Les pinceaux d'Edouard

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Sophie de Mullenheim

Les pinceaux Les pinceaux Edouardd’ d’

mame
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À Camille, parce que l’artiste de la famille, c’est toi.

À Charlotte, parce que ton art sera toujours incompris ;)

Normandie, mai 1896.

La vieille dame roule des yeux et se tord le cou pour tenter d’apercevoir la toile d’Édouard, posée sur un chevalet.

– Tante Denise ! la gronde gentiment le jeune homme. Comment voulez-vous que je fasse votre portrait si vous bougez sans arrêt ?

La vieille dame bougonne.

– À mon âge, c’est une torture de rester immobile. Et sans manger en plus !

Édouard jette un regard amusé sur le guéridon installé près du fauteuil de son modèle. L’assiette qui contenait quelques viennoiseries est déjà vide. Tante Denise n’en a pas laissé une seule miette.

– C’est vous qui vouliez ce portrait, répond Édouard avec patience.

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– Certes, mais je n’imaginais pas que ce serait si long.

– Si vous aviez commandé une caricature, cela aurait été beaucoup plus rapide, la taquine le jeune homme.

– Voyons, Édouard, une caricature ne t’apportera jamais le succès, s’indigne la vieille dame.

– Claude Monet a commencé ainsi. Il raconte même qu’il excellait dans cet art et qu’il aurait pu y faire fortune.

Tante Denise fait la moue.

– Permets-moi d’en douter. De toute façon, je ne vois pas ce que tu pourrais caricaturer chez moi, dit-elle avec le plus grand sérieux.

Édouard se retient de sourire. La caricature de sa tante engoncée dans ses dentelles noires de veuve serait aisée au contraire, mais il respecte bien trop la sœur de sa grand-mère paternelle pour oser s’en moquer.

– Cessez de bouger, ma tante, si vous voulez que je termine avant de prendre mon train.

– Le train, le train… toujours le train, grogne-t-elle. Ton frère Joseph et toi ne jurez que par le train.

– Il n’y a pas de moyen plus rapide pour retourner à Paris.

– Justement ! proteste tante Denise. Quel besoin avez-vous donc de vivre à Paris ? La vie ici, à la Minotière auprès de votre père, ne vous suffit-elle pas ?

– C’est à Paris que la vie artistique se tient. Si je veux percer, je dois y être.

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– Ttt ! Ttt ! s’agace la vieille dame. Ce Monet que tu admires tant n’est-il pas normand lui aussi ?

– Si, ma tante, mais il est allé à Paris.

– Il a commencé en Normandie !

Édouard se tait et se concentre sur ses derniers coups de pinceau. Inutile de discuter, c’est à Paris qu’il doit être et qu’il veut être, aussi attaché soit-il à la Normandie.

– Voilà ! déclare-t-il soudain en s’écartant légèrement de sa toile. J’ai terminé.

Tante Denise veut se lever, mais Édouard l’arrête d’un geste de la main.

– Restez assise. Il est toujours préférable de regarder un tableau de loin.

Alors, solennellement, il attrape sa toile par le cadre de bois et la retourne. Quand elle la découvre, sa tante glousse de plaisir. La lumière qui éclabousse son visage ridé, les quelques mèches qui s’échappent de son chignon, son regard franc et son air gourmand lui plaisent énormément. Édouard a su saisir son appétit de vie – et son appétit tout court – après ses longues et ennuyeuses années de mariage avec le détestable oncle Léopold.

– Tu m’as faite plus jeune que je ne le suis ? demande-t-elle avec un reste de coquetterie.

– Non, ma tante. Je vous ai peinte telle que vous êtes, répond prudemment Édouard.

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– Tu me flattes, minaude la vieille dame de 81 ans, ravie de la réponse de son neveu.

Elle se délecte d’avance des mines déconfites de ses amies en la découvrant si pimpante. Joséphine Caron, surtout, va en pâlir de jalousie. À 75 ans, cette vieille bique en fait 90 !

Édouard sort sa montre à gousset qu’il consulte d’un rapide coup d’œil.

– Il faut que je vous laisse, ma tante, dit-il. Je dois dire au revoir à mon père et à Pauline avant de sauter dans le train.

Tante Denise attrape alors l’aumônière dans laquelle elle range son argent.

– Combien je te dois pour cette merveille ? demande-t-elle à son neveu.

Mais Édouard secoue la tête.

– Rien, ma tante.

– Non. C’est ton travail. Combien me le vends-tu ?

– Je vous l’offre avec plaisir.

– Voyons, Édouard, sois raisonnable ! s’agace la vieille dame. Comment veux-tu vivre de ton art si tu ne te fais pas payer ?

– Mais je me fais payer, tante Denise, rassurez-vous. Seulement, pas par ma famille.

– Mais…

La porte du salon s’ouvre sur une jeune fille brune de 19 ans, les cheveux frisés et en bataille.

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– Pauline ! l’accueille tante Denise avec empressement. Veux-tu faire entendre raison à ton frère, s’il te plaît ? Il refuse que je lui achète son tableau.

– Oh ça, ma tante, j’ai bien peur de ne vous être d’aucune aide, répond la jeune fille en riant. Édouard est comme moi, il refuse qu’on lui paye quoi que ce soit.

– C’est un peu différent. Toi, tu vis ici, chez ton père, et tu n’as pas forcément besoin d’argent pour ton quotidien. Mais Édouard, si. La vie à Paris est si chère.

Pauline se tourne vers son frère.

– C’est vrai, ça. Pourquoi ne veux-tu pas vendre tes œuvres ?

– Po, répond Édouard, agacé. Tu sais bien que pour la famille, il ne sera jamais question d’argent.

Pauline hausse les épaules à l’attention de sa tante. Elle est impuissante.

– C’est ridicule, rouspète tante Denise. La famille est là pour t’aider.

Soudain, Édouard se redresse, blessé.

– Mais je n’ai pas besoin d’aide, déclare-t-il. J’y arrive très bien tout seul !

Une heure plus tard, sur le quai de la gare, Pauline tend à Édouard le panier garni que Madeleine lui a concocté.

– Elle n’a pas pu résister, s’excuse-t-elle.

Édouard l’attrape, amusé : un panier de Madeleine, cela ne se refuse pas.

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– Ça va aller, Doud ? demande Pauline. Il sourit.

– Pourquoi ça n’irait pas ?

– Tu vends quelques toiles ? s’inquiète-t-elle.

– Ça commence, répond-il, pudiquement.

– Pourquoi tu n’as pas voulu de l’argent de tante Denise ? demande Pauline.

– Po, répond-il, las. Tu sais que je ne veux d’aide de personne. Papa finance déjà mon logement à Paris et c’est bien assez.

– Il pourrait plus. Il te l’a proposé.

– Je veux réussir par moi-même, tu comprends. Je veux pouvoir vivre de mon art.

– En attendant, tu pourrais…

– Non, tranche-t-il.

Pauline soupire en levant les yeux au ciel.

– Ce que tu peux être têtu parfois, s’agace-t-elle gentiment.

Édouard sourit.

– Tu es comme moi, répond-il.

– Mais là, s’inquiète encore Pauline, tu as de quoi vivre ?

– Bien sûr, répond gaiement Édouard. Regarde ! Je voyage en première !

Lorsque le train s’ébranle pour partir, Édouard s’accoude à la fenêtre ouverte.

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– Quand est-ce que tu viens me voir à Paris ? lance-t-il alors que Pauline suit le train qui commence à avancer.

– Ne me tente pas… répond-elle en riant.

– Je t’attends de pied ferme !

Pauline sourit et lui envoie un baiser du bout des doigts.

– Prends soin de toi, Doud.

– Toi aussi.

Le train prend de la vitesse maintenant. Pauline ne peut plus le suivre.

Édouard reste un long moment à la fenêtre jusqu’à ce que la silhouette de sa sœur ne soit plus qu’un petit point à l’horizon. Puis, il attrape ses bagages et traverse tout le train. Lorsqu’il arrive enfin à sa place, il sort son carnet de croquis, range sa valise et le panier de Madeleine en hauteur, puis s’assoit sur le banc de bois raide de la troisième classe.

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Une semaine plus tard, jardin du Luxembourg à Paris.

Édouard presse le tube d’étain de toutes ses forces, en partant de son extrémité jusqu’à son ouverture. Il ne parvient à extraire qu’une minuscule noix de bleu saphir qu’il prélève du bout de son pinceau pour la poser sur sa palette. Pas question d’en perdre la moindre goutte. C’est son dernier tube de peinture bleue.

Délicatement, Édouard ajoute une touche de bleu vif sur la culotte courte du petit garçon qui nourrit les pigeons à quelques mètres de lui. Assise sur un banc à côté de l’enfant, la gouvernante garde une main sur la poignée d’un landau auquel elle imprime un mouvement de balancier régulier. La scène est très vivante. Édouard aime s’inspirer de la réalité pour ses tableaux.

– Ma femme aimerait beaucoup !

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Édouard tressaille et relève le nez de sa toile. Un homme en frac et chapeau haut de forme est debout derrière lui qui contemple sa peinture.

– Vous le vendez ? demande-t-il.

Édouard sent son cœur s’emballer. Il rougit.

– Euh. Bien sûr, oui. Mais, il n’est pas terminé.

L’homme fait la moue.

– Le ciel, c’est cela ?

– Effectivement, répond Édouard. Il ne manque plus que le ciel.

– Et vous en avez pour longtemps ?

– Comment cela ?

– Pour terminer ?

Édouard rougit de plus belle en lançant un regard mortifié à sa palette presque vide.

– C’est que, je n’ai plus de bleu pour aujourd’hui.

L’homme plisse la bouche, ennuyé.

– Dommage. Ma femme fête son anniversaire demain. Je suis certain que cela lui aurait plu.

Édouard se ressaisit.

– Demain ? répète-t-il. Mais, mais… je peux. Sans aucun problème. Je le termine d’ici ce soir et je le dépose chez vous demain si vous acceptez.

L’homme se penche un peu plus en avant sur la toile, la détaille avec soin puis se redresse.

– Pour demain, vous pourriez ? demande-t-il pour confirmation.

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Édouard hoche la tête.

– Et combien en voulez-vous ?

Le jeune homme réfléchit à toute vitesse. Il ne doit pas se montrer trop gourmand s’il ne veut pas rater sa vente. D’un autre côté, un prix trop peu élevé risquerait de dévaloriser son travail. Compte tenu de la taille de la toile, du prix de la peinture et du temps passé, il avance timidement :

– 450 francs ?

L’homme est surpris, mais il n’en laisse rien paraître. Il s’attendait à plus. C’est l’avantage sans doute de ne pas passer par une galerie de peinture.

– 450 francs… reprend-il avec une pointe d’hésitation dans la voix.

– 400 francs si vous me laissez un acompte de 200 francs immédiatement, ose Édouard qui pense à la peinture qu’il va devoir acheter en urgence.

L’homme sourit cette fois-ci, satisfait.

– 400 francs ! Marché conclu !

Il plonge la main dans la poche intérieure de sa longue veste et en tire une carte de visite d’un blanc immaculé.

– Voici mon nom et mon adresse. Passez demain avant midi. Sans faute.

Édouard sourit.

– Sans faute, monsieur… Il jette un œil sur la carte. Sans faute, monsieur Laval, répète-t-il.

L’homme hoche la tête avec un petit air de contentement.

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– Bien, à demain, dit-il en s’éloignant sans attendre.

– Mais Monsieur, mon…

L’homme est déjà loin. Il n’entend plus ou ne veut plus entendre.

– … acompte, termine Édouard dans un murmure.

Il regarde sa toile, sa palette presque vide, ses tubes pressés jusqu’à la dernière goutte et se sent soudain misérable.

– Quel imbécile ! se sermonne-t-il. Même pas capable de récupérer un acompte ! Et maintenant ? Tu fais quoi, Édouard ? Un ciel rouge ?

Une femme qui passe à côté de lui le regarde avec un air suspicieux.

Édouard secoue la tête, abattu, plonge les mains dans ses poches dans l’espoir vain que quelques pièces y seraient apparues comme par miracle, puis soupire profondément. La seule solution qui s’offre à lui ne l’enchante pas. Jusqu’à maintenant, il a toujours réussi à ne pas y recourir. Mais si le succès doit en passer par là, cette fois-ci, il n’a pas d’autre choix. Ce dont il rêvait depuis toujours vient de se réaliser : quelqu’un a repéré son travail, l’a apprécié et lui a passé commande. Presque la gloire en somme. En tout cas, un premier pas vers elle.

D’un geste sûr, Édouard range son matériel de peinture dans la mallette fabriquée pour lui par sa sœur Pauline. Elle lui permet de transporter ses toiles et sa palette couverte de peinture sans risquer les taches ou les coups qui abîmeraient son dessin, car la peinture à l’huile est très longue à sécher.

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Une heure plus tard, Édouard marque un petit temps d’arrêt devant la large porte cochère. Il triture la chaîne de sa montre à gousset au fond de sa poche, souffle un grand coup puis entre la tête basse. Personne ne passe le seuil du Mont-dePiété1 avec fierté.

Lorsqu’il arrive à l’un des guichets, Édouard sort la montre de sa poche. Il hésite un court instant. L’employé le dévisage froidement depuis l’arrière de son comptoir. Alors Édouard s’avance et pose la montre devant lui.

L’homme prend son temps. Il fixe un lorgnon à son œil droit et étudie la montre avec attention. C’est une fort belle pièce, offerte par monsieur Rochecourt à son fils à l’obtention de son certificat d’études. L’objet est en or, finement ciselé sur le couvercle et le boîtier. Son mécanisme fragile a été monté par l’un des plus grands horlogers de la place de Paris.

– Mmm, marmonne l’employé en passant le doigt sur le cadran pour en vérifier l’état. 300 francs, lâche-t-il après un moment.

Édouard pâlit. Seulement ! Est-ce donc ainsi que l’on vole les gens en leur prêtant si peu d’argent contre ce qu’ils ont de plus précieux ? Se défaire de sa montre est un crève-cœur. Mais pour une somme si dérisoire, cela rend la chose plus douloureuse encore.

1. Les personnes dans le besoin allaient au Mont-de-Piété pour y déposer leurs objets de valeur et se faire prêter de l’argent en échange. Quand elles étaient en mesure de rembourser cet argent, elles venaient récupérer leur bien.

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Quelques minutes plus tard pourtant, Édouard quitte le Mont-de-Piété avec son argent et se dirige d’un pas alerte vers la boutique Lefranc où il a l’habitude de se fournir en matériel de peinture. Pour une fois, il va pouvoir s’acheter plusieurs tubes de couleur et peut-être même un nouveau pinceau et deux ou trois toiles. La honte du gage passée, Édouard sourit. Il doit faire le plein de matériel. Demain, il vend une vraie toile. Non pas une simple esquisse ou une peinture sur un format de carte postale. Un tableau digne de ce nom. Le premier d’une longue série, il en est persuadé.

Madeleine referme la porte d’entrée et se dirige vers le grand escalier. Elle se penche le long de la rampe, le visage tourné vers l’étage.

– Mademoiselle Pauline ! appelle-t-elle d’une voix forte. Le facteur a déposé quelque chose pour vous.

La bonne sait que Pauline aime recevoir du courrier plus que personne d’autre à la maison. Elle qui reste à la Minotière tout au long de l’année, pour s’occuper de monsieur Rochecourt son père, raffole des lettres qui la font un peu voyager.

– Mademoiselle Pauline ! insiste Madeleine. Le facteur est passé.

Comme rien ne bouge à l’étage, la domestique suppose que Pauline est déjà partie à son atelier. Elle y passe le plus clair de son temps quand elle ne dorlote pas son père ou qu’elle ne rend pas service à droite ou à gauche.

– Mademois…

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– J’arrive, Madeleine ! lance une voix enjouée.

Pauline, les cheveux en bataille, dévale l’escalier en souriant.

Madeleine rougit en la découvrant dans sa chemise de nuit débraillée.

– Mademoiselle, ce n’est pas une tenue pour descendre !

Pauline lui lance un sourire espiègle et rit.

– Qui cela dérange ? Toi ? Figure-toi que je me suis couchée très tard pour imaginer un fouet mécanique permettant de monter les œufs en neige, souffle Pauline. Si j’y arrive, Madeleine, tu me béniras ! Tu n’auras plus mal au bras.

– Dites plutôt que cela me permettra de vous faire davantage de gâteaux, répond Madeleine, amusée.

Pauline sourit et attrape la lettre que lui tend la domestique. Son visage s’éclaire.

– C’est Joseph ! se réjouit-elle.

La jeune fille décachette l’enveloppe sans attendre, sort la feuille de papier noircie de l’écriture de son frère et remonte à sa chambre en lisant.

Ma chère Po,

Je vais avoir besoin de ton aide. Pourrais-tu aller dans la chambre d’Édouard, choisir deux ou trois toiles qui te paraissent les plus abouties et me les expédier en urgence, à Paris, s’il te plaît ? Mais pas un mot à Édouard ! Cela doit rester notre secret. Tu sais à quel point il est têtu quand on lui propose de l’aider.

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Voici déjà plusieurs mois que j’y réfléchis et je pense que cette fois-ci, j’ai une idée. Et une bonne ! Figure-toi que je…

Le visage de Pauline s’illumine à mesure qu’elle parcourt la lettre de son frère. L’idée est excellente et elle regrette de ne pas l’avoir eue elle-même. Joseph a raison. C’est exactement ce qu’il faut faire. Et si cela fonctionne, Édouard ne pourra plus refuser.

Pauline est comme Joseph, Camille et Eugénie : elle s’inquiète de voir que leur frère ne perce toujours pas. Dans la famille, personne ne doute du talent du troisième de la fratrie, mais la reconnaissance tarde à venir et cela ne peut pas durer éternellement. Édouard a beau se contenter de peu pour vivre et s’accommoder de cette vie de bohème, il risque d’y laisser la santé. Joseph a raconté à ses sœurs qu’Édouard ne chauffe pas le petit appartement où il vit et qu’il dort sous son édredon en s’enroulant les mains dans du papier journal tant le froid peut être mordant en hiver. Tout son argent part en toiles et en tubes de peinture.

Lorsque Pauline pousse la porte de la chambre de son frère Édouard, un peu plus tard, elle a déjà une petite idée du premier tableau qu’elle va prendre. Son préféré. Une vue de l’ancien moulin de la minoterie2 avec des vaches au premier plan. À chaque fois qu’elle le voit, il lui semble être dans le

2. La minoterie est une usine qui fabrique de la farine. C’est l’usine qui a fait la fortune de la famille Rochecourt.

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champ en question, celui où son frère a posé un jour son chevalet pour peindre le paysage. Le tableau est à la fois très réaliste et délicieusement imprécis. Les vaches ne sont en réalité que quelques taches noir et blanc perdues dans les hautes herbes. Les ailes du moulin semblent trembler dans le vent. Mais tout y est.

– Tu comprends, la technique consiste à juxtaposer des taches de couleurs les unes à côté des autres, lui a expliqué son frère un jour. Ce n’est plus le peintre qui mélange les couleurs sur sa palette pour en créer de nouvelles, mais l’œil de celui qui regarde le tableau.

– Comment est-ce possible ? a alors demandé Pauline, toujours avide de nouvelles découvertes.

– C’est un chimiste qui a mis cela en évidence3, a poursuivi son frère. Il a démontré que l’œil mélangeait deux couleurs voisines pour en obtenir une troisième. Ainsi une tache de bleu à côté du jaune donne du vert directement au niveau de l’œil.

Voilà qui explique que les tableaux d’Édouard n’ont pas de traits droits et précis, mais plutôt des courbes et des formes esquissées.

Pauline repère aussitôt le tableau du moulin et de ses vaches et grimace. Il est posé sur le manteau de la cheminée de la chambre de son frère, bien trop en évidence pour qu’Édouard 3. Michel-Eugène Chevreul.

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ne remarque pas aussitôt son absence dès qu’il reviendra. Pauline doit trouver d’autres toiles qui lui plaisent, mais dont son frère ne soupçonnera même pas la disparition.

La jeune fille a l’embarras du choix. L’antre d’Édouard ressemble davantage aux réserves d’un musée qu’à une chambre. Du moins, c’est ainsi que Pauline imagine l’endroit où sont entreposées toutes les œuvres d’art en attente d’une exposition. Il y a des toiles partout. Des petites, des grandes, sur la table, sous le lit, accrochées au mur, posées par terre, des huiles, des pastels, un peu d’aquarelles aussi. Édouard a peint sur des toiles bien sûr, mais aussi sur du bois, des feuilles de papier et même parfois sur des journaux. Cet incroyable capharnaüm témoigne d’une frénésie créative, d’un besoin impérieux et vital de peindre ou dessiner partout et tout le temps. Pauline ne sait par où commencer.

Dans un coin près de la table de nuit, Édouard stocke quelques formats carte postale.

– Ceux-là se vendent bien et me demandent peu de temps de travail, lui a-t-il avoué un jour.

Sauf que la plupart des cartes postales d’Édouard sont toujours dans sa chambre. Son frère est comme nombre de ces artistes à qui il manque une fibre commerciale pour percer vraiment. Édouard est si timoré dès lors qu’il s’agit de vendre ses tableaux.

– Ce n’est pas aussi simple que de vendre un sac de farine, répète-t-il souvent quand bien même il n’a jamais réussi non plus à vendre un sac de farine.

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« Trop petites », se dit Pauline en mettant de côté ces formats réduits.

Plus loin, des huiles sont posées les unes contre les autres. C’est l’une des séries que son frère a peintes depuis la fenêtre de sa chambre : le même paysage à toute heure du jour.

« Deux ou trois toiles seulement, m’a dit Joseph », soupire Pauline.

La jeune fille fouine, excave, redécouvre, rêvasse, admire, se souvient… C’est si difficile de choisir.

Enfin, après presque une matinée de recherche, Pauline les a, les trois tableaux de son frère les plus révélateurs de son talent. Un portrait de jeune femme avec une ombrelle. Des mouettes sur des poteaux de bois face à la mer. Un paysage de campagne après la pluie.

– À toi de jouer maintenant, Joseph, murmure-t-elle alors qu’elle sort de la chambre d’Édouard, son précieux chargement sous le bras.

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Madeleine ne sait plus comment s’y prendre avec Édouard. Du haut de ses 3 ans, il s’estime assez grand pour tout faire tout seul et il ne laisse personne l’aider.

Le matin, quand Madeleine veut l’habiller, il secoue la tête et s’écrie : « Moi tout seul ! »

Ainsi l’habillage dure des heures pour un résultat plutôt mitigé. Édouard enfile sa culotte courte sens devant derrière et boutonne un bouton de sa chemisette sur deux. Cela ne semble pas le déranger le moins du monde, mais Madeleine se demande tout de même si c’est une allure bien convenable pour un Rochecourt.

À l’heure du déjeuner, le refrain d’Édouard est le même : « Moi tout seul ! »

Le repas s’éternise ou tourne au carnage, surtout si des œufs à la coque sont au menu. Édouard est encore petit, ses gestes peu précis, et la coquille de l’œuf terriblement fragile. La pauvre Madeleine n’a pas d’autre choix que de laver tous les vêtements d’Édouard et nettoyer le sol autour de sa chaise à grandes eaux.

Quoi qu’il fasse, Édouard refuse l’aide de quiconque. Quelle force de caractère et quelle tête de mule également ! Cela lui joue parfois des tours, car si Madeleine a une patience d’ange, il n’en est pas de même pour tous. Jean de la Petite Minote4 a proposé une promenade en charrette aux garçons. Édouard s’est entêté à vouloir nouer les lacets de ses souliers. Il a été si long que Jean est parti sans lui, n’emmenant que Joseph.

4. La Petite Minote est la ferme attenante à la Minotière.

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Si Édouard en a été peiné, il n’en a rien montré. Le plus important pour lui était d’avoir mis ses souliers tout seul… à l’envers, il est vrai !

Édouard lève les yeux sur la façade de l’hôtel particulier, le cœur battant. Hier soir, il a travaillé son ciel jusqu’à ce qu’il ne lui soit plus possible de rien voir sans chandelle. Et ce matin, il s’est levé aux premières lueurs du jour pour apporter les derniers détails à sa toile. Pas question en effet de peindre à la lumière artificielle. Quand il a apposé sa signature au bas de son tableau, à gauche, l’émotion l’a étreint.

Le jeune homme est heureux du résultat. Ses touches de pinceau sont légères mais précises, son sujet joyeux et ses couleurs lumineuses. Il ne doute pas un seul instant que son client aimera.

Édouard actionne le heurtoir de la porte d’un geste sûr et attend, sa mallette à la main. Il n’a pas enveloppé sa toile. Elle est encore humide. Il faudra la manipuler avec grand soin jusqu’au séchage complet de la peinture. Mais cela n’empêche

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pas de l’accrocher et de l’admirer. Et monsieur Laval semblait s’y connaître. Il saura y faire.

– Monsieur ? dit le maître d’hôtel en costume sombre qui vient lui ouvrir.

Édouard sourit, aimable.

– Édouard Rochecourt, se présente-t-il conscient tout à coup que son client ignore son nom. Je viens voir monsieur Laval. Il m’attend. Je lui avais promis mon tableau avant midi. Et il est onze heures, ajoute-t-il fièrement.

Le maître d’hôtel hoche lentement la tête et le regarde, impassible.

– Vous avez rendez-vous ? demande-t-il.

Édouard sourit de plus belle.

– Oui. J’ai rencontré monsieur Laval au jardin du Luxembourg hier. Il m’a demandé de lui apporter ma toile terminée ce matin.

– Un tableau ?

– Oui. Pour l’anniversaire de sa femme, précise Édouard.

Le maître d’hôtel s’avance imperceptiblement en travers de la porte comme pour en condamner l’accès.

– Monsieur Laval ne m’a rien dit, déclare-t-il, suspicieux.

Édouard se trouble légèrement, mais il poursuit sur le même ton aimable.

– Il n’a peut-être pas pensé à vous en informer.

Le majordome pince la bouche.

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– Monsieur n’oublie jamais de m’informer, répond-il, sûr de lui.

Édouard hausse les épaules, un peu échaudé.

– Si vous lui posez la question et lui annoncez ma venue, il vous expliquera, suggère-t-il.

– Monsieur Laval n’aime pas être dérangé pour rien.

– Je n’en doute pas, Monsieur, admet Édouard. Mais si vous ne l’informez pas, alors qu’il attend ce tableau, il sera sans doute fort énervé.

Une lueur d’inquiétude traverse les yeux du domestique. Il réfléchit vite, se racle la gorge puis incline la tête.

– Ne bougez pas, intime-t-il, sans daigner le faire entrer. Je reviens.

– Dites-lui que nous nous sommes vus au Luxembourg. Une toile, avec un petit garçon, une femme et son landau ! lance Édouard dans le dos du maître d’hôtel qui disparaît au bout du vestibule.

L’attente paraît interminable à Édouard alors qu’il reste sur le pas de la porte. Il se demande pourquoi le domestique met tant de temps à revenir. Sa venue est pourtant prévue. Il est attendu. Tout devrait aller vite.

Le cœur d’Édouard s’emballe. Et s’il s’était trompé de jour ? Ou d’heure ? À moins que ce ne soit pas la bonne adresse après tout. Il ressort la carte. Vérifie le numéro de la maison. Non, de toute façon, le domestique l’aurait éconduit. C’est bien là.

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Édouard se ronge les ongles, arrache les petites peaux autour de ses cuticules. Il se mord l’intérieur de la joue jusqu’au sang.

Mais pourquoi est-ce si long ?

Quand enfin le maître d’hôtel réapparaît, Édouard est si nerveux qu’il sursaute. Perdu dans ses sombres pensées, il ne l’a pas entendu approcher.

Le domestique affiche un air suffisant qui déplaît aussitôt au jeune homme.

– C’est bien ce que je disais : monsieur Laval n’attend personne, Monsieur.

Édouard Rochecourt écarquille les yeux.

– Mais… Je… balbutie-t-il.

– Vous faites erreur, sans doute, ajoute le majordome, victorieux.

– Mais l’anniversaire de madame Laval ? Le cadeau ? bredouille Édouard, abasourdi.

– Un magnifique collier que Monsieur a acheté hier aprèsmidi, tranche le majordome avec dédain.

Édouard pâlit. Se pourrait-il qu’il ait rêvé toute la conversation de la veille et cette commande inespérée ?

– Et moi ? demande-t-il, pauvrement. Mon tableau ?

Qu’est-ce que… ?

Le maître d’hôtel hausse les épaules. Voilà qui n’est pas son problème. Il secoue la tête, pose la main sur la porte et la referme lentement mais fermement.

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– Non mais ! se rebelle enfin Édouard alors qu’il se retrouve mis dehors sans même avoir pu entrer et rencontrer le maître des lieux. Monsieur Laval m’a commandé ce tableau ! Il doit le voir ! J’exige d’être payé !

Mais déjà, la porte est close devant lui. Plus personne ne l’écoute et s’il frappe à nouveau, il est certain que l’on ne viendra pas lui ouvrir. Abattu, Édouard s’assoit sur les marches de l’hôtel particulier et se prend la tête dans les mains. Il était si heureux d’avoir enfin une vraie commande ! Se pourrait-il qu’il ne perce jamais ? Et s’il avait tort de s’entêter à croire en son talent et en sa réussite ?

Le dos voûté, les épaules affaissées, Édouard se laisse aller à une étrange torpeur. Il ne veut plus bouger, plus rien faire. Juste dormir. Il se sent soudain si fatigué.

Mais un choc à la tête le ramène tout à coup à la réalité. Un colporteur vient de lancer le journal sur les marches de la maison sans même faire attention à lui. Le journal plié frappe le jeune homme à la tête et retombe sur l’escalier avec un bruit mat. Édouard ouvre les yeux, surpris, et les laisse traîner sur les caractères d’imprimerie qui semblent danser sur le papier. Mais peu à peu, ils s’arrêtent de bouger, se fixent et Édouard lit clairement.

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Édouard se redresse. Cette petite annonce juste sous ses yeux, pile à ce moment-là, ce ne peut pas être un simple hasard.

– C’est la Providence ! dirait l’abbé Morand, le vieil ami de son père.

Vite, le jeune homme porte la main à sa poche pour regarder sa montre, se souvient qu’il l’a déposée au Mont-de-Piété, manque de sombrer à nouveau dans l’abattement, se ressaisit, tourne les yeux vers la rue, se relève et s’élance presque en courant. Midi et demi. Avec un peu de chance, il arrivera juste à temps.

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