9782843785979 La babouchka du 6è étage

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BLANDINE BRISSET LA BABOUCHKA DU 6e ÉTAGE

Blandine BRISSET

La Babouchka du 6e étage

Roman

Éditions du Triomphe

Paris, mercredi 15 octobre 2014

La journée tirait à sa fin en cette froide soirée automnale. Le vent n’avait de cesse de dépouiller les arbres qui frémissaient en voyant leurs jolies feuilles colorées virevolter dans le ciel.

En entrant dans le hall, Louis du Galler vit le rideau en dentelle de la loge bouger subrepticement. La poignée tourna aussitôt et une tête grise apparut dans l’entrebâillement de la porte. Mme Ferro, la concierge de l’immeuble depuis des années, était une femme stricte et de petite taille. Ses cheveux étaient toujours tirés à quatre épingles en un joli chignon gris où aucun cheveu ne dépassait jamais. Invariablement vêtue de noir, elle portait toute la journée un petit tablier à carreaux colorés dont elle semblait avoir une collection des plus impressionnantes. Depuis le temps qu’il vivait ici, Louis n’avait jamais connu d’autre gardienne et trouvait cette femme pour le moins détestable. Il lui semblait qu’elle était née du pied gauche. C’était incroyable à dire mais il ne se rappelait pas l’avoir déjà vue sourire ou même dire un mot aimable. Aussi, moins il la côtoyait, mieux il se portait ! Le seul avantage à ce caractère si antipathique était qu’elle faisait office de gendarme pour l’immeuble : aucune personne ne pouvait dépasser le seuil sans avoir auparavant passé une entrevue des plus musclées avec elle. Pour accéder à l’ascenseur, il fallait donc montrer patte blanche, ce qui permettait aux habitants de n’être jamais importunés par des colporteurs de tout poil. Elle se tenait sur le pas de sa loge, les deux mains sur les hanches.

–Monsieur du Galler... je voudrais vous dire deux mots !

–Bonjour madame! Que puis-je pour vous? demanda Louis, le plus aimablement du monde.

–Ce sont vos enfants. Ils font trop de bruit! Vous ne pourriez pas leur dire de baisser un peu le ton quand ils entrent dans l’immeuble, c’est vraiment insupportable!

–C’est entendu madame, je vais le leur dire! répondit-il, consterné.

–J’espère! Et puis, autre chose... le hall n’est pas un parking à trottinettes! Alors peut-être pourriez-vous monter celle-ci? dit-elle

en tendant un doigt accusateur vers la patinette rouge et jaune de Jean.

– Bien sûr... mais je ferai ça demain si cela ne vous ennuie pas car là, j’ai vraiment les mains pleines ! Il ne faudrait pas mélanger les trottinettes avec les vélos ! conclut-il en fixant celui de la gardienne accroché juste derrière alors que le garage à vélos se trouvait à deux pas dans la cour.

Mme Ferro ne riposta pas à la pique. Comme l’ascenseur n’en finissait pas d’arriver, Louis décida de prendre les escaliers avant qu’elle ne trouve autre chose à dire. Il entendit la porte de la loge se refermer et commença à monter les marches sans se presser afin de ne pas arriver trop essoufflé chez lui. Mais en arrivant au troisième, il aperçut une masse gisant sur le palier.

Il lâcha ses sacs de courses et se précipita pour découvrir la petite vieille du sixième. Louis se pencha vers elle et l’appela doucement :

– Madame ! Madame ! Vous m’entendez ?

Elle tourna sa tête vers lui et il croisa ses petits yeux remplis de larmes.

– Madame, qu’avez-vous ? Que s’est-il passé ?

– J’ai glissé et je n’ai pas réussi à me rattraper, dit-elle en ravalant ses larmes.

– Mais pourquoi n’avez-vous pas pris l’ascenseur ?

– Il n’arrivait pas ! Et puis... parfois, je monte un peu à pied pour faire de l’exercice !

– Ça fait longtemps que vous êtes ici ?

– Un petit peu, je ne sais pas trop...

– Avez-vous mal quelque part ?

– Oui, avoua-t-elle, les lèvres tremblantes. Je crois que j’ai dû me casser quelque chose. Je n’arrive pas à me lever...

– Ne vous inquiétez pas, je vais appeler les pompiers, on va s’occuper de vous !

– Non... gémit-elle. N’appelez pas les pompiers ! S’ils viennent, ils vont me mettre à l’hôpital et ensuite, on m’enfermera dans une maison de vieux et je ne le veux pas ! Je veux rester chez moi !

– Mais enfin !... il faut vous soigner ! Et puis, ce n’est pas parce que vous allez voir un médecin que l’on va vous mettre en maison de retraite !

Bien sûr que si ! C’est ce qui est arrivé à mon amie Jeannette ! Le médecin l’a obligée à aller dans une maison de vieux et la pauvre y est morte de chagrin en quelques mois à peine !

– Bon, écoutez-moi : je ne peux pas vous laisser sur ce palier surtout si vous vous êtes cassé quelque chose ! Je vais appeler une ambulance et à l’hôpital, ils vont vous soigner. Ensuite, on verra !

– On ne verra rien du tout ! Vous, vous allez rentrer tranquillement chez vous et vous n’y penserez plus dans moins d’une heure ! Mais moi, je ne veux pas quitter mon appartement ! dit-elle de plus en plus affolée.

La petite dame fondit en larmes et Louis réalisa soudain honteusement qu’il ne savait rien d’elle – pas même son nom –alors qu’elle habitait au-dessus de son appartement depuis des années. Malgré son grand âge, elle avait conservé des traits délicats et un visage fin avec de petits yeux noisette étincelants. Elle avait certainement été une véritable beauté dans sa jeunesse ! Son front était large et elle était dotée d’une chevelure blanche magnifique. En dépit de son refus et de ses sanglots, Louis ne voyait pas d’autre solution que d’appeler les secours. Il sortit son téléphone portable et composa le numéro des urgences.

– Écoutez-moi, madame, dit Louis en raccrochant, les pompiers vont venir vous chercher d’une minute à l’autre. Ils vont vous emmener à l’hôpital où l’on va vous soigner. Je vous donne ma parole que je vais m’occuper de vous et que je ne vous abandonnerai pas. Dès que vous pourrez sortir de l’hôpital, vous retrouverez votre appartement. Voulez-vous bien me faire confiance ?

Bientôt, la sirène d’une ambulance retentit sur le boulevard Saint-Germain et la porte de l’immeuble s’ouvrit à grand fracas. Louis craignit un instant que Mme Ferro ne fasse barrage ou ne mène son enquête auprès des pompiers, mais pour une fois, elle se contenta de les regarder passer avec leur civière. Ils arrivèrent au troisième étage au pas de course, puis deux jeunes pompiers s’adressèrent très gentiment à la vieille dame toujours allongée sur la moquette rouge du palier. Les deux hommes prirent leur temps et ne la brusquèrent pas. Ils firent de leur mieux pour la rassurer, si bien que rapidement elle capitula et accepta de partir avec eux.

– Avez-vous quelqu’un à prévenir, madame ? s’enquit l’un d’eux.

– Non.

Mais avez-vous quelqu’un de votre famille ou de votre entourage que vous aimeriez prévenir ?

– Non, personne, répéta-t-elle tristement. Le pompier se tourna alors vers Louis.

– Vous êtes son voisin ?

– C’est exact.

– Vous avez été témoin de l’accident ?

– Du tout. Quand je suis arrivé, elle était déjà étendue par terre.

Installée sur la civière, la petite grand-mère dont les yeux étaient encore tout embués de larmes jeta vers son voisin un regard suppliant. Louis s’approcha d’elle pour lui souhaiter bon courage et lui promettre de nouveau qu’il prendrait très vite de ses nouvelles, mais elle lui saisit la main avec une force inattendue.

– Vous ne pouvez pas m’accompagner, monsieur ? J’ai si peur... je ne suis jamais allée à l’hôpital...

Passé l’étonnement de savoir qu’à son âge, elle n’avait jamais mis les pieds dans un hôpital, Louis sentit son cœur se serrer. Pour une raison qui lui échappait, cette femme lui rappelait sa grandmère, disparue depuis déjà une bonne vingtaine d’années. À cette pensée et sans plus réfléchir, il descendit l’escalier à la suite des pompiers. Malgré l’angoisse qui la tenaillait, Louis vit sa voisine esquisser un sourire. En arrivant au rez-de-chaussée, il aperçut Mme Ferro sur le pas de sa loge, toujours les deux mains sur les hanches. Les pompiers la saluèrent et lorsqu’il passa, elle lui demanda sèchement :

– Que lui est-il arrivé ?

– Rien de grave a priori, une mauvaise chute.

– Vous êtes gentil de l’accompagner !

Surpris par ce ton inhabituel, Louis la vit rentrer dans sa loge et tirer le petit rideau tandis que la porte de l’immeuble claquait dans son dos.

L’ambulance pénétrait dans l’enceinte de l’hôpital lorsque le téléphone de Louis vibra. Du même coup, il réalisa qu’il avait omis d’avertir Madeleine de son départ précipité aux urgences.

Vu l’heure, la jeune fille au pair devait sans aucun doute se poser des questions.

– Bonsoir monsieur, je voulais savoir vers quelle heure vous comptiez rentrer ?

– Madeleine... Je suis désolé de ne pas vous avoir prévenue plus tôt mais je suis parti à l’hôpital. J’accompagne une voisine qui a fait une mauvaise chute dans les escaliers.

– Ah... ! Alors vous n’allez pas rentrer tout de suite ?

– J’en ai bien peur. Tout va bien à la maison ?

– Oui, tout va bien ! Les enfants ont pris leur bain et ils jouent.

– C’est parfait. Qu’ils ne m’attendent pas pour dîner. Si vous pouvez me laisser quelques restes, je dînerai en rentrant.

– Entendu. Alors, bon courage !

– Merci pour tout. Je vous appellerai en quittant l’hôpital. Couchez les enfants à l’heure habituelle et dites-leur que je viendrai les embrasser en rentrant.

Comme il fallait s’y attendre, Louis se retrouva dans une immense salle d’attente pleine à craquer qui tenait plus du hall de gare qu’autre chose. Il y faisait très chaud et l’odeur ambiante laissait à penser que l’air frais devait avoir bien du mal à se faufiler jusque-là et que les fenêtres n’étaient que purement décoratives. Comme il n’y avait plus la moindre place libre, Louis finit par s’adosser contre un mur et se mit à explorer les lieux du regard.

Il avait l’impression d’avoir atterri dans la cour des miracles ! Le personnel hospitalier, en sous-effectif criant, vaquait à ses occupations dans une agitation sans bornes. Il n’y avait assurément pas assez de monde pour venir à bout de tous les malades dont le nombre ne cessait de croître, et qui patientaient plus ou moins patiemment. Une femme quelque peu avinée prenait à partie toutes les personnes qui passaient devant elle, et se mit à faire des réflexions obscènes à des pompiers à l’évidence blasés qui la dépassèrent sans aucune réaction. Un vieil homme poussait de temps à autre des cris déchirants dans l’indifférence générale ; dans un coin, une maman allaitait son petit bonhomme tandis que ses deux autres enfants faisaient la course dans un couloir adjacent, sous l’œil exaspéré des infirmières.

Sur une table basse étaient entassées pêle-mêle des dizaines de revues en tout genre dont la plupart étaient en piteux état. Louis en attrapa une et retourna à sa place. La revue était datée de janvier 2011, les nouvelles ne seraient pas fraîches... Il regrettait de ne pas avoir un bon bouquin au fond d’une poche et commença

donc en désespoir de cause à feuilleter son journal. Le temps s’écoulait lentement.

Il sortit s’aérer quelques instants et en profita pour fumer une cigarette. De retour dans la salle d’attente surchauffée, il s’acheta un capuccino dans une machine automatique. Le breuvage était insipide mais chaud et comme il avait faim, cela lui donna la sensation de se rassasier un peu.

Louis était en plein entretien avec Clint Eastwood lorsqu’il vit s’approcher de lui une jeune infirmière avec une tignasse rousse des plus impressionnantes.

– Monsieur... excusez-moi ! C’est bien vous qui êtes arrivé en ambulance avec Mme Durant ?

– C’est bien moi !

– Alors venez, suivez-moi !

S’éloignant de l’agitation de la salle d’attente, ils empruntèrent un couloir interminable puis l’infirmière l’introduisit dans un petit bureau exigu. Un homme en blouse blanche était assis devant une table. Il retira ses lunettes en écailles et se leva.

– Bonsoir monsieur ! Je suis le docteur Rullier, dit-il en lui serrant la main. Vous êtes un parent de Mme Durant ?

– Non, seulement son voisin.

– D’accord. Savez-vous si elle a de la famille que nous pourrions prévenir ?

– Il semble que non. Les pompiers lui ont déjà posé la question et elle n’avait aucun nom à transmettre.

– Entendu. Mme Durant s’est cassé le col du fémur. Nous n’allons pas la garder bien longtemps. En revanche, elle va être rapidement transférée vers une maison de convalescence où, a priori, elle passera une quinzaine de jours. Le problème se pose pour sa sortie. Étant donné son âge, il me semblerait plus prudent qu’elle ne retourne pas chez elle. Je pense qu’il serait bon de la préparer petit à petit à l’idée de s’installer dans une maison de retraite. Elle y sera en sécurité. Elle m’a dit qu’elle habitait en rez-de-chaussée mais je pense que ce sera tout de même mieux pour elle ! Pourquoi souriez-vous ?

– Parce qu’elle est rusée... elle vous a menti ! Elle n’habite pas au rez-de-chaussée mais au sixième étage !

– Au sixième étage, dites-vous ! Mais pourquoi avoir menti ?

– J’imagine qu’elle redoutait qu’en sachant à quel étage elle habitait, vous ne la mettiez d’office en maison de retraite !

– Je n’en reviens pas ! Rassurez-moi, il y a bien un ascenseur au moins dans votre immeuble ?

– Bien sûr ! Mais il ne fonctionnait pas ce soir, alors elle a pris les escaliers.

– Ascenseur ou non, Mme Durant a quatre-vingt-dix-sept ans. À cet âge-là, il est plus raisonnable qu’elle ne vive pas seule ! Je ne comprends pas pourquoi elle s’obstine à ne pas vouloir aller en maison de retraite. Elle y sera dorlotée, ce sera tout de même mieux !

– Quatre-vingt-dix-sept ans ! Je n’en reviens pas... elle ne les fait pas !

– Physiquement peut-être, et elle a bien toute sa tête, mais elle est fragile. Quand je pense qu’elle vit seule ! Cela veut dire qu’elle doit se débrouiller pour tout : ses courses, ses lessives, ses repas... C’est une drôle de petite femme, cette Mme Durant !

– Concrètement, à part la maison de retraite, que proposezvous ?

– Rien d’autre ! C’est la seule solution, la solution la plus logique et la plus judicieuse. Si Mme Durant avait les moyens, elle aurait pu rester chez elle avec une aide à domicile, mais d’après ce que j’ai pu comprendre, il semble que ses revenus ne lui permettent pas d’envisager cette solution. Nous allons dire à la maison de convalescence de la préparer doucement à ce changement de vie.

– Non, ne faites pas ça ! Mme Durant ne veut pas en entendre parler. Elle veut rentrer chez elle après sa convalescence. La maison de retraite la terrorise au point qu’elle ne voulait même pas que j’appelle les pompiers tout à l’heure car elle avait peur d’y aller directement.

– D’accord, mais que proposez-vous alors ?

– Écoutez, laissez-moi y réfléchir. Je passerai demain soir lui faire une petite visite et j’espère que d’ici là, j’aurai trouvé une idée.

– Si vous le dites... Bonne soirée monsieur !

Il prit congé du médecin et gagna rapidement la sortie. L’air frais lui fit du bien. Il était vingt-trois heures passées. Il se hâta vers le métro le plus proche pour rentrer chez lui.

Louis croisait de temps à autre Mme Durant depuis des années mais ce soir-là, il réalisa qu’en fait, il ne la connaissait pas du tout. Elle faisait simplement partie du décor... Lorsqu’il avait quitté l’hôpital, elle était toujours étendue sur son brancard et ses petits yeux brillaient encore. Il l’avait sentie prête à craquer de nouveau. S’efforçant de la réconforter au mieux, il lui avait assuré qu’elle aurait bien vite une jolie chambre et qu’une adorable infirmière serait là si elle avait besoin de quoi que ce soit. Malgré tout, elle n’était pas dupe et rien n’avait véritablement réussi à la rassurer.

– Et puis, l’infirmière ne pourra pas s’occuper de mes animaux ! avait-elle soupiré de sa petite voix tremblante. Ils sont tout seuls chez moi !

– Vous avez des animaux, madame ?

– Appelez-moi Denise, vous voulez bien ?

– C’est d’accord ! Et moi, je m’appelle Louis.

– Cela vous dérangerait d’aller voir chez moi s’ils vont bien ? Il faudrait aussi les nourrir.

– Bien sûr ! Qu’avez-vous comme animaux ?

– J’ai un chat et des oiseaux ! répondit-elle en souriant.

– Où rangez-vous leur nourriture ?

– Pour le chat, il y a un sac sous le lavabo, et pour les oiseaux, vous trouverez les graines à côté de la cage. Il faudra peut-être aussi mettre un peu d’eau. Tenez ! avait-elle ajouté en lui tendant deux clés accrochées à un ruban. J’habite l’appartement numéro 3, au sixième. Je vous remercie Louis, je suis vraiment touchée par votre gentillesse !

– Il n’y a pas de quoi ! Quant à vous Denise, reposez-vous bien surtout ! Et ne vous tracassez de rien !

– On m’a dit que j’allais aller en maison de convalescence dans quelques jours...

– Oui, pour reprendre des forces. Vous y serez très bien et ce ne sera pas long !

– Et après ?

– Je vous l’ai dit, ne vous inquiétez de rien !

Louis entra dans le hall de l’immeuble et constata que l’ascenseur était, de fait, bien en panne. Il grimpa donc les escaliers et

poussa directement jusqu’au sixième pour aller nourrir les animaux de Denise comme il le lui avait promis. Il n’était jamais monté à cet étage... En arrivant sur le palier, il découvrit six portes et se dirigea vers celle de Denise Durant sur laquelle était inscrit le numéro 3. Il tourna la clé dans la serrure. Tandis qu’il cherchait à tâtons l’interrupteur, il entendit miauler le chat. De peur qu’il ne se faufile dans le couloir, il ferma brutalement la porte et sa main finit par effleurer un bouton qu’il pressa. Une pauvre ampoule suspendue au plafond par un fil solitaire illumina faiblement la pièce.

Ce qu’il vit alors le sidéra.

Paris, mardi 9 décembre 1941

Il ne faisait aucun doute que la guerre allait désormais prendre une nouvelle tournure. L’avant-veille, les Japonais avaient attaqué par surprise la base navale américaine de Pearl Harbor située sur l’île d’Oahu dans le Pacifique. Dans les journaux du jour, il n’était question que de cette terrible tragédie. Plus de quatre cents avions japonais avaient été engagés dans l’attaque, causant des dégâts considérables aux Américains. Des navires de ligne, des croiseurs et des destroyers avaient été détruits, ainsi que plus de cent cinquante avions. Quant aux pertes humaines, elles étaient tout simplement terrifiantes. On parlait déjà de plus de deux mille morts et d’environ un millier de blessés. Le retentissement de cet évènement était mondial car la conséquence de cette terrible attaque était bien évidemment l’entrée en guerre des États-Unis. Le président Roosevelt avait déclaré la veille aux Américains sous le choc : « Hier, 7 décembre 1941 – une date qui restera à jamais marquée dans l'Histoire comme un jour d’infamie – les États-Unis d'Amérique ont été attaqués délibérément par les forces navales et aériennes de l'empire du Japon. Les États-Unis étaient en paix avec le Japon et ils étaient même, à la demande de ce pays, en pourparlers avec son gouvernement et son empereur sur les conditions du maintien de la paix dans le Pacifique. Qui plus est, une heure après que les armées nippones eurent commencé à bombarder Oahu, un représentant de l'ambassade du Japon aux États-Unis a fait au secrétariat d'État une réponse officielle à un récent message américain. Cette réponse semblait démontrer la poursuite des négociations diplomatiques ; elle ne contenait ni menaces, ni déclaration de guerre […]. J'ai demandé à ce que le Congrès déclare, depuis l'attaque perpétrée par le Japon dimanche 7 décembre, l'état de guerre contre le Japon. »

Les journaux qui étaient étalés sur la table relataient avec autant d’exactitude que possible les évènements des deux derniers jours. C’était Armand qui les avait achetés dans l’après-midi, et Nicolas était en train de leur lire un article détaillant le déroulement de la terrible bataille lorsque soudain, on frappa à la porte. Pas comme

les amis avaient coutume de faire : deux petits coups suivis de trois. C’était un simple coup, léger, bref. Un coup ordinaire en temps normal, mais un coup angoissant en cette froide soirée de décembre 1941. Tous se figèrent. Élie et Rachel blêmirent et les garçons se raidirent. Un deuxième coup fut frappé, parfaitement identique au premier, qui fit monter d’un cran le stress et l’inquiétude des uns et des autres. Ils étaient cinq autour de la table, et par terre traînait une grande carte de France. On venait de l’utiliser pour indiquer la route que prendraient Élie et Rachel le lendemain afin de passer en zone libre pour rejoindre Londres.

Tous savaient pertinemment qu’en cas de descente de police ou de la Gestapo, se cacher sous un lit ou dans une armoire serait vain, mais ce fut plus fort qu’eux. En un éclair, Élie et Rachel se retrouvèrent dans un cagibi, tandis qu’Armand et Nicolas, leurs armes à la main, se rendirent simplement dans la cuisine. Quant à Anna, elle se dirigea, livide, vers la porte d’entrée. Elle était si angoissée qu’elle avait du mal à mettre un pied devant l’autre. Un troisième coup retentit à l’instant où elle tournait la clé dans la serrure. Elle ouvrit très légèrement la porte et le reconnut aussitôt.

Il était de grande taille et plutôt bel homme. Sa barbe de quelques jours était aussi grisonnante que ses cheveux et cela était nouveau, mais il avait toujours un sourire envoûtant et des yeux gris sublimes qui la fixaient avec émotion. Face à lui, la jeune femme estomaquée n’arrivait pas à recouvrer ses esprits.

– Michel !... c’est toi ? dit-elle si abasourdie qu’elle sentait ses forces la quitter.

– Oui... c’est bien moi ! chuchota-t-il en la rattrapant de justesse. Le choc était tel que, pâle et tremblante, Anna sentit sa respiration s’accélérer. Elle s’appuya contre le chambranle de la porte, observant son mari avec un mélange de bonheur et de stupéfaction.

– Mais... mais alors, tu... tu n’es pas...

– Mort ? Non. J’ai été blessé en mai dernier. Je suis tombé aux mains des Allemands, c’est pour cela que j’ai été porté disparu. Ils m’ont soigné avant de m’envoyer dans un camp où j’ai travaillé durant plusieurs mois. J’ai fini par m’évader et me voilà !

– Oh, mon Dieu ! Michel... je suis tellement heureuse de te revoir ! dit-elle en pleurant de joie tout en se jetant à son cou. J’ai eu tellement de chagrin quand on m’a annoncé que tu avais disparu et que tu étais certainement mort. Les autorités m’ont dit

qu’il y avait toujours un espoir que tu réapparaisses vivant un jour, mais ça faisait plus d’un an, et plus le temps passait, moins j’y croyais !

– Je comprends, ma chérie. Je suis désolé, crois-moi. Si tu savais comme je suis heureux moi aussi de te revoir et de pouvoir enfin te serrer dans mes bras ! Si tu savais... Ça faisait tellement longtemps que j’imaginais cet instant ! dit-il en l’embrassant tendrement.

Michel entra dans l’appartement et Anna referma soigneusement la porte derrière elle. Il posa son petit baluchon par terre. Elle l’observa à la lumière. Il était vêtu d’un pantalon marron et d’une veste en cuir qu’elle ne lui connaissait pas. Il portait des chaussures assez abîmées mais très propres. Il avait plutôt bonne allure et elle se blottit dans ses bras avec bonheur.

– Pourquoi ne m’as-tu pas écrit pour me dire que tu allais bien ? dit-elle en se dégageant doucement de son étreinte et en le regardant dans les yeux. Les prisonniers écrivent depuis les camps ! J’aurais pu t’envoyer des colis, de la nourriture...

– Je ne pouvais pas. Mes conditions de détention étaient très dures, dit-il le regard légèrement fuyant, et...

Quelque chose tomba quelque part, brisant le silence de l’appartement et les faisant sursauter tous les deux. D’un seul coup, Anna avait tout oublié... y compris ses amis.

– Tu n’es pas seule, mon amour ? lui demanda-t-il, surpris.

– Non, j’ai des amis ! Enlève ton manteau, je vais les chercher, dit-elle en lui déposant un rapide baiser.

Elle se rendit à la cuisine où Nicolas venait de faire tomber une chaise par inadvertance, et l’entraîna avec Armand, Élie et Rachel au salon. Se tournant vers eux, elle leur annonça avec une voix chargée d’émotion :

– Je vous présente mon mari, Michel ! Comme vous le savez, il était porté disparu depuis des mois, et avec le temps, je me demandais même s’il était encore en vie, mais il avait juste été blessé et interné. Il vient de s’évader d’un camp en Allemagne ! dit-elle avec fierté.

Sans reprendre son souffle, elle enchaîna :

– Et Michel, je te présente mes amis ! Voici Armand, Nicolas, François et Marie, dit-elle en utilisant volontairement les identités d’emprunt d’Élie et Rachel qui figuraient sur les fausses cartes d’identité qu’elle venait de leur remettre un peu auparavant.

Michel serra les mains avec chaleur.

– Je suis ravi de faire votre connaissance ! dit-il tout sourire. Je vous dérange en plein dîner ? ajouta-t-il en observant les vestiges du repas sur la table et les journaux dépliés autour.

– Nous avions fini mais il reste de quoi te faire un dîner ! dit Anna avec entrain. J’imagine que tu dois avoir très faim après ce long voyage !

– Oh que oui ! Et ça fait bien trop longtemps que je n’ai pas vu de choses aussi appétissantes ! dit-il en lorgnant avec envie sur les restes de pain et de fromage.

Une nouvelle chaise fut apportée de la chambre et les hommes s’installèrent autour de la table débarrassée des journaux, tandis qu’Anna s’affairait à la cuisine, aidée de Rachel.

– J’ai voyagé toute la journée et je suis épuisé ! expliqua Michel en se frottant les yeux.

– D’où arrivez-vous ? s’enquit Armand.

– D’Allemagne. Mais ce matin, je suis parti de Strasbourg. Le voyage en train était interminable et surtout, très inconfortable ! Il y a eu plusieurs arrêts abscons, j’ai bien cru ne jamais arriver !

– Vous étiez dans un camp de travail ? demanda Nicolas. Où étiez-vous exactement ?

– Près de Munich.

– Vous étiez bien traité ? interrogea encore Élie.

Sur ces entrefaites, Anna arriva avec un plateau chargé de pain, d’œufs et de fromage.

– Mmm... cela me paraît fort appétissant ! commenta Michel en regardant sa femme avec un bonheur évident.

– Je crois que nous ferions mieux de vous laisser à vos retrouvailles ! dit Armand.

– Oui, vous avez besoin de vous retrouver tranquillement ! poursuivit Nicolas.

Anna n’insista pas. Les quatre amis se levèrent et prirent congé.

– Rentrez bien ! leur lança Anna. À bientôt !

– Merci pour tout ! dirent ensemble Rachel et Élie.

Anna ferma la porte. Michel s’était attablé et mangeait avec appétit.

– Je n’arrive pas encore à réaliser ! dit Anna en posant ses mains sur les épaules de son mari. Quel bonheur de te retrouver !

Oui... Je me suis tant langui de toi, ma chérie ! Il l’entraîna dans la chambre et ils s’aimèrent tendrement, rattrapant le temps perdu.

Anna était sur un nuage. Les jours qui suivirent furent des plus heureux. Éperdue de bonheur, elle était aux petits soins avec son mari : elle le comblait de mille attentions et lui préparait autant de bons petits plats qu’elle le pouvait avec les moyens du bord. La bibliothèque où elle travaillait lui avait accordé quelques jours de congé et ils en profitaient au maximum. De son côté, Michel qui avait retrouvé avec une joie non dissimulée sa femme adorée, passait ses journées à savourer ce bonheur retrouvé. Il prenait ses aises dans ce petit appartement douillet où il n’avait pas eu le temps de prendre ses marques avant son départ pour la guerre en septembre 1939, au lendemain de leur mariage. Cependant, rien n’avait bougé et il avait retrouvé avec plaisir certains petits bibelots qui venaient de la maison de ses parents et qui lui tenaient particulièrement à cœur. Pour mieux penser à lui, elle avait tenu à conserver l’appartement dans le même état qu’ils l’avaient installé ensemble, et Anna n’avait donc rien modifié depuis son départ. Les rideaux bleus avaient juste un peu passé avec le soleil et le parquet était un peu patiné. Il n’y avait pas beaucoup de meubles. Un gros bahut qui leur venait de la grand-mère maternelle de Michel et dans lequel ils rangeaient un peu tout et n’importe quoi – en particulier les vêtements et le linge de maison – prenait une place considérable. Il y avait aussi une table ronde à rallonges autour de laquelle se trouvaient de lourdes chaises en chêne qu’ils avaient achetées quelques jours avant leur mariage chez un antiquaire, près des Tuileries. Enfin, une petite bibliothèque sans prétention, débordante de livres en tout genre et couverts de poussière, trônait près de la fenêtre. La chambre quant à elle était si petite qu’elle ne comprenait qu’un grand lit avec des tabourets de part et d’autre, faisant office de tables de nuit. Il n’y avait pas la place pour autre chose !

Les journées s’étiraient donc paisiblement et sans contraintes. Comme elle avait obtenu des petites vacances à la bibliothèque, Anna avait aussi demandé à Armand de lui laisser quelques jours de tranquillité pour cause de retrouvailles. La permission lui avait été bien entendu accordée sans la moindre hésitation. Par chance,

le temps était clément, et ils purent à plusieurs reprises s’évader de la capitale avec un panier de pique-nique bien garni pour profiter du calme de la forêt et de la nature. Très vite, Anna avait questionné son mari sur l’année écoulée et sur ses conditions d’internement en Allemagne. Michel lui avait alors fermé la bouche par un baiser, lui expliquant qu’il n’avait nullement envie de reparler de toute cette période si éprouvante et que moins il en parlerait, plus vite il arriverait à l’oublier. Anna n’était pas dupe. Elle avait déjà suffisamment entendu parler des camps allemands pour imaginer ce que son mari avait dû endurer. Depuis, malgré la curiosité d’en savoir plus, elle avait respecté son désir et n’avait plus jamais abordé ce sujet.

Un matin, alors qu’Anna descendait l’escalier afin de se rendre à la boulangerie, en arrivant en bas, elle eut la surprise de voir Nicolas surgir de sous l’escalier. Il posa un doigt sur sa bouche pour l’empêcher de parler et lui tendit un papier. Comme il ne partait pas, elle déplia le message et lut : « A. veut te voir – urgent – rendez-vous à onze heures chez lui. Prière de ne rien dire à ton mari. » Lorsqu’il fut assuré qu’Anna avait bien assimilé le contenu du message, Nicolas lui reprit le papier et disparut immédiatement. Par précaution, elle patienta un peu, assise sur la dernière marche de l’escalier. Elle devait éviter de sortir juste après lui. Elle sourit en pensant qu’elle était devenue complètement paranoïaque, mais trop de personnes se faisaient pincer pour de stupides négligences et il valait mieux ne pas tenter le diable !

Dix bonnes minutes s’étaient donc écoulées lorsqu’elle se décida à franchir la porte à son tour. Tout en marchant d’un bon pas vers la boulangerie car il ne faisait pas très chaud, elle réfléchissait au message et à ce rendez-vous fortuit avec Armand. Le fait qu’il ait marqué « urgent » l’inquiétait un peu car elle le connaissait assez pour savoir qu’il n’était pas du genre à s’affoler inutilement. Mais la mention c oncernant Michel l’intriguait davantage. Ces derniers jours lui avaient fait un bien fou, et se retrouver dans les bras protecteurs de son mari lui avait presque fait oublier que c’était la guerre. Pour profiter au maximum de ces retrouvailles, elle avait décidé de mettre de côté tous ses soucis pour quelques jours. Et elle y était si bien parvenue qu’elle avait de la peine à imaginer que quelque part, il pouvait y avoir de l’urgence...

À son retour à l’appartement, un bon pain encore tout chaud dans son sac, elle s’activa pour préparer du thé. Elle fit chauffer de l’eau sur la vieille gazinière et lava deux tasses qui traînaient dans l’évier. Dans un placard, elle dénicha un pot de confiture à la framboise faite maison par sa sœur Anastasia, et constata, dépitée, que c’était là le dernier. La table était dressée et le pain tranché. Tout était prêt ; elle alla donc tirer son mari du lit. Mais celui-ci, encore tout ensommeillé, l’attira vers lui et Anna ne se fit pas prier bien longtemps. Elle le rejoignit rapidement sous les couvertures où ils restèrent encore un long moment à s’aimer tandis que le soleil tentait par tous les moyens de pénétrer dans la chambre à travers les persiennes. Le temps passa si vite... Il était près de dix heures quand ils se levèrent enfin, et Anna réalisa qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps avant l’heure du rendez-vous.

Elle ne voulut rien précipiter pour autant, et ils prirent tranquillement leur petit-déjeuner. Puis, tandis que Michel lisait le journal, Anna se prépara en hâte. Fin prête, elle retrouva son mari qui n’avait pas bougé de sa chaise et l’embrassa fougueusement.

– Je vais faire quelques courses, mon amour ! Je vais essayer de trouver de quoi nous préparer un festin pour ce soir !

– Fais vite, ma belle ! J’ai déjà une faim de loup !

– À tout à l’heure !

Elle laissa son mari toujours en pyjama poursuivre sa lecture et enfila son manteau vert désormais un peu élimé. Puis, à la dernière minute, elle attrapa son petit panier de courses.

Anna marchait depuis dix bonnes minutes lorsqu’elle réalisa qu’elle avait oublié son porte-monnaie sur la table. Or il lui serait difficile de justifier une longue absence si elle rentrait sans la moindre provision. Furieuse, elle rebroussa chemin et accéléra le pas jusqu’à son immeuble. Elle monta les marches quatre à quatre et ouvrit la porte. Michel n’était plus attablé et le journal traînait sur une chaise. Elle allait l’appeler lorsque son regard fut attiré par le bahut. Il était grand ouvert et il était évident que quelqu’un venait d’en retourner tout son contenu. Un désordre indescriptible régnait dans la pièce et quelques-uns de ses sous-vêtements jonchaient même le sol. C’est alors qu’elle aperçut le carton qu’elle cachait pourtant soigneusement dans la cuisine, et dans lequel elle

rangeait tout le matériel qui lui était nécessaire à la réalisation des faux papiers. Instantanément, elle pensa que l’appartement venait d’être visité et fut paniquée à l’idée que son mari ait pu être arrêté à sa place, lui qui venait tout juste de rentrer de camp. Tout en réfléchissant, elle entendit un bruit sourd, accompagné d’un juron. Anna se figea. Se pouvait-il que la police ou la Gestapo soit encore présente, en train d’accomplir leur sale besogne ? Affolée, elle se dit qu’elle devait immédiatement prendre la fuite, mais la curiosité fut plus forte. Elle avança sur la pointe des pieds et se dirigea vers le fond de l’appartement d’où provenait le bruit. Alors, elle l’aperçut. Accroupi sur le sol des toilettes, lui tournant le dos, il tenait la valise de radio dans ses mains. Au-dessus de sa tête, la trappe du faux plafond était grande ouverte. Derrière lui, l’escabeau était déplié et renversé.

Anna fut prise d’un terrible vertige. Que devait-elle faire ? Devait-elle lui parler ou au contraire, prendre ses jambes à son cou ? Elle tourna les talons, attrapa son porte-monnaie et s’enfuit de l’appartement le cœur au bord des lèvres. Désormais très en retard, elle décida de partir à bicyclette chez Armand et se mit à pédaler à toute allure. Son cœur battait la chamade et des milliards de questions se bousculaient dans sa tête, prête à exploser. Ses yeux piquaient et elle avait du mal à retenir ses larmes. L’air frais lui fouetta le visage et son mal de cœur diminua. Il était onze heures passées d’un bon quart d’heure lorsqu’elle arriva à destination. Armand, qui commençait à s’alarmer de son retard, l’avait vue arriver et vint lui ouvrir. À son visage grave, elle comprit que quelque chose n’allait pas.

Lorsqu’elle entra dans le salon, elle aperçut Nicolas, concentré à attiser le feu dans la cheminée. Il lâcha le soufflet et vint la saluer. Mais sur le canapé, un homme qu’elle n’avait jamais vu ne prit pas la peine d’en faire autant. Il était roux avec des yeux verts surprenants. Plutôt petit, il avait pourtant une stature imposante, et un regard glacial. Anna avait pédalé si vite qu’elle avait du mal à retrouver un rythme cardiaque régulier, et le silence pesant ne l’aida pas à se sentir mieux. Les trois hommes la fixaient, l’air grave. Personne ne semblait vouloir prendre la parole.

– Un problème ? finit-elle par demander anxieusement.

– Où est ton mari ? demanda Armand le plus calmement du monde.

– Chez nous, pourquoi ?

– Nous avons toutes les raisons de croire, poursuivit-il sur le même ton, que ton mari, Michel Paland, n’est pas ce qu’il prétend être...

– Que veux-tu dire ? répondit-elle outrée par cette odieuse insinuation, tout en repensant douloureusement à son retour à l’improviste qui lui avait permis de surprendre son mari occupé à fouiller minutieusement leur appartement. Pourquoi doutez-vous de lui ? Il rentre juste de camp et vous l’accusez déjà de tous les torts ?

– Nous l’accusons déjà de tous les torts parce qu’il ne rentre pas de camp ! cracha l’inconnu d’un ton sec. Votre mari est un espion à la solde des nazis !

Anna accusa le coup. La révélation lui fit l’effet d’une bombe. Elle se décomposa et s’écroula sur une chaise, l’estomac retourné.

– Quoi ? cria-t-elle d’une voix rauque. D’où sortez-vous ça ? Comment le savez-vous ?

– Je le sais parce que je le connais ! renchérit l’homme avec flegme.

– Et je peux savoir qui vous êtes ? demanda Anna de plus en plus accablée.

– Franck est un espion franco-anglais, répondit Armand à sa place.

– Espion comme votre mari, précisa ce dernier, sauf que nous ne sommes pas du même bord ! Nous savons bien que vous n’étiez pas au courant puisque vous le croyiez mort. Armand et Nicolas m’ont raconté son retour la semaine dernière et je dois dire que vous avez bien réagi en présentant tout le monde comme il le fallait.

– Tu savais tout, Armand ? lui demanda Anna avec reproche.

– Bien sûr que non !

– Alors pourquoi avoir parlé de mon mari à cet homme ?

– Pardonne-moi, Anna, mais lorsqu’il s’est présenté chez toi l’autre soir, Michel ne ressemblait pas à un prisonnier évadé de Bochie, ayant fait des heures, voire des jours de voyage ! C’est ce qui nous a mis la puce à l’oreille avec Nicolas...

– Comment ça ?

– Il était trop bien habillé, trop propre et il ne semblait ni épuisé, ni misérable comme le sont la plupart de ceux qui se sont évadés...

Anna réalisa qu’il avait raison sur toute la ligne mais tout à sa joie de le savoir vivant et de le serrer dans ses bras, elle n’avait rien voulu voir.

– J’ose espérer que vous ne lui avez rien confié sous l’oreiller... reprit Franck.

Indignée, Anna ne répondit pas.

– Alors ? Vous lui avez confié des choses ? insista l’homme. Vous lui avez parlé du réseau, de vos actions... ?

– Je ne lui ai rien divulgué ! répondit-elle anéantie, tout en revoyant son mari avec la radio dans les mains.

– C’est ce que je voulais entendre ! Votre mari ne rentre pas d’Allemagne comme il le prétend, il est à Paris depuis cinq mois.

Abasourdie, Anna sentit la colère monter en elle, sans pouvoir se maîtriser. L’homme poursuivit :

– Depuis des mois, vous êtes discrètement mais sûrement surveillée. Nous pensons qu’ils ont attendu suffisamment longtemps pour que votre organisation soit solide et efficace. Inutile de nous voiler la face. Ils en savent beaucoup mais ils ne savent pas tout. Aussi vous ont-ils envoyé Michel pour en apprendre davantage, qui vous a raconté une évasion de camp bidon pour être plus plausible. Vos retrouvailles n’ont d’autre but que de vous espionner de l’intérieur. En vivant avec vous, il sera plus à même de renseigner les Allemands sur vos agissements et vos relations.

– Mais dans ce cas, comment se fait-il que nous soyons encore tous libres ? interrogea Nicolas, perplexe. Ils auraient pu tous nous coffrer ?

– Ils auraient pu... mais le moment n’est pas encore opportun. Si vous étiez tous sous les verrous, vous n’auriez plus le moindre intérêt. Espionner un homme libre est parfois bien plus fructueux que de vouloir soutirer des informations à un prisonnier !

En réalisant quel but avaient eu ses retrouvailles avec son mari, Anna comprit qu’elle avait été bernée et se mit à pleurer amèrement.

– Je suis désolé, Anna, mais nous avons plus que jamais besoin de vous ! ajouta Franck.

– Comment ça ?

– Vous allez continuer à vivre comme si de rien n’était, mais il va falloir redoubler de prudence et changer certaines de vos habitudes. En fait, nous allons retourner la situation en notre faveur. Il sait qui vous êtes et ce que vous faites. Vous aussi, sauf qu’il l’ignore et nous allons jouer là-dessus.

Soudain, elle fut secouée de spasmes. Elle n’eut que le temps de se lever et, pliée en deux, se mit à vomir, éclaboussant généreusement le tapis et la table basse avant de perdre connaissance. Elle était blanche comme un linge, vidée. Nicolas l’étendit sur le canapé avec l’aide de Franck et elle retrouva bientôt ses esprits tandis qu’Armand s’activait à nettoyer le salon en apnée, incommodé par l’odeur.

Anna retrouva quelques couleurs. Quand elle fut un peu remise, Franck lui demanda encore si, avec le recul et sachant tout cela, elle avait constaté quelque chose d’anormal dans le comportement de son époux. Anna ferma les yeux et raconta son retour chez elle à l’improviste, moins d’une heure auparavant et ce qu’elle y avait vu. Les trois hommes l’écoutaient, impassibles.

– Il ne vous a pas vue et c’est tant mieux ! dit soudain Franck. Dans la mesure du possible, comportez-vous avec lui comme vous l’avez fait jusque-là. Ne changez rien. Il ne doit surtout pas sentir que vous êtes différente ou sur vos gardes.

– Et s’il me pose des questions ? S’il me parle de la radio ou des faux papiers, que dois-je lui dire ?

– Ne donnez aucun détail compromettant mais proposez-lui de vous rejoindre et de s’investir à vos côtés. Avec un peu de chance, il acceptera et nous pourrons en faire ce que nous voudrons !

– Je ne sais pas si je vais réussir à feindre... Maintenant que je sais tout cela, je…

– Je ne vous demande pas votre avis, je vous demande d’obéir. C’est la guerre, et même si ce que vous devez faire vous répugne, faites-le. Votre mari est dangereux et si vous voulez vous en sortir, vous n’avez pas d’autre choix que de feindre.

Paris, mercredi 15 octobre 2014

Le studio de Denise Durant s’apparentait plus à une chambre d’environ douze mètres carrés que d’un appartement. Une unique fenêtre, dont le cadre en bois était fort abîmé, s’ouvrait sur un minuscule balcon. De là, on avait une magnifique vue sur les toits de Paris et sur le boulevard Saint-Germain. Une jolie cage blanche était suspendue au plafond, dans laquelle trois oiseaux gazouillaient joyeusement. Les murs étaient couverts d’une tapisserie crasseuse qui avait dû être blanche à une époque, mais qui tendait désormais davantage sur un jaune grisâtre. Des morceaux se décollaient et pendaient çà et là. Seul le parquet était en bon état et brillait comme un sou neuf. Le mobilier était très réduit. Sur la gauche se trouvait un lit en fer forgé sur lequel était posé un matelas misérable et, à droite, une petite table en bois était recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs avec deux chaises dépareillées. Une grosse armoire rustique était située à côté d’un lavabo tout fendu qui n’était pas de toute jeunesse. Enfin, une penderie était incrustée dans le mur. En tirant un petit rideau rouge, Louis découvrit quelques vêtements soigneusement rangés ; au milieu desquels de petits sachets dégageaient un doux parfum de lavande. Sur le mur du fond, de part et d’autre de la fenêtre, se trouvaient des étagères encombrées de livres jaunis par le temps. Louis parcourut des yeux les rayons. Il y avait un peu de tout mais il remarqua de nombreux auteurs russes et fut même surpris d’apercevoir quelques livres en cyrillique. L’appartement était propret mais il n’y avait ni douche ni toilettes, et Louis ne vit pas l’ombre d’un frigidaire, d’un four, ni même de plaques de cuisson. Il n’y avait pas plus de téléphone, de télévision ou de radio, encore moins d’ordinateur. Bref, aucune trace de modernité, comme si le temps s’était arrêté depuis des décennies ! Il se doutait bien que cette petite grand-mère discrète et toujours très coquette n’était pas milliardaire, mais il était loin de se douter qu’elle pouvait vivre dans un pareil dénuement ! Après avoir nourri le chat et les oiseaux, il quitta le domaine de Mme Durant et se retrouva au cinquième.

En entrant chez lui, Louis constata presque honteusement que son entrée était aussi spacieuse que l’appartement de sa voisine. Ayant remercié Madeleine, il la libéra et alla embrasser ses garçons qui dormaient déjà tous à poings fermés. Alors il s’installa dans la cuisine pour manger un morceau de pizza froide et trop cuite et un reste de salade.

Il ne connaissait pas Denise Durant mais ce soir, il lui avait fait une promesse. Après avoir découvert sa petite tanière, il savait qu’il ne pouvait pas faire autrement que de l’honorer en trouvant une solution. Ce n’est que tard dans la nuit que Louis échafauda un plan. Celui-ci lui était un peu délirant et semblait plutôt ardu à mettre en œuvre mais il n’arrivait pas à trouver meilleure idée. Il réussit tout de même à s’endormir au beau milieu de la nuit.

Le lendemain, lorsque son réveil sonna, Louis eut la terrible sensation de n’avoir dormi qu’un quart d’heure. Pourtant, il fallait se bouger, la journée commençait ! Au radar, il se dirigea vers la salle de bains et se glissa sous la douche avec le secret espoir que celle-ci le réveillerait pour de bon. Dans la cuisine, tandis que la cafetière gargouillait en répandant une délicieuse odeur de café, il s’attaqua à la baguette. Il beurrait de grosses tartines pour ses petits monstres avant de les recouvrir d’une généreuse couche de confiture à la fraise, sans que le journaliste qui débitait les nouvelles du matin à la radio ne parvienne à capter son attention. Quand le petit-déjeuner fut prêt, il alla réveiller les enfants qui sortirent paresseusement de leur lit.

Même si le réveil était toujours pénible, Jean, Henri et Bruno retrouvaient très vite le sourire avec des moustaches de chocolat et des mains collantes de confiture. Puis, dès lors que Madeleine faisait son apparition dans l’entrée, l’heure était venue de s’activer. Il fallait désormais songer à s’habiller, se laver le bout du museau, se brosser les dents et partir à l’école sans traîner pour ne pas arriver en retard !

Tandis que les garçons s’activaient dans un calme désormais très relatif, Louis se préparait lui aussi à quitter l’appartement. Dix bisous plus tard, il était sur le boulevard Saint-Germain, en route pour son cabinet médical à quelques pâtés de maisons de là, rue

de l’Abbaye. Mais ce matin, avant d’aller guérir des caries et poser des couronnes, il devait faire une escale au bureau de presse du coin. Il n’ignorait pas que la photocopieuse y était un tantinet capricieuse et il espérait de tout cœur que celle-ci serait en état de marche. Car dans le cas contraire, il lui faudrait pousser plus loin et cela le retarderait très sérieusement. Or prendre du retard dans les rendez-vous dès la première heure n’augurait jamais rien de bon pour la suite de la journée... La chance était heureusement avec lui ; les photocopies furent faites en express et il retourna d’un bon pas vers son immeuble.

Quand il poussa la porte d’entrée dix minutes après son départ, Louis vit le rideau de la loge remuer. Et comme il n’était pas dans ses habitudes de revenir si prématurément après être parti au travail, surtout muni d’une pile de feuillets, il n’en fallut pas plus pour piquer la curiosité de Mme Ferro. La gardienne ouvrit sa porte et le dévisagea tandis qu’il glissait consciencieusement une petite feuille dans chaque boîte aux lettres, avant d’en accrocher une sur la porte vitrée. Sa surprise était telle qu’elle ne trouva rien à dire. Ayant terminé sa tournée de facteur, Louis se tourna vers elle.

– Bonjour, madame Ferro ! Voici un peu de lecture ! dit-il en lui tendant un papier. À ce soir j’espère, et bonne journée !

Sans plus attendre, il tourna les talons. Un pâle soleil tentait timidement de percer les nuages et le fond de l’air était plutôt frais. Louis remonta le col de sa veste, enroula son écharpe autour de son cou et remonta d’un pas alerte le boulevard. Son premier patient arrivait dans cinq minutes. Il n’avait pas une minute à perdre. Les cloches de Saint-Germain s’emballèrent joyeusement à son passage.

De son côté, n’en pouvant plus de curiosité, Mme Ferro retourna dans sa loge pour chausser ses lunettes roses afin de lire le papier que M. du Galler venait de lui remettre. « Un problème important ! Quel problème ? » se répétait Mme Ferro en relisant pour la énième fois le message. En temps normal, le docteur du Galler aurait pesté, mais ce soirlà, lorsque le dernier patient se désista pour des raisons professionnelles à la dernière minute, Louis en fut ravi. Il quitta dare-dare son cabinet et passa chez lui récupérer son scooter. Cela lui permettrait de gagner un temps précieux. La Vespa verte démarra au quart de tour et fila à travers les rues encombrées

jusqu’à l’hôpital. Louis se gara sur le trottoir près de l’entrée, sur un emplacement idéal pour se prendre une contravention ! Mais comme il n’avait guère de temps à perdre en tournant dans le quartier à la recherche d’un éventuelle place, il se résolut à risquer le tout pour le tout.

En un rien de temps, il se retrouva dans le hall d’accueil où deux femmes discutaient avec animation de l’émission absolument sensationnelle qu’elles avaient regardée la veille au soir.

– Bonsoir madame ! dit Louis en s’adressant à l’une d’elles. Pourriez-vous m’indiquer la chambre de Mme Denise Durant s’il vous plaît ? Elle a été admise hier soir.

Visiblement irritée de devoir suspendre sa causette passionnante, la femme tapota un peu sur son clavier, leva le nez sur son écran et marmonna d’une voix traînante :

– Mme Durant... chambre 37 au troisième étage. L’ascenseur est au fond du couloir à droite.

– Je vous remercie.

L’ascenseur s’arrêta à tous les étages. Aussi, lorsqu’il gagna le troisième, Louis avait déjà oublié le numéro de la chambre. Comme les noms n’étaient pas inscrits sur les portes, il se mit en quête du bureau des infirmières en se traitant de tous les noms. La lumière était allumée mais la pièce était vide. Il patienta quelques instants jusqu’à ce qu’une jeune infirmière se présente.

– Bonsoir madame, je cherche la chambre de Mme Durant ?

– Denise Durant ?

– C’est bien ça.

– Vous êtes monsieur Louis ?

Il marqua un temps d’arrêt, quelque peu surpris.

– Oui, c’est bien moi !

– Eh bien ! elle vous guette depuis ce matin ! À l’entendre, on pourrait croire qu’elle attend le bon Dieu ! Je suis bien contente que vous arriviez enfin, parce que cela fait des heures que régulièrement elle nous appelle pour nous demander si on ne vous a pas vu passer, si un monsieur ne s’est pas perdu dans les couloirs, si à l’accueil ils ont bien le numéro de sa chambre...

– Ah ! eh bien... je suis désolé ! répliqua Louis en riant.

Elle lui indiqua le numéro de la chambre en lui adressant un sourire amusé.

Louis frappa doucement et entra en entendant la petite voix de Denise. Elle était allongée sur un lit qui paraissait immense en comparaison de sa petite taille. Il avait souvent remarqué son sourire mais le trouva ce soir-là particulièrement lumineux, si bien qu’il ne regretta pas de perdre un peu de son précieux temps pour venir lui faire une petite visite alors qu’il avait chez lui ses trois enfants qui l’attendaient pour dîner, et une réunion à vingt-et-une heures avec des voisins inconnus qui allaient sûrement lui en vouloir des mois pour avoir gâché leur soirée avec des histoires de bon samaritain.

– Bonsoir Denise ! Je viens prendre de vos nouvelles et vous apporter quelques fleurs de mon jardin ! lui dit-il en souriant tout en sortant de son casque un bouquet de tulipes blanches.

– Bonsoir Louis, je suis si contente de vous voir ! Et ces fleurs sont magnifiques ! Vraiment, il ne fallait pas... C’est très gentil de votre part !

– Ce n’est pas grand-chose ! J’irai demander en partant si je peux avoir un vase pour les mettre dans l’eau.

– Merci beaucoup !

– Comment s’est passée votre journée ? Les infirmières sontelles gentilles ?

– Oui, elles sont adorables. Et à midi, le repas était délicieux et puis c’était chaud ! Je mange plutôt froid chez moi !

– Tant mieux ! Et je vois que vous avez la télévision ! C’est bien, cela vous occupe !

– Figurez-vous que je ne sais même pas comment on allume ces bestioles... Vous ne pourriez pas m’aider ? Vous savez, je n’ai pas la télévision chez moi, alors j’ai peur de tout casser si je me trompe de bouton !

– Pourquoi n’avez-vous pas demandé à une infirmière ?

– Oh !... je n’ose pas les déranger pour si peu !

Retenant un sourire en pensant à sa discussion avec l’une d’elles, il prit la télécommande pour allumer l’écran. C’est alors qu’il aperçut sur la table de nuit un petit mot indiquant que la télévision était payante. Il reposa la feuille à l’envers et précisa :

– Je crois qu’effectivement la télévision a un petit problème, mais je vais régler ça avec l’infirmière en partant. J’espère que vous pourrez l’avoir rapidement !

– Je vous remercie, vous êtes tellement gentil !

– Sinon, avez-vous besoin de quelque chose ?

– Eh bien... si vous revenez me voir, pourriez-vous m’apporter un livre ou deux ? Je me suis tellement ennuyée aujourd’hui ! Il n’y a rien à faire ici et je ne peux pas aller me promener. Une infirmière m’a prêté un journal, dit-elle en lui indiquant un magazine people périmé de plusieurs mois déjà, mais cela ne m’a pas passionnée. J’ai tout regardé et tout lu et je me suis demandée si ce n’était pas une revue de la planète Mars !

– Vous avez bien raison ! répondit Louis en riant. Cela m’a l’air tout à fait captivant ! Je vous apporte demain de la bonne lecture ! Maintenant, je vais devoir y aller. Mes enfants m’attendent et il ne faut pas qu’ils se couchent tard. En attendant, reposez-vous bien et je m’occupe de votre télévision. J’espère que demain vous pourrez voir quelque chose d’intéressant, parce que la télévision, c’est comme ce journal, on a souvent l’impression qu’elle s’adresse aux Martiens !

Elle le regarda d’un air dubitatif puis le gratifia d’un large sourire en guise d’adieu.

L’heure tournait. Louis se précipita dans le bureau des infirmières toujours désert. N’ayant pas une seconde à perdre, il griffonna un petit mot sur un papier en demandant un vase pour les fleurs et l’abonnement à la télévision pour la chambre 37. Il laissa son numéro de téléphone en cas de besoin puis, prenant ses jambes à son cou, courut récupérer son scooter. Par chance, aucun petit papier vert ne traînait...

Grâce à l’aide efficace de Madeleine, le dîner était prêt et fut englouti en un temps record. Les enfants couchés, le calme revint dans l’appartement. Après avoir fait la vaisselle et rangé la cuisine, Louis fit une brève virée au salon afin de ramasser quelques animaux en vadrouille, des petites voitures en panne sur le tapis et quelques bandes dessinées dispersées çà et là. Il déposa enfin un plateau de verres et des gâteaux apéritif sur la table basse.

Louis ignorait quel accueil son petit mot avait reçu auprès de ses voisins, et si même ils en avaient pris connaissance. Aussi, il se demandait combien allaient répondre positivement à son invitation, d’autant plus que celle-ci était volontairement laconique.

Il avait emménagé avec sa femme dans cet immeuble cossu du boulevard Saint-Germain depuis bientôt sept ans mais il ne connaissait aucun voisin de près ou de loin. Pourtant les déménagements n’étaient pas fréquents, en dehors du dernier étage où vivaient majoritairement des étudiants. De fait, il était capable d’en reconnaître plusieurs de tête mais ses relations avec eux se bornaient, en fonction de l’heure, à des « Bonjour » ou des « Bonsoir » devant la boîte aux lettres ou l’ascenseur. À bien y réfléchir, Louis trouvait cela véritablement affligeant ! Tous se croisaient et s’ignoraient royalement et bien consciencieusement au quotidien... Oui, ce soir il réalisait – non sans honte – qu’il ne savait rien de tous ces gens qui vivaient autour de lui. Et qui sait ? Peut-être y avait-il d’autres Denise dans l’immeuble qui vivaient dans une solitude terrifiante, au fond d’une chambre exiguë où personne ne venait jamais leur rendre une petite visite...

La sonnerie du téléphone le tira de ses pensées. Un numéro inconnu s’afficha sur l’écran et il décrocha sans plus attendre.

– Allô ?

– Bonsoir monsieur, ici le docteur Rullier. J’ai su que vous étiez passé à l’hôpital mais j’ai été très pris toute la journée. Je voulais savoir si vous aviez trouvé une solution concernant la sortie de maison de convalescence de Mme Durant ?

– J’y travaille, docteur ! En fait, je n’ai pas cherché à vous contacter aujourd’hui car je dois d’abord faire quelques vérifications avant de vous soumettre mon idée. Puis-je vous téléphoner demain matin ?

– Entendu. J’espère que vous avez une idée de génie sous le bras parce que Mme Durant est convaincue qu’elle n’ira pas en maison de retraite !

– Ne vous inquiétez pas, docteur ! Je vous rappelle demain sans faute !

– Une dernière chose ! La prochaine fois que vous voulez lui faire plaisir, ne lui apportez pas des fleurs ! C’est un cadeau interdit dans les chambres d’hôpital. La plupart des patients comprennent pourquoi, mais Mme Durant n’est pas comme la plupart des patients ! Elle a fait une scène à l’infirmière qui ne voulait pas lui donner de vase et qui voulait reprendre ses fleurs, mais il n’y a rien eu à faire ! On les a finalement installées dans une bouteille en plastique sur le bord de la fenêtre ! Elle est du genre têtu votre voisine !

– Oh !... Je suis vraiment désolé ! J’avais complètement oublié ce détail. Je vais lui apporter de la lecture, je pense que cela posera moins de problèmes !

– En effet !

– Lui avez-vous installé la télévision ?

– Oui, et vous n’allez pas me croire...

–... Elle n’a pas la télévision chez elle ! La sonnette de l’appartement retentit.

– Je dois vous laisser, docteur. J’ai du monde qui arrive chez moi !

– Bonne soirée alors, j’attends de vos nouvelles !

– Comptez sur moi ! Bonsoir !

Louis raccrocha et se dirigea vers la porte, le cœur battant.

Quand Louis retrouve un soir sa voisine Denise, 97 ans, inanimée sur le palier, il ne se doute pas que c’est l’ensemble de la vie de cet immeuble cossu qu’il va chambouler ! Mais un mystère plane... Qui est vraiment Denise ? Quelle est l’histoire de cette petite vieille dame qui est née avec la révolution bolchevique et a subi de plein fouet la Seconde Guerre mondiale ?

Peu à peu, le lecteur découvre des pans de son passé, une vie tout aussi insoupçonnable que sa véritable identité… Voici le destin hors du commun d’une femme emportée par les tourments de l’Histoire.

Blandine Brisset, née en 1977 en Touraine, est professeur des écoles en Île-de-France.

BLanDine BRisset

La Babouchka du 6e étage, son premier roman, et maintenant Le Maître du phare nous entraînent dans une spirale tulmutueuse et bouleversante.

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