
Paul Beaupère
Paul Beaupère
Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer.
Aristote, ou Platon, ou Socrate…
Samuel luttait pour ne pas s’endormir. Il avait résisté toute la nuit, il savait qu’il ne tiendrait plus très longtemps. Surtout, ne pas dormir. Échouer si près du but ? Impossible ! Il pensait à tous ceux qui, en dessous, ronflaient dans leurs hamacs ou grignotaient leurs biscuits du matin, ils auraient été trop contents que Samuel perde son pari. Alors, seul là-haut, perché à presque cent cinquante pieds au-dessus des flots, il se forçait à garder les yeux ouverts et il hurlait à tue-tête des chansons de marins qu’il connaissait désormais par cœur.
C’était un petit matelot
Sur les flots de la mer Indienne
C’était un petit matelot
Oh, oh, petit matelot…
Posée à sa droite, sur la dernière vergue du grand mât, une mouette le regardait avec pitié. Aurait-elle eu des mains et des oreilles qu’elle aurait utilisé les premières pour se boucher les
secondes, car, oui, cet homme miniature chantait trop fort, trop mal et trop faux.
Le Tonnerre , tout en haut duquel Samuel attendait si impatiemment le grand événement, était une frégate de quatre-vingts canons, un de ces grands navires de guerre modernes qui faisaient la fierté de la Marine royale. Il était de retour des îles Caraïbes où il avait chassé les pirates et protégé les convois de bateaux qui repartaient, chargés de sucre, de rhum, de café, de coton, de cacao, d’indigo et d’épices, trésors que Paris attendait avec impatience et dont le goût s’était répandu dans tout le royaume de France. Après plus d’un an en mer, il allait retrouver le port de Brest pour l’entretien nécessaire après des mois de navigation, et faire réparer les dégâts occasionnés par quelques rencontres inamicales. Sitôt la terre en vue, il mettrait cap au nord-est et filerait droit sur le golfe de Gascogne, puis remonterait le long des côtes de France. Ainsi espérait-il éviter de croiser quelques-uns de ces Anglais aventureux aux canons faciles et au caractère mauvais. Prendre une route plus au nord eût été plus dangereux, les Anglais sillonnaient la Manche et il était prudent de ne pas les chercher quand ils protégeaient leurs côtes. L’équipage du navire tout entier attendait ce moment béni où, du haut du mât, tomberait le mot magique : « terre » ! – J’offre un louis d’or à qui la verra le premier ! avait lancé le capitaine la veille en fin d’après-midi. – Il est pour moi, avait répondu Samuel, gardez-le au chaud Monsieur, il me revient de droit ! Je parie votre louis, avec qui voudra, que je serai le premier !
– Tenu ! avait répondu M. Brun, l’écrivain du Tonnerre qui aussitôt avait noté la chose sur le livre de bord.
Sans attendre, Samuel s’était précipité dans la mâture et avait disparu dans la forêt des mâts, vergues, drisses, écoutes, boulines, lèves-nez, perroquets, huniers, voiles et haubans.
Pour être sûr de ne pas tomber au beau milieu de la nuit, il s’était attaché au mât. Ensuite, avec pour seule compagnie cette triste mouette d’un côté et un fier goéland de l’autre, il avait fixé ses yeux sur le levant et n’avait plus bougé.
Samuel regardait l’horizon, la mouette regardait Samuel et le goéland ne regardait rien. L’oiseau géant attendait la terre ferme, les yeux clos. Une petite flemme l’avait saisi en plein vol et il avait choisi ce grand vaisseau de bois pour finir sans effort son voyage un peu long.
On dirait mon père dans son bureau, pensa Sam en observant le volatile. Impénétrable et drôle comme une écharde dans le pied .
Ce matin du 25 octobre 1747, en mer depuis plus de vingt jours, Samuel regardait le soleil se lever. Il frissonnait. C’est toujours au petit matin qu’il fait le plus froid. Il peinait à ne pas trembler en chantant.
Voguait de Brest jusqu’à Frisco
Sur les flots de la mer Indienne
Un jour le temps se fit très gros
Oh, oh, petit matelot…
Vers le début de la huitième heure les premiers rayons de lumière apparurent à l’horizon.
À peine le temps pour un sablier de se vider, le soleil se cacha derrière un nuage déchiré, souvenir des tempêtes de la veille. Alors, enfin, elle apparut. Pas encore une ligne, juste un point, mais qui déjà grossissait.
Aussitôt, criant fort pour couvrir le vent qui sifflait dans les cordages mais surtout pour réveiller tout le monde et proclamer sa victoire, Samuel lâcha le mot que tout le monde attendait.
– Terre ! Terre, à l’horizon, terre en vue ! Terre, terre, terre, j’ai gagné !
Glissant le long d’une drisse, sautant d’une hune jusqu’aux haubans, Samuel tomba sur le pont comme un cormoran fond sur un poisson. Moins de dix secondes après avoir poussé son cri de victoire, il était planté devant le capitaine et tendait fièrement la main pour réclamer son dû.
– J’ai gagné, Monsieur !
–
Ce qui est dû est dû ! répondit l’officier amusé en fouillant dans sa poche.
La pièce brilla une seconde dans l’air du petit matin et fila se cacher en lieu sûr, dans le gilet du jeune homme.
– Et n’oubliez pas de réclamer vos deux pièces auprès de M. Brun, ajouta le sieur du Hameau. Il sera plus que ravi d’honorer son pari.
Autour de lui, les quelques marins présents rirent bruyamment : chacun à bord savait combien l’écrivain était économe, pour ne pas dire avare.
Il régna bientôt à bord une joie légère et contagieuse. Du mousse jusqu’au capitaine, tous étaient heureux de savoir
que la terre danserait bientôt sous leurs pieds, que femmes et enfants seraient à leurs côtés. Cette longue campagne se terminait enfin. Il leur tardait de poser la tête sur un oreiller sec, de manger du pain frais et de boire une eau qui n’avait goût ni de tonneau, ni de bois, ni de poisson.
Les marins rêvaient de sentir le parfum des pins qui bordent le rivage, de voir au loin les toits d’un village, un clocher qui dépasse ou une forêt qui s’allonge sur un vallon. Avec ce vent au nord-est, il faudrait encore quelques heures pour bien distinguer le sable sur les plages.
Le sablier avait encore fait deux tours quand un cri tomba depuis la mâture.
– Voiles à l’horizon ! Droit devant !
– Amis ou ennemis ? demanda le capitaine.
– C’est encore trop loin, Monsieur. Je ne puis distinguer ni couleurs ni pavillons.
Avec une agilité peu commune pour un homme doté d’une jambe de bois, le capitaine se précipita sur le gaillard d’arrière, attrapa sa longue-vue et fouilla la mer de son regard d’aigle.
Et il les vit, nombreuses, voiles en pagaille de navires de toutes tailles, flûtes, frégates et autres, qui s’en allaient vers l’ouest chargés de vaisselle, de tissus, de vêtements, de meubles et de quincaillerie. C’était une interminable file de bateaux qui se dessinait, un convoi qui s’était assemblé pour faire route vers le Nouveau Monde sous escorte militaire.
Chaque capitaine espérait que le nombre les rendrait moins vulnérables face aux pirates, aux corsaires et aux Anglais agressifs.
– Ils sont nôtres, dit le capitaine en repliant sa longue-vue. Cherchez parmi les voiles, il doit s’y trouver une escorte. Messieurs, soignez la tenue, nous croiserons des amis, des frères, il convient de se bien se présenter en pareilles circonstances.
Le capitaine Georges-René du Hameau était dur quand il le fallait, attentif tout le temps et aimable dès qu’il le pouvait : ses hommes l’aimaient et étaient prêts à mourir pour lui, et pour le roi, bien sûr. Georges-René avait embarqué à treize ans, comme mousse, il avait été enseigne rapidement, lieutenant à seize ans et les Anglais lui avaient volé une jambe à dix-huit. Depuis, il prenait sa revanche dès qu’il le pouvait en bataillant ferme contre la Perfide Albion. Petit, un peu voûté, l’œil globuleux et couleur huître, un nez trop long pour les salons, mais utile pour sentir le vent, un front luisant de soleil, il était toujours élégant et mettait un point d’honneur à faire oublier sa laideur et son pilon de bois. Sa jambe de frêne ne l’avait jamais empêché : il faisait tout plus vite et plus fort que les autres, prêt à donner sa vie pour son équipage.
Un tour de sablier plus tard, le Tonnerre croisa les premières voiles du convoi. Ceux qui partaient saluèrent ceux qui rentraient.
La ligne de bateau était interminable.
– Il y en a des centaines ! estima Samuel qui avait commencé à compter ceux qu’il voyait en les pointant du doigt.
– T’emballe pas, Sam, lui dit Yvon, le matelot avec qui il faisait équipe. Des centaines… et pourquoi pas des milliers tant que tu y es ? Et puis arrête de compter, aide-moi plutôt à
déferler cette voile. Plus vite nous irons, plus vite nous serons à la maison.
Alors, perché là-haut, les pieds sur un bout épais, le ventre collé à la vergue, Samuel se concentra sur son travail et défit les nœuds des cargues, ces petites cordes qui maintenaient les voiles repliées et bien serrées contre le bois de la vergue.
Les bateaux du convoi défilaient à bâbord du Tonnerre, comme un fleuve de toile glissant silencieusement.
Puis il se passa quelque chose à l’horizon. Ce fut le capitaine qui le vit en premier. Des éclairs lointains firent s’illuminer la brume qui enveloppait encore les navires les plus éloignés et, juste après les éclairs, un bruit sourd roula sur la mer. Un son que l’équipage connaissait fort bien, celui du canon : la poudre tonnait, les armes parlaient.
Branle-bas de combat !
– Un pavillon rouge ! cria le capitaine. À la chasse, Messieurs, à la chasse ! L’Anglais est là. Que l’on se mette en ordre de bataille, dit-il à son second. Monsieur Brun, veuillez noter au journal que ce jour, à presque midi, nous engageons le combat contre l’Anglais. Ces gens-là me doivent une jambe ! ajouta-t-il pour lui-même.
– Bien, Monsieur ! répondirent en même temps écrivain et officier.
La cloche de bord sonna, les sifflets tintèrent et le Tonnerre devint une fourmilière où chacun savait ce qu’il avait à faire. Sur les ponts inférieurs, on s’affairait autour des canons ; dans les mâts, on ajustait les voiles et partout, on s’armait. À l’entrepont, le chirurgien vérifiait ses instruments et déchirait des vieux draps et des tissus propres pour faire des pansements. – À vos postes, larguez tout ! avait hurlé le maître gabier.
Samuel sentit frémir en lui ce mélange de peur et d’excitation qu’il connaissait désormais si bien. Il y a un an encore il
aurait été terrorisé et aurait appréhendé les heures à venir. Désormais, il savait ce qui allait se passer. Pour l’instant, là-haut, glissant dans les airs, il chantait en rythme avec ses compagnons et manœuvrait les voiles au mieux pour donner au Tonnerre le plus bel élan possible. Quand il en recevrait l’ordre, alors il descendrait prendre sa part à la bataille.
Et l’on mit la chaloupe à l’eau
Sur les flots de la mer Indienne
Pour vite le tirer des flots
Oh, oh, petit matelot…
Le Tonnerre remonta plein est, à l’abri derrière la ligne de navires marchands qui fuyaient dans l’autre sens. Profitant d’un vent favorable, l’ennemi en surnombre était tombé sur l’escorte française. Les Anglais avaient alors canonné la Royale à presque deux contre un.
– Monsieur Troismonts, dit le capitaine à son second, laisseznous le plus longtemps possible à l’abri de la ligne. Quand nous serons à bonne hauteur, prenez plein nord, coupez le convoi et passez entre les deux navires. Nos canons montreront aux Anglais ce qu’il en coûte de croiser des soldats du roi de France. Qu’ils tirent pour moitié à démâter et pour l’autre à faire taire les canons. Que chacun se tienne prêt. Passez les consignes. Si Dieu est avec nous, nous sortirons de la mêlée. Que chacun recharge promptement. Bonne chance !
À bord du Tonnerre le silence était presque religieux. Perché sur la vergue du petit perroquet, Samuel continuait à chanter à voix basse.
Mais on ne sauva que son chapeau
Sur les flots de la mer Indienne
Sa vieille pipe et ses sabots
Oh, oh, petit matelot…
Et puis l’ordre tomba.
– Faites route au nord, monsieur Troismonts !
La roue tourna entre les mains de l’officier en second, le Tonnerre s’inclina, les voiles claquèrent. Doucement d’abord, puis plus vite, plus fort, le navire remonta au nord et la proue, sirène de bois doré, fit face à l’ennemi. Un moment ralentie par la manœuvre, puis trouvant des vents plus favorables, la frégate surgit au nez des Anglais. Dans les ponts inférieurs, les canonniers attendaient, fébriles. Derrière eux, les officiers retenaient leurs ardeurs.
Samuel et ses compagnons s’étaient saisis d’une arme, et désormais, sur les hunes ou derrière le bastingage, attendaient le moment propice.
En dessous d’eux, les canons et leurs servants piaffaient.
– Pas tout de suite, Messieurs, attendons d’être à meilleure portée ! Chacun de nos boulets doit leur faire regretter d’avoir quitté leur île.
Dans les navires français de l’escorte, sur le point d’abandonner le combat et presque déjà submergés, on cria « Hourra ! » à la vue de ce renfort bienvenu. Le temps que les marins de Sa Très Gracieuse Majesté britannique comprennent ce qui était en train de leur arriver, il était déjà trop tard.
– Feu !
Passant comme un beau diable entre deux navires anglais, le Tonnerre déchaîna la foudre de ses quatre-vingts canons. Les boulets de trente-six livres allèrent fracasser les coques quand ceux de dix-huit livres filèrent dans la mâture pour abattre les mâts.
Et puis, de partout, depuis les ponts et les hunes, le plomb s’abattit sur les Anglais qui n’avaient pas eu le temps, ou la bonne idée, de se mettre à l’abri. Samuel, d’abord perché dans les haubans, avait visé des canonniers qui, plus rapides que les autres, armaient une pièce légère sur le pont. Puis, saisissant une nouvelle arme, il eut le temps de faire feu une autre fois en direction d’un officier imprudent dont le bicorne faisait une belle cible.
Emporté par son élan, le Tonnerre sortit de cette nasse de feu, laissant derrière lui bruit, fureur, cris de rage et plaintes des blessés.
–
Rapport des pertes ! commanda M. du Hameau.
– Cinq blessés légers, Monsieur, clama fièrement un tout jeune officier qui avait déjà le calme des vieux troupiers.
Sur les entreponts, la joie avait été de courte durée, on savait que le prochain passage serait plus violent. Après avoir distribué des boulets sans compter, il fallait s’attendre à en recevoir en retour. Sur le pont, concentrés, mâchoires serrées, les uns brandissaient un mousquet ou un pistolet, les autres vérifiaient que le sabre d’abordage était bien à sa place dans la ceinture. Tous feignaient d’oublier que, bientôt, sur la peinture rouge qui recouvrait le pont du Tonnerre, coulerait, chaud, un liquide de la même couleur.
Samuel avait vérifié ses deux armes, calme, les yeux fixés sur l’ennemi, il attendait en compagnie d’Yvon.
L’escorte française comptait huit navires, les Anglais étaient arrivés à quatorze. Le combat durait depuis deux heures quand avait surgi le Tonnerre et trois Français étaient déjà hors service. Démâtés, sans gouvernail, les équipages presque réduits à néant, leurs capitaines n’avaient eu d’autre possibilité que de baisser pavillon. Leurs hommes s’étaient bien battus. Pourquoi perdre encore des vies quand tout avait été fait, que plus rien ne pouvait être tenté et que l’honneur était sauf ?
Deux navires anglais arrivaient et avaient pris le Tonnerre en chasse. Plus rapides que le Français, ils le rattraperaient rapidement, l’affrontement était inévitable et serait inéquitable.
Dans la mêlée, derrière le Tonnerre, seuls deux navires français étaient encore en état de combattre et tentaient de se dégager. Ils n’avaient désormais plus d’autre espoir que de s’échapper, de sauver les vaisseaux du roi.
– Monsieur de Voinard, demanda le capitaine à l’officier chargé des manœuvres, dans combien de temps seront-ils sur nous ?
– Le quart d’une heure, tout au plus.
– Je le pense aussi. Monsieur de Voinard, faites-nous virer, nous allons faire face à ces brigands.
Et puis le capitaine s’adressa à tout l’équipage, ou tout au moins à ceux qui, de là où ils étaient, pouvaient l’entendre.
– Messieurs, si la chance est avec nous, nous passerons encore une fois entre les deux. Alors il faudra leur friser les moustaches avec nos boulets et leur décoller les oreilles au
plomb de nos mousquets ! Que Dieu vous garde, Messieurs. Monsieur Troismonts, gardez la manœuvre et vous, monsieur de Voinard, faites passer les consignes.
Puis, un pistolet dans chaque main, le capitaine attendit en priant.
Au coup de sifflet, les marins bondirent dans les mâts. Encore une petite minute et les deux navires anglais eurent la surprise de voir leur proie faire demi-tour et leur foncer dessus. Le temps pour les équipages de comprendre ce qui se passait, les Français ouvraient déjà le feu.
Les canons français crachèrent la foudre tandis que des dizaines de mousquets et autres pistolets envoyaient une lourde et meurtrière grêle sur l’ennemi.
– À couvert, hurlèrent les officiers.
Après une seconde de désordre, les canons anglais prirent le Tonnerre entre deux feux. Ce fut l’enfer.
Descendu de son perchoir, pistolet à la main, Samuel n’eut que le temps de s’allonger sur le pont, une bordée de boulets lui passa au-dessus, entraînant la moitié du bastingage, un canon, trois marins et tout ce qui se trouvait sur son passage. Le bois éclatait de toute part, projetant des milliers d’éclats meurtriers qui sifflaient dans les airs comme autant de dards mortels, de flèches infernales.
Dès qu’il le put, Samuel se redressa et déchargea son arme sur le navire qui lui faisait face à quelques toises. De l’autre côté, occupés tout comme lui à survivre, les Anglais faisaient de même. Le bruit et la fumée étaient partout, une odeur de poudre, de brûlé et de sang pénétrait au plus profond des narines et des cœurs. Bien malin qui pouvait dire au premier
coup d’œil qui était ami et qui était ennemi. De tous côtés, on hurlait. Au-dessus de Samuel, le gabier-chef encourageait ses hommes de la voix et du geste. Ici, un mousquet pétaradait, là, un canon envoyait une nouvelle décharge meurtrière qui fracassait bois et marins.
Le Tonnerre avançait encore, tentant de fuir les deux navires anglais sonnés par la charge. Avant qu’il ne s’échappe, les Anglais l’assaillirent de grappins. La nasse se refermait, l’abordage semblait inévitable. À deux équipages contre un, si les Anglais prenaient pied sur le Tonnerre, c’en était fini de lui.
Déchaîné, un sabre court à la main, Samuel volait d’une corde de grappin à l’autre, il les coupait aussi vite qu’il le pouvait, repoussant au passage quelques Anglais audacieux qui, accrochés à une corde, suspendus à une vergue, arrivaient presque en volant sur le pont du navire français.
Samuel sautait, esquivait, bondissait, sabrait, repoussait, découpait, écartait, il se dépensait sans compter. Il n’avait pas le temps d’avoir peur, juste celui d’éviter un coup ici et un tir par là.
Soudain, dans un craquement de cordes et de bois, les derniers grappins cédèrent et bondissant, libre, le Tonnerre repartit, laissant derrière lui deux navires à moitié démâtés aux équipages diminués.
– Hourra, cria Samuel en levant les bras au ciel.
Aussitôt après il regarda le spectacle qu’offrait le pont ravagé du Tonnerre . Tout n’était plus que cris et débris, hommes et navire, tout était fracassé. Dans les entrailles du bateau, les charpentiers s’acharnaient déjà à boucher les brèches, tandis que des marins actionnaient les pompes
pour évacuer l’eau embarquée. Des canonniers qui n’avaient pas été blessés rechargeaient leurs monstres de fonte, d’autres évacuaient les blessés vers l’infirmerie ou dégageaient les pièces de bois qui auraient pu empêcher d’envoyer une nouvelle salve si l’occasion se présentait. Enfin, on mettait de côté les corps de ceux qui bientôt seraient rendus à la mer.
Blessé, mais pas coulé, le Tonnerre s’éloignait du danger.
À la manœuvre, le capitaine avait remplacé Troismonts.
L’officier s’était effondré dans les premiers, frappé au front par une balle.
– Monsieur Floch, veuillez me faire rapport de l’état du navire. Monsieur Finot, allez vous enquérir des hommes, estimez les pertes, morts et blessés ! Monsieur de Voinard, faites choquer, il nous faut prendre de la vitesse. Monsieur Frelard, à vous le soin, cap à l’est.
– Est, Capitaine ? Nous ne visons pas nos côtes ?
– Non, Monsieur, retour dans la bataille, deux des nôtres tentent de s’échapper. À leur place, nous attendrions que l’on vienne à notre secours, alors nous ferons pour eux ce que nous aurions aimé qu’ils fassent pour nous ! Droit sur l’ennemi.
– Bien, capitaine… finit par obtempérer l’officier, à peine surpris par l’ordre de son chef.
Les deux plus gros navires de l’escorte française, le Furieux et le Poséidon, frégates de quatre-vingts canons, jumelles du Tonnerre, semblaient sur le point de réussir à échapper aux Anglais. Très abîmés, à moitié démâtés, ces deux vaillants voiliers étaient poursuivis par deux adversaires en aussi mauvais état. Le combat avait été violent pour tout le monde.
Par bonheur, mâture et voilure du Tonnerre n’étaient presque pas endommagées. Il prit de la vitesse, droit sur les Anglais. Au dernier moment, il virerait à leur nez et enverrait une furieuse bordée avant de s’éloigner. Tout ce qui était encore en état de tirer avait été porté à tribord.
– Messieurs, un dernier effort. Envoyons ces gentlemen se promener en enfer et puis rentrons à la maison, cria la capitaine à son équipage. Haut les cœurs messieurs, vive la Royale !
– Hourra ! Hourra ! répondit l’équipage d’une seule voix.
La manœuvre était périlleuse, le bateau embarquait de l’eau et son gouvernail avait lui aussi reçu quelques coups, il n’eût point fallu qu’il lâchât au mauvais moment. Mais personne à bord ne songeait à se défiler.
Samuel était descendu à l’infirmerie y porter quelques camarades mal en point, et le spectacle qui s’était offert à lui l’avait effrayé. Il avait déjà vu des blessés, des morts et des amputations, la mer n’était point avare en accident et en drame, mais dans ces quantités-là, jamais.
Remonté sur le pont, il vérifia ses pistolets, récupéra un fusil dont le précédent utilisateur n’aurait plus jamais besoin et patienta en chantant.
Peut-être bien que le p’tit matelot
Sur les flots de la mer Indienne
Est dans le ventre d’un cachalot
Oh, oh, petit matelot…
Les Anglais avaient deviné la manœuvre et s’y étaient préparés. Aussi, quand le Tonnerre vira à leur barbe, la tempête de boulet qu’il lâcha croisa celle de l’ennemi.
Tout semblait s’envoler sur le pont, tout était balayé par le fer et par le feu.
Le Tonnerre était maintenant presque à l’arrêt devant deux Anglais, les canons à leurs proues et sur le gaillard d’avant tiraient sans relâche.
Négligeant le feu de l’ennemi et les balles de fusil qui s’écrasaient autour d’eux, les canonniers du Tonnerre chargeaient et tiraient sans cesse.
La mer n’était plus que fumée et bruit.
Au deuxième entrepont, quelques canonniers enragés s’acharnèrent sur la coque d’un des deux Anglais, tant et si bien qu’une brèche laissa bientôt l’océan s’engouffrer dans les entrailles du bateau.
Le navire pencha sur bâbord. Sur son pont, on se mit à glisser. Impossible de tirer quand l’horizon semble vouloir basculer. Il prenait l’eau, et trop pour que les pompes puissent le sauver. Lentement, il se coucha sur le bateau anglais qui était à ses côtés. Les mâts se mélangèrent, les vergues se brisèrent, empêchant toute manœuvre, et les rendant inoffensifs. Ces cruels guerriers n’étaient plus que deux grosses baleines échouées.
– Monsieur Floch, faites monter vos hommes, que claque la toile, il faut nous éloigner ! ordonna le capitaine.
– Dans les voiles, hurla le gabier, mettez toute la toile.
Pendant que les Anglais tentaient de sauver au moins un des navires en le séparant de celui qui était perdu, Samuel et ses amis se précipitèrent dans les mâts du Tonnerre.
Doucement, le vent vint pousser le navire. Grand oiseau blessé, il prit son envol et s’éloigna lentement.
Accroché par une main, haut dans les haubans, Samuel criait victoire quand un dernier coup de feu éclata. Une douleur vive le saisit tout entier. Entre ciel et terre, le noir se fit. Il entendait des voix qui lui disaient de tenir bon, de ne surtout pas lâcher, d’attendre… Il sombra dans un long tunnel sans fin, revit Granville, sa maison, sa famille… et puis plus rien.