L'écho de la terre

Page 1

L’ÉCHO DE LA TERRE

mame

Précédemment dans Ex-voto, le rivage des souvenirs

Timothée voit sa vie bouleversée à son entrée au lycée. Il quitte Paris avec ses parents pour venir s’installer chez sa mamie, atteinte d’Alzheimer, dans la paisible bourgade de Saint-Christophe-sur-Loire. L’adolescent découvre alors qu’il détient un étrange pouvoir : en touchant les ex-voto accrochés sur les murs de l’église, il est transporté dans le passé et voit les scènes à l’origine des remerciements. Passionné de dessin, Tim se sert de ces excursions dans le passé pour inspirer ses croquis. Un jour, une jeune fille de la paroisse tombe par hasard sur son carnet et reconnaît un visage… Léopoldine en est certaine : il s’agit de sa tante, Doria. Depuis que celle-ci est retournée vivre à Madagascar, cinq ans auparavant, elle ne donne presque plus de nouvelles. Comme Léo cherche à savoir comment Tim a pu la rencontrer, il lui révèle son secret. Elle décide de le croire, même si les ex-voto restent muets pour elle. La vision concernant Doria est obscure. Pour tenter de la comprendre, les deux adolescents doivent mener l’enquête dans le présent. Après avoir découvert la vérité, Léo part à Madagascar avec sa famille.

À son retour, elle envoie un message à Tim pour qu’il la rejoigne de toute urgence à l’église.

LÉO : Slt, je suis rentrée. Faut qu’on se voie. Viens à l’église après les cours…

Lun. 17:38

TIMOTHÉE : Salut Léo. Pour quoi faire ?

LÉO :

Viens, je te dis. Je t’expliquerai… C’est un truc de MALADE !

Lun. 17:43

TIMOTHÉE : Ok

Lun. 17:42

Lun. 17:45

Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi !

Genèse, 4, 10.

Ce récit est inspiré de faits réels : ici le fantastique rencontre l’Histoire, ses périodes douces comme les cruelles, l’imaginaire se fait gardien de mémoire.

Prologue

Le château était plongé dans les ténèbres. Seule une faible lueur perçait sous le volet clos d’une fenêtre, au rez-dechaussée. À l’intérieur de la pièce, des centaines d’ouvrages dormaient sur leurs rayonnages de bois sombre, exposant leurs reliures dorées et chatoyantes à la lumière d’une unique lampe.

Une table trônait au milieu, dont le plateau immense disparaissait sous un monceau de livres ouverts et de cartes dépliées. Penché sur ce pêle-mêle depuis de longues minutes, un jeune homme étudiait le tout d’un air concentré. Il attrapa soudain un feutre rouge et se mit à tracer méticuleusement une ligne sur l’une des cartes.

« De la Landebaudière… À la Baronnière… » marmonna-t-il.

Il suspendit son bras et ses yeux cherchèrent un passage dans l’un des ouvrages.

« Oui, ça se tient… Le trésor devrait être caché là », souffla-t-il enfin.

Il fit glisser son index sur le papier et tapota un endroit précis.

Oui, c’est là qu’il allait fouiller, à présent.

Une vibration soudaine le fit sursauter. Il mit une seconde avant de comprendre qu’elle émanait de sa poche.

Il esquissa un demi-sourire en découvrant le nom qui s’affichait à l’écran et le message qui lui était adressé.

9

EX-VOTO

Ce dernier contenait une photo, il s’empressa de la détailler scrupuleusement.

Puis, à pas lents, il se dirigea vers un coin de la bibliothèque où se trouvait une grande vitrine. Là, il leva les yeux et contempla ce qu’elle renfermait : un morceau de tissu clair semblable à celui de la photo. Un drapeau blanc, brodé de fils d’or, avec son blason d’azur.

Derrière la vitre cependant, l’étendard était usé par le temps, marqué par l’Histoire. Il avait flotté au-dessus des têtes, été frôlé maintes fois par des tirs d’artillerie, était tombé à terre, avant d’être caché dans un pot pendant près de deux cents ans. Quelle avait été son émotion en le récupérant !

Sur l’écran, sa réplique était trop immaculée, dépourvue de ces détériorations témoignant du passé, mais elle était tout de même impressionnante de réalisme. Le jeune homme pressa le bouton vert de son téléphone pour faire part de sa satisfaction de vive voix :

Salut Judith, merci pour la photo. Bravo, c’est incroyable ! On dirait le vrai… Beau travail !

Merci beaucoup, Aldric.

Et sinon, tu as révisé ton rôle ? Tu te sens prête ?

À ce propos, j’ai une mauvaise nouvelle…

Chapitre 1

Saint-Christophe-sur-Loire, octobre 2019.

– Qu’est-ce que vous faites chez moi ?

L’homme et la femme sursautèrent en même temps. Ils se retournèrent pour chercher l’origine de la voix qu’ils venaient d’entendre. Une voix grêle mais ferme. Un cliquetis régulier, auquel ils n’avaient pas prêté attention en entrant dans le vaste salon quelques instants auparavant, conduisit leurs regards vers le fauteuil à côté de la cheminée. Là, enfin, ils remarquèrent une silhouette tassée au milieu des coussins.

– Excusez-nous… Nous… Nous voulions simplement… commença l’homme.

La vieille dame les toisait d’un œil sévère. Elle serra son étole de laine violette contre sa poitrine et pointa sur eux sa baguette de tricot :

– On ne s’introduit pas chez les gens comme ça ! Allezvous-en ou j’appelle la police. Ils en restèrent bouche bée.

– Madame, c’est un malentendu…

La grand-mère ne tenait pas à entendre leurs explications. Elle se leva pesamment, fit claquer ses chaussures orange sur le parquet et disparut.

Le couple resta là, les bras ballants, hésitant à sortir à

11

son tour du salon. Soudain, dans l’encadrement, une ombre passa comme un coup de vent. Des pas précipités résonnèrent dans le vestibule et la porte d’entrée claqua. Timothée dévala les marches du perron et se mit à remonter la rue d’un pas rapide.

Il venait à peine de rentrer du lycée. Il était monté dans sa chambre sans croiser personne. Ni son père, qui était occupé dans le jardin, ni sa grand-mère, qui devait lire ou tricoter dans le salon. Quant à sa mère, elle ne reviendrait pas du travail avant au moins une heure.

Dans sa tête tournaient en boucle les mots reçus par sms quelques minutes plus tôt.

« Faut qu’on se voie… Viens à l’église après les cours…

Je t’expliquerai… C’est un truc de MALADE ! »

C’était cette dernière phrase qu’il l’avait motivé à ressortir dans le soir tombant. Il lui fallut peu de temps pour atteindre le parvis, et cette magnifique structure séculaire bâtie sur le bord de la Loire.

À l’intérieur régnait toujours ce calme froid propice au recueillement. Timothée dépassa deux par deux les piliers qui soutenaient la voûte, avançant d’un pas décidé dans le transept gauche.

Dans une église, on ne peut pas se fier au silence pour détecter une présence. Si les hommes se taisent, c’est pour mieux écouter celui qui les accueille dans sa demeure. Ainsi, même s’il ne percevait aucun bruit, Timothée se doutait qu’il n’était pas seul. Debout, au fond de la

EX-VOTO
12

chapelle de la Vierge, une silhouette familière se découpait dans la lueur des cierges.

Une jeune fille, de dos, au pied de la statue de NotreDame de Lourdes. Sa queue de cheval brune retombait sur sa veste en cuir, tandis que l’un de ses bras était tendu en avant…

Le cœur de Timothée se mit à battre plus fort à mesure qu’il s’approchait.

Complètement immobile, la paume de sa main posée sur une plaque de remerciement adressée à la Vierge… Oui : Léopoldine touchait un ex-voto.

Tim était décontenancé. Est-ce qu’elle le faisait marcher ? Devait-il la secouer, l’interpeller ?

Léo ?

Sa voix n’avait été qu’un murmure, son amie ne bougea pas d’un pouce. Il resta planté là, à ses côtés, ne sachant comment réagir. En l’observant, il sut au fond de lui qu’elle ne faisait pas semblant. Il regarda son visage au teint hâlé, ses traits laissaient paraître une expression à la fois sereine et concentrée. Ses yeux en amande légèrement plissés cillaient à intervalles réguliers, mais ses prunelles restaient fixes. Elle semblait hermétique à tout ce qui se passait autour d’elle, comme dans une bulle…

Soudain, elle eut un soubresaut et se recula brutalement.

La vache !

La respiration haletante, elle secoua la tête, comme pour reprendre ses esprits.

L’ÉCHO DE LA TERRE
13

EX-VOTO

– Ça va Léo ?

Son regard se tourna vers le garçon.

– Tim ! s’exclama-t-elle. Tu es là !

Pendant une seconde, il crut qu’elle allait lui tomber dans les bras. Mais non, emportée dans son élan, elle pivota pour contempler la Vierge et toutes les plaques qui l’entouraient.

C’est incroyable, Tim ! Ce qu’il vient de se passer, ce que je viens de voir !

Elle n’en avait pas conscience, mais elle criait presque.

Timothée hocha la tête, encore un peu perplexe.

Hum, qu’est-ce que tu as vu ?

Tout ! Le désespoir, la douleur, la guerre, mais aussi la joie, le bonheur, la gratitude…

Tu as touché lesquels ?

Léo leva le bras, mais suspendit soudain son geste. Tap, tap, tip-tip-tip-tip… Tap, tap, tip-tip-tip-tip… Un drôle de bruit résonnait derrière eux.

Tap, tap, tip-tip-tip-tip… Tap, tap, tip-tip-tip-tip…

Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? D’un mouvement de la tête, Léo interrogea Tim sur l’origine de ce chuintement étrange. Le garçon ouvrit les bras pour montrer qu’il n’en savait pas plus qu’elle.

Tap, tap, tip-tip-tip-tip… Tap, tap, tip-tip-tip-tip…

Le bruit se rapprochait. Tout à coup, au détour d’une colonne, apparut une vieille dame au dos voûté,

14

accompagnée d’un petit chien couvert de poils blancs frisés. Les griffes du caniche raclaient le sol en pierre, produisant ce son si particulier en cadence avec le pas traînant de sa maîtresse. Arrivée à leur hauteur, elle dévisagea les deux adolescents. Ils étaient toujours debout, à côté des cierges. Le garçon évitait soigneusement de rencontrer son regard, mais la fille lui adressait un sourire bienveillant. Que mijotaient-ils ici ? Elle glissa une pièce dans le tronc et saisit l’un des longs cônes de cire, tout en continuant de les épier du coin de l’œil. Leurs visages ne lui disaient rien. Ces deux-là ne faisaient pas partie des générations d’écoliers qui avaient défilé dans la classe de « Madame Nadine »… Ils étaient trop jeunes. Cette période était lointaine, désormais.

– Vous venez déposer un cierge pour une intention particulière ? demanda doucement Léo.

D’abord surprise de se voir adresser la parole, la vieille dame opina du chef, puis contempla d’un air mélancolique la flamme de sa bougie.

– Oui, je viens de perdre une amie… Je confie son âme à la Vierge.

D’un geste précautionneux, elle planta la tige de cire sur l’une des piques du support. Léo se racla la gorge, un peu mal à l’aise, avant de lancer :

Excusez-moi… Vous ne pensez pas qu’il faudrait placer les cierges ailleurs ?

L’ÉCHO DE LA TERRE
15

EX-VOTO

L’ancienne institutrice lui retourna un regard perplexe.

– Pourquoi donc ?

– Vous ne voyez pas ? Cela abîme les ex-voto qui sont derrière !

Comment ça ?

Ben oui, à force, la fumée, la chaleur… J’ai l’impression que les plaques de remerciements à droite de la Vierge sont plus abîmées que celles de gauche.

Je ne trouve pas cela flagrant… marmonna madame Nadine en réajustant ses lunettes.

Mais si, enfin, venez voir de plus près ! s’emporta Léo. Cet ex-voto situé à hauteur des flammes ; si on le touche, on sent bien qu’il est plus chaud que les autres !

Ah bon ? Ça par exemple…

Elle posa ses doigts fripés sur le marbre immaculé. Léo et Tim retinrent leur respiration… Elle fronça les sourcils et toucha une autre plaque, plus en hauteur.

Écoutez jeune fille, je ne vois pas vraiment la différence. Si jamais cela vous inquiète tant, parlez-en au père Jacques ou au sacristain.

Puis sans leur laisser le temps de répondre, elle conclut :

Maintenant, si vous voulez bien m’excusez, j’aimerais prier.

Tap, tap, tip-tip-tip-tip…

Elle alla s’asseoir sur une chaise en face de la statue mariale, son petit caniche gentiment couché à ses pieds.

C’était chaud… murmura Timothée.

16

– Visiblement, pas assez à son goût, s’esclaffa Léo, mais au moins, on a pu vérifier : ça ne marche pas pour tout le monde !

– Oui. En même temps, c’est déjà incroyable pour nous deux…

Léopoldine planta son regard dans celui de Timothée. À cet instant précis, elle avait du mal à cerner son état d’esprit. À n’en pas douter, il était stupéfait qu’elle ait accès, elle aussi, aux visions des ex-voto. Mais s’en réjouissait-il ? Ou au contraire, aurait-il préféré rester le seul à détenir ce don ?

Tim détourna le regard et fit un mouvement pour quitter la chapelle. Elle le retint par la manche :

Attends ! Et si on touche ensemble le même ex-voto au même moment, qu’est-ce qu’il se passe à ton avis ?

Il haussa les épaules.

– Tu n’as pas envie de savoir ? insista-t-elle, les yeux brillants.

Chuuuut…

L’air agacé, madame Nadine leur faisait signe de se taire. Léo esquissa un sourire désolé et s’assit sur une chaise.

D’un geste, elle intima à son ami de l’imiter. Ils restèrent ainsi, silencieux. Une minute passa, puis une deuxième, puis une troisième… Jusqu’à ce que Tim, ne tenant plus, chuchotât le plus bas possible :

Qu’est-ce qu’on fait là, en fait ?

L’ÉCHO DE LA TERRE
17

EX-VOTO

– On attend qu’elle ait fini et qu’elle s’en aille, évidemment.

Léo tourna légèrement la tête vers la dame. Elle était immobile, le visage levé vers la Vierge, seuls ses doigts bougeaient autour d’un minuscule objet posé sur ses genoux.

Ah mince… Elle fait son chapelet, constata Léo.

Son quoi ?

Chapelet. C’est une prière à la Vierge Marie.

Ah. Et ça va lui prendre combien de temps encore ?

Bah c’est forcément un peu long de dire cinquante

Je vous salue Marie… Ça dépend de sa cadence, et si elle médite aussi les mystères.

Quels mystères ?

Léo lâcha un soupir.

Hum… Laisse tomber, je t’expliquerai.

De longues minutes s’écoulèrent encore, dans un silence total… Les deux adolescents réprimaient bâillement sur bâillement. Même le caniche semblait s’être endormi.

D’un coup, Léo se redressa.

Flûte, elle fait peut-être un rosaire… réalisa-t-elle.

Comment ça ? Tu viens de me dire que c’était un chapelet ?

Oui, mais si elle récite quatre chapelets, ça fait un rosaire.

Il fronça les sourcils, hésitant à demander à quoi cela pouvait bien servir de réciter autant de fois la même

18

prière à la suite, puis il se ravisa. C’était sans doute l’un des nombreux mystères qui lui échappaient dans la religion catholique.

Timothée finit par se lever. Il esquissa un signe de croix sur son torse et prit la direction de la sortie. Derrière lui, il y eut des petits pas précipités.

Tim, attends !

Ils avaient franchi la porte de l’église et se faisaient face sur la petite place pavée.

Ça te dit de tenter demain ? On se retrouve ici à la même heure ?

Le garçon soupira.

Je ne sais pas, Léo… Demain, il y aura sûrement une autre vieille dame, ou le prêtre ou je ne sais qui encore dans l’église.

Léopoldine se mordit la lèvre, déçue. Puis soudain, un éclair brilla dans ses yeux.

Tu as raison. Je sais où il y a d'autres ex-voto, dans un endroit beaucoup plus tranquille !

Ce n’est pas certain qu’on puisse avoir des visions ailleurs que dans cette chapelle… objecta Tim.

Eh bien, ce sera l’occasion de vérifier ! Allez, ce n’est pas très loin, à vélo. On pourrait y aller mercredi aprèsmidi ?

Il eut un sourire, et capitula.

OK. Bonne soirée !

Quelques secondes plus tard, il avait disparu à l’angle de

L’ÉCHO DE LA TERRE
19

EX-VOTO

la rue. Léo allait se résigner à rentrer à son tour, lorsqu’elle perçut un bruit familier.

Tap, tap, tip-tip-tip-tip… Tap, tap, tip-tip-tip-tip…

La dame avait fini de prier, et elle quittait l’église avec son chien. Elle adressa un « Bonsoir » appuyé en passant devant Léo.

Alors que l’aiguille du clocher amorçait son ascension vers l’Angélus, la jeune fille opéra un retour en trombe vers la chapelle.

Chapitre 2

Timothée remontait le quai, perdu dans ses pensées. Il avait essayé de ne rien laisser paraître à Léo mais il était vraiment troublé par le fait qu’elle puisse, elle aussi, accéder aux visions des ex-voto. Après s’être demandé « Pourquoi moi ? » il se demandait à présent « Pourquoi elle ? » Et pourquoi pas la dame venue prier avec son chien ? Parvenu à hauteur de sa maison, il releva la tête pour traverser la rue.

C’est alors qu’il vit la lumière bleue. Elle dansait, juste devant chez lui. Timothée s’arrêta net. Une voiture de gendarmerie était stationnée là, devant leur grille. Il s’approcha, le cœur battant, tandis que deux agents descendaient le perron.

– Vous voyez, mon petit Bastien, ce n’était qu’une fausse alerte. Il y en a beaucoup, ça fait partie du métier.

Ils passèrent devant Tim sans le voir, en partie dissimulé par la haie. Comme le plus jeune était à sa hauteur, il l’entendit souffler :

– Gabin, moi, c’est Gabin…

Ils firent claquer leurs portières et vrombir leur moteur. Tim attendit que le véhicule fût suffisamment éloigné pour se précipiter chez lui.

La voix de son père résonnait sur le palier, à l’étage.

– Je suis désolé, monsieur et madame Collignon, vraiment

21

désolé. J’espère que cet incident ne ternira pas votre séjour parmi nous…

Il s’adressait aux locataires de la chambre d’hôte ! Que s’était-il passé ? Pour quelle raison avaient-ils appelé les gendarmes ?

Figé dans le vestibule, Tim n’osait pas monter.

Ne vous inquiétez pas, répondit une voix d’homme.

Ces choses-là arrivent…

Oui, ce n’est rien. Dites-nous plutôt comment va votre mère ? renchérit la femme sur un ton compatissant.

Elle se repose… Elle est encore très confuse. Il faut espérer que cela ira mieux demain.

Oui, nous l’espérons.

Merci encore de votre compréhension et de votre bienveillance. Je ne vous retiens pas plus longtemps, mais n’hésitez pas à nous solliciter si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Les marches grincèrent, le père de Timothée apparut au rez-de-chaussée.

Tiens, tu es là, toi, remarqua-t-il. Sans attendre la réponse, il le dépassa pour atteindre la porte qui donnait sur le jardin.

Qu’est-ce qui s’est passé ? questionna Tim, en le rejoignant dehors.

La nuit était tombée. La silhouette de monsieur Caron arpentait la pelouse, se baissait, se relevait, dans une étrange chorégraphie.

EX-VOTO
22

– Faudra que j’installe une lumière extérieure, marmonnat-il.

Il semblait chercher quelque chose par terre, dans la pénombre. Exaspéré, Timothée alluma la lampe de son téléphone. Le faisceau lumineux dévoila des outils au sol, à côté d’un monticule de terre retournée qui n’était pas là la veille encore. Son père poussa une exclamation de victoire :

Ah, ils sont là ! Merci.

Qu’est-ce qui s’est passé ? répéta Tim.

J’ai creusé un potager.

Dans le halo de lumière, son père affichait un sourire triomphal, une bêche à la main, un râteau dans l’autre.

Je voulais dire : pourquoi les locataires ont-ils appelé les gendarmes ? rectifia Tim.

L’air réjoui se transforma en rictus contrarié.

C’est Mamie qui a appelé les gendarmes.

– Hein ? Pourquoi ?

Profitant de la faible lueur, monsieur Caron se mit à arpenter le carré de gazon qu’il avait bêché, il semblait mesurer avec ses pas.

Elle avait oublié qu’on avait des locataires, grommelat-il enfin. Elle a cru à une intrusion ou à des cambrioleurs, je ne sais pas trop…

Abasourdi, Timothée laissa tomber son téléphone dans la terre.

– Attends, mais c’est super grave !

L’ÉCHO DE LA TERRE
23

– Mais non, ne t’inquiète pas, répondit la voix paternelle dans l’obscurité. Les gendarmes ont été compréhensifs, et les Collignon aussi. Ils sont sympas, on a de la chance, je pense qu’ils ne mettront pas un mauvais commentaire sur l’annonce. On leur a expliqué que Mamie était atteinte de la maladie d’Alzheimer, que ce n’était pas de sa faute… Timothée, qui essuyait son téléphone contre son pantalon, faillit le lâcher à nouveau.

Évidemment que ce n’est pas de sa faute ! s’exclama-t-il. Voir des inconnus dans sa maison, ça doit être hyper perturbant ! Je ne comprends même pas qu’on ne se soit pas posé la question avant de faire des chambres d’hôte… Comme son fils l’éclairait à nouveau avec son portable, monsieur Caron lui jeta un regard irrité.

– Ne dis pas de sottises. Ce ne sont pas les chambres d’hôte, le problème. Quand elle a croisé les locataires, elle venait d’apprendre la mort de son amie proche, Claudine Challet. Depuis, elle est un peu désorientée. Il entra dans le cabanon de jardin pour y déposer ses outils.

Ça va passer, ne t’inquiète pas, lança-t-il, le dos tourné.

Tu sais, on fait aussi tout ça pour elle. J’ai pensé à quelques aménagements pour que ce logement devienne plus écologique.

Il se mit à farfouiller dans des sacs et des cartons, tout en poursuivant son explication.

Ça débloque un palier sur l’application, ça attire des

EX-VOTO
24

clients qui y sont sensibles. Et puis surtout, on n’a qu’une seule Terre ! Il faut faire des efforts, chacun à sa manière, pour que vous, nos enfants, et vos enfants après vous, puissiez y vivre bien… Tiens, tu peux m’éclairer s’il-teplaît ? Tim ?

Il se retourna vers la porte du cabanon, et n’aperçut dans l’encadrement que le ciel étoilé.

Timothée était reparti dans la maison. Après avoir toqué doucement à la porte, il entra dans la chambre de sa grand-mère.

Mamie ?

Elle était assise dans un fauteuil, le regard perdu dans le vide.

Mamie, c’est moi… Ça va ?

Une lueur s’alluma dans ses prunelles.

Paul ?

Timothée tressaillit.

Non, c’est Tim…

Mamie se leva soudain pour se précipiter hors de la chambre.

Où est Lucien ? Lucien, mon chéri ? s’écria-t-elle.

Le cœur serré, Tim la prit doucement par le bras.

Mamie ? Tu devrais rester te reposer, je vais t’aider à t’allonger, si tu veux…

Elle n’écoutait plus. Elle contemplait le vestibule. Les murs tout blancs, le mobilier tout neuf, les cloisons cassées pour agrandir l’espace…

L’ÉCHO DE LA TERRE
25

– Où sommes-nous ? murmura-t-elle. Ce n’est pas ma maison, ça…

Dans la chapelle de la Vierge, une fois revenue devant le mur couvert d’ex-voto, Léopoldine prit quelques instants pour faire son choix.

« Merci Marie pour ce cadeau de la Vie. 17 mai 1948. »

Le message de celui-ci promettait d’être beau… Léo y apposa la paume de sa main.

Après une seconde de flou, ou plutôt une sorte de flash, le décor changea. Un lit trônait au milieu d’une chambre encombrée de deux grosses armoires en bois massif qui cachaient en partie le papier peint fleuri. Une femme se trouvait dans ce lit, les jambes relevées… Lorsqu’elle poussa un gémissement déchirant, Léo sursauta. Elle resta figée, n’osant pas bouger du coin de la pièce dans lequel elle se trouvait.

On y est presque ! Il arrive…

Alors seulement, Léo remarqua l’autre femme, celle qui venait de parler, accroupie au pied du lit. Ses manches retroussées, son air concentré sur ce qui arrivait entre les draps froissés…

Dans un frisson, Léo comprit… Un bébé était en train de naître.

EX-VOTO
*
26

Positionnée comme elle l’était, dans l’angle à la tête du lit, elle ne pouvait pas voir cette arrivée. Le grand miroir de l’une des armoires aurait pu la dévoiler par réflexion, mais la sage-femme se trouvait pile devant. La jeune intruse hésitait à bouger, tiraillée entre la fascination et l’appréhension d’assister complètement à la scène…

Elle contempla le visage de la mère. Des perles de sueur roulaient sur ses traits tirés. Elle semblait tellement souffrir !

Bien sûr, Léo était gênée d’être dans cette intimité… Mais en même temps, elle savait qu’on ne pouvait pas la voir. D’ailleurs, elle n’était pas vraiment là. Cette naissance était déjà survenue, un jour, à la date inscrite sur la plaque. Il ne s’agissait que du « re-visionnage » de cet épisode. C’était un peu comme si elle était au cinéma. Si on faisait abstraction du fait qu’au cinéma ou à la télévision, devant ce genre de scène, elle détournait les yeux par pudeur ou riait bêtement, à cause des autres spectateurs, souvent ses proches ou amis, qui étaient à ses côtés. Mais ici, elle était l’unique spectatrice, seule avec sa curiosité.

La mère poussa un ultime cri, puis un autre, plus aigu, lui répondit. Celui de son bébé.

Voilà un petit garçon en pleine forme ! s’exclama la sage-femme.

Dans ses mains, une petite forme rose gigotait et se mit à geindre… Jusqu’à ce qu’elle la posât sur le torse de sa

L’ÉCHO DE LA TERRE
27

EX-VOTO

mère. Aussitôt, le nourrisson s’apaisa. Au milieu de ses larmes, malgré l’épuisement, la femme souriait, d’un sourire inégalable.

– Bonjour, mon trésor, chuchota-t-elle. La vision prit fin, et Léo retrouva sa réalité. D’un pas chancelant, elle sortit de l’église et enfourcha son vélo. Elle pédalait lentement, comme dans une autre dimension, encore complètement sonnée par cette expérience.

Heureusement que Timothée n’était pas resté, finalement. Elle n’osait imaginer la gêne qu’il y aurait eue entre eux s’ils avaient assisté à cette vision ensemble…

Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.