

DEVENIR VOTRE FRÈRE
MAME
Direction : Guillaume Arnaud
Direction éditoriale : Sophie Cluzel
Édition : Emmanuelle Rivoire-Grimaud
Direction artistique : Armelle Riva
Direction de la fabrication : Thierry Dubus
Fabrication : Marie Dubourg
Mise en page : Text’Oh (Dole)
© AELF, Paris, 2013, pour les citations bibliques. © Mame, Paris, 2023.
www.mameeditions.com
ISBN : 9782728933068
MDS : MM33068
Tous droits réservés pour tous pays.
MATHIEU TAIEB, AVEC CYRIAC ZELLER
DEVENIR VOTRE FRÈRE
FRANÇAIS, MILITAIRE ET MUSULMAN : LA FRATERNITÉ ENTRE CHRÉTIENS L’A CONVERTI
En débouchant sur la Route, sais-tu que tu consens d’avance au don de toi-même à la France et au prochain, que tu ne t’appartiens plus, que tu es toujours de service pour rendre service. Es-tu prêt à servir ?
Cérémonial du départ routierPROLOGUE
Retracer toute sa vie, ses peines, ses joies, ses bonnes ou mauvaises expériences et réaliser une complète introspection ne sont jamais choses aisées. Ces nobles tâches sont exigeantes car elles demandent une importante prise de recul et beaucoup de patience.
Tout témoignage montre la richesse, la profondeur et la spécificité de son auteur. S’y intéresser nous fait grandir. C’est ce qui m’a poussé à témoigner. Je souhaitais partager cette expérience de vie qui, par moments, me dépasse. Je souhaitais faire part de ces expériences et de ces rencontres qui ont façonné ma vie. Il m’était impossible de garder ce trésor pour moi.
S’il m’était donné de toucher, à travers ce récit, ne serait-ce qu’une seule âme qui se sentirait abandonnée, alors ce livre n’aurait pas été écrit en vain et j’en serais émerveillé.
Une rencontre, ô combien précieuse, a complètement bouleversé ma vie, ma manière de voir le monde, mon rapport à l’autre ou encore ma conception de la mort et de la vie. C’est une grâce divine qui m’a été donnée. Une nouvelle vie s’est ouverte à moi, j’ai eu l’impression de renaître. Il a fait de moi son serviteur inconditionnel, au-delà de ma propre vie.
Je n’ai fait sa rencontre qu’à l’âge de 30 ans. Depuis ce jour, ma vie a été bouleversée, je me sens quotidiennement envahi d’une joie immense. Je ne cesse de lui rendre grâce pour ses bienfaits.
J’ai donc ressenti le besoin de répandre cette joie qu’il me procure, de dévoiler au monde entier que nous ne sommes pas seuls. Quelque chose de plus grand nous accompagne, dans le bonheur comme dans les épreuves.
Passionné et désireux de le connaître davantage, je me suis mis à son écoute et soumis à sa volonté. Il a fait de moi son captif pour la vie. Désormais, je le vois à travers chaque personne que je rencontre.
Une fois que je l’ai connu, je ne pouvais vouloir que grandir, apprendre, écouter, être meilleur non pas pour moi mais pour mon prochain. Certains ne voient en moi qu’un rêveur ou un illuminé ayant perdu la raison
et le sens commun. J’aime leur répondre : et toi, que fais-tu pour ton prochain ?
Je prie pour que chacun puisse un jour faire la même rencontre que moi, une rencontre qui le bouleversera. Cela lui donnera la force pour tracer sa route et aller toujours plus loin, toujours plus haut vers l’essentiel, audelà de sa propre vie.
CHAPITRE 1
Enfant du Sud-Ouest
Mes parents m’ont appelé Moustafa, je suis né dans le sud-ouest de la France en 1975. Mes parents, eux, sont nés de l’autre côté de la Méditerranée. C’est en Algérie, près de la frontière marocaine, qu’ils se sont rencontrés. Comme dans un beau roman, ils se sont mariés et ont vite eu un premier enfant, ma grande sœur Orkeia ; elle sera comme une deuxième maman pour moi. C’est pourtant là que la jolie histoire s’est arrêtée puisque leur deuxième enfant, mon grand frère Amar que je n’ai jamais connu, est mort à 2 ans. Cela a été une grande épreuve pour mes parents. Et ce malheur n’était pas arrivé seul : mon père avait alors du mal à trouver du travail et à faire vivre sa famille. Confronté au même problème, l’un de mes oncles était parti travailler dans les vignes en France, dans un château qui produisait de
l’armagnac. Face au manque de main-d’œuvre pour entretenir les vignes, il a alors proposé à mon père de venir travailler à ses côtés. À la fin des années 1960, mes parents et Orkeia ont donc sauté le pas et se sont installés dans un petit village du sud-ouest de la France, à Sorbets. Papa s’est mis à travailler dans les vignes et s’est affairé pour produire le meilleur armagnac de la région. Un comble pour lui qui n’a jamais bu une goutte d’alcool !
Mes parents sont, en effet, de fervents musulmans. Ils n’ont jamais renié la foi de leurs origines. C’est ainsi que, dès mon plus jeune âge, j’ai été éduqué selon les principes coraniques. Entre leur arrivée en France et ma naissance, mes parents avaient eu le temps d’avoir trois autres enfants. Ma naissance sera suivie de la dernière de la fratrie, un an après moi. J’ai donc grandi dans une famille nombreuse, ce qui garantissait une animation permanente dans la maison, des cris, des rires, des disputes ou des discussions animées... de quoi nouer des liens pour la vie. Après Sorbets, nous avons surtout grandi à Nogaro, une petite ville de 2 000 habitants perdue à peu près à mi-chemin entre Mont-deMarsan et Auch. Il s’agissait de l’archétype du village rural du Sud-Ouest avec son clocher, son lavoir, ses
75 % de travailleurs agricoles et son terrain de rugby. J’ai toujours aimé cette terre sur laquelle je suis né.
À Nogaro comme partout où mes parents sont passés, ils n’ont jamais ressenti de rejet de la part des locaux. Ils étaient sans doute les premiers musulmans à s’installer dans la région. Contre toute attente, ils ont toujours été parfaitement accueillis, sans doute car leur présence y était nécessaire. S’il n’y avait pas eu une arrivée de populations émigrées, les travaux des champs n’auraient pas pu être faits. Dans les années 1970, le besoin de main d’œuvre était particulièrement important, c’est pourquoi la France s’est parfois tournée vers des travailleurs étrangers qui ont ensuite mérité leur nationalité française. C’est le cas de mes parents. Ils ne parlaient pas un mot de français en arrivant mais ils ont appris au contact des Nogaroliens. C’était une nécessité pour eux. Sans la maîtrise de la langue, ils n’auraient pas pu s’intégrer à la communauté locale, ce dont ils avaient vraiment envie. Je retourne régulièrement dans ce petit village où une communauté musulmane importante s’est depuis installée. Je suis triste de constater que celle-ci vit désormais repliée sur elle-même. Ce qui a fait la réussite de la France dans les années 1960 a été l’intégration et l’adhésion de ces travailleurs étrangers aux valeurs françaises.
Dans mon cas, l’adhésion aux valeurs françaises est passée par l’école de la République. Je m’y suis toujours senti à ma place. Je me souviens de mon premier jour en maternelle. J’étais inconsolable de quitter ma maman. Heureusement, les maîtresses eurent vite fait de sécher mes larmes et, rapidement, j’ai réussi à nouer de nombreuses amitiés. Beaucoup sont restés de proches amis jusqu’au lycée, voire au-delà. Je ne me rendais évidemment pas compte de l’importance de ce que j’apprenais au jour le jour à l’école. Même si j’étais un élève plutôt sérieux, je préférais évidemment jouer avec mes copains en rentrant de l’école plutôt que de faire mes devoirs.
À la maison, c’est ma grande sœur, Orkeia, l’aînée de la famille, qui s’occupait généralement de moi. Elle a été un véritable relais d’éducation qui suppléait mes parents. Ils travaillaient énormément et n’avaient pas le temps de s’occuper des devoirs de leurs six enfants. Ma sœur prenait donc leur relais avec patience et tendresse. Je lui en serai toujours reconnaissant.
Lorsque j’étais petit, nous habitions dans une HLM en face de l’école. Notre appartement n’était pas grand. Il y avait trois chambres et nous, les enfants, étions donc répartis dans deux d’entre elles, ce qui garantissait des discussions à voix basse jusqu’au bout de la nuit pour éviter d’être grondés par les parents ! Dans notre immeuble, la simplicité de notre mode de vie était
partagée par tous. L’argent manquait parfois mais la solidarité faisait généralement le reste. Plus tard, mes parents ont fait construire leur propre maison dans un quartier de la ville nommé cité de La Caillaouère. Il s’agit encore aujourd’hui de la maison familiale.
La foi avait une grande importance dans notre vie de famille. J’ai l’impression qu’elle a toujours été là. Elle nous a été inculquée très jeunes mais ne nous a jamais vraiment été imposée. Cela n’a jamais été un matraquage nous obligeant à croire. Je pense qu’on peut considérer mes parents comme des pratiquants, même s’ils étaient plutôt modérés. Ma maman n’a jamais porté le voile, par exemple. Je ne les ai jamais vus prier quotidiennement non plus mais ils étaient très attachés à la transmission. Particulièrement mon père car, dans la tradition musulmane, ce sont les hommes qui sont les garants de l’instruction religieuse de leurs enfants –contrairement au judaïsme où c’est la mère qui en est le vecteur. Ma mère et lui ont toujours été attentifs et bienveillants pour nous transmettre les grands préceptes de l’islam, pour répondre à nos questions et nous guider lorsque nous doutions. Ils étaient toujours disponibles pour aborder ces sujets ! Ils vivaient leur foi en étant très attentifs aux plus pauvres, bienveillants vis-àvis des plus faibles. La notion de service était extrêmement présente dans mon éducation. Ce sont des valeurs
très présentes dans le christianisme aussi mais je les avais initialement intégrées dans mon éducation musulmane.
Je me souviens parfaitement du jour de ma circoncision. Dans l’islam, il s’agit de la véritable entrée dans la foi pour un jeune garçon. Cette pratique a pour objectif de renouveler l’union qu’Abraham avait nouée avec Dieu. Ce prophète, appelé Ibrahim dans l’islam, s’était lui-même circoncis afin de respecter la demande que Dieu lui avait faite : « La chair de votre prépuce sera circoncise et cela deviendra un signe d’alliance entre moi et vous » (Genèse 17, 11 dans la Bible). Je l’avais faite en même temps que mon grand frère Kadour. J’avais alors 7 ans et lui 8. Nous étions restés deux jours à l’hôpital car, même s’il s’agit d’une opération assez simple, il faut toujours vérifier qu’il n’y ait pas de complication. Pour tout dire, l’opération se fait à vif et avait été très douloureuse pour moi. Nous étions ensuite rentrés tout fiers à la maison. Nous faisions enfin pleinement partie de cette communauté comme en attestaient les djellabas blanches que nous avions enfilées ! Toute l’attention avait été portée sur nous, nous avions eu droit aux places d’honneur lors d’un grand repas de fête. Amis et famille étaient venus de loin pour partager ce moment si important de notre vie de musulmans. Dans l’islam plus que dans d’autres religions, l’aspect social occupe une place
particulièrement importante. Le regard que les autres musulmans posaient sur moi me paraissait parfois plus important que le fait de vivre en plein accord avec les préceptes du Coran.
C’est lors des interminables soirées du ramadan que nous recevions le plus d’enseignements sur le Prophète, Dieu et le Coran. Nous attendions impatiemment que le soleil finisse par se coucher pour pouvoir rompre le jeûne. Alors, nous nous retrouvions en famille ; c’était un moment spécial. Au moment de passer à table, nos ventres criaient famine et les langues se dénouaient au fur et à mesure qu’ils se remplissaient. Papa en profitait pour nous raconter quelques hadîth, c’est-à-dire des faits, des gestes ou des dires du Prophète. C’est ce qui constitue le socle de l’islam avec le Coran. C’était de véritables moments de partage et de transmission de la foi. Mes frères et sœurs et moi buvions ses paroles comme s’il s’agissait d’un nectar. C’étaient de beaux moments de transmission de la foi. À la fin du repas venait le moment de la prière. Une forme de quiétude, infiniment douce, envahissait alors la pièce. Chacun était absorbé par la force de l’instant présent. C’était un moment familial fort et le fait que ce soit Allah qui nous réunisse renforçait mon amour pour lui. J’aimais donc particulièrement ces moments, ils m’ont donné goût à la prière. Il me fallait généralement quelques minutes pour
« redescendre sur terre ». Je voulais profiter de ces moments de beauté et de paix, les faire durer.
Il m’arrivait de prier seul lorsque j’avais de grosses échéances, un concours par exemple. Je ne sais pas s’il s’agissait de superstition ou de véritable foi mais je ressentais le besoin de confier cela. Dans ces moments, allez savoir pourquoi, je ne m’adressais pas à Allah mais à… Dieu. Ce n’était vraiment pas régulier, encore aujourd’hui je ne me l’explique pas. Dans mon lit d’enfant, une fois la lumière éteinte, je faisais mon signe de croix et je m’adressais à Dieu, de façon spontanée et en le tutoyant. Je ne sais même pas aujourd’hui ce qui me poussait à faire cela ni même où j’avais appris le geste du signe de croix. J’avais été en contact avec des catholiques – certains de mes copains l’étaient –, mais la religion n’avait jamais été un sujet entre nous. Je ne sais pas d’où ce geste venait… Était-ce une intuition ou quelque chose de plus grand qui m’appelait à lui ?
Petit, d’autres signes m’ont marqué mais j’en ai eu conscience par la suite… Il est facile de les interpréter bien des années plus tard. Pourtant je ne peux pas croire qu’il s’agissait seulement d’événements dénués de sens. Comme je le disais, nous vivions à Nogaro, à trois quarts d’heure de voiture de Mont-de-Marsan. Nous allions de temps en temps dans cette ville pour diverses raisons. Sur la route, nous croisions un calvaire comme
il y en a tant d’autres en France avec une belle statue de la Vierge. Maryam – forme araméenne du prénom
Marie – est très respectée dans l’islam. Symbole de pureté particulièrement vénéré, elle est la seule femme nommément citée dans le Coran. Elle n’y est pas considérée comme la mère de Dieu mais simplement comme la mère de Jésus. C’est un symbole de mère aimante qui est honoré à travers elle. Chaque fois que nous passions là, ma grande sœur, Orkeia, s’arrêtait pour prier aux pieds de Marie. À l’époque, je ne savais pas qu’il s’agissait de la mère de Jésus et je me doutais encore moins qu’elle me toucherait autant dans le futur. Nous restions dans la voiture à la regarder. Pendant de longues minutes, elle demeurait là, en silence, les yeux clos et les mains jointes. Quand nous repartions et que nous lui demandions pourquoi elle faisait cela, elle répondait de façon vibrante : « Il est important que je la prie et la remercie pour tout ce qu’elle me donne ! Elle est si belle ! » Petit, je ne comprenais pas… Ces choses me paraissent évidentes aujourd’hui. Toujours est-il que lorsque je repasse à cet endroit, je ne manque pas de penser à ma sœur… et à sainte Marie, bien évidemment !
CHAPITRE 2
Trouver sa voie
J’ai toujours été scolarisé à Nogaro. Je me plaisais dans cette école de province à taille humaine. L’ambiance y était saine et je n’ai jamais eu de mal à m’intégrer dans toutes les classes où je suis passé. Je pense avoir été plutôt bon élève durant ma scolarité. Il faut dire que mes parents et surtout ma grande sœur étaient derrière mon dos et que je n’avais pas vraiment le choix, il fallait que je sois sérieux. Être un bon élève était le premier de mes devoirs. Mes parents étaient très attachés au fait que chacun d’entre nous respecte son « devoir d’état ». Le leur était de faire vivre et d’éduquer leur famille, le nôtre, de bien travailler à l’école ! Malgré un côté rêveur – j’étais parfois présent sans être vraiment là, je me perdais souvent dans mes pensées –, j’adorais jouer avec mes amis à la moindre occasion. Les jeux d’il y a
quarante ans ne sont pas ceux d’aujourd’hui. Nous n’avions pas de jeux vidéo mais nous jouions aux billes, nous nous racontions des blagues, nous faisions de grandes ballades à vélo, etc. Comme j’habitais dans le Sud-Ouest, jouer au rugby était inévitable pour moi !
J’ai occupé le poste d’arrière ou d’ailier à l’Association athlétique nogarolienne pendant sept ans. Le rugby est un sport qui m’a beaucoup apporté, surtout humainement. Comme disait Jean-Pierre Rives, un grand joueur de l’équipe de France : « Le rugby, c’est l’histoire d’un ballon avec des copains autour et quand il n’y a plus de ballon, il reste les copains ! »
Je me suis beaucoup plu à Nogaro mais, au lycée, j’ai vite senti que je désirais découvrir autre chose… Dans cette petite ville, j’ai parfois eu le sentiment de tourner en rond. En cours, je me passionnais pour l’histoire et les langues – notamment l’allemand. J’ai passé un bac A1, une section où l’on faisait particulièrement de la philosophie, de l’histoire-géo, des maths et du français. Mes professeurs m’apprenaient les richesses de notre monde et j’avais soif de le découvrir. C’est pourquoi, le bac en poche, à 18 ans, j’ai décidé de partir une année en Allemagne. Durant toute ma terminale, j’avais fait des pieds et des mains afin de monter un dossier pour partir là-bas. Mes parents, Orkeia et plusieurs professeurs m’avaient aidé à obtenir une bourse qui m’a
permis de réaliser ce projet. Au mois de juillet 1992, à peine bachelier, je me suis donc envolé pour un an vers le nord de l’Allemagne, à Brême. Cela a été pour moi un choc à bien des égards ! Tout d’abord, il s’agissait de la première fois que je quittais ma famille, je découvrais une culture complètement différente, j’habitais chez des inconnus qui parlaient une langue différente de la mienne. Et je passais de Nogaro, petite ville de 2 000 habitants, à Brême, métropole de près d’un demi-million d’habitants. J’étais logé dans une famille d’accueil adorable qui m’a parfaitement intégré et a pris soin de moi. Durant une année scolaire pleine, j’ai suivi les cours dans un lycée local comme si j’étais un élève parmi d’autres. J’ai continué à pratiquer différentes activités que je faisais déjà à Nogaro comme le théâtre. Je me suis rapidement fait un certain nombre d’amis qui m’ont permis de m’intégrer dans ce lycée allemand. Grâce à eux, mon année a été particulièrement enrichissante. Mon mode de vie sur place et les échanges que j’ai eus avec ma famille d’accueil et les Allemands de mon âge m’ont véritablement transformé. Cette expérience m’a donné la soif de communiquer, d’échanger et d’apprendre des autres, de ceux qui sont différents de moi.
Il s’agissait surtout de la première fois que j’étais en contact avec des chrétiens. En effet, la famille qui
m’accueillait était de confession protestante. Cela ne m’a pas empêché de pratiquer ma foi – pas de porc, ni d’alcool par exemple – mais cela a été l’occasion de découvrir vraiment cette foi présente autour de moi. Hormis quelques notions, je ne connaissais pas vraiment les fondements du christianisme. Même si la famille dans laquelle je vivais n’était pas particulièrement fervente, nos discussions me permettaient de connaître plus précisément ce qui constituait le christianisme. C’est là-bas que je me suis rendu, pour la première fois, dans un lieu de culte chrétien, un temple protestant. À vrai dire, cela ne m’a fait ni chaud ni froid.
L’endroit m’a semblé manquer de chaleur, je ne m’y suis pas vraiment senti à l’aise. Cela ne m’a donc pas particulièrement donné envie d’aller à la rencontre du Dieu des chrétiens… C’est également en Allemagne que l’on m’a expliqué pour la première fois le principe de la Trinité. Vous vous doutez de mon étonnement ! Trois personnes pour un seul Dieu… Quelle idée ? Tout cela frôlait le polythéisme ! Je n’ai pas cherché à creuser plus loin la question. Bien qu’étant le lieu de ma découverte du christianisme, l’Allemagne n’a pas été le berceau de réflexions plus poussées sur la question. Je suis resté fidèle à la foi de mes parents tout au long de mon voyage, m’efforçant de prier et de pratiquer comme je le pouvais.
Durant un an, j’ai donc été baigné dans une nouvelle atmosphère. J’allais dans un lycée allemand dans lequel j’étais un élève parmi d’autres. Je m’y suis fait des amis, grâce aux activités que je pratiquais après les cours. J’avais fait beaucoup de théâtre à Nogaro, cela m’avait alors aidé à mieux communiquer et à me détacher du regard des autres. Sur les planches, je me sentais véritablement libre tout en étant paradoxalement obligé de suivre un texte. En Allemagne, mon lycée proposait justement des cours de théâtre. J’ai donc sauté sur l’occasion. Même si mon accent n’était pas parfait, il s’agissait d’un bon moyen d’apprendre la langue de Goethe.
Ce voyage a donc été enrichissant dans bien des domaines : social, religieux, culturel… Comme je le disais, il s’est surtout agi de la première véritable coupure avec ma famille. Cette aventure m’a donné soif de découvrir le monde. Après douze mois passés outreRhin, je suis rentré chez moi.
Le moment fatidique où je devais choisir « ma voie » comme on dit souvent était arrivé. Pas très matheux, très intéressé par la géopolitique, les langues et les civilisations étrangères, je me suis vite décidé pour des études de langues étrangères – en l’occurrence l’allemand et l’arabe – et de géopolitique. Il faut dire qu’au lycée, mon intérêt pour la géopolitique et des sujets comme le conflit israëlo-palestinien ou la guerre froide
avait toujours été important. Mon voyage en Allemagne m’avait donné soif de découvrir le monde, ses richesses et son fonctionnement.
La rentrée 1994 a marqué mon entrée dans l’enseignement supérieur. Je me vois encore arriver, perdu, dans cet immense ensemble universitaire qu’est l’université du Mirail à Toulouse. Étrange que ce temple du savoir soit enfermé dans une coquille aussi laide, faite de béton et de fer ! Je suis vite passé au-dessus de ces considérations esthétiques pour me concentrer sur mes études. J’aimais particulièrement l’arabe qui était, avant tout à mes yeux, la langue de mes parents. Je le voyais également comme la langue du Coran d’où l’importance de le comprendre parfaitement. Mes études d’arabe ne revêtaient, bien sûr, pas seulement une dimension religieuse. Je voulais également comprendre le monde arabe. Pour cela, parler sa langue était nécessaire : cela m’a permis de lire des journaux ou des sources locales et d’avoir une plus fine appréhension de cet ensemble géopolitique fascinant.
Je vivais dans un petit appartement du sud-ouest de Toulouse avec mon frère Kadour et ma grande sœur Orkeia. Après un an passé loin des miens, les avoir près de moi était un grand soulagement. Toulouse étant à deux heures de Nogaro, nous rentrions environ deux fois par mois chez nos parents, le cordon ombilical
n’était ainsi pas complètement coupé. Nos vies étudiantes à Toulouse nous poussaient tout de même à être le plus clair de notre temps dehors. Pour ma part, je pratiquais de nombreuses activités – dont le théâtre, bien sûr – mais je travaillais aussi en parallèle de mes études afin de les financer. J’ai d’abord fait du soutien scolaire en français avant d’avoir un contrat plus régulier de surveillant d’internat. L’argent gagné avec ces petits jobs me permettait de sortir, de voir des copains, d’avoir des échanges avec des gens différents. Toutes les rencontres durant ces années ont fait de mes études une période particulièrement enrichissante d’un point de vue humain !
Je dirais que ma foi a stagné durant ces années à Toulouse. Il s’agissait d’une foi de surface, présente en moi plus par tradition et par habitude. Si je ressentais réellement une présence divine et que je croyais sincèrement en Allah, je ne me suis jamais efforcé de faire mes cinq prières quotidiennes. Cela ne m’empêchait pas de respecter scrupuleusement certains éléments constitutifs de l’islam : je ne mangeais pas de porc ni ne buvais d’alcool, par exemple. Je n’avais aucune pratique véritablement personnelle et profonde. Je sentais que des braises étaient présentes au fond de moi mais je n’avais pas l’intention de souffler dessus et de faire naître un véritable amour pour un Dieu que je connaissais mal.
Ma difficulté à voir ma foi grandir et s’affirmer était également liée au fait que je restais très seul du point de vue spirituel. Je n’avais presque aucune relation avec des musulmans en dehors de la sphère familiale. Durant mes trois années d’études, je n’ai dû mettre les pieds à la mosquée que deux ou trois fois. Mon isolement de toute communauté musulmane, qui aurait pu accompagner mon épanouissement spirituel, a été la clef que je n’ai pas trouvée à cette époque. Je comparerais mon rapport à l’islam de l’époque à la foi de beaucoup de jeunes musulmans aujourd’hui : un grand respect mais pas forcément de véritable profondeur dans la foi.
J’ai terminé mes études en 1997. Comme tous les garçons de ma génération, je devais alors passer par la case service militaire. À quelques années près, je n’aurais pas eu à le faire puisque Jacques Chirac avait décidé de mettre progressivement en place la professionnalisation de l’armée et donc, de facto, de suspendre le service national. Sans ce passage, ma vie aurait sans doute été bien différente…
TABLE DES MATIÈRES
N° d’édition : 23082.
Achevé d’imprimer en avril 2023 par la SEPEC en France - Z.A. des Bruyères - 01960 Peronnas. Dépôt légal : mai 2023.
