Lettre aux jeunes qui veulent changer le monde

Direction : Guillaume Arnaud
Direction éditoriale : Sophie Cluzel
Direction artistique de l’ouvrage : Thérèse Jauze
Édition : Vincent Morch, assisté de Marguerite Tourmente
Direction de fabrication : Thierry Dubus
Fabrication : Juliette Darrière
Mise en pages : Pixellence
© Mame, Paris, 2023
www.mameeditions.com
ISBN : 978-2-7289-3414-0
MDS : MM34140
Tous droits réservés pour tous pays.
Puisse l’amour dont ils seront entourés nourrir l’élan de leur âme et inspirer leurs engagements futurs pour notre humanité !
À Gaël, mon premier petit-fils, et à tous mes futurs petits-enfants !
Réveil !
Ce 1er mai 2022, Marianne, mon épouse, et moi, revenons à Nantes avec trois de nos quatre enfants au terme d’une fête familiale en Belgique pour les 90 ans de ma belle-mère. Désireux de suivre l’actualité dans cette période très politique de la campagne des législatives françaises consécutive à l’élection présidentielle, nous regardons en famille le journal télévisé de 20 heures.
Je suis interpellé par le discours iconoclaste et disruptif d’un groupe de huit étudiants à la remise des diplômes de la dernière promotion d’AgroParisTech. Très relayé par les médias, leur message secoue l’ordre établi.
« Nous sommes plusieurs à ne pas vouloir faire mine d’être fiers et méritants d’obtenir ce diplôme à l’issue d’une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours. […] Nous pensons que l’innovation technologique ou les start-up ne sauveront rien d’autre que le capitalisme. Nous ne croyons ni au développement durable, ni à la croissance verte, ni à la transition écologique, une expression qui sous-entend que la société pourra devenir soutenable sans qu’on se débarrasse de l’ordre social dominant.
AgroParisTech forme chaque année plusieurs centaines d’élèves à travailler pour l’industrie de diverses manières […]. Ces jobs sont destructeurs, et les choisir, c’est nuire,
en servant les intérêts de quelques-uns. Ce sont pourtant ces débouchés qui nous ont été présentés tout au long de notre cursus AgroParisTech. En revanche, on ne nous a jamais parlé des diplômés qui considèrent que ces métiers font davantage partie des problèmes que des solutions, et qui ont choisi de déserter.
Nous nous adressons à [vous] […] qui espériez changer les choses de l’intérieur et n’y croyez déjà plus : nous voulons vous dire que vous n’êtes pas les seuls à trouver qu’il y a quelque chose qui cloche. Car il y a vraiment quelque chose qui cloche. [...]
Vous craignez de faire un pas de côté parce qu’il ne ferait pas bien sur votre CV ? […] De vous priver de la reconnaissance que vous vaudrait une carrière d’ingé agro ?
Mais quelle vie voulons-nous ? Un patron cynique, un salaire qui permet de prendre l’avion, un emprunt sur trente ans pour un pavillon, même pas cinq semaines pour souffler par an dans un gîte insolite, un SUV électrique, un Fairphone 1 et une carte de fidélité à la Biocoop 2 ?
Et puis un burn-out à quarante ans ? Ne perdons pas notre temps. Mais surtout, ne laissons pas filer cette énergie qui bout quelque part en nous. Désertons, avant d’être coincés par des obligations financières 3 . »
1. Un smartphone modulaire et réparable, dont la marque met en avant des arguments écologiques.
2. Chaîne de magasins spécialisés qui offrent des produits biologiques, locaux et de saison.
3. Vous pouvez visualiser l’intégralité du discours sur YouTube : https ://youtu.be/SUOVOC2Kd50.
Ce discours anime notre conversation familiale du dîner. L’échange me fait prendre conscience que cette prise de position d’étudiants d’universités ou de grandes écoles est loin d’être isolée. En 2018, déjà, le discours du centralien Clément Choisne à sa remise de diplôme avait fait du bruit, au point d’être visionné par près d’un demi-million de personnes sur YouTube. Il avait commencé son plaidoyer en citant la conviction émise par Albert Camus lors de la remise de son prix Nobel de littérature à Stockholm, en 1957 : « Chaque génération se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être encore plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Et il avait poursuivi : « Voilà maintenant deux mois que j’ai fini mes études. Ça y est, je suis ingénieur, je suis diplômé […]. Mais comme bon nombre de mes camarades, alors que la situation climatique et les inégalités de notre société ne cessent de s’aggraver, que le Giec 1 pleure et que les êtres se meurent, je suis perdu, incapable de me reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur, rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation. »
Il avait ajouté : « Je ne pense pas que le changement puisse venir de l’intérieur de ce système d’entreprises qui ont des modèles d’affaires fortement carbonés. »
À la même époque, près de 30 000 étudiants d’écoles et grandes écoles ont signé un Manifeste pour un réveil écologique1 dans lequel ils s’alarment de voir que « nos sociétés continuent leur trajectoire vers une catastrophe environnementale et humaine ». Dans ce manifeste, les étudiants se disent « prêts à questionner leur zone de confort pour que la société change profondément » et « à s’engager pour ne pas aller travailler dans ces entreprises qui nous étaient promises ».
Plus récemment, lors de la cérémonie de remise de diplômes de HEC Paris, devant une assemblée de 3 000 personnes, la jeune diplômée Anne-Fleur Goll a tenu un discours similaire 2. Choquée que certaines entreprises partenaires de l’école fassent partie des plus gros pollueurs de la planète, elle dénonce la responsabilité des grandes écoles, dont HEC et les autres écoles de commerce, dans l’aggravation de la crise écologique. Avant de quitter la scène, elle remercie certains « entrepreneurs, financiers, comptables, salariés, consultants, enseignants, chercheurs, élus » mais aussi « les activistes et déserteurs qui repoussent les limites de ce qui est considéré comme extrême pour mieux nous inspirer dans l’action ».
Déserter ou s’engager ? Mes garçons me questionnent :
« Et toi, papa, que penses-tu de ces prises de position des jeunes d’AgroParisTech, de Centrale, d’HEC ou d’ailleurs ? »
Le thème du dîner était posé. Je ne soupçonnais pas alors que notre conversation allait me faire évoluer et nourrir ma réflexion pour ce livre !
L’interpellation me ramène une vingtaine d’années en arrière, lorsque Jacques Chirac, alors président de la République française, prononçait un discours historique devant l’assemblée plénière de la Terre le 2 septembre 2002 à Johannesburg. Ses paroles résonnent encore dans mon esprit : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La Terre et l’humanité sont en péril, et nous en sommes tous responsables […]. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Prenons garde que le xxie siècle ne devienne pour les générations futures celui d’un crime de l’Humanité contre la vie. »
Le constat du péril qui pèse sur nous tous, mais en particulier sur vous, les jeunes générations, reste d’une actualité cruelle. C’est parce que nous sommes tous responsables des problèmes, donc aussi de chercher et de concrétiser des solutions, que j’ai souhaité écrire ce livre.
Cette Lettre aux jeunes qui veulent changer le monde s’adresse en priorité à vous, les jeunes, qui êtes concernés par l’avenir de notre humanité, que vous soyez engagés dans la vie étudiante, associative ou professionnelle, ou que vous soyez révoltés par le chaos actuel au point de vouloir déserter.
Mon intention de départ consistait, à partir de mon expérience, à vous prodiguer des conseils. J’ai perçu alors le risque, avec mes quelque 59 ans, de me positionner en dirigeant d’entreprise expérimenté, donneur de leçons, laissant penser que je saurais quelles réponses apporter. Or je n’ai pas de recettes toutes faites.
Néanmoins, à partir de mon propre parcours et de mes questionnements, je souhaite engager avec vous une recherche de solutions. Je suis en effet convaincu que c’est dans le dialogue entre générations, et par une action commune, que nous pouvons trouver une espérance face aux impasses auxquelles nous sommes confrontés.
Dans mon premier livre, L’Esprit souffle, suis-le. Itinéraire d’un dirigeant engagé1, j’ai témoigné de ma quête personnelle, de la source qui m’anime et de la manière dont, par diverses expériences et rencontres marquantes, certaines avec des personnes défavorisées, puis avec Marianne, mon épouse, j’ai été conduit à suivre ma voie d’entrepreneur soucieux de l’humanité pour diriger Armor Group 2 . J’ai aussi partagé mon engagement dans l’association Fondacio 3 qui m’invite, personnellement et en couple, à construire un monde plus humain et plus juste, à partir de l’amitié avec
1. Publié chez Mame, en septembre 2021.
2. Armor Group (www.armor-group.com) est une entreprise industrielle de taille intermédiaire, leader mondial des consommables d’impression pour étiquettes codes-barres, qui rassemble 2 500 employés, répartis à travers le monde et dont l’activité se tourne progressivement vers les énergies renouvelables.
3. Fondacio est une association chrétienne présente dans 23 pays à travers le monde : www.fondacio.org et, pour la France, www.fondacio.fr.
les autres et avec Dieu. J’y ai appris à me laisser conduire par l’élan des inspirations qui m’orientent vers plus de vie, de justice et d’amour. C’est au cœur de ce cheminement spirituel que j’ai perçu un appel à libérer en moi un leadership plus unifié, en particulier grâce à l’expérience du compagnonnage 1 avec Louis Faure, qui, né presque trente ans après moi, m’interpelle sur les changements de société qu’attendent les plus jeunes. Il m’ouvre à me détacher de certains a priori comme de certains enfermements. En retour, je lui apporte un réel encouragement par mon expérience et ma confiance de dirigeant-entrepreneur. Avec le soutien actif de François Prouteau, président de Fondacio, nous avons créé ensemble Eotekum 2, un cabinet de coaching et de formation qui accompagne des dirigeants et acteurs de projets souhaitant déployer, eux aussi, un leadership plus cohérent et courageux, par l’apprentissage et la pratique de ce compagnonnage.
Dans ce nouveau livre, nous regarderons avec gravité l’état du monde et prendrons du recul pour nous questionner sur ce que signifie changer le monde. Vous, les plus jeunes, par votre regard, vous nous interpellez et nous remettez en question. Les échanges que j’ai pu avoir avec mes enfants de 23 à 30 ans et avec certains d’entre vous, en tête à tête ou
1. Le compagnonnage est l’engagement réciproque de deux personnes à s’aider à développer un leadership plus unifié et courageux au cœur de leurs responsabilités respectives, en pratiquant une relation authentique d’encouragement et de confrontation bienveillante.
2. Site internet : www.eotekum.com.
lors de conférences autour de la quête du sens et du travail, sont très éclairants. Les questions que vous posez nous poussent à reconnaître notre responsabilité et à nous mettre en mouvement avec courage et humilité pour préserver l’avenir de notre Terre.
Le monde va mal. Vous pouvez être submergés par le désarroi, la colère et l’éco-anxiété1. La question qui se pose alors est : comment, dans ce contexte, donner du sens à son action ?
Certains choisiront de déserter ; d’autres, de réorienter leur activité pour changer le système de l’intérieur ; certains s’engageront dans des mouvements militants ; d’autres encore s’efforceront d’agir de leur mieux dans leur travail quotidien. Vouloir changer le monde peut paraître un programme impossible, une ambition démesurée. Nous chercherons comment avoir un impact durable, tout en regardant en face le risque du découragement. Quand tous les espoirs semblent perdus, une espérance demeure-t-elle possible ? Et si oui, où la trouver ? La foi en Dieu peut-elle apporter un éclairage ? Comment la spiritualité peut-elle nourrir notre engagement ? Les nouvelles générations sont davantage conscientes de l’ampleur du changement climatique et prêtes à des choix courageux. Le cri de la Terre et des plus vulnérables ne nous appelle-t-il pas à agir de concert, toutes générations confondues ?
Ce deuxième livre, comme le premier, est pour moi l’occasion d’un cheminement. Vos manières de réagir aux
défis du monde sont pour certaines éloignées de mon prisme social et culturel. En vérité, j’ai du mal à ne pas juger les auteurs de certaines actions violentes, opposées à celles que je privilégierais. Pour autant, j’ai le désir de comprendre ce qui pousse certains d’entre vous à des actions militantes car je crois qu’un dialogue est possible, de nature à nous enrichir mutuellement. À ce titre, j’ai à cœur de vous partager mon intention de faire évoluer le système de l’intérieur, ainsi que ma conviction que l’entreprise peut être un levier extraordinaire de transformation du monde.
Votre regard vient reposer les questions brûlantes de nos sociétés. Puisse ce livre éveiller en vous, jeunes et moins jeunes, le désir d’un véritable échange intergénérationnel, qui est selon moi une clé absolument essentielle pour changer le monde en profondeur ! L’intention que je pose est que vous puissiez cheminer avec moi, comme moi avec vous. Que nous ayons le désir de nous asseoir à une table commune pour nous rencontrer et dégager nos idées préconçues des uns sur les autres. Que nous puissions nous respecter dans nos points de vue et oser faire un pas de côté pour nous déplacer vers l’autre. Puissions-nous ainsi nous soutenir dans nos engagements respectifs pour transformer notre humanité ! Et qu’en terminant ce livre, chacun puisse définir avec justesse la manière d’agir en cohérence avec ses convictions profondes.
L’avenir est ouvert. Accueillons ensemble comment le construire !
I S´indigner : Ressentir en soi la révolte
1 Bousculé
Ce discours des étudiants d’AgroParisTech, avec leur appel à la désertion, partagé avec d’autres jeunes diplômés de grandes écoles, vient m’importuner dans ma logique. Leur argumentation est inconvenante à mes yeux.
Je m’en suis ouvert à Louis Faure qui, par sa jeunesse et ses convictions sociétales, comprend ces appels à la désertion, étant lui-même engagé dans diverses formes de résistance écologique et de lutte pour la préservation du vivant. Il m’a aidé à identifier les motivations de ces jeunes qui, d’un premier abord, m’ont paru incompréhensibles. Marchant dans l’une des forêts nantaises, nous avons dialogué fermement, mais en acceptant d’écouter jusqu’au bout le point de vue de l’un et de l’autre. J’ai ainsi pu m’ouvrir et évoluer dans mon jugement, sans pour autant cautionner les actes violents. J’étais assez remonté !
– C’est facile de vouloir déserter quand on est diplômé d’une grande école ! Ils crachent sur le système qui les a formés et dont ils ont largement bénéficié !
– Je comprends que ça te dérange, Hubert, car ta génération et celle d’avant ont construit ce modèle économique avec beaucoup d’efforts. De plus, tu fais partie des dirigeants qui ont cherché à humaniser l’entreprise. Mais
comprends-tu que ce système économique qui promeut la croissance et la surconsommation n’est plus viable ? Les jeunes rejettent cette forme de capitalisme qui aggrave la crise écologique.
– C’est bien beau de vouloir remettre en cause le système capitaliste sans en voir les bénéfices ! Regarde les améliorations de vie rendues possibles depuis la Seconde Guerre mondiale : la croissance économique a entraîné une augmentation du revenu des ménages, stimulé la création d’emplois, permis l’amélioration des infrastructures publiques, de l’éducation, du système de santé et de la protection sociale !
– C’est exact, Hubert, mais entretemps le réchauffement climatique a changé la donne ! Tu dois évoluer !
– Justement, Louis, parlons-en, de la lutte contre le réchauffement climatique ! Je trouve choquant d’entendre ces jeunes affirmer qu’ils ne croient « ni au développement durable, ni à la croissance verte, ni à la transition écologique ». Je considère leur jugement comme injuste et irrespectueux au regard des combats que beaucoup d’entre nous avons menés pour introduire ces convictions dans le monde entrepreneurial, afin que la quête du profit maximum ne soit pas le seul objectif recherché. Ces appels à la désertion viennent remettre en cause le sens même de mes choix professionnels, et c’est pour cela qu’ils me sont insupportables à entendre. Quand s’ajoutent à ces discours dits de « désobéissance civile » des actes de vandalisme de la part de militants écologistes ou d’activistes, comme ceux du
collectif Dernière Rénovation 1 ou de Just Stop Oil 2, qui bloquent le périphérique parisien ou jettent de la soupe à la tomate sur un tableau de Van Gogh 3, je ressens carrément de la colère. Pourquoi des automobilistes devraient-ils être empêchés d’aller travailler, d’emmener leurs enfants à l’école ou de soigner des patients par ces activistes du climat ?
Que signifie d’abîmer des peintures d’artistes de renom, qui par leur art disent la beauté ? Les musées comme les autres lieux publics ne doivent pas devenir le théâtre d’expressions de la violence. D’une certaine manière, ces actions me paraissent être celles d’enfants gâtés qui ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont d’avoir libre accès à l’art, à la beauté, à la culture.
– Je comprends ta colère, Hubert, mais es-tu prêt à la dépasser, à essayer de comprendre pourquoi ils agissent ainsi ? Tu crois vraiment que ces militants risquent leur réputation, parfois la prison ou même leur intégrité physique, par plaisir ?
– Peux-tu être plus explicite, Louis, car je ne comprends pas ?
– Ce qui me frappe, c’est que tu sois choqué par la soupe jetée sur une peinture de Van Gogh, protégée par une vitre –et qui donc n’a pas été endommagée –, mais que les conséquences sur la nature et la biodiversité d’un projet
1. Mouvement écologiste de résistance civile, qui cherche à rassembler les jeunes et à agir pour empêcher un effondrement sociétal.
2. Organisation britannique qui dénonce la production de combustibles fossiles.
3. Le 24 octobre 2022, à la National Gallery à Londres.
pétrolier, comme celui de TotalEnergies en plein cœur d’un parc naturel en Ouganda, ne te révoltent pas. N’aurais-tu pas eu le même regard jugeant et critique sur ceux qui, au xixe siècle, comme le philosophe Henry David Thoreau, refusaient de payer leur impôt aux États-Unis pour s’opposer à l’esclavagisme ? Ou encore sur les Noirs américains qui, comme Martin Luther King, occupaient illégalement des restaurants interdits aux Noirs et boycottaient les lignes de bus pour protester contre la ségrégation raciale ? Enfin, même si je sais que cet exemple reste clivant dans les milieux catholiques, ne penses-tu pas que les actions agit-prop des activistes d’Act Up1 qui, devant l’indifférence d’une partie de la société pour les personnes séropositives, aspergeaient de faux sang la façade de Matignon et les locaux de laboratoires pharmaceutiques, ont contribué à pousser l’État à investir dans la recherche contre le sida ? Qui peut dire aujourd’hui que leurs combats n’étaient pas légitimes ? La société aurait-elle évolué vers plus de justice et de reconnaissance sans le courage de ces militants ? N’y a-t-il alors pas quelque chose à comprendre sur ce qui pousse ces étudiants et ces activistes à agir, même si cela déroute ton système de pensée ?
L’argumentaire de Louis m’a désarçonné, au point que j’ai ressenti le besoin de m’asseoir sur un tronc d’arbre pour réfléchir. J’étais troublé, en résistance. Je ressentais en même temps qu’il fallait que je fasse évoluer mon jugement
d’origine et accepte la part qui pouvait être juste dans le point de vue différent du mien. Louis, resté debout, était silencieux, se demandant quelle serait ma réaction… Au bout d’un moment, je me suis relevé et lui ai répondu :
– Je reconnais que je n’avais jamais fait le parallèle entre la beauté d’une peinture de maître et celle de la nature. Je comprends mieux l’impact recherché de ces actions militantes pour sensibiliser les consciences et faire bouger les lignes. Pour autant, j’estime qu’une limite doit être fixée à ces actions. Si elles s’exercent avec violence et vandalisme, je ne peux plus y adhérer. Refuser de se lever d’une place de bus, c’est une chose. Détruire le bien d’autrui, c’en est une autre.
– Effectivement, ce n’est pas parce qu’une cause est juste que la fin justifie des moyens violents ; je suis d’accord làdessus. Cependant, n’admettons pas que perdurent des situations objectivement inacceptables qui mettent en péril l’avenir de notre Terre ! La question, Hubert, qui nous est posée maintenant est : que fait-on de nos points de vue qui peuvent être divergents ? Alimenter une fracture générationnelle, s’isoler chacun dans nos convictions par un jugement de condamnation, ne permettra pas de bâtir un avenir positif. Allons-nous camper sur nos positions « pour ou contre la croissance, l’entreprise, l’économie de marché » ? Ou allonsnous nous rejoindre dans nos différences pour agir ensemble ?
Poursuivant notre pérégrination dans la forêt, je chemine dans ma réflexion. Je vois bien que rejeter ces jeunes qui contestent le système et veulent déserter ne mène pas à
grand-chose. Mon rejet ne va pas les convaincre que j’ai raison et cela va nous séparer encore plus. À quoi suis-je invité alors ?
Au fond de moi-même, j’entends cette interpellation, au-delà de la forme des discours et parfois des actions violentes qui peuvent me choquer, à écouter le message de ceux qui rejettent le système économique actuel. Ils partagent le sentiment que quelque chose cloche et qu’ils désirent changer les choses, tant est grande la méfiance envers les États, les entreprises, la technoscience… Je comprends également leur frustration de ne pas parvenir à faire évoluer les entreprises et les organisations de l’intérieur. Car bien souvent, ceux qui ont le pouvoir ne sont pas disposés à leur laisser une véritable place. Leurs revendications ne sont pas toujours en phase avec mes idées, mais j’honore le fait qu’ils ne veuillent pas être complices d’un système économique mortifère. Ils dénoncent le manque de courage de certains d’entre nous qui se sont laissés piéger par une course à la rentabilité. Nous sommes conditionnés par une société qui a prétendu que la technique allait résoudre tous les problèmes. Ils nous font voir que nous sommes dans une illusion. En cela, ils ont raison et nous bousculent.
En vérité, je suis impressionné par l’audace de certaines initiatives, comme celle de l’association Le Bruit qui court 1
1. Communauté de 150 activistes et artistes engagés partageant l’intention de faire jaillir, par l’expérience artistique, un engagement profond à la hauteur des enjeux écologiques et sociaux actuels : https ://www.le-bruit-qui-court.fr.
qui a inventé un canular de grande ampleur. Pendant deux jours, ce collectif a réussi à faire croire à la réalisation d’un oléoduc de 1 400 kilomètres de long en France pour alerter sur le projet EACOP de l’entreprise TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie. La réaction hostile des villes supposément concernées a permis de sensibiliser les populations françaises sur l’impact de ce projet sur la biodiversité et sur les 100 000 personnes expropriées et déplacées en Afrique.
Une piste pour avancer, me semble-t-il, est d’être ouverts collectivement à considérer que différents types d’engagements peuvent coexister pour contribuer au bien commun et à la résolution des dérèglements actuels. L’engagement de l’un n’a pas plus de valeur que celui d’un autre.
Dans ce livre, mon but n’est ni de défendre le système ni de le démolir. Encore moins de mettre en avant des solutions qui seraient LA réponse. J’aimerais plutôt proposer d’initier un dialogue visant à prendre du recul et à élargir nos points de vue. Mon expérience de dirigeant d’entreprise me pousse naturellement à témoigner que de vraies solutions peuvent émerger d’un engagement dans l’entreprise et la vie économique... et qu’il est possible de s’y sentir heureux ! Mais je suis conscient que mon engagement est une voie parmi d’autres. À chaque étape de la vie, le juste chemin consiste à écouter l’appel qui est en soi et à s’y tenir. Rester fidèle à son propre chemin, animé par ses convictions, sans pour autant rejeter l’autre ni d’autres manières de faire.
Pour certains, ce sera l’implication politique qui s’imposera.
Pour d’autres, la défense de l’harmonie de la nature les conduira à habiter la campagne ou la montagne et à faire corps avec elle. Enfin, résister pourra être un signe que diverses réalités sont possibles pour dénoncer des comportements consistant à consommer aveuglément les ressources de la planète.
2 Oui, vraiment, quelque chose cloche !
Ce samedi 3 juin 2023, dans le port maritime de SaintNazaire, la corne de brume sonne l’appareillage du paquebot Euribia vers Amsterdam pour une traversée surprenante. Quelque 1 800 entrepreneurs, experts, porteurs de solutions, jeunes militants pour le climat sont mobilisés pour The Arch 1 , un événement peu commun. Ce tour européen prend la forme d’un séminaire embarqué en huis clos pendant plusieurs jours, dont l’objectif est d’analyser l’état de la planète et de faire émerger 100 solutions pour contribuer à la transition écologique. Ce paquebot de nouvelle génération, propulsé au gaz naturel liquéfié, a été choisi pour son empreinte carbone deux fois et demie plus réduite que celle d’un navire traditionnel. Ce voyage itinérant se terminera au Parlement européen de Bruxelles pour y présenter nos propositions inspirées de l’économie circulaire et de la fonctionnalité, des low-tech, du biomimétisme ou de solutions industrielles dans les domaines de l’habitat et de l’urbanisme, de la santé, de l’agriculture, de la mobilité, de l’industrie et des énergies renouvelables. Notre espoir, par notre démarche collective,
est de contribuer à accélérer la mise en œuvre du Pacte vert européen.
Armor Group, parmi plusieurs autres entreprises de la région nantaise, est l’un des partenaires de ce séminaire. Notre participation active à cet événement est cohérente avec l’engagement sociétal du groupe depuis une quinzaine d’années dans l’économie circulaire avec le remanufacturing des cartouches d’impression, par nos investissements dans des composants pour l’énergie solaire et le stockage d’énergie, la fabrication additive et les consommables pour une traçabilité responsable.
Les diverses conférences du séminaire ont mis en évidence à quel point notre planète était en péril. Oui, vraiment, quelque chose cloche !
La 27e conférence des Nations unies sur le climat (COP 27), qui s’est tenue à Charm el-Cheikh, en Égypte, du 6 au 18 novembre 2022, a été décrite par le journal Le Monde comme le « sommet de l’urgence absolue ». Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a appelé les pays du G20 à agir au plus vite. « Nous allons vers la catastrophe », dit-il. De fait, les drames se succèdent. Pourtant, nos actions actuelles ne sont pas à la hauteur du problème.
Le discours de François Gemenne, membre du Giec et codirecteur de l’observatoire Défense et climat à l’Iris 1 ,
durant le séminaire The Arch, a créé un choc dans l’assemblée. Il explique sans détour que la perturbation écologique que nous expérimentons n’est pas une crise, mais un chaos environnemental car il n’y aura pas de retour en arrière. Plus que de flux, nous avons un problème de stock de CO2, l’essentiel de celui-ci s’étant accumulé au fur et à mesure du siècle dernier. Que pouvons-nous faire alors ? Nous devons accomplir non pas un effort temporaire mais pérenne de mutation de l’économie et de la société, en acceptant que nous ne verrons pas l’effet immédiat de nos actions. Les huit dernières années sont les plus chaudes jamais enregistrées. Les températures continueront à grimper. Nous pouvons encore simplement déterminer si la hausse sera de 2, 3 ou 5 degrés, avec la conscience que nous ne combattons pas pour nous-mêmes, mais pour les générations futures.
De fait, les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone sont si élevées que le seuil de 1,5° C fixé dans l’accord de Paris sera très difficilement à notre portée. Les politiques actuelles mènent même le monde vers un réchauffement catastrophique de 2,8° C à la fin du siècle, selon l’ONU. Année après année, les émissions de gaz à effet de serre poursuivent leur croissance inexorable. Vagues de chaleur extrêmes en Chine et en Europe, incendies en série en France ou au Québec, inondations meurtrières au Pakistan et au Nigeria, pluies torrentielles à Madagascar, sécheresse persistante en Afrique de l’Est… Le niveau de la mer monte
deux fois plus vite que dans les années 1990, menaçant des milliards de personnes dans les régions côtières. Selon un récent rapport, un tiers des glaciers de sites classés au Patrimoine mondial de l’Unesco, dont ceux du Kilimandjaro, du mont Kenya, du Yellowstone et de Yosemite, aux ÉtatsUnis, des Dolomites, en Italie, ou du mont Perdu, dans les Pyrénées, auront disparu en 2050. L’augmentation des températures génère la perte de 58 milliards de tonnes de glace chaque année. Une véritable catastrophe planétaire se profile, puisque 50 % de l’humanité dépend des glaciers comme source d’eau pour l’usage domestique, l’agriculture ou l’hydroélectricité.
Pour des centaines de millions d’Africains, le coût de la crise climatique repousse à un horizon très lointain l’espoir de pouvoir vivre dignement. Selon les statistiques publiées par la Banque mondiale en octobre 2022, plus d’une personne sur trois vivait en 2019 sous le seuil international de pauvreté de 2,15 dollars par jour. Et ces informations ne tiennent pas compte des conséquences de la pandémie du Covid-19 ni de la guerre en Ukraine. La biodiversité est elle aussi menacée. Dans un rapport de l’ONU publié en 2019, des scientifiques ont souligné qu’un million d’espèces, sur un total estimé à 8 millions, sont menacées d’extinction. La plupart d’entre elles disparaîtront dans les décennies à venir. Certains chercheurs considèrent même que nous sommes en train de vivre la sixième extinction de masse de l’histoire de notre planète. Dans son livret
d’entretiens Il faut une révolution politique, poétique et philosophique, paru en mai 2022, Aurélien Barrau, astrophysicien, directeur du Centre de physique théorique de Grenoble Alpes, explique que « nous avons déjà éradiqué – sur des échelles de temps différentes – plus de la moitié des mammifères sauvages, plus de la moitié des poissons, plus de la moitié des insectes et plus de la moitié des arbres ». Pour lui, ce qui se passe sous nos yeux est un effondrement, qui remet en cause le concept même de progrès fondé sur le consumérisme, puisque celui-ci extermine les vivants.
Dans cette situation de désastre écologique, comment ne pas être choqué par l’organisation de la Coupe du monde de football qui s’est tenue au Qatar ? Celle-ci a été une aberration écologique, avec la climatisation de huit stades à ciel ouvert en plein désert et 160 vols quotidiens en avion pour rejoindre Doha, à cause de capacités hôtelières insuffisantes pour l’ensemble des spectateurs qui ont séjourné dans des pays voisins ! Le bilan carbone de cet événement sportif est monstrueux – sans parler de l’horreur humaine et sociale, puisque 6 500 ouvriers étrangers seraient morts en raison de conditions de travail harassantes dans la construction d’infrastructures, selon une enquête du Guardian publiée en 2021. Mais la démesure ne s’arrête pas là. Le projet d’organisation des Jeux asiatiques d’hiver 2029 en Arabie Saoudite, dans un lieu naturellement pauvre en précipitations, où il n’existe à ce jour ni station ni piste de ski, crée la sidération. Le futur site comprendra des pistes de ski
ouvertes toute l’année, un lac artificiel d’eau douce, des chalets, des manoirs et des hôtels de luxe. Le bon sens semble avoir cédé le pas à la toute-puissance de l’argent et du plaisir sans mesure, alors que des populations pauvres meurent de faim en raison du réchauffement de notre Terre.
Plus près de nous, en France, certains projets, démesurés et inutiles, méritent d’être combattus. Mon épouse et moi avons soutenu le collectif qui s’opposait au projet de complexe touristique des Pommereaux en Sologne, près de La Ferté-Saint-Cyr. Il s’agissait de construire un hôtel
4 étoiles, un golf – accaparant beaucoup d’eau –, 500 maisons à louer – dans une région où déjà beaucoup de maisons et de bâtiments de ferme sont inoccupés –, des commerces
– alors qu’il serait plus utile de redynamiser les villages existants –, le tout sur 500 hectares de terres agricoles et de forêts, avec des conséquences irréversibles sur la biodiversité, dans une zone classée Natura 2000. Heureusement, la mobilisation des Solognots a bloqué le projet !
La guerre en Ukraine, avec les horreurs et les tensions qu’elle engendre, provoque une flambée des prix de l’énergie et de l’alimentation qui étrangle les pays les plus vulnérables. Le multilatéralisme ne fonctionne plus. Les États-Unis et la Chine, les deux plus gros pollueurs de la planète, n’entretiennent plus de véritable coopération. Le Nord et le Sud s’opposent inexorablement, avec un risque grandissant que les pays du G20, responsables de 80 % des émissions de gaz à effet de serre, imposent aux autres pays leur propre
définition du développement compatible avec la préservation de la planète, alors que les pays les plus pauvres, à commencer par l’Afrique, ont besoin d’exploiter leurs énergies fossiles pour améliorer la compétitivité de leur économie et donner l’accès à l’électricité aux quelque 600 millions de personnes qui en sont encore privées.
Mais les « points qui clochent » ne concernent pas que le climat. L’individualisme, le consumérisme, le matérialisme ont gagné toute la société, faisant oublier sa dimension spirituelle et laissant penser que la valeur de l’homme ne réside que dans sa richesse matérielle et le pouvoir qu’elle lui confère. La recherche de la maximisation du profit conduit certains dirigeants à des comportements inacceptables. Rappelons-nous la manière expéditive dont Elon Musk a lancé le licenciement de 7 000 employés… par courriel, quelques jours après avoir racheté Twitter et avoir limogé tous les hauts dirigeants de cette ex-start-up de la Silicon Valley. Les salariés licenciés ont vu leurs badges d’accès immédiatement suspendus après avoir reçu leur courriel de licenciement. La direction a même expliqué aux employés concernés que s’ils étaient « dans un bureau ou sur le chemin pour s’y rendre, ils devaient rentrer immédiatement chez eux ».
Personnellement, je ne comprends pas ces excès consistant à transformer des déserts en montagnes enneigées ou à pratiquer un management par la terreur. Je ressens même de la honte pour notre génération des Trente Glorieuses et de
dirigeants fortunés qui feint d’ignorer la situation du monde. En ce sens, oui, pour reprendre les termes d’Aurélien Barrau, « notre génération est celle d’un crime contre l’avenir».
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que vous, membres des jeunes générations, vous inquiétiez, vous désolidarisiez des politiques mises en œuvre et cherchiez pour certains à déserter, voire à vous révolter, parfois même avec des méthodes extrêmes, contre le système capitaliste fondé sur la poursuite permanente d’une croissance qui détruit le climat et la planète.
Quelle vie voulons-nous ? Un patron cynique, un salaire qui permet de prendre l’avion, un emprunt sur trente ans pour un pavillon […] ? Et puis un burn-out à quarante ans ? Ne perdons pas notre temps. Mais surtout, ne laissons pas filer cette énergie qui bout quelque part en nous. Désertons, avant d’être coincés par des obligations financières.
Ces propos tenus par de jeunes ingénieurs à l’occasion de leur remise de diplôme firent sur Hubert de Boisredon l’effet d’un électrochoc – lui qui, depuis des années, met toute son énergie dans la construction d’une économie plus humaine, plus juste et plus écologique.
Que dire à cette jeunesse inquiète ? Comment répondre à son désir viscéral d’une vie pleine de sens ? À son aspiration impérieuse de changer le monde ?
En partageant son propre cheminement, sans tomber dans l’ornière des réponses toutes faites ou des postures de supériorité, il invite dans ces pages le lecteur à une véritable conversion de ses habitudes et de son regard pour agir, avec d’autant plus d’impact que son action sera inspirée par l’amour.
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