
AXELLE HUBER
CALIXTE, CLÉMENCE, GAÉTANE ET MAYALÈNE HUBER
CALIXTE, CLÉMENCE, GAÉTANE ET MAYALÈNE HUBER
Direction : Guillaume Arnaud
Direction éditoriale : Sophie Cluzel
Direction artistique : Armelle Riva
Édition : Vincent Morch
Direction de fabrication : Thierry Dubus
Fabrication : Florence Bellot
Mise en pages : Text’Oh (Dole)
© Mame, Paris, 2023
www.mameeditions.com
ISBN : 978-2-7289-3453-9
MDS : MM34539
Tous droits réservés pour tous pays.
« Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. »
Georges Bernanos.
« Le chemin se fait en marchant. »
Antonio Machado.
Août 2002. Je rencontre Léonard. Du genre beau gosse, viril sans être macho, drôle et discret, exigeant et fidèle, patient, dur et tendre, ouvert et d’une profonde et vraie bonté d’âme, sans compromission avec ce en quoi il croit. Le coup de foudre est immédiat et nous nous marions à l’été 2003. La vie se colore de rose. Nous vivons un bonheur très insolent avec notre famille qui s’agrandit vite puisque trois filles et un garçon nés entre 2004 et 2008 viennent nous combler. Fin 2009, alors que notre dernier enfant n’a pas un an, Léonard ressent les premiers symptômes d’une maladie diagnostiquée quelques mois plus tard comme étant une sclérose latérale amyotrophie (SLA), plus connue sous le nom de maladie de Charcot.
Nous ne connaissons pas cette pathologie neurodégénérative qui atteint les motoneurones et prive progressivement Léonard de ses muscles, l’enfermant peu à peu dans un corps paralysé tout en gardant intactes ses facultés intellectuelles. Nous refusons d’aller faire des recherches sur Internet, ce qui nous préserve un temps. Mais le voile se lève peu à peu, au fur et à mesure de l’avancée inexorable de la maladie comme des informations de « pronostic vital engagé » qui finissent par arriver jusqu’à nous.
Avec nos quatre très jeunes enfants, le quotidien est lourd et chargé, l’intimité est bouleversée. Nous saisissons la parole « J’ai beaucoup souffert de maux qui ne me sont jamais arrivés » comme, a contrario, une invitation à vivre le présent. À chaque perte de Léonard, irréversible, un nouveau deuil s’amorce, chevauchant et interagissant avec les autres. Qui nous prépare au « grand » deuil. Léonard vit de renoncement en renoncement, avec un sourire lumineux : jouer de la musique ou bricoler puis se déplacer à l’étranger pour son travail, puisqu’il prend souvent l’hélicoptère et monte sur des bateaux ou des plateformes pétrolières. Et puis la maladie gagne encore du terrain. Vient alors le renoncement à la mobilité et à tous les actes intimes du quotidien, au travail tout court, à certains projets. Progressivement, Léonard, installé dans un fauteuil roulant, perd ensuite l’usage de la parole, de l’alimentation et… du souffle.
Le quotidien s’alourdit toujours plus. Entre l’aidante, l’amante, l’aimante, la frontière est ténue et les rôles parfois se confondent. Quotidiennement, je me sens démunie et également déchirée entre les besoins de nos quatre enfants très jeunes, ceux de Léonard et les miens. Pour Léonard, c’est une souffrance physique, parfois partagée par moi tant la fatigue est grande, à laquelle s’adjoint une souffrance psychologique : quelle torture que d’être impuissante à soulager, à défaut de guérir !
Peu avant que Léonard ne prenne place dans son fauteuil électrique pour ne plus en sortir, je l’interroge sur ce que nous ferons s’il ne peut plus marcher. Il me répond : « Si je ne peux plus marcher, je courrai ! » Au départ, c’était une blague qu’il aimait faire, mais là, c’est sa manière de me dire
que nous pouvons continuer à courir le risque du bonheur, de l’espérance. Il m’invite à vivre le présent et à aller de l’avant, à vivre tant que la vie est là, à vivre en plénitude, à accueillir ses mille et une joies du quotidien. Il accepte sa maladie, d’être le « pauvre qui a perdu sa santé », et de s’abandonner tel un petit enfant. Il se laisse regarder, aider et aimer. En ce sens, il dévoile un chemin de sainteté et de bonheur. Quand je lui demande plusieurs mois plus tard, alors que la maladie a encore gagné du terrain : « Que ferat-on si tu ne peux plus parler ? », il me répond : « Si je ne peux plus parler, je chanterai ! » Je suis stupéfaite devant son à-propos, son humour et sa joie malgré tout.
C’est pour lui une invitation à chanter la vie envers et contre tout, une manière de se recentrer sur ce qu’on peut encore faire ou juste être, une invitation à voir le verre à moitié plein, ou même mieux à se dire : « J’ai déjà un verre ! »
Léonard meurt le 27 novembre 2013, digne et libre, une main dans celle de sa mère, une main dans la mienne, la photo des enfants sur son cœur. Triste de devoir laisser sa famille et, dans le même temps, dans la conscience et l’acceptation de cette « porte » à franchir.
Moi-même, je vis ses derniers jours dans une grande souffrance et, dans le même temps, dans une paix et une joie indicibles à être présente, à juste être là, à caresser sa main et à murmurer les mots importants, sans fard et dans l’abandon. Tristesse et joie a priori ambivalentes et pourtant très présentes et reliées. Tristesse devant cette souffrance, l’absence à venir, mais aussi joie profonde d’expérimenter que, comme le dit Paul Claudel, « Dieu est venu remplir (la
souffrance) de sa présence ». Léonard s’en tient fermement à cette ligne du « ni acharnement ni euthanasie ». Il nous invite à transformer notre regard, au lâcher-prise, à accepter ce qui est, à accepter de recevoir aussi.
Nul doute que ces derniers jours m’auront beaucoup aidée dans mon deuil. Je suis raffermie dans ma foi et mon espérance à l’idée de retrouvailles célestes, sûre aussi de l’intercession de Léonard pour faire pleuvoir des roses sur sa famille et, plus largement, sur la terre. Trois ans plus tard, je publie notre histoire familiale, notre cheminement dans la maladie et la mort. Le titre est tout trouvé : ce sera Si je ne peux plus marcher, je courrai ! 1. Ce livre se veut un hymne à l’espérance, révèle comment la joie peut demeurer présente au cœur de l’épreuve, et dévoile la personnalité hors norme d’un Léonard, homme de foi, d’espérance et de charité.
Six ans après ce livre, et donc neuf ans après la mort de Léonard, je sentais monter, depuis plusieurs mois, le besoin de me remettre à l’écriture pour parler du deuil, véritable odyssée – dans un temps qui se compte en mois, et plus souvent encore en années –, à travers les saisons et les terres intérieures, aventure au cœur de l’intime, du vrai et de l’essentiel pour se transformer et se trouver. Apprivoiser la mort et le deuil permet de mieux appréhender la vie, d’en sentir le poids et la richesse. Ce livre a l’ambition de nous familiariser avec ce sujet de la mort, de l’accepter pour mieux goûter et nourrir la vie en nous.
La vie est faite de succession de deuils, c’est-à-dire de pertes, de renoncements, d’ajustements et de renouveaux. Perte d’une partie de la santé, de la mobilité, d’un membre, d’une « normalité », d’une forme de beauté, perte d’un certain regard posé sur soi, d’un idéal ou d’une image du bonheur, perte de l’intimité, perte du travail, perte d’un bien matériel, d’un animal, perte d’une relation, d’un espoir, d’un mariage, et bien sûr perte d’un proche décédé. J’évoque dans ce livre le deuil au sens fort, mais invite mon lecteur à garder en tête que les autres types de pertes – précédemment citées – peuvent amener à suivre la même odyssée. Les ressources dont il est question au chapitre IV seront en majeure partie tout à fait appropriées et bénéfiques pour aider toute personne en souffrance.
« Faire son deuil », c’est traverser ce processus inconscient de guérison, ce chemin sinueux de cicatrisation. Et c’est aussi, dans le même temps, réaliser consciemment des « tâches », des actions concrètes et conscientes pour se retrouver soi-même, et faire jaillir la vie.
Ce livre permet de comprendre ce qu’une personne en deuil traverse. Il parle de déliquescence, comme une « hémorragie de l’âme » vécue dans le premier temps du deuil. Je souhaite exprimer à quel point le deuil peut être douloureux afin de rejoindre sans angélisme le lecteur, afin de m’approcher de ce que beaucoup peuvent vivre et ressentir durant ce cheminement.
Progressivement, la personne en souffrance apprivoise la perte et se reconstruit. Cette renaissance se fera d’autant mieux qu’elle trouvera de l’aide pour réveiller ou activer des capacités que parfois elle n’imaginait pas, entrer dans la
résilience, afin de s’ajuster à son nouvel environnement et de tirer des enseignements pour grandir.
Tout en espérant échapper aux insupportables injonctions, je conçois ce livre comme un guide concret pour donner accès à des idées de ressources dans lesquelles puiser pour prendre un rôle actif dans ce deuil afin de retrouver cet élan de vie et de renouveler une espérance. Derrière la tempête, un jour, la personne en deuil verra le ciel bleu. Et peut-être un arc-en-ciel. Puisse-t-elle agir pour écarter les nuages et laisser passer la lumière.
Et puis… j’écris aussi pour partager le fait que si la personne éprouvée est seule à vivre son deuil, dans ce lien précis qu’elle avait avec le défunt, ou plus largement avec ce qu’elle a perdu, elle n’est pas toute seule.
Cette odyssée du deuil parle alors de relations avec ses proches. Parfois, celles-ci sont bien malmenées par le deuil. Celui qui souffre souhaiterait être rejoint, entouré, aidé, voire compris. Mais il ne sait pas toujours comment le dire, comment exprimer ses besoins. Il se sent bien maladroit avec ses émotions débordantes et ce nouveau moi en construction. De son côté, son proche, qui aimerait tant l’aider, s’inquiète pour lui, se trouve souvent bien pataud, et il faut bien reconnaître que, parfois, lui aussi écrase les platesbandes. Si ce livre permet de mieux comprendre ce qui habite la personne endeuillée et lui offre d’entrer, avec son entourage, dans une relation de vérité pour jeter les bases de cette société interdépendante que j’appelle de mes vœux, d’une véritable charité, fraternité, dans laquelle elle puisera pour lui permettre de retrouver son élan de vie, alors il aura atteint son but. J’espère qu’il permettra de prendre des
« raccourcis » pour franchir ce pont entre les différentes parties de soi qui s’affrontent. Mais également entre soi et l’autre pour trouver accompagnement et soutien, afin d’aider à « apprendre à perdre » et d’avancer dans son cheminement.
Car le deuil se doit d’être une histoire collective malgré l’odyssée en solitaire.
Enfin, cet écrit évoque les cas, nombreux, des enfants et des adolescents en deuil. Ils sont environ un par classe à être orphelin d’un de leurs parents, chiffre auquel il faut rajouter ceux qui ont perdu un frère ou une sœur, un grand-parent, un proche, un enseignant, un ami. Et, bien sûr, encore tous ceux, non comptabilisés, qui vivent une rupture de vie comme une forme de deuil. Par méconnaissance et ignorance, nous passons souvent à côté de ces enfants/adolescents. Puisse ce livre être une aide précieuse pour mieux les accompagner et les orienter vers des professionnels si besoin.
Je suis heureuse aussi de donner la parole à mes quatre enfants, qui se sont retrouvés orphelins de père alors qu’ils étaient très jeunes, l’aînée ayant neuf ans. Sans se concerter, ils ont chacun écrit un texte qui compose la postface de ce livre. Les similitudes, notamment sur leur foi ou les besoins d’humour et d’amitié, comme les différences, interpellent. Que leurs mots puissent rejoindre les proches d’enfants endeuillés afin de leur permettre de les accompagner au mieux.
Ce livre s’adresse donc à tout un chacun tout simplement parce que nous sommes tous mortels. Un jour ou l’autre, nous serons confrontés à ce grand passage vers la mort et laisserons notre entourage en deuil. Un jour ou l’autre, nous perdrons un être cher – à moins de vivre sur une île déserte –et vivrons le deuil. J’écris pour faire tomber un peu plus tabous et préjugés sur le deuil. Et nous y sommes, il faut bien le dire, peu préparés et peu accompagnés. À chacun, je veux livrer quelques clefs, outils, réflexions et témoignages, dont nous sommes souvent bien dépourvus. Cet ouvrage se veut alors didactique et informatif autant que reconnaissance d’un cheminement personnel pour apprivoiser la souffrance née de la perte et permettre que cette odyssée du deuil se fasse dans la conscience libre et éclairée.
Nous avons tous à tracer nos routes, à faire de nos expériences des occasions d’apprendre et d’accepter que le grain meure pour grandir.
Cher ami en deuil,
Cette perte, ce deuil, va d’abord te pomper de l’énergie sur tous les plans. Pas seulement aux niveaux affectif et émotionnel mais aussi physiquement, intellectuellement, spirituellement. Cela va prendre quelques mois, souvent même plusieurs années, pour que s’apaise ta blessure intérieure.
Tu es entré malgré toi dans ce processus de cicatrisation et de guérison 1 qui va te faire passer par un tourbillon d’émotions et de sentiments, que je souhaite te décrire. De même que chaque zèbre est différent, avec son pelage et ses rayures uniques, ton histoire de perte, de deuil, est unique et singulière. Pour autant, savoir que d’autres ont traversé, ou traversent encore, ce même processus, avec leurs singularités, qu’ils ont retrouvé la paix du cœur après les montagnes russes émotionnelles, sera sans doute aidant. À ta manière, tu vas vivre ces « états » de choc et de sidération – fuite en avant (parfois appelé déni), colère, peur, tristesse – pour enfin remonter vers l’acceptation, la quête du sens et de renouveau, l’héritage et le pardon. Tu retrouveras la sérénité et la paix pour t’ancrer dans ton véritable élan de vie.
Ces états ne se succèdent pas forcément : ils peuvent se superposer comme des places tectoniques et encore opérer des va-et-vient incessants. On dit souvent que Dieu écrit droit avec des lignes courbes. Alors, je t’invite à te donner
le temps qu’il te faut pour prendre soin de toi, exprimer tes besoins et vivre après la mort de ton proche.
Sache toutefois que tu avanceras d’autant plus dans ton processus que tu prendras consciemment des responsabilités pour agir. Il importe donc que tu sois acteur de cette transition vers le renouveau. Ces « tâches 1 », ce sont les choses que tu peux accomplir, pour t’aider à cheminer, en allant te connecter à tes forces et à tes ressources. Je les décris dans le chapitre IV de ce livre.
Au bout du tunnel, tu sortiras différent et probablement enrichi par cette épreuve.
La mort t’a pris une vie.
Une vie qui t’est si chère.
Peut-être te dis-tu que c’est un peu de la tienne qui est partie aussi. Un peu de ton avenir, un peu de ton projet de vie.
Te voici en deuil. Et ce mot que tu détestes paraît dérisoire pour dépeindre le vertige de ta souffrance. Proportionnelle à l’intensité de ton attachement, à la force de ton amour.
La rupture, la mort, ont surgi comme une effraction dans ta vie. Tu viens de rentrer dans le premier état de ton processus de deuil, celui du choc, de la sidération.
Parfois, peut-être, tu restes là à attendre, à l’attendre. Incrédule. « Non cela ne peut pas être, il va revenir ! »
Ou encore : « Non, je n’y crois pas, ce n’est pas possible ! »
Tu as mis son couvert mais il ne rentrera pas. Parfois, tu crois saisir son visage dans celui d’un de tes enfants, ou de son frère, de sa sœur, voire d’un ami. Ton désir de le revoir est si fort… Non, ce n’est pas lui, ce n’est qu’une forme
Choc et sidération : non, je n’y crois pas, ce n’est pas possible !
d’hallucination. C’est vrai, il ne reviendra plus. Tu t’accroches à l’espoir d’avoir fait un cauchemar. Tu n’admets pas ce caractère irrévocable, définitif, de la fin, et peut-être de la mort. Le mot rebondit sur toi sans te toucher au cœur :
« C’est terminé », « C’est fini », ou encore : « Il est mort », « décédé »… Tu le concèdes intellectuellement sans pour autant intégrer cette réalité. C’est plus fort que toi. Tu te sens anesthésié, prostré, incapable de raisonner, tant le choc est grand devant la fin de ce qui a été et désormais n’est plus. Dans le cas d’une mort brutale, cette réaction est d’autant plus forte que ton esprit n’a pas du tout eu le temps de se préparer, de s’adapter à l’inéluctable. C’est comme si tu subissais une déflagration de plein fouet. Tu peux rester figé, sans rien comprendre. Cette attitude est normale et naturelle. Avec le temps, ce sentiment de mirage, de flotter dans quelque chose d’irréel, va s’estomper. Ton cerveau met en place un système de protection psychique face à l’intensité de la nouvelle, comme une mise à distance inconsciente pour absorber plus doucement la violence du choc.
Dans les jours, voire les semaines, qui suivent un décès, tu es submergé par des tonnes de démarches que tu effectues, ou fais effectuer par d’autres, dans un état proche de l’hébétude. Oh ! Ces lourdeurs administratives ! À présent, tu n’es pas loin de les bénir : elles te distraient un peu de cette réalité que tu t’échines à repousser. Elles te permettent de desserrer un peu l’étreinte de l’insupportable inacceptable.
Les cérémonies d’obsèques sont passées.
Tu es rentré chez toi. Ta vie n’est plus la même, tes repères ont changé, tes habitudes sont bouleversées. Tu te sens perdu, spectateur d’une vie qui n’est pas à sa place, d’une vie qui n’est pas la tienne.
Parfois, tu n’y entres pas, dans cette chambre délaissée. Ou qui n’a pas pu servir si tu as perdu ton bébé in utero ou juste après sa naissance. Mais tu passes devant. Tu fais les cent pas devant. Tu mets la main sur la poignée de porte, et tu renonces à entrer. Trop dur de se confronter à la réalité de l’absence et de la perte.
« Que vais-je faire de cet espace ? » t’interroges-tu. Tu as un premier mouvement de l’esprit : garder sa chambre, la sanctuariser, ne toucher à rien, surtout pas !
Il reviendra, espères-tu.
Tu tournes en boucle dans ta tête, tu refais les gestes machinalement accomplis durant tant de jours, de mois, d’années. Ou durant tellement peu de temps que tu te dis que les jours de sa vie vous ont été « volés ». Tu mets son
couvert et t’apprêtes à sortir pour aller chez tel ou tel professionnel. Ah ! mais non, plus besoin. Il n’est plus ici.
Et le vide de son lit te ramène peut-être à une sensation de n’être plus désormais qu’une coquille vide, un peu inutile et vaine.
Dans un avant qui te semble autant hier qu’il y a un siècle, il y avait un bruit incessant. Il pouvait être celui des allées et venues des différents professionnels de santé ou parfois des « proches de chez proches » venant te relayer. Ou encore celui des machines à qui ton proche était relié. Parfois même, c’étaient les cris de souffrance, les cris de colère, ou les sanglots de l’un des tiens. Ou s’il est mort brutalement, il y avait tout simplement la vie.
Le bourdonnement de la vie.
Et, en arrière-fond, outre les sollicitations presque continues, il y avait aussi ce bruit dans ta tête, toute cette « charge mentale », ces listes interminables des choses – tu la connais si bien cette to-do list – que tu devais faire, que tu voulais faire, que la vie ou parfois toi-même t’imposait. Aujourd’hui, tu en cherches l’écho dans ce silence qui est devenu assourdissant. Pesant comme l’étaient parfois les difficultés ou les charges inhérentes à la vie. Autrefois, il n’y a pas si longtemps… il y a un jour, il y a un siècle ! Tu n’entends plus ses pas qui couraient vers toi. Ce doux babil, ou cette voix espiègle ou bien chevrotante qui te faisait chavirer ou tressaillir résonne dans le vide. Et pourtant, aujourd’hui, alors que tu commences à l’oublier à force de ne plus l’entendre, tu donnerais cher pour cela. En fait, tu donnerais mille ans pour l’écouter un millième de seconde. Tu aimerais être une petite souris qui le regarderait et l’écouterait, le contemplerait en train de respirer.
Si lui ne respire plus, toi, en douce parfois, tu vas respirer son odeur en humant ses vêtements que tu as laissés à leur place. Tu n’es pas près de laisser quelqu’un d’autre les toucher. Tu écoutes en boucle son message de bienvenue sur ton téléphone ou les vidéos prises. Tu te plonges dans les photos et allumes peut-être une bougie pour marquer sa présence autrement. Tu cherches à tout prix à rester en lien avec lui/elle et à préserver sa mémoire. Partout tu guettes ses traces.
Tu as peur que les autres proches t’en dissuadent. Alors, tu te coupes un peu d’eux. Peut-être cela accroît-il ton isolement et malmène-t-il la relation. Tu redoutes la solitude tout en y aspirant.
Ambivalence.
Cette douleur qui couvait, tapie dans l’ombre, tu la sens croître insidieusement. Tu souffres et des idées noires peuvent te submerger. Tu songes : « À quoi bon vivre sans lui, sans elle ? » Depuis cette déflagration liée à la perte, depuis que ton proche a perdu la vie, ta vie à toi ne circule plus comme avant et tu as l’impression parfois que tu es en train de mourir.
Parfois, tu sens la panique monter. Comment vais-je faire pour y arriver, pour continuer à vivre ?
Un jour, tu découvriras que son empreinte est d’abord en toi. Que la vie continue, que la vie reprend.
Quand il était là, ton proche désormais défunt, que ce soit ton fils, ton conjoint, ton parent ou ton ami, comme tu en as rêvé, d’avoir du temps devant toi, d’avoir du temps pour toi ! Peut-être as-tu parfois secrètement aspiré à être seul sur une île déserte, à t’échapper de cette réalité qui partait peutêtre en vrille. Ou tout simplement à être seul une heure ou une journée chez toi sans que personne vienne te demander quelque chose, te déranger dans ta micro-pause ou dans une tâche.
Peut-être as-tu envisagé de les expédier tous sur Mars « façon puzzle », tous tes petits et grands, celui à la santé chancelante comme les autres, dont les demandes incessantes t’épuisaient et dévoraient un peu chaque jour une part de toi-même.
Et voilà qu’aujourd’hui que ton proche est mort, tu les regrettes, ces moments où tu n’avais pas, ou pas assez, de temps, où tu devais t’affairer en permanence dans ce vacarme assourdissant.
Du temps, tu en as, en veux-tu en voilà !
Du temps, tu en as, en veux-tu en voilà !
Et tu ne sais plus quoi en faire. Peut-être te sens-tu sidéré, anesthésié, vidé, épuisé, alors que, pourtant, tu as beaucoup moins « à faire ». Bien sûr, cela te perturbe.
Et le temps file si lentement, lui que tu ne cessais de vouloir retenir entre tes mains ! Un trésor que tu ne sais pas comment utiliser. Tu ne sais plus comment être. Tu n’oses pas te confier, tu as peur que l’on ne te comprenne pas.
À quoi bon, songes-tu, si celui que ton cœur aime n’est plus là, si celui avec qui tu passais le plus clair de ton temps n’est plus ? Alors peut-être cherches-tu à tuer le temps. Maintenant que tu en as à profusion, tu ne sais plus quoi en faire, et tu t’agites extérieurement. Dans des engagements, professionnels ou autres. Certains jours, tu t’enivres dans de multiples activités. Tu cours, tu fuis pour oublier, pour ne pas ressentir. Tu refuses la confrontation avec toi-même, bien que tu sentes que tu ne pourras pourtant pas en faire l’impasse. Tu t’épuises dans l’action.
Parfois, peut-être, tu négocies comme tu le faisais lorsque ton proche était là. Avant sa mort, tu t’adressais au ciel, à Dieu, à la mère Nature, ou même à la personnification de la mort. Tu les suppliais de le garder près de toi, de l’épargner, souvent en échange de ta propre vie. À présent qu’il est mort, certains jours tu t’endors sur cette pensée : « Si demain je me réveille à ses côtés, je donne tout mon argent », ou encore : « Je pars aider les pauvres. » Ton esprit bâtit chimères et élucubrations pour mieux s’adapter à la situation et/ou reprendre de la maîtrise dans ce chaos déstructurant. Ces espoirs te soulagent. Momentanément…
Le lendemain, ton grand lit te semble aussi démesurément grand ou son lit d’enfant toujours désespérément vide. Ou bien tu passes devant la maison de ton ami défunt. Désormais, un panneau « À vendre » a remplacé les fleurs qui ornaient son balcon. Comme il te manque ! Lorsqu’il y a un décès, l’on pense souvent à son impact sur la famille, et l’on a tendance à oublier celui sur l’ami fidèle et cher qui fut parfois l’âme sœur du défunt.
Peut-être la colère revient-elle et te submerge-t-elle : « Qu’ai-je fait pour mériter ce funeste et si injuste destin ? » t’interroges-tu. Tu remets en cause tes certitudes, religieuses
ou spirituelles, ou tes valeurs philosophiques. Et ton cœur se distrait quelquefois de cette triste réalité.
Certains jours, tu émerges à peine, ou bien tu te mets en « mode automatique ». Tu survis mais ne vis pas vraiment, ou le plus souvent un peu « à côté de tes pompes ». Déchiré. Tu effectues machinalement les gestes du quotidien, la tartine de la petite, le baiser à l’écolier qui file, la signature d’un dossier, la radio ou la télévision que tu allumes sans pourtant écouter. Et tu regardes cette place qui est la sienne, vide. D’autres jours, tu tentes de t’intéresser à ceux qui restent, mais tout te paraît si fade. Ton appétit est en berne ou fait le yoyo, comme tes humeurs d’ailleurs.
Malgré tout, le temps passe, et peu à peu ton cerveau intègre l’irréversibilité de la perte.
Cher ami, je viens passer un baume sur ton cœur en te disant à quel point tes réactions de choc, de fuite en avant, de recherche de l’être aimé disparu, sont normales. Et pour apprivoiser la réalité du décès, tu seras, presque malgré toi, aidé par le quotidien : par les dates anniversaire à fêter sans lui ou sans elle, ou encore par ces démarches administratives si nombreuses (visites chez le notaire, à la banque, à l’assurance, fiches d’autorisation à signer seul – s’il s’agit d’un conjoint décédé –, non-renouvellement de certaines inscriptions), par le concret à gérer (week-ends ou vacances à organiser…). À chaque nouvelle confrontation à la réalité de la perte, ce sera un coup de poignard. Mais il te permettra d’avancer sur ce chemin difficile et sinueux, dans la certitude que le printemps renaît toujours après l’hiver 1 .