a retrouvé la fille qu’elle avait mise au monde il y a quarante ans n’a fait que confirmer ces soupçons. Alors qu’on lui avait assuré que la petite était mort-née, les tests ADN ont mis au jour ce terrible mensonge : elle avait en réalité été livrée à l’adoption.

Victimes : des jeunes femmes célibataires et sans ressources “J’ai accouché d’une petite fille le 5 février 1981 à la clinique San Ramón, raconte la poétesse Elsa López. On m’a tout de suite dit qu’elle était en très mauvaise santé, qu’elle avait des malformations, et on m’a donné un paquet qui ressemblait à un suaire. Le bébé était glacé ! Par la suite, on m’a dit qu’elle était morte et que je n’avais aucune raison de m’inquiéter, car elle avait été baptisée et était désormais un petit ange du Seigneur.” Il a fallu plusieurs années à Elsa pour comprendre que la clinique San Ramón conservait un cadavre de bébé au congélateur et elle est presque certaine que c’est ce cadavre qu’elle a tenu entre ses bras. Depuis, elle est convaincue qu’on lui a volé sa fille. Il arrivait aussi que les religieuses fassent taire les jeunes mères en leur disant qu’elles avaient confié le bébé à quelqu’un avec qui il serait “beaucoup mieux” qu’avec elles. La répartition des tâches était très bien organisée : il y avait des rabatteurs de parents et des rabatteurs d’enfants. Les

femmes enceintes étaient conduites tantôt dans ce que Francisco González de Tena appelle des “appartements dortoirs”, tantôt dans des institutions religieuses, où elles accouchaient. Beaucoup furent contraintes de donner leur enfant sans pouvoir revenir sur leur décision (alors que la loi leur garantissait un délai de rétractation). L’une d’entre elles, prise de remords, s’est battue en vain pendant des années pour tenter de récupérer son enfant, se heurtant systématiquement à un mur impénétrable de parents adoptifs riches et puissants, conseillés par de bons avocats. Selon Enrique Vila, avocat de l’Association nationale des victimes d’adoptions illégales (Anadir), pour obtenir un enfant, il fallait compter entre 50 000 et 1 million de pesetas (6 000 à 120 000 euros). Les demandeurs pouvaient choisir une fille ou un garçon. Dans leurs orphelinats, les religieuses organisaient des présentations de bébés des deux sexes, pour permettre aux parents en mal d’enfant de les étudier sous toutes les coutures (cheveux, denture, croissance osseuse) avant de faire leur choix. Jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi, en 1970, ces parents adoptifs avaient le droit d’enregistrer les enfants à l’état civil comme les leurs, ce qui revenait à éliminer d’un trait de plume la mère biologique et à garantir la légitimité à la mère adoptive, qui figurait dès lors dans tous les documents comme celle qui avait porté le bébé. Ce sont les fameux “enfants appropriés”. Nombre d’adoptions réalisées dans ce cadre furent chapeautées par des intermédiaires liés à l’Association espagnole pour la protection de l’adoption, organisme fondé en 1969 par Gregorio Guijarro Contreras, père adoptif de deux jumelles et ancien juge de la Cour suprême, avec l’appui du Conseil supérieur de la protection des mineurs et la branche espagnole de l’association [religieuse] Caritas. “Notre association”, déclarait l’ancien magistrat à El País en 1979, “considère l’adoption comme une ultime solution sociale lorsque les mécanismes d’encadrement de l’enfant dans son milieu familial d’origine ont échoué.” Jesús Duva et Natalia Junquera

“J’ai appris que j’étais morte” L’une des rares victimes qui a réussi à retrouver sa mère biologique raconte son combat. El País (extraits) Madrid

’est en Catalogne que, trentesept ans après sa naissance, une femme a retrouvé sa mère, à qui on avait assuré que son enfant était mort à la naissance. Deux tests ADN ont confirmé le lien de filiation biologique. Toutes deux ont souhaité garder l’anonymat, ne voulant pas donner trop d’indices sur les responsables de leur séparation dans le cadre de l’enquête en cours et parce que toute leur famille n’est pas encore au courant de ce qui s’est passé. Elles ont néanmoins accepté de nous livrer la primeur de leur histoire. “Mes parents adoptifs m’ont toujours dit que j’avais été adoptée et que, le jour où je souhaiterais connaître mes origines, ils m’aideraient à les rechercher, raconte María*. Mon père adoptif disait que derrière une adoption simple il y avait toujours quelqu’un qui avait souffert. Ainsi, quand j’ai eu 20 ans, ils m’ont accompagnée à l’état civil pour demander les papiers relatifs à mon adoption. Et là, à ma grande surprise, j’ai trouvé dans l’enveloppe du supposé renoncement de ma mère biologique un certificat de décès à mon nom. Nous avons pensé qu’il s’agissait d’une erreur et, pendant des années, je n’ai pas osé appeler ma mère biologique, dont on m’avait donné les coordonnées. Jusqu’au jour où je me suis décidée. Ma mère a très mal réagi. Elle a hurlé : ‘Mais qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Si c’est une plaisanterie, elle

C

Les parents adoptifs avaient payé l’équivalent de 7 200 euros

est de très mauvais goût ! J’ai eu un enfant dans cet hôpital à cette date, mais c’était un garçon. Et il est mort !’” La vérité rouvre parfois les blessures causées par le mensonge : on lui avait dit qu’elle avait mis au monde un garçon mort-né, elle l’avait cru pendant trente-sept ans. Elle n’avait que 20 ans à l’époque et elle avait quitté l’hôpital sans le moindre papier. Elle était célibataire. Malgré son incrédulité, l’appel de sa fille avait éveillé chez Teresa* d’insupportables doutes et elle reprit contact avec elle. “Quelques jours plus tard, elle m’a appelée pour voir les papiers que j’avais récupérés, reprend María. Nous nous sommes rencontrées. En fait, elle avait une autre fille, de deux ans plus jeune que moi. Nous nous ressemblions comme deux gouttes d’eau. Ma mère m’a assuré qu’elle n’avait jamais signé de papiers pour m’abandonner. Nous avons demandé une analyse graphologique dans le cadre de l’enquête.” Au début, ni l’une ni l’autre ne comprenait ce qui s’était passé, car à l’époque on ne parlait pas encore des enfants volés. “Nous sommes passées par toutes les phases : déni, tristesse, colère, poursuit María. Nous avons refait les tests ADN dans deux laboratoires différents car ma mère refusait d’admettre les résultats. Ça a surtout été difficile pour elle. Pour moi, ça n’a pas été trop dur car j’avais des parents formidables, mais ma mère a beaucoup souffert de toutes ces années où elle ignorait que j’étais en vie. Elle a perdu trente-sept années de la vie de sa fille.” Teresa n’a pas pu rencontrer les parents adoptifs qui avaient élevé sa fille car ils sont morts depuis quelques années. “Ils avaient payé plus de 600 000 pesetas [l’équivalent de 7 200 euros actuels], mais comme ils les avaient versées à un notaire, ils n’ont pas imaginé une seconde qu’il pouvait y avoir quelque chose de louche derrière tout cela”, conclut María. Natalia Junquera et Jesús Duvera * Les prénoms ont été modifiés.


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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

Europe Royaume-Uni

A Londres, prendre le métro est devenu un luxe Selon une enquête, les bas revenus ne peuvent plus se payer tickets ni abonnements. Ils s’entassent donc dans les bus, moins chers mais moins pratiques.

ville. Ils s’entassent donc dans les bus, d’utilisation beaucoup plus problématique. Prenons Elena, par exemple. Cette femme de ménage colombienne travaille pour 6,08 livres [7,09 euros] l’heure. Elle cumule deux emplois à temps partiel. Comme elle n’a pas accès au métro ni au train, elle doit quitter sa maison du nord de Londres à 5 heures du matin. Avec une foule d’autres travailleurs au salaire minimum, elle prend une longue série de bus avant même le lever du jour. Comme elle doit se rendre d’un emploi à l’autre, elle passe près de cinq heures par jour dans les transports pour six heures de travail. Elena paie sa carte mensuelle de bus 68,40 livres [80 euros]. Si elle devait prendre une carte bus-métro, cela lui coûterait 106 livres [123 euros], soit environ le cinquième de son salaire mensuel net. Le maire de Londres, Boris Johnson, ne semble pas voir où est le problème. Depuis son élection [en 2008], le prix d’une carte bus-métro hebdomadaire 4 zones a augmenté de 23 %.

New Statesman (extraits) Londres

a prochaine fois que vous prendrez le métro à Londres, regardez autour de vous. Si vous trouvez qu’il y a de plus en plus de cadres supérieurs blancs, vous ne vous trompez pas. Selon les derniers chiffres de Transport for London [TfL : régie des transports en commun de Londres], descendre les escalators du métro revient à gravir une marche dans l’échelle sociale. D’après cette étude, la fracture sociale s’agrandit dans notre ville. Tandis que les plus riches se rendent rapidement à leur travail en métro, les plus pauvres et les membres des minorités ethniques sont contraints de prendre le bus. Et la situation empire : en 2003, les Londoniens à bas revenus représentaient 28 % des usagers du métro. En 2009, ce chiffre est descendu à 22 % – contre 37 % des usagers du bus.

L

Enquête suspendue

4,6 euros le ticket Il est difficile de ne pas faire le lien avec le prix des billets (un aller simple en métro en zone 1 coûte désormais 4 livres [4,60 euros]). Fin novembre, j’ai rencontré des agents de nettoyage et des serveurs de restaurant qui n’ont plus les moyens de prendre le métro dans leur

Dessin de David Simonds paru dans The Economist, Londres.

Le fait d’être obligé de prendre le bus cause également de gros problèmes aux familles. Alberto, lui aussi agent de nettoyage, nous raconte que sa fille et sa femme doivent partir de la maison à 5 heures du matin. Sa fille attend que l’école ouvre en lisant sur le lieu de travail de sa mère et y arrive toujours fatiguée. Pendant ce temps, Alberto effectue son angoissant trajet dans Londres. S’il rate l’un de ses bus ou s’endort, il risque d’être licencié. “Le prix des transports s’en-

Cher péage Si voyager en métro à Londres est de plus en plus coûteux, circuler dans la ville l’est aussi. Le péage urbain de Londres (London Congestion Charge), institué en 2003, taxe les voitures – à l’exception des ambulances, taxis et camions de pompiers – qui entrent et circulent dans le centre-ville de 7 heures à 18 heures du lundi au vendredi, sur une zone de 21 km2 délimitée par le périphérique. Le forfait pour la journée s’élève 9,50 euros.

vole, mais le salaire n’augmente jamais, constate-t-il. Il faut se battre pour avoir une augmentation. La situation empire toujours davantage.” Les conséquences sont également économiques. Si les transports sont le poumon de l’économie londonienne, on sait aussi que certains travailleurs comme Elena refusent des emplois parce que le trajet leur coûterait trop cher. Ce métro sélectif était déjà visible à l’époque où Ken Livingstone était maire [2000-2008], mais ce n’est que maintenant que celui-ci réfléchit à des mesures pour endiguer la tendance. S’il est à nouveau élu en 2012, il promet d’abaisser les tarifs de 5 % et de les geler jusqu’en 2013. Quant à l’actuel maire de Londres, Boris Johnson, on ignore les conséquences que sa réélection pourrait avoir. Sous son mandat, TfL a suspendu l’enquête sur les usagers du métro jusqu’à nouvel ordre : une mesure qui permet de faire des économies… et d’étouffer les mauvaises nouvelles. Rowenna Davis

Italie

Petits arrangements familiaux à la RAI La chaîne publique italienne vit toujours à l’heure du népotisme. Le vice-directeur général a intronisé sa femme, sa belle-sœur, sa nièce et même la nounou. Il Fatto quotidiano (extraits) Rome

la veille du dénouement de “l’affaire TG1” [du nom du journal télévisé dont le présentateur vedette, Augusto Minzolini, proche de Silvio Berlusconi, vient d’être accusé de détournement de deniers publics], le groupe audiovisuel public Radio audizioni italiane (RAI) mesure à quel point, depuis des années, la politique pèse sur le budget de la chaîne. Il est de

A

notoriété publique qu’Augusto Minzolini restera au sein du groupe malgré sa “destitution” du trône du JT, endossant des fonctions de direction. La RAI va donc continuer à se coltiner Minzolini jusqu’à sa retraite, à raison de 550 000 euros annuels en salaire plus les avantages. Mais le direttorissimo, comme l’appelle depuis toujours Silvio Berlusconi, n’est finalement que la partie visible de l’iceberg. Depuis bien des années, les hommes du Cavaliere pèsent très lourdement sur les comptes de l’entreprise publique. A commencer par l’un deux, Gianfranco Comanducci, actuel vice-directeur général, responsable des achats et du développement commercial. Malgré l’imminence de son départ en retraite, il devrait être nommé conseiller auprès du conseil d’administration de la RAI. Or Comanducci a non seulement placé les

protégés de Berlusconi dans l’entreprise, mais il a aussi pris soin de se mettre luimême à l’abri, sans oublier ses proches : de sa femme jusqu’à la nounou de sa fille. Ce petit monde constitue une véritable “dynastie RAI” qui s’est petit à petit installée sans que quiconque crie au scandale au sein du groupe. Dans la famille Comanducci, je demande donc l’épouse, Anna Maria Callini, embauchée à un poste de direction en dépit des réserves émises par le directeur général de l’époque. Il y a aussi la belle-sœur (Ida Callini, sœur de la précédente), promue aux ressources humaines, et le beau-frère (Claudio Callini), recruté comme technicien et propulsé en un rien de temps au rang de journaliste de plein droit. On arrive ensuite à la nièce (fille de la sœur) : afin de contourner la loi de la RAI qui interdit d’embaucher les enfants des

employés, elle a été recrutée au sein de la régie publicitaire Sipra. Cerise sur le gâteau, c’est aussi à Sipra que se trouve la recrue la plus spectaculaire, une certaine Barbara Palmieri, parachutée à un poste à responsabilités avec comme seule qualification le fait d’avoir été la nounou de la fille chérie. Mieux : peu avant le départ de son ami Flavio Cattaneo [directeur général du groupe entre 2003 et 2005], Comanducci a fait tout son possible pour “blinder” (économiquement) les postes de ses proches. Ces dernières années, la RAI a ainsi déboursé des sommes astronomiques pour financer un véritable mandarinat purement politique. Minzolini n’est donc que le dernier d’une longue série. Comme les autres, il restera à la RAI jusqu’à la retraite. A moins que ce ne soit la RAI qui ferme ses portes avant. Sara Nicoli



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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011 A la une “L’audace de Gingrich”, titre

Amériques

Newsweek, qui s’étonne du retour en grâce du candidat républicain, dont le mandat à la tête de la Chambre des représentants de 1995 à 1999 a été émaillé de scandales.

Etats-Unis

Insubmersible Newt Gingrich L’ex-président de la Chambre des représentants est une figure controversée. Mais, dans la course à l’investiture républicaine, il détient un atout de taille, son ancienneté.

respect à contrecœur, et quelqu’un qui s’accroche assez longtemps – se relevant après la défaite, faisant front dans la tempête – finit par avoir les gens à l’usure.

Irascible et arrogant

The New York Times (extraits) New York

u rythme où va la course à l’investiture républicaine, on peut se demander quand Newt Gingrich va se trouver à bout de souffle. Nombreux sont cependant ceux qui pensent que le calendrier joue en sa faveur. Les caucus de l’Iowa, où les derniers sondages le placent en tête, auront lieu dans moins d’un mois [le 3 janvier 2012]. D’ici là, les électeurs auront la tête ailleurs, trop occupés par les fêtes de Noël pour que sa candidature passe par le cycle amour-désamour. Sa popularité va donc se maintenir. Gingrich devrait tenir la distance et continuer de donner des sueurs froides à son rival, l’ancien gouverneur du Massachusetts Mitt Romney. Pourtant, je ne pense pas que le timing soit le seul, ni même le principal facteur à l’œuvre pour expliquer sa percée. Un autre facteur, plus décisif, entre en jeu.

La nouvelle coqueluche Contrairement aux autres candidats qui, avant lui, se sont envolés dans les sondages avant de s’effondrer, l’ancien président de la Chambre des représentants de 1995 à 1999 n’est pas un inconnu devenu soudainement la coqueluche du public, dont la vraie personnalité n’est pas encore révélée et dont les démons attendent, tapis dans l’ombre. Bien au contraire. Les démons de Gingrich dansent sur le devant de la scène nationale depuis près de vingt

CAI

A

Dessin de Kal paru dans The Economist, Londres. ans, depuis qu’il est apparu au Congrès, vers le milieu des années 1990, comme l’enfant terrible du Parti républicain. Les électeurs qui se rangent derrière sa bannière l’ont déjà entendu se faire traiter d’hypocrite. C’est pourquoi il n’a pas vu son ascension freinée par les révélations de novembre à propos de son lucratif travail de conseiller occulte de 1999 à 2008 auprès de Freddie Mac, la société de refinancement hypothécaire qu’il critiquait de manière acerbe encore récemment. Ses électeurs le savent présomptueux. Ses rictus dédaigneux et ses monologues dédiés à sa propre gloire n’entament pas leur enthousiasme. D’ici janvier, ses adversaires fouilleront son passé à la recherche de nouvelles

affaires. Ils pourraient bien découvrir quelque chose de suffisamment scandaleux et d’humiliant pour faire la différence. Mais ce ne sera pas la première fois que son passé sera exhumé. Il n’est pas certain qu’il reste encore des éléments compromettants à découvrir, aussi graves que le trou de mémoire du gouverneur du Texas Rick Perry [lors d’un débat télévisé en novembre, celui-ci a été incapable de nommer la troisième agence fédérale qu’il souhaitait supprimer] ou les accusations de harcèlement sexuel à l’encontre de Herman Cain. Les électeurs ont peut-être déjà fait connaissance du pire chez Gingrich. En politique, l’habitude n’engendre pas nécessairement le mépris. Elle suscite parfois un sentiment de résignation et de

C’est dans une certaine mesure ce qui est arrivé avec Richard Nixon. Après avoir perdu l’élection présidentielle de 1960, puis celle au poste de gouverneur de la Californie en 1962, il a déclaré : “Maintenant, vous n’avez plus Nixon pour taper dessus.” Mais, en 1968, il s’est de nouveau porté au-devant des coups et, cette fois, il a gagné la présidentielle. Il devait sa victoire autant à sa ténacité qu’à son caractère retors. Les stratèges républicains, qui n’ont jamais été convaincus que la députée ultraconservatrice du Minnesota Michele Bachmann représentait une menace crédible face à Obama et qui éprouvaient le même scepticisme à l’égard de Cain, voient d’un œil différent la candidature de Gingrich. A leurs yeux, Gingrich a de bonnes chances d’être l’homme qui réduira à néant les ambitions de Romney. Pour les démocrates, ce serait une véritable aubaine. Etre un personnage familier ne suffira pas pour remporter la présidentielle de novembre 2012. Gingrich serait un candidat qui divise encore plus que Romney, dont la fadeur et les hésitations idéologiques pourraient s’avérer utiles. Les électeurs indécis qui sont tentés d’abandonner le président sortant, Barack Obama, peuvent attribuer à Romney toutes les convictions qu’ils veulent. Même si Gingrich s’est livré, lui aussi, à plusieurs contorsions politiques, son image et sa personnalité sont plus marquées. Ce sont celles d’un personnage irascible, agressif, arrogant. Si ces traits de caractère devaient rebuter les électeurs le soutenant aux primaires, nous le saurions déjà. Frank Bruni

Analyse

Une campagne pas très ordinaire Vous trouvez que cette campagne est étrange ? Vous n’avez pas tort. La course à l’investiture républicaine de cette année rompt de cinq façons avec les schémas du passé. Tout d’abord, il s’agit de l’une des batailles pour l’investiture les plus longues à démarrer et les plus changeantes. Lors de la dernière campagne, le candidat républicain John McCain avait déposé sa candidature quelques jours après les élections de mi-mandat de novembre 2006. Mitt Romney

était entré dans la course peu après le nouvel an et, côté démocrate, Barack Obama et Hillary Clinton étaient en lice dès janvier 2007. Cette fois-ci, les candidats ont pris leur temps. Mitt Romney a déposé sa candidature au printemps. Newt Gingrich a fait plusieurs faux départs avant d’officialiser la sienne en mai. Herman Cain a rejoint la course peu après, Michele Bachmann et Jon Huntsman en juin. Enfin, Rick Perry s’est déclaré en août. Deuxième différence : de nombreux républicains

ont envisagé de se présenter avant de renoncer. Parmi eux, on trouve notamment l’exgouverneur de l’Arkansas, Mike Huckabee, l’homme d’affaires Donald Trump, l’ex-gouverneure de l’Alaska, Sarah Palin, et, enfin, le gouverneur du New Jersey, Chris Christie. Avec un président sur la défensive, la bataille pour l’investiture républicaine vaut pourtant la peine d’être menée, mais une bonne partie des cadors du Parti républicain a préféré s’abstenir. Troisième grande distinction : aucun favori ne se détache

vraiment. Si Mitt Romney est considéré comme tel, il est l’un des favoris les moins bien lotis de l’histoire. Depuis le début de la campagne, il reste bloqué à 25 % dans les sondages. La quatrième différence vient de la façon dont les candidats font campagne. A la fin du troisième trimestre 2007, les candidats républicains avaient levé 230 millions de dollars au total. Cette année, ils ont peiné à réunir 85 millions de dollars. Les candidats passent également moins de temps sur le terrain. Ce qui nous amène à la cinquième

grande spécificité : cette année, les républicains sont engagés dans une campagne nationale, qui ne se déroule pas dans l’Iowa [où auront lieu les premiers caucus, le 3 janvier 2012] ni au New Hampshire [qui abritera la première primaire, une semaine plus tard], mais dans les salons du pays tout entier grâce aux débats télévisés retransmis en prime time. Mais le mois de janvier se profile déjà et la course devrait retrouver un peu de normalité. Dan Balz The Washington Post (extraits) Washington



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Amériques Etats-Unis

En Californie, avec les saisonniers du cannabis

Los Angeles Times (extraits) Los Angeles

ans le salon d’une vieille maison en bois non loin du centre de Sebastopol [petite ville située à 80 kilomètres au nord de San Francisco], quelques personnes taillent des plants de la variété du jour : Blue Dream. L’odeur âcre du cannabis prend à la gorge. Les fenêtres sont obstruées par des draps et un sac de couchage. Des néons installés à la va-vite sont accrochés au plafond. Sur un ordinateur portable, Johnny Cash chante The Man Comes Around. Jeremiah, originaire de l’Oregon, préside au bout de la table. Depuis quatre ans, il vient dans le nord de la Californie pour la récolte du cannabis. Il est content d’avoir trouvé ce boulot qui lui rapporte 200 dollars [150 euros] par jour et ne comporte pas trop de risques. “C’est mieux que de travailler dans la forêt sous la garde d’un taré armé d’une kalachnikov”, observe-t-il. Il travaille pour Nicholas, le jeune homme avenant qui supervise l’opération. C’est le “chef de taille”. Il ne porte pas d’arme. Nicholas est un amateur de bonsaïs et il préfère passer des livres audio ou se brancher sur la NPR [radio publique américaine réputée pour le sérieux de ses émissions] pour s’assurer que ses troupes restent concentrées sur leur travail fastidieux. Les membres de son équipe, qui ont entre 22 et 32 ans, ont fait connaissance en arrivant sur place, dans le comté de Sonoma. Certains viennent de loin. Le développement du cannabis à des fins médicinales a attiré de nouveaux producteurs et de nouvelles techniques, donné une visibilité accrue aux producteurs du nord de la Californie (agréés par l’Etat ou complètement hors la loi) et a boosté la demande de main-d’œuvre. Les

D

“clubs des tailleurs de feuilles”, autrefois secrets et réservés à la famille et aux amis, attirent maintenant des adeptes de la contre-culture venus du monde entier. Fin octobre, quand les autorités ont lancé un raid dans une vaste plantation du comté de Humboldt, elles ont arrêté des Espagnols, des Français, des Ukrainiens, des Australiens et des Canadiens. “On voit arriver de plus en plus d’étrangers”, constate Paul Gallegos, procureur du comté de Humboldt, “c’est la nouvelle ruée vers l’or.” Entre septembre et novembre, des saisonniers errent dans les rues des petites villes du nord de la Californie autrefois peuplées de bûcherons avec sous le bras un duvet poussiéreux et un sécateur Fiskars. Ils vont à la rencontre des habitants du coin et des autres voyageurs dans les festivals de musique, les bars et les cafés. Les plus téméraires se tiennent sur le bord de la route avec une pancarte sur laquelle ils ont écrit dans le jargon des initiés : “J’ai un Fiskars, je suis prêt à bosser.” Parfois, producteurs et tailleurs se connectent ouvertement sur le site Internet de petites annonces Craigslist. Les débutants dépourvus de réseau qui répondent à ce genre d’annonces se retrouvent parfois à camper sous la tente au cœur de la forêt, à plusieurs heures de route de toute agglomération, sous la surveillance constante d’un producteur lourdement armé à qui une récolte peut rapporter

“On voit de plus en plus d’étrangers, c’est la nouvelle ruée vers l’or” ou faire perdre gros. Les plus chanceux gagnent le droit de dormir par terre dans une maison louée pour l’occasion – ce qui leur permet de prendre des douches chaudes, d’avoir accès à Internet, d’être en bonne compagnie – et de travailler plus ou moins légalement pour un collectif de patients qui cultivent du cannabis thérapeutique. Les employeurs ont des profils variés – du hippie qui a fait son retour à la

Dessin de Boligán, Mexique. terre au producteur du cru, en passant par des délinquants ou des entrepreneurs socialement responsables qui imposent yoga et régime végétalien aux saisonniers. “J’ai vu des cercles de taille dans des maisons plutôt cossues où l’on servait de bons petits plats et du bon vin”, souligne Jonah Raskin, auteur de l’ouvrage Marijuanaland [au pays du cannabis, non traduit en français]. “Dans d’autres cas, des saisonniers sont déplacés de force la nuit. Ils ne savent pas où ils ont atterri et ne peuvent pas partir.” Les lois californiennes autorisent les collectifs de patients à cultiver de la marijuana, prescrite par un médecin, pour un usage thérapeutique. Le gouvernement fédéral, de son côté, considère comme illégale toute forme de production et d’usage du cannabis. Récemment, dans le cadre d’une campagne nationale de répression, la petite plantation d’un collectif de patients du comté de Mendocino, qui avait pourtant reçu la bénédiction du chef de la police locale, a été détruite. Beaucoup pensent qu’à cause de cette nouvelle vague de répression de nombreux producteurs qui respectent les lois californiennes vont devoir basculer dans l’illégalité. En l’absence de véritable réglementation au sein de l’Etat, difficile de savoir où s’arrête le marché du cannabis thérapeutique et où commence le bon vieux marché illégal. Les producteurs peuvent sans difficulté vendre leurs produits aux deux, les personnes qui récoltent et taillent les plantes travaillent pour les deux secteurs et les consommateurs peuvent s’approvisionner auprès des deux types de fournisseurs. Autour de Noël, juste après la récolte, un surplus de cannabis bon

marché entraîne une forte baisse de la demande dans les dispensaires de la région de San Francisco, car les consommateurs se tournent alors vers le marché noir. Fin novembre, six tailleurs de feuilles, arborant presque tous des dreadlocks, dînent au Sea Thai Bistro, un restaurant chic de Santa Rosa, après une longue journée de travail dans une plantation de Calistoga. Ils empestent le cannabis, dans l’indifférence la plus générale. Ils se sont rencontrés à l’occasion de rassemblements hippies, comme le dernier Rainbow Gathering (qui a eu lieu en Argentine en mars 2011). C’est là que Danielle, une Israélienne de 21 ans, a connu Chris et Ginger, un couple de jeunes Allemands. Danielle s’est ensuite rendue dans le nord de la Californie avec sa sœur et elle a rencontré un producteur dans un bar où elle était venue écouter de la musique. Il lui a offert un travail et elle a convié le couple allemand à venir la retrouver. La production de la plantation de Calistoga est distribuée sur le marché médical et le marché illicite. Elle est vendue à des dispensaires et à un dealer du Kentucky, qui lui rapporte bien plus. Aucun des membres du groupe ne s’en soucie ; ils trouvent que la limite entre les deux secteurs est artificielle. Ils soutiennent tous la légalisation du cannabis, mais certains pensent qu’elle entraînerait la fin de ce travail saisonnier. “On ne serait pas aussi bien payés si c’était légal, explique Chris. Si ça devient légal, je ne reviendrai pas, parce qu’on gagnera 7 dollars de l’heure.” Selon lui, ce n’est pas seulement parce que le prix du cannabis s’effondrera, mais aussi parce que les producteurs rémunèrent autant le travail que la discrétion. “Quand ça sera légal, ils n’auront plus besoin d’engager des personnes de confiance”, conclut-il. Joe Mozingo

Le triangle d’émeraude OREGON

Comté de Humboldt

40° N

Comté de Trinity Comté de Mendocino

Santa Rosa

Sacramento

San Francisco

Sebastopol

NEVADA

Comté de Sonoma

ÉTATS-UNIS CALIFORNIE

35° N

OCÉAN PACIFIQUE 300 km

Los Angeles San Diego

Le “triangle d’émeraude” est la principale région productrice de cannabis aux Etats-Unis.

Courrier international

Chaque automne, des jeunes venus du monde entier viennent participer à la récolte de marijuana dans le nord de l’Etat. Une activité plus ou moins licite.


Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

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Argentine

La crise est passée, les banques osent l’humour L’image des établissements financiers avait été écornée pendant le tsunami économique de 2001. Après dix ans d’ostracisme, les banques investissent dans la publicité, en choisissant de faire rire. Clarín Buenos Aires

ombreux sont ceux qui pensaient que les banques ne se relèveraient jamais de la crise de 2001. Après l’adoption du corralito [mesure prise en décembre 2001 restreignant drastiquement les retraits bancaires, voir ci-dessous], elles ont dû changer de discours publicitaire. Les mots clés “confiance”, “solidité”, “sécurité” en ont été bannis et les établissements ont dû intégrer dans leurs calculs une variable inhabituelle : l’attente des gens. Dix ans plus tard, les banques semblent avoir remonté la pente. Aujourd’hui, elles font rire les Argentins avec des propositions audacieuses. “Ce sont maintenant les clients et non les banques qui ont le pouvoir. Ces dernières années, nous assistons à un retournement de situation : ce n’est plus la banque qui choisit ses clients, mais le client qui choisit sa banque”, affirme Martín Mercado, directeur artistique de l’agence publicitaire Young & Rubicam – sortie grande gagnante des Prix Clarín de la créativité en 2011 grâce à la campagne de Banco Galicia, qui met en scène deux jeunes amoureux se chamaillant au moment de payer. Comme du temps où un soupirant devait faire des cadeaux à sa bien-aimée pour conquérir son cœur, les banques ont dû recourir aux avantages et aux promotions pour obtenir les faveurs des clients.

N

Une nouvelle relation s’est établie, qualifiée par beaucoup de mariage de raison. “Depuis les restrictions bancaires, les gens considéraient les établissements de crédit comme leurs ennemis. On a donc cherché à changer leur opinion en leur proposant des avantages”, explique Natalia Romero, responsable de comptes chez Ogilvy Argentina. C’est à cette agence que la banque Santander Río doit les publicités mettant en scène une carte de paiement géante [le message “Que grande esta tarjeta” joue sur la taille de la carte de paiement et sur la signification du mot “grande” (grand), qui en langage courant veut aussi dire “génial”]. Cette campagne pionnière vantait avec humour les promotions offertes par l’établissement en montrant des situations ridicules commentées par la voix de Juan Carlos Mesa, créateur de l’émission humoristique Mesa de noticias au début des années 1980. Aujourd’hui, les préoccupations des banques sont claires : l’humour a fait ses preuves et il faut redoubler d’efforts pour amuser les usagers. Ayelén Colombatto est directrice de la planification straté-

gique pour Euro RSCG, l’agence de communication engagée par Banco Francés BBVA. Les dernières publicités diffusées à la télévision pour promouvoir les prêts personnels font appel à la rancœur que conservent beaucoup d’Argentins à l’égard des banques, qui pendant des années ont méprisé les personnes voulant emprunter. BBVA Francés a imaginé des situations où les responsables et les dirigeants d’un établissement financier sont soignés par des médecins et des masseurs dont ils ne se sont pas bien occupés… “Nous faisons appel au vécu des usagers. On a commencé avec une campagne qui les encourageait à profiter du moment présent, parce qu’on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve. Maintenant, le mot d’ordre est de profiter de la vie avant tout, alors la banque cherche à faciliter, à simplifier la vie des gens. Désormais, c’est une banque qui travaille en toute simplicité. Une sorte de revanche après ce qu’il s’est passé”, conclut Colombatto. Darío Laufer Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

La lente guérison 1991 Loi de convertibilité qui instaure la parité dollar-peso. Fuite des capitaux équivalente au montant de la dette. 1995 Détérioration de la situation économique. 5 milliards de dollars de prêts du FMI, de la Banque mondiale (BM) et de la Banque interaméricaine de développement (BID). Réélection de Carlos Menem. 1997 17,3 % de chômeurs. 1999 Crise brésilienne. Nouveau plan d’austérité. Election de De la Rúa. 2000 Plan d’austérité drastique. 2001 Janvier “Blindage financier” : les institutions financières internationales approuvent une aide globale d’environ 40 milliards de dollars. Juillet Loi du déficit zéro. Baisse des retraites et des salaires des fonctionnaires de 13 %. Chômage à 18 %. Novembre 7e plan d’austérité en trois ans. La dette extérieure atteint 132 milliards de dollars. Décembre Le 1er, le corralito limite les retraits à 250 dollars par semaine ; le 5, le FMI refuse un prêt de 5 milliards de dollars et la BM et la BID gèlent leurs aides ; le 19 et le 20, 32 morts dans des manifestations ; le 20, De la Rúa démissionne. 2002 L’Argentine se déclare en défaut de paiement. Suppression de la parité dollarpeso. Dévaluation de 20 % du peso. Le FMI accorde un délai de grâce de un an pour les remboursements. 2003 Election de Néstor Kirchner. Accord de remboursements échelonnés avec le FMI. 2005 Renégociation de la dette privée (100 milliards de dollars avec les intérêts). 2006 Remboursement anticipé de la dette de 9,8 milliards de dollars auprès du FMI. 2008 Nationalisation du système des retraites. 2011 Deuxième mandat de Cristina Kirchner. 93 % de la dette extérieure de l’Argentine est remboursée. Il reste 7 % à négocier avec le Club de Paris.

Souvenirs

Retour sur le cauchemar de 2001 “Dix ans se sont écoulés et, pourtant, peu de mesures économiques auront autant marqué la mémoire des Argentins que le ‘corralito’ [diminutif de corral, nom de l’enclos où sont parqués les troupeaux]”, rappelle le quotidien La Nación : le 1er décembre 2001, le ministre de l’Economie, Domingo Cavallo, annonce le gel des avoirs bancaires de tous les Argentins, limitant les retraits à 250 pesos par semaine [équivalent de 250 dollars ou 280 euros de l’époque]. “Cette mesure, destinée à arrêter la fuite

des capitaux vers l’étranger (environ 18 milliards de dollars entre janvier et décembre 2001), a été la dernière tentative du gouvernement pour soutenir la convertibilité [parité fixe entre le dollar et le peso argentin instituée le 31 décembre 1991], un modèle censé freiner l’hyperinflation, dont les coûts économiques et sociaux ont été immenses”, explique le journal économique El Cronista. Vingt jours plus tard, le régime, confronté à 18 % de chômage et à 39 % de pauvreté, fait face à des manifestations sans précédent aux cris

de “Que se vayan todos” [Qu’ils s’en aillent tous]. Le président Fernando de la Rúa, qui vient de décréter l’état d’urgence, est contraint de démissionner et de s’enfuir du palais présidentiel en hélicoptère. “Après des dizaines de morts et trois présidents en une semaine [Adolfo Rodriguez Saá, Ramón Puerta, Eduardo Camaño], Eduardo Duhalde assume le 2 janvier 2002 la présidence par intérim. Le pire arrive le 5 janvier 2002 : le nouveau ministre de l’Economie, Jorge Remes Lenicov, annonce la sortie de la convertibilité”, rappelle El Cronista. Un cauchemar pour

bon nombre d’Argentins, qui vont y perdre une grande partie de leur épargne en dollars. “Le corralito a laissé des séquelles irréparables. Par décision de la Cour suprême de justice, les créanciers qui ont présenté un recours ont pu récupérer une partie de leurs économies cinq à sept ans plus tard. Mais pas tous, et les actions judiciaires ne vont pas tarder à se prescrire”, note Clarín. La Nación rapporte ainsi le cas de María Silvia Dickinson qui, sortie fin 2001 d’une lutte de deux ans contre le cancer et de la rupture d’une union

de vingt ans, ne put retirer à temps les 100 000 dollars qu’elle avait économisés en plus de dix ans pour acheter un appartement. Aujourd’hui, malgré plusieurs actions en justice, elle n’en a récupéré qu’un cinquième. La banque, vendue deux fois depuis 2001, a changé de nom, et María Silvia ne figure plus sur la liste des clients. “Ils me traitaient comme une reine lorsque je leur apportais des fonds, et maintenant c’est comme si je demandais la charité alors que tout ce que je veux c’est récupérer mon argent”, confiet-elle au quotidien argentin.


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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011 Investissements Le 20 novembre, le Vietnam avait enregistré depuis le début de l’année 12,7 milliards de dollars d’investissements directs étrangers (IDE), selon la Vietnam Investment Review. Si ces IDE

Asie

sont mis en avant pour expliquer le décollage économique du pays, l’injection d’argent dans l’économie par une diaspora vietnamienne forte de 4 millions de membres est tout aussi cruciale. Les kiêu hoi,

comme on appelle ces envois de fonds depuis l’étranger, s’élèveront ainsi cette année, prévoit la Banque mondiale, à 9 milliards de dollars, l’équivalent de 7,5 % du PIB du pays.

Vietnam

Le bébé tigre en perte de vitesse Vingt-cinq ans après avoir lancé sa politique du doi moi (ouverture économique), le pays a le dos au mur. Sans nouvelles réformes, le miracle vietnamien risque de finir en mirage.

gouvernement à une croissance vertigineuse au détriment de la stabilité économique a entraîné des inégalités croissantes, une inflation galopante, un manque de confiance dans la monnaie et la crainte d’une crise bancaire. La surchauffe intérieure, assortie d’une détérioration de l’économie mondiale, a obligé une multitude d’investisseurs, vietnamiens et étrangers, à revoir leur copie quant aux perspectives offertes par le pays.

Financial Times (extraits) Londres De Hanoi

20 % d'inflation

F

ormés à la discipline marxiste-léniniste, les dirigeants communistes du Vietnam n’ont pas l’habitude de laver leur linge sale en public. Pourtant, en octobre à Hanoi, lors d’un séminaire gouvernemental consacré à la crise, les esprits se sont échauffés. Lorsqu’un ancien gouverneur de la banque d’Etat a tenté de mettre les maux du pays sur le dos des gouvernements de pays développés “pris en otages par des institutions financières cupides”, il a reçu une volée de bois vert. Tran Xuan Gia, un ancien ministre du Plan et de l’Investissement, a exhorté les dirigeants à l’introspection pour comprendre pourquoi le pays enregistre la plus forte inflation en Asie. Le Vietnam, a-t-il expliqué, est menacé d’une crise de la dette et le gouvernement doit réformer et céder les entreprises d’Etat non rentables aussi vite que possible. Il y a cinq ans à peine, le Vietnam était la coqueluche des investisseurs étrangers en quête du prochain marché émergent, après la Chine. Les industriels, du fabricant de microprocesseurs américain Intel au groupe d’électronique japonais Canon, s’y sont implantés, séduits par une maind’œuvre abondante et bon marché dans un pays de près de 90 millions d’habitants. Des dizaines de sous-traitants sud-coréens et taïwanais, produisant du mobilier en

bois aux vêtements, ont quitté le sud de la Chine, où les salaires sont trois fois plus élevés, pour venir au Vietnam. En 2010, le pays était le premier producteur de chaussures pour Nike. Mais si les Bentley les iPhones et les sacs Louis Vuitton exhibés à Hanoi et à Hô Chi Minh-Ville reflètent la remarquable réussite économique du pays, ils suggèrent également des déséquilibres structurels profonds. La priorité donnée par le

Jeunesse

Des inégalités source de violence En remontant les bretelles à l’un de ses étudiants, Nguyen Viet Cuong était à mille lieues de penser qu’il signerait l’acte de mort de son fils de 8 ans. Pourtant, raconte Thanh Nien, à la mi-novembre, l’élève, meurtri par les remontrances de son professeur, a kidnappé le garçon avant de lui fracasser le crâne avec

une pierre. Aucune statistique ne permet de mesurer l’étendue de ces violences. “Les sociologues affirment que la tendance est à la hausse, en particulier chez les jeunes”, écrit le quotidien, attribuant cette flambée aux inégalités croissantes. “La poursuite d’une croissance s’appuyant sur les exportations et

l’adoption d’une politique de ‘marché libre’ ont provoqué le démantèlement d’un système qui était fondé sur l’égalité sociale. Les gens sont désormais tellement inquiets de ne pas réussir à joindre les deux bouts qu’un accident de la circulation anodin ou un mauvais regard peut déboucher sur de la violence.”

Des problèmes profonds tels que la corruption, la faiblesse du système éducatif et les goulets d’étranglement dans les infrastructures – trop souvent négligés par les investisseurs lors des années de boom – jaillissent désormais dans toute leur ampleur. “Le gouvernement s’entête à essayer d’arrêter une hémorragie avec des petits pansements”, commente un haut diplomate asiatique en poste à Hanoi. “Mais, dans un monde où la concurrence est de plus en plus féroce, les investisseurs risquent de voter tout bonnement avec leurs pieds et de s’en aller voir ailleurs.” Résultat, les caisses de l’Etat, déjà peu remplies, se videraient un peu plus et les emplois viendraient à manquer cruellement dans un pays où le gouvernement tire sa légitimité de sa capacité à fournir du travail à une main-d’œuvre qui ne cesse de croître. Le potentiel du Vietnam comme grand centre industriel d’Asie – avec ses écueils – s’incarne on ne peut mieux dans le parc industriel Thang Long, construit sur d’anciennes rizières, dans les environs de Hanoi, par le conglomérat japonais Sumitomo et son partenaire vietnamien contrôlé par l’Etat. Inaugurée en 2000, la zone industrielle affichait complet neuf ans plus tard. Quelque 55 000 personnes y travaillaient dans 95 sociétés, pour la plupart japonaises, assemblant des imprimantes pour Canon, des réfrigérateurs pour Panasonic ou des volets pour les ailes du Boeing 737. Mais l’inflation galopante, à plus de 20 % par an actuellement, fait des victimes, à Thang Long mais aussi dans d’autres zones industrielles. Au moins dix entreprises installées à Thang Long ont été touchées par des grèves sauvages cette année, rapporte Tomoyasu Shimizu, son directeur général. Les travailleurs migrants ont du mal à survivre avec parfois des salaires mensuels de 2 millions de dongs [70 euros]. Tournant avec de faibles marges, nombre d’usines rechignent à les augmenter – et peinent à trouver des ouvriers. Un peu partout dans le pays, les difficultés sautent aux yeux. Le produit intérieur brut (PIB), qui progressait en moyenne de 8,1 % par an entre 2003 et 2007, devrait ralentir à 6 % annuels pour les cinq années à venir selon les prévisions

Inflation : le retour Evolution du PIB (en % annuel) Inflation (prix à la consommation, en % annuel) 25 20 15 10 * Estimation.

5 0

2007 2008 2009

2010

2011*

Source : Banque asiatique de développement

de la Banque mondiale. Face à cette situation, le gouvernement du Premier ministre Nguyen Tan Dung et les autres dirigeants du pays paraissent bien impuissants. Au lieu de pousser plus en avant les réformes, ils se sont contentés de réagir au coup par coup avec des mesures rétrogrades, notamment en réprimant la liberté d’expression, en réduisant les importations de produits de luxe et en limitant les visas délivrés aux travailleurs étrangers. Mais, visiblement, la grogne monte. Pour preuve, le spectacle devenu familier à Hanoi des manifestations de paysans pauvres qui s’estiment lésés par la vente de leurs terres, bradées à des sociétés amies par des fonctionnaires.

Halte au gaspillage ! Le test décisif pour le Vietnam sera la capacité du gouvernement à réformer enfin des entreprises publiques à l’origine d’immenses gaspillages, mais qui continuent de dominer l’économie. La question s’est posée avec acuité l’année dernière, après la quasi-faillite des chantiers navals publics Vinashin, lourdement endettés. Pour Jonathan Pincus, responsable du programme de sciences économiques à l’université américaine Harvard à Hô Chi Minh-Ville, sans une amélioration rapide de la qualité de l’éducation et des infrastructures et faute de coupes dans les dépenses publiques, le Vietnam ne pourra devenir un tigre du Sud-Est asiatique. “Comme la Thaïlande et l’Indonésie des années 1980, le Vietnam est en train de reproduire le modèle sud-est asiatique des conglomérats peu ouverts sur l’extérieur qui profitent de la spéculation et des faveurs de l’Etat, prévient M. Pincus. Le gouvernement ne pourra plus improviser bien longtemps. Des décisions difficiles devront être prises. Et cela ne sera pas sans conséquences politiques. Mais il l’a déjà fait par le passé lorsqu’il s’est retrouvé le dos au mur.” Ben Bland Dessin d’Otto paru dans The Economist, Londres.



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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

Asie

Libéralisation En 1991, Manmohan Singh lance des réformes économiques qui ouvrent le pays au commerce international et privatise les entreprises publiques. Le PIB indien grimpe rapidement, et le taux de croissance décolle.

Inde

Evolution de la balance commerciale de l’Inde (en milliards de dollars)

1991

300

Importations Exportations

200 100

Sources : “Atlas de l’Inde” (éd. Autrement), OMC, “Hindustan Times”

0

1970

1980

1990

2000

2010

L’histoire de Manmohan Singh, Premier ministre bâtisseur en péril Son image est entachée par les scandales de corruption. Pour celui qui a été pendant vingt ans le grand architecte de l’Inde moderne, la fin de règne s’annonce difficile. The Caravan (extraits) New Delhi

C

ette année, le 15 août, jour de l’Indépendance en Inde, fut particulièrement morose, et pas seulement à cause de la pluie. Le discours du Premier ministre, Manmohan Singh, était presque exclusivement consacré à la flambée du prix des denrées alimentaires, aux “tensions” liées à l’expropriation des terres et surtout à la corruption, “un problème qu’aucun gouvernement ne peut résoudre d’un coup de baguette magique”. Coiffé de son turban bleu, Singh était, avec son ministre de l’Intérieur, l’un des seuls hommes politiques qui ne portaient pas le calot blanc de Gandhi, un symbole de l’Indépendance récemment repris par Anna Hazare, le désormais célèbre leader anticorruption. Ce dernier annonçait le lendemain son intention d’entamer un jeûne “jusqu’à la mort” [afin d’obtenir l’élaboration d’une loi anticorruption sévère]. Arrêté le 16 août pour trouble à l’ordre public, le militant exploita au maximum l’erreur que venaient de commettre les autorités : il refusa d’être libéré tant que sa grève de la faim n’était pas autorisée. A sa sortie de prison, Hazare avait réussi à humilier le gouvernement, et le spectacle de son jeûne sur l’esplanade Ramlila Maidan, à New Delhi, devint l’émission de télé-réalité préférée de tous les Indiens. Le 27 août, lorsque le ministre des Finances déclara solennellement que “la plus grande démocratie au monde se trouv[ait] à un moment crucial de son histoire”, Manmohan Singh ne trouva rien à lui répondre. Sa réputation d’homme intègre et incorruptible ne le protégeait plus des errements de son gouvernement. Alors qu’au sein même de son parti plusieurs hauts responsables évoquent la possibilité qu’il soit remplacé avant les élections de 2014, l’incroyable carrière publique de Manmohan Singh, aujourd’hui âgé de 79 ans, semble toucher à sa fin. Celui dont l’ambition se limitait à figurer en “note de bas de page dans la longue histoire de l’Inde” aura été – en tant que ministre des Finances, puis Premier ministre – le fossoyeur de deux principes fondateurs du parti du Congrès et de la nation indienne : l’économie socialiste planifiée et la politique étrangère non alignée. Réservé de nature, cet économiste brillant

est arrivé sous le feu des projecteurs dans des circonstances pour le moins dramatiques. En 1991, alors que l’URSS implosait et que la guerre du Golfe éclatait, la situation en Inde devenait terriblement instable : Rajiv Gandhi était assassiné au mois de mai en pleine campagne électorale, laissant le parti du Congrès sans un Gandhi à sa tête pour la première fois en vingt-cinq ans. Celui qui prit les rênes du pays en juin, Narasimha Rao, hérita alors d’une économie au bord de la faillite. Une série de facteurs extérieurs, comme la soudaine hausse du prix du pétrole, provoqua la fonte des réserves en devises. Juste avant son entrée en fonction, Rao reçut le directeur de son nouveau cabinet, qui lui conseilla d’annoncer que le gouvernement allait libéraliser l’économie. “Si c’est notre politique, nous serons moins critiqués que si nous donnons l’impression d’obéir au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale”, expliqua-t-il. Le Premier ministre savait qu’il lui fallait choisir un ministre des Finances en dehors des grandes personnalités du parti, et ce pour trois raisons : d’abord, il aurait besoin d’un économiste expérimenté pour conduire les négociations avec les institutions financières mondiales ; ensuite, si le virage politique qu’il s’apprêtait à annoncer ne passait pas, il serait plus facile d’en rejeter la faute sur un homme n’appartenant pas au sérail ; enfin, même en cas de réussite, le nouveau venu ne serait pas en mesure de rivaliser avec lui au sein du parti. Singh était l’homme qu’il lui fallait.

Deux jours après sa nomination, le nouvel élu réussissait à convaincre Rao d’emprunter au moins 5 milliards de dollars et promettait dans sa lettre au FMI de mettre en œuvre tous les ajustements structurels nécessaires. Singh était déjà célèbre lorsque fut inventé le terme “manmohanomics” [référence aux “reaganomics”, politiques économiques conduites par le président américain Ronald Reagan], un an ou deux après l’adoption, en juillet 1991, du premier budget posant les bases d’importantes réformes structurelles et budgétaires : assouplissement

“Que le monde entier nous entende. L’Inde s’est réveillée” des licences industrielles, fin des subventions à l’exportation, diminution des aides au secteur public et coupes franches dans les programmes sociaux et les subventions agricoles. A l’issue d’un long dis cours, Singh prononça ces mots, désormais célèbres : “Je ne sous-estime pas les problèmes qui nous attendent au cours de cette longue et périlleuse aventure. Mais, ainsi que le disait Victor Hugo, ‘rien n’arrête une idée dont le temps est venu’. Devant cette auguste assemblée, j’affirme que l’émergence de l’Inde en tant que grande puissance économique est une bonne chose. Que le monde entier nous entende. L’Inde s’est réveillée. Nous vaincrons.”

Le 22 juillet 2008, Manmohan Singh se présente de nouveau devant le Parlement, mais cette fois pour sauver sa tête. Les députés procèdent ce jour-là au vote de confiance qui menace de faire tomber son gouvernement alors que l’Inde négocie un accord sur le nucléaire civil avec Washington. Le discours qu’il a préparé mais qu’il ne peut donner, interrompu depuis les bancs de l’opposition, se conclut par une rare référence à son histoire personnelle : “Chaque jour que j’ai passé en tant que Premier ministre, je me suis efforcé de me souvenir des dix premières années de mon existence dans un petit village isolé, sans eau potable, sans électricité, ni hôpital ni route. Chaque jour que j’ai passé à cette haute responsabilité, j’ai essayé de réaliser les rêves du petit garçon que j’étais.” Le ton a de quoi surprendre, car Singh met un point d’honneur à ne pas se servir de ses origines modestes à des fins politiques. Manmohan Singh est né en 1932 dans un village situé à une soixantaine de kilomètres au sud de l’actuelle Islamabad. Issu d’une famille de marchands du Pendjab, Singh perdit sa mère à l’âge de 5 mois et fut essentiellement élevé par sa grand-mère paternelle. Son père était souvent absent mais sa grande probité exerça une forte influence sur le jeune garçon. “Pour son père, un roti [pain] gagné honnêtement valait mieux que deux pains volés”, se souvient Kumar, ancien voisin de Singh à Amritsar, où la famille s’installa au début de l’été 1947, juste avant la partition de l’Inde. Plus tard, diplômé de Cambridge et docteur à 38

A la une

2011, une année éprouvante

A la recherche du vrai Manmohan est le titre original du portrait que nous publions*. Pour raconter cette histoire, Vinod K. Jose, le rédacteur en chef adjoint du mensuel The Caravan, a rencontré de nombreux collaborateurs du Premier ministre, qui n’a pas souhaité

être interviewé. L’année 2011 a été très éprouvante pour Singh, confronté au “scandale 2G”, une énorme affaire de corruption. En juillet dernier, la version en hindi du magazine Tehelka s’interrogeait sur son rôle dans l’affaire : “Manmohan Singh est-il si innocent qu’il

en a l’air ?” pouvait-on lire en une. Beaucoup annoncent la fin de son mandat (prévue pour 2014) et tournent leurs regards vers Rahul Gandhi, l’héritier du parti du Congrès. Tout juste la quarantaine, il pourrait rajeunir la politique indienne. Mais il manque de charisme et de passion,

note l’hebdomadaire Open, qui conseille d’aller prendre des leçons auprès d’Obama. En attendant, Manmohan Singh tente de redorer son blason : il a proposé fin novembre l’ouverture de la grande distribution aux investissements étrangers. Dans un numéro consacré à cette réforme et intitulé “Coup de maître ou but contre son camp ?”, Outlook s’interroge sur la stratégie du Premier ministre, qui a dû faire marche arrière, face à la colère des partis d’opposition. Attention à ne pas en faire trop… * www.caravanmagazine.in


SCOTT EELLS/THE NEW YORK TIMES/REA

Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

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38

Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

Asie

Evolution du PIB de l’Inde par secteurs (en %)

1991

60

Services

40

Industrie

20

Source : “The Economist”

Oxford, Singh devait devenir le plus jeune professeur de l’université du Pendjab, à Chandigarh. “Drogué du travail”, selon les mots de sa propre fille, Singh ne prend jamais de vacances. Après son entrée dans la haute administration en 1971, Manmohan Singh accepta le poste de conseiller du ministre de l’Economie et poursuivit son ascension en enchaînant les postes clés : secrétaire aux Finances, gouverneur de la Banque centrale indienne, vice-président de la commission au Plan. Il devint alors l’un des meilleurs technocrates du pays. Il est difficile de savoir à quel moment précis s’est opérée sa conversion au libéralisme économique, après vingt ans passés à planifier l’économie. Le basculement n’en paraît que plus mystérieux quand on sait qu’en 1985 il démissionnait de son poste de vice-président de la commission au Plan, estimant que Rajiv Gandhi, le Premier ministre de l’époque, avait une conception trop “urbaine” de l’économie, sans considération pour la population pauvre des villages. Deux ans plus tard, il quittait New Delhi pour un poste à Genève en tant que secrétaire général de la Commission du Sud, émanation du mouvement des non-alignés. Publié en 1990, son rapport final reconnaissait certains bienfaits de la libéralisation mais critiquait vivement les institutions financières mondiales, avec qui Singh aurait bientôt à faire. Après avoir révélé ses piètres qualités de candidat en campagne en perdant la circonscription de Delhi Sud aux élections législatives de 1999, Singh se rapprocha de plus en plus de Sonia Gandhi [la présidente du parti du Congrès] jusqu’à devenir l’un de ses plus fidèles conseillers. En

“Manmohan Singh n’en a jamais profité pour se remplir les poches” mai 2004, alors que le parti du Congrès remportait à la surprise générale les élections législatives, Sonia Gandhi annonça qu’elle refusait d’être Premier ministre. A sa place, elle proposa la candidature de Manmohan Singh. Il n’est pas difficile de comprendre les raisons qui ont poussé Sonia Gandhi à choisir Singh : sa loyauté et son intégrité en faisaient un candidat idéal. “Il n’en a jamais profité pour se remplir les poches. Il a gardé des habitudes très simples”, explique un de ses anciens collaborateurs. Ministre des Finances par accident, Singh devient donc également Premier ministre par accident. La désignation de Manmohan Singh, premier représentant sikh à prendre la tête du parti à l’origine du massacre des sikhs en 1984 [après l’assassinat d’Indira Gandhi par ses gardes sikhs], n’est qu’un des nombreux paradoxes de cette nomination. Après avoir dénoncé les ratés de la libéralisation économique, le parti du Congrès se choisit en effet comme chef l’homme qui en a été le premier défenseur. Cinq ans

(en milliards de roupies)

Agriculture Source : Ministère de la statistique, Inde

0

Suite de la page 36

Evolution du PIB de l’Inde

1970

1980

1990

2000

2010

Une ascension exemplaire 1932 Naissance de Manmohan Singh dans le village de Gah, aujourd’hui au Pakistan. 1947 Sa famille déménage à Amritsar, en Inde. 1962 Obtient un doctorat en économie à l’université d’Oxford. A partir de 1971, est nommé à plusieurs postes de conseiller en économie au sein du gouvernement indien. 1982 Gouverneur de la Banque centrale indienne. 1985 Vice-président de la commission au Plan de l’Inde, un organe gouvernemental chargé de planifier l’économie du pays. 1987 Secrétaire général de la Commission du Sud, organisation regroupant les pays en voie de développement. 1991 Ministre des Finances, enclenche les réformes de libéralisation du pays. 2004 Sonia Gandhi (veuve de l’ancien Premier ministre Rajiv Gandhi), à la tête du parti du Congrès, renonce au poste de Premier ministre au profit de Manmohan Singh. 2009 Début de son second mandat de Premier ministre après la nouvelle victoire du parti du Congrès aux élections législatives.

plus tard, à la fin de son premier mandat, Singh était reconduit grâce à deux mesures – inattendues de sa part – en faveur des pauvres : la loi de garantie de l’emploi rural et l’annulation de près de 60 milliards de roupies [870 millions d’euros] de dettes contractées par des petits paysans. A la tête du gouvernement, Singh va agir de sa propre initiative. Ainsi, pour faire passer l’accord sur le nucléaire civil avec les Etats-Unis, il réussit à convaincre Sonia Gandhi d’ignorer l’opposition des partis de gauche, pourtant membres de la coalition au pouvoir. Il fait passer l’accord en juillet 2008 sans leur soutien, grâce à des tractations secrètes avec les députés du Samajwadi Party, un parti de l’opposition. “La question du nucléaire a montré que Singh pouvait être d’une grande habileté politique, observe un ancien collaborateur. Mais cette nouvelle preuve de sa détermination soulève une question délicate : comment a-t-il pu laisser le scandale des licences 2G se produire sous son autorité ?” Cette affaire de fraude dans l’attribution de licences téléphoniques – dans laquelle le gouvernement a littéralement bradé des ressources publiques – est peut-être le plus grand scandale de toute l’histoire de l’Inde. D’après les

1991 60 000 40 000 20 000

0

1970

1980

chiffres du gouvernement, l’attribution de ces licences aux prix de 2001 au lieu de ceux de 2008 aurait représenté une perte abyssale pour l’Etat. Or Manmohan Singh était au courant de l’affaire : plusieurs de ses interventions entre 2006 et 2008 montrent qu’il avait fait part de ses doutes sur le dossier à ses ministres, sans vraiment insister. “Manmohan Singh est un homme honnête au sens pécuniaire du terme, mais pas au sens moral et politique de l’homme qui cherche à lutter contre la corruption de son gouvernement, remarque un ancien collaborateur des Finances. Voyez sa réaction face au scandale des 2G : ‘Je ne savais pas, personne ne m’a rien dit’.” L’économie indienne a permis au revenu par habitant de tripler au cours des dix dernières années. Cette croissance débridée s’est accompagnée d’une importante augmentation des inégalités et d’une corruption généralisée. En 2009, une étude commandée par la Banque asiatique de développement mettait en garde contre le risque de voir l’Inde évoluer “vers un capitalisme oligarchique” si des mesures n’étaient pas prises pour remettre en question “les liens de pouvoir entre responsables politiques, secteur privé et secteur public”. Manmohan Singh ne peut pas assumer l’entière responsabilité des excès liés à la libéralisation de l’Inde mais, en tant que Premier ministre, il s’est trop souvent montré incapable de maintenir un juste équilibre entre l’Etat et le marché. Le chef d’un parti allié au Congrès m’a récemment raconté le déroulement d’une réunion en décembre 2004, deux mois après la parution d’un rapport des Nations unies sur les infractions au programme Pétrole contre nourriture en Irak. Parmi les bénéficiaires de la fraude, le rapport nommait Natwar Singh, alors ministre des Affaires étrangères (qui fut contraint à la démission) mais également Reliance Petroleum Limited (RPL). Interrogé sur l’absence de poursuite contre l’entreprise, Manmohan Singh avait répondu avec un soupir : “Que faire ? C’est la première entreprise indienne.” Au final, ce n’est pas Manmohan Singh qui décidera de la trace qu’il laissera dans l’histoire. Si l’Inde parvient à surmonter ses crises structurelles, le Premier ministre aura bien plus qu’une note de bas de page dans les manuels d’histoire. Si l’Inde s’effondre, il sera considéré comme celui qui aura contribué à déchaîner les éléments et n’aura pas su les contrôler. Qui sème le vent… Vinod K. Jose

Vingt ans de réformes en Inde 1990 2010 Population (en millions)

839

1 186

PIB (en milliards de dollars)

433

1 538

1990 2010 Nombre de milliardaires Taux de pauvreté (en %)

1

49

45,3

32,2

(1993-94)

(Estimation)

0,41

0,52

PIB par hab. (en dollars)

503

1 265

Taux de croissance (en %)

3,4

8,6

Indice de développement humain

9

11,7

Taux d’alphabétisation (en %) 48,2 68,3

Inflation (en %)

(1991)

Sources : “The Economist” (Central Statistics Office, CEIC, Forbes, ONU, Banque mondiale), Planning Commission of India, FMI, PNUD

1990

2000

2010

Le mot de la semaine

“vansh” Dynastie Manmohan Singh a ceci de particulier qu’il ne fait pas partie de la dynastie politique qui a dirigé l’Inde pendant la majorité de son histoire indépendante. Cette lignée, le vansh en hindi, conserve aujourd’hui sa mainmise sur le pouvoir indien en la personne de Sonia Gandhi, présidente du parti du Congrès. La dynastie compte cinq générations depuis Motilal Nehru, deux fois président du parti du Congrès à l’époque de l’Inde britannique. Son fils, Jawaharlal Nehru, devient le premier Premier ministre de la République indienne en 1947. A sa mort, en 1964, c’est sa fille Indira Gandhi qui prend les rênes du pouvoir. Après l’assassinat de celle-ci vingt ans plus tard, son fils Rajiv prend la relève, avant d’être à son tour victime d’un attentat suicide, en 1991. Sa veuve Sonia récupère alors la direction du parti en attendant que son fils soit prêt. Ce dernier, Rahul Gandhi, a aujourd’hui 41 ans. Célibataire dont on connaît très peu la vie privée, il paraît n’avoir ni l’éloquence de son arrière-grand-père Jawaharlal ni les instincts impitoyables de sa grand-mère Indira. Alors que le parti du Congrès est confronté à une grave crise de confiance, Rahul se distingue surtout par son silence. L’héritier n’en est finalement qu’un parmi d’autres, dans un pays où 37 % des parlementaires sont les enfants d’anciens élus. Les grands groupes indiens sont dominés par des familles qui se transmettent les rênes de père en fils. Or, le vansh comme mode de transmission du pouvoir et des privilèges est de plus en plus en contradiction avec l’arrivée sur la scène politique de populations qui en furent trop longtemps exclues. Mais, si par hasard le “prince réticent” – comme on surnomme Rahul Gandhi – accède au pouvoir lors des élections législatives de 2014, il lui faudra des talents politiques bien plus puissants que ceux dont il a jusqu’alors fait preuve. Mira Kamdar Calligraphie de Abdollah Kiaie



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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011 Enquête Une commission internationale, mandatée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, a recueilli le témoignage de 233 victimes de la répression en Syrie, dont des soldats qui ont fait défection. Le rapport de

Moyen-Orient

la commission rendu fin novembre conclut que les autorités syriennes ont commis des “crimes contre l’humanité”. La répression a fait “plus de 5 000 morts”, a affirmé le hautcommissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Mme Navi Pillay.

Liban-Syrie

Beyrouth l’intellectuelle a le blues Une chape de plomb s’abat sur le quartier cosmopolite de Hamra, dans la capitale libanaise. Le régime syrien et ses alliés libanais ne tolèrent plus aucune manifestation hostile à Damas. The New York Times New York De Beyrouth

a crise syrienne a traversé les frontières et s’invite au Liban. Depuis le retrait de l’armée syrienne, en 2005 [à la suite de l’assassinat, attribué à la Syrie, du Premier ministre libanais Rafic Hariri], Beyrouth est régulièrement le théâtre d’affrontements sanglants entre groupes pro- et antisyriens. Mais, à mesure que la révolution syrienne s’intensifiait, les groupes prosyriens du Liban déployaient leurs milices, les chabiha, pour surveiller les rues principales de la capitale libanaise. Le quartier de Hamra, dans l’ouest de Beyrouth, avec ses rues étroites et son intense vie nocturne, est depuis longtemps une destination fort prisée des touristes ; mais c’est aussi un centre cosmopolite et intellectuel où la liberté d’expression, la diversité culturelle et la convivialité ont toujours été à l’honneur. On y trouve l’Université américaine de Beyrouth et des organisations comme Amnesty International et Greenpeace. Cette ouverture d’esprit qui valait autrefois à Beyrouth le surnom de “Paris oriental”. En mai 2008, quand le Hezbollah a ordonné à ses milices d’envahir Beyrouth afin de hâter la formation d’un gouvernement d’unité nationale [incluant des ministres prosyriens], il avait dépêché le Parti social–nationaliste syrien (PSNS), un parti

L

Dessin de Haddad paru dans Al-Hayat, Londres. prosyrien [qui prône le rattachement du Liban à la Syrie dans un projet de Grande Syrie], dans le quartier de Hamra. Son but était d’intimider ses habitants. Aujourd’hui, Hamra vit sous la coupe de l’ambassade de Syrie [ouverte pour la première fois à Beyrouth en décembre 2008], qui est protégée par des membres du parti Baas et les milices chabiha du PSNS. Le quartier fait certes toujours la fête, mais le PSNS a fait disparaître la diversité politique et proscrit toute critique visant le président Bachar El-Assad. Comme pour marquer leur territoire, les chabiha ont planté leurs drapeaux – un emblème noir avec une étoile rouge, qui ressemble étrangement à une croix gammée – et placardé des posters d’Assad, le long de la rue Mak-

dissi, du siège de leur parti à l’ambassade de Syrie, en plein cœur de Hamra et jusqu’à l’extrémité ouest de la rue principale du quartier. Et des milices sont désormais postées à chaque coin de rue. Depuis le début de la contestation en Syrie, il y a neuf mois, leur présence autour de l’ambassade s’est faite plus pesante. Selon les habitants du quartier, un groupe de jeunes miliciens en civil patrouille régulièrement la rue Makdissi. Ils s’en prennent aux opposants au régime d’Assad, organisent des manifestations de soutien au régime syrien et sont grossiers envers les femmes. Un habitant du quartier (qui préfère rester anonyme) les trouve “plus agressifs et arrogants” depuis qu’un rapport de la police libanaise a révélé en octobre l’im-

plication de l’ambassade de Syrie et de son personnel dans l’enlèvement de personnalités de l’opposition syrienne, notamment l’ancien vice-président syrien et cofondateur du parti Baas, Shibli Al-Aysami. Actuellement, les milices chabiha ont pour principale activité de traquer les partisans de la révolution syrienne et de disperser les manifestations de solidarité avec le peuple syrien – à l’instar du gouvernement syrien qui réprime violemment les manifestations en Syrie. A plusieurs reprises, ils ont roué de coups des manifestants devant l’ambassade de Syrie et les ont pourchassés dans le quartier avec l’aide des forces de sécurité de l’ambassade. Ils surveillent également le quartier depuis les kiosques qui vendent les sandwichs. Selon un commerçant, “ils forcent les propriétaires de boutiques et de bars à embaucher leurs membres afin d’avoir des espions partout”. Le mois dernier, un membre du PSNS a appelé un de mes amis qui vit à Hamra pour lui reprocher d’avoir posté sur Facebook des commentaires hostiles à Assad, accusant le président syrien de crimes contre l’humanité. Il a été menacé de représailles s’il ne quittait pas son appartement au plus vite. Mon ami a porté plainte auprès des autorités libanaises, mais sans succès. Il a donc été forcé de déménager deux semaines plus tard. Puisque les Beyrouthins n’ont plus le droit d’exprimer leur solidarité avec les manifestants syriens, Hamra, autrefois bastion des libertés, se sent opprimé et le pays tout entier a une fois de plus le sentiment de n’être qu’un protectorat syrien. La violence en Syrie engendre la violence au Liban. Et la répression engendre la répression. Hanin Ghaddar

Droits de l’homme

Quand le viol devient une politique Admettons tous les arguments avancés par le régime syrien, qui se dit victime d’un complot araboturco-occidental mené par des tueurs infiltrés et des agents attisant la sédition, le but étant, selon Damas, d’abattre une Syrie fer de lance de la résistance contre Israël. Il reste néanmoins des actes qu’on ne peut laisser passer : comment peut-on justifier ces viols d’hommes, de femmes et d’enfants dans les prisons syriennes cités dans le rapport officiel de la Commission des droits de l’homme ? Lisons ce seul passage

du rapport et réprimons autant que possible notre colère et notre dégoût : “Plusieurs détenus syriens ont témoigné de coups sur les organes génitaux, de fellations forcées, de chocs électriques et de brûlures de cigarette sur l’anus, des tortures et humiliations subies dans les centres de détention, notamment ceux des renseignements aériens à Damas, des renseignements militaires à Jisr Al-Choghour [près de la frontière turque] et de la sécurité à Tartous [sur la côte méditerranéenne]. ” N’est-ce pas là une raison suffisante pour que ce régime s’en aille ?

Cette “politique du viol” vise à instaurer un climat d’agressivité et d’humiliation chez les violeurs comme chez les violés. Quand il est pratiqué par un régime, le viol établit une discrimination corporelle et biologique entre le régime et les gouvernés. Il est non seulement le signe du pouvoir absolu de disposer des gens en les méprisant et les détruisant, mais il permet au régime de triompher en étalant son sadisme. De nombreux textes ont abordé les conséquences du viol. Il suffit ici de retenir que cet acte enlève toute volonté de vie commune

entre un “vaincu” si humilié et un “vainqueur” si arrogant. Ainsi, le message du régime au peuple est le suivant : “Je ne vous admets dans ce pays qu’en tant qu’êtres violés, après que je vous ai privés de votre liberté, que j’ai détruit votre travail et ruiné votre éducation…” La chaîne [syrienne officielle] Al-Dunia et peut-être des médias libanais proches de Damas vont mettre en doute le rapport “colonialiste” de la Commission des droits de l’homme. Et peut-être même certains rendront-ils les violés responsables de leur sort. Now Lebanon Beyrouth


Egypte

Rions des salafistes La peur que suscite chez certains la montée des extrémistes religieux s’est traduite par un nombre incalculable de blagues. Elaph (extraits) Londres

peine connus les bons résultats des Frères musulmans et des salafistes [islamistes radicaux] lors de la première étape des élections législatives [début décembre], les Egyptiens ont inondé de blagues les réseaux sociaux pour exprimer leurs craintes de voir des islamistes prendre les rênes du pouvoir. A travers leurs sarcasmes, ils se demandent comment ils traiteraient alors les arts, les médias et le sport. Un des commentateurs a ainsi écrit sur Facebook qu’il faudrait remplacer les manchettes des journaux. Au lieu de “L’Egypte dans le scrutin”, il faudrait écrire “L’Egypte dans le pétrin”, vu les temps difficiles qui attendent les citoyens. D’autres appellent leurs compatriotes à “se dépêcher de prendre une photo des pyramides et du sphinx tant qu’il en est encore temps”, réagissant à une proposition d’un dirigeant salafiste [de voiler le sphinx afin que les Egyptiens et les touristes ne le prennent pas pour un objet d’adoration]. Un autre observateur suggère que toute personne qui grille un feu rouge devra à présent jeûner trois jours. Autre blague : un salafiste prend un taxi. Il demande au chauffeur d’éteindre la radio : “Y avait-il la radio à l’époque du Prophète, que le salut et la prière de Dieu soient sur lui ?” Le chauffeur éteint la radio, et lui dit : “Bon, à l’époque du Prophète, les taxis n’existaient pas. Maintenant, descends et attends le passage d’une chamelle !”

A

Tout n’est pas dans le Coran Un salafiste arrive à dos de chamelle à l’université. Devant l’étonnement de ses camarades, il leur explique que c’est le moyen de transport mentionné dans le Coran. Puis arrive le professeur, le salafiste lui demande : “Pourquoi viens-tu à l’université alors qu’elle n’est pas mentionnée dans le Coran ?” Un malade atteint d’ulcère va voir un médecin et lui dit : “Chaque fois que je vois un salafiste à la télévision, je m’énerve.” Le médecin lui répond : “Prends deux libéraux au matin et un Baradei [candidat à l’élection présidentielle, favori des libéraux] à chaque repas. Tu dormiras mieux.” Un copte s’apprêtant à quitter le pays explique : “Depuis les élections, les Egyptiens se divisent en deux catégories, le groupe Takfir wa hijra et le groupe du Tafkir fi al-hijra.” [Le premier est un groupe d’inspiration salafiste radicale, dont le nom veut dire : Excommunier et se mettre à l’écart des mécréants. Le second, anagramme du premier : Penser à l’émigration.] D’autres

Dessin de Kichka paru dans Telad TV, Jérusalem. chroniqueurs invitent à se dépêcher de préparer sa valise : “Les libéraux et les coptes s’envoleront pour l’Amérique, le Canada et l’Europe. Les religieux s’envoleront vers leurs tuteurs des pays du Golfe.”

“Mon père sur le minaret” Certains ont imaginé qu’un futur gouvernement islamiste décide qu’il faut mettre à jour les titres de tous les films égyptiens. Un homme dans notre maison, film des années 1950 avec Omar Sharif, s’appellera désormais Un homme vertueux dans notre maison ; Mon père sur l’arbre, film à grand succès des années 1970 avec le chanteur Abdelhalim Hafez, sera rebaptisé Mon père sur le minaret ; Les Larmes d’une garce deviendra Les Larmes d’une laïque ; Short, flanelle et casquette se transformera en Short, abaya et voile ; L’Expérience danoise, avec le comique Adel Imam, sera retitré L’Expérience afghane ; Nous avons reçu le communiqué suivant deviendra Nous avons reçu le prêche suivant ; et L’Immeuble Yacoubian [le roman de Alaa El-Aswani] sera retitré L’Immeuble de Hussein Yaacoub [nom d’un leader salafiste]. Les émissions de la télévision n’échappent pas à cette dérision. L’émission de débat Dix heures du soir s’appellera Dix heures si Dieu le veut, et le talk–show de la présentatrice Hala Serhane Les gens book sera rebaptisé Les imams book. Quant au sport, un internaute imagine que les Frères décident de fonder une équipe de foot : “Le capitaine sera un savant ès religions, le manager de l’équipe, l’émir de l’équipe et les joueurs devront respecter les formes sur le terrain. Il faudra crier, même dans le feu de l’action : ‘Un but, mon frère !’ Et pour l’hymne des supporters il leur faudra chanter : ‘A Jérusalem, nous irons, des martyrs par millions’.” Sabri Hassanein


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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011 La fondation Ytto En l’absence

Afrique

de données statistiques officielles, l’article de Maghreb Observateur s’est appuyé sur le travail effectué par la fondation Ytto dans trois communes de la région : Aït Mhamed, Tamadanoumercide et Aït Abbas.

Au total, plus d’un millier de femmes ont été interviewées. La fondation Ytto, créée en mai 2004, est une ONG indépendante dont les activités sont centrées sur l’hébergement et la réhabilitation des femmes victimes de violences.

Maroc

Quand un mulet n’a rien à envier à une femme

Maghreb Observateur (extraits) Québec

ans les régions d’Azilal et d’Imilchil, les mariages sont encore orfi, prononcés par la seule Fatiha – le verset inaugural du Coran –, en présence de douze témoins, parfois même moins. Sans aucun acte écrit. Dans la majorité des cas, ils unissent à de jeunes hommes des filles de moins de 18 ans. Parfois même de 6 ou 7 ans. Dans les régions montagneuses d’Azilal et d’Imilchil, la plupart des douars [rassemblements de maisons] n’ont ni l’eau ni l’électricité. Pas d’écoles. Pas de dispensaires. Ou alors des écoles désertées par les instituteurs et des dispensaires fermés. Et la condition des femmes est la même : elles s’occupent de tout. De la maison bien sûr, puisque toutes les tâches ménagères leur incombent. Mais ce sont elles aussi qui vont aux champs, qui coupent et rapportent le bois. C’est que, pour les hommes de la région, il n’est pas convenable de travailler dans les champs… “Nous sommes traités pire que des animaux”, lance cette jeune femme de 22 ans, originaire du douar d’Anefgou (à près de 44 kilomètres d’Imilchil), déjà quatre fois mère. “Le dos d’une femme n’a rien à envier à celui d’un mulet. Les hommes ne se bougent qu’une fois par semaine, le jour du souk”, s’indigne-t-elle. Saïda Bajjou, une militante de la Fondation Ytto [voir ci-dessus] qui connaît très bien la région explique : “Les femmes d’Aït Abbas sont traitées comme du bétail. Petites filles, elles n’ont pas droit à l’éducation. Du statut d’esclave de leur père, elles passent, après le mariage, à celui d’esclave du mari ou

D

Dessin de Peter Blegvad paru dans The New York Times Book Review, Etats-Unis. de la belle-famille. Les femmes de cette région travaillent plus de seize heures par jour.” Ainsi, la dizaine de douars qui forment la commune d’Aït Abbas ne disposent ni d’égouts ni d’eau potable. Six pour cent des ménages seulement ont l’électricité ; 91 % des femmes interviewées ne savent ni lire ni écrire. La plupart des filles se marient entre 11 et 17 ans : 91 % des mariages concernent des filles de moins de 18 ans. Presque toutes les femmes interrogées n’ont aucun acte de mariage et 93 % des femmes divorcées ne perçoivent aucune pension alimentaire. Le taux de mortalité infantile frôle les 50 %. Causes relevées : le mariage précoce, les grossesses successives, l’absence d’hygiène, les accouchements difficiles, l’absence de contraception, d’infrastructures et un taux d’analphabétisme très élevé. Ici, tout tourne autour du jour du souk.

Rabat Casablanca Beni Mellal

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franceinter.fr

OCÉAN ATLANTIQUE

er-

en partenariat avec

Une région oubliée

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PIERRE WEILL Vendredi 19h20 - Partout ailleurs

Les bureaux de la commune n’ouvrent d’ailleurs que ce jour-là. La piste, construite au début des années 1980, n’a été goudronnée qu’au cours des années 1990. Et les chutes de neige bloquent la route pendant plusieurs semaines. “En hiver, il nous faut trois heures de marche pour arriver à l’école”, se plaint l’enseignante. “Pendant des mois, les enfants ne vont plus à l’école”, renchérit Aït Alla, qui, à 26 ans, est la première femme élue de la commune. Les femmes accouchent toutes à domicile. “Le dispensaire est fermé. Ce qui fait qu’on perd un nombre considérable de femmes en couches et d’enfants en bas âge parce que l’hôpital est situé à 70 kilomètres”, déplore Aït Alla. “Il faudrait plusieurs heures pour transporter une femme enceinte jusqu’à la route. Et autant de temps pour trouver un taxi pour l’emmener à l’hôpital d’Azilal”, soupire une des habitantes du douar. A Aït Abbas, le mariage coutumier est encore considéré comme un contrat moral entre les pères des époux. “Les pères de famille marient leur fille orfi à un âge précoce parce qu’ils ont plusieurs autres bouches à nourrir”, explique Moha, un ancien de la tribu. Mais, aux yeux de l’Etat, ces mariages sont inexistants, puisque aucun document officiel ne les atteste. Le mariage orfi n’a aucune valeur juridique. Première conséquence : les enfants nés de ces mariages n’ont aucun statut. “La plupart de nos enfants ne sont pas inscrits à l’état civil”, avoue Mohamed Kharbich, président d’une association locale de développement. Aux yeux de la loi, ces enfants sont considérés comme illégitimes. Or, sans extrait d’acte de naissance, ils ne peuvent pas aller à l’école. “L’administration de l’école du village est flexible. Les enfants peuvent poursuivre leurs études primaires”, sou-

ligne le cheikh d’Aït Abbas. “Par contre, ils auront beaucoup de peine à intégrer le collège en l’absence d’un extrait d’acte de naissance”, reconnaît-il. La situation est encore plus dramatique pour les filles, insiste Mohamed Kharbich : “Nos filles ne vont pas à l’école et elles sont mariées à 13 ou 14 ans.” Deuxième conséquence du mariage orfi : la répudiation est toujours prononcée, alors qu’elle a été abolie par le nouveau code de la famille. Le divorce coutumier se fait en présence de douze témoins, parfois moins. Là encore, ce sont les femmes qui sont lésées : la femme divorcée de cette manière ne bénéficie d’aucune pension alimentaire, ni d’aucun des autres droits prévus dans le cadre d’un divorce légal. Enfin, le régime du mariage orfi a des répercussions sur l’héritage. Le régime de succession traditionnel ne s’applique que si des habitants d’Aït Abbas attestent que la femme était bel et bien mariée au défunt. Mais, dans bien des cas, en absence de rsem, le contrat de mariage, des femmes et leurs ikoum, leurs enfants dans le parler amazigh local, sont privés d’héritage à la mort du mari. Tous les douars d’Aït Abbas sont touchés par ce phénomène, et les drames humains s’enchaînent. Les habitants que nous avons rencontrés témoignent. Hlima a été mariée orfi à l’âge de 13 ans. Elle porte un bébé de 20 jours dans les bras. Son mari travaille à Marrakech. Elle ne le voit qu’au cours des vacances. Fatema, 16 ans, nous confie qu’elle a été mariée de force et sans acte. Aïcha, 20 ans, est mère d’un garçon de 5 ans. Son mari, qui a divorcé d’elle orfi, refuse de reconnaître l’enfant. D’autres, comme Mohammed et Abdellah, viennent se plaindre du fait qu’eux-mêmes n’ont pas d’acte de naissance. Leurs parents, aujourd’hui décédés, n’ont jamais régularisé leur situation de leur vivant. Abdellah explique: “Il va falloir rassembler les témoins du mariage de nos parents, qui ne sont plus nombreux maintenant, pour que les autorités délivrent un contrat de mariage à nos parents décédés. Là, nous pourrons enfin avoir des extraits d’acte de naissance.” Khouibaba

Azilal

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Marrakech T H A U

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M A R O C 1. Aït M’hamed 2. Aït Abbas 50 km

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Courrier international

Adoptée en 2004, la Moudawana, réforme du code de la famille destinée à améliorer les droits des femmes, reste encore très ignorée dans les zones rurales. Enquête au cœur des montagnes imposantes du Haut Atlas.



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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

Afrique Burkina

La santé a bien un prix

Sidwaya (carrefour africain) Ouagadougou

L

e Burkina Faso compte, selon les derniers chiffres, 358 cliniques privées, dont plus de la moitié dans la capitale, Ouagadougou. Le dynamisme de ce sous-secteur de la santé est objet d’interprétations diverses, voire contradictoires. Pour les uns, il s’agit d’un développement remarquable résultant de la politique sanitaire nationale ; pour d’autres, c’est une prolifération incontrôlée qui met en première position la recherche du profit. De toute évidence, tous les promoteurs des établissements privés de soins de santé ne font pas œuvre de charité. En plus d’équilibrer leurs budgets, ils cherchent à faire des bénéfices, mettant parfois à rude épreuve la santé de leurs clients. Les cliniques cinq étoiles cohabitent avec des cabinets de soins logés tantôt dans des baraques insalubres, tantôt dans des bâtiments en chantier ou dans des bâtisses mal famées. Elles offrent des prestations très variées : de la prise de tension aux opérations chirurgicales les plus compliquées. Le personnel médical va du simple garçon ou fille de salle au professeur spécialiste ou agrégé. L’éventail des pathologies prises en charge est donc très large. A priori, on devrait se réjouir que, face à l’insuffisance des services publics de soins, le privé concoure à résoudre ces déficits. Mais le Dr Karim Bandé, responsable de la promotion du sous-secteur sanitaire privé au ministère, s’interroge : “On se demande si tous ceux qui s’investissent dans ce secteur sont des médecins.” Il poursuit en donnant l’exemple d’un expatrié ghanéen qui s’était arrogé le titre de médecin alors qu’il ne l’était pas mais avait ouvert un cabinet de soins en 2008 à Ouagadougou. Démasqué, il s’enfuit avant d’être arrêté. Dans ces cliniques, les frais de consultation varient entre 5 000 et 15 000 francs CFA [7 à 22 euros], voire plus pour certaines spécialités. Les examens médicaux sont en

La corruption au “Pays des hommes intègres” MALI NIGER

Plus de 60 % De 50 à 60 % De 40 à 49 % Moins de 40 %

BURKINA FASO Koudougou

MALI

Ouagadougou BoboDioulasso Banfora

BÉNIN

GHANA TOGO 200 km

CÔTE-D’IVOIRE

Proportion des personnes qui pensent que la corruption progresse (par régions, 2008)

Ouahigouya

12° N

Témoignage

Population des villes : 1 475 200 habitants 490 000 habitants Moins de 100 000 hab.

km2

Superficie : 274 200 • Population : 16,8 millions d’habitants • Nombre de médecins (pour 1 000 habitants) : 0,06 (rang mondial : 170e * ) - France : 3,5 (29e) Nombre de lits d’hôpitaux (pour 1 000 habitants) : 0,9 (rang mondial : 151e) - France : 7,1 (13e) Dépenses de santé : 6,4 % du PIB (rang mondial : 96e) - France : 3,5 % (171e) * sur 193 Etats.

moyenne deux ou trois fois plus exorbitants. Quant aux frais d’hospitalisation, ils obéissent à la même logique que ceux des hôtels : ils varient en fonction du standing de la clinique et des commodités de la chambre (ventilée, climatisée, avec télévision, téléphone). Le Dr Bandé confie que des négociations sont en cours pour harmoniser les tarifs au sein des établissements sanitaires privés. “Nous travaillons à la mise en place, en 2012, d’un prix plafond à ne pas dépasser pour les prestations dans les structures sanitaires privées. Je ne peux pas vous dévoiler les prix puisque nous sommes en négociation,

mais je puis vous dire qu’ils seront en deçà de ce que l’on connaît actuellement”, rassure t-il. Si l’existence des établissements sanitaires n’est pas mauvaise en soi, les pratiques en cours dans certaines cliniques et autres cabinets de santé font douter de la réglementation en ce domaine. Pourtant, ce ne sont pas les arrêtés et décrets qui manquent. En 2009, le gouvernement a mené une opération de fermetures des cliniques “clandestines”. C’est ainsi que vingt et une structures sanitaires privées ont été fermées. Mais, au-delà de cette grande opération, le Dr Karim Bandé affirme que des opérations ponctuelles sont effectuées par des inspecteurs commis à la tâche, en collaboration avec l’inspection d’Etat. Pourtant, de toute évidence, certaines personnes, attirées par l’appât du gain, foulent au pied ces dispositions. S’improvisant médecins, gynécologues ou chirurgiens, ils transforment leur salon ou leur chambre à coucher en salle d’opération, d’accouchement, sinon d’avortement. Pauline Yaméogo Dessin de Belle Mellor paru dans The Guardian, Londres.

Sources : “Rapport sur l’état de la corruption au Burkina Faso” (REN-LAC), “The World Factbook” (CIA)

Surfant sur le délabrement de la santé publique, les établissements de soins privés essaiment à Ouagadougou. Il y en a pour tous les goûts, toutes les bourses, mais il y a aussi toutes les combines.

Salimata, mère douleur “En 2009, j’ai subi une césarienne à l’hôpital Yalgado [réputé être l’un des meilleurs] pour cause de dépassement de terme, raconte Salimata Ouédraogo. L’opération a été programmée, il n’y avait pas d’urgence en tant que telle. Aux environs de 17 heures, je rentre au bloc avec tout le staff et c’est l’anesthésie qui commence. Au départ, on a voulu me faire une péridurale (anesthésie locale), mais cette option n’a pas marché. Mon ventre était démesurément gros et j’avais toutes les difficultés pour faire le dos rond. L’anesthésie a été confiée à une stagiaire, avec à ses côtés le titulaire, qui tente une première piqûre, une deuxième, une troisième, une quatrième… une huitième, sans succès. Celui qui a déjà été piqué, ne serait-ce qu’au bras, sait qu’une piqûre est douloureuse, de surcroît quand elle est faite dans la colonne vertébrale. Lorsque j’ai sursauté à la première injection, l’aide-opératrice du jour s’est mise à m’insulter. ‘Hé, madame ! Pour une petite piqûre tu sursautes de la sorte.’ Il faut dire que celle-là n’aurait même pas pu accoucher par voie basse. Elle ne vaut rien… Ces propos m’ont profondément touchée, je me suis mise à pleurer et, comme on pouvait s’y attendre, ma tension est montée. Il a fallu à la fin m’endormir pour faire la césarienne. Tout se déroulait bien jusqu’à la sortie du bébé, et patatras, une hémorragie. Pour ne rien arranger, l’électricité se coupe, puisque c’était en pleine période de délestage… et le groupe électrogène refuse de prendre le relais. C’est avec une torche prêtée par mon époux que l’équipe a terminé l’opération.” Sidwaya (carrefour africain) Ouagadougou

Trafic

Le cancer des hôpitaux publics “Les gens sont tellement malins qu’ils ne vont pas se faire attraper facilement par la direction de l’hôpital”, reconnaît le chargé de communication de l’hôpital, Souro Sanon. Les méthodes de corruption sont donc devenues plus subtiles et plus pernicieuses. Les montants varient en fonction de la tête du malade. Dans ces hôpitaux, tout se vend sous le manteau. Le trafic

de médicaments semble le plus connu, mais il n’est pas seul. Par exemple, le nombre limité de lits d’hospitalisation par rapport au grand nombre de malades pousse certains infirmiers, brancardiers et autres filles de salle à spéculer autour des lits. “Moi, je prends ce que les accompagnants des malades me donnent, ça peut être 1 000 francs ou plus”, avoue un brancardier.

C’est en connaissance de cause que l’administration a tapissé les mûrs de messages pour informer les usagers de la gratuité de certains actes et matériels, comme les kits pour les césariennes. Le rapport 2008 du Réseau national de lutte anticorruption (REN-LAC) classe les services de santé parmi les secteurs les plus touchés par la corruption au Burkina, juste derrière le Trésor public.


Elections Les résultats proclamés

le 9 décembre : Joseph Kabila 48,95 %, Etienne Tshisekedi 32,33 %, Vital Kamerhe 7,74 %, Léon Kengo wa Dondo 4,95 %.

République démocratique du Congo

Eviter la guerre à tout prix

Dessin de Glez, Ouagadougou.

A l’issue d’un scrutin entaché d’irrégularités, le président sortant Joseph Kabila a été proclamé vainqueur. L’opposant Etienne Tshisekedi a répliqué en s’autoproclamant lui aussi président. Les Dépêches de Brazzaville Kinshasa

ui, maintenant, que va-t-il se passer sur l’autre rive du fleuve, en république démocratique du Congo (RDC), et plus précisément à Kinshasa, qui apparaît à nombre d’observateurs comme un chaudron de sorcière ? La victoire de Joseph Kabila sera-t-elle reconnue par ses adversaires en dépit des défaillances de toutes sortes qui ont marqué le scrutin ? Va-t-elle, au contraire, provoquer à travers le pays le déchaînement de violences que tout le monde redoute, dans une RDC démocratique comme partout ailleurs dans le monde ? La raison l’emportera-t-elle sur la passion même si la fraude a été indiscutable dans nombre de bureaux de vote ? Impossible, bien sûr, de répondre à ces questions alors que le rideau vient tout juste de s’abaisser sur la scène politique congolaise et que de part et d’autre on réfléchit à ce qu’il conviendra de faire si le pire se produit. Le pire, c’est-à-dire l’affrontement, les armes à la main, du camp Kabila et du camp Tshisekedi, puisque c’est entre ces deux hommes que tout se joue désormais. Qu’il nous soit permis, à nous qui avons subi les affres de la guerre civile et qui avons su non seulement y mettre fin mais aussi nous réconcilier avec nousmêmes, qu’il nous soit permis donc de prodiguer quelques conseils aux hommes qui se trouvent aujourd’hui face à face : – D’abord, ne laisser à personne le soin

O

de décider ou non du recours à la force. Il se trouve en effet dans leur environnement immédiat trop de personnalités convaincues que l’usage de la violence est la voie à suivre pour qu’elles ne se réservent pas la décision ultime. La raison impose bien sûr une telle modération, mais aussi la trace qu’ils laisseront d’eux dans l’Histoire. – Ensuite, ne répondre à aucune provocation sans avoir fait au préalable appel aux forces internationales présentes dans le pays, à Kinshasa tout particulièrement. Rien, en effet, ne serait pire pour eux [Kabila ou Tshisekedi] que de se retrouver accusés de crimes contre l’humanité et de connaître le sort d’un Laurent Gbagbo traîné devant la Cour pénale internationale. – Enfin, garder un contact étroit entre eux, ne fût-ce que par des canaux invisibles. Parler, échanger, réfléchir ne sont certainement pas choses faciles dans un pareil moment, mais c’est la seule voie possible pour sortir du gouffre où les incidents présents semblent devoir précipiter la RDC. Aider la mesure, la raison, le bon sens à triompher, c’est ainsi et pas autrement que notre puissant voisin fera taire les mauvais démons qui le travaillent.

A voir L’émission LAGÔRA, en parternariat avec Courrier international, aura pour thème les crises électorales en Afrique (le samedi 17 décembre à 18 h 45, avec Jean-Marc Bramy, Ousmane Ndiaye).


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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

Courrier in English

Tous les mois, Courrier international vous invite à un voyage en v.o. dans les presses anglophones. Prochain rendez-vous dans CI n° 1107 du 19 janvier.

Once a month, enjoy a sample of articles written by English-speaking journalists. Look out for the next instalment in our Jan. 19th issue (CI n° 1107).

Lifestyle

Baking mad As a passion for home-made sponges, scones and tarts grips the nation, Maria Fitzpatrick welcomes the return of a comforting tradition: afternoon tea. The Sunday Telegraph (excerpts) London

I

t was a casual email: “Tea at ours? ” The replies flew in and

very soon what started as a few scones and a few friends trying to save money had bumped the tradition of a shared Sunday lunch right off the calendar. We’ve gone mad for afternoon tea instead. The story goes that the terribly English idea of taking tea, tarts and teeny sandwiches at four in the afternoon was invented around 1840 by Anna Maria Russell, the 7th Duchess of Bedford, as a way to ward off “that sinking feeling between luncheon and supper”. Nowadays, it is a way to sweeten the shock of a world gone mad. “When there’s a crisis, it’s always a cup of tea that’s brought out,” says Alec

Dessin de Frazer Hudson paru dans The Guardian, Londres.

Foots, manager at the award-winning Black Swan tea rooms in Helmsley, North Yorkshire, which has seen demand for afternoon tea go skyward in the past six months. “To sit down and take your time over proper tea in a real china cup with delicious things to eat raises the spirits when things are tough.” The UK Tea Council, which awards the annual Tea Guild’s Best Tea Place honours, confirms that “the tradition of afternoon tea has never been stronger; more and more people are taking time to enjoy it.” Not only is it a further nod to the craze for all things vintage, and nostalgia for Fifties domesticity, it’s one of the simplest pleasures there is, says Oliver Peyton, the restaurateur and founder of the renowned Peyton & Byrne bakeries. “It’s no wonder there has been a resurgence. Everyone’s in need of comfort at the moment, and the combination of tea with delicious, fresh, well-made cakes and pastries can do that, relatively cheaply, like nothing else.” The afternoon tea revival has been brewing away for a while, of course, with the top hotels providing increasingly exotic afternoon tea menus, each with an array

Glossaire Baking mad : détournement de la locution barking mad dans laquelle barking joue le rôle de marqueur d’intensité, identique à celui de raving dans l’expression raving mad : “fou à lier”. En l’occurrence, le titre épingle la “folie pâtissière” qui s’est emparée du pays. Si le verbe to bake fait, au sens propre, référence à un mode de cuisson – cuisson au four –, il est majoritairement associé à la cuisson des gâteaux et pâtisseries diverses. Grips : to grip évoque une étreinte forte ou un sentiment qui exerce une emprise dont on a du mal à se libérer. Had bumped […] off the calendar : d’un emploi familier, to bump (somebody/ something) off dénote un processus d’exclusion qui peut aller jusqu’à une forme extrême : to bump someone off= “buter quelqu’un ”. Il s’agit plus simplement, dans le contexte, d’exclure du calendrier la tradition du déjeuner dominical partagé entre amis. Teeny : synonyme de tiny, “mini”. To ward off : évoque l’idée de protection. A warden est

un “gardien”. La postposition adverbiale off traduit la volonté de tenir à distance. L’invention de la duchesse de Bedford avait pour but d’éviter l’apparition de symptômes liés au sentiment de “creux” entre les principaux repas. China : la “porcelaine”. Nod : to nod signifie “exprimer son approbation par un signe de tête”. Il faut comprendre nod comme un signe d’adhésion au phénomène d’engouement pour tout ce qui est ancien vintage). (v Fifties domesticity : la vie domestique, c’est-à-dire au sein du foyer, telle qu’on l’a connue au cours des années 1950. Pastries : parfois traduit par “pâtisseries”, le terme est souvent employé tel quel dans la littérature spécialisée. A noter, Viennese pastries : “viennoiseries”. Brewing away : l’auteur joue sur la polysémie du verbe to brew qui a à la fois le sens d’ “infuser”», s’agissant du thé, notamment, et de “se préparer” pour un phénomène

climatique, un orage par exemple. Les signes du retour en grâce du thé étaient perceptibles depuis un certain temps. Array : terme qui, par l’étymologie, s’apparente au vieux français ”arroi“, c’est-à-dire l’ordre dans lequel sont disposées les choses, le “désarroi” n’étant en fait qu’un synonyme originel du désordre. Ici, le terme est à entendre au sens de range, un “choix” de différentes essences. Contemporary twists : to twist signifie “tordre”, le bras de quelqu’un par exemple. On propose au client un assortiment de pâtisseries mises “au goût du jour”. “It-cakes ” : it renvoie à la modernité ou à ce qui la remplace aujourd’hui, la “tendance”. A l’époque où les Beatles passaient pour être les ”Quatre garçons dans le vent”, to be with it était la devise de ceux qui se voulaient à la pointe de la modernité des années 1960. Cheery cupcakes : petits gâteaux coniques revêtus d’un glaçage, les cupcakes

sont aujourd’hui disponibles dans nos supermarchés. Cheery est l’équivalent américain de cheerful. Ces sympathiques gâteaux sont facteurs de bien-être et de joie de vivre. Squidgy : évoque une texture molle et humide. “Whoopie pies” : a pie s’apparente davantage à une “tourte” qu’à une tarte dans la mesure où la garniture de fruits est recouverte par une croûte de pâte. High streets : équivalent des “rues commerçantes” où se concentre l’essentiel de l’activité commerciale. Having our cake and eating it : le journaliste emploie au sens littéral la locution to have one’s cake and eat it dont l’équivalent français serait “(vouloir/avoir) le beurre et l’argent du beurre”, comble de la convoitise. Cornerstone : “pierre angulaire”. Nothing beats a competition : “rien de tel que la concurrence pour …”. Tuned in : to tune in, to tune to a programme signifie “prendre une émission” à la radio ou à la télévision.

Series : comme means, series est un substantif singulier que l’on serait tenté de prendre pour un pluriel du fait de sa graphie. Homewares : “articles ménagers ”, “articles pour la maison”. John Lewis : chaîne de grands magasins associée au réseau de distribution Waitrose, spécialisé dans l’épicerie haut de gamme. Be they : forme subjonctivale de l’auxiliaire be. “Qu’il s’agisse de tartes au citron ou de minimeringues”. Wedgwood : ancienne et prestigieuse fabrique de céramique et de porcelaine. House-warming : housewarming party = “pendaison de crémaillère”. Water-cooler conversations : fait référence à ces distributeurs d’eau installés dans les entreprises autour desquels se retrouvent les salariés pendant une courte pause. Dans un contexte français, les “conversations autour de la machine à café” serait un équivalent approprié. Tips : “indications”, “tuyaux”. Sample : “échantillon”.


d’aide à la lecture ont été établies par Jean-Claude Sergeant, professeur émérite à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris-III.

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Spécialiste de la vie politique et des médias britanniques, il est l’auteur du manuel L’Anglais du journalisme, paru en 2011 aux éditions Ophrys.

w in ww Re ter .co c t n u tr es a rou atio rrie ad r v n r ui tic ez al.c ts le om s

L’auteur du glossaire Les notes

Su rl ew eb

Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

France and automation of tea blends and contemporary twists on the traditional accompaniments. Then came the “It-cakes” – a wave of cheery cupcakes from the United States, delicate, pastel-coloured French macaroons, and squidgy “whoopie pies” – which put boutique-style bakeries, with an emphasis on quality, firmly back on our high streets. But suddenly, having our cake and eating it isn’t enough: we want to make it ourselves too. “Baking is one of the cornerstones of British food, but it has so many things in its favour that cross over at the moment,” Peyton observes. “It’s a feelgood activity – a sort of catharsis cooking – that centres on the home; it’s less expensive than going out. But also, we no longer perceive everything ‘foreign’ as better. Now that we’re so much more confident about our own culinary culture, we’re less romanced by the patisserie/ boulangerie, and are returning to our heritage with renewed enthusiasm.” Nothing beats a competition for stirring up excitement, and The Great British Bake Off, on BBC Two, has inspired home bake-offs up and down the country since it began in August. Four million of us tuned in each week of this series. Lakeland, the homewares company, and John Lewis have reported a surge in sales of baking equipment in response to the programme, as we try to master our own “technical challenges”, be they lemon tarts or mini meringues. Vintagestyle cake stands and Wedgwood china tea sets are now the house-warming presents du jour, and water-cooler conversations have been replaced by “Tupperware chats”, where colleagues gather around the latest home-baked goodies in the hope of a few tips – and, of course, a sample. Above all, home-made afternoon tea should begin and end with fun, whatever disasters might happen in the middle. “Baking is about putting spirit and passion in with the ingredients,” says Oliver Peyton. “There’s nothing like eating a cake someone has made for you.”

Driverless, workless Driverless trains reflect not just new technology but also rigid labour laws

The Economist London

T

he bold fuchsia-pink and tangerine-orange stripes of the upholstery are shocking enough, but the really unsettling feature of the new trains on the Paris metro is the lack of a driver. Last month, the first automatic trains went into service on line one, the capital’s busiest, running from La Défense to the Château de Vincennes. With trains guided remotely from a control room and protective platform-edge barriers, the new trains seem to operate entirely on their own. At a launch ceremony all the talk was of engineering and operational prowess.

Paris already has driverless trains on line 14, the world’s first fully automatic underground line. But that was built from scratch. Never before has such an old line, this one dating to 1900, been re-equipped with reconfigured platforms and new electronics, for driverless trains. On a line that carries 725,000 passengers a day, and despite difficult talks with trade unions, all the work took place without a shutdown. The main aim is better service. By eliminating human error, driverless trains are “incomparably” safer, says Gérard Churchill, in charge of installing the automatic line. Since opening in 1998, line 14 has had no accidents. Trains can run closer together. Extra services can be laid on at the last minute during unexpectedly busy times. But could there be another unspoken benefit? Driverless trains cannot go on strike. “It was not an objective,” insists Mr Churchill. “But it is true that, during

industrial unrest, automatic trains are

much more reliable.” Strict labour laws, costly payroll charges and erratic strikes seem to make French firms especially keen on technology. Supermarkets, for instance, have enthusiastically adopted self-checkout tills. The idea is to speed up queues at peak times for impatient non-technophobes carrying light baskets. But it also cuts costs. “Self-checkout has worked better in countries where labour is expensive,” says Serguei Netessine, a professor at INSEAD, a business school. France excels at high-tech services: credit-card operated petrol stations, touch-screen fast-food counters, automatic car-washing. All this in a country where the labour code runs to over 3,300 pages, an employer pays an average of 39% in payroll taxes, and unemployment is at 10%. Spot the connection.

Glossaire Labour laws : la “législation du travail”. Upholstery : désigne le matériau, le plus souvent textile, qui recouvre fauteuils et canapés. S’agissant des sièges des rames d’une ligne de métro, on préférera s’en tenir à la “garniture des sièges”. Unsettling : évoque un sentiment de malaise proche de l’inquiétude. Remotely : l’adjectif remote signifie “lointain”. Ici, l’adverbe remotely a le sens de “à distance”. Protective platform-edge barriers : les “parois”

de sécurité installées en bordure (edge) de quai. All the talk was […] : “il n’était question que de […]”. From scratch : locution signifiant “à partir de zéro”. En d’autres termes, “il a fallu tout inventer”. Shutdown : équivalent de strike. L’un et l’autre termes ont été employés par la presse britannique pour rendre compte de la grève du 30 novembre dernier dans le secteur public. Be laid on : to lay on signifie mettre quelque chose à la disposition d’une personne

ou de plusieurs. S’emploie le plus souvent à propos d’un repas que l’on prépare à l’intention d’invités. Ici, “des rames supplémentaires peuvent être mises en service à la dernière minute” et ainsi mises à la disposition des usagers. Industrial unrest : industrial est un faux ami notoire. Dans son sens premier, il renvoie, bien sûr, à tout ce qui touche à l’industrie, mais, plus largement, il fait référence aux relations au sein de l’entreprise. Dans une

rédaction, the industrial correspondent est le journaliste qui couvre la vie syndicale et les conflits du travail. Unrest est un euphémisme qui désigne une action déclenchée par un syndicat. Self-check tills : “caisses” (tills) automatiques Touch-screen : “écran tactile”. Payroll taxes : il ne s’agit pas de taxes ni d’impôts, mais des charges sur les salaires. Spot the connection : littéralement, “cherchez le rapport”.

Elysée 2012 vu d’ailleurs avec Christophe Moulin

Vendredi 14 h 10, samedi 21 h 10 et dimanche 17 h 10

La campagne présidentielle vue de l’étranger chaque semaine avec


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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

Economie

En France Les recettes des diocèses ont représenté 700 millions d’euros en 2009, avec d’énormes disparités régionales, selon une enquête publiée par le quotidien La Croix en mars dernier. Ressources

les plus importantes : le denier du culte (231 millions), le produit des quêtes (147 millions), puis les legs et les donations (85 millions). L’Eglise dispose en outre d’un patrimoine

immobilier important, à usage pastoral ou locatif (23 millions d’euros de loyers). Quant au patrimoine des congrégations, qui ne dépendent pas de l’Eglise, il n’est pas recensé au plan national.

Patrimoine

L’Eglise allemande renonce à la littérature érotique L’épiscopat va vendre sa maison d’édition Weltbild, dont le catalogue scandalise les conservateurs. Une affaire qui révèle la diversité du business des Eglises chrétiennes. Süddeutsche Zeitung Munich

W

eltbild n’est pas la seule entreprise commerciale allemande totalement contrôlée par l’Eglise catholique, mais aucune autre ne divise autant les fidèles que cette maison d’édition d’Augsbourg [en Bavière]. D’un point de vue commercial, Weltbild est une réussite totale : le groupe réalise plusieurs millions de bénéfices depuis des années. [C’est le numéro trois de la vente en ligne derrière Amazon et Ebay, et le deuxième libraire en ligne du pays. Il possède en outre 400 librairies.] Par ailleurs, il est très controversé, en particulier dans les cercles conservateurs catholiques, qui lui reprochent de publier divers ouvrages à contenu érotique, occultiste ou ésotérique. Les évêques allemands [soumis à une forte pression du pape Benoît XVI depuis sa venue en Allemagne, fin septembre] ont manifestement perdu patience : ils souhaitent vendre et semblent cette fois bien décidés. Ils y avaient déjà songé en 2008 et 2009, mais avaient renoncé faute d’avoir obtenu un prix satisfaisant du fait de la crise financière. Weltbild a dégagé plus de 126 millions d’euros de bénéfices au total au cours des trois dernières années [son chiffre d’affaires annuel dépasse 1,6 milliard d’euros]. Trois millions d’euros ont été distribués aux actionnaires – bien trop peu, selon

certains. Mgr Joachim Meisner, le cardinal de Cologne [réputé pour ses positions réactionnaires], avait récemment réclamé la vente du groupe et, par la même occasion, remis en cause la participation de l’Eglise à des entreprises. “Quelle que soit la qualité morale” de certains produits, les évêques ne devaient pas, selon lui, “conserver un groupe qui emploie 6 000 salariés et qui réalise des milliards de chiffre d’affaires”. D’un autre côté, il faisait preuve de compréhension pour la politique commerciale de la maison d’édition. “Ils ne peuvent pas retirer des catalogues entiers qui marchent probablement très bien.” Un tel groupe ne pouvait exister que s’il se développait. Les ultraconservateurs qui s’opposent à Weltbild dans les médias ont une argumentation un peu moins subtile : ils tentent de profiter du débat pour attaquer nommément les membres du conseil de surveillance qu’ils désapprouvent. Les évêques jugent les positions exposées dans les médias proches de l’Eglise “biaisées et déraisonnables”. Carel Halff, le patron de Weltbild, qui a rejoint le groupe en 1975, accueille aujourd’hui la décision des actionnaires avec “humilité et reconnaissance”. “Nous regrettons profondément que la crédibilité des actionnaires et de l’entreprise ait pu pâtir de quelques offres Internet isolées, si insignifiantes économiquement soientelles”, ajoute-t-il. Il y a deux mois à peine, il avait déclaré sans ambiguïté : “Une vente n’est pas à l’ordre du jour en ce moment.” La grande question, c’est maintenant de savoir si la maison d’édition va trouver un repreneur, et quand. Lors d’une réunion d’information destinée aux cadres dirigeants, Carel Halff a évoqué un délai de un à deux

ans. Peter Fitz, le président du comité d’entreprise, a demandé que l’on ouvre une négociation collective pour régler les conditions d’un éventuel rachat, de façon à protéger les salariés. Cette revendication “se heurte au refus de la direction et des actionnaires”, déplore-t-il cependant. L’Eglise n’a jamais été une puissance uniquement spirituelle. Les Eglises catholique et protestante comptent 1,2 million de salariés et sont le premier employeur d’Allemagne après la fonction publique. La plus grande partie des employés travaille pour Caritas et Diakonie [associations caritatives respectivement catholique et protestante], en particulier dans l’assistance aux personnes dépendantes, dans les hôpitaux et dans l’éducation. L’Eglise tire la plus grande partie de ses revenus du denier du culte [qui est en Alle-

magne prélevé par l’Etat, puis redistribué aux différentes confessions]. En 2010, l’Eglise protestante a engrangé près de 4,3 milliards d’euros et l’Eglise catholique, 4,8 milliards. Elles disposent en outre d’un patrimoine immobilier considérable : l’Eglise catholique détient 60 000 bâtiments classés, les autres n’étant pas comptabilisés de façon centralisée ; l’Eglise

Le premier employeur du pays après la fonction publique protestante possède environ 75 000 bâtiments, dont 21 000 églises et chapelles, ainsi que 325 000 hectares de terrain. Les propriétaires ecclésiastiques et monastiques sont également entrepreneurs. Ils gèrent des hôpitaux, des foyers pour handicapés, des services de soins à domicile payants pour les personnes dépendantes, ainsi que des banques et des assurances, et toutes sortes d’entreprises. En réaction à la crise financière, le diocèse de Rottenburg-Stuttgart, par exemple, a créé la société de conseil aux entreprises Kirche und Wirtschaft (KiWi) ; sept évêchés bavarois ont de leur côté fondé l’agence Bayerisches Pilgerbüro, qui propose des pèlerinages à Lourdes et des croisières sur le Nil. L’Eglise détient aussi diverses maisons d’édition, des usines de boissons et des sociétés de production cinématographique. Caspar Busse, Sophie Crocoll et Stefan Mayr Livres interdits. Dessin de Steve Wacksman, New York.

Possessions terrestres

De la viande, de la bière et des téléfilms “Depuis que Joseph Ratzinger est arrivé au Saint-Siège, on boit au Vatican une eau minérale venue de Bavière”, relève la Süddeutsche Zeitung. Selon les proches du pape Benoît XVI, les bouteilles d’Adelholzener – produites par la Congrégation des petites sœurs des pauvres (près de 400 salariés, 120 millions d’euros de chiffre d’affaires) – parcourent régulièrement 900 kilomètres pour la bonne cause : l’entreprise réinvestit ses bénéfices dans des projets sociaux et finance des hôpitaux et des foyers pour personnes

dépendantes. Mais l’Eglise catholique ne se limite pas à la fabrication de boissons non alcoolisées : toujours en Bavière, les moines du monastère d’Andechs brassent – conformément à la tradition monastique – une bière (100 000 hectolitres par an, 200 salariés) qu’ils exportent dans toute l’Europe et jusqu’en Russie, souligne le quotidien de Munich. Là encore au bénéfice des œuvres sociales et de foyers pour SDF. De son côté, l’Eglise protestante n’est pas en reste : créée dans le Land de Hesse

au début des années 1990 comme association à but non lucratif avec un objectif de réinsertion sociale, la société Hephata a développé une activité agricole biologique si rentable qu’elle gère aujourd’hui trois exploitations (220 hectares au total), des usines connexes (boucherie, emballage, épluchage) et un système de distribution dont 30 % de l’offre est issue de sa propre production, le reste étant acheté à des producteurs régionaux labellisés bio. Avec un chiffre d’affaires d’environ 3 millions d’euros, elle finance

70 emplois – rémunérés sur quatorze mois – et l’insertion de 110 personnes handicapées. A l’instar des catholiques, les protestants ne s’arrêtent pas aux nourritures terrestres : depuis 1960, la société Eikon, sise à Berlin, produit des émissions et des téléfilms en tout genre – séries policières, divertissements, documentaires, débats ou autres, seule la télé-réalité étant exclue – pour le bien-être d’une quarantaine de salariés. Avec un chiffre d’affaires de plusieurs dizaines de millions d’euros, la Sarl Eikon

– sans but lucratif – ne distribue aucun bénéfice et finance ainsi sa production, où le divertissement est roi (20 % seulement des contenus sont religieux). Dans un autre domaine, la société KSE, fondée en 2008 en partenariat par des instances régionales de l’Eglise catholique et de l’Eglise protestante, fournit de l’énergie (gaz naturel et électricité respectueuse de l’environnement, non nucléaire). Sa spécificité est de n’avoir pour clients que les institutions religieuses et sociales du Bade-Wurtemberg.


Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011 Usages industriels L’étain est utilisé dans la production de verre, dans les emballages (le fer-blanc des conserves) et, surtout, dans les alliages de soudure pour l’électronique.

Matières premières

MA*

Sumatra

Province de Riau

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Province de Bangka Belitung

Kalimantan

Jakarta Java

Equateur Sulawesi

Moluques

Papouasie

INDONÉSIE 800 km

* Malaisie.

L’Indonésie tente de faire plier le marché de l’étain Bien qu’à l’origine de la moitié de la production planétaire, l’archipel ne maîtrise pas les cours de ce métal. Pour les faire remonter, les exploitants ont décidé de geler leurs exportations.

Dents de scie Cours de l’étain à la Bourse de Londres (en milliers de dollars par tonne)

35 30

Tempo (extraits) Jakarta

25

D

20

epuis le 1er octobre, vingt-huit compagnies minières opérant dans l’archipel de Bangka Belitung [à l’est de Sumatra] ont suspendu leurs exportations d’étain. Leur objectif : faire remonter les cours mondiaux. Cet archipel et la province de Riau produisent à eux seuls la moitié de l’étain planétaire. Mais cette prédominance ne garantit pas aux producteurs, qui ne peuvent peser sur le prix de vente, les profits espérés. Tout se décide loin de là, à la Bourse des métaux de Londres et à la Bourse d’étain de Malaisie, affirme le vice-président de l’Association indonésienne de l’étain, Rudy Irawan. Actuellement, le stock d’étain à Londres n’est plus que de 13 000 tonnes, contre 16 000 tonnes habituellement. Les exportations reprendront lorsque le cours du métal aura atteint 25 000 dollars [18 500 euros] la tonne, explique Rudy Irawan. Le 1er décembre, elle se négociait à Londres environ 20 500 dol-

15 10

12 déc. 2011 19 850 dollars

5

2007 2008 2009 2010 2011 Source : London Metal Exchange

lars, alors qu’il y a quelques années elle flirtait avec les 35 000 dollars. Samedi 12 novembre, dans le lounge de l’aéroport de Pangkal Pinang [sur l’île de Bangka], les patrons des sociétés de négoce de métaux Grillo Handelgesellschaft (Allemagne), Asahi (Singapour), Eco Tropical (Singapour), Hanwa Japan (Japon) et Senju Metal Industry (Japon) bouillaient d’impatience. Rendez-vous avait été pris à midi avec Eko Maulana Ari, le gouverneur de la province de Bangka Belitung, et les dirigeants de l’Association indonésienne de l’étain. L’entretien a été

expédié en un quart d’heure. L’Allemand Hans-Walter Kessler a exprimé son inquiétude face à la diminution du stock d’étain de son entreprise. Il a tenté d’obtenir la levée du moratoire sur les exportations. S’en est suivi un échange assez vif, l’association campant sur ses positions. “Leurs sentiments oscillaient entre la frustration et la panique. On voyait bien qu’ils avaient vraiment besoin de l’étain de Bangka”, raconte le secrétaire de l’association, Johan Murod. Consciente de la pression exercée par les importateurs, l’association a sollicité une réunion des producteurs au Novotel de Bangka pour exhorter la société PT Timah à suspendre ses exportations. Cette entreprise d’Etat est en effet le plus gros producteur d’étain d’Indonésie. L’un de ses dirigeants, Abrun Abubakar, a assuré soutenir le moratoire et avoir cessé ses exportations sur le marché ouvert. Mais le groupe n’a pas interrompu ses livraisons à ses partenaires de l’Asie-Pacifique. “Nous

“Une thérapie de choc pour les marchands et les spéculateurs” avons signé un contrat avec ces entreprises. Si nous cessons de les approvisionner, elles peuvent nous traîner en justice”, s’est-il justifié. Sur le papier, l’unanimité prévaut entre les membres de l’association de

l’étain. Mais sur le terrain, il en va autrement. Récemment, raconte Rudy Irawan, une société privée a livré 400 tonnes de métal. “Elle invoque son besoin de liquidités pour payer ses employés”, explique-t-il, en déplorant ces entorses à un moratoire qui représente “une thérapie de choc pour les marchands et les spéculateurs”. Malgré sa déception, l’association refuse de se laisser abattre. Elle a déjà préparé une riposte : créer une Bourse de l’étain à Bangka Belitung, où les producteurs pourront fixer eux-mêmes le cours jugé optimal. Ce marché fonctionnera tous les jours à partir de 15 h 30 pendant quinze minutes seulement, une heure où la Bourse des métaux de Londres n’est pas encore ouverte. “Nous espérons qu’elle sera opérationnelle dès le début de l’année prochaine”, précise Rudy Irawan. Une source de Tempo rapporte cependant que les courtiers du Royaume-Uni ne croient pas un seul instant que l’Indonésie puisse se doter d’une telle Bourse. “Lors d’un petit déjeuner à Londres le mois dernier, ils se sont moqués de nous. C’est pourquoi à présent nous devons prouver que nous en sommes capables”, précise cette source. Souhaitons juste que le marché de l’étain de Bangka Belitung ne connaisse pas le même destin que celui de Jakarta, qui a disparu avant même d’avoir pu prendre son essor. Padjar Iswara, Febriana Firdaus et Parliza Hendrawan

Musique

La crise de l’euro, trop hard pour Metallica De crainte d’être pris dans la tourmente de la dette, le groupe américain avance sa prochaine tournée sur le Vieux Continent. The Wall Street Journal (extraits) New York

es membres de Metallica gagnent leur vie depuis trente ans en interprétant des hymnes apocalyptiques comme The Four Horsemen ou Enter Sandman. Aujourd’hui, les pionniers du heavy metal ont une autre raison de ne dormir que d’un œil [référence aux paroles de Enter Sandman] : la crise financière européenne. Cliff Burnstein, le fidèle manager du groupe, a décidé de donner un coup d’accélérateur à leur prochaine tournée afin d’éviter d’être rattrapé par la crise de la dette. Il redoute qu’une chute de l’euro ne rende les tarifs du groupe prohibitifs pour les organisateurs de concerts des pays de

L

la zone euro. Au lieu de parcourir l’Europe en 2013, Metallica partira donc en “European Summer Vacation” en 2012. Il se produira notamment dans les festivals allemands Rock Im Park et Rock Am Ring, au début du mois de juin, avant de mettre le cap sur le Royaume-Uni et l’Autriche. “Ecoutez, je ne suis pas économiste, mais j’ai un diplôme, donc ça aide”, explique Burnstein, assis dans l’antichambre de son bureau à Manhattan, vêtu d’un jean et d’un tee-shirt rouge de The Economist orné du slogan : “Pensez responsable”. “Il faut se demander quel est le meilleur moment pour faire quoi, où et quand.” L’industrie mondiale de la musique doit déjà résister à la chute des ventes de disques, aux prix exorbitants des billets de concert et à une économie boiteuse. Aujourd’hui, les angoisses financières poussent même les plus grands rebelles du rock à se montrer prudents quand leur portefeuille est en jeu. Les Red Hot Chili Peppers, un autre groupe géré par Cliff Burnstein et son partenaire Peter Mensch,

ont aussi avancé leurs projets en Europe. Près de 75 % des revenus du groupe proviennent des concerts à l’étranger. Depuis la crise financière planétaire de 2008, les groupes de rock et leurs managers s’intéressent de plus près à des détails obscurs comme le taux de change et les tendances économiques quand ils signent des contrats avec des organisateurs de concerts étrangers. Huit mois avant que Metallica ne monte sur scène en Allemagne, Cliff Burnstein se demande si le groupe devrait être payé en dollars, en euros, ou les deux. Si l’évolution des taux de change est susceptible de porter tort aux bénéfices de Metallica, il achète des produits dérivés pour se couvrir contre le risque. “Personne ne cherche à miser sur les taux de change pour gagner de l’argent, mais personne ne tient non plus à se retrouver perdant”, résume le manager à la barbe broussailleuse. Ce qu’il redoute le plus, c’est l’euro. “Dans les années à venir, le dollar sera plus fort et l’euro plus faible. Je veux en tirer parti en faisant davantage de tournées [euro-

péennes] maintenant, parce qu’elles seront plus profitables pour nous”, ajoute-t-il. Récemment, David Rawlings, le guitariste qui joue avec la chanteuse de country Gillian Welch – une autre cliente de Cliff Burnstein –, a appelé d’Europe pour se plaindre du niveau encore élevé de l’euro [1 euro vaut actuellement 1,40 dollar]. A la différence de bien des stars, le duo se rend en voiture d’un concert à l’autre, et il a dû payer quatre fois plus qu’en Amérique pour l’essence, l’hôtel et la nourriture. “Cela confirme que, du fait des taux de change, les prix en Europe sont bien plus élevés que chez nous, et que cela ne peut plus durer”, explique Cliff Burnstein. En attendant, cela vaut le coup pour Metallica, dont les coûts sont essentiellement en dollars, d’engranger des livres sterling et des euros dès l’été prochain. “Nous sommes un produit d’exportation américain, comme Coca-Cola”, conclut le manager en souriant. “Nous cherchons les meilleurs marchés. Actuellement, je m’intéresse de près à l’Indonésie.” Neil Shah


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Sciences

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Batteries et camembert A relire sur le site de Courrier international : “Un peu de fromage dans vos batteries” (1er juillet 2010). Des chercheurs grecs proposent

d’utiliser du petit-lait, déchet de l’industrie fromagère, pour alimenter les batteries à combustible, explique l’hebdomadaire The Economist.

Recherche

Eau + Soleil = carburant ? En manipulant la lumière et les fluides à l’échelle microscopique, un scientifique lausannois espère produire de l’énergie à grande échelle. Le Temps (extraits) Genève

renez quelques petits tuyaux microscopiques qui font circuler de l’eau ou tout autre fluide. Eclairez l’ensemble avec un dispositif optique qui concentre la lumière. Vous obtenez une association qui, exploitant les propriétés de la lumière et celles des liquides à l’échelle du micromètre (un millième de millimètre), est capable de réaliser des prouesses. L’optofluidique – c’est le nom de cette association – permet de résoudre des questions technologiques insolubles à plus grande échelle. Dans ses premières applications, cette discipline scientifique avait surtout pour objectif de créer des microscopes spéciaux pour analyser des systèmes biologiques. Mais d’autres domaines peuvent être envisagés. C’est ce que propose Demetri Psaltis, doyen de la faculté des sciences et techniques de l’ingénieur de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), en Suisse, dans l’édition spéciale d’octobre de la revue Nature Photonics. Le chercheur y affirme que l’optofluidique est à même de s’attaquer à l’un des plus grands défis de ce siècle : l’énergie.Demetri Psaltis propose ainsi d’utiliser un système d’optofluidique pour améliorer la performance de différents procédés énergétiques ayant comme point commun l’utilisation de la lumière du jour comme source d’énergie.

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Capter et concentrer la lumière L’un des systèmes étudiés permet de générer des carburants en faisant appel soit à des réactions photochimiques, soit à l’utilisation de micro-organismes photosynthétiques comme les algues ou les bactéries. Ainsi, dans un photobioréacteur [appareil dans lequel on met en culture des micro-organismes pour qu’ils produisent du carburant, du biodiesel par exemple] classique éclairé dans tout son volume, le problème principal est la distribution de la lumière. “Les micro-organismes situés loin de la surface éclairée ne peuvent pas synthétiser efficacement les huiles servant de base à la fabrication de biocarburants, explique le scientifique lausannois. Ils sont également gênés par leurs congénères, qui leur font de l’ombre. Mais en améliorant la collecte et la distribution de la lumière, on peut régler le problème et augmenter singulièrement les rendements.” Pour capter la lumière, Demetri Psaltis propose le couplage de systèmes optiques

ayant déjà fait leurs preuves en optofluidique [voir schéma]. L’un d’entre eux est le prisme liquide qui permet de suivre la course du Soleil en modifiant l’angle de réfraction de l’eau. Le flux lumineux est ensuite concentré grâce à une lentille de Fresnel [lentille utilisée notamment dans le système d’éclairage des phares]. Pour diffuser la lumière de façon plus efficace, une solution élégante consiste à réaliser les transformations chimiques dans une puce microfluidique : un ensemble de tubes microscopiques translucides. Fabriqués en verre ou en polymère (PDMS), les tubes piègent la lumière et jouent le rôle de fibres optiques.

Une micro-usine à gaz La lumière du soleil peut convertir un mélange de dioxyde de carbone et d’eau en méthane, un gaz qui peut servir de combustible.

En utilisant un dispositif dit d’“optofluidique”, on peut augmenter radicalement le rendement de cette réaction chimique.

Cette technique pourrait permettre de produire du carburant en grande quantité et à moindres frais.

Des prismes liquides (capteurs de lumière contenant de l’eau) s’adaptent à l’angle des rayons du soleil sans que l’on ait recours à une mécanique coûteuse.

De nombreux obstacles Travailler dans un volume réduit comporte un autre avantage : celui de confiner les réactifs [c’est-à-dire les substances qui réagissent] et de les mettre en contact plus facilement. Dans le cas de réactions nécessitant l’emploi de catalyseurs [substance qui permet d’accélérer la vitesse d’une réaction chimique] tels que l’oxyde de titane, ces derniers seront placés sur les parois des microtubes. Le chercheur cite dans l’article de Nature Photonics différents exemples de réactions chimiques qui voient leur taux de production de molécules intéressantes multiplié par un facteur 100 à 1 000 lorsqu’elles sont effectuées avec une puce microfluidique. Sur le papier, l’optofluidique comporte donc des arguments pleins de promesses. Mais comment passer d’une seule puce à un million d’unités organisées en grand réseau ? Aucune expérience de ce type n’existe, cependant certaines difficultés sont déjà discernables. En premier lieu, avec la multiplication des puces microfluidiques, qui doivent être structurées, isolées et hiérarchisées, le nombre de paramètres à gérer va exploser. S’il est facile de contrôler le débit d’un fluide dans une puce grâce à une micropompe, en sera-t-il de même en multipliant le nombre de ces petits éléments ? Et c’est compter sans les problèmes d’encrassement éventuels dus au transport de matière organique, comme les bactéries photosynthétiques. Difficulté finale et non des moindres, le coût d’une installation optofluidique à grande échelle peut s’avérer exorbitant. “Les dispositifs expérimentés actuellement sont tous artisanaux et il serait inimaginable de produire beaucoup plus à partir de ces systèmes, reconnaît Demetri Psaltis. Il existe bien quelques industriels qui vendent des puces microfluidiques, mais on est loin du compte. Pour être compétitif, il faudrait que le prix à l’unité de ces dispositifs ne soit que de quelques francs suisses. Après tout, les cellules solaires ont bien réussi cette performance en une vingtaine d’années, alors pourquoi pas les puces microfluidiques ?” Caroline Depecker

La lumière est dirigée dans la même direction…

Prismes liquides

Lentille de Fresnel … et concentrée par une lentille de Fresnel sur le réacteur optofluidique.

Réacteur optofluidique

Le réacteur est constitué de tubes microscopiques translucides (1) dans lesquels on injecte de l’eau et du dioxyde de carbone (2).

1

Les parois des tubes sont recouvertes de dioxyde de titane, qui sert à accélérer la réaction chimique.

2

Eau H2O

Lumière

Méthane CH4

H C Dioxyde de carbone CO2

3

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Dioxyde de titane

Dioxygène O2

A la sortie des tubes, on obtient les deux gaz produits par la réaction : du dioxygène et du méthane (3). Sources : “Le Temps”, EPFL


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Ecologie Réserve naturelle

Un peu de planning familial chez les bisons ÉTATS-UNIS i ur sso MONTANA Mi Centre de quarantaine de Corwin Springs

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Parc national de Yellowstone WYOMING

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uand vient l’heure du repas, les occupants de la Brogan Bison Facility [centre de quarantaine pour les bisons] s’attroupent autour d’une meule de foin. Les bisons rassemblés ici après s’être échappés du parc national de Yellowstone (Etats-Unis) un peu plus tôt dans l’année sont susceptibles de faire l’objet d’une étude envisagée par le ministère américain de l’Agriculture (United States Department of Agriculture, USDA) sur le GonaCon, un vaccin contraceptif destiné à la faune sauvage. Développé à l’origine par l’USDA comme une forme non mortelle de lutte contre les nuisibles, le GonaCon abaisse le taux des hormones sexuelles pour réduire les chaleurs et la fertilité. Les chercheurs espèrent que le

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CANADA

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The Atlantic (extraits) Washington

Un parc contaminé

Troupeaux de bisons 400 km

GonaCon enrayera la propagation de la brucellose, une maladie infectieuse d’origine bactérienne qui provoque l’avortement chez les ongulées. L’immense territoire protégé de Yellowstone est le dernier réservoir [américain] de la bactérie Brucella abortus, qui aurait été introduite chez les bisons par le

Courrier international

Pour enrayer une épizootie dans le parc de Yellowstone, les autorités américaines veulent tester un vaccin contraceptif.

bétail au début du XXe siècle. La moitié environ des bisons du parc y est exposée. La maladie se transmet principalement par les matières infestées qui se déposent sur les pâturages lors des naissances. Les chercheurs du service d’inspection sanitaire animale et végétale (Animal and Plant Health Inspection Service, Aphis) de l’USDA s’efforcent de déterminer si une stérilisation temporaire avec du GonaCon, en empêchant cette excrétion postnatale, pourrait juguler la contagion. L’USDA a dépensé environ 2 milliards de dollars [1,5 milliard d’euros] en près de quatre-vingts ans pour essayer d’éradiquer cette pathologie. Les bisons qui sortent du parc sont systématiquement capturés et mis en quarantaine. Les animaux malades sont abattus. La bactérie peut être transmise au bétail : si un élevage est atteint, il faut sacrifier les bêtes infectées. Par ailleurs, Brucella abortus peut se transmettre aux humains via le lait non pasteurisé. Mais l’étude sur le GonaCon débute à peine que des écologistes expriment déjà

leurs inquiétudes. Stephany Seay, attachée de presse de Buffalo Field Campaign – une organisation pour la protection du troupeau de bisons de Yellowstone –, dénonce les travaux de l’USDA, qu’elle considère comme un programme expérimental de contrôle des naissances. “La brucellose est un alibi pour contrôler les mouvements des bisons sauvages”, assure-t-elle. A l’en croire, le GonaCon sert les intérêts des éleveurs, qui ne veulent pas de la concurrence des bisons dans les pâturages. “C’est une guerre séculaire dont l’enjeu est la prairie”, poursuit Mme Seay. Mais pour Marty Zaluski, vétérinaire chargé du bétail par l’Etat du Montana, “le GonaCon est une méthode non létale pour réduire le taux d’infection tout en ralentissant la croissance de la population. On diminuerait ainsi le nombre d’animaux abattus.” L’Aphis mène actuellement une évaluation environnementale avant de décider de poursuivre ou non l’étude. Résultats en janvier. Si le feu vert est donné, le travail pourrait démarrer au printemps. Sarah Yager


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Technologie

100 % autonome La Nasa a mis au point un robot aquatique qui utilise les différences de température de l’eau pour produire son énergie. Un sujet du magazine New Scientist (paru dans CI n°1026, du 1er juillet 2010).

Océanographie

L’armée des robots marins débarque ! Bientôt, des dizaines de milliers d’automates étudieront toutes les mers du globe. C’est du moins le projet ambitieux lancé par une entreprise américaine. The New York Times (extraits) New York De Sunnyvale, Californie ames Gosling veut mettre en réseau tous les océans du monde. Il est en train de créer une gigantesque flottille de robots capables de se déplacer sur les océans et de récupérer toutes sortes de données, des conditions climatiques à la présence d’hydrocarbures. A terme, ces données pourraient permettre de réduire considérablement les coûts des activités liées à la mer. Si le projet semble pour le moins ambitieux, il faut rappeler que James Gosling n’est autre que l’inventeur du Java, l’un des langages informatiques les plus utilisés au monde, et souligner que la société pour laquelle il travaille, Liquid Robotics, a investi un budget de 40 millions de dollars [30 millions d’euros] dans la mission océanographique. Cette entreprise de la Silicon Valley produit le Wave Glider, un robot marin de la taille d’une planche de surf. Doté d’un système de propulsion utilisant le mouvement des vagues et équipé de deux panneaux solaires pour alimenter ses circuits, le Wave Glider traverse lentement

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les océans en enregistrant des données. Celles-ci sont d’abord stockées dans des puces électroniques à basse consommation, puis transmises par satellite ou téléphone portable à de puissants ordinateurs pour être analysées. “Ce n’est vraiment pas facile de faire fonctionner un ordinateur au beau milieu de l’océan, mais c’est bien tout l’intérêt”, s’enthousiasme Gosling, responsable logiciel chez Liquid Robotics. “Les océans recouvrent les trois quarts de notre planète, et pourtant ils restent un mystère.” L’entreprise espère pouvoir lancer des dizaines de milliers de robots marins capables d’opérer en réseau. Equipés de capteurs et de systèmes informatiques leur permettant de se diriger sur les océans, ils pourraient servir dans le cadre d’études s’étalant sur plusieurs années. Liquid Robotics a déjà vendu des Wave Gliders à l’agence américaine chargée de l’étude des océans et de l’atmosphère (National Oceanic and Atmospheric Administration) pour un montant de plus de 100 000 dollars. Depuis 2009, l’entreprise a fabriqué près de soixante-dix robots, la plupart destinés à l’industrie pétrolière et aux scientifiques spécialistes des milieux marins. Elle en produit une quarantaine tous les trois mois.

Ces engins peuvent en appeler d’autres pour accomplir une mission

Dessin de John Hersey, Etats-Unis. D’autres sociétés, par exemple iRobot [société de robotique du Massachusetts, connue notamment pour ses robots aspirateurs Roomba], fabriquent également des robots marins équipés de capteurs [comme le Seaglider], mais ceux-ci servent davantage à réaliser des travaux sous-marins et ne sont pas destinés à fonctionner en réseau. Lorsque les Wave Gliders communiquent entre eux, ils peuvent appeler d’autres robots à les rejoindre pour accomplir une mission : mesurer l’étendue d’une marée noire ou d’une poussée d’algues, identifier certains courants marins pour alerter les bateaux,

qui feront ainsi des économies de carburant, explique Gosling. Pour cela, les robots devront également être capables de naviguer de manière autonome. Actuellement, les robots sont pilotés par groupes de dix ou quinze depuis la terre, une méthode que Gosling juge primitive. “Ce sont des outils qui datent de l’âge de pierre, souligne-t-il. Si un robot rencontre un bateau, il doit être capable de déguerpir tout seul.” Il y a toutefois d’autres risques. Un robot a par exemple été attaqué par un requin et a perdu un capteur. Il a néanmoins réussi à revenir à sa base. En novembre, l’entreprise a lancé une grande campagne de sensibilisation en mettant à l’eau quatre robots pour une traversée du Pacifique. Deux robots mettront le cap sur Tokyo, les deux autres sur Sydney. Liquid Robotics mettra les données qu’ils collecteront à la disposition des internautes et récompensera celui qui en proposera l’utilisation la plus innovante. Les robots se déplacent à la vitesse de 1,5 nœud grâce à des pales sous-marines reliées à leur corps par une barre d’environ 6 mètres de long. Semblables à des lattes de store, ces pales s’inclinent vers le haut lorsqu’une vague soulève le robot, puis redescendent lorsqu’elle est passée, permettant ainsi au robot d’avancer. Lorsque la houle est trop puissante, le robot passe sous la surface de l’eau à travers les vagues, à la manière des surfeurs. Le prochain défi pour le Wave Glider : survivre à un ouragan. Quentin Hardy

Sport

Suivre la condition des athlètes en direct Grâce à un appareil innovant, on pourra connaître les statistiques vitales des sportifs durant les matchs. Technology Review (extraits) Cambridge

n février dernier, lors du camp de repérage annuel de la National Football League (NFL), où sont évalués les meilleurs joueurs de football américain universitaire, les participants les plus en vue portaient un maillot spécial équipé de capteurs mis au point par la société Under Armour and Zephyr Technologies. Les données fournies par ceux-ci lors des divers tests physiques ont été enregistrées. Il y a six ans, Zephyr a commencé à mettre au point des dispositifs portables de mesure des fonctions vitales pour les

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forces spéciales. Les capteurs et les transmetteurs sans fil étant devenus moins chers, la société se tourne désormais vers le sport professionnel et le marché grand public. La dernière version du système se compose d’un disque lisse, à peu près de la taille d’un CD, placé au niveau de la poitrine qui contient des capteurs mesurant le rythme cardiaque, la température et les mouvements du corps. L’appareil est aussi doté d’une source d’énergie, d’un transmetteur Bluetooth et d’une mémoire. L’ensemble est couplé à des électrodes intégrées dans un ruban que l’on fixe sur la poitrine, sur un maillot ou sur un soutien-gorge. Un logiciel sophistiqué permet au système de mesurer les statistiques cardiaques ainsi que le seuil d’anaérobie et la capacité aérobie [qui déterminent la réaction de l’organisme à l’intensité d’un exercice physique]. D’après Brian Russel, le PDG de

Zephyr, plus de cinquante équipes sportives professionnelles et universitaires de tout le pays, football américain, basketball, volley-ball et hockey, suivent leurs joueurs grâce à ce système. Les données recueillies permettent de veiller à la sécurité du sportif – la mesure du rythme cardiaque, par exemple, peut prévenir la mort subite par arrêt cardiaque chez les jeunes sportifs. Et les entraîneurs comptent bien adapter l’entraînement des joueurs afin de le rendre plus efficace : l’appareil peut dire par exemple si le sportif dépasse ou non le seuil anaérobie, seuil au-dessus duquel les muscles commencent à produire de l’acide lactique et mettent donc plus temps à récupérer. “On peut porter l’appareil en période d’entraînement dur pour obtenir une forme maximale tout en évitant les blessures”, ajoute Russel. Les capteurs portables permettent en outre de transmettre les données physiologiques du

joueur en temps réel, ce qui peut être intéressant pour les spectateurs des matchs et pour les parieurs. “Les supporters veulent vraiment faire corps avec les joueurs”, souligne Asim Pasha, directeur des relations publiques d’une équipe de football de Kansas City qui joue au Livestrong Sporting Park, un stade truffé de systèmes sans fil. “S’ils peuvent avoir davantage d’informations, c’est un plus pour eux.” En outre, “ce système pourrait avoir un impact énorme sur les sponsors”, ajoute David Carter, directeur de l’Institut de l’économie du sport de l’université de Californie du Sud. Reste à savoir qui, du sportif, de l’équipe, de la ligue ou du sponsor, sera propriétaire des données. Pour le moment, les sportifs semblent enthousiasmés par cette perspective. “Les joueurs savent que, s’ils partagent leurs données, ils auront une meilleure couverture télévisée et donc de meilleurs contrats”, confie Russel. Emily Singer


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Les enjeux gÊopolitiques • Les scÊnarios de sortie de crise • L’avenir de l’euro Les enjeux• Toutes gÊopolitiques • Les scÊnarios sortie de crise les prÊvisions par pays de et par • L’avenir de l’euro • Toutes les prÊvisions par secteurs • Les invitÊs : Aung San Suupays Kyi, et par secteurs •Daniel Les invitÊs : Aung San Suu Kyi, Daniel Barenboïm, Bob Diamond, DilmaBarenboïm, Bob Diamond, Dilma Rousseff, Sheryl Sandberg‌ Rousseff, Sheryl Sandberg‌

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DĂŠcembre 2011-fĂŠvrier 2012 Hors-sĂŠrie n° 39 – 8,50 â‚Ź (France mĂŠtropolitaine)

Le monde en

Etat et de gouvernement en 2012*

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Chine Congrès du Parti Octobre Egypte Election prÊsidentielle possible

TaĂŻwan Election prĂŠsidentielle 14 janvier

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Médias

Evgeny Morozov est connu pour son scepticisme vis-à-vis de l’idée très répandue qu’Internet permet de faire chuter les régimes autoritaires. Or, pour lui, l’arme numérique des dissidents

peut très bien se retourner contre eux : les Etats peuvent utiliser Internet pour surveiller, répandre des idées nationalistes et/ou harceler les individus non conformistes.

C’est la thèse qui est au cœur de son premier ouvrage, The Net Delusion (littéralement “L’illusion du Net”, non traduit en français), paru en janvier 2011, aux éditions Allen Lane.

Opinion

Les marchands y sont rois… Occupons le Net ! La Toile devient un paradis pour les consommateurs mais un enfer pour les citoyens, met en garde Evgeny Morozov, chercheur et chroniqueur très écouté au sujet de l’avenir du Net.

nous fourguer les dernières propositions commerciales et la liste des restaurants recommandés du quartier ? Souhaitonsnous qu’Internet se souvienne de tout ou voulons-nous introduire des bruits parasites et de l’éphémère dans nos archives numériques au fur et à mesure qu’elles et nous prenons de l’âge ?

Frankfurter Allgemeine Zeitung Allemagne

Vision citoyenne

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n matière de pseudonymes, Facebook est plus égalitaire que l’Union soviétique des débuts. Que vous soyez riche, célèbre ou dissident persécuté, si vous ne vous inscrivez pas sous votre vrai nom, Facebook vous torturera avec un plaisir kafkaïen. L’année dernière, le réseau social a suspendu le compte de l’oligarque russe Mikhaïl Khodorkovski en lui demandant d’envoyer par courriel – depuis sa prison de Sibérie ! – une copie de ses documents d’identité. Plus récemment, Salman Rushdie s’est vu signifier qu’il ne pouvait exister sur le site que sous le nom d’Ahmed Rushdie. Facebook a fini par céder mais uniquement parce que Rushdie a déclaré la guerre à Mark Zuckerberg [cofondateur de Facebook]. Hélas, tout le monde n’a pas cette possibilité. Le fait que la politique de Facebook en matière de pseudonymes puisse renforcer les autocraties ne semble pas déranger ses responsables. Toute entreprise a un ou deux principes idiots et Facebook ne fait naturellement pas exception à la règle. Sa politique en matière de pseudonymes est cependant plus qu’un principe idiot. Elle s’inscrit dans le cadre d’une vision délétère pour l’avenir d’Internet, une vision dans laquelle c’est la vie privée et non l’argent dûment gagné qui devient la monnaie du moment. Et la politique monétaire de Facebook fonctionne sur une idée très simple : soit vous renoncez à votre vie privée pour embrasser un monde de divertissements en abondance, soit vous vous battez pour la protéger et risquez de vivre dans la pénurie de divertissements. C’est pour cela que même si Facebook va – sous la pression de la Federal Trade Commission [l’entreprise et le régulateur américain ont signé un accord à l’amiable le 29 novembre] – offrir à ses utilisateurs un contrôle accru sur leurs données personnelles, cela ne signifie pas grand-chose à long terme. Au lieu de forcer les utilisateurs à renoncer à leur vie privée, Facebook les y incitera au moyen d’avantages commerciaux comme l’accès à des musiques ou à des films. Cela ne veut pas dire que la vie privée soit une mauvaise monnaie. Au contraire, elle permet d’acheter des produits qu’on ne peut obtenir avec de l’argent. Qu’est-ce qui peut rivaliser avec les bibliothèques apparemment infinies de musique dispo-

Dessin de Sdralevich, Belgique. nibles sur les services de streaming comme Spotify ? Rien, mais essayez d’y aller sans un compte Facebook et vous n’irez pas très loin. Voilà comment on anéantit la possibilité d’écouter de la musique anonymement. Il ne semble pas que la lecture anonyme ait été encore anéantie mais les choses changeront quand nous nous mettrons à emprunter des livres auprès d’Amazon. Les bibliothèques ne songeraient jamais à vendre nos données et préférences personnelles à un tiers mais Amazon n’y réfléchira pas à deux fois. De fait, il pourrait même nous distribuer des coupons de réduction à condition que nous partagions nos goûts littéraires.

Consommation transparente Tout cela fait partie du grand projet de la Silicon Valley qui vise à rendre la consommation aussi interconnectée et transparente que possible. Dans cette nouvelle économie de données, les services comme Facebook deviennent des intermédiaires puissants qui repèrent nos pensées, angoisses et aspirations les plus intimes – du berceau à la tombe – et les exploitent grâce à une publicité ciblée. Pour ce genre de services, les utilisateurs qui recourent à des pseudonymes sont l’équivalent des actifs toxiques pour les banques : ils nécessitent un entretien coûteux et font fuir de précieux partenaires commerciaux. On ne les regrettera pas. On commence à pouvoir distinguer les contours d’un Internet optimisé pour la consommation. Cet Internet est entièrement transparent (toutes nos activités sont observées, enregistrées et analysées aux fins de prédiction de notre comportement futur), extrêmement efficace (tout est organisé et stocké pour nous, nous pouvons tout trouver en quelques secondes) et extrêmement

fiable (tout est interconnecté mais avec des sauvegardes ; la cybercriminalité disparaît avec les pseudonymes). Cet Internet est également étouffant, ennuyeux et intolérable. Paradis des consommateurs, il est aussi l’enfer des citoyens. Le temps est venu de formuler la vision d’un Internet citoyen en mesure de rivaliser avec la vision commerciale qui domine actuellement. Souhaitonsnous préserver l’anonymat pour aider les dissidents ou l’éliminer pour que les entreprises n’aient pas à craindre les cyberattaques ? Souhaitons-nous construire une nouvelle infrastructure de surveillance – dans l’espoir qu’elle nous permette d’acheter dans de meilleures conditions – qui pourrait être détournée par des gouvernements avides de renseignements ? Souhaitons-nous favoriser les découvertes heureuses, faciliter la circulation d’idées nouvelles et controversées, maximiser notre capacité à exercer un esprit critique sur ce que nous voyons et lisons sur la Toile ? Ou bien préférons-nous que des ordinateurs mènent à notre place des recherches autonomes – seulement pour

Curieusement, les institutions politiques nécessaires à la mise en application de cette version citoyenne du web sont en train de se constituer avant même que l’idéologie requise soit en place : les succès électoraux des partis pirates dans certains pays d’Europe sont des signes encourageants, mais la plupart de ces mouvements sont à la fois trop radicaux et pas assez. Il ne faut pas que ce soit uniquement des jeunes technophiles qui réfléchissent à l’Internet civique : pour que ce genre de vision prenne dans la société, il faut qu’elle englobe des segments plus larges de la population. Et le débat ne peut se concentrer seulement sur les questions épineuses de la réforme des droits d’auteur et de la légalisation du partage de fichiers, qui est la principale préoccupation de ces mouvements. De fait, il n’y a pratiquement pas un aspect de la vie politique – intérieure ou étrangère – qui ne soit affecté par la Toile. Toute personne qui se soucie de l’avenir de la démocratie devrait avoir pour première priorité de formuler une position critique sur ces questions avant que les géants d’Internet comme Facebook n’usurpent l’imagination du public avec des idées comme le “partage fluide” [selon l’idée chère à Mark Zuckerberg de “frictionless sharing”, la dernière mouture de Facebook permet de partager automatiquement toutes ses lectures sur les applications partenaires, par exemple du Guardian et du Washington Post]. Un paradis pour les citoyens et un purgatoire pour les consommateurs, voilà l’Internet auquel nous pourrions croire ! Qui veut occuper la Toile ? Evgeny Morozov* * Expert d’origine biélorusse, chercheur associé à l’université Stanford (Californie).

Contrepoint

Plaidoyer pour le partage Début novembre, dans le magazine américain The New Republic, Evgeny Morozov a violemment critiqué le dernier ouvrage du journaliste américain Jeff Jarvis, dont les idées sont aux antipodes des siennes. Dans Public

Parts – Tout nu sur le web, éd. Pearson, décembre 2011 –, Jeff Jarvis encourage tout un chacun à partager sa vie privée en argumentant qu’on y gagne de nouveaux liens, du soutien et/ou un échange enrichissant

d’informations – un bien précieux dans une société qui vit de plus en plus connectée. En ce qui concerne les entreprises et les Etats, Jeff Jarvis prône la transparence par défaut et le secret par nécessité.


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Entretien

David Simon, la voix de l’((autre)) Amérique Cet ancien journaliste devenu scénariste et producteur a mis à nu tous les dysfonctionnements de la société américaine avec sa série culte Sur écoute. Conversation avec un homme en colère.

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Guernica (extraits) New York

n regardant des films ou des téléfilms tirés des romans de l’écrivain britannique Charles Dickens, je me suis souvent demandé ce que cela aurait été s’il avait vécu aujourd’hui aux Etats-Unis et qu’il eût utilisé sa remarquable faculté d’observation pour décrire la vie dans nos quartiers défavorisés. Et puis, un jour, alors que je regardais des épisodes de la série Sur écoute [également connue en France sous son titre original, The Wire], j’ai eu le déclic : Dickens était de retour et il s’appelait David Simon. Ce que Charles Dickens a appris en arpentant les rues et ruelles de Londres à l’époque victorienne, Simon l’a vu et entendu durant les douze années au cours desquelles il a couvert les affaires criminelles pour le quotidien The Baltimore Sun. Il a relaté son expérience dans un livre qui a inspiré la série de la chaîne NBC Homicide, puis la minisérie The Corner, diffusée sur la chaîne câblée HBO. Ensuite, avec Ed Burns, un ancien flic devenu prof, il a créé Sur écoute. Par son récit méticuleux et réaliste, Simon a fait de la ville de Baltimore une métaphore de la tragédie urbaine américaine. Au fil de ses cinq saisons [diffusées aux Etats-Unis de 2002 à 2008], Sur écoute a tendu un miroir à une Amérique que la plupart d’entre nous ne voient jamais, où la drogue, le chaos et la corruption trahissent quotidiennement la promesse de “vie, liberté et recherche du bonheur” [inscrite en 1776 dans la Déclaration d’indépendance américaine], si profondément ancrée dans notre ADN politique. Il y a un type, à la municipalité de New York, c’est un technocrate et un fan absolu de Sur écoute. Il espérait que

je vous pose cette question qui l’obsède : “David Simon a brossé le portrait le plus saisissant et le plus remarquable de la ville américaine moderne. En a-t-il fini avec cette histoire ? Et, si oui, y reviendra-t-il un jour ?” David Simon Je suis sorti de l’univers de Sur écoute. La série a duré cinq ans. Les histoires ont un début, un milieu et une fin. Lorsqu’on ne fixe pas une durée aux choses et que l’on essaie de prolonger les personnages et l’intrigue, on finit par les casser ou les tordre. Qu’est-ce qui fait que le milieu de la délinquance est une clé – la meilleure clé, peut-être – pour comprendre le fonctionnement de la société américaine ? On voit les ambiguïtés. On voit tout ce qui ne figure pas dans les manuels d’instruction civique et à quel point tout est imbriqué – à quel point le fonctionnement du système scolaire est lié à la culture de rue. Ou le rôle que joue l’éducation parentale. On voit soudain le lien entre le déclin industriel et les carences de l’enseignement public, qui n’est qu’une sorte de simulacre dans les quartiers défavorisés. Car Sur écoute ne raconte pas l’Amérique, elle raconte l’Amérique laissée sur le bas-côté de la route. J’ai été frappé par quelque chose que vous avez dit : vous avez parlé à des toxicomanes qui sortent de cure de désintoxication, qui reviennent dans leur quartier et tentent de ne pas replonger. Et puis ils se trouvent confrontés à cette question, qui est… “Qu’est-ce que je fous ici ?” Vous savez, un type qui se débarrasse de son addiction vers 30-35 ans (parce qu’en général il faut attendre cet âge-là),

quand il a commencé à prendre de la drogue, il avait déjà une série de problèmes, certains personnels ou relationnels, d’autres systémiques. Ce sont vraiment eux les gens en surnombre aux Etats-Unis. Notre économie n’a pas besoin d’eux ; nous n’avons pas besoin de 10 % à 15 % de notre population – et certainement pas de ceux qui sont les moins instruits, ceux qui ont été mal lotis par le système scolaire des quartiers défavorisés, ceux qui n’ont pas été préparés à l’économie moderne. Nous faisons semblant d’avoir besoin d’eux, d’instruire les mômes, de les inclure dans l’idéal américain – alors qu’il n’en est rien. Ils ne sont pas idiots. Ils le voient bien. Ils comprennent que la seule base économique viable dans leurs quartiers est le trafic de drogue, qui brasse des milliards de dollars. L’un des principaux thèmes de Sur écoute est que les chiffres sont toujours mensongers. On peut leur faire dire n’importe quoi. Montrez-moi n’importe quoi qui indique une amélioration des institutions aux Etats-Unis : taux de réussite scolaire, chiffres de la criminalité, rapports d’arrestations, n’importe quoi dont un politique pourrait se prévaloir, n’importe quoi qui pourrait assurer une promotion à quelqu’un… Dès que vous inventez une catégorie statistique, cinquante personnes dans l’institution concernée vont se mettre à chercher comment présenter les chiffres pour montrer qu’il y a amélioration, alors que ce n’est pas le cas. Il n’y a qu’à voir : tout notre système économique reposait sur l’idée que les titres adossés à des crédits hypothécaires avaient de la valeur, alors qu’ils n’en avaient absolument aucune. C’étaient des actifs toxiques. Et, pourtant, ils se négociaient sur le marché, on se les arrachait, parce que certains avaient réussi à en tirer un profit à court terme. De la même manière, un commissaire ou un commissaire adjoint peuvent monter en grade, un commandant peut devenir colonel et le principal adjoint d’une école devenir principal, s’ils arrivent à donner l’impression qu’ils élucident des crimes ou que les enfants apprennent quelque chose. En tant que journaliste, j’étais aux premières loges pour constater que, une fois qu’ils avaient été manipulés, les chiffres ne représentaient plus rien. Et vous dites que c’est ce qui motive la guerre contre la drogue, n’est-ce pas ? Vous savez, les chiffres du genre “Nous avons procédé à tant d’arrestations”… Du temps d’un certain maire, ils avaient l’habitude de faire le tour de Baltimore en disant : “Si nous parvenons à 54 arrestations par jour, nous battrons tous les records sur les affaires de drogue.” Certaines de ces arrestations, c’étaient des gens assis sur les marches de leur immeuble et qui traînaient dehors dans un secteur où il n’y avait pas de trafic de drogue. Tout ce qui est chiffre peut être truqué, y compris dans les journaux. Et, quelque part, j’ai participé à tout ça. Je regardais ce que faisait la police, ce que faisait le système scolaire, c’est-à-dire je regardais vers l’extérieur. Mais, lorsqu’on regarde vers l’intérieur, on voit que tout le monde joue le même petit jeu, que personne ne s’occupe de faire ce que son institution est censée faire. Beaucoup de gens pourraient voir ce que vous avez vu s’ils ouvraient les yeux. Pourtant, la guerre contre la drogue prend des proportions de plus en plus hallucinantes : on vend des armes aux cartels mexicains, on entasse toujours plus de gens en prison, même s’ils n’ont pas commis de crimes violents. Pourquoi ne pas changer de stratégie ? Parce qu’il n’y a aucun bénéfice politique à en tirer. Vraiment aucun. La crainte d’être 58


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Profil

David Simon

Un grand monsieur du petit écran

BRUNO VINCENT/CAMERA PRESS/GAMMA-RAPHO

Le créateur de Sur écoute (The Wire), à Londres, en 2008.

Certaines épithètes valent les plus hautes médailles. En 2008, le mensuel américain The Atlantic désignait David Simon comme “l’homme le plus en colère de la télévision”. En mars 2010, le créateur de séries faisait la une de The New York Times Magazine sous le titre “L’auteur [au sens de cinéma d’auteur] de la chaîne HBO”. Et, deux semaines plus tard, le New York Magazine lui consacrait un long portrait intitulé “Pugnacious D” (D le pugnace). David Simon, né à Washington en 1960, est une personnalité à part dans le monde des séries télévisées. Il est l’un des rares scénaristes dont le nom est connu du grand public, l’un des rares créateurs à pouvoir imposer ses désirs aux producteurs et autres professionnels du secteur. Il faut dire que, avec Sur écoute, diffusée de 2002 à 2008 sur la chaîne câblée américaine HBO sous le titre The Wire, il a donné à la série télévisée ses lettres de noblesse – ou, en tout cas, la première “œuvre” digne de ce nom. D’ailleurs, Sur écoute est-elle encore une série ou bien l’amorce d’un nouveau genre télévisuel ? La question agite les fans. D’emblée conçue comme un portrait en cinq tableaux de la ville de Baltimore, la série s’apprécie dans sa globalité. Ce n’est pas une série à épisodes, au sens où l’on pourrait en regarder seulement quelques-uns pris au hasard : il faut voir Sur écoute en entier (ou n’y rien comprendre). D’ailleurs, la série n’a connu qu’un succès relatif lors de sa diffusion à la télévision américaine. Ce n’est que sous forme de DVD ou de vidéo à la demande (VOD) qu’elle a suscité l’engouement. Au fil de ses cinq saisons, Sur écoute a ausculté cinq pans de la ville de Baltimore, décrivant avec une minutie sociologique le dysfonctionnement des institutions de cette métropole sur le déclin. Police, syndicat de dockers, administration municipale, enseignement public, médias : tout le monde en prend pour son grade. La cinquième saison, consacrée à la presse, était très attendue : David Simon connaît en effet le milieu comme sa poche, ayant été journaliste au Baltimore Sun pendant près de quinze ans. Tous ces éléments font que la popularité de Sur écoute ne faiblit pas, près de quatre ans après la diffusion de la dernière saison. David Simon, lui, s’est envolé sans tarder pour La Nouvelle-Orléans. Treme, sa nouvelle série, suit le quotidien de Louisianais qui bataillent pour se reconstruire une existence après le passage de l’ouragan Katrina. Diffusée depuis 2010 sur HBO et, en France, sur Orange cinénovo, la série a les faveurs de la critique. Comme de bien entendu.


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56 accusé de laxisme sur la délinquance, sur la drogue. La paranoïa que cela provoque. Ecoutez, si l’on pouvait être draconien et réduire la consommation de drogue en enfermant les gens, on pourrait en discuter. Mais nous sommes le pays du monde qui emprisonne le plus à l’heure actuelle. Deux millions de personnes derrière les barreaux. Nous enfermons même des gens peu violents. De plus en plus. Et les drogues sont plus pures. Pas un seul des points de vente de drogue que je connais à Baltimore n’a fermé. Ça ne marche pas. Vous pensez que la guerre contre la drogue a détruit la police. C’est en tout cas ce qui ressort de Sur écoute. C’est la chose la plus triste en un sens, car, encore une fois, les chiffres ne veulent rien dire. Une arrestation pour trafic de drogue à Baltimore, ça ne veut rien dire. Le véritable travail policier n’est pas fait. Dans ma ville, les taux d’arrestation pour toutes les infractions graves ont connu une chute spectaculaire ces vingt dernières années – des homicides aux viols, en passant par les vols qualifiés et les agressions. Car, pour élucider ces affaires, il faut des enquêtes rétroactives. Et, pour collecter des indices, il faut être en mesure de faire un tas de choses qui relèvent d’un travail policier sérieux et efficace. Pour interpeller un dealer, il suffit de fouiller dans les poches d’un type. A Baltimore, les policiers n’ont même plus besoin de motiver leurs soupçons. Le flic qui résout une affaire de viol, de vol ou d’homicide, il a une arrestation à son actif. Il va au tribunal un seul jour. Celui qui a quarante, cinquante ou soixante arrestations liées à la drogue, même si ce sont des arrestations sans intérêt, même s’il n’y a plus de place dans les prisons du Maryland, il va se rendre quarante, cinquante ou soixante fois au tribunal. Et, au bout du compte, quand il faut promouvoir quelqu’un, ils consultent l’ordinateur de la police. Ils regardent et ils disent : “Ce type a fait quarante arrestations le mois dernier. Vous n’en avez fait qu’une. C’est lui qui va monter en grade.” En gros, c’est celui qui joue le jeu des chiffres qui est promu. Dans la troisième saison de Sur écoute, il y a une scène où le commandant de la police de Baltimore, Bunny Colvin, l’un des personnages favoris de la série, parle sans détour de la futilité de cette guerre antidrogue. Je ne pense pas que nous ayons le cran d’en dresser vraiment le bilan. Que voulez-vous dire par là ? Cela nous obligerait à nous poser beaucoup de questions dérangeantes. Les premiers concernés sont les Noirs, les basanés, les pauvres. Le noyau délaissé de nos centres urbains. Comme je le disais tout à l’heure, l’économie américaine n’a pas besoin de ces gens-là. Donc tant qu’ils se contentent de s’entre-tuer dans leurs ghettos, nous sommes tout à fait prêts à financer une présence policière afin de les maintenir hors de notre Amérique à nous. Et à les laisser se battre pour les miettes – ce à quoi se résume, en fin de compte, la guerre antidrogue. Comme notre culture est aujourd’hui essentiellement axée sur le marché, c’est tout ce que nous connaissons et c’est ce qui nous a menés droit à ce triste dénouement. Je crois que nous n’avons pas fini d’en souper de cette logique de marché. C’est-à-dire ? Si l’on n’a pas besoin d’eux, pourquoi faire un effort ? Pourquoi évaluer sérieusement ce que l’on fait pour les citoyens les plus pauvres et les plus

vulnérables ? Il n’y a rien à gagner à faire quoi que ce soit d’autre que les marginaliser et les mettre au rebut. Pourquoi, selon vous, tolérons-nous de tels écarts entre riches et pauvres ? Vous savez, c’est quelque chose qui me fascine. Parce que bien des gens qui adhèrent à cette politique du laisser-faire sont ceux qui en font les frais. C’est comme dans un casino. Vous regardez le type gagner, le type qui a tiré le bras de la machine et, tout à coup, la machine se met à sonner et toutes les pièces se mettent à tomber. Vous vous dites : “Ce pourrait être moi. Je vais jouer au même jeu que lui.” Mais, en fait, c’est la maison qui fixe les règles du jeu. Et on perd presque à tous les coups.

En savoir plus A regarder Sur écoute est actuellement diffusée sur France Ô. L’intégrale des saisons 1 à 5 est disponible en DVD. A lire The Wire : reconstruction collective (Les Prairies Ordinaires, 2011). The Corner : enquête sur un marché de la drogue à ciel ouvert (Florent Massot, 2011).

Après toutes ces années, avez-vous la réponse ? Oh, je dépénaliserais les drogues sur-le-champ. Tout l’argent dépensé pour interdire, pour incarcérer, pour réprimer, tout l’argent dépensé en détentions provisoires et en frais de justice, tout ce fric je le mettrais, aussi vite que possible, dans les cures de désintoxication, la formation professionnelle et les créations d’emploi. Et j’inciterais ces quartiers à développer leurs atouts par des programmes d’emploi. Même si cela devait être l’équivalent pour les villes du Civilian Conservation Corps de Franklin Roosevelt [ce programme de grands travaux à destination des jeunes chômeurs créé afin de lutter contre les effets de la crise de 1929 a été critiqué pour son encadrement militaire], cela ferait moins de dégâts que le syndrome de guerre. Car la guerre antidrogue est désormais une guerre contre les exclus. Ce n’est pas autre chose. Quels sont ceux dont la vie est de moins en moins nécessaire dans les Etats-Unis d’aujourd’hui ? Les exclus, sans aucun doute. Il y a une raison pour laquelle ils sont exclus : nous sommes à une époque où nous n’avons plus besoin comme par le passé de main-d’œuvre massive, nous ne sommes plus une base industrielle. Les gens qui construisaient des choses, leur vie avait du sens et de la valeur. Aujourd’hui, on n’a plus besoin d’eux. Dans notre culture économique actuelle, les syndicats et les travailleurs sont complètement passés à la trappe et, vous savez, ça me crève le cœur. J’ai été syndiqué toute ma vie et j’appartiens à une petite corporation privilégiée. Le syndicat des scénaristes… Oui, mais, avant ça, j’étais adhérent du syndicat des journalistes de la presse quotidienne et je les remercie de m’avoir permis de gagner correctement ma vie. Sans eux, Dieu sait ce qu’on aurait été payés à Baltimore. Mais regardez ce qui s’est passé avec les syndicats. Ed Burns [le coscénariste de Sur écoute] dit tout le temps qu’il veut faire une série sur Haymarket. L’attentat de Haymarket Square, à Chicago, en 1886 [voir ci-contre] ? Oui. Ce moment décisif où on laissait tellement crever de faim les travailleurs américains qu’ils étaient prêts à en découdre. En fait, je pense qu’il n’y a que dans ces moments que le changement est possible, quand les gens se sentent menacés jusqu’au tréfonds de leur être et qu’ils sont assez nombreux dans ce cas pour dire stop. Ce sont les moments charnières de l’histoire américaine, je crois, ces moments où il se passe vraiment quelque chose. A Haymarket, ils se battaient pour la journée de huit heures. Cela semblait radical à l’époque, mais c’est tout bonnement une question de dignité. Regardez la mobilisation contre

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Haymarket En mai 1886, à Chicago, un inconnu lance une bombe sur des policiers qui s’apprêtent à charger une manifestation ouvrière. Un policier est tué. L’attentat est suivi d’affrontements qui font plusieurs victimes de chaque côté. Cet épisode sanglant a marqué l’histoire ouvrière américaine. Il a retardé l’adoption de la journée de huit heures réclamée par les manifestants et suscité la méfiance de la population vis-à-vis des syndicats et des mouvements gauchistes, officiellement décrits comme enclins à la violence.

la guerre du Vietnam. Il a fallu menacer d’envoyer les mômes de la classe moyenne faire leur service militaire et prendre part à une guerre impopulaire pour que les gens se soulèvent et demandent qu’on mette fin à cette guerre. Sans cela, rien ne se serait produit. Donc, à un certain niveau, tant qu’on amadoue les gens, tant qu’on jette assez de miettes du festin pour que suffisamment de gens aient quelque chose à becqueter, je ne m’attends pas à ce que les choses changent. La politique est censée apporter une solution aux situations que vous décrivez. Mais elle crée sa propre réalité . Son moteur, c’est l’argent, la promotion. J’ai pu voir comment ça fonctionnait du temps où j’étais journaliste. Je n’étais pas journaliste politique à proprement parler, mais j’en ai vu suffisamment sur les luttes politiques au sein de la mairie de Baltimore pour piger. J’ai eu l’occasion de voir ce qu’est la guerre antidrogue. J’ai eu l’occasion de voir ce qu’on entend par maintien de l’ordre. Et j’ai eu l’occasion de voir ce qu’est la presse, lorsqu’il fallait expliquer des systèmes complexes et dire : “Voilà ce qui se passe et, si l’on change ceci ou cela, ou si l’on prend telle ou telle mesure, on peut…” Tout ce dur boulot qui consiste à envisager une question dans sa globalité, rien n’incitait à le faire et personne ne le faisait, et c’est aussi vrai à Baltimore aujourd’hui que ce l’était quand j’ai débuté comme journaliste, et je pense que c’est vrai partout aux Etats-Unis. Vous avez été éjecté par les forces à l’œuvre dans le monde de la presse. Et, à présent, la presse licencie les journalistes à tour de bras. J’ai le sentiment que la république est en danger. Il n’y a plus personne pour faire un bilan qualitatif ou aller regarder ce qui se cache derrière ce qu’un élu ou un fonctionnaire présente comme un progrès ou une mesure valable ou légitime. Or, sans cela, rien de bon ne peut survenir. Parce qu’on est absolument dissuadé de dire la vérité. Pour savoir ce qui se passe dans ma ville, je me retrouve souvent dans un bar, à noter sur une serviette en papier ce que me raconte un lieutenant de police ou un enseignant, car ces institutions ne sont plus couvertes par des journalistes de terrain qui appréhendent le sujet dans sa globalité. Ça n’existe plus. “Nous faisions notre boulot, nous assurions l’avenir de la démocratie. Et puis, tout à coup, le séisme : les nouvelles technologies. Comment on pouvait prévoir qu’Internet allait nous engloutir ?” Je croirais à ce baratin si je n’avais pas été journaliste pendant les années qui ont immédiatement précédé l’avènement d’Internet. J’ai quitté The Baltimore Sun dans le cadre du troisième plan de départs volontaires. J’ai été le quatre-vingtième ou le quatrevingt-dixième journaliste à partir, bien avant qu’Internet ne fasse sentir ses effets. Quand j’ai quitté le journal, il affichait une marge de 37 %. On le sait aujourd’hui parce que le journal s’est déclaré en faillite et que l’on peut accéder à ses documents comptables. Tout l’argent qui était censé être investi pour rendre les journaux plus indispensables, plus viables et plus à même d’expliquer les complexités du monde sont allés aux actionnaires. Au bout du compte, quand Internet a vraiment frappé, ils avaient un produit médiocre qui n’était pas assez indispensable pour qu’on puisse le faire payer aux internautes. Les mecs qui ont dirigé des journaux ces vingt ou trente dernières années ont été singulièrement cons de détruire leur secteur d’activité. C’est même pire qu’à Detroit en 1973, du temps où l’on fabriquait des Chevrolet Vega, des Pacer et des Gremlin en pensant qu’aucun Américain qui se respecte n’achèterait jamais de voitures


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japonaises. Sauf que ce n’est pas comparable, car Nissan, c’est de la bonne bagnole et Toyota aussi. Internet, c’est super pour les commentaires et le futile, mais ça ne donne pas lieu à beaucoup de reportages de première main. Son modèle économique ne s’y prête pas. Ils méprisaient leur produit, ces gars-là.

La bulle hypothécaire, un stratagème qui revenait à vendre de la merde en la faisant passer pour de l’or

C’est ce que vous voulez dire quand vous dites de Sur écoute qu’elle est dans la dissension ? Oui. Elle est dans la dissension. Elle affirme : “Nous ne croyons plus à ces fausses idéologies. Ni à ces fausses idées que vous avez de la vie américaine.” Je regarde ça et je me dis : rien qu’être capable de dire : “Je ne vais plus tolérer qu’on me mente”, c’est déjà une victoire à un certain niveau, c’est le début d’une dynamique. Est-ce que cela peut faire changer les choses ? Oui. Mais, pour cela, il faut que tout aille encore plus mal. Etes-vous, comme on a pu le lire, “l’homme le plus en colère de la télévision” ? Oui, j’ai lu ça. Ca ne me dérange pas d’être

La série Sur écoute Le commandant de police Bunny Colvin (à droite) dans la saison 3.

HBO

Il y a quelques années, vous avez conseillé aux étudiants du Loyola College de Baltimore [en 2007, à l’occasion d’une conférence sur “ la fin de l’empire américain”] de chercher le sens du mot “oligarchie”. Eh bien, j’ai suivi votre conseil. J’ai cherché. Cela veut dire : “système politique dans lequel le pouvoir appartient à un petit nombre d’individus” ou encore “accaparement d’un pouvoir par une minorité”. C’est ce que vous avez vu à Baltimore ? Je parlais au niveau national, mais oui. Nous sommes un pays qui a des idées et des élans démocratiques, mais qui est contraint par des structures très oligarchiques. L’une d’entre elles est le Sénat, par exemple. Ou bien le système des grands électeurs, qui est résolument antidémocratique à mes yeux [élus au suffrage universel, ce sont eux qui élisent officiellement le président et le vice-président des Etats-Unis]. Et, en fin de compte, la guerre antidrogue – franchement, la seule raison pour laquelle l’alcool et le tabac, qui font beaucoup plus de dégâts que l’héroïne et la cocaïne, sont légaux, c’est parce que des Blancs (des Blancs aisés, qui plus est) s’enrichissent avec. Je vois tout ça et je me dis : “Oui, c’est l’argent qui décide de tout.” L’idée que ce que veut la majorité est bon pour la majorité, cette conception utilitaire de la démocratie qui a toujours cours dans la vie politique américaine, je ne vois pas grandchose qui permette de l’étayer.

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qualifié ainsi. Mais cela ne veut pas dire grandchose. Comment peut-on avoir vécu ces dix dernières années aux Etats-Unis et ne pas être en colère ? Comment ne pas voir à propos de qui s’est passé à Wall Street ce stratagème qu’on a appelé la bulle hypothécaire et qui revenait à vendre de la merde en la faisant passer pour de l’or ? Ou ce système scolaire municipal qui souffre depuis vingt, vingt-cinq ans ? La colère n’est-elle pas la réaction appropriée ? Quelle est la réaction appropriée ? Le dégoût ? Le détachement ? Croire à la théorie de l’homme providentiel – si seulement on pouvait élire la bonne personne ? Le problème est systémique. C’est comme ça qu’un empire se retrouve rongé de l’intérieur. Mais je ne pense pas que ces personnes dont vous parlez – la personne qui se dresse et dit : “Je ne vais plus mentir” – sachent comment casser ce système, comment le changer. Car, comme vous le dites, le système s’autoperpétue. Je ne pense pas que nous en soyons capables. Et donc je ne pense pas que les choses puissent s’améliorer. Je n’aime pas tenir ce type de discours. Je serais ravi d’apprendre que Sur écoute était exagérée et ridicule, et que le “siècle américain” est encore à venir. Je n’y crois pas, mais j’adorerais me tromper, parce que je vis à Baltimore et que je suis américain.

Le trafiquant de drogue Marlo Stanfield et ses lieutenants (saisons 3 à 5).

PAUL SCHIRALDI/HBO

Etes-vous cynique ? Je suis très cynique à l’égard des institutions et de leur volonté de se réformer. Je ne suis pas cynique lorsqu’il s’agit des individus et des gens en général. Et je crois que si les téléspectateurs sont capables de regarder, de supporter Sur écoute, c’est parce que la série porte une grande tendresse aux individus. Elle n’est en aucune façon misanthrope. Elle a beaucoup de tendresse pour les gens, en particulier lorsqu’ils se dressent pour dire : “Je ne mentirai plus. Je vais me battre pour ce que je crois être une lueur de vérité.”

PROD DB/HBO-BLOWN DEADLINE PRODUCTIONS

Les patrons de presse. Les propriétaires de journaux… Vous savez, pendant vingt ans, ils ont considéré les articles comme la chose qui habillait les encarts de publicité. La pub, c’était Dieu. Et, soudain, la publicité a disparu. Ils se sont mis tout seuls sur la touche.

Michael, collégien, fils de toxico et apprenti tueur (saisons 4 et 5).

Pensez-vous vraiment, comme vous l’avez dit aux étudiants du Loyola College, que nous sommes fichus ? Nous sommes fichus en tant qu’empire de premier ordre. Et, au final, je ne suis pas sûr que ce soit une mauvaise chose. Les empires ont une fin, mais cela ne veut pas dire que les sociétés en aient une, ni même les Etats-nations. Si on avait vu la Grande-Bretagne en 1952, vu ce sur quoi régnaient Anthony Eden [Premier ministre conservateur de 1955 à 1957, au moment de la crise de Suez, qui allait accélérer la perte de puissance du Royaume-Uni] et les autres, on se serait dit : “Oh là là, mais qu’est-ce qu’il va en rester ?” Mais la Grande-Bretagne est toujours là et ils se sont résignés à ne plus être ce qu’ils étaient. Les Américains en sont encore à l’ère des illusions, je crois. Une bonne partie de notre diplomatie en est le reflet. Vous êtes journaliste, pas prophète, mais parfois les événements découlent de la manière dont les faits sont rapportés. Il faut connaître les faits, le mieux possible, pour savoir dans quelle direction s’orienter. Qui, à votre avis, peut aujourd’hui nous raconter les faits tels qu’ils sont ? La télévision ? la littérature ? la presse ? Je ne sais pas. Un peu les trois, je pense. J’ai lu des romans qui m’ont paru raconter la réalité telle qu’elle est. Et puis il y a des œuvres journalistiques géniales, sincères, qui vont droit au but. Il y a aussi des films et des émissions de télévision. Mais on ne peut pas dire que tout le monde se bouscule pour faire Sur écoute. Il y a environ 749 émissions, comédies et séries dramatiques à la télévision en ce moment : 748 d’entre elles traitent des Etats-Unis où je vis, où vous vivez et où vivent, je suppose, la plupart des téléspectateurs. Il n’y en a qu’une qui parle de l’autre Amérique. Et elle témoigne avec passion, d’un endroit où, il faut le dire, les règles économiques ne s’appliquent pas de la même façon qu’ailleurs. La moitié des hommes noirs dans ma ville sont au chômage. On ne peut pas dire que ce soit un modèle économique qui fonctionne. Propos recueillis par Bill Moyers


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Débat

Poser nue, pour quoi faire ? ALIAA MAGDA ELMAHDY

En offrant son corps à tous les regards sur son blog, la jeune Egyptienne Aliaa Magda Elmahdy a suscité des commentaires enflammés dans le monde arabe. Les points de vue de l’écrivain marocain Abdellah Taïa et de la journaliste libanaise Bissane El-Cheikh.

Autoportrait La photo à l’origine de la polémique.

Corps libre, esprit libre

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TelQuel (extraits) Casablanca

lle est devenue mon héroïne. Mon obsession. Un exemple arabe de courage physique et intellectuel. Elle est égyptienne. D’Alexandrie. Elle est très jeune. Et, quand on lit ses textes, ses commentaires sur sa page officielle sur Internet, on est saisi par sa maturité. Sa détermination. Non, contrairement à ce que disent certains, elle n’est pas folle. Elle n’est pas une charmouta (une pute, en arabe égyptien). A sa façon, elle redonne sens à la révolution arabe. Elle la replace. La redéfinit. La ramène à ce premier lieu où tout commence : le corps. Son propre corps.

C’est un événement majeur. Qui dépasse tout ce qu’on pouvait attendre des jeunes et magnifiques révolutionnaires arabes. Ce geste artistique restera. Cette image belle, controversée, a accédé avec une vitesse record à la célébrité. Elle est déjà un symbole. Car il s’agit d’une image. Une simple petite image. Elle représente le corps nu d’une jeune femme arabe. Celui d’Aliaa Magda Elmahdy. C’est elle-même qui a pris cette image. Dans la chambre de ses parents. C’est elle qui a décidé de publier cet autoportrait sur son blog écrit en arabe et qui porte ce titre : Modakkirat Thaera : Fan âari (“Journal d’une révolutionnaire : art nu”). Un petit texte en arabe l’accompagne. “Commencez d’abord par juger les modèles qui posaient nus à l’Ecole des beaux-arts jusqu’au début des années 1970, cachez tous les livres d’art et cassez les statues de nus dans les musées, puis enlevez vos vêtements, regardez-vous dans le miroir, brûlez vos

corps que vous méprisez pour vous débarrasser enfin de vos frustrations sexuelles, faites tout cela avant de m’insulter, de m’envoyer vos commentaires racistes et de me dénier le droit de m’exprimer librement.” Plus qu’un programme. C’est une invitation à se poser sérieusement de vraies questions. Sortir de la théorie. De l’ignorance. Du voile. Des voiles. Se regarder soi-même pour mieux regarder l’autre. Plus qu’un programme. Un geste évident. Naturel. Quelque chose d’innocent même. Aucune vulgarité. Aucune perversité. Une action libre. Un corps libre. Une voix libre. Un défi. Des interrogations. Un renversement. De la politique. Mieux qu’un débat entre des spécialistes du monde arabe. Plus important qu’un discours féministe d’une autre époque. De l’audace. Une vision. Et du sacrifice. Car cette jeune fille, belle et forte, paie de sa propre personne. Assume son corps nu. Parle avec son vrai nom. A partir d’un


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Une provocation puérile

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Al-Hayat (extraits) Londres

a jeune Egyptienne Aliaa Magda Elmahdy se retrouve sur le fil du rasoir, sa démarche se situant entre un acte de libération et la provocation gratuite. Elle a peut-être voulu exprimer un point de vue politique en exposant son corps nu, mais elle a finalement provoqué une fracture au sein de la société égyptienne, en invitant ses compatriotes à prendre conscience de leur propre nudité et à se positionner pour ou contre cette nudité. Son image – qui pourrait être belle avec son côté puéril, malgré ses tentatives d’affirmer une féminité épanouie en se parant d’accessoires

FRANÇOIS GUILLOT/AFP

Un blog, le buzz Fin octobre, une Egyptienne de 20 ans, Aliaa Magda Elmahdy, publie sur son blog, Modakkirat Thaera, une photo où elle pose nue, ainsi que d’autres photos érotiques, dont des nus masculins. L’ensemble dénote une volonté de mettre en avant la dimension artistique de ces clichés. Aliaa se présente comme étudiante à l’académie des beaux-arts de l’université américaine du Caire et athée depuis l’âge de 16 ans. Acte courageux ou naïf ? En Egypte, son blog lui a valu la colère des conservateurs, une coalition de juristes islamistes allant jusqu’à déposer une plainte pour réclamer un châtiment conforme à la charia. Pour de nombreux libéraux, le blog d’Aliaa apporte de l’eau au moulin de ceux qui attaquent le libéralisme en général et les droits des femmes en particulier. Et pourtant Aliaa espère bousculer le débat sur la situation de la femme arabe. “Il est temps qu’il y ait une révolution sociale en Egypte. Il faut voir comment vivent les femmes ici, le sexisme et la misogynie dépassent les limites du supportable”, affirme-t-elle dans une interview accordée à l’hebdomadaire marocain TelQuel. Avec près de 4,8 millions de visiteurs à ce jour sur son blog et des milliers de commentaires où les insultes se mêlent aux encouragements, y compris sous formes de visuels (voir ci-dessous) le geste d’Aliaa n’a pas laissé le monde indifférent. (arebelsdiary.blogspot.com)

Abdellah Taïa Né à Rabat en 1973, cet écrivain marocain d’expression francophone est l’auteur de plusieurs romans, dont Le Jour du roi (Seuil, 2010), lauréat du prix de Flore 2010. En juin 2007, il faisait la une de l’hebdomadaire marocain Tel Quel sous le titre : “Homosexuel, envers et contre tous”. Son combat dépasse toutefois la cause homosexuelle. Il a dirigé en 2009 l’ouvrage collectif Lettres à un jeune Marocain (Seuil). Il expliquait à l’époque dans le quotidien Aujourd’hui le Maroc : “Il y a quelque chose qui bouge, qui va exploser au Maroc. Il faudra faire attention aux jeunes.”

Electrochoc

Bissane El-Cheikh Cette journaliste libanaise née en 1977 est entrée en 2001 au quotidien panarabe Al-Hayat, où elle a d’abord travaillé au service étranger. Depuis 2003, elle en dirige le supplément hebdomadaire consacré à la jeunesse (éducation, politique, modes de vie). Elle collabore aussi aux programmes de formation de journalistes proposés par des organismes internationaux comme l’Arab Reporters for Investigative Journalism (Arij).

DR

La génération d’Aliaa a utilisé les moyens de communication modernes pour lancer la révolution contre la corruption, la répression et la privation de libertés individuelles, qu’elles soient politiques, intellectuelles ou sexuelles. Elle, en revanche, elle n’a pas épuisé les moyens de lutte avant d’afficher sa nudité à la face d’une société où le voile se généralise. Dommage que les commentateurs n’aient pas vu en Aliaa la jeune fille qui est la première victime de sa propre révolution. Elle a été traitée soit comme une mécréante méritant la mort, soit comme une héroïne qui n’a pas de comptes à rendre. Certains ont doctement demandé : “Mais où sont passés ses parents ?” Comme si la famille était de nos jours en mesure de contrôler ses enfants, sachant que la blogueuse affirme que la photo a été prise au domicile familial. Les voix qui ont appelé à faire couler son sang viennent des rangs des salafistes. Ces derniers ont même officiellement réclamé l’exécution d’Aliaa et de son copain, ce qui n’a rien de surprenant. Quant au public qui la soutient, il est majoritairement composé d’usagers de Facebook, de personnes “libérées” qui ont diffusé sa photo sur leurs pages d’accueil, l’abreuvant d’encouragements, à tel point que cette attitude est devenue une des conditions du “web-libéralisme”. Mais, avant de répondre à son appel puéril, ceux qui l’encouragent devraient faire un peu d’introspection et se demander s’ils se verraient eux aussi sur cette photo, s’ils sont prêts à se regarder nus dans le miroir. Certes, Aliaa a provoqué un électrochoc, mais sans ouvrir de débat. Elle a creusé un fossé et conforté les fondamentalistes dans leur rejet du libéralisme. Au bout du compte, c’est comme si la peur de la généralisation du voile n’avait d’autre équivalent que la peur de la généralisation de la nudité. Bissane El-Cheikh

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Aliaa Magda Elmahdy n’a pas seulement fait le buzz. Par ce geste “radical”, elle permet aux autres de se poser la question de la nudité. Au propre comme au figuré. Et, par ce mouvement même, les entraîne vers d’autres interrogations essentielles : l’art, la religion, Dieu, la respectabilité, l’individualité, les limites de la liberté. Et cette question essentielle : c’est quoi l’art ? Son autoportrait évoque pour moi les tableaux du célèbre peintre franco-polonais Balthus. Ses toiles de jeunes filles nues ont suscité de nombreuses controverses dans les an nées 1960 et 1970. L’image d’Aliaa va dans ce sens. Une provocation nécessaire. Un érotisme qui sème le doute, trouble, vous emporte loin des sentiers battus. Et, peut-être que c’est exagéré, je ne peux m’empêcher de penser au fameux tableau du peintre français Eugène Delacroix La Liberté guidant le peuple. Marianne, la poitrine nue, qui guide le peuple vers la Révolution, en 1789. Aliaa, avec ses photos artistiques de nus féminins et masculins, est sans doute la plus révolutionnaire d’entre nous tous. La saluer, l’encourager, donner sens à son geste, est plus qu’un devoir. Une nécessité historique. Abdellah Taïa

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Contexte

Les auteurs

KAVEH ADEL

Loin des sentiers battus

rouges – ne reflète pas celle de sa génération. Non pas parce qu’elle serait une pionnière représentant une avant-garde, mais, bien au contraire, parce qu’elle a pris le parti de défendre une cause qui était dans l’air du temps il y a maintenant quatre décennies. La presse étrangère s’est émerveillée de cette jeune femme et l’a qualifiée de “révolutionnaire féministe” qui revendique la liberté de disposer librement de son corps, sans prêter attention à la naïveté de l’appel lancé sur son blog. “Commencez d’abord par juger les modèles qui posaient nus à l’Ecole des beaux-arts jusqu’au début des années 1970, cachez tous les livres d’art et cassez les statues de nus dans les musées, puis enlevez vos vêtements, regardez-vous dans le miroir, brûlez vos corps que vous méprisez pour vous débarrasser enfin de vos frustrations sexuelles, faites tout cela avant de m’insulter, de m’envoyer vos commentaires racistes et de me dénier le droit de m’exprimer librement.” Il y a dans cet appel un retour explicite à un passé révolu, un cri dont l’écho résonne dans les années 1970 et certainement pas dans le présent de l’Egypte et de la révolution des jeunes d’aujourd’hui. La témérité d’Aliaa aurait été plus justifiée et mieux comprise si elle l’avait investie pour protester contre les tests de virginité imposés aux militantes, par exemple, ou contre le harcèlement des manifestantes par les baltaguias [hommes de main du pouvoir], ou contre n’importe quel autre fait avéré. En revanche, sa revendication révèle une autre nudité : un manque de connaissance élémentaire de la lutte féministe et des mouvements de libération qui l’ont accompagnée.

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monde qu’elle n’a aucunement l’intention de quitter : sa ville, Alexandrie, ou son pays, l’Egypte. Elle est la nouvelle génération. Ces jeunes Arabes qui ont commencé, initié la révolution, et qu’on est en train d’essayer d’écarter en ce moment. La révolution, c’est la liberté, sans censure – même choquante, même perturbante. Aliaa Magda Elmahdy y croit. Elle croit qu’il faut préparer le terrain pour les autres. Changer. Pour de vrai. Se mettre à nu. Pour de vrai. Se regarder sans honte. Elle dit : “Mon corps m’appartient à moi d’abord. Il n’appartient ni à mes parents ni à mon ami. Je fais ce que je veux. Je vais jusqu’au bout.” Cela n’a rien de naïf. Cela est sincère. Tout dans ce blog sent la sincérité et le courage. Et la réflexion. Une autre photo d’Aliaa Magda Elmahdy est prise à l’extérieur, de nuit, juste à côté d’un panneau sur lequel est écrit : “Place de l’attente de la liberté”. Au-dessus de la photo, une petite phrase : “La liberté ne se donne pas, elle s’arrache.”


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Courrier international | n° 1102 | du 15 au 21 décembre 2011

Insolites

Atanacio Garcia, 84 ans, n’a pas attendu que Washington se décide à réduire la dette publique. Cet ancien employé des postes fait des dons réguliers pour renflouer les caisses de l’Oncle Sam. Il verse 50 dollars par mois sur sa pension de retraite, ainsi que tout ce qu’il tire de sa collecte de canettes. “Je crois en notre pays”, déclare ce vétéran, qui jure de continuer à donner “jusqu’à ce que la dette soit effacée, ou jusqu’à [sa] mort”. Cet octogénaire, père de cinq enfants, fait partie de ces centaines d’Américains qui, par civisme, envoient de l’argent au bureau fédéral de la dette publique. Depuis sa création par le président Kennedy, il y a cinquante ans, ce programme peu connu du public a reçu près de 83 millions de dollars – dont 2 440,80 dollars offerts par Atanacio Garcia. Alors que le Congrès américain s’enlisait dans des débats partisans à propos de la réduction de la dette – qui a dépassé 15 000 milliards de dollars –, ce petit groupe de citoyens à l’esprit plus patriotique qu’idéologique a décidé de participer à l’effort national. Les dons proviennent aussi bien de la vente de gâteaux dans des écoles que de généreux contributeurs, comme cette habitante de l’Ohio qui a versé 1,1 million de dollars au Trésor américain. Ces donateurs ne semblent guère s’émouvoir du fait que cinquante ans de versements ne suffisent

même pas à couvrir l’équivalent d’une journée du service de la dette. Le déficit américain est tellement abyssal qu’il faudrait que chaque citoyen verse 48 000 dollars pour effacer l’ardoise. En signe de gratitude, les donateurs reçoivent une note des autorités les remerciant de contribuer à “ne pas hypothéquer l’avenir des générations futures”. S’ils n’ont pas réussi à s’entendre pour adopter un plan de réduction du déficit, les parlementaires américains ne manquent pas d’imagination pour faire participer les citoyens : ils ont notamment créé une case spéciale sur la déclaration de revenus. Le républicain Steve Stivers (Ohio), a proposé le Debt Contribution Act cette année pour “permettre aux Américains patriotes de contribuer au remboursement de notre dette”. Luimême y verserait 700 dollars par mois, soit près de 5 % de son salaire. Le républicain Don Young (Alaska) a déposé une proposition de loi prévoyant la création d’un site Internet sur lequel les donateurs pourraient se présenter afin d’être “identifiés et remerciés”. Le bureau de la dette publique ne publie pas les noms des contributeurs, mais un porte-parole a indiqué que le montant des dons allait de 1 penny à 3,5 millions de dollars. Les autorités auraient également reçu la très symbolique somme de 17,76 dollars [en référence à l’année de la déclaration d’indépendance des Etats-Unis]. Las de l’inaction du gouvernement, Atanacio Garcia a commencé à donner en 2009. Il reconnaît que ses 50 dollars mensuels ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan de la dette nationale. Il refuse néanmoins de baisser les bras et essaie de persuader d’autres personnes de l’imiter. Il reconnaît qu’il prêche dans le désert : “Même ma femme n’est pas d’accord avec moi.” Richard Simon, Los Angeles Times (extraits) Los Angeles

LEE JIN-MAN/AP/SIPA

DR

USA : je suis patriote, je renfloue la dette publique

Un sapin très épineux Le Sud est prévenu : la Corée du Nord “ne répondra de rien” si Séoul illumine son arbre de Noël géant – une structure d’acier haute de 30 mètres – à la frontière nordcoréenne. Ce cône de métal érigé en haut d’une colline agace prodigieusement Pyongyang, qui dénonce la provocation et “la guerre psychologique” menée par la Corée du Sud. La tour parée de 100 000 lumières a été illuminée l’an dernier sous haute surveillance militaire. Outre ce sapin, visible à des kilomètres à la ronde, des milliers

d’arbres de Noël, d’étoiles et de rennes en marshmallows devraient pleuvoir sur la Corée du Nord. Un groupe conduit par un pasteur américain s’apprête à lancer des ballons gonflés à l’hélium de l’autre côté de la frontière le soir de Noël, rapporte le Korea Herald. “Nous sommes convaincus qu’il est possible, pendant une nuit, de partager des joies simples avec le peuple de Corée du Nord”, déclare Eric Foley, fondateur de Seoul USA, qui a expédié 1,4 million de tracts et 45 000 bibles par ballon l’an dernier sur l’Etat communiste.

Les historiens se demanderont longtemps si David Cameron a eu raison de tourner le dos à l’Europe lors du sommet du 9 décembre [voir p. 12]. Mais, grâce à une révélation de dernière minute, ils vont aussi pouvoir s’interroger sur son état mental quand il a pris cette décision. On rapporte en effet que Cameron aurait eu recours à sa méthode éprouvée, dite “technique de la vessie pleine”, pour parvenir au maximum de sa concentration et ainsi affûter au mieux sa capacité de réflexion durant les neuf heures de la réunion marathon à Bruxelles. Le Premier ministre s’est intentionnellement retenu de pisser. Cameron se serait déjà servi de cette technique par le passé, en particulier lors de ses célèbres discours “sans

notes”. Il en avait entendu parler en regardant un documentaire sur Enoch Powell, où le politicien déclarait qu’il ne se soulageait jamais avant d’effectuer un discours important : “Il ne faut surtout pas relâcher la tension avant un grand discours. Il vaut même mieux chercher à l’accentuer.” Manifestement, Cameron n’a pas pris le temps de s’intéresser à Neurourology and Urodynamics, une publication scientifique. Sinon, il saurait qu’en la matière, la recherche médicale ne partage guère son avis. Dans un article quelque peu brocardé – il a remporté un prix IgNobel pour une “recherche improbable” –, des chercheurs australiens et amé-

ricains ont examiné “l’effet d’une forte envie d’uriner sur la fonction cognitive des adultes en bonne santé”. Après avoir fait boire à huit “jeunes adultes en bonne santé” deux litres d’eau en deux heures, ils leur ont demandé de réaliser une série de tâches afin de tester leurs capacités cognitives. Conclusion : “Une envie très pressante entraîne une dégradation de la cognition.” Cette technique pourrait-elle occasionner des problèmes médicaux ? “Il y a peu de chances que cela provoque une infection des voies urinaires, mais je ne la recommanderais pas pour autant”, déclare Marcus Drake, professeur d’urologie à Bristol. Les relations entre le Royaume-

Uni et ses alliés européens font eau de toute part. Est-ce parce que Cameron s’est retenu ? Leo Hickman The Guardian (blog) Londres

Id so olâ d n t Ab e ci t ido rie “L d re lâ . L un a c el- , es tre es s le e c ult Mo tim s : ta s po u u ne e il f tue im le au s Al ala rt ltu re (c -A fi e- re ph s fp h p p a A sa t le des . 4 ra te, ar ou ra l-C lafi s r p o r 1) m c h . He it le rie on ah ste ec ha o r bd é p de ”, a iq u ha ég u ao o. ar l’ Ap affi e e t. yp vrir ns tie pe rm st n l é

CHINE NOUVELLE/SIPA

Cameron, l’Europe et la technique de la vessie pleine


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