Les blessures d'enfance

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BÉNÉDICTE SILLON

BLESSURES D’ENFANCE

Les MAME

LES CONNAÎTRE, S’EN REMETTRE

MAME

Direction : Guillaume Arnaud

Direction éditoriale : Sophie Cluzel

Direction artistique : Armelle Riva

Édition : Vincent Morch

Direction de fabrication : Thierry Dubus

Fabrication : Julia Miranda

Mise en pages : Text’Oh (Dole)

© Mame, Paris, 2023

www.mameeditions.com

ISBN : 978-2-7289-3359-4

MDS : MM33594

Tous droits réservés pour tous pays.

INTRODUCTION

Nous aimerions que nos vies, et plus encore celles de nos enfants, soient paisibles, sereines, dépourvues d’épreuves ou de blessures… Las, nous constatons que cela reste une chimère. Nous tempêtons, revendiquons, pleurons, culpabilisons… Pris dans un sentiment d’échec et d’impuissance, nous tentons, plus ou moins consciemment, de « tourner la page », d’« oublier », d’« aller de l’avant », faisant de ces moments des pages qu’il conviendrait mieux d’effacer de nos vies… Pourtant, cher lecteur, mon expérience de vie et de clinicienne me montre quotidiennement que suivre le fil de ces blessures, les nôtres, celles de nos enfants, est un chemin profondément et puissamment bénéfique, source de vie et de liberté. C’est ce chemin que ce livre a pour projet, et ambition, de vous faire parcourir.

Comment en suis-je arrivée là ?

Je commencerai par la fin. Lorsqu’une amie me met en relation avec une association de parents pour intervenir en conférence, je propose des sujets « intelligents » ou « attractifs » : les émotions, les hauts potentiels, rythmer sa vie pour développer ses talents… Presque incidemment, comme des petites citrouilles peu amènes, j’évoque les blessures et les traumatismes. Mon interlocutrice saisit la balle au bond, enthousiaste (comme quoi, l’être humain peut être bien étrange, qui aime ce qui est douloureux !). En parle à l’équipe, enthousiaste aussi. Et me voilà à construire une conférence sur le thème « Blessures d’enfance et résilience ». Intérêt, rencontres, parents venant demander consultations

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et conseils… Le sujet fait écho. L’année suivante, c’est la responsable des conférences d’un établissement voisin qui prend contact. Soucieuse de ne pas proposer un sujet « déjà traité » – les temps modernes cherchant sans cesse le « dernier cri » –, je suggère de nouveaux thèmes. Joueuse néanmoins, j’énonce mon sujet précédent. Surprise ! Sans l’ombre d’une hésitation, c’est le thème choisi et validé. Je vous passe la suite… Car jamais deux sans trois, l’histoire s’est répétée l’année dernière. C’est d’ailleurs grâce à celle-ci que nous nous rencontrons !

Évidemment, ma réflexion s’est construite peu à peu, en vingt ans de métier et de pratiques variées en tant que psychologue et psychothérapeute. J’aime profondément mon quotidien professionnel car, au centre, il y a la personne et la rencontre. À chaque fois, c’est la rencontre de cœurs blessés, plus ou moins guéris ou à vif, qui fonde le socle de l’intervention : évaluation des aptitudes, mobilisation des ressources individuelles ou du groupe, mise à la juste place au sein de l’institution, respect de soi et de l’autre… Bien que tout passe par le psychisme et ses facultés, l’essentiel vient de notre affectivité et de ses aléas.

Si l’innocence et la page « toute à écrire » du nouveau-né nous émerveillent, j’observe et je suis sensible à la beauté d’une ride qu’a imprimée une épreuve au visage du quadra. Je vois le regard à la fois brûlant et vacillant de la femme qui a été blessée dans son amour… Nos blessures dessinent aussi des paysages intérieurs, et donc extérieurs, bouleversants de beauté par les ressources, les dépassements et les victoires qu’elles ont dû mobiliser pour que la personne soit là, vivante.

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Notre projet dans cet ouvrage est donc de comprendre ce qu’est une blessure, de la distinguer d’autres formes de douloureux moments de vie. Nous constaterons que les blessures d’enfance concernent certes nos enfants (et ceux des autres !), mais aussi nous-mêmes, adultes « grands et forts ». Nous en observerons les différents types et les manifestations. Cela afin de mieux comprendre comment faire avec cette réalité : subir, laisser passer, combattre, guérir, « entrer en résilience » ? En quelque sorte, nous allons cheminer le long d’un sentier qui, de la vie et de ses limites, ouvre un chemin de Vie.

Ce livre est tissé de plusieurs fils que j’entremêle tout en essayant de les distinguer. Cela peut surprendre de parler à la fois du psychisme et de l’affectif, d’ouvrir la porte à l’anthropologie tout en parlant de neurobiologie du cerveau, de faire des ponts entre culture, traditions et travail thérapeutique. C’est pourquoi j’étaye fréquemment mon propos de références, peut-être davantage que les ouvrages habituellement destinés au « grand public ». C’est aussi pour cela que j’émaille l’ouvrage de mots de patients, de « petites vignettes » issues de ma pratique le plus souvent, parfois d’autres. Elles n’ont pas la rigueur ni la profondeur des vignettes des ouvrages de psychologie clinique car elles ont pour intention de donner corps à un thème qui pourrait s’avérer trop lointain du lecteur. Inversement, j’entre parfois loin dans la présentation de processus mentaux, neurologiques, afin de saisir le niveau de profondeur et d’incarnation où se situent et se rejoignent l’affectif et le psychique. Cela me semble en effet essentiel de considérer la personne humaine comme unique et intégrée.

7 IntroductIon

J’ai choisi de parler de « personne » et non d’individu ou de sujet comme cela est habituel en psychologie. Là encore, mon regard est anthropologique et humanisant plus que clinique et descriptif.

Un dernier point, sémantique cette fois : j’évoque souvent la mère/la maman ou le père/le papa. Puisque nous parlons d’enfance, c’est évidemment nécessaire. Est ainsi nommée « mère », dans cet ouvrage, la personne qui prend principalement soin de l’enfant, en particulier dans les premiers moments de sa vie ; elle désigne « l’objet d’attachement primaire », dont nous expliciterons le sens. Cette mère peut, dans la réalité, être une marraine, une grand-mère, une nurse, un oncle, un parrain, un frère ou une sœur même parfois… Le père est, quant à lui, la seconde personne qui se trouve auprès de l’enfant, celle qui apporte la sécurité matérielle et qui le conduira vers le monde en lui offrant son épaule, sa confiance. Le « père » est aussi (et même d’abord ?) le soutien de la mère, son complémentaire archétypal. Cette figure, masculine donc, peut donc pareillement être « endossée » par d’autres personnes que le père biologique.

Ce préambule nécessaire effectué – comme un cadre qui, marquant les limites du tableau, en fait ressortir la singularité –, entrons dans ce chemin d’attention et de compréhension bienveillante sur nos cœurs et les réalités affectives des enfants.

LES BLESSURES D’ENFANCE

CHAPITRE PREMIER

BLESSURES D’ENFANCE : DE QUOI PARLE-T-ON ?

« Tu n’es pas coupable de tout ce qui ne va pas chez toi, tu es arrivé blessé dans un monde blessé 1 . »

ÉCOUTONS ET OBSERVONS LES ENFANTS DEVENUS ADULTES

PARLER DES BLESSURES

Mathilde

« Ce que je trouve extraordinaire dans mon chemin vers l’apaisement et la guérison, c’est que je l’ai entamé sans penser être blessée. C’est en partant du symptôme et en détricotant les événements que j’ai compris qu’il y avait une blessure, enfouie loin dans ma vie. Un travail en douceur pour accepter de réconcilier l’enfant avec la femme que je suis aujourd’hui s’est mis en marche. C’est dans la bienveillance et le dialogue que j’ai senti les vannes s’ouvrir, les douleurs de l’enfance se soigner.

Au-delà de la blessure, il y a eu pour moi la prise de conscience des moments forts, des rencontres puissantes et des victoires qui ont jalonné mon parcours. Tant de choix ont été faits et continuent à être faits pour changer ce que le traumatisme a pu créer comme réflexes inconscients que je ne souhaite plus trouver dans ma vie aujourd’hui !

La prise de conscience que ma boussole interne n’était pas cassée, simplement déréglée, et que, bien accompagnée, je pouvais la réparer, m’a donné la force de reprendre confiance en moi sereinement. C’est un cadeau et un espoir immense de sentir qu’on a la capacité de choisir la joie et la douceur pour avancer. »

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1. J. Larghero, Comment réussir ta vie, Perpignan, Artège, 2018, p. 141.

Marie-Aude

« J’ai grandi avec une mère narcissique et dépressive délaissant ses enfants et un père violent : à l’âge adulte, rencontrant celui qui deviendrait mon mari, la forteresse que je m’étais érigée pour survivre était devenue un mur infranchissable. Je paraissais forte, courageuse, volontaire, et, pourtant, je m’étais coupée de mes émotions, faute d’affection, d’amour.

J’ai alors entrepris d’être accompagnée pour travailler sur la découverte de mes blessures d’enfance : cela m’a permis de comprendre qui j’étais, l’origine de certains mécanismes de protection. J’ai naïvement cru que cela suffirait à me libérer de mes nœuds : ils se sont rappelés brutalement à moi en devenant mère à mon tour. J’étais persuadée d’être en incapacité de donner ce que je n’avais pas reçu : j’étais en colère contre ces blessures qui ne me laissaient pas tranquille et me submergeaient parfois. Au fil d’échanges serrés, j’ai compris qu’une thérapie était nécessaire : elle a pris la forme de l’ICV 1, qui permet de regarder le passé tout en étant bien ancrée dans le présent. J’ai pu regarder qui j’avais été enfant, adolescente, adulte, et considérer tout le chemin parcouru année après année : cela m’a apaisée. Je sais que ces blessures sont toujours présentes mais, désormais, je les connais, je tente de les apprivoiser et j’espère humblement un jour pouvoir les accepter. »

Hervé

« Ma blessure d’enfance est un désajustement de la relation à mon père et à ma mère, une intrusion dans leur relation mutuelle et une transgression de mon statut d’enfant. Elle s’est cristallisée à un moment précis : je devais avoir entre 4 et 5 ans, ma mère

1. ICV : intégration du cycle de vie : il s’agit d’une approche psychothérapeutique utilisant des listes de souvenirs (lignes du temps) qui permettent d’intégrer les différentes parties du Soi. Voir le site www.aficv.com

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avait découvert que mon père la trompait avec l’épouse d’un de leurs amis. Elle m’avait demandé d’appeler cette femme pour lui dire de me “rendre mon papa”. Je me souviens de l’impression que j’ai eue au téléphone avec cette adulte gênée, l’impression de devoir prendre mon courage à deux mains pour transgresser ma condition d’enfant et lui décocher la flèche.

Ayant constaté la faillibilité des adultes, il m’était, après cet événement, impossible de revenir, sous leur égide, à mon statut d’enfant. Pourtant, je ne pouvais pas non plus prétendre, à 5 ans, à celui d’adulte. J’ai donc erré, sans statut, frappant dès que cela était possible dans les vulnérabilités des figures d’autorité qui se succédaient devant moi : parents, éducateurs, professeurs et managers, pour révéler aux autres leur hypocrisie et leur faiblesse. Voilà le rôle que j’avais trouvé à jouer, jusqu’au jour où ma femme donna naissance à notre première fille. Sans que je m’en rende immédiatement compte, cela chamboula mon existence. Tout ce en quoi je croyais s’effritait aussitôt que je cherchais à m’appuyer dessus. Moi qui pensais m’être construit en homme fort, j’étais effrayé de tout. Et, incapable de me sécuriser moimême, j’étais incapable de sécuriser ma fille. Cela était pour moi une grande source de honte.

La pandémie de Covid 19 appuya de manière implacable sur ce sentiment d’insécurité. Je me suis effondré en octobre 2020 quand, l’ayant contracté, j’ai commencé à ressentir des difficultés à respirer. C’est alors que j’ai pris contact avec un psychologue Nous avons commencé un protocole de crise puis, lorsque j’ai peu à peu retrouvé pied, nous avons poursuivi en ICV. Le travail que nous effectuons depuis me permet d’avancer dans la compréhension des mécanismes qui m’entraînent malgré moi et de les laisser s’éteindre. Il pose aussi les fondations d’un sentiment de sécurité qui me fait appréhender les événements, les autres et moi-même de manière plus sereine. J’ai pu calmer le sentiment de colère que j’avais vis-à-vis de mes parents et me réconcilier

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avec mon père. Car j’ai compris qu’eux aussi avaient été blessés et que ma blessure était reliée à la leur, elle-même reliée à celles de leurs parents et ainsi de suite, en une chaîne remontant les générations.

J’ai aussi pu faire face à de nouvelles difficultés : la perte de ma belle-mère, la maladie d’Alzheimer de ma mère et certains symptômes du Covid 19 qui persistent jusqu’à aujourd’hui. Malgré tout cela, je ressens plus de joie qu’auparavant : j’apprécie davantage le bonheur simple et quotidien de mon foyer ; j’aime plus profondément ma femme, mes filles, chacun des membres de ma famille et chacun de mes amis ; et je pense moins à tous les maux qui pourraient venir ravager cela. J’ai retrouvé l’espérance. »

RETOUR AUX SOURCES : ÉTYMOLOGIE ET PREMIERS ÉLÉMENTS DE DÉFINITION

Pour tenter de cerner ou de définir ce que peuvent être ces blessures d’enfance, qui s’avèrent donc internes, psychologiques ou affectives, je vous propose un retour sur l’étymologie et un détour par analogie avec la blessure corporelle.

DE L’INFANS À LA PAROLE PUBLIQUE

Le mot « enfant » nous vient du mot latin infans, désignant celui qui n’a pas (in privatif) de parole ( fari : parler) : in-fari. Ce dernier verbe vient lui-même du grec phémi, encore plus intéressant : « Celui qui ne sait pas manifester sa pensée par la parole1. »

Dans le monde romain, l’enfant mâle devenait liber (que le Gaffiot, dictionnaire latin-français, traduit par « enfant de condition libre ») après avoir parcouru des rites de passage dont les symboles signifiaient ce qui différencie l’enfant de

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1. https://sites.google.com/site/etymologielatingrec/home/e/enfant

l’adulte. Le jeune homme, vers 16, 17 ans, vit cette transition au cours des fêtes de la Leberaria, honorant Bacchus et Liber (ou Déméter selon les sources). Lors de celles-ci, la fécondité est célébrée au travers de distributions de galettes de miel. La masculinité l’est quant à elle par la dépose de la toge rouge (la toge prétexte, toge de l’enfance), ainsi que celle de la bulla (un médaillon mis au cou du nouveau-né pour le protéger du mauvais sort). Les jeunes gens renoncent ainsi à sa protection. Ils vont ensuite revêtir la toge blanche (la toge virile) dans la maison paternelle. Puis, accompagnés par un cortège, ils se rendent au forum, le lieu des débats et des décisions publiques de la cité, pour y être introduits. Ils sont ainsi invités à y prendre leur place, à parler et à agir en tant qu’hommes.

Le jeune Romain qui est maintenant un jeune homme, juvenis, peut être soldat, orateur, amoureux et même prêtre. […] Pour ces jeunes hommes revêtus de la toge virile, le temps du jeu est passé, le temps du sérieux est arrivé. Ils n’imitent plus, ils agissent. Et on attend d’eux, immédiatement, un premier exploit, qui est aussi un présage de ce que sera sa vie d’homme1.

Or, second élément étymologique, liber renvoie aussi au livre : il désigne la pellicule située entre l’écorce et le bois, sur laquelle on écrivait dans l’Antiquité2 . Cette partie de l’écorce est dite « vivante ».

1. L’Invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin, Paris, La Découverte, 1994, p. 272, cité dans https://blogpeda.ac-poitiers.fr/mid2-comenius-g3/ 2014/03/27/rite-de-passage-chez-les-hommes/.

2. https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/liber.

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Blessures d’enfance : de quoI parle-t-on

Ce détour par le liber donne ainsi matière à réflexion sur ce qu’est l’adulte : affranchi, c’est-à-dire dégagé des entraves, acteur de la cité, partie vivante de l’arbre qui permet l’inscription, et donc la transmission… voilà le programme d’évolution auquel est en quelque sorte promis l’enfant.

Revenons à notre infans initial. Chez les Anciens, le jeune enfant n’avait donc pas accès à la parole « publique », qui engage l’individu dans la cité, lui permet d’en être un acteur. Dans notre culture contemporaine, l’« enfance » renvoie plutôt à la personne avant qu’elle ne dispose pleinement du langage, soit environ une douzaine d’années1.

De fait, on peut, très schématiquement, considérer qu’il y a un « avant » et un « après » langage. Toutefois, comme ce dernier se met progressivement en place, qu’il passe par des stades, cette distinction n’est pas, dans la réalité, aussi tranchée.

Avant 3 ans, les sensations et les expériences sont toutes ressenties, vécues, enregistrées, mais elles ne sont pas associées aux mots et restent de ce fait « brutes », peu assimilables.

Concrètement, quand je propose aux patients de citer leurs tout premiers souvenirs, voici ce qui remonte : « J’entends le chien des voisins », « Je sens l’odeur de la colle en classe, le gâteau de ma grand-mère » (la madeleine de Proust !). Bref, des sensations, très vivaces, voire entêtantes, mais qui ne « bougent » pas, ne s’élaborent pas. Si l’enfant commence dès 1 an à prononcer des mots, ceux-ci désignent d’abord du concret très « connu » (« maman », « eau », « doudou »,

1. En réalité, comme nous le verrons plus loin, c’est la puberté qui induit des facultés cognitives nouvelles (l’abstraction notamment), donnant accès à toutes les potentialités et richesses du langage.

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etc.). Le registre émotionnel et interne n’est pas encore disponible. En quelque sorte, l’expérience n’est pas encore connectée aux mots.

À partir de 3 ans, le langage commence à s’articuler : l’enfant prononce des phrases avec un sujet, un verbe, peut commencer à orner de petites circonstancielles ou d’adverbes : « Maman l’est trop bon le tâteau ! » Dès lors, il va en quelque sorte « accrocher » des mots sur ses expériences de vie. Enfin, sur presque toutes. Ce ne sera pas le cas de celles qui sont « trop » : trop fortes, trop dures, bref, trop excitantes (nous y reviendrons en chapitre 21). Comme les mots se remanient, s’associent, nos petits paquets d’« expériences-mots » suivent ces mouvements, permettant la mise à distance, la mise en perspective, et donc l’assimilation.

Ce processus d’acquisition du langage est long et non linéaire, quoique structuré par des étapes clés : premiers mots – parfois très frustrants pour les parents quand ce n’est ni « papa » ni « maman », ou que « mama » désigne toute personne de sexe féminin –, accès au « non », puis au « je » (eh oui, il faut d’abord établir des limites avant de se définir… jolie matière à réflexion !), mots-valises, ébauches de phrases, complexification de la phrase (ajouts de marqueurs de lieu, de temps, modulations). Au passage des 6-7 ans, la spatialisation et la temporalité s’affinant, les verbes se conjugueront et feront la danse dans des récits colorés.

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1. Voir p. 62.
d’enfance : de quoI parle-t-on

5-7 ans

Saute à cloche-pied. Nœud de chaussure.

3 ans

18 mois

12 mois

1 ers dessins de bonhomme. Imitation/faire semblant. Court, saute. Apprend la propreté.

Retenir/ lâcher. Cache et retrouve. Transvaser. Montre ce qu’il veut. Explore.

Debout avec appui. Marche. Pince pouce/ index. Puzzle simple. Répète les jeux et gestes.

9 mois

Assis seul. Rampe. Cherche un objet caché.

6 mois

Prend ses pieds avec ses mains.

3 mois

Catégorise, classe à partir du concret. Début de l’écriture.

Je. Pourquoi ? Petites phrases.

« Triangule » : papamamanmoi. Veut se marier avec papa ou maman (« œdipe »).

Joue avec les autres enfants. Début jeux de société. Peut s’attacher à un autre adulte que les parents.

Non.

Quelques mots. Jargon et motphrase. Intonations.

Mots de deux syllabes.

Syllabes non répétées.

Opposition. Crise de colère. Demande à faire seul. Obéit pour faire plaisir. Intérêt pour les autres. Moi/pas moi.

Comprend un interdit simple. Peut donner sur ordre.

Marionnettes. Jeu de coucou. Peur de l’étranger. Pleurs lors de la séparation => le besoin du doudou apparaît.

Distingue les visages familiers.

1 mois

Tourne la tête pour suivre du regard. Tient la tête.

Serre le doigt dans la main.

Motricité

Vocalises prolongées.

Petites vocalises.

Langage

Sourire adressé.

Fixe le regard sur une personne. Cesse les pleurs à l’approche.

Relation

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Blessures d’enfance : de quoI parle-t-on

L’adolescence s’amorce ensuite vers 11, 12 ans, grâce, notamment, à la myélinisation1 des fibres neuronales. En effet, ce processus accélère la transmission le long des neurones. Les signaux voyagent plus rapidement et de manière décuplée par la création de nouveaux neurones et de nouvelles connexions. La richesse et la complexité de l’influx neuronal permettent ainsi l’arrivée progressive de l’abstraction et de ses déclinaisons… Le subjonctif et le conditionnel rendront possible l’envol des fonctions mentales : je fais des plans sur la comète, tu remanies les récits, il construit sa pensée, nous argumentons nos positions, vous élaborez des projets, ils construisent l’à-venir.

Les formations professionnelles, universitaires, ou l’apprentissage, fournissent ensuite un vivier d’expériences ciblées et répétées. Ces répétitions ouvrent les voies de la compétence puis de l’expertise, lesquelles conduisent à la capacité de transmission. Ainsi, à partir de 25 ans, la maturité neurologique sera acquise. Si les réseaux neuronaux et les structures évoluent tout au long de la vie, ils atteignent toutefois un état de stabilité dans lequel l’adulte fonctionnera désormais.

Autour de 25 ans, la personne a donc les ressources internes pour « assumer » sa prise de parole et ses actes, de manière autonome et responsable : elle peut répondre de ses actes et rendre compte de son action. Wikipédia (même lui !) précise que l’adulte « doit être capable de s’engager par ce qu’il produit (contrat de travail, actes civils, parentalité, etc.) 2 », ce qui renvoie explicitement à la dimension publique

1. La myélinisation débute in utero, mais elle s’étend et s’intensifie notamment à l’adolescence.

2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Adulte.

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et sociale des fonctions langagières. Il n’est plus infans mais personne contributive de la cité.

Ce long détour par la construction du langage et de ses fonctions est essentiel pour comprendre en quoi une blessure d’enfance est foncièrement distincte d’une blessure survenant à l’âge adulte. Outre la dépendance affective et matérielle1, la construction neurologique, et donc intellectuelle, de l’enfant constitue une vulnérabilité spécifique et une quasi-incapacité à surmonter la blessure pleinement « par ses propres moyens ».

Le terme « blessure » vient lui du francique blettjan 2 , signifiant « meurtrir ». Le Robert le définit ainsi : « Lésion faite, involontairement ou pour nuire, aux tissus vivants par une pression, un coup, une arme ou de la chaleur. »

Reprenons les différents aspects de cette définition en les projetant sur un plan psycho-affectif.

Il s’agit d’une « lésion », c’est-à-dire d’un « changement grave 3 » dans un organisme. Il n’y aura donc pas de retour à l’état antérieur (nous y reviendrons au sujet de la résilience).

Cette modification peut être produite de façon involontaire ou délibérée. Autrement dit, s’il existe des blessures faites en conscience et intentionnellement, elles peuvent aussi être provoquées sans que son auteur le veuille ou même s’en rende compte.

Le terme « lésion », comme le mot « blessure », renvoie au « tissu vivant », à l’organisme. Ne peuvent donc être

1. Voir chapitre 3 et la question de l’attachement, p. 108 et suivantes.

2. J. Pruvost (dir.), Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Bordas, 2012.

3. Selon Le Robert également.

BLESSURE PHYSIQUE, BLESSURE D’ENFANCE, FILONS L’ANALOGIE
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blessés que des êtres vivants ou des parties en nous qui sont vivantes. On ne peut pas blesser les morts. Ce qui peut constituer une bonne nouvelle : nous sommes blessés parce que nous sommes vivants !

Autre implication : le vivant étant par nature évolutif et adaptatif, l’organisme blessé ne restera pas en l’état, il poursuivra son parcours de vie en s’adaptant aux effets et aux conséquences de la blessure.

Un premier aperçu de ce qui provoque la blessure permet ensuite d’envisager quelques pistes que nous approfondirons par la suite :

– « une pression » : le monde du travail nous le montre suffisamment, les injonctions, même positives, constituent une pression psychologique. Sur un enfant, cela peut prendre des formes telles que : « Réussis », « Ne pleure pas », « Comporte-toi comme ci ou comme ça »,

« Tu n’es pas digne de… si… » ;

– « un coup » : cela renvoie à la maltraitance, qui peut prendre des formes très insidieuses, aux insultes, aux humiliations ;

– « une arme » : il s’agit plutôt ici du harcèlement, notamment via Internet, des menaces – dans ce cas, il y a une volonté de nuire ;

– « la chaleur » : ce sont les amours fusionnels, dans lesquels on ne laisse plus d’espace à l’autre, ou, à l’opposé, c’est la brûlure par le froid de l’abandon.

Enfin, nous relevons que les dictionnaires mentionnent tous, en deuxième ou troisième acception, la blessure comme « atteinte portée aux affections, aux sentiments, à

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la sensibilité de quelqu’un1 ». On reconnaît ainsi que notre affectivité est soumise aux blessures.

BLESSURES… AFFECTIVES

Quand vous avez lu le titre de cet ouvrage, Les Blessures d’enfance, vous avez évidemment pensé aux blessures intérieures, pas à la coupure de votre petit dernier quand il a tenté de sculpter le morceau de bois trouvé dans la forêt. Et pour cause.

Vous sentiriez-vous blessé si un parfait inconnu ne remarquait pas votre nouvelle coiffure, ou si votre tout nouveau boss ne faisait pas l’éloge de vos qualités ? Vous sentiriezvous abandonné par un voisin de bus qui se lèverait et sortirait sans vous avoir dit au revoir après être resté assis deux stations à côté de vous ? Éprouveriez-vous de la trahison si la personne qui attend derrière vous dans la file passait devant vous à la faveur d’un moment d’inattention ?

Reprenons maintenant les mêmes situations en changeant le paramètre « relation » (et donc l’affectivité) : vous croisez une copine de bac à sable (les mamans de jeunes enfants se reconnaîtront !) juste avant d’aller chez le coiffeur et vous lui partagez le bienfait que vous en espérez (ou l’appréhension que vous avez, c’est pareil). Si, quand vous la croisez le lendemain (le bac à sable, c’est tous les jours), elle ne remarque rien, ne fait aucun commentaire, ne ressentirez-vous pas un pincement intérieur, une pointe d’amertume, de regret ou de solitude ? Deuxième exemple : vous avez préparé un dossier avec le nouveau boss, lui partageant les difficultés qu’il mobilisait… Comment réagirez-vous intérieurement à

1. Dictionnaire de l’Académie française, consultable en ligne : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9B1366.

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une absence de feedback positif sur votre implication, votre bonne gestion ? Enfin, vous vous être enquis du confort de votre voisin de bus, et avez échangé un brin de discussion authentique avec lui – son départ sans un mot ou un regard vous laissera-t-il indifférent ? De même avec le client qui vous précédait et avec qui vous aviez échangé quelques mots, ne serait-ce que ces petits coups d’yeux de supermarché soulignant l’amabilité de la caissière, la lenteur du client précédent ou le bruit des annonces braillées dans le micro ?

Autrement dit, notre sensibilité est mobilisée dans et par la relation avec l’autre. C’est donc le lien avec l’autre qui peut générer la blessure quand ce dernier y porte un coup.

Ainsi, alors qu’un traumatisme peut n’être « que » psychique1, une blessure est, selon ma pratique et les témoignages que je recueille, toujours d’ordre affectif. Je crois pouvoir affirmer qu’il n’y a pas de blessure intérieure là où il n’y a pas d’amour… À mettre en lien autant que vous le souhaitez avec la précédente définition selon laquelle il n’y a pas de blessure là où il n’y a pas de vie !

Revenons aux enfants : leurs blessures viennent en premier lieu de ceux dont ils sont les plus proches : parents, frères et sœurs, enseignants, « meilleurs amis », soignants, éducateurs… Les atteintes des « autres » ne blessent pas, elles égratignent tout au plus. La bousculade de Bidule avec qui l’on n’a jamais joué peut faire physiquement mal mais ne laissera pas de trace affective2 . Le sourire moqueur de Jeanqui-est-mon-meilleur-ami laissera un souvenir amer parfois encore des années plus tard.

1. Voir chapitre 2, p. 63.

2. À l’exception non négligeable de toutes les attaques contre la dignité du corps, par acte ou par parole : se faire toucher les parties intimes, être moqué devant un groupe sur ses caractéristiques physiques notamment.

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C’est donc la proximité des liens qui génère la vulnérabilité à la blessure. D’ailleurs, les personnes les plus blessées tentent souvent de ne plus s’attacher aux autres : « Je n’aurai pas mal si je reste à distance. » Avec ce « bémol », vrai « coût à payer », que nous sommes des êtres de relation et donc d’attachement. Aussi, nos relations irriguent notre vitalité, comme l’eau et le soleil permettent à la plante de vivre.

Mais c’est aussi en raison de cette proximité affective que la blessure est inévitable : comment être ajusté et respectueux de ceux que je côtoie à chaque instant, ou même régulièrement, comme mes grands-parents, ou plus ponctuellement, comme mes soignants, eux comme moi étant des êtres imparfaits ? Comment ne pas heurter et léser l’amour qui m’est porté quand je perçois, ressens, comprends les expériences différemment de cet autre qui m’aime et que j’aime ? L’altérité, si précieuse singularité humaine, porte en elle le germe de la blessure.

Nous ne pouvons qu’accueillir cette réalité. Humblement et simplement. Cela nous libérera d’une culpabilité néfaste pour nous et pour l’être aimé. Cela nous donnera aussi le courage de regarder nos actes et comportement « en face », pour agir : écouter, comprendre, panser et penser, soutenir les processus de guérison.

BLESSURES… INSCRITES PHYSIQUEMENT

Repartons encore de la définition de la blessure « physique ». Elle utilise le terme « lésion ». Or, qui dit « lésion », dit « cicatrice ».

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Blessures d’enfance : de quoI parle-t-on ?

Quand je vois arriver Geneviève1, 56 ans, une vague de découragement se présente à l’intérieur de moi : pas très grande mais en évident surpoids, ne portant à l’évidence pas soin d’elle, lâchant au sol un sac énorme qui semble contenir toute sa vie, le regard qui fuit le mien. Elle s’affale sur le fauteuil en face de moi : « Je viens parce que ma fille m’a dit de venir. »

Geneviève n’a plus goût à rien, tout lui pèse, seule sa fille compte pour elle, mais leurs relations sont conflictuelles : elle la sollicite pour s’occuper de sa petite-fille pour gérer les contraintes professionnelles, mais elle lui reproche d’être trop proche, de s’immiscer dans ses affaires et dans l’éducation de l’enfant. Cette femme a connu une vie éprouvante : multipliant petits boulots précaires et mal payés, elle s’est occupée de ses deux enfants comme elle a pu, souvent seule. Tout son discours est donc orienté sur et vers sa fille et son fils. Comme si rien n’existait avant eux… Après deux « tours de piste » sur ce registre, je lance une perche : « Et vous, comment est-ce avec votre propre mère ? » Geneviève s’effondre en larmes, l’odeur de lavande2 que je lui présente alors manque de la faire vomir. Tout à trac, elle énonce que sa mère la « déteste », la « critique tout le temps », alors même que Geneviève s’en occupe beaucoup. Depuis qu’elle est enfant, elle entend qu’elle « n’est pas jolie », qu’elle « est stupide et ne comprend rien »… Le reste de la séance suffit à peine à expliciter tout ce que Geneviève a ingurgité et vécu de douloureux avec sa mère. Elle s’est fabriqué une carapace alimentaire – une manière d’être

entre fantôme et « vache » selon ses propres mots. Le soin, la

1. Le prénom a été modifié. Ce sera bien sûr le cas à chaque fois que j’évoquerai des situations tirées de mon expérience de thérapeute, publiées avec l’accord des personnes concernées.

2. La lavande est une plante aux multiples bienfaits, et dont le parfum renvoie à la douceur maternelle, à la sécurité et à la paix… Pour autant que tout cela soit « ouvert » à l’intérieur de nous !

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bienveillance, lui permettent plusieurs mois plus tard de poser des limites claires à sa mère qui, pour la première fois, lui adressera des remerciements et un compliment ; elle perdra du poids et prendra un tout petit peu de plaisir à acheter une robe assez seyante et, deux ans plus tard, osera une relation amoureuse et affective de qualité qui dure depuis.

L’être humain est à la fois corps et esprit. Et ces deux réalités ne fonctionnent pas de manière indépendante, à aucun moment. Ce que je vis avec et dans mon corps mobilise mon intelligence pour décoder les informations sensorielles, les analyser, leur donner du sens, les mettre en relation avec des stimuli et des expériences antérieurs ; puis pour décider, plus ou moins consciemment, de la réaction idoine, c’està-dire de la meilleure solution possible au regard de ce que le système interne perçoit de la situation et des ressources disponibles sur le moment. Laquelle solution peut être… de « ne rien faire ».

Réciproquement, rien de ce qui « sort » de mon super cerveau n’est déconnecté de mon corps : il modifie son fonctionnement sous l’influence de l’environnement physique (essayez de formuler une pensée savante quand vous grelottez de froid !), humain (dites-vous la même chose devant votre miroir et à votre directeur ?), de la mobilisation physique de votre corps (vous n’êtes jamais inerte, vos yeux balayent même dans le vide, votre tête se penche quand vous réfléchissez).

Ainsi, les blessures, pour affectives qu’elles soient toujours, s’inscrivent dans le corps. Tel enfant regarde toujours par en dessous après qu’il a reçu reproches, railleries, voire coups, chaque fois qu’il a regardé son père dans les yeux. Telle jeune fille dont on aperçoit à peine la présence, au teint diaphane

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et à la silhouette évanescente, a entendu depuis son berceau qu’il était heureux qu’elle soit calme et paisible car il n’y avait pas de place pour un enfant bruyant de plus…

Quand nous regardons avec attention ceux qui nous entourent, les corps et attitudes parlent mieux que les rôles qui sont endossés. Plusieurs mouvements et approches thérapeutiques travaillent à partir du corps et avec lui : bioénergie1 et gestalt 2 par exemple.

De même, on parle aujourd’hui de l’interaction entre le système digestif et les émotions, et notamment du lien entre stress et ulcère ou troubles digestifs. Plus largement, on peut envisager les maux du corps comme une expression « par défaut » de mots : c’est une approche psychosomatique, qui reconnaît une dimension psychologique dans le trouble physique et la maladie. Dans le registre psychanalytique, Didier Anzieu et son « Moi Peau » formule une pensée riche sur les limites, le rapport de soi avec l’autre. De nombreux ouvrages tentent une lecture interprétative des maux du corps, certains relevant toutefois de l’interprétation sauvage ou ésotérique ; je reconnais à celui de Jacques Martel la qualité d’un solide ancrage physiologique et de pistes affectives souvent pertinentes3.

1. La bioénergie date de la fin des années 1970, et est une évolution de la psychanalyse, plus orientée sur le corps. En dehors d’exercices d’ancrage, qui restent très basiques, elle reste d’abord une approche psychocorporelle qui écoute et cherche à comprendre ce que le corps exprime du psychisme. Pour une présentation assez juste : https://www.iabfs.fr/analyse-bioenergetique.html.

2. La gestalt thérapie provient de la pensée que nous percevons des formes ( gestalt en allemand) globales et non des sommes de parties : « Le tout est supérieur à la somme des parties. » Cette approche thérapeutique née dans les années 1950 s’intéresse particulièrement à ce qui se passe ici et maintenant, et met en action le corps. Voir le site : https://www.cegt.org/la-gestalt-therapie/fondement-theorique/.

3. J. Martel , Le Grand Dictionnaire des malaises et des maladies, Escalquens, Quintessence, 2007.

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La connaissance scientifique apporte également des éclairages importants sur la manière dont les expériences façonnent la réalité physique de la personne. Nous avons déjà évoqué la dimension neuronale : chaque expérience remodèle les réseaux neuronaux, soit par renforcement d’un circuit déjà existant (par exemple quand je répète ma leçon), soit par création de nouvelles connexions. Nous y reviendrons, mais posons déjà une réalité bien établie par les observations : les circuits neuronaux les plus « fréquentés » sont considérés par notre système interne1 comme les plus « vrais ». Si j’entends quotidiennement que je suis « gentil et intelligent », je me vivrai « au bout » comme une personne gentille et intelligente : je croirai cela de moi, j’agirai conformément à ce que j’ai appris comme correspondant à « être une personne gentille et intelligente ». Si j’ai, inversement, entendu quotidiennement que j’étais « bon à rien et méchant », mon système interne agira conformément à cette « autoroute ». Les expériences conduites à l’école sur les résultats scolaires des enfants en fonction des attentes des enseignants sont illustratives de ce fonctionnement, appelé « effet Pygmalion ». À l’inverse, les expériences contredisant le circuit dominant seront minimisées, voire mises de côté (c’est la fameuse « dissonance cognitive »).

1. Dans cet ouvrage, nous désignerons par « système interne » le système neuropsycho-physiologique régulant et modulant les réponses aux stimuli. Ce système « corps-esprit » fonctionne le plus souvent sans que nous en ayons réellement conscience, et, selon les circonstances dont nous reparlerons au chapitre 2, il peut tout à fait échapper à notre volonté.

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Blessures d’enfance : de quoI parle-t-on ?

L’effet Pygmalion

Le chercheur en psychologie sociale Robert Rosenthal s’intéressa à l’effet des attentes sur les performances. Il conduisit une première expérience avec des rats en demandant à deux groupes d’étudiants d’en entraîner à parcourir un labyrinthe. Ils sont répartis au hasard, mais les groupes d’étudiants, eux, reçoivent des informations distinctes : au premier groupe, il est indiqué que « leurs rats » ont déjà réussi des tests très exigeants et qu’ils vont sans doute avoir des résultats exceptionnels à cette épreuve ; au second groupe, on indique que « leurs rats » n’ont rien de remarquable et auront donc sans doute du mal à trouver l’issue. Qu’arriva-t-il ? Le premier groupe de rats réussit à trouver la sortie bien mieux que les seconds, dont certains ne dépassèrent pas la ligne de départ ! Rosenthal démontra ainsi que les performances sont largement liées aux attentes et prédictions de ceux qui les évaluent. Il compléta sa recherche auprès d’élèves, en attribuant des tests de quotient intellectuel de haut niveau à des élèves choisis au hasard : ces derniers eurent non seulement de meilleurs résultats tout au long de l’année, mais ils obtinrent de meilleurs scores au test de QI réitéré en fin d’année.

Il nomme cet effet « Pygmalion », du nom de ce sculpteur grec de génie qui donna vie à l’objet de son désir, à savoir une statue de femme qu’il avait modelée : l’attente conforme l’objet.

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TABLE
MATIÈRES Introduction ....................................................... 5 Chapitre premier. Blessures d’enfance : de quoi parle-t-on ?.............................................. 9 Écoutons et observons les enfants devenus adultes parler des blessures ............................................. 9 Retour aux sources : étymologie et premiers éléments de définition ........................................ 12 De l’ infans à la parole publique ............................. 12 Blessure physique, blessure d’enfance, filons l’analogie ........................................................... 18 Blessures… affectives ............................................. 20 Blessures… inscrites physiquement ........................ 22 Concrètement, quelles situations sont « blessantes » ? .................................................... 31 Blessure par abandon ............................................. 34 Blessure par le rejet et les « interdits d’exister » ......... 38 Blessure par « chaleur » ........................................... 42 Les blessures des violences physiques ou psychologiques ................................................ 44 Chapitre 2. Comprendre pour repérer et agir ........ 49 Différencier blessures, épreuves et traumas ............ 49 Les blessures ........................................................... 50 L’épreuve .............................................................. 53 Le traumatisme ..................................................... 62 Objectivité, subjectivité, intensité : les trois dimensions du réel .............................................. 72 221
DES
Notre cerveau se construit par la répétition… incidences ! ......................................................... 75 Une forêt vivante dans ma tête ............................... 75 Vivre et apprendre, un monde sans fin .................... 77 En quoi cela concerne donc notre sujet ? ................... 79 Les processus de mémorisation ................................. 80 Souvenirs biographiques versus « ce que je sais sans savoir comment je le sais »............................ 90 Des petits « tout le temps » au grand « c’est comme ça » ou « patatra » ............................................... 97 Attachement, sécurité, vulnérabilité… ou comment notre terre intérieure se façonne..... 101 L’autre, cet objet d’amour........................................ 101 Quand l’amour n’est pas là : l’hospitalisme de Spitz ............................................................. 105 Aptitudes et relations avec le tout-petit.................... 108 L’attachement et ses quatre variations ..................... 116 Le développement de l’enfant et ses périodes critiques ............................................................. 122 Concrètement, ça donne quoi au quotidien ? ......... 127 Observer pour mieux connaître et soutenir .............. 127 Une approche des quatre éléments ........................... 132 Point d’étape .......................................................... 141 Chapitre 3. Sortir, soigner, guérir, transformer ?... 143 Réaction, guérison, résilience ................................. 144 Mettre à distance, observer, désinfecter .................... 144 La guérison, un processus ....................................... 148 Quelques points spécifiques concernant les enfants .... 153 Parlons enfin de la résilience ................................... 155 222 LES BLESSURES D’ENFANCE
Droit et justice : ce qu’ils peuvent réparer… ou pas ................................................................. 159 Ressources internes avez-vous dit ? ........................ 164 Ressources externes ................................................ 176 Les « pros » de la blessure : psy-chiatre, psy-chologue, psycho-thérapeute….................... 184 Psy, la nébuleuse .................................................... 185 Et le spi ? .............................................................. 189 Comment et quoi choisir pour guérir psychiquement ? ................................................. 193 Où les quatre éléments pourraient bien encore nous être utiles… ............................................... 199 Conclusion. Traces, cicatrices, handicap… et aussi trésor de vie ? ...................................................... 205 Épilogue ............................................................. 211 Remerciements ................................................... 213 Quelques ressources concrètes (et non exhaustives !) ........................................... 215 Pour soutenir le travail des parents au quotidien ... 215 Communication ................................................. 215 Livres inspirants, soutenant l’élaboration et la construction de soi .................................. 215 Pour aider nos jeunes à se découvrir, connaître leurs talents..................................................... 216 Pour prévenir et guérir les traumas que sont les expositions à la pornographie des enfants ... 216 Bibliographie ...................................................... 217 taBle des matIères

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