L'oracle de Babylone

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L'oracle de Babylone

JEAN - MICHEL TOUCHE mame

À Camille, Simon et Jade, et à tous ceux qui continuent de suivre Nacklas, Caroline et Frédéric dans leurs aventures au service de l’Alliance.

UNCYLINDREMYSTÉRIEUX

EN LAPIS-LAZULI

Et maintenant, questionna Claire, qu’allez-vous faire ?

Maintenant ? C’était difficile à dire. Nous revenions tout juste d’un lointain passé, Caroline et moi, laissant derrière nous la population de Jérusalem se remettre d’une grande frayeur, et ma mère voulait déjà savoir ce qui allait se produire après la stupé fiante débâcle des Assyriens. Il n’y avait qu’elle pour poser des questions de ce genre !

À peine avions-nous refait surface que les parents avaient tout voulu connaître de nos aventures, depuis le songe de Gabaôn durant lequel Salomon avait demandé à Dieu la sagesse, jusqu’à la tentative d’enlèvement de Caroline par les abominables prêtres des baals. Marc nous avait écoutés avec une attention soutenue, comme s’il enregistrait nos propos pour mieux les graver dans sa mémoire, tandis que Claire semblait nous devancer à travers nos

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péripéties, à la manière d’une mère flairant le danger, qui protège sesLaenfants.têteencore pleine de souvenirs, nous avions relaté avec force détails les différents événements que nous avions vécus, prenant la parole à tour de rôle, ma sœur et moi, insistant sur ce qui nous semblait important et passant brièvement, je dois l’avouer, sur les anecdotes qui n’étaient pas forcément à notre avantage. Vous auriez vu Claire lorsqu’elle apprit comment l’odieux Diabolos, furtivement déguisé en fondeur, avait essayé de me noyer dans le bronze en fusion ! Elle l’aurait proprement écharpé si elle l’avait tenu entre ses mains.

Maman, c’est Diabolos ! avait cru devoir préciser Caroline. Diabolos ou pas, il est fou à lier ! avait déclaré ma mère, furieuse, en se levant d’un bond et en me prenant dans ses bras. J’espère qu’il a été châtié comme il le mérite, cet odieux personnage.Lesbrasd’une mère, quand elle vous serre dans sa tendresse, c’est incomparable ! Marc, lui, n’avait pas bronché. Seul son regard s’était brusquement durci au récit de l’accident, tandis que ses lèvres avaient dessiné cet imperceptible sourire avec lequel il a toujours su m’exprimer son affection.Etmaintenant ? répéta Claire. Qu’allez-vous faire ?

Je n’en sais rien, répondit Caroline. De toute façon, le Temple ne disparaîtra jamais ! N’est-ce pas, Nacklas ? Je ne répondis rien, me souvenant du pressentiment qui s’était emparé de moi après le passage furtif de Diabolos et de la menace

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qu’il avait proférée. « Regarde-la danser, avait-il dit avec son ricanement diabolique en parlant de la foule en liesse qui riait de la débâcle des Assyriens. C’est la même qui reconstruira des autels pour les baals. Tu peux me croire. Je connais les gens, je sais ce qu’ils valent. »

Et toi, Nacklas, qu’en penses-tu ? demanda ma mère.

Je n’en pensais rien de bon. Diabolos devait savoir, lui. C’est pour ça qu’il avait l’air si content quand il m’avait annoncé avant de disparaître : « Ne t’en fais pas, on ne tardera pas à se retrouver.

Devinant» mon trouble, mon père déclara qu’il se faisait tard et qu’il était urgent d’aller se coucher. C’est un fait que nous tombions tous de sommeil, car le récit de nos aventures avait duré une bonne partie de la nuit.

Une surprise, pourtant, m’attendait dans ma chambre, qui allait me garder éveillé jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Posée sur mon bureau, bien en évidence dans le faisceau de la lampe, se trouvait ma boîte à trésors, celle qui me vient de ma grand-mère et dans laquelle j’avais découvert, au début de mes aventures, une pierre des remparts de Jéricho. Surpris de la trouver là, je voulus la remettre sur l’étagère où habituellement elle trône, lorsque, à la suite d’un geste maladroit, la boîte m’échappa des mains et tomba sur le plancher où elle s’ouvrit, laissant échapper un curieux objet. Une sorte de cylindre en pierre de couleur bleue, long d’une douzaine de centimètres et large d’environ quatre. Des signes y étaient gravés tout autour, alignés en

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colonnes sur toute la longueur. Cela ressemblait à ces écritures cunéiformes qui, un temps, avaient intéressé mon père avant qu’il ne consacrât intégralement son temps à ses inventions. Que faisait donc cet objet dans ma boîte à trésors ? Caroline, que j’appelai aussitôt, protesta qu’elle mourait de sommeil et qu’il ferait jour demain. Mais quand je lui annonçai la teneur de ma trouvaille, elle jaillit hors de son lit, oubliant son sommeil, et se précipita dans ma chambre pour voir l’objet de mon étonnement.—C’està papa ? demanda-t-elle.

Non. Ça ne lui appartenait pas, j’étais catégorique. Mon père possédait trois ou quatre tablettes d’argile qu’il conservait précieusement dans un tiroir de son bureau, mais aucun cylindre comme celui-ci.

Caro suggéra d’imprimer le rouleau sur de la pâte à modeler pour voir de quoi il s’agissait. Restait à s’en procurer, car cela faisait bien longtemps que nous avions abandonné le modelage. Par chance, Caro trouva au fond de son placard un paquet d’une dizaine de bâtonnets de couleurs différentes. Aussitôt, après en avoir malaxé plusieurs afin d’obtenir une surface suffisamment grande et malléable, nous fîmes tourner le cylindre. Après une pre mière tentative maladroite, nous eûmes le plaisir de voir s’étaler sous nos yeux un véritable texte cunéiforme, certainement pas sionnant… à condition que l’on parvienne à le déchiffrer ! Eh bien, fit Caroline en éclatant de rire, si tu connais quelqu’un capable de le lire, fais-moi signe. C’est sûrement le représentant d’une espèce en voie de disparition.

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Il n’y avait plus qu’à mettre la main sur « l’espèce en voie de disparition ». Et ça, c’était une autre paire de manches ! Mais il ne fallait pas désespérer.

La tête penchée sur le cylindre qu’il tenait entre les mains, le directeur du département des Antiquités orientales marmonnait des mots étranges que je ne comprenais pas. Étonné qu’il ait proposé de me recevoir chez lui plutôt qu’au musée, je n’osais bouger de crainte de casser quelque chose dans cette pièce remplie d’objets antiques et fragiles. En clair, je ne me sentais pas à l’aise dans mes baskets. Je mis cela sur le compte de la timidité. Cet homme, qui m’avait accueilli avec peut-être trop de gentillesse, m’impressionnait par sa maigreur et sa barbiche blanche, curieusement dessinée, qui soulignait le côté anguleux de son visage. Des verres teintés masquaient en partie ses yeux, usés, expliqua-t-il, par trop de recherches archéologiques sans précautions sous le soleil aveuglant de l’Orient.

— Cette matière, tu vois, c’est du lapis-lazuli, précisa mon hôte. Une pierre très fine que l’on utilisait dans l’Antiquité, soit pour sculpter des bijoux, comme en Égypte, soit pour faire des sceaux, comme les Assyriens et les Babyloniens. Celui-ci, curieusement, comporte tout un texte. Sais-tu d’où il provient ? Comment répondre à cette question à laquelle j’aurais pourtant dû me préparer ? Pris de court, j’hésitais entre lui dire la vérité et inventer de toutes pièces une histoire. Dans la première hypothèse, il poserait d’autres questions et, de fil en aiguille, je finirais fatale ment par lui parler de notre plongée dans le passé. Comment réagirait-il ? Dans la seconde, que pourrais-je inventer qui tienne la

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route ? N’allais-je pas m’embrouiller dans un invraisemblable mensonge ? Je réfléchis à deux cents à l’heure et optai pour la première alternative. Après tout, puisque nous devions devenir des messagers de l’Alliance, il fallait bien commencer un jour. Prenant mon courage à deux mains, je lui racontai à peu près tout, en glissant cependant sur la faute de David, dont je ne voulais pas ternir l’image et qui demeurera à tout jamais mon ami.

Le directeur des Antiquités orientales m’écouta sans rien dire, la tête toujours inclinée vers le cylindre qu’il faisait tourner entre ses doigts.Ce que tu racontes est impossible, jeune homme, commen ça-t-il à dire.

Un frisson me parcourut. Ça commençait mal ! Il me sembla, à travers ses lunettes, que ses yeux brillaient étrangement. Sans doute était-ce le fruit de mon imagination ou de l’inexplicable malaise dans lequel me mettait cet homme.

— C’est impossible, poursuivit-il, tout à fait impossible. Pourtant, tu parles avec tellement de conviction et tant de détails précis que j’aurais presque tendance à te croire. J’ai une idée. On va faire un test. Parle-moi du Temple de Jérusalem. On verra si tu y es vraiment allé.

Ça, ce n’était pas bien difficile. Grâce à Houram-Abi et à Sadoq, je le connaissais presque sur le bout des doigts. Aussitôt je me lan çai dans une description minutieuse de la maison de Yahvé telle que j’en conservais le souvenir.

C’est renversant, murmura le professeur. Littéralement renversant. Je ne connais pratiquement personne qui pourrait être

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aussi précis que toi. Ce que tu dis est exact ! C’est donc toi, Nacklas !

Là, je demeurai interloqué. Comment pouvait-il connaître ce nom ?L’objet

que tu as trouvé servait à imprimer un texte sur de l’argile que l’on faisait cuire ensuite pour la solidifier et la conser ver. Par contre, je ne vois pas de quoi il est question. Il faudrait avoir de l’argile ou de la pâte à modeler pour l’imprimer.

Je réprimai l’envie de lui dire que nous l’avions fait, Caroline et moi.

— Écoute, voilà ce que je te propose. Si tu veux bien, confie-moi ton cylindre. Je vais l’imprimer, et je te téléphone dès que je saurai ce que dit le texte. D’accord ?

Faisant fi de l’appréhension qui me saisit, j’opinai de la tête. Et même, je le Maintenant,remerciai.conclut le professeur, tu peux rentrer chez toi. Je te téléphone… disons… dans deux jours. Ça va ?

Il me demanda ensuite si je retrouverais mon chemin pour sortir de chez lui, puis il s’assit à son bureau en regardant le cylindre avec une loupe, et me dit : À bientôt, mon jeune ami !

Toujours mal à l’aise, je sortis de la pièce et m’apprêtais à quitter l’appartement, quand mes yeux tombèrent sur un vêtement gris. Je poussai aussitôt un cri d’effroi ! Cet imperméable, posé sur une chaise près de la porte d’entrée, je ne connaissais que lui, bien sûr ! C’était…Rebroussant chemin, furieux, je retournai en trombe dans le bureau du soi-disant directeur des Antiquités orientales. J’aurais

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dû m’en douter : la pièce était vide. Seul un ricanement odieux y résonnaitCommentencore.avais-je été assez fou pour confier mon trésor à l’homme à l’imperméable gris ! Comment n’avais-je pas flairé l’arnaque ? Le malaise que m’avait inspiré ce faux archéologue, l’éclat furtif dans ses yeux à travers les verres teintés, et surtout le fait qu’il m’ait appelé Nacklas auraient dû suffire à me mettre en garde.

Fou de colère contre Diabolos et davantage encore contre ma naïveté, je retournai précipitamment à la maison et racontai à Caroline ce qui venait de se passer. Heureusement, nous avons ça, déclara-t-elle en désignant l’empreinte du cylindre. Tu vois, il est futé, ton Diabolos, mais nous le sommes encore plus que lui.

Et ma sœur éclata de rire. Je partageai sa joie, mais nous n’étions guère plus avancés sur la signification de ce texte.

L’ÉNIGME DE DIABOLOS ENFIN RÉSOLUE

Appelé à la rescousse, Nataël se fit attendre. Quand il arriva enfin, après un petit « cli-cli-cli » particulièrement discret, il affichait sa tête des mauvais jours.

Je me fais du mauvais sang, déclara-t-il sans préambule. Ce qui s’est passé depuis votre départ est tout à fait inquié tant. Manassé, le successeur d’Ézéquias sur le trône de Juda, s’est comporté comme nul avant lui ne l’avait fait. Il a élevé dans le Temple des autels et des statues pour les dieux païens et il a sacrifié lui-même son fils par le feu en l’honneur des baals.Caroline, horrifiée, poussa un cri.

Il a même installé des sorciers et des devins dans tout le royaume de Juda et jusque dans le Temple, ajouta l’ange gardien. C’est une abomination.

Que va-t-il se passer ?

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Ah, ça, je l’ignore, mais je suis très inquiet. Une nouvelle puissance est en train de prendre l’ascendant sur toute la région, et la situation devient explosive.

Quelle puissance ? demandai-je à mon tour, très inquiet, en m’asseyant au pied du lit.

La Chaldée, sous la poigne énergique de Nabuchodonosor. Ce jeune prince n’a peur de rien. Il a commencé par écraser les Assyriens, avant de mettre l’armée du pharaon en déroute. Au passage, il a déjà assiégé Jérusalem une fois et emmené dix mille hommes en déportation. Avec ses troupes qui reviennent maintenant dans les parages, je crains le pire. Comment le petit royaume de Juda pourrat-il s’en sortir, si les Chaldéens l’attaquent à nouveau ?

Mais ce petit royaume de Juda, intervint Caroline, il est soutenu par Dieu. C’est ce qui fait la différence, non ? Nataël poussa un profond soupir, montrant par là que ma sœur n’avait rien compris.

— Ma pauvre Caroline, tu as raison. Mais les choses ne se passent pas exactement comme elles devraient. C’est à croire que les hommes cherchent en permanence à tout compliquer. Je vais t’expliquer. Dieu n’attend qu’une chose pour intervenir : que son peuple se tourne vers lui et lui demande son aide. Mais tu sais ce qu’il fait, son peuple ? Il se prosterne devant des statues en pierre et des arbres morts badigeonnés de cendres. Tu as déjà vu une statue en pierre se lever et prendre la défense de quelqu’un, toi ? Non ? Moi non plus. La patience de l’Éternel est infinie, naturellement, mais son peuple commence à le fatiguer. Alors tu sais ce qu’il s’est dit, le Seigneur ? Il s’est dit : « Après tout, puisque ce peuple infi-

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dèle dédaigne la main que je lui tends, laissons faire les choses. On verra bien si les statues des baals le tireront d’affaire. »

— Dans ces conditions, je comprends, soupira Caroline. Je me mets à sa place…

Avant de terminer sa phrase, Caro réalisa l’incongruité de ses paroles. Se mettre à la place de Dieu ! Elle n’y était pas allée de main morte, ma sœur ! Bon ! s’exclama Nataël qui n’aurait jamais osé dire une chose pareille. S’il t’a entendue, je pense qu’il mettra ça sur le compte de la jeunesse. Et puis, tu l’as dit sans malice.

Il faut peut-être que l’on retourne là-bas ? suggéra Caroline, un peu gênée, pour changer de sujet.

Je pense que oui, confirma l’ange gardien. Je vous préviendrai dès que le moment sera venu. Je me fais cependant du mauvais sang pour vous. Je sais que Diabolos rôde dans les parages.

Pour le cylindre, Nataël était déjà au courant. Il confirma mes craintes et nous apprit que Diabolos l’avait purement et simple ment jeté dans une benne à ordures. « J’en suis navré. On ne saura jamais la nature du message qu’il contenait. »

Ce qu’il ignorait, c’était l’empreinte du texte que Caroline avait eu la bonne idée de réaliser. Il sauta de joie en l’apprenant. « Ah ! Vous êtes forts, tous les deux. L’Éternel a eu raison de vous choisir !

Comme» on nous lui faisions part de notre crainte d’effacer invo lontairement une partie des signes sur la pâte à modeler, il suggéra de mettre la plaquette un petit moment dans un four, afin de la sécher.

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Par contre, admit-il, elle pourra se casser. Il faudra tout de même faire attention.

Puis il ajouta en riant comme je ne l’avais jamais vu faire : J’aimerais bien voir la tête que fera Diabolos quand il appren dra que vous n’avez plus le cylindre mais que vous possédez le message !

Des pas dans le couloir interrompirent l’hilarité de Nataël.

On vient, il faut que je me cache.

Il disparut sans me laisser le temps de réagir, manifestant seule ment sa présence invisible par une suite de « cli-cli-cli » minuscules.Mamèreentra juste après, l’air affolé.

Nacklas, cet affreux individu en imperméable gris, tu sais…

Oui, eh bien ?

Eh bien, il est revenu se planter sur le trottoir, en face de chez nous. Il me fait peur, cet homme.

Nataël m’envoya cinq cents messages à la fois dans les oreilles, si bien que je n’en compris aucun.

Tu es sûre, Maman ?

Viens voir, si tu ne me crois pas.

Claire me saisit par la main et me conduisit au salon où elle se faufila vers la fenêtre en évitant de se montrer.

Tiens, il est là.

Avançant prudemment la tête, je le vis, sanglé dans son ignoble imperméable. Il avait retiré son déguisement de professeur, fausse barbiche et lunettes noires, et apparaissait tel que je l’avais vu la première fois.

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Je reculai prestement et courus rejoindre Caroline et Nataël. Diabolos venait certainement chercher la réponse à l’énigme du carnet secret. Il devenait urgent de trouver la solution. Pour cela, la présence de Frédéric s’avérait indispensable. Encore fallait-il, pour le rejoindre, sortir de chez nous sans nous faire remarquer. Une seule solution : passer par la cour intérieure, escalader la grille qui nous séparait de l’immeuble voisin et filer par-derrière en déjouant la surveillance de l’ange du Mal. Puisqu’il voulait jouer au plus fin, nous devions faire preuve de Traverserruse.lacour n’offrait aucune difficulté. Quant à la grille, à l’aide d’une poubelle retournée, nous n’eûmes même pas besoin de l’escalader. Dix minutes plus tard, nous tenions un conseil de guerre chez Frédéric, assis tous les trois sur sa moquette, munis du carnet secret que j’avais pris soin d’emporter. Ma mère, par téléphone, me confirma que l’homme à l’imperméable gris se tenait toujours en face de l’immeuble. Il m’avait eu avec le cylindre, je l’avais eu en échappant à sa surveillance. Relis un peu la phrase, demanda Frédéric.

Voilà exactement ce qui est écrit : « JE SUIS réside dans sa maison, le lion est sorti de sa tanière et les eaux d’un fleuve puissant et profond viendront un jour pour tout détruire. » Et Diabolos m’a dit : « Si tu découvres le sens de cette énigme, je te laisserai achever ta mission. » Frédéric rappela que nous avions déjà parlé de cette phrase énigmatique avec Élisée d’abord, puis avec Isaïe. D’après ce der-

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nier, cela signifiait que Yahvé se trouvait dans le Temple, et que les ennemis de Juda finiraient par tout détruire un jour.

— Tu as raison, je m’en souviens, confirma Caroline.

Alors j’en déduis que les ruines sur lesquelles j’ai rencon tré Diabolos sont celles du Temple. Je ne vois pas d’autre hypothèse.Non! protesta Frédéric. Personne ne détruira le Temple !

Je le croyais aussi, soupira Caro. Pourtant, rappelle-toi, Isaïe a bien insisté : cette phrase concerne le Temple sur lequel pèsent de graves menaces. Tu as une autre idée ?

Frédéric demeura silencieux, cherchant une réponse sans rien trouver de satisfaisant. Après un temps de réflexion, il se rangea à notre avis. La phrase concernait bien le Temple, et c’est certainement sur ses ruines que j’avais rencontré Diabolos. Tout se tenait. L’énigme était résolue. Ainsi, le Temple que David avait rêvé de bâtir et que Salomon avait construit avec l’aide d’Houram-Abi allait être bientôt saccagé. Mais par qui ?

Par les Babyloniens, sûrement, dit Caroline. Après ce que nous a appris Nataël, c’est une évidence. Comme Frédéric n’était pas encore au courant, nous lui racontâmes l’entretien que nous venions d’avoir avec mon ange gardien. Il devenait clair à présent pour nous trois que l’avenir du royaume de Juda paraissait des plus précaires, ce qui nous mettait le moral à zéro. Je déclarai d’un ton lugubre : Demain, je vais trouver Diabolos et je lui donne la solution dePersonnel’énigme.ne fit de commentaire.

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Lorsque nous regagnâmes l’appartement, empruntant la même voie détournée, l’homme à l’imperméable gris n’avait pas changé de place. Il continuait de faire les cent pas sur le trottoir, tout en regardant par moments les fenêtres de notre appartement.

Restait le moins drôle : aller au-devant de Diabolos et lui donner la réponse qu’il attendait. Ensuite, s’il tenait sa parole, nous ne le croiserions plus sur notre route. Caroline tremblait. Quant aux parents, pour leur éviter d’inutiles émotions, je ne leur dis rien. Ils apprendraient bien assez tôt ma rencontre avec mon pire ennemi.

Le lendemain, aux aurores, après m’être assuré que l’ange du Mal se trouvait toujours là, je descendis l’escalier en catimini, franchis la porte de l’immeuble et me dirigeai résolument vers lui, priant tout bas Nataël de me soutenir durant ce face-à-face.

Je dus marquer un point, car l’homme à l’imperméable gris ne m’attendait pas si tôt. Adossé à l’arrêt d’autobus, il regardait apparemment la fenêtre de ma chambre sans me voir venir, et il sursauta lorsque je l’appelai.

Ah, te voilà ! s’exclama-t-il. Et d’où viens-tu ?

Je ne viens pas de chez vous, Monsieur le directeur des Antiquités orientales, répondis-je en appuyant volontairement sur le titre qu’avait usurpé mon interlocuteur.

L’ange du Mal éclata de rire.

Je t’ai bien eu, n’est-ce pas ?

Bien que le malaise ressenti chez le faux professeur m’ait repris, je répondis vivement que, pour ça, on verrait plus tard.

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Toujours frondeur, mon jeune ami ! Avoue pourtant que c’était bien joué, le coup de la barbiche blanche et des lunettes noires. Tu ne m’avais pas reconnu, n’est-ce pas ?

Fallait-il qu’il soit « petit » pour rire de si peu ! Garde ton calme, susurra Nataël à mon oreille. Ne t’énerve surtout pas, autrement tu vas dire des bêtises.

Le cœur battant deux fois plus vite qu’en temps normal, je respirai un bon coup, me raclai la gorge et déclarai aussi fort que possible : J’ai la réponse à votre énigme. Je connais le sens de la phrase du carnet secret et je sais quelles sont les ruines sur lesquelles nous nous sommes Voyez-vousrencontrés.ça!fit l’homme à l’imperméable gris dont le visage se durcit. Eh bien, vas-y, dis-moi ce que tu sais.

De nouveau, je respirai profondément et pris mon courage à deux mains avant de me lancer.

« JE SUIS réside dans sa maison » signifie que Dieu habite dans le Temple. Le lion et le fleuve puissant sont les ennemis de Juda. Ces ennemis vont venir détruire Jérusalem. Donc les ruines sur lesquelles nous nous trouvions sont celles du Temple. Voilà. C’est tout ce que j’avais à vous dire.

La figure de Diabolos s’allongea. La première fois, il m’avait peut-être pris pour un jeunot innocent, à présent il découvrait que les jeunes sont beaucoup plus futés qu’il ne le croyait ! Blanc de colère, il chercha à m’embrouiller.

Et qui sont ces ennemis ? Tu peux me le dire ? Me souvenant de ma récente conversation avec Nataël, je répondis du tac au tac :

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Nabuchodonosor.

Je crus que Diabolos allait s’étrangler.

— Nabuchodonosor ? Comment le sais-tu ?

Pas question, bien sûr, de révéler mes sources. En plus, tout Diabolos qu’il était, on pouvait marquer des points contre lui. Sa réaction en témoignait, de même que le tour que nous lui avions joué en allant chez Frédéric à son insu. Conforté par cette constatation, j’ajoutai : Alors, ce marché, qui l’a gagné ?

— PETIT MISÉRABLE ! tonna l’homme à l’imperméable gris, si fort qu’un couple qui passait par là se retourna et revint sur ses pas, craignant sans doute qu’un adulte ne s’en prît à un enfant.

Diabolos se calma et répéta, beaucoup plus bas cette fois :

Petit misérable…

Sur le moment, la peur me saisit. En lui parlant sur ce ton, n’avais-je pas joué avec le feu ? Qu’allait-il faire ? On pouvait s’attendre à tout avec l’ange du Mal. Je dois reconnaître que, une fois calmé, il devint élégant. Il me dévisagea lentement et finit par déclarer :

Je sais tenir mes engagements, surtout quand j’ai affaire à quelqu’un de courageux et pour qui, je peux te l’avouer, j’ai de l’estime. Eh bien, c’est entendu, Nacklas, je ne tenterai plus rien pour entraver ta mission.

C’est sûr Qu’est-ce? que tu crois ? fit-il d’une voix furieuse. Contrairement à ce que l’on pense, je n’ai qu’une parole, foi de Diabolos. Moi, je ne ferai rien. Par contre (il sourit de manière

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L’Oracle de Babylone énigmatique), tu connais les hommes, il s’en trouvera certainement qui chercheront à te mettre des bâtons dans les roues. Enfin, on verra bien… Allez, adieu, Nacklas.

Il disparut sous mes yeux. Aussitôt, une énorme fatigue s’abattit surAlorsmoi.

que je rentrais, plutôt content de moi, je dois l’avouer, Nataël me passa un savon comme seul un ange gardien sait le faire. J’en sortis complètement stressé.

— Tu es complètement fou, mon pauvre ami, déclara-t-il en me regardant droit dans les yeux. Sans rire, tu te rends compte un peu ? Il aurait pu… je ne sais pas, moi… il aurait pu te pulvériser, t’anéantir, te foudroyer… C’est fou, ton attitude, Nacklas ! Ah, vraiment, on ne peut pas te lâcher d’une semelle.

Une vraie douche froide ! Décontenancé, je perdis aussitôt mon assurance et, la tête basse, je retournai à la maison où m’attendait une nouvelle séance de reproches. Toujours en pyjama, mon père descendait les escaliers quatre à quatre pour me rejoindre dans la rue. Claire, éveillée par un pressentiment (c’est fou ce que les mères sentent les choses !), s’était approchée de la fenêtre au moment précis où l’homme à l’imperméable gris s’était mis en colère. Affolée, elle avait réveillé Marc… vous devinez la suite !

C’est presque un télescopage qui eut lieu dans l’entrée de l’im meuble. Craignant de se faire voir, Nataël s’éclipsa immédiatement. Ah, te voilà, toi ! rugit mon père. Rentre immédiatement !

Jugeant inutile – voire provocateur – de lui faire remarquer que c’était ce que je faisais, je me dirigeai vers l’escalier, pensant que

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monter les marches me donnerait un peu de temps pour réfléchir et préparer ma défense.

Je vous passe les détails de la semonce. Ce n’est jamais agréable, mais c’est le privilège des parents, autant s’y faire. D’autant qu’une manifestation de ce genre, même si elle est stressante, révèle surtout leur amour. Vous allez peut-être rire : en entendant Marc m’attraper comme il le fit, j’ai presque eu envie de l’embrasser. Mais, bon, nous ne sommes pas là pour nous épancher sur la vie familiale !

Donc j’eus droit à une semonce particulièrement vigoureuse à laquelle se joignit Claire. Heureusement, Caroline prit ma défense et posa cette question qui calma les esprits (décidément, Caro est vraiment une fille bien) :

Qu’auriez-vous dit si votre fils n’avait pas eu le courage d’assumer sa mission ? Vous auriez été fiers de lui, peut-être ?

Ma mère se précipita vers moi et me prit dans ses bras, ce qui a toujours signifié que l’averse était terminée.

Caro, je ne te remercierai jamais assez.

Revenus dans ma chambre pour nous remettre de nos émotions, Caroline et moi y trouvâmes Nataël qui, Dieu merci, s’était calmé.

Il eut même la délicatesse de s’excuser.

J’aurais dû me contrôler, reconnut-il. Mais j’ai eu tellement peur lorsque je t’ai vu avec Diabolos sans que tu m’aies prévenu. Enfin, n’y pensons plus. Par contre, la situation s’aggrave à Jérusalem. Il faut absolument que vous y retourniez.

D’accord, prévint Caroline. Mais plus question cette fois de nous séparer. Nous y allons tous les trois, Nacklas, Frédéric et moi.

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Est-ce bien raisonnable ? s’interrogea Nataël. Je ne voudrais pas te faire courir…

— …un danger, oui, je sais. Mais c’est tout tranché. On part tous les trois ou on ne part pas. Pas vrai, Nacklas ?

Le moins que je pusse faire était de prendre le parti de Caroline. D’autant qu’elle avait prouvé à maintes reprises un vrai talent à nous tirer d’affaire dans les moments difficiles.

C’est bien simple, poursuivit Caro, on téléphone à Frédéric pour qu’il vienne le plus rapidement possible, on se tient tous les trois par la main, et hop, Nataël, tu nous ramènes à Jérusalem.

Devant notre détermination, l’ange gardien finit par accepter. Il laissa à Frédéric le temps de nous rejoindre, et à nous celui de préparer Claire et Marc à ce nouveau départ.

Ma mère commença par pousser des cris, redoutant que Diabolos ne fît à nouveau des siennes et ne parvînt à se débarrasser de nous. Mais, constatant la disparition de l’homme à l’imperméable gris dont la sinistre silhouette ne polluait plus le trottoir d’en face, elle se calma. D’autant que Marc l’avait prise dans ses bras et lui parlait tout bas comme il le fait parfois. Je me demande toujours ce qu’il peut bien lui raconter pour lui ramener le sourire.

Mon père se contenta de murmurer : — Je pense très fort à vous.

Il ne put en dire davantage car un coup de sonnette long et vigou reux annonça l’arrivée de Frédéric.

Nos nouvelles aventures allaient commencer.

Tandis que Caroline enveloppait l’empreinte du mystérieux cylindre dans trois couches de mouchoirs pour le protéger durant

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notre traversée de l’espace et du temps, je filai dans ma chambre pour prendre le carnet secret dont le volume avait bien augmenté depuis que Nataël me l’avait remis.

Celui-ci donna ses ultimes recommandations, insistant sur les précautions qu’il faudrait prendre à chaque instant.

Vous allez vivre des moments très agités. Surtout, faites très attention. Votre mission avant tout. Vous regardez, vous écoutez, mais vous ne prenez pas de risques inutiles. Promis ?

On ne va pas rester tout le temps les bras croisés ! maugréa Frédéric.Rassure-toi.

Un jour, mais beaucoup plus tard, votre mission entrera dans sa phase active. Et là, crois-moi, ça ne sera pas les occasions d’agir qui manqueront. Pour l’instant, il faut que vous compreniez bien les termes de l’Alliance dont vous serez les messagers. Nacklas, ne joue pas les risque-tout. Tu m’entends ? Et vous deux, les garçons, je compte sur vous pour veiller sur Caroline.

— Mais je suis comme eux, protesta ma sœur en fronçant les sourcils. Je ne veux pas être traitée en mauviette.

Bon, très bien, n’en parlons plus. Mais tu ne te plaindras pas s’il t’arrive des ennuis.

Il ne m’en arrivera pas, décréta Caro d’une voix ferme et décidée.Vous allez donc partir tous les trois ensemble, puisque vous insistez. Maintenant, écoutez-moi bien. Dès votre arrivée à Jérusalem, vous allez prendre contact avec Daniel. C’est un jeune Judéen appelé à un brillant avenir. Il vous mettra au courant de la situation.

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L’Oracle de Babylone

Puis Nataël nous adressa un sourire suivi d’un grand geste à la manière des semeurs d’autrefois. Un courant d’air froid suivit le mouvement de son bras, nous enveloppa et nous endormit un instant, juste le temps de nous renvoyer dans le passé.

EN ÉTAT DE CHOC

Nataël ne s’était pas trompé. Il régnait une folle effervescence lorsque nous retrouvâmes ce passé dans lequel nous nous sen tions désormais fortement impliqués. Caroline et Frédéric avaient repris leur esprit un peu avant moi et me secouaient comme un vieux prunier, craignant qu’il ne me fût arrivé quelque chose au cours du voyage. Eh bien, dis donc, maugréa Frédéric, tu en as mis du temps à te réveiller. Tu sais où nous sommes ? Encore un peu groggy – décidément je ne m’habituerai jamais tout à fait à ces déplacements à travers l’espace et le temps –, j’ouvris péniblement les yeux et m’efforçai de regarder autour de nous. Je ne vis rien du tout, car il faisait nuit, une de ces nuits comme je les déteste, sans lune et sans étoiles. Au bout de quelques minutes, cependant, je finis par distinguer des lueurs éloignées les unes des autres, et par entendre des voix ensommeillées qui échangeaient par-ci par-là des propos entrecoupés de bâillements.

UNEIII27VILLE

L’Oracle de Babylone

En tout cas, nous ne sommes pas seuls, commenta Caroline.

Elle n’avait pas plus tôt parlé qu’un bruit curieux nous cloua sur place. Un bruit métallique suivi d’une sorte de juron mal étouffé. Cela venait de notre gauche.

Immédiatement, nous nous aplatîmes contre le sol, relevant à peine la tête pour essayer de voir sans être vus. Avec le temps, nos yeux s’habituèrent à l’obscurité. Caroline la première repéra un mouvement dans la nuit. Elle mit sa main sur mon épaule, puis dirigea son bras devant elle.

— Il y a quelque chose qui bouge, là, murmura-t-elle, si bas que je dus la faire répéter.

À force de regarder devant moi, je finis par distinguer une masse plus noire que la nuit, qui par moments se soulevait puis s’abaissait. Frédéric la vit Qu’est-ceégalement.qu’onfait ? demanda-t-il, parlant tout aussi bas que Caroline.

Je n’en avais pas la moindre idée, ignorant où Nataël nous avait expédiés. Au lieu de nous retrouver à Jérusalem comme nous aurions pu nous y attendre, nous étions quelque part en rase campagne. Où exactement ? Mystère ! Une seule chose était sûre : il y avait du monde autour de nous. Mais que se passait-il ? Qui bou geait ainsi à quelques mètres de nous, et dans quel but ? Caroline me tira par la manche et tendit de nouveau son bras devant elle pour me montrer que la forme étrange, repérée depuis un moment, avançait maintenant dans notre direction.

C’est curieux, fit remarquer à son tour Frédéric, on dirait qu’il y a plus de lumières que tout à l’heure.

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L’Oracle de Babylone

Il avait raison. Les lumières étaient plus nombreuses et plus vives. Dans quel guêpier Nataël nous avait-il plongés ? Lorsque j’avais repris mes esprits, quelques braises éparses rougeoyaient faiblement dans la nuit, comme à la fin d’une veillée. Mais, à présent, leur nombre semblait avoir augmenté. Et les voix se rapprochaient.

Mettant à profit les ruses auxquelles nous avaient entraînés nos campagnes militaires avec notre ami David, je suggérai un repli stratégique par une reptation à reculons, déplacement très inconfortable mais qui nous permit de prendre un peu de champ.

Toujours à reculons, nous heurtâmes ce que nous prîmes tout d’abord pour un rocher. Frédéric, qui en fit prudemment le tour, nous annonça qu’il devait s’agir d’un petit bâtiment, sans doute une bergerie. L’odeur qui nous accueillit lorsque nous y pénétrâmes nous confirma son hypothèse. À tâtons, Caroline découvrit un vêtement en peau de brebis, un vieux morceau de fromage et une lampe à huile que Frédéric voulut allumer. Nous eûmes toutes les peines du monde à l’en dissuader, lui expliquant qu’il allait nous faireBienrepérer.quefermement décidés à demeurer éveillés afin de parer à toute éventualité, nous finîmes par sombrer dans un sommeil agité par d’effrayants cauchemars.

Je ne sais ce qui me réveilla, de la lumière naissante du jour ou du vacarme qui subitement nous entoura. Rampant en silence jusqu’à l’entrée de la bergerie pour voir ce qu’il se passait, je m’arrêtai à mi-chemin, médusé, et contemplai le fond de notre abri. Nous n’étions plus trois dans la bergerie, Caroline, Frédéric et moi, mais

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quatre ! En effet, accroupi sur le sol, la tête entourée d’un turban qui lui masquait la moitié du visage, un quatrième personnage fixait sur nous un regard soupçonneux tout en arborant dans sa main un couteau qu’il tenait bien droit devant lui, pour se proté ger ou nous intimider. Il ne devait pas être bien plus âgé que nous. Caroline, qui se réveilla à ce moment précis, poussa un cri et vint se réfugier contre moi.

Qui êtes-vous ? interrogea l’inconnu à voix basse, tout en surveillant Frédéric qui venait de s’éveiller à son tour et qui s’approchait également de moi.

Dehors, le vacarme augmenta d’intensité. L’inconnu nous ordonna de nous coucher et bouscula Frédéric qui tardait à le faire.

Bougre de fou, jura l’inconnu en retenant sa voix, tu veux nous faire remarquer ? Décontenancé, Frédéric s’allongea à son tour et ne pipa mot.

Ne bougez surtout pas. Ne faites pas de bruit. S’ils nous découvrent, nous sommes fichus. Avançant prudemment sur mes coudes, je réussis à m’approcher de l’entrée de l’abri. Ce que je vis était inimaginable. Pendant que nous nous cachions au fond de notre refuge, une armée passait à proximité de nous, sans que personne ne se doutât de notre présence. Des dizaines de cavaliers, harnachés pour le combat, armés de lances pour certains et d’épées pour d’autres, avan çaient au pas de leurs montures dont les sabots faisaient un bruit d’enfer sur les pierres du chemin. Puis vinrent des chevaux attelés par deux à des chars sur lesquels des archers à la barbe noire prenaient une pose avantageuse. Des fantassins suivirent, impres-

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sionnants derrière leurs boucliers presque aussi grands qu’eux. Fermant la marche, enfin, arrivèrent des bêtes au poitrail puissant et à la croupe énorme, tirant des chariots monumentaux caparaçonnés de cuir et hérissés de lances. De vraies machines à tuer. L’une d’entre elles portait une poutre qui se terminait par une énorme tête de bélier en bois.

Qu’est-ce que c’est ? demanda Caroline.

Un bélier, répondit le jeune inconnu. Ils s’en servent pour défoncer les portes les plus solides, et parfois même les murailles desQuandvilles.

le grondement de cette armée en marche se fut enfin éloigné, Frédéric poussa un cri de soulagement, à sa manière, pas toujours discrète. Ce fut une grave erreur. Alors que nous pensions la troupe à présent à bonne distance, une ombre se profila près de l’entrée de la bergerie et un homme coiffé d’un casque rutilant et le corps protégé par un tablier de cuir se pencha à l’intérieur de notre cachette. Il poussa un véritable rugissement en nous voyant, recula pour appeler du renfort et pénétra ensuite à l’intérieur du refuge trop petit pour qu’il pût s’y dresser tout entier. Des voix entourèrent aussitôt la bergerie. Nous étions pris comme des rats ! Notre intrus eut tôt fait de nous extirper de notre abri en dépit de notre résistance. Quand ils nous virent, ses congénères s’esclaffèrent. Peut-être la scène avait-elle en effet de quoi faire rire. Pensez : une dizaine de soldats, armés jusqu’aux dents, en face de quatre adolescents dont trois se remettaient à peine d’un voyage

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L’Oracle de Babylone dans le temps, cela ne constituait pas un tableau de chasse bien glorieux pour ces costauds !

Notre ami de la bergerie nous glissa tout bas : On va tenter le tout pour le tout. À mon signal, on fonce droit devant nous.

Il n’en dit pas plus. Ce fut pourtant suffisant pour que l’on se tînt sur nos gardes, prêts à décamper, bien qu’ignorant la direction qu’il faudrait prendre.

Sous les gloussements de ces brutes – comment appeler autre ment ces traînards qui suivaient leur armée à la recherche de butins à piller ?–, nous avançâmes à pas mesurés vers un sentier qui escaladait une pente assez raide. En le voyant, il me sembla connaître ce passage. Étais-je déjà venu ici ? Si oui, quand et pour quoi faire ? En voyant la tête de Frédéric, je compris que cet endroit lui rappelait quelque chose, à lui aussi. Brusquement, ma mémoire se mit à fonctionner. Ce raidillon, bien sûr, nous y étions déjà passés. C’était celui que nous avions découvert lorsque nous cherchions la source du Guihôn, pour entrer dans la ville des Jébuséens.

Ce n’est pas facile d’attirer discrètement l’attention de quelqu’un dont on ignore le nom, quand on est entouré de brutes à la mine patibulaire qui peuvent vous embrocher d’un simple coup de lance. Après plusieurs tentatives, j’y parvins pourtant : l’inconnu de la bergerie m’entendit et se tourna discrètement vers moi. Je lui fis comprendre que nous connaissions cet endroit et que nous pouvions nous échapper, à condition qu’il fasse exactement comme nous. Il m’adressa un signe d’assentiment.

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Restait à savoir si Caroline pourrait courir à notre rythme. Qu’elle nous comprenne, je n’en doutais pas. Cela faisait maintenant suffisamment longtemps que nous battions la campagne ensemble, pour qu’elle nous suive au quart de tour. Mais, physiquement, tiendraitelle le choc ? Je lui jetai un regard auquel elle répondit par un discret sourire, marquant ainsi qu’elle était prête à tout.

Alors je fis rapidement une prière à l’Éternel. Puisque nous agissions pour lui, il fallait absolument qu’il agisse pour nous. Nataël m’avait appris qu’on pouvait se remettre entièrement entre ses mains, c’était le moment de le faire. Sans plus me poser de question, je levai la tête et poussai un énorme cri. Nos adversaires, éton nés, levèrent la tête à leur tour, cherchant ce qui se passait dans le ciel pour provoquer un hurlement pareil. C’était ce que j’attendais. Faussant compagnie à nos malabars, je baissai la tête et fonçai vers le haut du raidillon, suivi de Caroline, de Frédéric et de l’inconnu qui maintenant se trouvait forcément de notre côté.

Furieux de ce stratagème qu’ils n’avaient pas vu venir, les gros bras poussèrent des vociférations et se lancèrent à notre poursuite. Par chance, ce qu’ils avaient dans la tête était inversement proportionnel à l’épaisseur de leurs biceps. Nous eûmes tôt fait de les distancer. Deux ou trois d’entre eux crurent devoir jeter leurs lances pour nous arrêter. Il nous suffit de faire un saut de côté et, quelques secondes plus tard, nous ramassions les lances dont nous ne man querions pas de faire usage en cas de nécessité.

Comme nous atteignions l’entrée de la source, nous nous retour nâmes pour voir ce qu’il en était de nos poursuivants. Ce fut à notre tour de nous esclaffer. Une dizaine de mètres plus bas, les brutes

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L’Oracle de Babylone

continuaient de vociférer et tentaient de se frayer un chemin à travers le raidillon bien trop étroit pour leur gabarit. Lorsque celui qui arrivait en tête glissa sur les cailloux du chemin, sa grosse anatomie entraîna ses compagnons dans une chute qui nous fit mal pour eux. Mais pour nous, c’était la porte ouverte vers la liberté.

Pourtant, notre nouvel ami nous pressa de continuer. Une fois passé le rocher qui commandait l’entrée dans la falaise, nous fîmes un tas avec des pierres afin de masquer l’accès à la source. Si l’on nous poursuivait, il faudrait d’abord découvrir ce passage. Et cela ne serait pas facile.

À vive allure, nous escaladâmes les marches de la cheminée par laquelle les Jébuséens allaient autrefois puiser de l’eau au bassin du Guihôn. Notre ami s’extasia devant ce qui était pour lui une découverte, puis il nous fit de nouveau hâter le pas. Il avait raison. Nos poursuivants avaient donné l’alerte et quelques hommes plus agiles et plus rapides tentaient de comprendre comment nous avions pu disparaître sans laisser de traces. L’écho nous permettait de les entendre jurer, furibards, près de l’entrée de la source.

Parvenus tout en haut, transpirant à grosses gouttes, nous fîmes une halte pour reprendre notre respiration. Les cris des ennemis s’estompaient peu à peu. Nous en conclûmes qu’ils avaient abandonné leur recherche. Notre compagnon de fuite profita de ce répit pour nous apprendre qu’il s’appelait Daniel et que son père, Ménahem, travaillait au palais en qualité de conseiller du roi. Il était donc au courant de beaucoup de choses. Ses informations confirmèrent celles que nous avait communiquées Nataël : la

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guerre arrivait aux portes de Jérusalem. La situation était bien plus grave que ne le pensaient les Judéens.

De notre côté, Caroline et Frédéric me laissèrent le soin de lui expliquer qui nous étions. Fallait-il le mettre au courant ? Sur le moment, je me posai la question. Mais la fuite que nous venions de vivre tous ensemble avait créé une confiance réciproque. Autant jouer franc jeu.

Daniel écouta sans sourciller. C’était fabuleux. Il m’entendit parler du Déluge et de l’époque de nos parents, sans faire de com mentaire. À sa place, je n’aurais sans doute pas cru le moindre mot d’un récit pareil. Lui, il m’écouta tranquillement et se contenta de dire, à la fin de mes explications : « Qu’est-ce que vous avez comme chance ! J’aimerais bien faire ça, moi aussi. »

Ce fut le début d’une longue et solide amitié.

Une fois les présentations achevées, Daniel nous raconta com ment il s’était enfui à l’approche des Chaldéens et comment il n’avait dû son salut qu’à l’existence de la bergerie où nous nous étionsJ’airencontrés.voulusuivre mon père avec la délégation que le roi envoyait sur les rives du Nil sous les ordres de Yosadak, l’un de ses généraux. Ma mère y était fortement opposée. Elle me trouvait trop jeune et prétendait que la participation de mon père à cette ambassade suffi sait largement. (En l’écoutant, j’ai souri. Il me semblait qu’il parlait de Claire. Décidément, les mères sont toutes les mêmes !) Mon père, lui, a accepté, poursuivit Daniel, bien que Yosadak, au dernier moment, ait failli revenir sur son autorisation.

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L’Oracle de Babylone

Vous étiez nombreux dans cette expédition ?

Oh, oui, une bonne trentaine. Il y avait des cavaliers de la garde du roi, plusieurs conseillers dont mon père, et des serviteurs du palais avec les présents que le roi Sédécias voulait offrir au pha raon en échange de son aide contre les Chaldéens. Le problème, c’est que les choses n’ont pas tourné comme nous l’attendions.

Daniel s’interrompit et un voile de tristesse passa sur son visage. Comme il tardait à poursuivre son récit, Caroline lui demanda ce qui l’avait conduit à se cacher dans la bergerie.

— À vrai dire, reprit notre ami, je ne sais pas exactement ce qui s’est passé après mon départ. Je n’ai pas tout vu.

Comment ça, après ton départ ?

Attendez, je vais vous expliquer. Avant que la délégation sorte des monts de Judée pour atteindre la plaine, Yosadak a envoyé des éclaireurs. Il voulait faire une reconnaissance et s’assurer que la voie était libre. En fait, ces éclaireurs ne sont pas partis bien long temps. Très vite on les a vus revenir au triple galop, très excités. Je me rappelle, l’un d’eux criait même : « Il faut faire demi-tour, il faut faire demi-tour ! » Dès qu’ils ont posé le pied à terre, on s’est tous précipités pour savoir ce qui se passait.

Qu’est-ce qu’ils avaient vu ? interrogea Frédéric, suspendu aux lèvres de Daniel.

Ils avaient vu des Chaldéens partout dans la plaine, à perte de vue. Ils étaient persuadés qu’on ne pourrait jamais passer. Yosadak a ordonné à tout le monde de se taire et de ne pas bouger. Puis il a emmené mon père à l’écart après m’avoir ordonné de rester là où j’étais. Je n’ai pas pu entendre ce qu’ils se sont dit, mais à

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deux ou trois reprises, ils se sont tournés vers moi et m’ont regardé. Ensuite, mon père m’a fait signe de venir et ils m’ont expliqué ce que je devais faire.

Et alors ? demanda Frédéric qui se passionnait pour ce récit et voulait déjà en savoir la suite.

Alors Yosadak m’a regardé dans les yeux et m’a annoncé qu’il allait me confier une mission importante. Il fallait à tout prix que sa délégation parvienne en Égypte et obtienne l’aide du pharaon. Cela devenait indispensable, à présent que les Chaldéens avaient envahi le royaume. Il s’est penché vers moi, il a mis sa main sur mon épaule et m’a dit que je devais absolument informer le roi. Il comptait sur moi. Vous pouvez imaginer si j’étais fier ! Mon père aussi, d’ailleurs. Il m’a demandé si je retrouverais mon chemin. Pour cela, je n’étais pas inquiet.

Pourquoi ? Tu connais bien la région ? questionna Caroline.

Oui. On habite Jérusalem. Mais je suis venu souvent dans les monts de Judée avec mon père, avant qu’il n’y ait la guerre. Il m’a montré comment faire de l’escalade le long de rochers. Ça faisait frémir ma mère, mais on apprend à se maîtriser. C’est bien. Et puis on était ensemble, mon père et moi. Un vrai bonheur.

Tu es parti, après ?

Oui. Mon père a voulu m’embrasser, mais devant Yosadak, ça me gênait. Il l’a compris et n’a pas insisté. C’est à ce moment-là que nous avons entendu les Chaldéens. Ils avaient dû repérer nos éclaireurs et lancer des cavaliers à leur poursuite. Mon père m’a dit de filer. Je suis parti à toute allure, sans me retourner. Je pense que nos ennemis ne m’ont pas vu, autrement ils m’auraient poursuivi.

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Ton père, et les autres, que s’est-il passé ensuite ?

Je ne sais pas ! On dit que les Chaldéens ne font pas de quartier quand ils sont en guerre.

Daniel baissa les yeux pour essayer de dissimuler son angoisse.

Dans ma précipitation, poursuivit-il en rougissant, je me suis perdu. J’avais couru trop vite. Alors j’ai rebroussé chemin jusqu’à une fourche où j’avais dû prendre la mauvaise direction. C’est là que je suis tombé sur un détachement de Chaldéens qui établissaient leur camp. C’était bien ma chance !

Ceux qui avaient installé leur bivouac autour de la bergerie ?

Oui. Je suis resté jusqu’à la tombée de la nuit de l’autre côté, à l’abri derrière des rochers, en priant l’Éternel pour qu’on ne me voie pas. J’avais repéré la bergerie et je me suis dit que je pourrais m’y cacher pour dormir un peu avant de repartir ce matin. C’est là que nous nous sommes rencontrés, fit Daniel en achevant son récit. Voilà, vous savez tout. Maintenant, dépêchons-nous !

I.

TABLE DES MATIÈRES

III.

IV.

V.

VII.

VIII.

IX.

X.

XXIV.

252
Un mystérieux cylindre en lapis-lazuli .......................................... 5 II. L’énigme de Diabolos enfin résolue........................................... 13
Une ville en état de choc ............................................................. 27
La caravane venue de l’Orient.................................................... 39
La chute de Jérusalem .................................................................... 51 VI. En marche vers les rives de l’Euphrate ..................................... 63
Babylone ........................................................................................ 72
Le faux épileptique .................................................................... 83
Devant la porte d’Ishtar ............................................................. 95
Le rêve de Nabuchodonosor .....................................................105 XI. L’oracle de Babylone ..................................................................118 XII. Le message du mystérieux cylindre ......................................125 XIII. La maison Yacob Murachou.................................................132 XIV. Pazuzu et les démons de la ziggourat ..................................138 XV. Le festin de Balthazar ...............................................................156 XVI. Cyrus II, roi des Perses ...........................................................161 XVII. Opération retour ...................................................................169 XVIII. Adieu Babylone ....................................................................178 XIX. Jérusalem ...................................................................................192 XX. La menace des Samaritains .....................................................206 XXI. Tatténaï de Transeuphratène................................................213 XXII. Néhémie, gouverneur de Judée ..........................................225 XXIII. Mobilisation générale .........................................................232
Esdras et le livre de la Loi ...................................................244
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