9782728934959 Le secret de la merveille

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PAUL BEAUPÈRE

SA MAJESTÉ DES HÊTRES

LE SECRET DE LA MERVEILLE

CEUX QUE VOUS CONNAISSEZ DÉJÀ

Colysne, fille unique de Crépin Ier, vive et dégourdie, déteste qu’on la prenne pour une enfant ! Plus que la broderie, elle préfère l’aventure, la liberté, les chevauchées sauvages et les leçons d’épée. Elle est désormais reine de Follebreuil et se fait appeler Colysne Ire. Avec sa jument  Armoise , elle galope et défie tous ceux qui se mettent en travers de son chemin.

Pio , jeune chevalier, passe la moitié de son temps à se disputer avec la princesse et son fichu caractère… et l’autre moitié à tenter de l’aider à gouverner…

Descendant d’une lignée de rois belliqueux, Crépin I er n’en est pas le plus malin. Il a cessé d'être roi, cuisine des carottes et cherche mille nouvelles recettes.

Tugdual de Cornemolles , vieux chevalier, fidèle serviteur du roi, a quitté son armure nauséabonde et aide Colysne à régner sur Follebreuil.

Frère Sixte, soldat dans une autre vie, désormais moine, prie le plus souvent et guerroie encore de temps en temps. Il a gardé un caractère affirmé et grogne aussi facilement qu’il donne des coups d’épée.

Amandine. Mule des moines, elle a un caractère de cochon et le courage d’un lion.

MAÎTRE JEAN ET SON ARMÉE DE MARMITONS

Dans les cuisines du château, c’est Maître Jean le roi, que Crépin 1er se le tienne pour dit ! Aidé d’une myriade de marmitons, il concocte les mets les plus exquis de la contrée, qui font les délices des petits et des grands du royaume !

Un sinistre bouffon.

Dame Hildegarde est la responsable de l’éducation de la princesse Colysne et prend soin d’elle comme de sa propre fille.

Odilon Peticoq, le ménestrel.

LES MOINES DE L’ABBAYE DE SAINT-LOUP

Le père Côme veille sur la communauté. Il est le prieur, le chef.

Le frère Quintus s’occupe de l’infirmerie. Il y concocte des potions, des onguents et des tas de crèmes dont il a le secret.

Le frère Cyprien chante faux, ce qui n’est pas très grave, car il ne chante jamais. Il veille surtout sur ses ruches, dont il connaît chacune des abeilles.

Le frère Octave passe le plus clair de son temps au scriptorium, où il recopie les manuscrits avec une ardeur et une patience infinies. Dans sa jeunesse, il a beaucoup voyagé, et on raconte qu’il parle presque toutes les langues de la terre.

Puis, il y a le frère Corneille , qui peine à venir aux offices, qui bâille quand il ne dort pas et qui dort quand il ne bâille plus.

Enfin, il y a le frère Sixte , que tu connais déjà, car tu as lu sa présentation quelques personnages plus haut !

Les princes Victor de Thunes et Alexis de Clock, règnent sur Mürggel et sur le royaume de Siestland. L’un possède l’or et l’autre le temps. Après s’être longtemps fait la guerre, ces deux tristes sires ont réussi à faire la paix. Ils se partagent le pouvoir, et ils n'ont pas l’intention de le céder à quiconque !

Demoiselle Isabeau, la brune, fille de Maître Jacques qui préside à la confrérie des Fromagers, et demoiselle Jeanne, la blonde, fille de Maître Foulques qui est à la tête des Couteliers, n’ont aucunement l’intention de rester à repriser des chaussettes tandis que de sombres complots sont ourdis en la bonne ville de Mürggel. Gare à ceux qui croiseront le fer avec elles !

LE BONHEUR, C’EST SIMPLE COMME UN PARASOL !

Ab Jove principium1

Heureux de te revoir, lecteur attentif et curieux. En selle et que commence l’aventure ! Embarque pour un grand voyage, celui que les mots font faire plus sûrement que les images. File à nouveau dans le temps et l’espace, et cette chevauchée fantastique te laissera peut-être des rêves au goût de miel, au parfum de carottes, de cuir des harnais et des selles. Avec un peu d’imagination, tu ressentiras la brûlure du soleil et celle de la peur de la mort et, surtout, tu croiseras ces effluves enivrants qui dépassent tous les autres, ceux de l’amour et de l’amitié ! À cheval lecteur, à cheval ! C’est l’été, il fait beau, chaud et même très chaud. Il n’y a guère de voyageurs qui osent s’aventurer sur les chemins grillés du royaume de Follebreuil. Pour celui qui n’y prend

1. Commençons par Jupiter !

pas garde, la vie et le temps semblent s’être arrêtés. Dans la chaleur étouffante du mois d’août, les heures sont propices à la sieste, aux après-midis passés à l’abri des chaumes frais des fermes, derrière les murs épais des châteaux ou de ceux plus mystérieux des chapelles. Dans les champs, quelques meules de foin attendent encore d’être ramassées, les moissons abondantes sont déjà dans les greniers, dans les vergers les fruits mûrissent, dans les vignes le raisin se teinte de vermillon et de doré.

À l’ombre des grands feuillus, dans les forêts du royaume, les sangliers dorment en ronflant. Les écureuils font leurs provisions, perdant au passage quelques graines qui deviendront des arbres dans lesquels leurs arrière-arrièrepetits-enfants pourront à leur tour courir et élire domicile.

Quelques pies cachent dans leur nid une perle volée à la belle du village, un hérisson trottine pour retrouver son abri, une chouette ouvre un œil et le ferme aussitôt, elle attendra pour sortir la fraîcheur et la nuit.

Dans la forêt des Outre-Bois, un renard s’avance, cahincaha. Boiteux, il grattera ce soir à l’huis de l’abbaye de SaintLoup, il sait qu’on y trouve réconfort et soins. Du caneton au pivert en passant par la belette et le blaireau, il n’est point de bête qui ignore que le vieux Sixte est aimable avec les animaux et qu’avec l’aide de frère Quintus, qui n’a pas

LE BONHEUR, C’EST SIMPLE COMME UN PARASOL !

son pareil pour concocter baumes et onguents, il soigne et guérit ceux qui viennent à lui.

Et, justement, c’est à l’abbaye de Saint-Loup que commence ce récit. Derrière le mur de clôture, à l’abri, dans la fraîcheur du scriptorium, seul, penché sur un pupitre au bois taché de bleu, de noir et de rouge, une plume à la main, un moine peine et grogne. Il cherche des mots qui se dérobent, il chasse des souvenirs qui le fuient, il tente d’attraper des phrases. Mais l’idée qui la seconde d’avant lui semblait claire, aussitôt qu’il en pose la première lettre sur un parchemin, se change en une boue infâme et épaisse. Alors il gratte et efface, il grogne et recommence… Frère Sixte, car c’est de lui qu’il s’agit, est à ce moment précis le plus grincheux de tous les moines de la création.

– Qu’on m’apporte une épée, que je pourfende cette page qui me résiste, que j’écrase cette idée qui se refuse à moi, que j’écrabouille ces mots qui s’embrouillent ! Que périsse cette mémoire infidèle ! Souvenirs enfuis, accourez, venez à mon aide !

– Frère, frère, que cherchez-vous ainsi que vous ne trouvez point ? Quel repos de l’âme croyez-vous voir surgir du bout de cette plume que sœur oie nous donna ?

Sixte sursaute !

– Qui trouble ainsi mon courroux, qui dérange ma quête et mon labeur quand au fond de moi une tempête s’élève ?

– C’est moi frère Octave, et je vous prie de ne point oublier que si vous avez le droit de travailler ici, c’est grâce à moi ! Vous êtes mon bon frère en mon domaine, et votre séant repose là où d’ordinaire le mien se trouve. C’est ma plume que vous tenez et c’est de mon encre que vous usez, alors par pitié, frère, plutôt que de me rabrouer, dites-moi un peu ce qui vous tracasse et quel est ce texte mystérieux que, depuis déjà des semaines sans y parvenir, d’écrire vous tentez !

– Frère Octave… oh, mon bon frère, s’exclame Sixte en se retournant, vous me trouvez là deux fois désolé… de vous avoir rudoyé et d’être à deux doigts de renoncer… je crois, bon frère, que la mission que je m’étais fixée est trop grande pour moi… Ma tête est en désordre, et ma main ne sait saisir ce que mon cœur tente de dire… je crois qu’il me faut accepter ma terrible défaite…

– Mais de quoi parlez-vous, Sixte ? Éclairez ma lanterne, vos propos sont obscurs. Quelle tâche vous étiez-vous donc fixée qu’y renoncer vous coûte tant ?

– Frère, j’avais entrepris une grande œuvre ! Je voulais, en un texte flamboyant, mais aussi édifiant, faire de ma vie le récit… je tentais d’écrire mes mémoires.

– Comment… vous itou !

LE BONHEUR, C’EST SIMPLE COMME UN PARASOL !

Octave, une seconde plus tôt si calme et si sage, se fait soudain volcan et s’emporte comme le vent le fait certains soirs d’été quand, sans prévenir, l’orage se met à gronder. – Mais c’est donc moderne maladie que celle-ci, ici-bas désormais tout le monde se pique d’écrire ! Et voilà que chacun croit que sa vie mérite plus qu’une autre d’être érigée en modèle. Alors c’est donc ça qui tracasse votre grosse tête épaisse et qui agite votre crâne obtus ! C’est donc ça qui, depuis plusieurs jours, vous barre le front d’un souci que je croyais grave et qui me fit m’inquiéter ! C’est donc ça que vous murmurez et bougonnez du matin jusqu’au soir et affichez sur une tête longue comme un jour sans pain ! Dehors, Sixte, dehors, quittez cet endroit que vous ne méritez point ! Allez soigner des sauterelles, allez sauver des mygales, battez-vous contre des moulins, sauvez qui vous voudrez, traversez les océans qu’il vous semblera bon de traverser, mais jamais, vous m’entendez, jamais, moi vivant, vous n’écrirez ici des mémoires ! Dehors !

Autour de l’abbaye, la forêt tout entière sursaute. Chacune des bêtes connaît les colères terribles de frère Sixte, et nul ne s’étonne ni ne s’inquiète des cris que souvent il lâche. On sait aussi que, de temps en temps, le père Côme, en prieur diligent, pousse un « coup de gueule », comme

il aime à le dire lui-même, mais c’est encore chose normale et la vie continue son cours.

Mais, de mémoire de belette, du plus loin que puisse se souvenir la plus âgée de toutes les vieilles chouettes, jamais personne n’avait entendu crier le frère Octave.

Le renard qui s’était avancé en boitant fait demi-tour.

« Je reviendrai demain. » Un pinson qui avait pour projet d’aller boire à la fontaine du cloître préfère lui aussi se raviser, il se trouve une chose plus urgente à faire que de survoler ces lieux agités. Dans les combles du grand et vénérable bâtiment aux pierres tout emplies de prières, souris et araignées font leurs bagages et décident d’aller quelque temps vivre plus loin.

– Quand les sages grognent ainsi, déclare un merle qui vit dans un buisson du potager, c’est que les tempêtes approchent et qu’il faut trouver abri ailleurs.

Et l’oiseau s’envole pour se réfugier chez un merle ami avec qui il aime le matin chanter en duo et dont le nid n’est qu’à une petite douzaine de battements d’ailes.

Une porte claque, un moine quitte l’abbaye, épaules baissées, tête rentrée. Grognant comme un ours blessé, Sixte sort prendre l’air, il rumine comme un volcan sur le point d’exploser…

AVEC JUSTE LA LUNE POUR TÉMOIN

Per inania regna1

Ici, lecteur qui as encore les cris du frère Octave dans l’oreille, ici, point de fureur, juste les bruits d’une cavalcade, le son des sabots sur la pierre, un cheval qui va. Te voilà, lecteur chevauchant, filant tel le vent au clair de la lune, tu cours, tu voles. Mais en compagnie de qui fais-tu ce voyage et où donc vont te mener ces cavalcades ? C’est un mystère.

Le cavalier avance au petit trot, il sait que la route est encore longue et qu’il lui faut ménager sa monture. Il trotte sur un hongre puissant, aux jambes solides et aux sabots sûrs. À ses côtés caracole une plus délicate jument à la selle vide. Les deux bêtes grimpent sans effort les ultimes mètres du chemin difficile sur lequel elles progressent depuis la veille. Chevaux et cavalier sont désormais presque arrivés au col des Pierres, l’homme se retourne et regarde une dernière fois la terre qu’il quitte. Puis, sans un bruit, 1. Dans le royaume des ombres.

Les ChRoNIQUeS de FoLLeBrEuiL

il met pied à terre et, après avoir chuchoté trois mots à l’oreille de chaque bête, il leur enveloppe les sabots de vieux chiffons, afin de rendre silencieuse leur progression. En levant les yeux, plus haut sur la droite, la masse sombre du fort de la Passe, les toits pointus de ses tours crénelées se détachent sur le ciel étoilé. Au pied du fort, une lumière brille, une lanterne. Tel un phare sur la rive escarpée, elle indique au visiteur qu’il a trouvé un abri, qu’il peut entrer et se reposer. Elle dit aussi qu’ici est la frontière entre le Siestland et Follebreuil, et qu’il est de mise, pour un voyageur avisé, de bien vouloir se présenter au garde, de donner son identité, qui sur un grand cahier sera notée.

Tenant sa monture par la bride, le cavalier quitte la route.

Une fois trouvés quelque sente de bêtes, le passage d’une compagnie de sangliers ou celui que des blaireaux ont tracé, il s’enfonce dans le maquis et s’éloigne de la lanterne, il disparaîtra de l’autre côté, il franchira la frontière, il ira en Follebreuil, mais c’est décidé, sans laisser son nom, sans dire qui il est ni se faire connaître. Un peu plus tard, il remontera en selle et continuera sa route, mais en prenant bien garde de ne point être vu. Désormais, il ne voyagera que de nuit.

TOUT EST POUR LE MIEUX DANS LE MEILLEUR DES MONDES…

OU PRESQUE…

Alta alatis patent1

Et voilà, lecteur qui t’impatientes, c’est ici que tu retrouves les héros que tu aimes tant. C’est ici que le parfum des carottes vient chatouiller tes narines, que la douce voix de maître Jean te titille l’oreille, c’est ici que tu croises Cornemolles et sa moustache en bataille, le bouffon et son air morose, Odilon et sa pénible musique. Mais, surtout, c’est ici que tu retrouves Colysne, la douce et prévoyante reine de Follebreuil, et Pio, son fidèle page devenu chevalier et désormais son si sage conseiller !

Les cuisines de Picvallon résonnent de bruits fort agréables à qui sait les reconnaître. Tchac, tchac… Dans une grande jatte, on bat des œufs en neige. Fish, fish… un couteau, au fil à nul autre pareil, épluche quelques carottes.

1. Le ciel est ouvert à ceux qui ont des ailes.

Splishhhhhh ! Dans une poêle chaude fond un morceau de beurre, il sera bientôt rejoint par une épaisse tranche de lard, des herbes aromatiques et quelques feuilles de laurier. Scritch, scritch, sur un parchemin, entre une tache de gras et deux éclaboussures de jus de betteraves, une plume glisse, file et écrit.

– Battez les blancs des œufs et, quand ils ont la consistance de neige ferme, incorporez avec délicatesse le coulis de trois carottes. Jus que vous aurez fait réduire à feu doux avant de le mélanger à deux cuillerées d’un miel de tilleul au frais parfum de forêt… Dites-moi, mon bon maître Jean, dit soudain Crépin Ier en posant sa plume, pensez-vous que deux cuillerées de miel soient suffisantes ou devrais-je écrire que trois sont nécessaires ?

– Je… je… écoutez, mon roi, faites donc ce qu’il vous semble bon de faire, mais laissez-moi travailler ou jamais le souper ne sera prêt quand votre fille va rentrer.

– Alors mettons trois… ou quatre… et puis non, deux ! Et pour la sauge, croyez-vous que son parfum se marie si bien avec celui, oh combien plus subtil, du fenouil ?

– Mais, mon roi, ne voyez-vous point que je suis occupé ?

Ce poulet n’attend que moi pour aller au four et surtout que, céans, je termine la farce dont je dois le fourrer ! Je dois éplucher quelques oignons, qu’une échalote rejoindra avec un peu de crème et de beurre, il faudra

encore que je batte le tout pour remplir la volaille. Ensuite, j’attaquerai les brioches, je finirai les pâtés et je sortirai les pains du four. J’ai mille tâches à accomplir, et vos questions ne font que me ralentir ! Mon roi, par pitié, allez écrire en un autre endroit. Installez-vous là où la plume et l’encre ont leur place, ici la plume s’arrache sur le dos de quelques volailles, elle ne sert point aux mots, tout au plus à décorer.

Maître Jean est tout rouge, oh bien sûr il a chaud, mais surtout il bouillonne de rage, car, depuis qu’il s’est piqué d’écrire un livre de cuisine en consignant recettes anciennes et nouvelles, ce bon Crépin n’est plus guère utile à rien, sauf à ralentir la marche des choses et à tracasser marmitons et commis.

– Bien, bien, je comprends ! Je vois qu’ici on juge ma présence inopportune, alors je m’efface, je m’éloigne et m’en vais chercher ailleurs oreille attentive et aimables camarades ! Adieu, maître Jean, je vous ai connu jadis de bien meilleure compagnie.

Et, raide comme un pou qui vient d’être peigné, le roi attrape son écritoire, sa plume et son manuscrit avant de quitter les cuisines, drapé dans sa fierté ! Il grogne et rumine en remontant du château les escaliers quand il tombe nez à nez avec le sieur Tugdual de Cornemolles.

– Ah, enfin compagnie qui me comprendra, bon militaire, accompagnez-moi, il me faut votre avis !

Mais Cornemolles, comme tous les habitants de Picvallon, sait qu’il faut éviter de croiser Crépin quand il a sa plume à la main. Il sait que, si jamais il dit oui, alors il devra écouter une bien sinistre litanie, celle des minutes de cuisson, des kilos de potiron, la longue liste des recettes à la carotte, et pour chacune entendre des détails qui jamais ne finissent. Et, pire que tout, il devra, tout au long de cette fastidieuse lecture, donner son avis, et commenter chaque ingrédient et proportion. Les habitants du château qui n’ont pu échapper au roi ont désormais tous très envie de finir leurs vies dans une grotte !

– Désolé, mon roi, une mission m’accapare, je dois inspecter le haut du donjon, on me dit qu’une pierre y bouge, qu’elle pourrait tomber et, qui sait, blesser quelqu’un ! Mais vous me voyez marri de cet empêchement, une autre fois, mon roi, une autre fois !

Et, sans attendre de réponse, Cornemolles disparaît en courant, s’engouffrant dans le premier couloir, grimpant quatre à quatre les marches d’un escalier qui s’enfonce dans une tour comme une vis dans le ciel.

Un peu plus tard, Crépin rencontre Odilon le ménestrel, mais à peine a-t-il le temps d’entrapercevoir le bout du luth de l’escogriffe que celui-ci s’enfuit déjà en criant.

– J’ai quelque méchante maladie contagieuse, sire, éloignez-vous de moi ! Par pitié pour votre vie, ne m’approchez pas !

Crépin croise ensuite un garde et une servante, un palefrenier et un écuyer, un marmiton et un petit page, une femme de chambre les bras chargés de chandelles, un homme occupé à raccrocher des lourdes tapisseries fraîchement lavées, mais tous fuient en voyant arriver le roi…

– Mais enfin, voilà bien de drôles de façons ! Qu’ont tous ces gens à ne point désirer me parler ? s’étonne le roi, qui finit par s’installer sur la grande table de la salle de l’Ours.

Oublions ces fâcheux et reprenons notre labeur ! Où en étais-je ? Ah oui, « Pour faire un bon flan à la carotte… »

Et, langue entre les dents, rides plissées sur le front, couronne de travers, Crépin aligne les mots, il noircit son parchemin. Il est tellement concentré, à se demander si la ciboulette est indiquée dans son poulet en chemise de carottes ou s’il ne faudrait point lui préférer de la sarriette, qu’il ne voit pas le sinistre bouffon s’installer non loin de lui et, lui aussi, sortir une plume, de l’encre et quelques parchemins. Le piètre bouffon est en pleine rédaction de son « Recueil des plus funèbres blagues visant à ne surtout pas faire rire en société. Cet ouvrage trouvera naturellement sa place lors des longues soirées d’hiver quand la faim tenaille, que les loups rôdent et que la mort approche ».

Un silence studieux s’installe dans la grande salle, seulement troublée par le crissement des plumes et les pas de quelques trotteuses menues qui, moustaches en bataille, passent et repassent à la recherche d’un morceau de pain oublié, d’une croûte de gâteau ou de fromage.

Pendant ce temps-là, à l’ombre des grands arbres de la forêt du bois de la Peur, Colysne et Pio cheminent tranquillement. La reine visite les villages et les villes du royaume, car elle a pour projet d’y faire construire des écoles afin que tous les enfants apprennent à lire et à écrire.

– Pas les filles tout de même ? s’indignent certains quand elle explique son idée.

– Surtout les filles ! répond la reine.

– Mais pourquoi ? s’étonnent les âmes rétives.

– Peut-être sont-elles moins bêtes que les garçons ! ose Colysne, avec un grand sourire.

– Oh… ma reine… vous n’y pensez pas… s’étrangle l’interlocuteur.

– Oseriez-vous imaginer une seconde que votre souveraine puisse se tromper ? grogne Pio, qui assiste à la conversation.

– Non… non… bien sûr que non… bredouille le pauvre râleur en rentrant la tête dans les épaules et en reculant.

Plus loin, alors que Bucéphale et Armoise trottinent vers le bourg suivant, Pio, après avoir ruminé longtemps et s’être gratté furieusement le front, finit par poser la question qui l’empêche de digérer en paix.

– Quand même, ma reine, croyez-vous qu’il soit raisonnable que tous les enfants sachent lire… surtout les jeunes filles ? Ne craignez-vous point que l’on fasse ainsi chauffer leurs innocentes et fragiles cervelles, et que l’on provoque mille morts fort regrettables ?

– Non, je ne crois pas. N’ayez crainte, jeune prétentieux, la cervelle des demoiselles vaut bien celle des damoiseaux, elle saura résister à pareil effort. Allez, chevalier, vous traînez ! Il faut accélérer !

Alors la princesse éperonne Armoise, qui s’élance, rapide comme une flèche, souple comme un furet et douce comme un gâteau aux amandes.

– Attendez-moi, attendez-moi ! s’écrie Pio, dont la monture file à son tour, aussi vive qu’un boulet de canon, souple comme un chêne centenaire et douce comme un coup de fouet. Et puis, proteste le jeune garçon, je n’ai rien compris à vos propos, il faudra que vous vous expliquiez ! Colysne, ma reine, il faut faire attention, de temps en temps vous m’inquiétez, vos idées me semblent un petit peu trop modernes.

Ainsi, dans chaque ville et village, après que Colysne les a quittés, commence-t-on à chercher une salle qui deviendra une école, quelques tables et quelques bancs pour y asseoir les futurs élèves. On rassemble des plumes d’oie, on trouve un peu d’encre, de vieux parchemins et, surtout, on déniche celui, ou celle, qui pourra enseigner aux enfants.

– Il faudra leur faire connaître les lettres bien sûr, explique la reine, mais aussi les chiffres. Lire, écrire et compter doivent devenir des savoirs élémentaires, comme allumer le feu, différencier un corbeau d’une corneille, traire une vache, semer le blé ou moissonner l’orge !

Bientôt, Follebreuil tout entier bruisse d’une rumeur joyeuse : après l’été, quand vendanges et récoltes seront terminées, quand le froid pointera le bout de son nez, alors, les enfants iront à l’école.

De retour au château, Pio profite de la longue soirée d’été pour régler quelques menus problèmes d’entretien. Il a fait curer les douves, renforcer une tour qui à l’ouest prenait l’eau par une fente, élargir le chemin de ronde à l’est, changer la moitié des tuiles et des ardoises sur le logis, moderniser les écuries, repaver la cour et, surprise pour le roi, fait aménager dans les cuisines un four à pâtisserie qui, selon son concepteur, permettra des merveilles.

– C’est tout ? demande messire Peticoq, qui reste sans voix devant tant d’énergie.

– Ce n’est qu’un début, il faut continuer les travaux ! répond Pio en sortant un plan sur lequel il annote deux ou trois choses, dont un puits à creuser, une cave à vider, un grenier à étayer et une charpente à vérifier.

Il est fort tard, ce soir-là, quand Colysne croise son père dans les couloirs de Picvallon. Il se dandine, comme à son habitude, et déambule en sifflotant, ce qui est beaucoup plus rare.

– Vous voilà bien guilleret, monsieur mon père.

– Oui, ma reine, je le suis en effet ! Croyez-moi si vous le voulez, mais je pense bien que nos bons moines vont produire pour moi un livre qui fera date dans l’histoire !

– Vous tenez là, mon père, des propos bien mystérieux.

Ainsi me faut-il vous imaginer en train d’écrire quelques recueils de prières ? Voilà qui est fort sage et digne de louanges, mais qui, n’en soyez point courroucé, je dois quand même vous l’avouer, me laisse quelque peu étonnée.

– Mais quelles sornettes me sonnez-vous aux oreilles ! s’amuse le vieux roi en feignant d’être grognon, gardez vos oraisons ! Écrivez pour les âmes si cela vous chante, moi je parlerai cuisson, je rédigerai pour les ventres ! J’entends, ma fille, faire le premier livre de recettes du monde !

– De recettes ! Mais c’est bien là folle idée qui me plaît !

s’exclame la reine. Vous laisserez ainsi à la postérité de quoi

régaler mille générations ! Bravo, monsieur mon père, vous avez là fort judicieuse idée. Mais, dites-moi, ces bons moines auront déjà accepté de recopier votre ouvrage ?

Je sais le frère Octave tiède quand il ne s’agit point d’écrire des prières… aurait-il approuvé votre projet ?

– J’y travaille, ma fille, j’y travaille ! Il est vrai qu’au départ il était réticent, mais, comme chacun, le frère a quelques failles où le sage sait enfoncer le coin. Il n’aime rien tant que les gâteaux aux amandes, et je prends grand soin de le fournir en ce mets. Je crains que ce bon Octave n’ait, en même temps que la décision de recopier mon livre, pris une dizaine de kilos… tous d’amandes. Je vous laisse, ma fille, les promesses d’un oreiller bien frais et de rêves emplis de pâtés succulents, de soupes onctueuses et d’entremets suaves m’appellent et m’attirent.

Et, trottinant telle une souris aux pattes trop courtes, Crépin Ier, grand roi dans les cuisines et chef incontesté des carottes cuites de mille façons, se dirige vers sa chambre où, la nuit durant, il rêvera de marmites, de louches et de plats à terrines débordants de bonheur.

De son côté, après être montée en haut du donjon, après avoir, de là-haut, admiré son paisible royaume, Colysne décide à son tour d’aller se coucher. Demain, elle aura du travail, demain, c’est sûr, elle commencera à rédiger ce livre

dont elle rêve, cette méthode qui permettra aux enfants du royaume d’apprendre à lire, à écrire et à compter  !

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