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Sommaire Comme une fleur de Christophe Donner illustré par Marc Bourgne

La Grande Danse d’Emmanuel Viau illustré par Victor de la Fuente

La danse du feu de Franck Pavloff illustré par Daniel Redondo

Tashi mène la danse de Gilbert Schlogel illustré par Dominique Rousseau

Danse, Olga, danse ! de Marie Tenaille illustré par Bruno Bazile

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La danse du feu de Franck Pavloff illustré par Daniel Redondo

esdemoiselles, s’il vous plaît, encorrre quelques minutes attention, ce n’est pas l’heurrre, allons, courrrage ! Discipline, je dis, discipline ! Géraldine sentit le chatouillement bien caractéristique du fou rire, quelque part entre le nez et l’arrière-gorge, comme si l’écho ironique de son professeur de danse se mettait à son tour à rouler les « r » dans sa tête. Elle chercha le regard de Manon, en vain. La grande brune au justaucorps vert pâle était concentrée sur l’exercice et semblait lutter avec sa jambe droite qui refusait de lui obéir.

–M

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Finalement elle échangea une grimace de connivence avec la petite Sylvana, blondinette au visage de fouine, qui ne put s’empêcher de pouffer d’un rire franc, juste sous le nez de la prof. C’est comme si elle avait appuyé sur le bouton d’un moulin à reproches. – Toi, Sylvana, tu rrestes aprrrès que les autrres sont parrties. Si, si, tu rrris, tu rrris, je sais, tu moques de mon accent. D’accorrd, tu choisis moquerrie mais moi, Tatiana, choisis que tu fasses encorrre deux sérrries grrands battements tourrnés. Non, non, je sais, c’est pas toi, c’est camarrades qui ont commencé, et toi, t’es pauvrre victime. Sylvana ne répondit pas, baissant le visage pour cacher l’hilarité qui ne la quittait plus. 54


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– Allez, mesdemoiselles, debout. C’est fini pourr vous aujourrd’hui, sauf Sylvana bien sûrr, petite effrrrontée. Allez, jeudi, toujourrs 19 heurres, avec juste un peu nourrriture dans l’estomac pour avoirr forrce, pas vrrai, Gaëlle ? Pas baudrruche comme aujourrd’hui, ballonnée parr boisson sucrrée avec bulles. Oui, oui, je sais Gaëlle, Coca, hein ? Terrrrible ! Tu crrois peut-êtrre danseuse étoile boit Coca, hein ? Misèrrre, allez vite, tout le monde s’en va. Même Sylvana, tiens, oui c’est ça, révérrrrence tout de même, ça c’est sûrr, et tu t’en vas ! Comme un lâché de tourterelles colorées, les huit jeunes filles traversèrent la salle de répétition, se poussant de l’épaule pour gagner le vestiaire. À chaque fin d’exercices au sol, Mme Tatiana faisait son numéro de diva des chaussons, se laissant peu à peu déborder par son accent bulgare qui broyait les « r ». Ses monologues charriaient un flot de mots et d’interjections que rien ne pouvait arrêter. Comme une complainte qui annonçait la fin du cours. Elle trouvait toujours un prétexte pour épingler une élève, lui reprochant son impertinence ou son manque de savoir-faire. C’était aussi sa façon à elle de cacher son trop-plein d’affection pour ses petites danseuses, de leur dire à toutes « Ne m’oubliez pas ». Qu’est-ce qu’elle faisait une fois ses cours terminés ? Où habitait-elle ? Les élèves s’en souciaient peu. Mme Tatiana était Mme Tatiana, un 55


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point c’est tout. Il ne venait à l’esprit de personne de se demander si la prof de danse avait un mari, des enfants. Les adultes sont professeur, facteur, routier, boulanger et, quand on a treize ans comme Géraldine, Gaëlle, Manon, Liane, Sylvana et leurs amies, c’est bien suffisant comme information sur une grande personne. Géraldine sauta dans son jean, enfila son pull et sa grosse veste, jetant collants, justaucorps et chaussons au fond de son sac de sport. La fraîcheur de cette fin novembre n’incitait pas aux confidences dans le vestiaire glacial. Depuis trois jours, le mistral balayait la ville. On disait que s’il ne tombait pas ce soir, il y en avait encore pour trois jours entiers. D’un coup de main, elle délivra les mille petites tresses de ses cheveux noirs qui se prêtaient mal à la torture du chignon. Son visage prit du volume, et la glace des lavabos lui renvoya l’éclat sombre, presque sévère, de ses yeux. « Ma petite fille, lui disait sa mère, n’essaie pas de ressembler à une Barbie. Tu es noire comme moi, c’est ta beauté d’Afrique, sois-en fière. » Elle sourit à son reflet, puis emboîta le pas de son amie Gaëlle avec qui elle ferait un bout de chemin. Géraldine était née au Mozambique, un pays déchiré par les guerres. Son père disparu, sa mère avait fui, emmenant avec elle sa petite fille, qui n’était pas alors plus épaisse qu’un chaton. Après une 56


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longue et douloureuse errance, elles s’étaient installées dans le midi de la France. Ces épreuves les avaient rapprochées et, à présent, elles vivaient « serrées-collées » comme les deux moitiés d’un même cœur. Avec Gaëlle, elles se tenaient par le bras, pressant le pas sur le large boulevard qui descendait tout droit vers les arènes. – Tatiana t’engueule souvent, mais au moins elle s’intéresse à toi, se plaignit Géraldine. Moi, on dirait qu’elle m’ignore. – Tu crois que c’est plus agréable de se faire remonter les bretelles à tout bout de champ ? – Peut-être, mais je suis sûre que si j’étais absente, elle ne le remarquerait pas. – Mais qu’est-ce que tu as, Géraldine ? Tu sais bien que tu es la meilleure du cours. Tout à l’heure, à la barre à terre, y a que toi qui a assuré pour le coup de la jambe droite levée, avec le buste relâché. Géraldine rentra le cou dans le col de sa veste et ne répondit pas. Elle ne voulait pas que son amie voie sa tristesse, et Gaëlle mit son silence sur le compte du vent qui leur coupait le souffle. Les platanes avaient perdu leurs dernières feuilles et les lampadaires dessinaient dans les branches dépouillées d’étranges cercles jaunes griffés d’encre de Chine. L’une et l’autre aimaient cet instant où elles frôlaient la vie nocturne, les bars qui lâchaient des bribes de musique, les garçons affalés sur leur scooter 57


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et qui les suivaient du regard… Un petit air d’aventure avant de regagner le cocon familial. Gaëlle reconnut un gars de sa classe, fit un court détour vers le groupe, et revint avec un objet caché au creux de ses mains. – Regarde, Jérôme devait me faire un cadeau, c’est beau, non ? C’était en effet un joli briquet de métal ciselé ; elle s’en servirait pour allumer les bougies qui ornaient sa chambre. – Si je revenais à la maison avec le cadeau d’un garçon, dit doucement Géraldine, ça barderait pour moi. Puis elle ajouta, d’une voix à peine audible : – J’en subis assez comme ça. Gaëlle ne s’y trompa pas cette fois. Elle s’arrêta et fit face à Géraldine. – Qu’est-ce qui ne va pas ? Si tu ne le dis pas à tes meilleures copines, à qui vas-tu le dire ? L’horloge du lycée, au bout du boulevard, sonna lentement ses neuf coups hachés par le mistral. – Tu ne connais pas ma mère, soupira Géraldine, elle est formidable, mais… – Mais ? – Elle ne me lâche pas une seconde, pas une seconde, tu m’entends ! Sans arrêt elle me fait répéter, travailler. Elle veut que je sois la première, que je laisse le cours moyen pour le cours avancé, alors que Mme Tatiana lui a déjà dit que je n’étais pas prête. – Le cours avancé ! 58


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– Oui, c’est dingue, les filles ont presque seize ans, elles seront peut-être ballerines. Mais ma mère ne veut rien entendre, elle rouspète, exige, harcèle le directeur au téléphone, me prend à témoin de ce qu’elle pense être une injustice. – Tu lui as dit que t’étais pas d’accord ? – Elle ne m’écoute pas, ne m’entend pas. Je dois travailler à la barre tout le temps. Elle… – N’aie pas peur, fais-moi confiance. – Comment dire, elle voudrait que je sois meilleure que les autres, parce que la vie n’a pas été facile pour nous. C’est injuste à la fin ! – Qu’est-ce que tu vas chercher là ? C’est parce qu’elle t’aime, voilà tout. Les mères veulent toujours que leur fille soit la première, la plus belle. La mienne, tiens, elle serait heureuse si je ne mangeais que des yaourts. Tu imagines le genre de silhouette qui la fait rêver ! Eh bien, c’est loupé, et je ne m’en fais pas pour autant. Un tourbillon de poussière âcre leur fit détourner la tête. Juste assez tout de même pour que Gaëlle entende la dernière phrase de Géraldine. – Il y a des fois où l’amour est trop exigeant. Puis, sur un rapide au revoir, Géraldine s’engouffra dans la rue piétonne qui s’enfonçait vers le quartier de la gare où elle habitait. Gaëlle fit jouer son briquet quelques instants entre ses doigts, puis se décida à rentrer chez elle, un peu plus loin, du côté de la cathédrale. Derrière elle, le grand boulevard faisait un tapis de lumière au théâtre de la ville qui abritait la salle 59


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communale de danse. Son dôme de verre majestueux se souciait bien peu des états d’âme des jeunes filles. Il était fait pour traverser les passions et briller encore mille ans de tous ses feux au-dessus de la ville.

– Tu le connais, ton défaut, alors corrige-le. La voix de Maria Prudencia était calme. « Terriblement calme, pensa Géraldine, comme toujours. » Elle aurait préféré que sa mère crie, se mette en colère, la rudoie. Mais non, penchée sur les pieds de sa fille, elle lui massait les chevilles d’une main ferme, lui parlant de cette voix étale qui la glaçait. Elle avait décidé que le point faible de Géraldine se situait quelque part entre ses chevilles pas assez musclées et sa voûte plantaire trop tendue. Son opinion n’admettait pas de contradiction et elle pestait après Mme Tatiana, « cette professeur qui avait dû acheter son diplôme de danseuse étoile des ballets bulgares » et qui était incapable de « comprendre les défauts de ma fille ». Depuis quelques jours, elle en rajoutait une couche et traitait le directeur de l’école de danse de la ville de « petit fonctionnaire fossoyeur de talents ». Géraldine, fatiguée de tant d’acharnement, ne disait rien, acceptait le massage. Sa mère ne voulait que son bien après tout, Gaëlle avait raison. Pourtant, ce soir, elle aspirait à la tranquillité. 60


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Au collège, la journée avait été dure. Son professeur de gym l’avait obligée à participer à un tournoi de handball, alors qu’elle lui avait expliqué que demain elle passait une audition importante et que, sans échauffement, il était dangereux de se lancer avec un ballon sur le mauvais goudron de la cour. L’autre n’avait rien voulu savoir et, bien entendu, ses chevilles avaient souffert. – Tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux que je me repose, maman ? La voix de Géraldine était résignée, comme si elle savait que sa demande était vouée à l’échec. Sa mère insista : – Tout le reste va, ma petite fille. Ton dos, bien droit, tes épaules, bien placées, ton ventre et tes fesses, rentrés, mais tes pieds, tes pieds ! Tu reviens de ton cours de gym tout éclopée. Tes chevilles sont trop fragiles, il faut que nous les fortifions. Ce « nous » était sans appel. Elle finit le massage par une pommade de sa composition, un onguent suisse qu’elle se procurait Dieu seul savait par quel circuit. Géraldine connaissait la suite. Assise par terre, les jambes repliées, il lui fallait encore et encore faire rouler la bouteille sous ses pieds en partant du pied flexe, jusqu’à avoir la pointe tendue. Et tout ça en maintenant la cheville bien droite. Justement le mouvement qui la faisait souffrir. Un exercice classique, mais douloureux pour elle. C’était peut-être vrai finalement, cette faiblesse des chevilles. Parfois, par réflexe, pour éviter la 61


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souffrance, elle tendait un peu moins les jambes, elle ne s’engageait pas à fond dans les dégagésjetés, et son équilibre général s’en ressentait. Mais sa mère avait tort de la forcer. Il y avait un temps pour chaque chose, et elle ne se sentait pas assez préparée pour affronter le cours avancé. Mme Tatiana, après tout, la laissait aller à son rythme. Alors que la prof des avancées était, paraît-il, une maniaque du travail à la barre, n’ayant en tête que l’idée de voir ses élèves admises chez les professionnelles. Seize ans, l’âge magique chez les jeunes danseuses qui rêvent d’Opéra. L’Opéra, tu penses ! Du cours communal de danse du théâtre au fabuleux Opéra, il y avait un monde que personne n’avait encore franchi dans la ville. Alors pourquoi elle, la petite danseuse du Mozambique ? – Tu rêves, Géraldine. Tu n’es pas à tes exercices, comment veux-tu te dépasser ? La jeune fille essaya de se concentrer. Rouler, appuyer, bien tendre la cheville, sentir le froid de la bouteille effleurer le talon, recommencer, changer de pied. – Le dos, le dos ! Ah oui, redresser le dos, et rentrer le ventre, et la tête et les jambes… Alouette, gentille alouette ! Elle esquissa un sourire. – Concentre-toi, Géraldine, c’est demain ton examen. Tu dois entrer chez les avancées, concentre-toi ! 62


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Une pointe de douleur, fulgurante comme une décharge électrique, lui arracha un cri de souris. – Bien, ma fille, bien, les nerfs se remettent en place, force un peu, force ! Géraldine sentit les larmes sourdre quelque part derrière ses paupières, comme le trop-plein d’une source prête à déborder. Elle serra les mâchoires. Elle ne pleurerait pas. Surtout ne pas donner raison à sa mère. En finir avec ces exercices de malheur, et aller se coucher, vite, pour que son corps puisse enfin se recroqueviller sous les draps, se complaire dans toutes les positions sans s’entendre répéter de cette voix trop parfaite : « Concentre-toi, Géraldine, concentre-toi ». Un ultime travail au sol, répéter les mouvements pour demain, puis un dernier massage. Le seul moment agréable finalement. Quand sa mère la touchait, Géraldine fermait les yeux de plaisir, elle aurait aimé que ses mains continuent à la caresser. C’était si bon, ces instants où mère et fille retrouvaient le contact de leur peau. Et les mains de sa mère paraissaient si fines, si délicates sur sa peau noire, cette couleur qui unissait leur destin. Mais Maria Prudencia avait justement pris entre ses mains le destin de Géraldine, comme on dévore d’amour un être trop aimé. Pour tracer le chemin du bonheur, on emprunte parfois, sans y prendre garde, les voies du malheur. Contrairement à ses habitudes, Maria Prudencia s’attarda ce soir-là dans la chambre de sa fille. 63


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