La passion des jeux - Gipsy book

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Sophie de Mullenheim

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À Arthur, mon filleul.

« Que votre parole soit “oui”, si c’est “oui”, “non”, si c’est “non”. »

Matthieu 5, 37

Nord de la France, avril 1918

Le capitaine regarde ses hommes, les yeux brûlants. Il veut se souvenir de chaque visage, graver dans sa mémoire la mine sombre mais déterminée de ces soldats qui vont peut-être mourir.

– Messieurs, dit-il d’une voix forte. C’est un honneur de servir la France avec vous. Quoi qu’il arrive, je n’oublierai aucun de vous.

Il glisse alors le sifflet entre ses dents, pose un pied sur le parapet de terre, inspire profondément et souffle un grand coup tout en levant le bras.

C’est le signal.

L’officier surgit de la tranchée, baïonnette au fusil, suivi par ses soldats qui crient pour se donner du courage. Le crépitement des mitraillettes ennemies leur répond aussitôt. On dirait qu’elles attendaient le signal elles aussi pour se réveiller.

– Cours ! grogne entre ses dents le voisin d’André-Pierre, avant de s’élancer vers l’horreur.

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Courir, ça, André-Pierre Pérodon sait faire. Très bien même. Il est champion de cross-country1 et de steeple2 dans son département. Il est promis à un bel avenir, d’ailleurs. Son entraîneur lui parle de le faire participer aux sélections des prochains Jeux olympiques. En 1920. Pourvu que la guerre s’arrête un jour…

D’un geste souple malgré son uniforme alourdi de boue, André-Pierre jaillit de la tranchée. Sans le contexte, il se réjouirait presque de faire enfin un peu d’exercice. À dix-sept ans, et sportif avec ça, il est difficile de rester inactif, coincé dans un couloir de terre qui ressemble à un cloaque. Il vient d’être incorporé à l’armée à sa demande, pour servir son pays. Quelques jours de formation seulement, et le voici au front, déjà en première ligne.

Lorsque le jeune homme part à l’attaque, les premiers obus éclatent. Assourdissants et terrifiants. En quelques secondes, l’air est saturé de fumée, de gerbes de terre et d’odeur de chair brûlée. André-Pierre rentre la tête dans ses épaules, serre plus fort son fusil et allonge la foulée. Ne plus penser à rien. Se concentrer sur les aspérités du terrain, les obstacles à venir. Instinctivement, il compte ses pas. Comme à l’entraînement. À droite, il évite une motte de terre. Devant, il saute par-dessus

1. Le cross-country consiste en une course de 10 km environ, sur terrain naturel.

2. Le steeple est une course de 3 000 m sur piste durant laquelle les concurrents franchissent de larges haies et une « rivière » (une barrière suivie d’un fossé rempli d’eau), et ce plusieurs fois dans la course.

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un cratère. Il slalome entre les trous béants et les monticules de terre avec une fluidité déconcertante. Il survole le terrain accidenté du no man’s land qui sépare les tranchées des deux camps ennemis. À le voir ainsi faire, on ne pense plus au soldat qui se rue vers l’ennemi, mais au sportif courant vers la ligne d’arrivée.

Clac ! Une violente détonation l’arrête net dans sa course et le projette au sol. André-Pierre porte la main à sa tempe, le tympan sans doute déchiré. Le bruit autour de lui s’étouffe tout à coup. Il est à moitié recouvert de terre.

Lorsqu’il tourne les yeux sur la droite, il découvre l’un de ses camarades étendu juste à côté de lui.

– Ça va ? lui hurle André-Pierre.

L’autre ne lui répond pas. Ses yeux vitreux le fixent sans le voir. Il a le même air étonné que ces boxeurs surpris par un coup de poing plus violent qu’un autre. Une balle lui a traversé le front. Il n’a sans doute pas souffert. André-Pierre détourne vivement la tête, le cœur au bord des lèvres. Il sait que la mort est tristement banale au front. Mais le savoir est une chose, le voir en est une autre. Cela fait à peine une semaine que le soldat est arrivé. C’est son premier mort.

Après quelques secondes, l’adolescent se ressaisit tandis que les obus lui pleuvent dessus de plus en plus nombreux. Il ne doit pas rester ici sinon il va finir comme ce pauvre bougre. Il récupère son fusil, roule sur le côté et se redresse sur les coudes pour analyser le terrain. Le choc a provoqué une

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montée d’adrénaline qui le galvanise tout à coup. Comme lorsque l’arbitre officiel donne le signal du départ d’un coup de pistolet. Pan !

André-Pierre s’élance hors de son trou et s’étale de tout son long. Sa jambe droite s’est dérobée. Elle ne lui répond plus. Au même moment, une étrange sensation de chaleur humide remonte depuis le bas de son pantalon d’uniforme jusqu’à son genou. Le jeune homme baisse les yeux et pâlit en remarquant le sang sombre et chaud qui imprègne peu à peu le tissu de son vêtement.

« Ma chaussure, pense-t-il avant de s’évanouir. Je dois retrouver ma chaussure… »

Paris, 5 juillet 1924, six ans plus tard

Philippe Aubépin trépigne dans la longue file d’attente qui mène au stade olympique. Le jeune homme s’est levé à l’aube pour être parmi les premiers mais, dépité, il constate que d’autres ont été encore plus matinaux que lui. Certains même ont dormi sur place pour être assurés d’avoir les meilleures places à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques3.

Lorsque les portes s’ouvrent enfin, la pression devient énorme dans la file d’attente. Les journalistes du monde entier, presque tous des hommes, se ruent pour avoir accès à la tribune de presse. Philippe Aubépin, qui domine la file d’une bonne hauteur de tête, a la chance de pouvoir respirer plus librement.

– Inutile de pousser, râlent les premiers rangs qui sont littéralement écrasés et étouffent. Ils vérifient les identités !

À l’entrée, en effet, des hommes à chapeau haut de forme se sont installés derrière une table et prennent le temps de

3. La cérémonie d’ouverture des Jeux d’été de 1924 a eu lieu alors que certaines compétitions avaient déjà commencé depuis un moment.

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consulter les documents officiels de chacun, et de noter leurs coordonnées sur un grand cahier.

– Bonjour, Monsieur, salue l’un des hommes lorsque vient le tour de Philippe Aubépin. Votre nom, s’il vous plaît.

– Aubépin, Philippe.

L’homme prend son temps pour écrire à la plume le nom du jeune homme sur le registre.

– Nationalité ?

– Française.

– Le nom de votre journal ?

Philippe Aubépin sourit, fièrement.

– Je ne travaille pas pour un journal, Monsieur, répond-il.

L’homme relève la tête, cherche son visage, très en hauteur, et le regarde d’un air interrogateur.

– Vous êtes ici dans la file d’attente pour la tribune de presse, s’étonne-t-il.

– Oui, Monsieur. Je suis bien journaliste.

– Le nom de votre journal alors, s’agace son interlocuteur.

Ce très jeune homme immense avec ses cheveux et sa moustache d’un roux flamboyant lui fait perdre son temps.

– Je travaille pour la radio, répond Philippe Aubépin avec assurance.

L’homme hausse un sourcil contrarié.

– La radio ? répète-t-il, la bouche pincée.

– Oui, Monsieur. Radio Tour-Eiffel.

L’homme grimace.

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– Je crains que vous ne puissiez entrer, monsieur… L’homme consulte son registre.

– … monsieur Aubépin, complète-t-il.

– Mais je suis journaliste, reprend le jeune homme. Regardez.

Il glisse alors la main dans la poche intérieure de sa veste et en sort une carte de visite sur laquelle figurent son nom et celui de Radio Tour-Eiffel, station pour laquelle il travaille. Elle fait toute sa fierté depuis qu’il l’a reçue, il y a quelques jours. C’est son premier reportage officiel.

– C’est bien ce que je vous disais, reprend l’homme, imperturbable. Les journalistes de la radio n’ont pas accès à la tribune.

– C’est une plaisanterie ? s’indigne Philippe Aubépin.

– Non, Monsieur.

– Je suis journaliste !

– Pour la radio, oui. J’ai entendu. Mais la consigne du Comité olympique est de ne laisser accès à la tribune qu’aux journalistes de la presse écrite.

Ce disant, l’homme raye soigneusement le nom de Philippe Aubépin sur son registre.

– C’est scandaleux ! s’exclame ce dernier.

Derrière lui, les hommes commencent à s’agiter et à perdre patience.

– Qu’est-ce qui se passe ? râlent-ils. Pourquoi ça n’avance pas ?

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Philippe Aubépin se tourne vers eux et les prend à témoin.

– Cet homme ne veut pas me laisser entrer sous prétexte que je travaille pour la radio, explique-t-il.

– Il fait bien, lance quelqu’un.

– Il ne manquerait plus qu’il vous laisse nous voler notre place ! ajoute un autre.

Philippe Aubépin écarquille les yeux.

– Mais…

– Allez ! Dehors ! s’énerve un homme. Nous perdons notre temps.

Et sans que Philippe Aubépin puisse ajouter quoi que ce soit, il se retrouve éjecté de la file d’attente et relégué sur le côté.

– Mais comment voulez-vous que j’exerce mon métier dans ces conditions ? interroge le jeune homme, outré.

– Demande à la fée électricité de t’aider ! raille un confrère qui entre sans difficulté dans l’enceinte après avoir décliné son identité.

Philippe Aubépin n’en croit pas ses oreilles. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

– Ils ont peur, lui souffle un témoin de la scène.

Philippe Aubépin relève les yeux et découvre un homme avec un chapeau melon sur la tête qui le regarde, amusé.

– Pardon ? lui demande Philippe Aubépin.

Il n’est pas sûr d’avoir bien entendu.

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– Les journalistes de la presse écrite ont peur de nous. Ils pensent que nous allons leur voler la vedette.

– Vous êtes ? demande alors le jeune journaliste.

Il ne se souvient pas avoir déjà vu ce visage, mais la voix, en revanche, lui semble familière.

– Edmond Dehorter, répond l’autre en souriant.

– Edmond Dehor…, répète Philippe Aubépin, incrédule.

Le Parleur inconnu4 ?

– Lui-même ! salue alors le célèbre journaliste en soulevant son chapeau.

– Mais… Je…

Le jeune homme en perd ses mots. Il a devant lui l’un des pionniers de la radio. Le journaliste qui a le premier diffusé un match de boxe en direct et réalisé une interview. Il travaille pour Radio-Paris.

Edmond Dehorter sourit, un brin moqueur sous sa large moustache noire.

– J’espère que vous avez plus de vocabulaire à la radio, jeune homme, s’amuse-t-il.

Philippe Aubépin secoue la tête et se reprend.

– Oui, Monsieur, bien sûr. Mais je débute tout juste.

– Quel âge avez-vous ?

4. Edmond Dehorter est considéré comme un pionnier de la radio. Il est le premier journaliste à commenter un match de boxe en direct à la radio, en 1923. Il utilisait alors le pseudonyme de « Parleur inconnu », sans doute parce que l’on entendait sa voix sans jamais voir son visage.

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– Vingt et un ans, Monsieur. Les Jeux olympiques sont mon premier vrai reportage.

– Devaient être… si j’en crois votre mine abattue.

Philippe Aubépin regarde son interlocuteur.

– Ils ne me laissent pas entrer, en effet, dit-il.

– Moi non plus, déclare Dehorter. Mais à vous de trouver un moyen d’exercer tout de même votre métier, monsieur…

– Philippe. Philippe Aubépin.

– Eh bien, monsieur Aubépin. Faites preuve d’imagination !

– Et vous ? Comment faites-vous ?

Edmond Dehorter sourit, malicieux.

– Pour aujourd’hui, je serai simplement dans le public. Ensuite, vous verrez. Je réserve une petite surprise à nos confrères…

Au même moment, presque juste à côté du stade olympique, André sort de la voiture qui est venue le chercher à la gare. Il pose son chapeau sur la tête et lève les yeux vers le panneau de bois fixé sur la barre transversale du portique.

– « Village olympique5 », lit-il avec une allégresse empreinte de fierté.

Il saisit fermement la poignée de sa valise, remercie le chauffeur d’un mouvement de la tête et passe sous le portique en redressant le torse.

Un garçon s’élance aussitôt à sa rencontre et soulève sa casquette en lainage pour le saluer.

– Bonjour, Monsieur, lance-t-il joyeusement. Puis-je vous aider ? Comment vous appelez-vous ?

André sourit. Cette fougue, il avait la même quand il était adolescent, lui aussi. Depuis, la guerre a fait son triste ouvrage.

À vingt-trois ans, il a l’impression d’avoir dix ans de plus, mais

5. Les Jeux olympiques d’été de Paris de 1924, se sont tenus principalement à Colombes où se trouvaient la plupart des installations sportives ainsi que le village.

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il est heureux de voir que la jeunesse d’aujourd’hui affiche une telle insouciance. Après tout, c’est pour cela aussi que tant d’hommes se sont battus et ont donné leur vie.

– André Pérodon, répond l’athlète. Cross-country et steeple.

Le garçon écarquille les yeux, impressionné. Puis il sourit.

– Étienne, dit-il à son tour. Homme à tout faire, pour vous servir, précise-t-il.

Ce disant, il se redresse et claque les talons avec un air faussement sérieux. Il est très brun, les cheveux légèrement longs et coiffés en arrière. Plutôt petit, mince. Jeune, certainement. André lui donne à peine quinze ans. Les yeux marron, pétillants de malice. La mine rieuse et le teint hâlé de ceux qui vivent dehors la plupart du temps.

– Je vais vous montrer votre logement, annonce-t-il en consultant une liste qu’il garde précieusement pliée dans la poche intérieure de sa veste. Vous nous en direz des nouvelles. Salle de bains, eau courante et électricité dans chaque baraque ! Un service restauration est prévu pour les athlètes. Sauf pour les Anglais qui sont venus avec leur propre chef cuisinier. Vous pourrez aussi vous faire coiffer, ajoute le garçon tout en louchant sur les cheveux blonds et légèrement ondulés d’André. Acheter la presse, faire laver votre linge ou envoyer des télégrammes.

André sourit. Cet Étienne est un vrai moulin à paroles.

– J’ai hâte de découvrir tout cela, dit-il, mais…

– Le stade ? l’interrompt Étienne. Vous vous demandez où se trouve le stade ?

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André plisse la bouche.

– On ne peut rien te cacher, s’amuse-t-il.

Étienne se retourne alors et balaye son bras devant lui.

– Juste à votre droite, vous trouverez le terrain d’entraînement. À gauche, les terrains de tennis puis un stade d’entraînement. Le stade d’athlétisme est juste derrière. Il peut accueillir 60 000 spectateurs ! Juste à côté, il y a la piscine olympique et les salles d’escrime. Pour le vélo, vous devrez aller au sud de Paris, et les régates de bateaux se tiennent au Havre. Quant à…

– Je te redemanderai le cas échéant, le coupe André Pérodon. Pour le moment, je dois m’installer rapidement et rejoindre la délégation française pour la cérémonie d’ouverture.

– Oui, Monsieur, répond alors Étienne avec sérieux. Mes amis me disent que je suis trop bavard. Qu’à force de faire la causette, je vais donner mal à la tête à tous les sportifs du village.

– Disons que la route a été longue et que le temps presse, répond André plus aimablement.

– Bien sûr. Je comprends. Suivez-moi, Monsieur.

Alors, sans plus rien ajouter, Étienne conduit l’athlète à travers les allées du village olympique. Il marche vite, pressé tout à coup de laisser André Pérodon tranquille. Derrière lui, l’homme le suit d’un pas sûr. C’est à peine si l’on remarque une très légère claudication.

Étienne s’arrête tout à coup devant une petite maison de bois.

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– C’est ici, Monsieur, dit-il. Vous logez avec deux autres athlètes.

André observe la cabane avec des volets et de jolis rideaux à carreaux dans laquelle il va vivre pendant quelques jours. Il sourit. C’est la première fois que les athlètes sont logés tous au même endroit, dans un village spécialement conçu pour eux. Beaucoup disent que ces Jeux seront exceptionnels à tout point de vue. Mais pour lui, ils le sont déjà depuis bien avant les annonces officielles.

– Vous trouverez votre tenue pour la cérémonie d’ouverture sur votre lit, précise Étienne en le sortant de sa rêverie. Toutes les délégations doivent se retrouver sur le stade d’entraînement, dit-il.

André hoche la tête. Il est au courant. Voici plusieurs mois déjà que la cérémonie se prépare. Ils se sont même retrouvés plusieurs fois entre athlètes français pour répéter le défilé. Marcher en cadence ne s’improvise pas, même pour un ancien militaire.

Lorsqu’André pousse la porte de la maison, les deux hommes dans la pièce tournent la tête vers lui.

– Ah ! Enfin ! s’exclame le premier.

Il se dirige aussitôt vers le nouvel arrivant, la main tendue, le sourire aux lèvres. Il a les cheveux noirs, coupés très court, la mâchoire carrée, le nez légèrement cassé et les yeux noirs un peu enfoncés dans leurs orbites. Ses épaules très larges sont

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moulées dans son gilet blanc de défilé sur lequel un coq est fièrement brodé.

– Léon Bruneau, se présente-t-il. Natation.

– Enchanté, Léon, répond André en lui serrant chaleureusement la main. André Pérodon. Cross-country et steeple.

Les yeux de Léon brillent.

– Un coureur ! Parfait ! s’enthousiasme-t-il. Cela nous changera, n’est-ce pas ? ajoute-t-il en se tournant vers son comparse.

Ce dernier se dirige à son tour vers André. Il a la même carrure musclée et taillée à la serpe que son camarade.

– Paul, dit-il. Paul de Bonsecours. Natation.

– Enchanté, Paul, répète André.

– Je vous connais déjà, précise Paul. Enfin, corrige-t-il, j’ai lu votre histoire dans les journaux.

André sourit, un peu crispé, et hoche la tête.

– On nous avait annoncé votre arrivée, mais nous n’y croyions plus, fait remarquer Léon.

– Mon train a eu du retard et le trajet depuis la gare m’a paru interminable.

Léon lui presse l’épaule, amicalement.

– L’essentiel pour un coureur est d’arriver, non ? plaisante-t-il.

– Effectivement, acquiesce André, bon joueur.

Il désigne une porte.

– La chambre est là ? demande-t-il. Je pense qu’il faut que je me change rapidement.

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Quelques minutes plus tard, lorsqu’André sort de la chambre dans la même tenue que ses deux colocataires, il a fière allure.

– Superbe ! lance Paul.

Ce disant, il baisse imperceptiblement les yeux vers la jambe de pantalon d’André. La droite, bien sûr.

Le coup d’œil est fugace, si rapide qu’il n’a peut-être jamais existé. Mais André l’a vu. Cela ne lui échappe jamais. Pire encore, il l’a senti. Il lui a fait l’effet d’une morsure au cœur.

Philippe Aubépin erre autour du stade olympique, frustré.

Il a tenté de retourner à l’entrée de la tribune de presse en déclinant une autre identité et un nom de journal, mais la manœuvre, trop grossière, n’a pas réussi. Il faut dire que le jeune homme n’a pas un physique anodin. Quiconque a déjà vu une fois ce type immense, dégingandé et plus roux qu’un écureuil, s’en souvient. Faute de mieux, il a voulu s’acheter un billet pour pouvoir au moins pénétrer dans l’enceinte. Mais toutes les places sont vendues depuis longtemps déjà. Plus aucun billet d’entrée n’est disponible.

Philippe Aubépin doit donc se résoudre à vivre la cérémonie par procuration. Heureusement, de puissants haut-parleurs diffusent jusqu’à l’extérieur ce qui se passe dans le stade.

« Je proclame l’ouverture des Jeux olympiques de Paris célébrant la huitième olympiade de l’ère moderne », scande la voix de Gaston Doumergue, le nouveau président de la République française, fraîchement élu.

La musique des fanfares éclate. Philippe Aubépin imagine les délégations qui entrent les unes derrière les autres, à la suite du

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panneau qui porte le nom de leur pays. La Marseillaise retentit, suivit du son des cornemuses. Les applaudissements semblent interminables. Les acclamations de la foule, passionnées.

– Ce doit être beau, non ? déclare soudain quelqu’un dans le dos de Philippe Aubépin.

Le jeune homme tressaille. Une femme d’une quarantaine d’années, un peu ronde, en tablier et toque de cuisine, les joues rougies, les mains calleuses et l’œil brillant d’excitation, est debout, la tête tendue vers les haut-parleurs.

– Mmm… J’aurais aimé y être, soupire Philippe Aubépin.

– Vous n’avez pas de billet ?

– Je suis journaliste, mais on ne m’a pas laissé entrer.

La cuisinière le regarde avec étonnement.

– Je travaille pour la radio, s’empresse de préciser Philippe. Nous ne sommes pas les bienvenus dans le stade, paraît-il. Seulement, je dois être capable de raconter quelque chose ce soir à l’antenne.

La femme rit.

– Parlez de nous alors ! suggère-t-elle.

– Pardon ?

– Parlez de nous, répète-t-elle.

Philippe Aubépin la regarde sans comprendre.

– C’est vrai, quoi ! Tout le monde va raconter ce qui s’est passé dans le stade. Dans les journaux, nous allons avoir droit aux têtes couronnées, aux personnalités politiques, aux sportifs aussi, bien sûr. Mais…

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Une voix surgit du stade, forte et claire. Philippe Aubépin et la femme se taisent instinctivement et tendent l’oreille.

« Nous jurons que nous nous présentons aux Jeux olympiques en concurrents loyaux, respectueux des règlements qui les régissent et désireux d’y participer dans un esprit chevaleresque pour l’honneur de nos pays et la gloire du sport. »

Un tonnerre d’applaudissements accueille le serment prêté par un athlète au nom de tous les autres. La musique reprend de plus belle.

– Vous disiez ? reprend Philippe lorsque le niveau sonore des haut-parleurs a un peu baissé.

– Tous les journalistes vont parler de la même chose mais, vous, vous pourriez parler de l’envers du décor, de toutes les petites mains qui œuvrent dans l’ombre pour la réussite des Jeux.

Une lumière s’allume dans les yeux bleus du journaliste.

L’idée est originale.

– Les dessous des Jeux, en somme, réfléchit-il tout haut. Une petite chronique quotidienne.

La cuisinière rit.

– Et, avec nous, pas besoin de laissez-passer ! plaisante-t-elle.

Philippe Aubépin la regarde avec intensité.

– Si nous commencions par vous, alors, propose-t-il avec enthousiasme.

La femme rosit de plaisir et paraît soudain plus jeune que son âge.

– Oh ! Je ne disais pas ça pour moi…, murmure-t-elle.

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– Comment vous appelez-vous ? insiste le journaliste.

– Suzanne.

– Et vous êtes ?

– Aide-cuisinière.

– Vous répondriez à quelques questions ? demande alors Philippe Aubépin en sortant de la poche intérieure de sa veste un carnet et un crayon.

Suzanne rougit de plus belle et réajuste sa toque de cuisinière avec coquetterie. C’est la première fois qu’elle se sent importante…

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