La porte du Royaume

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La porte du Royaume

JEAN - MICHEL TOUCHE mame

À Camille, Simon et Jade, à tous les lecteurs, jeunes et adultes, qui sont devenus fans de Nacklas, Caroline et Frédéric.

Avec La Porte du Royaume, ils verront apparaître le sens profond de tous les événements qui se sont succédé depuis que Nacklas, en compagnie de Moïse, s’est approché du buisson ardent, au pied du mont Horeb.

LE DÉPART DE BÉTHANIE

Sans doute mis en voix par les premiers rayons du soleil, un coq se chargea de réveiller tout Béthanie et les environs à coups de « cocoricos » aigres mais tonitruants, qui me tirèrent d’un sommeil lourd et encombré de cauchemars. Marthe et Marie nous avaient prévenus la veille, s’excusant de posséder le coq le plus matinal de la région. Frédéric, sorti comme moi de ses rêves par les vocalises du gallinacé qui se prenait certainement pour le maître du monde, se leva d’un bond.

Où est-il, ce fichu poulet, que je lui torde le cou ? s’écria-t-il, furieux.Nous eûmes les pires difficultés, Caroline et moi, à calmer ses ardeurs, d’autant que les amis et parents de Lazare, qui avaient passé la nuit dans la maison de Marthe et de Marie ou, comme nous, dans leur jardin, se levaient à leur tour et vantaient les vocalises de l’animal, affirmant n’en avoir jamais entendu d’aussi claironnantes.

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Pendant que les convives s’émerveillaient de la sorte, un chat tigré de noir, presque soyeux dans la pâle lueur de l’aube, me passa entre les jambes en les frôlant. Le corps effilé, à la fois souple et tendu, les yeux mi-clos, il avançait, patte après patte, sans bruit, indifférent à tout, se faufilant entre les convives, entièrement concentré sur ce coq dont les vocalises l’exaspéraient et qu’il espé rait bien, profitant des ombres de l’aurore, saisir enfin entre ses griffes et réduire au silence à tout jamais. Quand il se fut suffisamment approché, il se pelotonna, presque invisible tant son pelage se confondait avec le sol, figé dans une immobilité parfaite. Quelques secondes passèrent. Soudain, avec un feulement de tigre, pattes en avant, les griffes prêtes à lacérer le cou de son ennemi juré, le félin bondit.

Le tumulte désordonné et les bâillements des amis de Marthe et de Marie cessèrent net lorsque, plus strident que tous les autres, un « cocorico » retentit dans les airs, affolé plus que terrifiant, aussi tôt suivi d’un battement d’ailes désespéré. Le coq parvint à s’élever un peu, juste ce qu’il fallait pour échapper à la bombe qui venait de fondre sur lui. Un homme, tout près, le saisit dans ses bras et du pied repoussa l’attaquant. Furibond, spolié de la victoire qu’il avait crue à sa portée, le chat cracha bruyamment, donna un coup de patte et de ses griffes acérées déchira la cheville de l’homme, qui poussa un juron. Marthe accourut, brandissant un bâton avec lequel elle tenta d’asséner des coups furieux sur le félin. Mais celuici fit trois bonds, toujours crachant à la façon d’un tigre, franchit un muret et disparut. Réussissant à s’échapper des mains de l’homme qui l’avait protégé, le coq s’égosilla à coups de « cooo…

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cooo… » vexés et lamentables, avant de s’enfuir, dépité, abandonnant au passage, avec quelques plumes de sa queue, la superbe de son panache.Ill’aéchappé belle, commenta l’homme à l’adresse de Marthe. Peut-être, en période normale, les deux sœurs se seraient-elles laissées aller à des démonstrations de colère contre ce chat, jour après jour plus audacieux, qui s’en prenait à leur coq. Mais ce matin, entourées de leurs amis, rien ne pouvait durablement troubler le bonheur que représentait pour elles ce frère revenu à la vie. La résur rection de Lazare, c’est sûr, on allait en parler longtemps à Béthanie. Quant à Jésus, il a suffi qu’une voix, j’ignore laquelle, se mette à scan der son nom, pour que tout le monde reprenne en chœur : « Jésus ! Jésus ! » et chante ses louanges. Il faut avouer que voir sortir de son tombeau un homme réputé mort, encore entouré de bandelettes et avançant avec hésitation comme s’il n’en revenait pas lui-même, ça fait un choc ! Pour nous aussi, de tous les miracles auxquels nous avions assisté, celui-ci était le plus spectaculaire.

Après la nuit que je venais de passer à réfléchir aux informations alarmantes glanées par Frédéric dans les ruelles de Béthanie, les manifestations de joie qui entouraient ce matin Jésus me réchauffaient le cœur. Et j’en avais bien besoin. Finalement, peut-être Caroline avait-elle raison en affirmant qu’il ne pouvait rien arriver de fâcheux à quelqu’un qui était Fils de Dieu. Aussi, lorsque Pierre vint nous inviter à rejoindre le rabbi et les amis qui l’entouraient, nous le suivîmes et je retrouvai le sourire.

Devant la maison, il fallut s’arrêter. Impossible d’entrer tant il y avait de monde. En maîtresse de maison avisée, sachant que l’on

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viendrait de partout célébrer le miracle de Lazare, Marthe avait disposé sur une table, à l’extérieur, des fruits à profusion, raisins, figues et dattes, ainsi qu’un débordement de beignets. Déborah avait dû passer la nuit à cuisiner pour produire une telle quantité de ces douceurs dont le parfum me titillait les narines et m’ouvrait l’appétit.Adossé

contre la maison, entouré d’hommes et de femmes venus de Béthanie mais aussi des villages environnants pour voir celui qu’ils nommaient à présent « le rabbi qui rappelait les morts », Jésus parlait et tous l’écoutaient attentivement, à commencer par Marie, la sœur de Lazare, qui portait sur lui un regard chargé de reconnaissance. Marthe, elle, bougonnait en se frayant un chemin parmi les nouveaux arrivants qu’elle invitait à se servir sur la table, et jetait des regards noirs à sa sœur qui ne lui était d’aucune aide et se contentait d’écouter les paroles du Maître.

Se rendant compte du ressentiment que semblait nourrir Marthe, Jésus quitta le groupe qui l’écoutait, se dirigea vers elle, la prit par le bras et la conduisit à l’écart, près de l’endroit où nous nous trouvions, Pierre et moi.

Que se passe-t-il ? demanda Jésus, tu as l’air malheureuse.

Marthe baissa les yeux, rougit violemment et tourna la tête de droite à gauche sans prononcer un mot. Allons, reprit Jésus, qu’est-ce qui ne va pas ? C’est que je fais tout, moi, dans cette maison, finit par lâcher Marthe après une longue hésitation. Regarde ma sœur, Seigneur. Elle est là, assise à tes pieds, à t’écouter parler. Elle me laisse tout faire. C’est bien joli de te suivre des yeux et d’ouvrir les oreilles

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mais qu’est-ce qui se passerait si je l’imitais ? Que dirait Lazare si je faisais comme elle ? Dis-lui de m’aider. Si ça vient de toi, je suis sûre qu’elle le fera.

JésusJesourit.voisbien que tu n’arrêtes pas. Tu es partout à la fois sans épargner ta peine pour faire le service de ta maison. Pourtant, regarde, Marthe, je suis là, avec vous, et toi tu t’en vas servir les uns et les autres. J’ai ramené ton frère à la vie, et toi tu veilles à ce que tes visiteurs ne manquent de rien. Je parle du royaume de mon Père et toi tu t’assures que tout est bien en place dans ta maison pour ceux qui viennent voir Lazare. Tu es toute proche mais c’est comme si tu te trouvais à des lieux de la paix que je viens vous porter. Une fois que je serai parti, que te restera-t-il de mes paroles ? Tu sentiras la fatigue de la journée mais ce que j’aurai dit au sujet du Royaume, tu ne l’auras pas entendu. Marie a choisi la meilleure part. Fais comme elle, Marthe.

— Je sais que tu es le Christ, Seigneur, le Fils de Dieu.

Jésus prit les mains de Marthe dans les siennes et les garda un long moment. Puis, nous voyant, il laissa Marthe et s’approcha de nous.

Pierre, rassemble les autres. Le moment est venu de partir. Toi, Nacklas, appelle Caroline et Frédéric et propose à Déborah de nous accompagner, puisqu’elle désirait venir avec nous.

Pierre partit de son côté et moi du mien. Je trouvai rapidement Déborah qui, aidée par Caroline, achevait de ranger ce qu’elle avait emprunté à Marthe pour la confection des beignets. Il me fallut du temps, en revanche, pour récupérer Frédéric. Je commen-

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çais à m’inquiéter lorsque je le vis enfin revenir du village à grands pas, l’air soucieux.

Tu te souviens de ce que je t’ai dit hier soir ? me demanda-t-il.

Au sujet des pharisiens ?

Oui. Eh bien, ça ne s’arrange pas ! Je l’arrêtai en posant ma main sur sa bouche et lui montrai de la tête un homme à l’apparence suspecte, qui ne m’inspirait aucune confiance et qui paraissait vouloir nous épier.

Houla ! fit Frédéric tout bas en se penchant à mon oreille. Je le reconnais. Il était avec ceux dont je t’ai parlé, hier soir, tu sais, ceux qui veulent se débarrasser de Jésus. En plus, je viens d’apprendre autre chose, ce matin. Comme on a été réveillés de bonne heure, je suis allé à Béthanie, histoire de récolter peut-être d’autres informations. Ils sont fous, ces prêtres, tu vas voir.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

Tu te rappelles les gens qui complotaient hier soir ? Eh bien, ils ont remis ça, ce matin ! Maintenant, ils veulent également tuer Lazare.Lazare

? Mais ils sont fous ! Pourquoi Lazare ? Oui, complètement fous. Tu as raison. Les prêtres disent que beaucoup de gens sont venus hier pour entourer Marthe et Marie, à cause de leur deuil, et qu’ils se sont mis à croire en Jésus quand ils ont vu Lazare sortir vivant de son tombeau.

C’est plutôt bien, ça, non ?

Oui, sauf que les prêtres, ça les met en rage. Et tiens-toi bien : celui qui doit être leur chef ne souhaite qu’une chose : que Lazare meure une seconde fois.

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Attends ! Il vient juste de ressusciter, ils ne veulent tout de même pas l’expédier à nouveau dans son tombeau ?

Si. C’est exactement ça. Leur chef a clairement dit que, dans leur intérêt, il faudrait trouver un moyen pour se débarrasser défi nitivement de Lazare.

Mais pourquoi ?

Tout simplement parce que comme ça, les gens prendraient sa résurrection pour un coup de bluff, et, du coup, ils ne croiraient plus en CetteJésus.révélation

me laissait sans voix ! Non seulement Jésus était en danger mais il en allait de même pour Lazare, à présent. Il fallait absolument le prévenir avant de quitter Béthanie.

!

Quand nous le trouvâmes, Lazare parlait avec des Juifs venus de Jérusalem, qui lui touchaient le bras comme pour s’assurer que c’était bien vrai, ce qu’on leur avait raconté la veille, que le frère de Marthe et de Marie était bel et bien revenu à la vie, qu’il existait de nouveau. L’un d’eux se mit à chanter des louanges au sujet de Jésus et serra le miraculé dans ses bras en affirmant que le rabbi de Nazareth était certainement le Messie. Nous eûmes toutes les peines du monde à capter l’attention de Lazare. Il fallait faire vite, Jésus n’allait pas tarder à se mettre en route, nous n’avions pas de temps à perdre. Sur le moment, après que nous eûmes réussi à nous approcher de lui, le frère de Marthe et de Marie refusa de nous croire, affirmant que nous étions jeunes et que Frédéric avait simplement déformé des propos de rue tout à fait banals. Mais quand il aperçut l’homme qui nous épiait quelques instants auparavant et qu’il vit de quel air menaçant cet individu nous observait, il prit peur et nous promit de rester sur ses gardes, nous demandant seulement de ne rien dire à ses sœurs pour ne pas les effrayer.

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Déborah mit fin à notre conversation. Elle nous annonça que Jésus n’allait pas tarder à quitter Béthanie et qu’on nous cherchait partout.Filez, nous dit Lazare en souriant, et ne craignez rien pour moi. Je vous promets de faire attention.

Que se passe-t-il ? demanda Déborah, surprise par la réflexion de Lazare, pendant que nous remontions le jardin pour retrouver les autres. Pourquoi va-t-il rester sur ses gardes ?

Rien du tout, répondit Frédéric. Mais sa voix trahissait sa crainte et Déborah nous regarda en fronçant les sourcils.

Il y a quelque chose de grave ?

Non, non ! Ne t’inquiète pas, affirma Frédéric en lui prenant le bras. Ce n’est rien.

Jésus et les Douze se mettaient en marche vers Bethphagé, un village proche de Jérusalem, lorsque nous les rejoignîmes.

— Eh bien, dis donc, s’exclama Frédéric, on n’est pas les seuls !

Il avait raison. Une foule ininterrompue se dirigeait vers Jérusalem pour y célébrer la Pâque et offrir un sacrifice au Temple. Sous le regard impassible d’un important détachement de soldats romains casqués et armés qui surveillaient la route et restaient sourds aux murmures hostiles que suscitait leur présence, les pèlerins avançaient dans un désordre fantastique et joyeux, enveloppés par la poussière du chemin qu’ils soulevaient en marchant.

Reconnaissables à leur accent rocailleux tout à fait semblable à celui de nos amis Pierre et André, de nombreux Galiléens chantaient les louanges du rabbi de Nazareth, qui avait enchanté

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Capharnaüm et les alentours, et accompli tant de miracles. En prêtant l’oreille, nous pouvions les entendre raconter les scènes auxquelles ils avaient assisté. Ici, on avait vu Jésus guérir le lépreux, là, c’était le serviteur d’un officier romain. L’un d’eux prétendait même avoir entendu parler d’une eau que le rabbi de Nazareth aurait changée en vin à l’occasion d’une noce, à Cana.

De l’eau en vin ? s’exclamait-on autour de celui qui racontait l’épisode des noces. C’est vrai ?

C’est ce qu’on dit.

— On dirait qu’il peut tout faire, cet homme !

Et le jour où il a donné de quoi manger à la foule qui l’écoutait, hein, ce n’est pas encore plus fort, ça ? Avec juste quelques poissons et quelques pains. C’est quelque chose, non ?

Plusieurs voix s’élevèrent pour dire : « Oui, j’y étais », tandis que d’autres témoignèrent que depuis qu’ils l’avaient vu, ils croyaient en lui, car il avait prononcé des paroles qui les avaient bouleversés.Maisil a dit quoi, exactement ? demanda une femme.

Attends, je vais t’expliquer, répondit un vieil homme décharné qui avançait péniblement et cherchait à se protéger les yeux de la poussière environnante.

— Oui, je vais te dire, reprit-il après une quinte de toux, en s’efforçant de relever la tête et de regarder cette femme qui voulait savoir. Je ne sais plus exactement les paroles qu’il a prononcées, ma mémoire est mauvaise parce que je suis vieux. Mais ce qu’il a dit, en gros, c’est qu’il faut pardonner. Et moi j’y crois, qu’il faut le faire, et que si on le fait, on sera pardon -

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nés à notre tour. Il a dit : « Aimez vos ennemis », ça, je m’en souviens. Ça m’a frappé.

— Aimer ses ennemis ? s’exclama la femme. C’est fou ! Oui, sur le moment j’ai trouvé ça fou, moi aussi. Aimer ses ennemis ! C’est incroyable ! Mais après, en y réfléchissant, je me suis dit qu’il avait raison et que c’est comme ça que parlera le Messie, et même que c’est peut-être bien lui, le Messie que les prophètes ont annoncé. Parce que lui, il nous dit de nous aimer les uns lesÉpuiséautres.par son effort, le vieillard se remit à tousser à s’en écorcher la gorge et dut s’arrêter sur le bord du chemin.

À quelques pas de là, un gaillard particulièrement enthousiaste, la barbe rousse et foisonnante et la démarche vigoureuse, entreprit de vanter les pouvoirs de Jésus et raconta ce qui n’était rien de moins que l’opération « descente guidée ». — Je l’ai vu comme je vous vois, assurait-il à ceux qui marchaient à ses côtés. Même que j’étais tout près. Je ne vous dis pas le cri qu’on a poussé quand on a vu le paralysé descendre par le toit ! Descendre par le toit ? fit la femme qui s’était déjà étonnée au sujet du pardon, et qui cette fois atteignait le comble de la stupéfaction. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Ce que tu entends, rien d’autre. Ce sont des jeunes qui ont fait un trou dans le toit pour descendre un paralysé avec des cordes. C’était renversant ! Il faut vraiment l’avoir vu pour le croire. Même Jésus, il ne pouvait pas s’y attendre. Au début, il est resté sans voix.

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Ho, les garçons, souffla Caroline, approchez, on parle de vousInsensiblement,! nous accélérâmes le pas et arrivâmes à la hauteur du grand gaillard afin d’écouter la suite de son récit.

Des futés, les gars, je vous assure, affirma le Galiléen. Moi, faire descendre un paralysé de cette façon parce qu’il ne pouvait pas approcher de Jésus autrement, je n’y aurais jamais pensé.

Le grand gaillard – il s’appelait Youssef – s’interrompit et allongea le bras en agitant sa badine.

— Eh, toi, Yacob, reste ici ! lança-t-il à un loupiot qui tentait d’escalader un muret sur sa droite et revint aussitôt dans les jupes de sa Frédéricmère. en profita pour me regarder, goguenard, gonfler les pectoraux et me dire :

Tu vois, on n’est pas près de l’oublier, l’opération « descente guidée ! »

Nous nous serions volontiers lancés dans une rétrospective de cet épisode, revoyant avec bonheur le brancard au bout de nos cordes descendre lentement vers le sol jusqu’aux pieds de Jésus, si Pierre n’était pas venu interrompre notre autosatisfaction.

On arrive bientôt à Bethphagé, nous annonça Pierre, que nous appelions parfois entre nous le « pêcheur d’hommes » en souvenir de ce que lui avait prédit Jésus. Vous venez avec moi ? Je vais chercher un âne pour le Maître.

Sur le moment, je ne compris pas. Depuis quelques jours, Pierre, comme certains apôtres, avait pris l’habitude d’appeler Jésus « le Maître » quand il parlait de lui, et je n’arrivais pas à m’y faire.

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Tu veux dire pour Jésus ? TournantOui. les yeux dans la direction qu’il nous indiquait, nous pûmes distinguer quelques maisons qui se serraient les unes contre les autres sur le sommet d’une colline plantée d’oliviers.

Il m’a dit que juste à l’entrée du village, on trouverait un ânon attaché qui n’a encore jamais été monté par personne, poursuivit l’apôtre. C’est celui-ci qu’il faudra emprunter, on le ramènera plus tard.

— Et on peut prendre un âne comme ça, sans rien demander ? s’étonna Caroline.

Il m’a simplement dit : « Si quelqu’un vous interroge, répondez-lui que le Seigneur en a besoin pour entrer à Jérusalem mais qu’il le renverra aussitôt après. » Bon. J’y vais. Vous venez avec moi Abandonnant? à regret Youssef le Galiléen, qui continuait de s’émerveiller devant l’astuce de l’opération « descente guidée » (bien sûr, il n’utilisait pas ce terme, connu de nous trois seule ment), nous suivîmes avec difficulté Pierre qui se glissait avec adresse parmi la foule et dont on aurait perdu la trace s’il ne s’était pas arrêté pour nous attendre.

— Vous en mettez du temps ! Dépêchez-vous ! Au moment où nous atteignions le petit village qu’il nous avait montré, un braiment sonore s’éleva au coin d’une maison devant laquelle un âne, à la robe soyeuse et grise, semblait nous attendre. Attaché par une corde au muret d’un jardin, il frémissait, presque impatient, et paraissait nous interpeller tout en remuant ses longues

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oreilles. Pierre dénoua la corde et tira l’animal qui le suivit docilement. La porte de la maison s’ouvrit brutalement devant un homme en colère qui se précipita vers nous et reprit la corde des mains de Pierre.

Qu’est-ce qui vous prend ? Ça ne va pas, non ? Voulez-vous rattacher cet animal tout de suite ?

Le Seigneur en a besoin pour entrer à Jérusalem, répondit Pierre. Mais rassure-toi, il te le renverra.

Qui c’est ça, d’abord, le Seigneur ? Jésus.

Jésus ? interrogea l’homme. Tu veux dire celui de Galilée, le rabbi qui fait des miracles ?

Oui. C’est lui qui nous a demandé de le prendre mais ne crains rien, on le ramènera quand il sera entré dans Jérusalem.

Ah, bon ! Si c’est pour lui, bien sûr, c’est différent. Tiens, prends la corde. Jésus peut le garder tout le temps qu’il voudra, disle-lui bien.

En revenant vers Bethphagé, Frédéric demanda à Pierre si le propriétaire de l’âne connaissait Jésus.

Tu as vu le monde qui voulait approcher le Maître, à Jéricho et à Béthanie ? Je crois qu’il y a de plus en plus de gens qui le connaissent ou qui ont entendu parler de lui. Ça va lui être difficile maintenant de cacher sa vraie nature.

Tu veux dire de cacher qu’il est le Messie ? demanda Caroline.

Oui, c’est ça. Mais, dépêchons-nous, maintenant, il nous attend.Rebroussant chemin, il fallut jouer des coudes pour regagner l’endroit où nous attendaient nos amis. Plusieurs d’entre eux

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mirent leurs manteaux sur l’ânon avant que Jésus ne s’y assoie pour continuer son chemin. Quand Youssef vit passer le rabbi, il fut le premier à le reconnaître et il poussa un cri.

Ho ! Regardez, c’est lui, c’est Jésus, le Messie ! Je vous assure, regardez ! Écartez-vous, laissez-le passer, c’est Jésus !

De nombreuses voix lui firent écho : « Laissez passer le Fils de David ! » ou encore « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »

Oui, reprit Youssef, béni soit le règne de David annoncé par les prophètes !

Et il jeta un regard méprisant vers les Romains qui, derrière leurs lances, se demandaient s’il fallait intervenir ou laisser passer ces enragés de Juifs exaltés comme à chaque fête religieuse.

Un homme courut devant l’âne et déposa son manteau sur le sol pour honorer Jésus. Aussitôt, tous les Galiléens l’imitèrent et déposèrent qui un vêtement, qui des palmes que l’on allait cueillir à proximité du chemin. En quelques instants, jonchée de branches et de manteaux, la voie prit un air de fête. Les louanges s’élevèrent de partout et ne cessèrent plus jusqu’au mont des Oliviers et l’arrivée de Jésus à Jérusalem.

Oh ! les garçons, s’écria Caroline, voilà Bartimée ! Bartimée ? s’étonna Frédéric. Qui est-ce ?

— Eh bien, tu sais, l’aveugle de Jéricho.

Frédéric m’interrogea du regard mais je ne connaissais moi non plus personne de ce nom-là.

Ah, c’est vrai, vous étiez déjà partis pour Béthanie avec Pierre, vous ne savez peut-être pas. Tenez, c’est lui, là-bas.

L’homme que désignait ma sœur ressemblait à tout sauf à un aveugle. Il marchait d’un bon pied et s’époumonait à chanter les louanges de Jésus qu’il appelait « Fils de David ». Vous l’avez sûrement vu à la sortie de Jéricho, après le repas chez Zachée. Il était assis sur des pierres et passait son temps à héler tous les passants.

À ces mots, je me souvins en effet d’un aveugle assis sur des ruines de pierres, à la sortie de la ville, qui demandait ce qui se passait. Mais nous ne nous étions pas arrêtés parce que Pierre était pressé d’arriver à Béthanie où nous attendaient les sœurs de Lazare. En revanche, j’avais du mal à reconnaître, dans le personnage que

BARTIMÉEIII20

La Porte du Royaume nous désignait Caroline, l’aveugle de la veille. Autant ce dernier m’avait semblé vieux et délabré, autant celui-ci paraissait posséder de l’énergie à revendre. En tout cas, il faisait partie des admirateurs de notre rabbi, car il n’épargnait pas sa voix à célébrer les louanges du Fils de David.

Si, c’est bien lui, insista Caroline qui entreprit de nous racon ter sonHier,histoire.quand on a quitté la maison de Zachée, je vous ai cherchés et Déborah m’a dit qu’elle vous avait vus partir avec Pierre, en direction de Béthanie. J’ai couru pour vous rejoindre et un mendiant m’a demandé ce qui se passait en ville. Avec tous ces gens qu’il entendait parler autour de lui, il se doutait bien qu’on attendait quelque chose d’inhabituel mais il ne savait pas quoi et il criait pour qu’on le mette au courant. Il agitait ses bras devant lui pour agripper les passants et les interroger. Alors je me suis arrêtée et je lui ai demandé ce qu’il voulait. Il m’a appelée « petite », ça ne m’était jamais Commentarrivé.ça,« petite » ? voulut savoir Frédéric.

Il m’a dit : « Qu’est-ce qu’ils attendent, petite ? Dis-le-moi, que je sache moi aussi. » Ça m’a fait bizarre de m’entendre appeler « petite ». Sur le moment, même, ça m’a vexée. Mais il faisait tel lement pitié, avec ses yeux fermés et son air malheureux, que je lui ai parlé de Jésus. Il m’a demandé si je le connaissais personnelle ment. Je lui ai dit que oui. Il m’a fait répéter.

« Jésus », tu as bien dit « Jésus », celui de Galilée ?

J’ai répondu que oui. Qu’est-ce que je n’avais pas dit ! Aussitôt, il a levé la tête vers le ciel et il a crié « Loué sois-tu,

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La Porte du Royaume Seigneur, qui a pris ta créature en pitié. » Puis il a commencé à pousser des hurlements : « JÉSUS ! VIENS ! FILS DE DAVID, AIE PITIÉ DE MOI ! » À tel point que des gens ont accouru pour l’obliger à se taire. Mais lui, il ne voulait rien entendre et il criait de plus belle : « AIE PITIÉ DE MOI, FILS DE DAVID ! » Tout le monde l’a sermonné en le menaçant de le frapper s’il conti nuait. Les gens lui disaient : « Tu crois qu’un homme comme Jésus va s’intéresser à un pauvre type comme toi ? Arrête, ou bien on te prend et on te jette dans la citerne. » Sur le moment, ça m’a fait peur. Mais lui, pas du tout. Il leur a dit : « Justement, si c’est bien le Messie, le Fils de David, il va s’intéresser à moi. Il est venu pour ça, le Messie, pour les pauvres types comme moi. » Jésus est arrivé juste à ce moment-là. Quand il a entendu ce tintamarre, il a voulu savoir ce qui se passait et un gros bonhomme lui a répondu : « Ce n’est rien Seigneur. Juste un fou qu’on essaie de faire taire pour ne pas gêner ton passage. »

— Et ensuite, qu’est-ce qu’il a fait, Jésus ? interrogea Frédéric. Mécontente d’avoir été interrompue, Caroline foudroya Frédéric du regard et poursuivit le récit de l’événement.

Il s’est arrêté et il a demandé qu’on fasse venir l’aveugle près de lui. Vous auriez vu les gens ! Quelle bande d’hypocrites ! Après s’être acharnés contre ce pauvre Bartimée pour essayer de le faire partir, à présent ils se faisaient tout mielleux. Franchement, il y en a qui n’ont pas honte, je vous assure ! Ils faisaient comme si c’étaient eux qui le poussaient à s’approcher de Jésus et lui qui n’osait pas. C’est un comble ! Il y en a même un qui lui a dit : « Mais vas-y, mon vieux ! Qu’est-ce qui te prend ? Vas-y, n’aie

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pas peur. » Je peux vous assurer que lui, il n’en avait rien à faire de ces encouragements. Dès qu’il a compris que Jésus l’appelait, il a bondi et il s’est mis à courir, les bras en avant comme le font les aveugles, pour éviter les obstacles. Mais en fait, tout le monde s’écartait pour le laisser passer. Une fois arrivé devant Jésus, il s’est mis à genoux et il l’a supplié : « Aie pitié de moi, Fils de David. » « Que désires-tu ? » lui a demandé Jésus. Il a répondu : « Fais que je voie, Rabbouni, je t’en prie. »

Et alors ? redemanda Frédéric, toujours suspendu aux paroles de Caroline.AlorsJésus a tendu les bras vers lui, il a posé ses mains sur sa tête. Plus personne ne parlait. Silence absolu. Les gens avaient espéré un miracle et voilà que Jésus en faisait un, juste sous leurs yeux. Ils étaient servis ! Au bout d’un long moment, Jésus a retiré ses mains et a dit : « Va, ta foi t’a sauvé. » À ce moment-là, Bartimée s’est relevé, ahuri, il a regardé partout, comme quelqu’un qui voyait le monde pour la première fois.

Normal, s’il était aveugle de naissance ! fit remarquer Frédéric.

Les gens avaient les yeux braqués sur lui, continua Caroline. Fini, le mendiant qui agaçait tout le monde avec ses cris. À présent, c’était la vedette. Chacun voulait l’approcher, le toucher, comme un miraculé, lui dire un mot. Lui, il s’en moquait. Il s’est jeté aux pieds de Jésus, en larmes, affirmant qu’il n’aurait pas assez de jours à vivre pour lui dire tous les mercis qu’il avait dans le cœur. Tenez, venez, on va s’approcher de lui.

Passant avec difficulté de l’autre côté de la route, nous arrivâmes jusqu’à Bartimée, qui prit Caroline dans ses bras.

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Ah, ma petite ! C’était toi, hein, hier ? Je te reconnais à ta voix. Sois bénie ! Sans toi, je serais encore assis sur des pierres, à la sortie de Jéricho, à attendre et attendre toujours que le Messie vienne à passer par là.

Je ne comprends pas, intervint Frédéric. Tu savais que Jésus était à Jéricho ?

Eh non, je ne le savais pas, puisque personne ne voulait me dire ce qui se passait. Mais j’avais entendu parler du rabbi qui faisait des miracles, là-bas, du côté de Capharnaüm. Même qu’il avait rendu la vue à un aveugle, à ce qu’on disait. Mais comment j’aurais fait pour aller en Galilée, moi ? Je suis pauvre et je ne connais per sonne. J’ai donc prié très fort le Seigneur Yahvé, la nuit, quand tout le monde dormait et que personne ne pouvait m’entendre. Je lui disais : « Il viendra bien jusqu’à moi, ton Messie, pas vrai, Seigneur ? »

Et tu savais qu’il viendrait ?

Euh !… Non ! Pourquoi il m’exaucerait, le Seigneur ? Je suis tellement petit, moi. Même à Jéricho, tu as bien vu, ma fille, ça les dérangeait, les autres, que je sois assis sur mes pierres et que je leur demande pourquoi il y avait tant de monde. Personne ne voulait me répondre. Mais quand tu t’es approchée, petite, tu ne peux pas savoir ce que j’ai ressenti. Cela faisait si longtemps que personne ne m’avait parlé gentiment ! Je me suis dit qu’aujourd’hui ce n’était pas un jour comme les autres. Quand tu m’as appris que Jésus allait passer, là, vraiment, j’ai compris que le Dieu ToutPuissant avait eu pitié de moi. C’est pour ça que tu as crié : « Loué sois-tu, Seigneur » ?

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La Porte du Royaume

Oui, ma petite, c’est pour ça. Les autres, tu as bien vu, ils voulaient que je m’en aille. Ça ne leur plaisait pas que je reste là et que j’appelle Jésus. Un mendiant, pour eux, ça ne mérite que du mépris ! Il y en a même qui m’ont dit que je sentais mauvais. Il ne m’a pas méprisé, lui. Et ça, jusqu’à la fin de ma vie je lui en serai reconnaissant. Dorénavant, je le suivrai toujours, parce que je crois en lui. C’est vraiment lui, le Messie que les prophètes ont annoncé.Denouveaux cris attirèrent notre attention, sur la droite. Des hommes, parmi lesquels je reconnus le propriétaire de l’âne, arrivaient en courant. Ils se joignirent à nous et unirent leurs voix à celles des autres pour célébrer Jésus.

TABLE DES MATIÈRES

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I. Le départ de Béthanie ....................................................................... 7 II. Hosanna !.......................................................................................... 14 III. Bartimée.......................................................................................... 22 IV. L’entrée à Jérusalem ...................................................................... 28 V. La Maison de mon Père ................................................................. 37 VI. Nicodème ....................................................................................... 47 VII. Moshé ............................................................................................ 54 VIII. L’homme au regard brûlant ................................................... 62 IX. Nicodème et le Rabbi .................................................................. 72 X. Guéri un jour de sabbat ................................................................ 78 XI. Une mission pour Moshé ........................................................... 85 XII. La femme adultère ...................................................................... 90 XIII. Les sept frères et la veuve .......................................................101 XIV. Expédition chez Caïphe ........................................................108 XV. « Le Messie viendra de Bethléem Ephrata »......................117 XVI. Judas et l’homme au regard brûlant ...................................125 XVII. « Où veux-tu manger la Pâque ? » ....................................134 XVIII. Le marché de Judas ..............................................................142 XIX. La Cène .....................................................................................151 XX. La longue nuit de Gethsémani ..............................................164 XXI. Un simulacre de procès ..........................................................175

XXII.

La Porte du Royaume
L’embarras de Pilate..............................................................184 XXIII. « Devine qui t’a frappé » ..................................................198 XXIV. Au Golgotha .........................................................................204 XXV. « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »...................................210 XXVI. « Seigneur, je crois »...........................................................219 XXVII. Une vie nouvelle .................................................................229 XXVIII. Le bruit des vagues ...........................................................239
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