Fioretti d'espoir

Page 1

Bénédicte Delelis Fioretti d’espoir

Chroniques spirituelles pour temps troublés

À ma grand-mère, grâce à qui ces chroniques ont été écrites.

À tous ceux dont l’espérance vacille.

Introduction

La première à se trouver surprise de découvrir un chemin réunissant ces chroniques écrites au fil des saisons, ce fut moi ! Il semblait qu’à travers ces réflexions, ces contributions que je pensais éparses, une route s’était, comme malgré moi, dessinée, conduisant le lecteur à laisser se raviver en lui la flamme de l’espérance.

Peut-être est-ce parce que l’époque est un peu rude ? Mais quelle époque ne l’a pas été ? Il est vrai que le monde, comme l’Église, est traversé ces derniers temps de tragiques violences, blessé de graves péchés, que nos cœurs le sont aussi, et qu’au milieu de la nuit, nous avons besoin de lueurs pour guider nos pas.

Peut-être est-ce encore parce que l’espérance, selon les mots de Péguy, est « la plus petite » ?… La petite sœur qui trottine, les cheveux en bataille, derrière ses deux aînées, splendides, éternelles : la foi et la charité. Et comme je suis, moi aussi, une petite sœur, une petite dernière de 7

famille, alors cette espérance-là, plus petite que les autres, flammèche fragile quelquefois, tendre, intrépide quand le vent tourne, cette petite fille peureuse au fond mais déterminée, m’a touché le cœur.

Oui, ce chemin de l’espérance avait l’air de s’être tracé tout seul, sans que j’y aie pris garde… Peut-être, surtout, parce que le bon Dieu, depuis la nuit des temps, n’a qu’une idée en tête : consoler son peuple (cf. Is 40, 1). Ainsi agit-il depuis Adam et Ève. À peine l’homme et la femme s’étaient-ils égarés qu’ils avaient déjà brisé toute la création de Dieu ; et celui-ci, le cœur étreint de miséricorde, ne pensait qu’à courir à leur rencontre pour tout réparer… Depuis lors, de génération en génération, le Seigneur du Ciel et de la terre déploie ses trésors de grâce afin que se lève une espérance pour l’humanité perdue et blessée. Et quand il aperçoit un petit crayon qui passe par là, il se précipite et, tout de suite, sans qu’on s’en rende compte, il écrit à tous des lettres d’espérance. Moi-même, je l’ai découvert avec étonnement : à travers ces mots travaillés avec application, ou griffonnés selon les semaines, à travers les visages contemplés, les récits quotidiens racontés, un ange malicieux et organisé semblait avoir œuvré pour s’écrier de la part de Dieu : « Tenez bon ! Ne vous découragez pas ! »

Pourquoi ne nous découragerions-nous pas ? Quels sont nos motifs d’espérer ? Dans son encyclique Spe Salvi , Benoît XVI évoque merveilleusement la distinction entre les espoirs qui s’émoussent et peuvent être amère-

FIORETTI D’ESPOIR
8

ment déçus, les petites espérances qui, quelquefois, s’effritent et s’effondrent, et « la grande espérance », comme il l’appelle – ce qui n’empêche pas d’ailleurs qu’elle puisse être une petite sœur gaie et rieuse, pour ne pas contrarier Péguy… Qui est-elle, cette espérance véritable ? C’est celle qui demeure debout quand les petites espérances de nos vies se sont malheureusement évanouies en fumée.

Il me semble que cette grande espérance, flamme invincible au milieu de toutes les ténèbres, est le visage de Jésus. C’est le visage de Jésus Christ, Fils de Dieu, mort et ressuscité, qui est le motif de notre espérance. C’est lui qui nous donne de transformer notre regard sur toutes les réalités de nos vies : sur nous-mêmes, sur nos faiblesses et nos limites, sur nos relations, sur l’Église, sur notre époque, sur la mort même.

Plus j’avance, plus ce visage m’apparaît comme la réponse unique que Dieu offre à toutes nos questions, à toutes nos prières. Sans doute est-ce ce que le concile Vatican II exprime, lorsqu’il affirme dans la constitution Gaudium et Spes : « C’est donc par le Christ et dans le Christ que s’éclaire l’énigme de la douleur et de la mort qui, hors de son Évangile, nous écrase1. » Ce visage humble, silencieux, ces mains et ces pieds percés, ce regard qui croise le nôtre dans le mystère de la foi et de la prière, apparaissent comme la clé de l’énigme de notre existence.

INTRODUCTION 9
1. Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et Spes, n° 22, 6.

« Avance ta main, et mets-la dans mon côté ! » (Jn 20, 27). L’ordre de Jésus ressuscité à Thomas ne cesse de déchirer le silence. Cette parole ne cesse de s’adresser à nous et de retentir au milieu de l’Église. Elle résonne particulièrement dans les épreuves de nos vies, dans celles de l’Église ou du monde, où nous sommes placés face à ce choix : baisser les bras ou bien avancer résolument, les mains de notre foi obscure tendues vers les plaies saintes.

Oui, je crois que c’est mon vœu au seuil de ce petit livre : que les quelques mots échangés ici sur ce visage du Christ, aperçu au beau milieu du xxie siècle, à travers sa parole, les sacrements de l’Église, à travers les saints d’hier et ceux d’aujourd’hui, ravivent en chacun de nous l’audace d’avancer sa propre main, une fois de plus, plus loin encore, dans les profondeurs de ce côté pour nous tous ouvert.

« Avance ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d’être incrédule, sois croyant » (Jn 20, 27).

FIORETTI D’ESPOIR

Espérons-nous encore ?

« On attend le Messie ? »

Une conversation, saisie au vol un samedi à l’heure matinale où le soleil d’hiver est clair et pimpant, m’amusa beaucoup. Une petite fille haute comme quelques pommes, charmante avec ses boucles brunes en désordre, se tenait au milieu du passage et refusait de poursuivre la promenade. Elle tenait sa trottinette rose par la main et avait manifestement fermement décidé qu’elle n’avancerait plus d’un pouce. Le sol pouvait bien se dérober sous ses pieds, le soleil ébaucher un petit pas de danse pour l’encourager, ou huit camions de pompiers klaxonner derrière elle, on sentait qu’elle ne changerait pas d’avis. Son papa, élégamment vêtu pour célébrer le shabbat, s’impatientait très légèrement. Il ne haussait pas encore vraiment le ton, mais il était tout de même temps que cette petite comédie s’achève. La fillette s’entêtait. Le père finit par lui lancer, l’air las : « Alors, on fait quoi maintenant ? On attend le Messie ? »

J’étais enchantée. Une vraie merveille que l’attente du Messie soit présente dans le langage courant… On sait bien que les expressions, les dictons ou les formules populaires traduisent, malgré tout, derrière l’humour ou l’habitude, une culture, une réalité. Dans cette famille

13

juive, c’était encore plausible, et cela affleurait dans le langage, qu’au milieu des allées et venues du samedi matin, on puisse attendre le Messie.

Nous savons tous par cœur que l’Avent, du latin adventus, signifie avènement. Ce mot désignait dans le monde antique l’arrivée d’une personnalité, d’un roi par exemple, qui rendait une visite. Cela pouvait aussi évoquer la venue du dieu qui, lors du culte, « descendait » en quelque sorte auprès des hommes. Les chrétiens reprirent cela pour parler de la venue de leur Roi qui avait fait, pour se rendre proche de l’humanité, le grand voyage de l’Incarnation. Ainsi, commencer l’Avent, au début de décembre froid où le soleil se fait plus rare, c’est célébrer la venue de ce Roi. Descendu une première fois aux jours de sa chair, puis chaque jour dans l’extraordinaire miracle de l’eucharistie ou au milieu de notre amour mutuel lorsque nous sommes réunis en son nom, il descendra une fois encore, une ultime fois, au dernier jour.

Les petits enfants, le cœur plein d’espoir avant Noël, préparent avec soin leur liste de cadeaux, évoquent au repas, l’air de rien, les merveilles de leurs rêves. Et nous, de quoi rêvons-nous ? Qu’attendons-nous de Dieu ? L’espérons-nous encore ? L’on pense au dessin exceptionnel de Sempé : Un monsieur prie dans une église. Noël approche, la crèche, les santons, le chœur qui entonne à pleins poumons Venez, Divin Messie, et on l’entend marmonner quelque chose comme : « Seigneur, venez quand vous voulez, mais s’il vous plaît… laissez-nous le 14

FIORETTI D’ESPOIR

temps de réveillonner avant. » C’est remarquable ; et l’on rit, et cela nous fait réfléchir… L’attendons-nous ? Oh !

Il est bien venu une fois dans la simple crèche. Mais ce n’est pas cela seul qu’en boucle nous répétons, comme une histoire passée et presque triste. Nous l’attendons pour aujourd’hui ; nous espérons son éternelle et définitive venue : l’heure où, sur les nuées du Ciel, il essuiera les larmes de nos yeux, l’histoire réconciliée et achevée en lui.

Pourtant, Seigneur, il faut bien vous l’avouer, quelquefois, nous vous avons espéré, et il nous a semblé que vous n’étiez pas venu. Et vous nous avez laissés seuls avec nos espoirs brisés et notre solitude. Oui, aujourd’hui et en chaque Avent à venir, nous vous attendrons. Ne nous décevez pas. Vous pouvez même venir avant le réveillon.

Qu’est-il encore possible d’espérer ?

L’atmosphère est assez lourde et oppressante. Nous sommes au fin fond de la Russie et, dans ce domaine élégant mais vétuste, tout le monde semble saisi d’une effroyable langueur.

« J’ai fortement changé […] ? demande anxieusement Astrov, le médecin, à la vieille bonne un peu grasse qui, près du samovar, tricote un bas.

– Que oui ! s’exclame Marina, qui manifestement ne manie pas l’art de la demi-vérité fardée ou déguisée pour 15

E SPéRONS-NOUS ENCORE ?

faire plaisir. Tu étais jeune, beau, ajoute-t-elle, enfonçant le clou sans pitié. Maintenant tu as vieilli. Et tu n’as pas la même beauté. Il faut dire aussi que tu bois. »

La bonne Marina a le sens des formules. Il semble qu’il faut avoir le moral solidement accroché pour oser deviser gaiement avec elle…

« Oui… répond pourtant le pauvre médecin sans se défendre. En dix ans, je suis devenu un autre homme. […] Je me suis surmené, ma bonne. Du matin au soir, toujours sur pied. […] Cette vie nous enlise. »

Un des fils que Tchekhov tire dans sa merveilleuse pièce, Oncle Vania, est celui de l’usure du temps qui passe et de la désillusion. « Sa jeunesse est déjà passée, dit un voisin ruiné à propos de sa femme qui, autrefois, l’avait quitté pour un autre ; sa beauté, sous l’influence des lois de la nature, s’est fanée ; l’homme aimé est mort… Que lui est-il resté ? »

Tous les personnages de cette pièce ont perdu leurs illusions. Astrov, notre médecin, se tue à la tâche, et pourtant, l’autre jour, un homme qu’il soignait est mort sous son masque de chloroforme. Cela le hante. Il ne peut sauver tous les hommes… Le frère aîné, un savant qui vit aux crochets des siens, se révèle au terme de sa vie un piètre chercheur aux travaux oubliés et inutiles. Le frère cadet, oncle Vania, le personnage principal, s’est sacrifié pour toute la famille, suant sang et eau pour assurer sa subsistance, sacrifice qu’il juge désormais vain. Trois hommes donc, un médecin, un savant, un exploitant de 16

FIORETTI D’ESPOIR

domaines. Tous ont vieilli et ont le sentiment d’avoir échoué, de s’être trompé. L’âpre réalité a brisé les rêves en mille morceaux. Jeunesse, beauté, succès, tout s’est envolé. Même la nature, les paysages, l’homme les a détruits peu à peu.

Qu’est-il encore possible d’espérer ? Une telle problématique est étonnante pour un écrivain aussi jeune que Tchekhov, lui-même médecin comme l’attachant Astrov, et devant subvenir aux besoins de sa famille tel oncle Vania. « Si l’on pouvait vivre le reste de ses jours autrement, médite douloureusement oncle Vania. Se réveiller par un clair et calme matin, et sentir que l’on recommence à vivre, que tout le passé est oublié, dissipé, comme de la fumée. [...] Commencer une vie nouvelle… »

« Peut-on renaître quand on est déjà vieux ? » demandait Nicodème à Jésus, au milieu de la grande nuit. C’est une des questions qui traverse l’émouvante pièce de Tchekhov. Elle demeure chez l’auteur russe en suspens, irrésolue, bien que quelques lueurs se lèvent dans le texte : la possibilité d’un amour qui permette de marcher dans la nuit, le travail pour les autres et, à la fin de la pièce, l’espoir d’un repos éternel où tout sera beauté, où toute souffrance sera saisie dans la vaste miséricorde.

Lorsqu’une nouvelle année naît une fois de plus, quel espoir luit encore devant nous ? L’Enfant Jésus radieux, éternellement jeune, qui crée un cœur pur, offre une année de grâce, et sera, au terme du chemin, le jubilant repos éternel. Oui, réveillons-nous par ce clair et calme matin, 17

E SPéRONS-NOUS ENCORE ?

recommençons à vivre, car le passé est racheté par la miséricorde de Dieu, car nos sacrifices et nos fidélités obscures en lui sont féconds, et qu’il fait « toutes choses nouvelles ».

Jésus guérit

Elle nous a fait une belle peur. C’était le joli hiver de neige et Astrid était partie skier. L’aventurière eut dans l’idée de s’essayer aux sauts. L’affaire marchait bien. Le soleil triomphait, son corps était léger, la montagne dévalait gaiement sous ses pieds, ses cheveux lui caressaient le bout du nez, elle était forte, invincible, elle avait vingt ans…

« Encore un saut ? Allez ! encore un dernier avant le train, puis ce sera Paris, le boulot, et adieu la Suisse, les sommets étincelants qui ressemblent à de gigantesques crèmes glacées dans le ciel d’azur… Après, ce sera le train, et au revoir, liberté chérie ! Il faudra replonger le nez dans les ordinateurs avec leurs mornes lueurs, la petite musique des touches grises, et s’engouffrer dans des métros étouffants qui se traînent, trop lourds, dans le noir… »

Un dernier saut… Un dernier saut et tout bascule. Astrid s’effondre sur la terre dure et froide. Elle tressaille d’une effrayante douleur inconnue.

« Qu’ai-je ? Plus rien ne semble répondre…

– Ne bouge surtout pas, la supplie-t-on, surtout pas. L’hélicoptère arrive.

FIORETTI D’ESPOIR
18

– L’hélicoptère ? Serait-ce si grave… ? Peut-être une entorse, je ne peux plus bouger… Pourvu que ce ne soit qu’une entorse, ou une petite fracture vite guérie… La vie m’attend, je suis pressée… et mon train… »

Ce n’était ni une petite fracture, ni une entorse. Une des vertèbres thoraciques était fracturée, la moelle épinière touchée. Treize minutes plus tard, Astrid arrivait aux urgences. À peine quelques heures après, on l’opérait. Il fallait à tout prix éviter que la moelle soit déchirée… sinon… Astrid n’écoute aucun « sinon ». Elle se concentre. Pas de chansons de malheur dans cette petite tête vive et décidée aux yeux de lac. Elle a la fougue de ses vingt ans et l’énergie d’une lionne. On lui a dit que la priorité absolue était de remuer les doigts de pieds dans les plus brefs délais. Chaque heure qui passe est cruciale. Si elle ne retrouve pas de la mobilité dans les quarante-huit heures… Pas de « si ». Tous les « si », avec leurs masques immobiles et menaçants, sont congédiés et mis en demeure de rester derrière la porte. Pas de temps pour les « si » dans une bataille. Il faut gagner. « Je veux danser à mon mariage, et avoir des enfants », prie Astrid en silence.

La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Tous ceux qui aiment Astrid saisissent leur chapelet, courent aux tabernacles, prient, font prier… C’est le début du Carême. Sur mon téléphone, sa voix tellement faible me dit : « Offrez vos petits sacrifices pour que je remarche un jour. » Une neuvaine commence à 19

E SPéRONS-NOUS ENCORE ?

Chiara Luce. On la dit de Suisse, de Belgique, de France ; en Afrique, en Asie, des religieuses qui n’ont jamais vu Astrid s’agenouillent et supplient.

Au début, les nouvelles sont mauvaises. Une jambe est très faible, l’autre ne répond plus du tout. Le verdict tombe : paraplégique. « Peut-être retrouvera-t-elle cinquante pour cent de la marche, peut-être soixante-quinze pour cent, au terme d’une longue rééducation… dit le chirurgien. Ce sera long et difficile. » Le lendemain soir, le test d’effort est décisif. Astrid s’est entraînée toute la journée. Mais rien. Sa jambe semble morte. On commence le test. Et soudain, ses pieds bougent… Elle ne sait comment ni pourquoi, mais ils bougent !

Le dernier jour de la neuvaine, Astrid sort de l’hôpital, complètement guérie. Sur son dossier médical, il est encore inscrit « paraplégique », mais elle marche, elle monte les escaliers, elle s’assoit, elle court…

Astrid, quand tu danseras à ton mariage, nous pleurerons de joie sûrement. Et tu seras plus que jamais une louange à la miséricorde de Dieu, qui se penche aujourd’hui encore sur la chair des hommes pour les guérir.

Quand le Ciel reste muet

Après la guérison d’Astrid, nos cœurs éclataient de gratitude. Dieu s’était penché sur son enfant bien-aimé. Il avait écouté nos supplications. 20

FIORETTI D’ESPOIR

Quelques jours plus tard, j’échangeai des messages avec une amie, une maman de l’école, que je n’avais pas vue depuis longtemps. Elle m’expliqua que sa petite fille subissait de terribles douleurs d’oreilles, suite à un Covid long. Sourde de naissance, elle portait des implants cochléaires. Le Covid-19 avait inexplicablement touché cette zone, provoquant des souffrances aiguës insupportables. Ensemble, nous décidâmes de faire la neuvaine à Chiara. Et, comme pour Astrid, je fis prier partout.

Jésus, cette fois, ne sembla pas répondre. En tout cas, pas comme nous l’attendions. La neuvaine achevée, notre petite amie était toujours à l’hôpital, la douleur pas vraiment soulagée, les crises s’espaçant, mais revenant encore. L’issue était floue, lointaine. L’espoir n’était qu’une mince silhouette évanescente dans un horizon brumeux et sombre. Je me plaignis beaucoup à Jésus. Je réprimandai Chiara. Nous redoublions de supplications. Apparemment en vain.

Cela ressemble bien souvent à l’histoire habituelle de nos vies. Nous prions, et ceux que nous aimons meurent, ou continuent de peiner sous le poids des épreuves ou des maladies. Nous tambourinons, et le Ciel ne semble pas s’ouvrir. Il reste muet. Pourquoi Jésus guérit-il Astrid, et pourquoi pas notre courageuse princesse ? Pourquoi l’un, pourquoi pas l’autre ?

Il y a quelques jours, un journaliste m’a demandé : « Que direz-vous à Dieu lorsque vous le verrez face à face ? » Je restai bouche bée. Je n’y avais jamais songé.

E SPéRONS-NOUS ENCORE ?
21

J’avais mille fois réfléchi à ce que je voudrais prononcer au seuil de la mort… Sûrement : «  Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume » (Lc 23, 42), comme pour prendre Jésus au piège de sa miséricorde et, grâce à son amour, voler le Ciel que je ne mérite pas plus que le larron. Mais ce que je lui dirai en le voyant ? Oh… je serai éblouie, je crois… Sans mot. Peut-être que de nombreuses mamans d’enfants malades, elles, demanderont à Dieu : « Pourquoi ? » Et elles auront le droit… Et elles pleureront longuement dans sa tendresse pour être consolées.

Astrid, comme tous ceux qui ont été guéris par Dieu, tels l’hémorroïsse de l’Évangile, Lazare ou le paralytique, est un signe. Un signe que le royaume de Dieu s’est approché, que le Christ vit au milieu de nous, qu’il agit jusque dans notre chair. Car, il nous aime corps et âme, et rien de nous ne lui est indifférent. Mais, dans les mystérieux desseins de sa providence, encore pour nous voilés d’obscurité, il ne guérit pas tout le monde, et la souffrance paraît quelquefois le dernier mot d’une vie terrestre. Alors, il nous faut l’intrépidité de la foi des saints, leur ténacité dans la nuit. Alors, nous redisons notre certitude que Dieu est bon, que la souffrance et la mort sont ses ennemies, et que vient pour nous le jour où, dans l’éternité de Dieu, nous serons guéris à jamais. Car, les sourds entendront, les boiteux bondiront comme les cerfs et les muets crieront de joie (cf. Is 35, 5-6), et il n’y aura plus de larmes sur la montagne sainte (cf. Is 25, 7-8).

FIORETTI D’ESPOIR
22

Les guérisons, je crois, sont à la fois un signe de la sollicitude de Dieu, si bon, le rappel qu’il nous aime, et une proclamation de la vie éternelle, une annonce du Ciel, où notre chair dans la béatitude sera pour jamais vivante, splendide, guérie.

Silence et tendre exaucement

Lorsqu’on récite les psaumes, on remarque, quelquefois coexistant dans le même texte, deux expériences du psalmiste : celle du silence de Dieu, et celle de sa réponse. Ainsi, dans le psaume 21 (22), le priant éprouve dramatiquement l’apparent éloignement de Dieu jusqu’à crier : «  Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Puis, au milieu de sa détresse, il s’exclame : « Tu m’as répondu ! »

Cela représente bien notre propre expérience de la prière. Celui qui s’approche de Dieu, qui essaie d’aller à sa rencontre, éprouve nécessairement la distance infinie entre lui et le Tout-Autre, celui qui nous échappe, sur lequel personne ne met jamais la main, qui déborde tout ce qu’on peut concevoir de lui ; et, à la fois, de temps à autre ou en même temps, le priant découvre la proximité bouleversante de ce Tout-Autre. Ainsi, devant l’enfant de la crèche ou l’hostie sainte, qui tiennent dans la main, se posent sur le cœur, infinie proximité. Mais en cet enfant, en cette hostie, le Dieu vivant, tout en 23

E SPéRONS-NOUS ENCORE ?

se livrant, demeure l’au-delà de tout, l’incommensurable amour qu’on ne peut saisir.

Pourtant, on dépose des cierges à saint Antoine de Padoue pour retrouver ses clefs de voiture. Ce geste exprime la certitude de la tendresse de Dieu qui s’intéresse à l’homme dans toutes ses dimensions, qu’il dorme, veille, se lève ou marche sur la route.

Ainsi, l’autre jour, un moine me racontait qu’au réfectoire, ses frères et lui avaient entendu un épisode de la vie de Benoît XVI, au cours duquel ce dernier survolait la Bavière en hélicoptère. Ce moine, en son cœur, lança alors une prière un peu folle au pape défunt. Il lui dit que cela lui ferait bien plaisir si Jésus permettait qu’un jour, il fasse un tour en hélico. Trois jours après, ce moine apiculteur se fit piquer par une abeille et se mit à gonfler : une allergie ! On appela les pompiers. Ils jugèrent son cas si urgent qu’ils envoyèrent l’hélicoptère. Le petit frère jubilait. On lui avait administré une perfusion, il dégonflait déjà et respirait à nouveau. Et il regardait le paysage, envoyant des clins d’œil rieurs au saint pape Benoît XVI et à Jésus qui le bénissait si drôlement.

Silence et tendre exaucement : ce sont sûrement les deux facettes indissociables de l’expérience de prière, pour que se dévoile à nous, peu à peu, surprise toujours renouvelée, le visage de Dieu.

De la même façon, saint Antoine de Padoue apparaît comme un signe que Dieu agit réellement dans nos vies humaines concrètes. Bien sûr, Dieu n’est pas un 24

FIORETTI D’ESPOIR

distributeur automatique qui arrange nos affaires. Il est Dieu. Et il faut une vie à scruter le visage du Christ pour apercevoir quelque chose de qui il est. Aussi passonsnous inévitablement par les grands silences... où l’on ne comprend rien à ce que fait Dieu... où il nous appauvrit, nous purifie, nous émonde.

L’enjeu de la prière n’est pas de retrouver ses clefs de voiture ou de voir se réaliser tous nos vœux, mais de découvrir le visage de Dieu. Et nous avons à traverser bien des déserts afin que nos yeux en distinguent quelques traits. Oui, Dieu est celui qui exauce toujours (cf. Jn 11, 42). Mais ce qu’il veut donner, c’est lui-même. Ainsi sommes-nous longuement appauvris dans la prière. Et, lorsque nos mains sont bien vides, quand nous ne nous cherchons plus nous-mêmes, mais bien lui, alors nous découvrons, ébahis, qu’il donne tout, qu’il se plaît à nous chérir comme un bon Père.

Conjugaisons et théologie de la déception

Il y a dans l’Évangile une page qui nous est familière et que nous entendons le soir de Pâques, rompus de fatigue après la Vigile et la grand-messe, après l’agneau mijoté durant des heures, les chocolats, les vêpres de la Résurrection, après la joie de tous les baptêmes et des vifs arrosages malicieusement jetés en pleine face par des prêtres au goupillon vivifiant. Après tout cela, donc, l’Église nous 25

E SPéRONS-NOUS ENCORE ?

fait entendre le récit du soir : les pèlerins d’Emmaüs que, depuis l’enfance, nous regardons en hochant la tête, étonnés qu’ils se fassent si bien attraper par un Jésus facétieux.

On se souvient. Deux hommes devisent en quittant Jérusalem pour Emmaüs. Ils ont le cœur gros et déversent leur sac de tristesse en évoquant le tragique événement qu’ils viennent de traverser : la mort de Jésus. Et voilà que Jésus lui-même s’approche, marche avec eux, et les fait parler. « Tu es bien le seul à ignorer ce qui vient de se passer », déclarent nos deux amis, surpris. Jésus cache bien son jeu, et les deux hommes crachent le morceau. Et c’est le temps de la phrase suivante qui nous indique ce qui s’est effondré, affaissé, le drame qui s’est passé en eux : « Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël. » Ça y est, le poison est démasqué : ils ont mis le verbe « espérer » à l’imparfait… Ils espéraient, mais c’est fini. Ils gisent sur les ruines de leurs désillusions.

Il serait intéressant de repérer nos Emmaüs contemporains :

« Ah ! Jésus, tu es bien le seul à ignorer les événements de ces dernières années… Si tu savais, tu marcherais sûrement moins gaiement sur la route.

– Quels événements ? demande le bon Maître.

– Eh bien… le rapport de la Ciase, la pédophilie dans l’Église, la guerre en Europe pour la première fois depuis 1945, l’affaissement du nombre de baptêmes et de séminaristes, et puis toutes nos déceptions, des autres et de nousmêmes, cette vie de couple que nous rêvions splendide et 26

FIORETTI D’ESPOIR

qui s’avère âpre ou solitaire, la fidélité dans le sacerdoce que nous n’aurions jamais imaginée si coûteuse, les difficultés insurmontables de nos vies communautaires… »

Emmaüs c’est au fond une petite théologie de la déception. Car Jésus n’ignore rien. C’était lui, le Crucifié, lui, la victime écrasée et souillée. C’est encore lui, présent en ses membres qui fuient la guerre, étroitement uni au dernier séminariste d’un diocèse désert ; lui, dans cette vie de couple usée, au cœur de cette vie religieuse ou de ce sacerdoce éprouvants. Depuis la Croix et la Résurrection, nous savons que le verbe « espérer » ne se conjugue jamais à l’imparfait. Parce que la Croix est l’échec le plus retentissant de l’histoire de l’humanité. Et que cet effroyable désastre est devenu fleuve de grâce pour les hommes de tous les temps et de tous les lieux.

Désormais, lorsqu’avec sa délicatesse discrète, Jésus nous fait avouer dans la prière ce qui en notre vie semble raté et fichu, nous oserons mettre au présent ce petit verbe « espérer » que rien ne peut plus éteindre. Et nous dirons, tenant fermement en main la croix du Seigneur : « Nous espérons encore, nous espérons toujours… »

Aujourd’hui, nous regardons le visage de Jésus descendu sur les décombres de nos ratés ; pour nous aussi, la Résurrection va se lever. C’est peut-être cela, le sens de la fête de la Croix glorieuse : avoir la folie de danser de joie sur les croix de nos souffrances, parce qu’avec le Christ, tout échec, toute douleur, peut devenir grâce.

E SPéRONS-NOUS ENCORE ?
Table des matières Introduction 7 Espérons-nous encore ? 11 « On attend le Messie ? » 13 Qu’est-il encore possible d’espérer ? 15 Jésus guérit 18 Quand le Ciel reste muet 20 Silence et tendre exaucement .......................................................................................... 23 Conjugaisons et théologie de la déception 25 Levons les yeux vers Jésus ! 29 Conte d’hiver 31 Dieu est joie 36 Ce trésor qui vaut de tout perdre ............................................................................... 38 Balayures et chose nouvelle 41 Fabuleuse invention 43 « Levez les yeux vers le visage de mon Fils » 46 La Croix, sacrifice pour les péchés 48 Sainte fatigue du Christ ............................................................................................................ 51 195
FIORETTI D’ESPOIR Le lapin en chocolat ....................................................................................................................... 53 Un regard d’espérance sur notre vie 57 Louange du soir 59 Insomnie 61 Espérer toujours 64 Quand la nuit devient grâce .............................................................................................. 66 Porter sa croix 69 Être l’aveugle 71 Dire seulement oui 74 Les grandes personnes obéissent aussi 76 La grâce du silence........................................................................................................................... 79 La Providence écrit notre histoire 84 Partager le destin du Maître 86 Le don de la gratitude 89 Un regard d’espérance sur nos faiblesses 93 J’ai besoin de toi ................................................................................................................................... 95 Ma faiblesse, une force aussi 97 L’Évangile : monter ou descendre ? 100 Étonnante humilité du Christ 102 J’ai péché contre toi 105 Dénonciation ou miséricorde ......................................................................................... 107 Le Saint, ce n’est pas nous 110 Prière pour un jour raté 112 Un regard d’espérance sur nos relations 115 Amours fatiguées 117 Dispute conjugale .............................................................................................................................. 119 Aimez vos ennemis 122 Notre Dame, apprenez-nous à pardonner 124 196
Ta BLE DES M aTIèRES Un regard d’espérance sur l’église 127 La louange des pécheurs 129 Sois sans crainte, petit troupeau ! .............................................................................. 131 Avec Jésus, l’Église a tout 134 Ceux par qui nous avons Jésus 136 Ce que j’aime dans l’Église 138 Les paroles du Christ sur le cœur 141 Le parfum qui embaume l’Église 143 Les miracles du Saint-Esprit 146 Dieu ne cesse d’appeler ............................................................................................................. 148 Ce qui a été semé germera 151 Une charité de soleil 153 Des visages de lumière 156 Un regard d’espérance sur notre époque 159 Déchiffrer dans l’histoire les signes de Dieu 161 Le langage de la Croix 163 Mendier la grâce d’un cœur brûlant 166 Ce qui transforme l’histoire 168 De nouvelles occasions d’évangéliser 171 La seule réalité qui ne déçoit pas 173 Donner le Christ au monde assoiffé ...................................................................... 176 Levons les yeux vers le Ciel ! 179 Bienheureuses rides et cheveux blancs 181 La béatitude éternelle, une stupéfiante surprise 183 Priez pour nous, Mère 186 Tu aimeras 188 À la Maison 191

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.