
À ma famille, précieuse et merveilleuse.
Paris, le 22 octobre 1895.
Joseph Rochecourt attrape la montre glissée dans la poche de son gilet et y jette un coup d’œil. Bientôt quatre heures de l’après-midi. Devant lui, les voitures à cheval se suivent au pas pour déposer leurs occupants à l’entrée de la gare de Montparnasse. Si le rythme n’accélère pas, il va rater son train. Tout à coup, Joseph se penche en avant et pose la main sur l’épaule du cocher.
– Je vais descendre ici, dit-il, pressé. Ça n’avance pas.
Le cocher hoche la tête et tire les rennes pour stopper les chevaux.
– Voulez-vous que je sorte votre bagage ? demande-t-il au jeune homme.
Joseph secoue la tête.
– C’est inutile. Je vais le faire, merci beaucoup.
Joseph tire de son portefeuille quelques billets de banque qu’il tend au cocher.
– Gardez la monnaie et encore merci.
Puis, sans attendre de réponse, il saute à bas de la voiture à cheval, attrape son lourd sac de voyage en toile épaisse et s’élance vers la gare. Il n’a aucune envie de rater son train. Voilà près de deux mois que Joseph n’a pas revu sa famille. Deux mois bien remplis qui lui ont donné peu de répit. Il a été invité à la première projection publique du cinématographe des frères Lumière à La Ciotat, assisté à un vol en planeur de l’allemand Otto Lilienthal, inauguré des expositions, visité les ateliers du constructeur automobile français De Dion-Bouton et, surtout, traversé deux fois l’Atlantique pour l’inauguration de la ligne Cherbourg/New York de la compagnie transatlantique allemande Hamburg-Amerika Linie. À présent, Joseph rêve de poser ses valises quelques jours dans sa famille pour profiter de son père et de ses frères et sœurs. Il a promis d’arriver à la Minotière dans la soirée. S’il est en retard, tous vont encore se moquer de lui. Car le jeune homme est coutumier du fait à cause de ses obligations de journaliste qui le retiennent souvent plus longtemps que prévu.
Joseph pénètre dans la gare en courant, jette un regard à l’une des deux grosses horloges suspendues au mur et accélère. Plus que douze minutes avant son train de 16 h 10 pour la Normandie.
Voie 6, une locomotive arrive au loin, sa cheminée crachant un long ruban de fumée grise.
– Trop vite ! dit un homme à côté de Joseph quand il aperçoit la machine lancée à vive allure. Elle va trop vite ! répètet-il plus haut sans lâcher la locomotive des yeux.
Joseph scrute la lourde voiture en fer qui avance vers eux et fronce les sourcils. En effet, il n’a jamais vu un train entrer si vite en gare.
– Un train fou ! alerte à son tour un employé près de la voie. En tête du train qui continue d’avancer inexorablement, Joseph aperçoit à présent les visages terrifiés du chauffeur et du mécanicien. L’un des deux est arc-bouté sur ce qui doit être le levier du frein.
– Écartez-vous ! hurle un inconnu en pénétrant dans un bureau sur le côté de la gare.
À peine Joseph a-t-il eu le temps de reculer de deux pas, que la locomotive passe devant lui, à pleine vitesse, et fonce droit dans l’épais heurtoir de bois à l’extrémité de la voie. L’installation ne résiste pas au choc et vole en éclat, projetant de grosses et dangereuses éclisses dans les airs tandis que la locomotive folle poursuit sa course sur le terre-plein de béton qu’elle enfonce lui aussi.
– Seigneur ! murmure Joseph en voyant le train filer droit vers les grandes verrières qui donnent sur la rue.
Par les fenêtres des wagons, il aperçoit les voyageurs qui crient et tentent d’encaisser les chocs. À l’avant du train,
le chauffeur et le mécanicien s’éjectent de la folle machine dans un réflexe désespéré et retombent lourdement sur le sol de la gare.
Alors, la locomotive transperce la verrière dans un coup de tonnerre monstrueux, traverse la rambarde de pierre et s’élance dans le vide.
Joseph, hypnotisé et impuissant, assiste à l’envolée de la machine qui reste suspendue dans les airs une fraction de seconde avant de plonger vers la place au pied de la gare. Autour de lui, les voyageurs et le personnel ferroviaire écarquillent les yeux d’horreur.
Et puis, tout à coup, l’avant de la locomotive atteint les pavés de la place, s’y incruste et s’arrête net dans un bruit assourdissant. Derrière elle, le tender où est stocké le charbon reste en suspens dans le vide tandis que tous les autres wagons s’immobilisent à la limite de la verrière. Intacts. Un vrai miracle !
Aussitôt, les cris succèdent à la peur muette. Les passagers sortent des wagons en hurlant et en regardant autour d’eux affolés. Ils craignent d’apercevoir des débris et des victimes partout. Ils sont persuadés d’être arrivés en enfer. Au lieu de cela, rien. Les voyageurs et employés de la gare sont éberlués et sous le choc. Pourtant, il n’y a aucun blessé.
Le trou dans la façade du bâtiment est effrayant, mais les wagons ne sont pas touchés. Ils ne se sont pas empilés
La plume de Joseph
les uns sur les autres comme lors de précédentes catastrophes ferroviaires.
Un homme en grand frac1 court le long du train. Il vient de l’arrière, de la luxueuse voiture-salon, et arrive à l’avant essoufflé.
– Jeanne ! appelle-t-il. Jeanne ! Une domestique d’une cinquantaine d’années se dirige alors vers lui en tremblant encore. Son bonnet est de travers, son tablier a tourné mais elle est sauve.
– Je suis là, Monsieur. Je vais bien.
– Dieu soit loué, s’écrie son maître en l’apercevant. Je m’en serais tellement voulu s’il vous était arrivé quelque chose.
À droite, à gauche, on se regarde, on se défroisse, on rajuste son chapeau, on se masse les tempes ou les poignets selon que l’on s’est cogné à son voisin, à une table ou que l’on a simplement perdu l’équilibre.
Un passager, agacé, s’avance vers un employé de la gare et lui montre le wagon de bagages juste au bord du précipice.
– Quand allez-vous dégager nos bagages ? râle-t-il déjà. Je voudrais les récupérer. Je suis pressé.
– Monsieur, s’indigne une vieille dame en lui tapant sur le bras du bout de sa canne. Ne pouvez-vous pas remercier le Ciel d’être en vie plutôt que de vous plaindre déjà ?
1. Costume de ville dont la veste est longue dans le dos.Au mur de la gare, les deux grandes horloges se sont arrêtées sur le coup. Elles indiquent quatre heures de l’après-midi. Joseph Rochecourt les regarde et il sait. Il sait que, cette fois encore, il sera en retard pour aller retrouver sa famille.
Une semaine plus tard.
– Joseph ! s’exclame monsieur Rochecourt alors que son fils aîné entre dans le salon. Nous ne t’attendions plus !
Joseph sourit, penaud.
– Je sais Papa, je suis désolé. J’ai encore eu…
– … un empêchement, le coupe son père avec bonhomie.
Au même moment, Pauline pénètre dans la pièce, ses longs cheveux bruns et frisés en bataille et le visage rosi.
– J’ai entendu une voiture arr… Joseph ! s’écrie-t-elle en se précipitant vers son frère.
Ce dernier tend les bras et la serre longuement contre lui puis il plisse le nez.
– Quelle est cette odeur ? demande-t-il en s’écartant de sa sœur pour la regarder. On dirait du brûlé.
Pauline sourit, espiègle.
– C’est ton dîner de la semaine dernière, répond-elle. Depuis le temps, il a pris au fond de la casserole.
– Un point pour toi ! note Joseph, bon joueur. Et plus sérieusement…
– Pauline tente une nouvelle expérience, explique monsieur Rochecourt. La pyrogravure.
– La pyrogravure, répète Joseph. Tiens donc…
– J’essaye de graver le couvercle d’une boîte en bois avec un fer chaud. Je voudrais l’offrir à Georges pour qu’il puisse y mettre ses fossiles.
– Je pensais que Georges préférait les exposer sur ses étagères, s’étonne Joseph en pensant à la chambre de son frère de 14 ans qui est envahie de pierres en tout genre.
– C’est le cas, acquiesce Pauline. Mais ce serait une boîte à utiliser quand il voyage ou part en pension.
Joseph voit son père grimacer.
– Papa ? l’interroge-t-il.
Monsieur Rochecourt hausse les épaules.
– Je doute que le directeur de la pension soit heureux de cette initiative, car il se plaint déjà de ce que Georges sème ses cailloux partout. Mais que veux-tu, quand Pauline a une idée en tête.
– Papa ! s’offusque Pauline. Vous ne m’avez jamais dit que vous étiez contre !
Joseph sourit en regardant son père et sa sœur se chamailler gentiment. Il existe entre eux une complicité immense,
La plume de Joseph
renforcée par tout le temps que Pauline consacre à s’occuper de son père.
– Joseph ?
Joseph se lève en voyant entrer sa sœur aînée Camille.
– Je ne savais pas que tu devais venir, dit-elle en l’embrassant.
– Lui non plus ! plaisante Pauline.
Camille sourit. Elle s’approche de son père pour l’embrasser aussi.
– J’ai bien fait de passer, dit-elle. Charles est à la minoterie et j’en profitais pour venir voir Papa.
– Depuis que tu es mariée, tu t’aperçois combien ton vieux père te manque, plaisante monsieur Rochecourt.
– Exactement, Papa. Mais je viens surtout parce que c’est moi qui vous manque, n’est-ce pas ?
Les magnifiques yeux verts de Camille pétillent.
– Sans compter que je voudrais mettre un peu plus d’ordre dans vos papiers depuis le cambriolage de votre bureau, ajoute-t-elle.
Monsieur Rochecourt se rembrunit. Ce fâcheux cambriolage2 a été sans réelles conséquences si ce n’est la disparition du grand cahier de son épouse Henriette. Elle y consignait tous les événements familiaux. Qu’il ait été volé est incompréhensible et le contrarie au plus haut point.
– Toujours aucune nouvelle du cahier de Maman ? demande justement Joseph à ses sœurs en veillant à ne pas être entendu.
2. Lire Les Folles Inventions de Pauline.L’une et l’autre secouent la tête : aucune nouvelle en effet. Mais Camille sourit à son frère, préférant profiter de lui plutôt que de remuer les sujets qui fâchent. Elle le trouve très élégant avec ses cheveux courts, bruns et frisés, sa moustache qui rebique légèrement, ses yeux marron pleins d’intelligence, son nez droit et son visage régulier. D’eux sept, les enfants, Joseph est celui qui ressemble le plus à leur père.
– C’est bon de te voir, murmure-t-elle. Et dire que ce train aurait pu te percuter…
La jeune femme frissonne.
– Nous avons lu ton article. Cela a dû être terrible, poursuit-elle.
– Ça l’était, confirme Joseph en se rasseyant près de son père. C’est un vrai miracle que les choses se soient terminées ainsi.
– Tous les journaux en ont parlé, dit monsieur Rochecourt. Mais ton texte dans L’Illustration3 était de loin le meilleur.
– En le lisant, j’ai eu l’impression d’assister à la scène, enchérit Camille.
Joseph sourit fièrement. C’est exactement ce qu’il espérait lorsqu’il a rédigé son papier juste après l’accident. Il voulait que le lecteur puisse parfaitement se figurer ce qui s’était passé et ce qu’avaient ressenti les personnes présentes sur place.
3. L’Illustration est un journal hebdomadaire grand format dont l’une des particularités est de donner une place très importante à l’image. Il s’efforce aussi de faire connaître l’actualité internationale. Un article relatant l’accident de la gare de Montparnasse est bien paru dans ce journal le 26 octobre 1895, écrit par G. Cerbelaud.
Il est le seul journaliste à avoir réellement assisté au drame et son article est vibrant de réalisme.
– J’espère que ton rédacteur en chef l’a apprécié, dit monsieur Rochecourt. C’est du grand journalisme.
Joseph sourit et hoche la tête.
– Il a eu son petit succès en effet. D’ailleurs, mon rédacteur en chef a tant aimé qu’il a décidé de me confier plus de pages ! Il me renvoie en Égypte, à Karnak cette fois-ci, pour faire ce même genre de récit sur un chantier de fouilles. Il veut du vivant, des émotions prises sur le vif et non simplement des faits.
Pauline et Camille applaudissent.
– Et cette femme ? demande soudain Camille en redevenant sérieuse. Tu sais ce qu’est devenue sa famille ?
– Quelle femme ?
– La marchande de journaux. Celle qui a été tuée sur le coup par la chute de la locomotive. J’ai lu quelque part qu’elle était mariée et mère de deux enfants.
– Ah oui ! Pauvre femme, déplore Joseph, la mine contrite.
C’est fou, quand on y pense. Une seule victime ! Un vrai miracle ! Camille dévisage son frère avec un drôle d’air.
– C’est tout ? demande-t-elle.
Joseph hausse un sourcil interrogateur.
– C’est tout, quoi ?
– L’effet que cela te fait ?
– Qu’est-ce que j’y peux ? se défend maladroitement Joseph. Cette femme était au mauvais endroit, au mauvais moment.
– Tu es cynique ! riposte Camille.
– Non. Réaliste. Cet accident aurait pu virer au drame. Il n’en a rien été.
– Cela dépend de quel point de vue tu te places. La famille de cette pauvre femme doit le vivre comme un drame, elle.
Joseph se raidit. Il n’aime pas être pris en faute.
– J’imagine que, pour cet homme, le fait que personne ne parle de sa femme, c’est un peu comme la faire mourir une deuxième fois, ajoute Camille.
– Mes enfants, mes enfants ! Cessez de vous disputer ! supplie monsieur Rochecourt.
– Nous ne nous disputons pas ! répondent Camille et Joseph dans un même élan.
Ils se regardent et se sourient.
– Je me souviens juste que, petit, Joseph rêvait de défendre la veuve et l’orphelin, note Camille.
– Les sujets étaient plus rares, fait remarquer Joseph.
En disant cela, pourtant, une vague de nostalgie le saisit.
– Quoi qu’il en soit, lance joyeusement Pauline, je connais l’une de tes admiratrices qui va être heureuse de te revoir et nous allons encore prendre des kilos le temps de ton séjour.
– Voilà qui nous fera du bien, déclare monsieur Rochecourt. Figure-toi que depuis le mariage de Camille, Pauline s’est mis en tête de me faire manger moins gras.
Elle dit que c’est bon pour le cœur. Je ne sais pas où elle a encore été chercher cela.
Joseph se tourne vers sa sœur.
– C’est vrai, Po ? lui demande-t-il.
– Ne t’inquiète pas pour Papa, répond Pauline, espiègle.
Tu sais bien que tant que Madeleine sera en cuisine, il n’y a aucune chance pour que nous perdions le moindre gramme dans cette maison. En bonne Normande, elle ne lésine pas sur les doses de crème fraîche.
– À propos de Madeleine, dit soudain Joseph, je suis étonné de ne pas l’avoir vue depuis que je suis arrivé.
– Je lui ai donné sa journée pour lui permettre d’aller voir sa sœur, dit monsieur Rochecourt. Elle vient d’avoir un bébé et Madeleine voulait aller l’aider pour lui préparer quelques repas.
Il jette un œil sur la grosse horloge comtoise du salon.
– Mais elle ne devrait pas tarder à rentrer, ajoute-t-il.
À peine monsieur Rochecourt a-t-il terminé sa phrase que des pas de chevaux retentissent sur le perron devant la maison et que la porte d’entrée s’ouvre à la volée.
– Monsieur ! Monsieur ! hurle Madeleine, affolée.
Mademoiselle Pauline !
Lorsqu’elle aperçoit Joseph, Madeleine se précipite vers lui comme s’il était son sauveur.
– Le père Gantier ! crie-t-elle en le tirant par la manche de son habit. Sa maison brûle !
Pour son dixième anniversaire, Joseph a reçu le livre dont il rêvait : « Le Sieur de Va-Partout. Souvenirs d’un reporter » de Pierre Giffard. Depuis, il ne le quitte plus. Il le lit en prenant son petit déjeuner, l’emporte à l’école et l’ouvre discrètement en le posant sur ses genoux, le monte dans sa cabane, en poursuit la lecture jusque tard dans la nuit. En quelques jours, il l’a déjà lu deux fois et en connaît des passages par cœur.
– Plus tard, je serai reporter, explique-t-il à Madeleine, qui se plaint de retrouver ses culottes courtes percées. Je parcourrai le monde !
– Mais si vous pouviez ne pas le parcourir sur les fesses, cela me ferait moins de travail, rouspète Madeleine.
Joseph est pétri de nobles sentiments. En plus de son désir de voir le monde, il se persuade qu’il pourra également le sauver en montrant aux uns et aux autres ce qui est bon et droit. Notre cher abbé Morand s’en réjouit d’avance, trouvant à ce futur journaliste de nobles et belles intentions.
En attendant, Joseph tire parfois des larmes à ses lecteurs – tous de la famille – quand il raconte la mort d’un petit chaton ou la rubéole du petit des voisins.
Pauline, Camille et Joseph ne sont pas les premiers à arriver sur les lieux. Jean et Marie, les habitants de la Petite Minote, la ferme des Rochecourt rattachée à la Minotière, sont sur place, des seaux à la main. Leurs fils Pierre et Alphonse se battent déjà contre les flammes. Comme ils sont les voisins les plus proches du vieillard, ils ont accouru dès qu’ils ont aperçu de la fumée.
– Noémie est partie chercher du renfort ! lance Alphonse en parlant de sa plus jeune sœur.
Le bruit des flammes et de la pompe du puits est si fort qu’il doit presque hurler pour se faire entendre.
– Madeleine aussi, répond Pauline sur le même ton.
Camille se précipite vers le vieux père Gantier qui se tient debout, les yeux hagards, face à la maison qu’il occupe depuis des années. Doucement, la jeune femme enroule son bras autour de ses épaules et le fait reculer. Là où il se trouve, trop près du bâtiment, la chaleur devient insupportable.
–
Venez, lui souffle-t-elle à l’oreille. Il ne faut pas rester là.
Pauline et Joseph se joignent spontanément à la chaîne qui s’est créée entre le puits et la maison que les flammes ont commencé à dévorer par la gauche. Accrochée à la pompe du puits qu’elle actionne de toutes ses forces, Marie remplit les seaux d’eau que son mari attrape pour les faire passer à Pierre puis à Pauline, Joseph et enfin Alphonse. Dans l’autre sens, les seaux reviennent vides à Marie qui fait tout son possible pour maintenir la cadence.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? crie Joseph.
Alphonse secoue la tête. Il ne sait pas.
– Le père Gantier était à l’intérieur ?
– Oui. Il hurlait. Papa est allé le chercher.
Joseph lance un coup d’œil vers Jean. Le front barré d’un pli soucieux, il est concentré sur les seaux qu’il fait passer à son fils. Joseph a toujours admiré la force de Jean et son grand calme. C’est un homme travailleur, taiseux et foncièrement honnête auquel monsieur Rochecourt est très attaché. Au fil des ans, des liens d’amitié très forts se sont noués entre certains des enfants Rochecourt et ceux de la Petite Minote.
– Le vent monte ! hurle Alphonse.
Pauline regarde le feu qui grignote inexorablement la maison, attisé par les petites rafales de vent mesquines. C’est effrayant et les seaux d’eau qu’Alphonse lance en direction des flammes semblent bien dérisoires pour venir à bout des flammes devenues folles.
La
plume de Joseph
Joseph secoue la tête. Le temps que les autres secours arrivent, il ne restera plus rien de la maison.
Soudain, une sorte de souffle brûlant jaillit par l’une des fenêtres en faisant voler la vitre en éclat.
– Ah ! crie Pauline en reculant machinalement.
Au bout de la chaîne, Alphonse s’est brusquement jeté en arrière. Il est si près de la maison que les poils de ses bras ont brûlé d’un coup.
– Ça va ? lui demande Pauline, inquiète pour son meilleur ami.
Alphonse hoche la tête : plus de peur que de mal.
– Plus vite ! hurle-t-il à sa mère.
Jean d’un mouvement de la tête fait signe à sa femme de lui laisser la place. Il saisit le manche de la pompe et l’actionne avec une ardeur désespérée. Mais il a beau faire, les seaux ne peuvent pas se remplir beaucoup plus rapidement.
Ils entendent alors des fermiers qui accourent en hurlant.
Certains arrivent aussi de la ville dans des charrettes dans lesquelles ils se sont entassés. Ils portent tous des seaux.
– À la rivière ! ordonne un homme plus grand que les autres.
Une deuxième chaîne d’eau s’organise entre la rivière en contrebas et la maison.
Allez ! Allez ! s’époumone Pauline.
Lorsque les pompiers arrivent enfin et installent leur pompe à bras près de la rivière, il est trop tard malheureusement. Le feu a pris trop d’avance, il s’est déjà gavé de tout ce qu’il pouvait grignoter. L’eau que les pompiers envoient sur la maison ne sert plus à rien sinon à étouffer les braises qui rougeoient encore et meurent faute de combustible.
Joseph et Pauline regardent les ruines fumantes de la maison, hébétés. Ils ont les yeux rouges et luisants. Une larme perle à la paupière de la jeune fille.
– C’est à cause de la fumée, se justifie-t-elle vivement quand Alphonse tourne la tête vers elle et lui sourit.
Le garçon n’est pas dupe. Il connaît trop bien Pauline pour ne pas savoir qu’elle est profondément affectée par ce qui arrive au père Gantier. Tout comme lui…
– C’est horrible. On n’a rien pu faire, bredouille-t-il.
Il s’en veut de n’être pas arrivé plus tôt et de n’avoir pas pensé à sauver quelques affaires du vieux père Gantier avant que les flammes ne dévorent tout. À présent, il n’y a plus rien. Il ne reste que quelques pans de mur en pierre encore debout mais tout semble avoir littéralement fondu à l’intérieur, dévoré par les flammes à l’appétit vorace.
– Il a tout perdu, murmure le jeune homme.
Pauline tourne la tête et regarde le père Gantier qui ne bouge pas à côté de Camille. Sa sœur lui parle doucement tandis que de grosses larmes roulent sur les joues du vieil homme.
– C’est dur, souffle Pauline à Joseph. Son frère lui passe le bras autour des épaules et la presse contre lui.
– Nous demanderons à Papa de l’accueillir le temps qu’on lui reconstruise une maison, la rassure-t-il.
– Ce ne sera pas la même chose.
– Forcément, mais ce sera mieux que rien.
À présent, chacun se dévisage impuissant tout en jetant de longs regards appuyés au père Gantier. Personne ne sait trop comment réagir. Le vieil homme est prostré, immobile.
Alors Marie s’avance vers lui, fait un signe de la tête à Camille et saisit la main du vieillard.
– Venez, père Gantier, lui dit-elle d’une voix un peu bourrue mais douce. Vous allez vous installer chez nous.
Camille lève les yeux vers elle et s’apprête à protester. Comme Joseph, elle est certaine que leur père proposera de loger le vieil homme le temps qu’il faudra. Mais Marie ne lui laisse pas le temps de parler.
– Il sera bien chez nous, souffle-t-elle. C’est moins grand que votre maison et c’est comme chez lui, ajoute-t-elle avec simplicité. Noémie pourra s’en occuper.
Comme si elle avait entendu sa mère, Noémie, la plus jeune de la famille, s’approche.
– Venez, père Gantier, invite-t-elle à son tour.
Le vieil homme relève les yeux et regarde la mère et la fille qui lui sourient gentiment.
– Marguerite ? murmure-t-il. Marguerite ?
Marie ferme les yeux, soupire et reprend :
– Elle n’est pas là, père Gantier. Votre femme n’est plus là, vous savez.
Elle pince les lèvres et grimace à l’attention de Camille qui lui répond par un signe de la tête.
– Je vous apporterai des vêtements pour lui, dit la jeune fille. Je vais chercher dans les affaires de Papa.
Marie sourit, amusée. Imaginer le père Gantier dans les habits du vieux Rochecourt a quelque chose de désopilant. Elle se penche alors à l’oreille du pauvre homme et lui souffle :
– Vous entendez ça, père Gantier. Vous allez être habillé comme monsieur Rochecourt !
Le vieil homme tourne les yeux vers elle, la dévisage sans comprendre et dit :
– Marguerite ?
Alors, Marie passe son bras sous le sien et fait signe à sa fille
Noémie de faire la même chose de son côté. Puis elles s’éloignent lentement en l’encadrant avec douceur mais fermeté pour éviter qu’il ne regarde plus longtemps les ruines de sa maison.
Lorsque Camille rejoint Pauline et Joseph, elle est bouleversée.
– Il appelait sa femme Marguerite, raconte-t-elle, la voix brisée. C’est terrible. Le feu a détruit tous les derniers souvenirs