Interdit de pleurer

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Interdit pleurer de

Une jeune maman lève

le tabou de la dépression

post-partum

ISAURE ARMANET MAME

À toutes les mères qui courbent la tête sous le poids de la dépression. Vous n’êtes pas coupables, vous n’êtes pas seules, vous n’êtes pas folles.

N’ayez pas peur, osez parler, osez demander de l’aide.

Croyez-moi : ça va passer .

Aux patients croisés sur la route de mes hospitalisations.

À Aurélie, Soline et Alban, que notre force fraternelle perdure durant toutes les années à venir.

Et, enfin, à Tanguy, Éléanore et Pio, les protagonistes majeurs de ce récit, sans qui ma vie serait bien fade et incomplète.

Avant-propos

Après ma première hospitalisation, j’ai ressenti assez vite le besoin de parler publiquement de ma dépression postpartum. Il était important pour moi d’expliquer, de mettre des mots sur mon expérience de ce mal encore tabou.

Quand je raconte mon histoire, je lève le voile sur des ratés maternels possibles. Souvent, à la suite de mon récit, d’autres mères s’autorisent à raconter les leurs. Est-ce notre génération ? Le monde dans lequel nous vivons ? Je n’en sais rien, mais je me suis rendu compte que la question du lien maternel, imparfait ou blessé, est un sujet qui ébranle beaucoup de femmes.

Quelques jours à peine après la naissance de mon premier enfant, la connexion qui s’était créée entre nous pendant la grossesse a semblé disparaître. Comme cela fut déstabilisant pour la jeune maman que j’étais ! Or, je l’ai compris plus tard, c’est la dépression qui éteignait le lien, qui le rendait invisible. Ce n’était pas ma faute, ce n’était pas dû à mon incapacité parentale.

Si l’union entre une mère et son bébé ne se fait pas in utero ni après la naissance, je suis convaincue qu’elle peut se construire malgré tout. Pour moi, ce lien reste présent, caché dans le secret de l’âme ou du corps. Il faut juste utiliser les bons moyens pour le trouver et le revigorer. L’instinct maternel n’est pas forcément immédiat, comme on nous le

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fait croire dans les films ou les livres, mais je crois sincèrement qu’il peut jaillir, même après des débuts difficiles.

Je ne veux pas m’ériger en modèle de résilience. Aujourd’hui encore, je suis souvent accablée par la culpabilité, à cause de mes cris ou de ma brutalité. Je pense même que je le serai jusqu’à la fin de ma vie. Une amie à qui je confiais un jour ce sentiment m’a dit : « Bienvenue dans la vie des mères ! » C’est vrai que le mot « culpabilité » résonne particulièrement bien avec celui de « parentalité », en tout cas pour moi. Coupable de m’emporter trop vite, coupable de mon absence de tempérance, coupable de mon agressivité incontrôlée.

Pour sortir de ce cercle vicieux de dépréciation, il faut parler. À son mari, à une amie, à une sœur ou à un psy. Lorsque je raconte mes manquements ou mes colères contre mes enfants, cela me permet d’analyser ce qui est juste ou non. Ce qui est normal (la fatigue et l’impatience sont les lots quotidiens de nombreuses mères) ou ce qui nécessite d’être changé.

Révéler tout haut ses faux pas peut également mettre un peu de légèreté dans la culpabilité. Il est réconfortant d’entendre que cette amie – qui a tout l’air d’être une mère incroyable, ne s’énervant jamais et dont les enfants sont toujours bien coiffés – perd pied, elle aussi, de temps en temps. C’est bon aussi d’apprendre à écouter ses proches, les écouter sans les juger quand elles révèlent leurs propres erreurs avec leurs enfants.

Par la thérapie que j’ai suivie, j’ai appris l’existence de l’ambivalence maternelle. C’est une réalité à faire connaître. Cette ambivalence est un sentiment d’amour lié à un senti-

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ment de haine. C’est éprouver une tendresse infinie mêlée à une antipathie soudaine pour son propre enfant. Il me paraît essentiel de se risquer à exprimer cette ambivalence maternelle, de la faire sortir du secret et de la honte. Tout le monde peut la ressentir à un moment ou un autre, sans que cela mène directement à une prise en charge de la famille par les services de l’ASE1. C’est tout à fait normal et assez commun.

J’ai lu des récits de femmes qui racontent leur « regret d’être mère » et je trouve qu’il est très courageux d’oser le dire haut et fort. C’est par la parole que les tabous sont levés et que les choses évoluent. Cependant, je déplore qu’on ne propose rien d’autre qu’un discours libéré pour ces mères en proie au regret. Il est, bien sûr, important de partager ses maux, de les extérioriser, mais peut-être n’est-ce pas suffisant. Il faut agir aussi. Je pense que parler est vraiment libérateur, mais ne guérit pas complètement (du mal de mère, du regret d’être mère, de la difficulté à être mère) : c’est seulement une première étape vers la guérison. Il faut ensuite se faire aider, suivre une thérapie, éventuellement prendre un traitement. Oser dire tout haut n’est pas suffisant.

J’ai cette espérance ancrée dans le cœur : tout peut guérir. Un lien in utero inexistant, une naissance compliquée, un rapport parent-enfant brisé, un regret de sa vie antérieure, tout peut guérir.

Cela exige cependant une certaine énergie, une volonté sans faille et une vraie honnêteté envers soi-même. Et surtout, cela demande un bon suivi psychologique. Se raconter en vérité, voir là où le bât blesse, puis corriger le tir me 1. Aide sociale à l’enfance.

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paraissent tout à fait réalisables, à condition d’être accompagné par un professionnel qui peut aider à dépasser ces notions d’ambivalence ou de regrets maternels exacerbés. À condition aussi d’accepter le temps que cela peut prendre.

Je me trompe peut-être, mais j’ai une certitude, une conviction profonde : tout peut guérir.

Tout peut guérir. Même l’inavouable.

J’ai longtemps cru que les vœux d’anniversaire, soufflés au-dessus d’un gâteau, finissaient par se réaliser. Je me souviens d’un vœu bien précis, formulé pour la première fois vers mes huit ou dix ans.

Je me revois le murmurer intérieurement avec une ferveur intense : « Faites qu’un jour je sois une bonne maman. »

Par la suite, à chaque anniversaire, je répétais, à la manière d’un refrain lancinant, ces mêmes mots. Pour mettre toutes les chances de mon côté, je gardais consciencieusement le silence sur ce souhait pourtant tellement profond et important dans ma vie. Ce qui comptait alors plus que tout : devenir le contraire de ce que je connaissais à la maison. J’avais déjà une conscience aigüe de la mère que je ne voulais surtout pas être.

Pour la petite fille que j’étais, être une « bonne mère », c’était être douce, calme et capable de se maîtriser. Un profil bien précis de l’excellence maternelle se dessinait en moi. À force de volonté, je pourrai y arriver. Il le fallait absolument. J’allais respecter mon serment, et mon ébauche de la maternité parfaite deviendrait bien réelle. Les choses ne pourraient pas se passer autrement puisque je l’avais espéré chaque année devant mes bougies. Je n’en doutais pas.

Devenue adulte, ma représentation de la maternité n’évolue pas vraiment. Je nourris mon idéal au contact de mes

Prologue
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proches lorsqu’elles deviennent mères. Celles que j’admire le plus sont détendues, à l’humeur sereine. Elles allaitent sans problème et leur maternité semble incarnée. Chez elles, les gestes de soin et de tendresse viennent naturellement. Les critères indispensables de la perfection maternelle reposent donc sur ce savant mélange de calme olympien et d’instinct parental immédiat.

Je trouve, bien sûr, d’autres conditions à réunir pour peaufiner le profil de la bonne mère. La société n’y contribue-t-elle pas largement ? Dans la représentation collective, la maternité est un lieu de douceur poudrée, de plaisir inné, de joie instantanée. Pour beaucoup, sur les réseaux sociaux, dans les livres ou les films, et même dans nos familles, le sens maternel est immédiat. Ne parle-t-on pas d’ailleurs d’« instinct maternel » ? Au moment même où l’enfant est posé sur le ventre de sa mère, juste après sa naissance, ce sens maternel est censé se manifester.

En observant autour de moi, je devine que les choses ne sont pas forcément évidentes. Certaines de mes amies rencontrent des difficultés à la naissance de leurs enfants. Elles avouent trouver cela dur et peu gratifiant. Ma propre sœur semble perdue face à son tout petit garçon. Je l’entends me raconter un certain sentiment de vide et d’angoisse face à la responsabilité parentale. Une fois, je rends visite à une cousine qui vient d’accoucher. Son retour à la maison est épineux. Je la trouve dans un état apathique, sans étincelle de vie. Je ne comprends pas. Ces constats m’effraient. Je ne vois pas en chacune d’elles la luminosité dont j’auréole la maternité. Mais, au lieu de ressentir de l’empathie et d’essayer de les écouter, je me dis que cela ne m’arrivera jamais. Jamais !

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Je n’ai pas du tout conscience de mes réflexions désagréables envers certaines de ces jeunes mamans. Je ne suis pas encore mère, mais cela me paraît très facile de promener partout son bébé en poussette et de retrouver ses amies dans des cafés. Pourquoi ne le font-elles pas davantage ? Tout a l’air compliqué dans leurs nouvelles vies. Leurs priorités ont changé. Je me sens un peu délaissée au profit de leurs enfants et cela me peine. J’ai l’idée prétentieuse que je serai au-dessus de toutes ces mamans un peu éteintes. Je serai insubmersible. Et rayonnante.

Malheureusement, mes vœux et mes présomptueuses espérances ne se réaliseront pas. À l’arrivée de mon premier enfant, je ne cocherai aucune des bonnes cases.

Chapitre 1

J’éprouve un sentiment ambivalent à propos de mon enfance.

En songeant à mes années de jeunesse, je suis envahie d’images colorées et de souvenirs lumineux. De tendresse et de cadeaux. De grandes tablées bruyantes et du sentiment d’appartenir à quelque chose d’unique. Je connais mes racines. Je sais d’où je viens : d’une histoire familiale ancrée dans le temps et dans les traditions. On m’a donné le goût de la lecture, le sens de la culture et un appétit gourmand pour une gastronomie de qualité. Je garde aussi en mémoire des discussions passionnantes sur la politique, la spiritualité, l’histoire de France. Je suis riche de tout cela. Mais je me sens aussi engluée dans le carcan d’un héritage où la loyauté prime sur la liberté et sur la vérité, où certaines choses se font et d’autres pas, sans justifications valables. J’ai été enfermée dans un monde dans lequel la forme a plus de sens que le fond, dans lequel il faut sauver les apparences quoi qu’il en coûte. Dans ce monde-là, une véritable violence se cache parfois derrière un savoir-vivre impeccable. Malheureusement, je suis aussi faite de tout cela.

Mes deux sœurs aînées, Aurélie et Soline, sont de tous mes souvenirs. Beaucoup de jeux en commun, de nombreux fous rires, de rares disputes et une belle complicité faite de mille petits riens inventés à partir de notre quotidien. Poupées Corolle, Playmobil, Lego, la place du milieu dans la voiture, la bassine pour Soline pendant les voyages, les 17

pique-niques incroyables de Maman, les grandes jambes et les grandes oreilles de Papa, les vacances avec tous nos cousins, les décorations de Noël dans toute la maison… et tant d’autres choses encore.

Aurélie, en sœur aînée, était responsable et sage, tandis que Soline, en sœur cadette, avait plus de liberté pour exister. Je la suivais avec enthousiasme dans toutes les activités qu’elle proposait, tout en étant secrètement terrorisée par son caractère quelque peu dominateur. Cela dit, le trio des sœurs fonctionnait bien, avec son propre équilibre et ses propres règles.

Durant les premières années, nous avons grandi au bord du lac Léman, au pied des montagnes de Haute-Savoie. Notre environnement se résumait à une nature incroyable, arpentée en famille en toute saison lors de promenades dans les hauteurs. Quand le printemps était là, nous prenions le goûter au bord du lac après l’école. Les joues pleines de fraises ou de cerises charnues, nous nous baignions dans une eau limpide. À l’école, tout se passait bien. Les maîtresses étaient bienveillantes et les amitiés nombreuses. Mon père était employé en Suisse. Tous les matins, il traversait le lac sur un ferry, pour rejoindre l’établissement dans lequel il travaillait. Il était aussi le spécialiste des gaufres du dimanche matin. Son goût pour la musique éclectique accompagnait nos voyages ou nos jeux. Ma mère tenait la maison, nous cuisinait de bons plats, décorait notre appartement avec goût. Elle menait la vie familiale d’une main sûre, organisée et impliquée.

Nous étions gâtées : nous faisions du ski, de l’équitation, du tennis, du golf, de la danse Chaque hiver, tous les weekends et parfois même les mercredis, nous étions sur les pistes, 18

à descendre les pentes enneigées. Parfois, quand les parents nous proposaient d’aller skier à Morzine ou Avoriaz, nous soupirions d’un air blasé : « Encore le ski ? Encore la luge ? »

Sur les photos des cartes de bonne année, nous posons comme une petite famille classique, type catalogue Cyrillus, cheveux tressés, robes à smocks et sourires sincères.

Ce sont de belles années, mes plus belles années d’enfance, nimbées de bonheur et d’insouciance.

Pourtant, parfois, la façade parfaite se fissurait, le temps d’un après-midi ou d’une soirée. Ma mère avait des épisodes de colère assez impressionnants. Ils étaient souvent provoqués par nos bêtises : des taches de fruits inlavables sur nos robes, une chambre mal rangée ou des grossièretés écrites au feutre indélébile sur le frigo. Dans ces moments-là, Maman ne se maîtrisait plus. Ses cris se faisaient vociférants, ses mots injurieux et ses gestes brutaux. Comme si ces petites bêtises faisaient déborder en elle un trop-plein dont nous ne pouvions avoir conscience. Elle perdait ses moyens, hurlait des choses insensées et nous souhaitait du mal. Je me souviens encore de l’incompréhension qui en résultait et de l’impression que quelque chose ne tournait pas rond. Je me souviens aussi du sentiment de solidarité presque instinctif qui naissait en moi quand l’une de mes sœurs subissait seule ces assauts, et combien il était réconfortant de les avoir à mes côtés dans ces moments-là.

Mais ces épisodes ne duraient pas et, malgré leur intensité, ils se fondaient en moi jusqu’à disparaître complètement au milieu de tous les bons moments que nous passions en famille.

Puis les temps se sont fait plus difficiles. Mon père a traversé des difficultés professionnelles. Nous avons déménagé, 19

et nous avons vécu dans un entre-deux, suspendus aux aléas de ses recherches d’emploi. Allait-il trouver un bon poste ? Serait-il accepté après sa période d’essai ? Lui proposerait-on enfin un CDI ? Retrouverait-il un peu de stabilité ?

Pourtant, malgré cela, nous n’avons manqué de rien. Nous sommes allées dans de bonnes écoles, nous avons continué les activités extra-scolaires, nous sommes parties en vacances un peu partout, au bord de la mer, dans de grandes maisons familiales, en camp d’été. Pas de restrictions vestimentaires : nous avions le droit de porter les dernières baskets ou le dernier pantalon à la mode. Pas de restrictions non plus sur les frais médicaux ou les frais dentaires : à nous, les bagues et les traitements orthodontiques, pour un résultat magnifique sur les photos. Les amis étaient les bienvenus à la maison, et toujours bien reçus.

Il était douloureux de voir combien la situation pesait sur mon père. À l’époque, il était dur – voire inacceptable dans notre milieu – d’être au chômage. Il ne baissait pas les bras et s’activait sans relâche pour notre famille, mais j’avais conscience qu’il devait se sentir bien seul.

Les épisodes de violence de notre mère devenaient plus nombreux et cela nous faisait souffrir. Verbalement, les attaques étaient terribles. Et très souvent injustifiées. Entre sœurs, nous avons fait front contre l’agressivité maternelle. Sans relâche, l’une prenait toujours la défense de l’autre. Je me réfugiais dans les bras de Soline, je lui demandais de me protéger. Quand les mots devenaient vraiment trop vulgaires, nous préférions en rire entre nous, pour y mettre un peu de légèreté, et tenter de « faire passer la pilule ».

C’est à cette époque que j’ai imaginé la mère que je serai plus tard. Comme sur le négatif d’une photo, j’ai méticuleu20

sement dessiné les contours inverses de ce que me montrait ma mère dans ses moments de crise incontrôlables. J’écrivais des listes de choses à faire, de situations à éviter. Il me faudra surtout savoir rester calme : pas de cris, pas d’injures, pas de gifles. La mère que je serai ne se laissera pas déborder par ses émotions. Jamais je n’imposerai ce triste spectacle à mes enfants, car je saurai être douce et impassible. Cela devenait, pour moi, une obsession : à chacun de mes anniversaires, je n’avais pas d’autre vœu. Rien ne comptait davantage. Je croisais les doigts, j’y croyais très fort et je soufflais de tout mon cœur sur les bougies : « Faites que je sois une bonne mère. » Cela résonnait en moi comme une ordonnance : « Faites que je ne sois surtout pas comme ma mère. » Plus tard, Alban, mon petit frère, est né. Il est venu transformer notre sororité en une fratrie. Nous avons été tellement heureuses de l’accueillir ! Enfin un héritier, un porteur du nom ! Il était attendu comme le Messie. Ce petit garçon intelligent, vif et totalement adorable a trouvé tout naturellement sa place dans notre famille.

Les années passant, les relations avec ma mère sont devenues encore plus compliquées. Fini le temps où ses épisodes de colère se perdaient au milieu des moments de bonheur. L’adolescence me rendait intransigeante. Seule dominait l’amertume en moi.

La situation professionnelle de mon père restait précaire. Nous avons déménagé à nouveau, et nous avons découvert une nouvelle ville. Ma mère a repris des études, elle a suivi une formation pour devenir secrétaire. C’était sa participation à l’effort de guerre, afin de subvenir en partie aux besoins de notre famille.

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Lorsque ma mère était à nouveau habitée par la fureur, je m’interposais entre mon petit frère et elle. Cela me heurtait profondément. Alban était encore si petit ! Cependant, je sais que lui non plus n’a manqué de rien pendant ces années-là, et je crois qu’il en garde un bon souvenir, malgré les accès de colère sporadiques de ma mère.

Mes sœurs commençaient leurs études, elles ont quitté la maison, me laissant bien seule. Heureusement, ma vie était pleine de belles amitiés. Je racontais à certaines amies, en riant crânement, mes disputes avec Maman, les brutalités, les mots durs échangés, et elles m’écoutaient attentivement. Cela me faisait du bien de pouvoir « vider mon sac » sans être jugée.

Puis j’ai fini par quitter à mon tour la maison, avec soulagement. L’entente conjugale entre mes parents avait été mise à mal, notamment par les années de chômage. Il y avait beaucoup de tensions, de déceptions et d’incompréhensions entre eux. Ils se sont séparés, puis ont divorcé. Une partie de notre vie familiale s’est effondrée. Heureusement, la cohésion fraternelle ne s’est pas évanouie pour autant. Au contraire, elle s’est renforcée dans l’adversité, et nous avons essayé de faire face, tous les quatre ensemble.

Étudiante, j’ai commencé à suivre une thérapie car je n’arrivais pas à contenir une certaine agressivité en moi. Je voyais parfois de nombreuses similitudes entre les réactions de ma mère et les miennes, et cela me perturbait. Cela contredisait tout ce que j’avais envisagé ! Grâce à cette thérapie, j’ai compris beaucoup de choses, notamment combien cela a dû être ardu pour ma mère de vivre dans une inquiétude financière permanente, de travailler après toutes ces 22

années sans activité professionnelle, de se sentir exclue du cocon bien confortable de notre milieu social.

J’ai également appris que le transgénérationnel représente un poids immense dans les répétitions des schémas de violence au sein des familles. Il est évident que ma mère portait en elle ses propres traumatismes familiaux sans en avoir forcément conscience, et que cela a entraîné des répercussions sur nos vies. Elle avait, tout comme mon père, une belle panoplie de casseroles accrochées à ses basques. La conjonction de leurs deux histoires a malheureusement donné un résultat un peu cabossé.

Plus tard, en terminant ce travail sur moi, j’ai cru que je m’étais libérée du joug du passé familial. J’avais tort.

En devenant mère à mon tour, j’ai été confrontée à toutes mes limites et à mon indéniable violence.

J’ai tâtonné, j’ai hésité, je me suis trompée. Je suis alors devenue moins intransigeante avec les erreurs de mes propres parents. J’ai relu le passé avec un regard neuf. J’ai vu les choses autrement.

Je sais que ma mère m’a allaitée pendant longtemps, qu’elle m’a veillée lors des poussées de fièvre, qu’elle m’a changée inlassablement, qu’elle m’a soignée et bercée.

Je sais qu’elle a essayé de faire de son mieux, peut-être dépassée par l’intensité de sa brutalité, n’en imaginant pas les conséquences.

Je sais qu’elle a tenté de maintenir avec énergie la barque familiale hors des flots du chômage.

Je sais aussi que c’était une autre époque, avec d’autres mots d’ordre et d’autres visions éducatives.

Et pourtant, aujourd’hui encore, le spectre de son agressivité me hante inlassablement. Il me tourmente. Il me tenaille.

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Je suis terrorisée par ma potentielle violence, surtout avec un tout petit. Un nourrisson est à la merci des adultes et cela m’angoisse terriblement. Qui peut me garantir que je ne serai pas, moi aussi, dépassée par ma colère ? Fatiguée, usée par les pleurs, décontenancée par un rythme que je ne comprends pas ? Qui peut m’assurer que je ne franchirai jamais la limite ?

Pour comprendre la suite des événements, il faut prendre en compte cet aspect de mon histoire. Ce qui fait le clairobscur de mon enfance : l’amour filial manifeste, les doux souvenirs, mais aussi les douloureuses expériences, les colères de ma mère et la passivité de mon père. Je me suis créé une armure contre la violence en idéalisant la mère que je deviendrai, en érigeant la perfection maternelle comme seul objectif. C’est sans doute l’un des facteurs pouvant expliquer l’origine de mes dépressions post-partum. Mais cela ne représente qu’un seul maillon de la chaîne...

Après ces années parfois un peu difficiles, c’est enfin le temps de l’embellie. Le temps de la rencontre. Le temps où tout se réordonne. Le temps qui a le goût de l’évidence. Une fois mon long travail thérapeutique terminé, je me sens en paix. Je pense même avoir tout réglé de mes problèmes personnels et pouvoir définitivement tourner la page de l’accompagnement par un psy.

J’ai trouvé ma voie professionnelle et suis très heureuse du travail que j’exerce depuis plusieurs années. Je suis enfin à ma place comme éducatrice dans un collège. Et j’ai l’impression d’être prête pour me lancer dans une relation de couple. Je suis libre, l’été s’annonce, les jours s’allongent, les arbres de Paris se parent d’un vert éclatant, j’ai deux mois de vacances : un champ de tous les possibles s’ouvre devant moi.

Après un printemps pluvieux et froid à Paris, je me rends au mariage d’une amie, sous un soleil brûlant, au milieu des cigales et de la pinède. J’y fais la connaissance d’un grand gaillard dont le regard doux me frappe. Deux semaines plus tard, totalement séduite, je retourne à nouveau dans le Sud pour passer du temps avec lui. Les choses entre nous sont naturelles ; je m’étonne et me réjouis que tout soit si simple. Nous avons les mêmes aspirations et la même vision de la vie. Je me dis : « Il sera le père de mes enfants. » Je n’ai jamais eu cette pensée auparavant. La certitude a un côté très réconfortant et je l’accueille avec reconnaissance. Tanguy fait désormais partie de ma vie.

Chapitre 2
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Notre histoire continue sur sa lancée : quelques mois plus tard, nos fiançailles et une sérieuse préparation au mariage. Nous avons nos premières tensions, évidemment, mais j’ai ce sentiment rassurant que mon avenir est lié à celui de Tanguy, quelles que soient nos divergences.

Je garde en mémoire le sujet de l’une de nos premières disputes. Je lui confie, un peu honteuse et la boule au ventre, que j’ai consulté une psychothérapeute pendant un long moment. Tanguy vient d’une famille équilibrée, dans laquelle les événements sont vécus avec une certaine tranquillité et sans drame. Il a eu une enfance heureuse et a été très choyé. Il est devenu un homme sûr de lui et il est difficilement ébranlable. Pour lui, la psychologie est réservée aux gens compliqués, « à ceux qui se créent des problèmes », selon ses propres mots. Après mon aveu, il est inquiet. Je crois même qu’il commente, avec cette sentence irrévocable : « Aller voir un psy, c’est pour les fous, non ? » Ses mots me blessent beaucoup et je proteste vivement. Cette dispute restera longtemps ancrée en moi, et je me félicite tout bas d’avoir fini mon suivi psychologique. Il me faut être aussi stable que lui. Je refuse l’idée qu’il voie en moi une once de fragilité.

Après notre mariage, nous nous installons dans le Sud. Nous nous sentons rapidement prêts à devenir parents. Je tombe enceinte quelques mois plus tard et j’ai la chance de vivre une grossesse très facile, sans nausées. Je me sens bien dans ma peau, en grande forme. Pour la première échographie, Tanguy est en mission, il ne peut m’accompagner. En découvrant le bébé, je ressens une grande émotion. J’imaginais voir un gros haricot, mais, au lieu de cela, j’aperçois à l’écran un petit bébé incroyablement formé, avec tous ses doigts et des oreilles ourlées. L’amour pour ce bébé m’est

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naturel et immédiat. Je n’ai pas besoin de savoir si c’est une fille ou un garçon, je l’aime, tout simplement. Mon apprentissage de la maternité commence donc sous les meilleurs auspices. Je coche la première case de mon idéal parental, en me sentant directement connectée avec mon bébé.

Un petit grain de sable – résultat d’un manque de communication – vient cependant enrayer les choses. Tanguy me parle d’une possibilité – assez limitée – d’un départ en outre-mer et, voulant bien faire les choses (mais faisant tout le contraire), je tais mon grand manque de motivation. Je lui dis de se porter volontaire, certaine au fond de moi que le poste ne lui sera pas attribué. Un à zéro pour moi. Il repart en mission pendant quelques semaines et apprend alors que le poste est pour lui. Dans le feu de l’enthousiasme, il l’accepte immédiatement, sans me consulter. Tout à sa joie d’avoir été choisi, il a oublié l’information la plus essentielle : je suis enceinte. Un partout, la balle au centre. Je me sens complètement mise de côté, et la colère éprouvée met du temps à disparaître. Je me doute que l’accouchement, loin de mes habitudes et loin de tous mes proches, ne sera pas facile. Mais je n’imagine pas à quel point.

Quand nous arrivons en Martinique quelques mois plus tard, je maudis mon manque d’honnêteté conjugale. Je continue à envisager l’installation sans grande motivation. Cette nouvelle vie dans les Antilles me rend amère, malgré les images de cartes postales avec soleil, eau turquoise et cocotiers. Ce désamour pour notre nouvelle affectation est sans doute un élément très important pour comprendre les difficultés à venir. Chaque détail a du sens. Je mettrai beaucoup de temps à réaliser que je ne vais pas bien. J’imputerai ensuite une grande partie de mon mal-être à cette installa-

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tion imposée. Toutes les raisons seront bonnes pour rester dans le déni. Plus tard, à la naissance de notre deuxième enfant, je comprendrai que le lieu, en réalité, ne compte pas tant que ça.

Chemin faisant, le charme discret, mais puissant, de la Martinique finit par agir. Nous passons les dernières semaines de ma grossesse à pérégriner sur toute l’île, nageant dans une mer délicieusement tiède aux fonds colorés et variés. Nous profitons de nos derniers instants à deux. Je viens d’avoir mon permis et je fais mes premières conduites sur les terres antillaises, bravant ses conducteurs vifs et nerveux. Me voilà habituée aux conditions de route les plus folles ! Je prends petit à petit mes marques dans cette vie que je n’avais pas voulue. Je me prépare à l’accouchement avec une sage-femme avec laquelle je me sens bien et j’apprends beaucoup pendant ses cours. Il me semble alors que tout va bien. Je vais bien.

À quelques jours du terme, Ségolène, une amie, m’appelle et me demande si j’ai des appréhensions avant la naissance. Je m’étonne de sa question et lui réponds que je n’en ai aucune. Elle ajoute : « Et tu crois que tu as des attentes inconscientes pour cet enfant ? » Toujours aussi naïvement je lui assure que non.

Je me juge tout à fait capable d’accueillir un nourrisson chez moi, quelles que soient les conditions de sa naissance. Je sais bien que Tanguy partira en mission pour trois mois, peu de temps après l’accouchement. Pourtant, pas un instant je ne me dis que j’aurai besoin d’aide ou de soutien. Les relations avec ma mère étant complexes, je ne souhaite pas l’impliquer dans mon programme d’après naissance. Ce sera mon expérience à moi, mes propres moments de découverte de la maternité, sans son ombre planant au-dessus de moi. 28

L’assurance chevillée au corps, nourrie par toutes les expériences que j’ai eues avec des tout-petits, je me sens sereine. J’ai fait beaucoup de baby-sittings, je me suis régulièrement occupée de mon petit frère, et je ressens un vrai élan d’amour envers les nourrissons. Forte de tout cela, je prévois un calendrier post-accouchement plutôt simple : bébé et travail. Je prépare à ce moment-là une validation des acquis de l’expérience (VAE) pour obtenir mon diplôme d’éducatrice spécialisée. Pour cela, je dois rédiger un mémoire sur mes années d’expérience au sein de classes Ulis (unité localisée d’inclusion scolaire). Cela exige donc du temps et du calme. Ainsi, je suis certaine que je pourrai continuer à préparer cette VAE après la naissance. Il faut bien que je m’occupe pendant l’absence de Tanguy ! Je me vois allaiter mon nourrisson, ou le bercer du pied, tout en continuant à travailler consciencieusement à mon bureau. Cela me fait bien rire aujourd’hui, et j’ai un peu de commisération – mêlée à une certaine affection amusée – pour cette jeune femme totalement innocente que j’étais alors.

À ce moment-là, je ne réalise pas à quel point le programme de « perfection maternelle » de mes jeunes années est profondément ancré en moi. Je ne me rends pas compte combien la répétition de mes vœux d’anniversaire a marqué ma personnalité. Je transporte tout cela dans ma petite valise des idées toutes faites. Mais pas une seule seconde, je n’en ai conscience.

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Interdit de pleurer by Fleurus Editions - Issuu