

Blanche Collange
Le chant de la révolte
À vous, mes chers lecteurs, qui avez nagé avec Lise et Fidèle dans les profondeurs de la Manche et les mers de Fidem. Puissiez-vous contempler, aimer et servir le monde tel qu’il vous est donné !
« La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous résiste.
L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. »
Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes
L s î e s n o
l s p l s a e
l s u f e

L g a d brir d c r i
l s t r e s u a e
A c i e d s N c e
l’a ph e c ny royaume
A c i e d G L R E

A o l s p i s f rtd v r c D N S b a c e

veS les royaumes du sud
î e g i es a i e
î e d sr i e m n e a

e o e e m n e a d

A c i e D S B U E L sg a e
R c f S p i

veS anthemusa c ny ndeer n s o
d s r f lia c an d lvn

Partie 1
Vents contraires
Une flamme ardente et fière
S’élevait de l’âtre d’une âme.
L’ombre vint.
Manteau de ténèbres
Rongeant le bois clair qui la faisait danser
La flamme vacilla, Puis s’éteignit.
Et dans l’âtre de l’âme désolée et noircie, Il ne resta qu’une braise.
Une braise teintée de lumière. Vestige sous les décombres d’un glorieux passé.
Rien qu’une braise.
Ultime sursaut de vie dans le bois calciné.
Approche, fouille la cendre, et vois : Elle est là,
Parcelle de lumière volée aux ténèbres.
Elle attend un souffle,
Infime brise dans l’âtre de l’âme,
Pour que de nouveau rayonne le foyer.
Rien qu’un souffle, Mouvement de vie qui ravive une flamme.
Un souffle, et tout s’embrase.
Un souffle et tout renaît.
Berimus Harpos, enchanteur de Fidem
Si tout gardien est à la fois serviteur de la justice et protecteur de la création, les élèves aspirants devront se spécialiser dans l’une de ces deux voies. De ce choix dépendra la nature de leurs futures missions.
• Mission des protecteurs de la création : sauvegarde des espèces protégées, accompagnement des migrations, restauration des écosystèmes, traque des braconniers, patrouilles dans les réserves naturelles. Médiation et assistance aux populations fidemiennes impactées par des catastrophes naturelles.
• Mission des serviteurs de la justice : traque des grimes, des aveuglés et des créatures des abysses, infiltration en territoire ennemi, renseignements, escorte et protection de la famille royale et des émissaires de la couronne.
Article 67 des Statuts de l’académie d’Amirea
La brèche
Elma resserra les pans de sa capuche autour de son visage. Le froid lui mordait les joues. Chacune de ses expirations dessinait un nuage qui s’évaporait en quelques secondes dans l’air glacial.
Debout sur son piton de roche, elle contemplait la beauté froide et silencieuse de la baie de Cronos. D’est en ouest, la côte enserrait la mer, formant comme une vasque où s’engouffraient les eaux du large. Dans la nuit, la neige avait revêtu l’île d’un manteau nacré. Les cimes blanches des sapins enracinés à flanc de montagne se perdaient dans la brume. Aucun aveuglé n’avait encore souillé de ses traces la plage blanche qui scintillait au pied de la montagne.
La mer était calme. De temps en temps, une fine nageoire translucide crevait la surface de l’eau, révélant la présence d’un grime. Au loin, on devinait le rivage morcelé des glaces éternelles. Un éclair de vénération passa dans le regard d’Elma. C’est là-bas que demeurait le maître.
Une série de claquements de fouet et de cris aigus troublèrent le silence de l’aurore.
Dans les bassins creusés en contrebas de la montagne, des aveuglés commençaient le dressage d’un groupe de licornes de mer. Elma ne frémit pas à l’écoute des gémissements. Il y a bien longtemps qu’elle n’éprouvait plus d’empathie, ni pour les bêtes ni pour les humains. Au contraire, elle observa les puissants mammifères à la défense torsadée avec satisfaction. La horde s’enrichissait chaque jour de nouvelles recrues. Bientôt, grimes, aveuglés, créatures de Fidem et des abysses formeraient une armée invincible. Le temps de l’assaut était proche.
Ma… Madame ?
Elma se retourna vers celui qui osait troubler sa solitude. Paul. Son nouveau messager. Une légère boiterie l’avait exclu des rangs des combattants. L’homme à la barbe hirsute et au visage presque entièrement dissimulé par une capuche rapiécée fuyait son regard. Il la craignait, comme tous les autres. Pour elle, il n’était qu’un pion parmi tant d’autres. Un message pour v… vous, Madame, balbutia-t-il en lui tendant un parchemin d’une main tremblante.
Elma s’en empara d’un geste vif, et l’homme, après une courbette ridicule, repartit en trébuchant dans la poudreuse. Elma eut un rictus méprisant. La peur. Cet homme transpirait la peur et la lâcheté. Comme la plupart des aveuglés de la dernière heure qui avaient rallié Timor, il voulait la
gloire, sans être prêt à en payer le prix. Elle déroula le parchemin.
Traverserai la Grande Fosse cette nuit en compagnie de dix recrues. Attendons une escouade de grimes à l’orée de la mer Sibylline.
Le regard d’Elma s’attarda sur la petite méduse dessinée au bas de la missive. La guilde méritait plus que jamais ce symbole.
Elle infiltrait ses filaments partout, et bientôt, plus personne ne pourrait se soustraire à son étreinte.
Tout était sous contrôle. Ou presque. Une ombre passa sur le visage de la parjure. Depuis son retour des îles Sans Nom, le trouble s’était insinué en son âme.
Elle porta machinalement sa main à son cœur. Là où se trouvait sa blessure invisible. Infligée par Lise, une gamine venue de l’académie des gardiens, qui avait détourné la course de la lance sur le point de la transpercer. Ce geste avait affaibli Elma, plus sûrement que ne l’aurait fait la pointe d’acier de l’arme.
Pendant des années, Elma était parvenue à demeurer froide, inflexible, insensible. Un geste, et son armure avait failli. Dans le cœur gelé de la parjure, un minuscule espace de chair, à vif
S.
et douloureux, s’était réveillé. Sa conversation avec Lise, quelques jours plus tard, n’avait rien arrangé.
« Pourquoi avoir dévié la trajectoire de la lance ? » avait-elle demandé à la nouvelle gardienne de Fidèle.
Elle entendait encore la voix de Lise, que l’émotion faisait trembler. Les mots de sa réponse s’étaient gravés dans sa mémoire.
« À cause de Fidèle, à cause de la confiance qu’elle a toujours en toi… À cause de Gustave, de l’espérance qui habitait son regard lorsqu’il parlait de toi. À cause de ma faiblesse, qui me pousse à accueillir la tienne. »
Sous sa forme d’oiseau, Fidèle était venue se blottir contre elle pour la supplier à son tour.
L’espace d’un instant, Elma sentit la caresse de ses plumes contre sa peau, comme si le fantôme de sa raie la poursuivait jusqu’à Timor. Elle secoua la tête, son visage harmonieux traversé par une expression de colère. Elle n’avait pas le droit d’être faible.
La parjure rejeta sa capuche en arrière, offrant son visage à la morsure du froid. La neige s’amoncela rapidement sur sa courte chevelure blonde.
Elle ferma les yeux et convoqua un souvenir. Le plus douloureux de tous. L’image du corps de Gerald entre les mâchoires du Fourbe. Elma se laissa gagner par la rage qui montait de ses entrailles telle une vague puissante. En pensée, elle répéta les
La brèche
mots de la devise des parjures, prononcés par Eldemir le jour où elle avait rejoint la guilde des abysses.
Ne plus être faible.
Reprendre le contrôle de sa destinée.
Anéantir tout ce qui constitue une menace.
Soumettre, pour ne pas se laisser broyer.
Éveils
Dans la cabane sur pilotis réservée aux aspirants, Lise était la seule à ne pas trouver le sommeil. Blottie dans son hamac, les yeux ouverts, elle écoutait les bruits environnants. Un léger ronflement d’Isaure, le murmure des vagues venues mourir sur le rivage, le grognement d’un éléphant de mer et le bruit de l’aiguille en corail de feu de la boussole.
Machinalement, Lise ouvrit l’objet doré et l’observa à la faveur d’un rayon de lune qui s’était glissé entre deux rideaux brodés. Elle ne s’en séparait jamais. Le jour, elle le gardait dans une poche de son uniforme, et la nuit, elle l’enfermait dans son poing serré. Elle s’était habituée à son chant, crépitement léger, à peine perceptible. Ce n’était pas le bruit de l’aiguille qui la tenait éveillée, c’était l’énigme.
Dans le cadran circulaire, rien n’avait changé. L’aiguille rouge tournait sans s’arrêter. Pour la centième fois, les yeux de Lise se posèrent sur l’inscription gravée dans le couvercle.
De la peur à la confiance, De l’ombre à la lumière, Les appels sont la clé de l’éveil. L’un sans l’autre serait vain, De deux, passez à un chemin Pour la tirer de son sommeil.
Lise soupira de frustration. Si la légende disait vrai (et deux ans à Fidem avaient appris à Lise que les légendes mentaient rarement), cette boussole était un élément crucial dans la lutte contre la guilde des abysses. Le jour où Fidem serait au bord de la perdition, elle était censée mener un Porteur jusqu’à la Maestra. Cette créature des temps anciens, endormie quelque part dans le Royaume, possédait un pouvoir mystérieux : par son chant, elle pourrait amener les animaux de Fidem à soutenir l’armée du roi Hardouin.
« Gardez-la, et prenez-en le plus grand soin », avait dit maître Aria.
Les mots étaient apparus en juin, on était la sixième lune d’octobre, et Lise n’avait rien compris du tout. Ce n’était pas faute d’y avoir réfléchi pendant des heures. Cette énigme était devenue une obsession : elle voulait percer ce mystère. Pour Fidem, bien sûr, mais aussi pour Gustave qui avait payé de sa vie l’obtention de la boussole. À cette pensée, Lise battit des paupières et essaya de se focaliser sur l’énigme. Pas question de réveiller les autres aspirantes en laissant échapper
un sanglot. Sur Astriam, les heures de sommeil étaient rares et précieuses.
L’énigme, donc. D’après Athéa, Lise devait éveiller la Maestra, car l’inscription était apparue au moment où sa main avait touché la boussole pour la première fois. Lise se passerait volontiers d’une telle responsabilité. Avec un peu de chance, son amie se trompait.
Les appels sont la clé de l’éveil… Fallait-il appeler quelqu’un ?
Existait-il une formule pour appeler la Maestra et la « tirer de son sommeil » ?
Et qu’est-ce que c’était que cette histoire de chemin ?
Lise avait beau lire et relire ces mots, leur sens demeurait caché. En attendant, l’aiguille poursuivait sa course sans fin et l’empêchait de dormir.
« On a encore du temps, pensa Lise. Et Médéric a promis d’y réfléchir de son côté. À notre retour à l’académie, il aura peutêtre… »
DEBOUT, AAAAAASPIRANT !
Lise se redressa dans son hamac, l’air hagard. Au sommet du mont Thémis, en uniforme, dans un sablieeeeer ! hurla la voix avant de se noyer dans un bruissement d’ailes.
Lise grimaça. Les annonces des faucons de l’île d’Astriam avaient la douceur d’un marteau-piqueur. « Gé-nial. Encore un exercice de nuit. » Étouffant le juron qui lui montait aux
lèvres, Lise sauta à terre et entreprit d’enfiler son uniforme. Son corps était si courbaturé que chaque geste était douloureux. À côté d’elle, Athéa fixait quelques pinces dans sa couronne de tresses en chantonnant.
Quelque chose me dit que tu vas râler, dit-elle, tout sourire.
Il y a de quoi, marmonna Lise en glissant son épée dans son fourreau. On n’a pas eu une nuit complète depuis le début du stage !
Les pompes dans l’écume, l’escalade une main dans le dos, la chasse aux poissons-météores... Qu’est-ce que Gorm va nous inventer cette fois ? renchérit Mêlie, qui avait surgi du hamac voisin.
Tout me va, tant que c’est dans la mer, dit Lise en rassemblant ses cheveux châtains en un semblant de queue-de-cheval.
« Et avec Fidèle », pensa-t-elle. L’idée de retrouver sa raie suffisait à lui donner la confiance qui lui faisait souvent défaut. Isaure est déjà partie ? demanda Athéa.
Un ronflement sonore en provenance d’un hamac lui apporta une réponse.
Isaure ? lança Lise.
Isaure ! cria Mêlie en écho.
ISAURE, DEBOUT ! hurla Athéa.
Une silhouette en chemise de nuit en dentelle jaillit de son hamac et atterrit lourdement sur le plancher de bois.
Quoi-qu’est-ce-qui-se-passe-j’ai-ronflé ?
Lise, Athéa et Mêlie éclatèrent de rire. Le visage d’Isaure était enduit d’un masque d’algues mauves, et deux rondelles de concombre de mer étaient encore collées sur ses paupières.
Oui, tu ronfles presque aussi fort que Tchoups ! s’esclaffa Athéa. Mais on a surtout une épreuve nocturne dans moins d’un sablier ! Dépêche-toi, on t’attend !
La coquette Isaure décolla les rondelles de ses yeux en pestant contre son masque gâché, les instructeurs d’Astriam et le Royaume tout entier.
Quelques minutes plus tard, Lise sauta de la minuscule terrasse de la cabane et atterrit souplement sur les galets. Dehors, la brise chargée d’embruns acheva de la réveiller.
La Pacifique s’était retirée, dévoilant une plage parsemée de roches volcaniques. Le reflet de la lune dansait dans l’eau sombre. Lise contourna un groupe d’éléphants de mer pour se rapprocher de l’eau. Les montagnes de chair au cou ridé et à la trompe flasque l’observèrent d’un œil morne. En étirant ses membres courbaturés, Lise chercha en vain la silhouette de Fidèle au milieu des pierres ponces qui flottaient près du rivage. Sa raie était probablement partie pour une de ses promenades nocturnes.
En route ! s’exclama Athéa.
S’il le faut…, marmonna Lise.
Elle avait l’énergie d’une crevette grise échouée sur le sable. Lise, soupira Athéa, agacée, tu ne pourrais pas montrer un peu de motivation ?
Volontiers. Mais en plein jour. Après une nuit complète. Et un bon petit déjeu...
C’est bon, j’ai compris.
Un groupe de soldats de la garde royale déferla sur la plage.
Lise les suivit du regard tandis qu’ils couraient vers le rivage. Allez, du nerf ! hurla leur instructeur, une espèce de géant à la mine patibulaire. La guilde aura votre peau si vous ne gagnez pas en vitesse ! 1, 2, 3, POULPEZ !
Les pieds dans l’écume, les soldats tourbillonnèrent sur eux-mêmes avant de se changer en poulpe dans une explosion de lumière bleu et or.
Pas très discrète, l’immersion, s’amusa Athéa en ajustant son fourreau dorsal.
C’est bon, Isaure est prête, on peut y aller ! cria Mêlie.
Les quatre aspirantes se dirigèrent au pas de course vers le volcan qui se dressait au centre de l’île.
À l’aveugle
La nuit, le Thémis était sublime. Des milliers de pierres de lune brillaient sur sa roche grise. On aurait dit qu’un ciel étoilé s’étalait sur ses parois. Ce volcan endormi était la seule parure de l’île rocheuse. Ici, ni plage de sable fin, ni lagon enchanteur, ni forêt luxuriante. Seuls quelques arbustes décharnés apportaient une touche de végétation dans le paysage de pierre battu par le vent. Des clameurs, venues du sud de l’île, retentirent. Des éclaireuses peut-être ? À moins que ce ne soit les membres de l’Écaille d’argent, corps d’élite de l’armée unifiée arrivé la veille. L’île d’Astriam était le lieu de formation incontournable des forces armées du Royaume. Avec l’imminence d’un assaut de la guilde, elle grouillait de vie de jour comme de nuit. Lise appréciait cette proximité avec d’autres combattants. Elle se sentait galvanisée par l’enthousiasme et la détermination qui régnaient sur l’île. S’entraîner était aussi une manière d’être proche de son père en mission. Son père dont elle n’avait pas eu de nouvelles depuis plus d’un an. Les armes à la main, elle
avait le sentiment de se tenir à ses côtés sur le champ de bataille qu’était désormais le Royaume.
Lorsqu’elle attaqua le sentier qui tournoyait autour du volcan, Lise adapta ses foulées au chemin : souple et légère pour ne pas se laisser déséquilibrer si une scorie venait à rouler sous ses pieds.
Dépêchons-nous, dit Mêlie en accélérant l’allure.
Gorm, redoutable instructeur des gardiens d’Astriam, ne plaisantait pas avec la ponctualité. D’ailleurs, il ne plaisantait pas avec grand-chose, les aspirants l’avaient rapidement appris à leurs dépens. Courses, parcours, défis et combats rythmaient leurs jours et leurs nuits. Les cernes qui soulignaient leurs yeux faisaient désormais partie de l’uniforme, avec le cortège de bosses, de bleus et d’égratignures que leur valait chaque nouvelle épreuve.
Ils étaient onze de leur promotion à avoir choisi le stage des arts de la guerre. Avant de quitter l’académie pour vivre leurs mois de repos, les nouveaux aspirants avaient dû poser un choix capital pour leur avenir de gardien : choisir la voie des serviteurs de la justice ou celle des protecteurs de la création. Pour les aider dans leur réflexion, ils avaient pu s’entretenir avec de nombreux gardiens de passage à l’académie.
L’impétueuse Athéa n’avait pas hésité à choisir la voie des armes. Médéric, lui, s’était décidé pour la protection de la création. « Je crois que je serais heureux dans les deux cas,
avait-il murmuré, mais en cet instant le mot “protecteur” fait plus chanter mon cœur que le mot “serviteur”. » Du grand Médéric. Lise, en revanche, changeait d’avis toutes les deux heures. Son cerveau en ébullition ne lui laissait aucun répit. Elle envisageait tous les scénarios catastrophes possibles, surtout lorsqu’il s’agissait de se projeter à Astriam. Exaspéré par ses réflexions qui n’en finissaient pas, Tchoups avait fini par lui déclarer : « On vous demande où vous voulez aller, pas où vous pensez être la moins nulle ! »
Étonnamment, cette saillie narquoise avait plus aidé Lise que les entretiens avec les gardiens. Elle avait fini par se rendre à l’évidence : malgré sa peur de l’inconnu et ses difficultés dans le cours de maître Althimidore, les missions qui l’attiraient le plus étaient celles des serviteurs de la justice. Voilà pourquoi, six jours plus tôt, alors qu’elle nageait avec Douce-Ma dans l’eau translucide des atolls Saphirs, un poisson-missive lui avait remis une convocation pour le stage des serviteurs. Comme d’autres aspirants, elle avait rallié l’île d’Astriam, dans l’archipel de Galerne, tandis que Médéric et le reste de la promotion partaient pour la réserve naturelle de l’archipel des Nacres.
Un vent glacial soufflait au sommet du volcan. Hubert, Alcide, et cinq autres aspirants se tenaient debout au bord du cratère.
Mesdames, bien le bonsoir, dit Hubert en bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Ça va, Mêlie ?
Ça va, répondit l’intéressée en replaçant une boucle blonde derrière son oreille.
Lise, Athéa et Isaure échangèrent un regard amusé. Mêlie avait beau répéter à qui voulait l’entendre qu’Hubert et elles ne partageaient qu’une belle et profonde amitié, leur relation devenait légèrement exclusive avec le temps.
Tous les aspirants échangèrent une accolade. Lise, pas très tactile, aurait préféré un salut plus distant, mais ce geste faisait partie du règlement de l’île. Faire corps. Tels étaient les mots d’ordre du stage. La formation, bien plus difficile que ce que Lise avait imaginé, resserrait entre les aspirants un lien invisible. Un lien de solidarité et de loyauté.
Lise risqua un coup d’œil vers les entrailles du volcan. Une eau calme miroitait en contrebas.
J’ai hâte de commencer l’exercice, souffla Athéa, les yeux brillants d’enthousiasme.
Lise se contenta de lui adresser un sourire crispé. Elle n’osait pas lui dire qu’elle avait hâte que ce soit terminé.
Depuis le début du stage, Athéa s’épanouissait à vue d’œil. Complètement dans son élément, elle excellait dans la plupart des épreuves. Lise enviait parfois son assurance : elle se serait bien passée de l’étau d’angoisse qui se resserrait autour de son cou avant chaque nouvel exercice. Bonsoir, aspirants ! fit une voix grave.
Bonsoir, instructeur Gorm ! répondirent les aspirants d’une seule voix.
Une seconde plus tard, ils se tenaient en ligne et au gardeà-vous. Lise essaya de calmer son stress. La seule présence de l’instructeur lui donnait des sueurs froides. Elle avait déjà rencontré des enseignants intransigeants, des professeurs du collège de Gouville-sur-Mer à maître Althimidore, le maître d’armes d’Amirea. Mais l’instructeur Gorm les surpassait tous largement. Les aspirants alternaient entre admiration et haine à son égard. Au premier abord, il ne payait pas de mine. C’était un gardien de petite taille, en uniforme. D’épais sourcils noirs lui donnaient un air perpétuellement ronchon. Une dent de requin pendait à son oreille gauche. La rumeur disait qu’il l’avait prélevée sur la mâchoire de la bête qui lui avait arraché le bras droit. Quoi qu’il en soit, il n’avait aucune pitié. D’épreuve en épreuve, ils poussaient les aspirants dans leurs retranchements.
Devise des gardiens ? tonna-t-il.
La réponse des aspirants claqua dans le silence.
Contempler ! Aimer ! Servir !
L’instructeur balaya le groupe du regard, vérifiant la bonne tenue de leur uniforme : fourreau dorsal ajusté, épée à la ceinture, tunique d’écailles sans faux pli. Ses yeux perçants s’attardèrent une seconde sur Lise, qui se redressa aussitôt. Elle avait encore pris trois bons centimètres pendant les mois de repos, cela ne l’aidait pas à se tenir droite.
L’uniforme est correct, dit sèchement maître Gorm, mais qu’en est-il de votre uniforme intérieur ? Je ne lis pas l’ardeur du combattant dans vos regards. Que croyez-vous ? Que la guilde attendra des conditions idéales pour vous attaquer ?
Une tension palpable flottait dans l’air. Lise aurait voulu disparaître dans un trou de gobie.
RALLUMEZ LA FLAMME ! aboya-t-il, faisant sursauter l’ensemble des aspirants. Oubliez le poids de la fatigue. Éveillez vos corps et vos esprits. Soyez toujours prêts ! Ou l’ennemi viendra vous surprendre au moment où vous vous y attendrez le moins.
Lise essaya de rassembler son courage. « Tu as choisi d’être ici, ma vieille. Assume. »
L’objectif de l’exercice est simple, continua le maître.
Rejoindre le lagon avant le premier rayon de l’aurore. Ensemble.
Lise respira un peu mieux. Une mission de groupe. Elle n’aurait pas à compter que sur ses propres forces.
On doit juste descendre du volcan et traverser la plage ? demanda Hubert, perplexe.
Non. Vous partirez des entrailles du volcan.
L’instructeur, imperturbable, leur désigna le fond du cratère.
Lise sentit sa gorge se nouer. Le bassin naturel était à au moins deux cents mètres en contrebas. Les parois qui l’entouraient, lisses et en pente raide, ne permettraient pas une descente progressive.
Même les falaises nord d’Amirea ne sont pas aussi hautes, frémit Mêlie.
On doit juste sauter et trouver une issue alors ? demanda Hubert.
Lise leva les yeux au ciel, exaspérée par son ton fanfaron.
C’est exact, dit l’instructeur sans se départir de son calme. À un détail près.
Il tira de sa poche une liasse de larges rubans sombres.
Vous aurez besoin de ceci. Des écailles d’obscuram, précisa-t-il en avisant les regards étonnés des aspirants. Pour, disons, pimenter un peu votre aventure. Mettez ces bandeaux sur vos yeux.
Lise sentit un vent de panique la submerger. À l’aveugle. Elle allait devoir trouver son chemin à l’aveugle. À Amirea, maître
Ugène les avait plus d’une fois privés d’un sens dans le cadre du cours de présence au vivant. Mais jamais pour un long trajet, et certainement pas en territoire inconnu.
Après un dernier regard angoissé vers le cratère, elle noua le tissu autour de sa tête. Les fines écailles adhérèrent immédiatement à ses paupières closes, la plongeant dans une obscurité totale.
Dommage que Médéric ne soit pas là, murmura Athéa.
C’est vrai, approuva Lise, il aurait adoré cet exercice.
Au-delà des talents de Médéric pour compenser sa vue déficiente, c’est surtout sa présence douce et rassurante qui lui manquait. Athéa était un soutien, bien sûr, mais l’intrépide
aspirante n’était pas la personne la plus empathique du Royaume.
Allez ! dit l’instructeur. Et n’oubliez pas : avant le premier rayon de soleil et ensemble.
Le bruit de ses pas sur le sentier du volcan s’estompa rapidement.
Bon, marmonna Hubert, j’imagine qu’il faut sauter.
Avec une bonne prise d’élan pour ne pas heurter la paroi, ajouta Mêlie avec nervosité.
À pieds joints, bras le long du corps, au cas où il y ait des rochers sous la surface, compléta Athéa.
J’espère qu’il y a de la profondeur là-dessous, soupira Alcide.
Quelques secondes s’écoulèrent. Lise sentait ses jambes trembler.
L’obscurité n’arrangeait rien. Elle imaginait à présent un abîme vertigineux.
« Ce n’est pas si haut. Gorm ne nous aurait pas envoyés vers une mort certaine. » Quoique…
Bon, marmonna Hubert d’une voix beaucoup moins assurée que quelques minutes auparavant. Qui y va en premier ?
Moi ! lança Athéa d’une voix ferme.
Lise tendit l’oreille. Deux pas en avant, un long bruissement et le bruit mat d’un corps transperçant la surface de l’eau. Puis, le silence.
À l’aveugle
Tout va bien ! cria la voix lointaine de son amie. Cratère profond sans rocher qui affleure !
Un murmure de soulagement parcourut le petit groupe. Un à un, les aspirants sautèrent. Lise s’interdit de réfléchir. Elle s’avança jusqu’à sentir sous ses pieds l’arête rocheuse, et elle poussa sur ses genoux pour s’élancer dans le vide.
À l’étroit
Les quelques secondes de chute lui semblèrent une éternité. Enfin, Lise fendit la surface à la vitesse d’un poisson-torpille. Elle se laissa descendre jusqu’au fond du cratère, bousculant un ou deux aspirants au passage.
Lise, c’est toi ? Et de onze ! s’exclama Hubert. Nous sommes au complet.
Un autre bruit de chute retentit, suivi d’une exclamation d’Alcide.
Impossible de grimper, la pierre est beaucoup trop lisse. C’est la troisième fois que j’essaie.
Il doit y avoir une galerie immergée, dit Athéa. Cherchons-la sur la paroi.
Ce n’était pas la première fois qu’Athéa prenait la direction du groupe. Elle avait une autorité naturelle, que lui disputait souvent Hubert, peu enclin à se laisser diriger.
Entendu, marmonna-t-il.
À l’aveugle, les aspirants commencèrent à tâter la paroi de pierre. Lise s’était rarement sentie aussi diminuée. Sans la vue, tout lui paraissait fastidieux, et long... si long ! Elle avait beau promener ses mains sur la paroi, les seules aspérités qu’elle rencontra furent une main qu’Alcide retira prestement, et la chevelure de Mêlie qu’elle identifia à tort comme une pousse d’algue.
Elle commençait à se décourager lorsqu’Isaure poussa un cri surexcité :
Ici, près du fond du cratère ! Il y a une ouverture, et un faible courant !
Un à un (et au prix de quelques bousculades), les aspirants effleurèrent les contours de l’entrée de la galerie qui était à peine plus grande que la paume d’une main. Et pour cause !
Un rocher massif en bloquait l’entrée.
Une épreuve de force ! s’exclama Hubert, enthousiaste.
Dégageons cette pierre.
Tous les aspirants cherchèrent une prise à laquelle s’arcbouter. Après de longues minutes, leurs efforts furent récompensés, et Lise, le souffle court et les doigts douloureux, joignit sa voix au cri de victoire de la promotion. Mais lorsqu’Hubert s’introduisit dans le passage et donna ses premières impressions, elle déchanta.
La galerie est très étroite. J’ai à peine la place de nager à l’horizontale. Enfin, ça devrait aller pour vous, je suis le plus musclé...
Il a toujours besoin de la ramener, ce n’est pas possible, s’agaça Athéa.
Je t’entends, Athéa !
Désolée !
Menteuse, tu n’es pas désolée.
Pas faux…
Tandis que la joute oratoire se poursuivait, les aspirants s’engouffrèrent un à un dans le tunnel.
Je ferme la nage, marmonna Lise en prenant le sillage d’Alcide.
Elle s’était à peine glissée dans le boyau de pierre qu’un bruit sec la fit sursauter.
C’était quoi, ça ? demanda Alcide d’un ton angoissé.
Lise avait peur de comprendre. D’une ondulation, elle recula, et ses pieds heurtèrent la pierre.
Le passage s’est refermé, souffla-t-elle.
Un murmure de stupeur parcourut le petit groupe. Lise serra les dents. Ce n’était pas surprenant. La montagne d’Amirea aussi était vivante. Les passages s’ouvraient et se fermaient au gré des caprices de l’édifice. Une fois, Lise avait remonté à pied l’intégralité d’un toboggan de pierre dont la sortie s’était condamnée juste avant son arrivée. Mais jamais elle ne s’était retrouvée coincée dans un espace aussi restreint.
Elle avait le sentiment d’avoir été avalée par le volcan. Le noir complet rendait la situation encore plus angoissante. Chaque
fois qu’elle se cognait à la pierre, un frisson de terreur descendait le long de sa colonne vertébrale.
Les uns derrière les autres, les aspirants progressèrent lentement dans les entrailles de pierre. Le raclement des lances et des fourreaux de leurs épées contre les parois témoignait de l’étroitesse de la galerie. D’une voix forte, Hubert annonçait la couleur :
Attention, on remonte presque en piqué sur trois ondulations, virage serré sur la droite, puis sur la gauche. Oh, je crois que le niveau de l’eau diminue !
C’est logique, dit Alcide, la mer est en train de descendre, elle ne doit plus alimenter le cratère.
« Respire, pensa Lise, ce sera bientôt fini. »
Mais la traversée s’éternisait. Le niveau de la mer continuait de baisser drastiquement, ralentissant leur progression. Bientôt, il n’y eut plus qu’un filet d’eau sous les corps, puis, plus rien. L’obscurité totale, la pierre, et un air chaud et rance. Privée de l’enveloppe protectrice de la mer, Lise avait le sentiment d’avoir le poids de la montagne sur le corps. Si nager dans le tube de pierre était difficile, y ramper était épuisant. Elle se blessait les mains sur la pierre, se faisait pincer par les crabes de roche et, plus d’une fois, lorsque le boyau se resserrait, elle eut la sensation qu’elle allait rester coincée. Elle se sentait emmurée. Lentement digérée par l’édifice. Seule la présence de ses pairs l’empêchait de céder à la panique.
« Respire. Non, la galerie ne va pas s’effondrer sur toi ou former un labyrinthe sans fin. » Mais des scénarios catastrophes se dessinaient dans son esprit.
Elle essaya de se concentrer sur le bruit des cliquetis des crabes de roche et les respirations des autres aspirants (et les quelques jurons fidemiens qui retentissaient de temps à autre).
Stop, on a un problème, s’exclama Hubert.
Quoi ? demanda Lise, alarmée. Un cul-de-sac ?
Non, le boyau se sépare en deux. Droite ou gauche ?
Je crois que… celui de droite descend, alors que celui de gauche remonte.
Après quelques discussions, les aspirants décidèrent d’emprunter le boyau de droite, dans l’espoir de rejoindre la nappe phréatique. Lise serra les dents. Le sang lui montait à la tête. Elle sentait son cœur affolé battre à tout rompre.
L’oxygène se raréfiait et ses poumons criaient grâce. Soudain, un bruit claqua dans le silence. Le cœur de Lise chuta dans sa poitrine.
La galerie vient de se refermer juste devant moi, haleta Hubert. Demi-tour !
Un cauchemar. C’était un cauchemar. Lise étouffa un gémissement. La montagne se jouait d’eux. Impossible de se retourner dans l’étroit tunnel. Elle allait devoir reculer, remonter la pente, en arrière.
Génial, souffla Alcide. J’aurais dû choisir la voie des protecteurs de la création. Je suis sûr qu’ils apprivoisent
tranquillement un troupeau de bélugas et... Oups ! Désolé pour ta tête, Lise, mais… euh… Tu peux reculer ?
J’essaie, siffla l’intéressée, le front douloureux.
Le sang battait à ses tempes. Elle poussa de toutes ses forces sur ses mains. Devenue première par la force des choses, elle devait donner le rythme, tout faire pour qu’ils puissent s’extraire de cette montagne infernale. Centimètre après centimètre, la mâchoire serrée, Lise reculait. Dans le boyau de pierre, on n’entendait que les respirations sifflantes et hachées par l’effort. Un virage, puis un autre. La sueur ruisselait dans son dos et de minuscules cailloux s’incrustaient dans la paume de ses mains. « Ne réfléchis pas, avance. Enfin, recule. » Lorsque Lise atteignit le carrefour pour s’engouffrer dans l’autre galerie, elle était épuisée. Elle y pénétra la tête la première cette fois. Mètre après mètre, elle avança dans le noir. « Allez, encore un effort. Il y a forcément une issue. »
Soudain, alors que son courage vacillait, une vague de chaleur familière inonda son cœur.
Fidèle, murmura Lise.
Elle sentait la présence de sa raie, toute proche, juste derrière la paroi de pierre.
Digne n’est pas loin, s’exclama Athéa d’une voix joyeuse.
Ma… raie… aussi, haleta Alcide.
Lise accéléra l’allure. Galvanisés par la présence de leurs compagnes, les aspirants retrouvaient un peu d’espoir.
Soudain, Lise leva la tête si vite qu’elle se cogna contre la paroi. Sans prêter attention à la douleur qui lui vrillait le crâne, elle cria, au comble de la joie :
La mer ! J’entends la mer !
En effet, un léger clapotis résonnait dans le boyau. Bientôt, le vent du large s’engouffra dans la galerie, caresse bienvenue sur les visages en sueur. Lise inspira à pleins poumons, un sourire béat sur le visage. La sortie était toute proche.
Courage, on y est presque ! cria-t-elle.
Elle oublia son corps douloureux et le poids écrasant de la montagne. Quelques minutes plus tard, le boyau de pierre déboucha sur un espace dégagé, baigné par le vent et le chant de la mer : les aspirants étaient libres. Lise aurait pu pleurer de bonheur. Avec la présence de Fidèle pour boussole, elle descendit à tâtons sur les rochers, vers la mer. Le peu d’angoisse qui l’habitait encore se dissipa lorsqu’elle sentit la caresse de l’océan.
Tout le monde est là ? demanda Hubert. Chacun annonça sa présence.
Je crois qu’on peut enlever nos bandeaux, dit joyeusement Athéa.
Lise ne se fit pas prier, arrachant le masque d’écailles d’un geste brusque. Elle cligna plusieurs fois des yeux pour s’habituer à la lumière. Elle se trouvait au pied d’une petite île rocheuse à une bonne centaine de mètres de l’île principale.
Comme c’était bon de voir ! Tout l’émerveillait : l’immensité du ciel orangé au-dessus de leur tête, la silhouette massive du volcan endormi, les mouettes rieuses dont le chant célébrait la venue de l’aurore. Même la vision des fonds marins vaseux et parsemés de rochers couleur rouille ou grisâtres lui parut agréable. Pour un peu, elle aurait qualifié d’élégant l’énorme éléphant de mer qui furetait dans les algues un peu plus loin. Traversant un banc de sardines, Fidèle s’avança et enveloppa sa gardienne de ses nageoires.
Merci de t’être approchée, lui murmura Lise. Tu m’as donné le courage qui me manquait.
Athéa s’approcha tout sourire sur le dos de Digne.
C’était sympa, non ?
Lise fronça les sourcils.
Ce n’est pas exactement les mots que j’emploierais pour décrire ce cauchemar. J’ai cru mourir cent fois.
On n’a pas vraiment été en danger, dit Athéa, perplexe. Je reformule, dit Lise, j’ai cru mourir de peur cent fois. Athéa secoua la tête mi-amusée, mi-exaspérée.
Tu as eu peur d’un tunnel ? C’était un exercice, Lise. La galerie n’allait pas s’effondrer sur nous !
J’avoue avoir envisagé cette possibilité...
Un point lumineux apparut à l’horizon, habillant la mer d’une traînée de lumière dansante.
Le premier rayon de l’aurore. On a réussi ! hurla Isaure d’une voix suraiguë.
C’était moins une, tempéra Athéa.
Mais c’était dans le temps imparti, fit la voix de Gorm.
Lise leva les yeux. L’instructeur se tenait debout au sommet de l’amas de roche. Comment était-il arrivé là ?
Je note votre désir de rejoindre les protecteurs de la création pour apprivoiser les bélugas, Alcide, dit-il d’un ton sec.
L’intéressé baissa la tête, l’air penaud.
Ce n’est pas vraiment ce que je… Attendez ! Comment savez-vous…
Je ne vous ai pas quittés. J’ai sauté exactement en même temps que Lise, ce qui m’a évité d’être compté. Dans la galerie, je me suis positionné au milieu du groupe. Je salue votre sang-froid à tous dans une situation quelque peu... oppressante.
Les aspirants échangèrent des sourires ravis. Les compliments de maître Gorm étaient trop rares pour ne pas être appréciés.
On aurait dû vous repérer, mais d’un autre côté, on était aveugles, marmonna tout de même Hubert, qui avait l’air profondément vexé de ne pas avoir remarqué la présence du maître.
Tout comme les grimes. Et croyez-moi, cela ne les empêchera pas de vous traquer si vous nagez à proximité.
Lise attrapa rapidement une mangue dans le panier qui passait de mains en mains sur le rivage avant de courir dans l’écume pour rejoindre Fidèle. Leur promenade du matin était devenue un rituel. Elles avaient toutes les deux besoin de ce moment. Ses deux mains arrimées au dos de sa raie, Lise oublia la fatigue de la nuit. Seul comptait cet instant d’harmonie avec l’océan, et peu importe si les fonds marins faisaient pâle figure à côté des récifs luxuriants d’Amirea. Alors qu’elles slalomaient entre des pitons de basalte, Fidèle poussa un cri plaintif. Aussitôt, Lise arrêta leur course. Elle connaissait trop bien sa raie pour ne pas savoir ce qui occupait ses pensées. Il y a des années, Elma aussi avait choisi la voie des serviteurs de la justice. Comme Amirea, les profondeurs d’Astriam éveillaient bien des souvenirs dans la mémoire de Fidèle.
Tu penses encore à Elma ? Tu veux me partager quelque chose ?
La raie se tourna pour lui faire face, ses grandes nageoires déployées telles deux ailes blanches. Un échange de regards, et Lise plongea dans sa mémoire, visitant un souvenir à travers les yeux de Fidèle.
Elle nageait dans les fonds marins d’Astriam, survolant les pitons de basalte couverts de lichen. Sur son dos, Elma chantait à pleins poumons de sa voix claire :
Serviteur de la justice
Ne crains pas l’orage qui gronde, Ewald te conduit par un juste chemin…
Lise revint à la réalité et posa sur sa raie un regard empli de compassion. Je sais qu’elle te manque. Il faut garder espoir. Tu te souviens de ce que m’a dit Médéric ? On a semé. Le reste ne nous appartient pas.
Lise avait le cœur serré en prenant le chemin du rivage. C’était la première fois qu’elle entendait Elma chanter. La voix vibrante d’enthousiasme de la jeune aspirante contrastait cruellement avec le ton amer de la parjure des îles Sans Nom. Elle aussi pensait souvent à Elma. Elle avait espéré un miracle. En vain. Elma s’en était retournée servir Eldemir. Elle avait refusé la main tendue de Lise. Peut-être qu’Athéa avait raison, peut-être qu’Elma ne se détournerait jamais de la guilde.
Tandis que Lise traversait une nuée de crevettes grises, une phrase remonta à sa mémoire.
Garde confiance.
Une douleur familière vrilla le cœur de Lise.
Garde confiance.
Les dernières paroles que Gustave lui avait adressées. Deux mots inscrits dans son cœur et gravés sur sa lance de gardienne.
Deux mots qui lui revenaient régulièrement à l’esprit, comme si son ancien mentor les lui chuchotait à l’oreille.
En contournant un groupe d’éléphants de mer affalés sur les galets de la plage, Lise sourit. De ces sourires où joie et peine se mêlent pour former un bonheur amer. Levant les yeux vers le ciel lumineux de l’aurore, elle murmura : Vous me manquez.
C’est en chantonnant l’hymne que Médéric avait composé en l’honneur de Gustave qu’elle rejoignit les autres aspirants.
Il marchait dans la forêt sombre, Il nageait dans le fleuve trouble, Et le mal se dressa devant lui.
De la pointe de sa lance, Il prépara la victoire. Pour un jour qu’il ne verrait pas, Il fit le don de sa vie.
