

GWENAËLE BARUSSAUD

Pour Marie-Liesse, ma première lectrice, ce roman qui lui doit beaucoup.
De madame Boisseau
ÀmonsieurleGrandchancelier
Compiègne, le 15 octobre 1810
Monsieur le Grand Chancelier,
VeuveduCommandantBoisseau,lequelestdécédéle21mai1809 à la bataille d’Essling, je viens solliciter votre aide afin que ma fille Héloïse puisse jouir des bienfaits de l’instruction que reçoivent les filles des officiers de la Légion d’honneur dans les Maisons impériales Napoléon.
Je suis mère de quatre enfants : mes trois fils se destinent à servir l’Empereurparlesarmes ;monuniquefille,Héloïse,néeen1796, n’aura point de fortune et ne peut espérer une situation digne que par une éducation soignée. Je vous supplie de prendre en considération l’état des services de mon défunt époux et son entier dévouement à la cause de l’Empire. Par sa mort prématurée, je me trouve plongée dans une gêne extrême et dans la triste position de ne pouvoir élever convenablementcetteenfant.C’estpourquoi,connaissantl’inépuisable bonté du cœur paternel de l’Empereur, j’ose vous implorer cette grâce spéciale pour elle.
Croyez, Monsieur le Grand Chancelier, en l’éternelle reconnaissance d’une mère qui vous est tout obligée.
Madame
Boisseau
Du Comte de Lacépède,
Grand Chancelier de l’ordre de la Légion d’honneur
À madame Boisseau
Paris, le 1er février 1811
Madame,
Sensible au dévouement de votre époux et à votre douloureuse situation, je viens vous annoncer, au nom de Sa Majesté l’Empereur Napoléon, l’admission de votre fille Héloïse dans la Maison impériale de Saint-Denis. Une place se libérant le 8 février, à la suite du départ d’une de nos élèves, l’entrée se fera le 10 février 1811. Un examen déterminera le niveau de la classe qui l’accueillera.
Votre fille Héloïse est admise à titre gratuit, c’est-à-dire aux frais de la Légion d’honneur. Vous veillerez néanmoins à verser quatre cents francs de frais de trousseau à son entrée, ainsi qu’une pension annuelle du même montant qui lui sera remise sous forme de dot à sa sortie de la Maison.
Veuillez recevoir, Madame, l’expression de mes salutations les plus respectueuses.
Bernard de La Ville, Comte de Lacépède, Grand Chancelier de l’ordre de la Légion d’honneur.
CHAPITRE I
Héloïse passa l’imposante porte en courbant ses épaules. Ses yeux se posèrent sur une plaque de marbre où l’on pouvait lire, gravé en lettres d’or, « HONNEUR ET PATRIE ». Elle en eut un frisson et, lorsque la porte se ferma dans un bruit sourd et menaçant, elle se raidit d’un coup. Il lui semblait qu’elle laissait derrière elle les années insouciantes de son enfance. Bien qu’elle eût promis à sa mère de ne pas manifester son chagrin entre les murs de la Légion d’honneur, Héloïse avait toutes les peines du monde à retenir ses larmes depuis son arrivée à Saint-Denis. La demoiselle chargée de l’emmener jusqu’au bureau de la Surintendante énonça quelques recommandations d’usage, mais Héloïse ne l’écoutait pas. Tous ses efforts étaient concentrés sur la nécessité de ne pas laisser transparaître la tristesse qui la submergeait. On arriva enfin devant le bureau de madame du Bouzet, Surintendante de la Légion d’honneur.
– … Quand on vous le demandera. Ai-je été claire ? demanda la demoiselle.
Les demoiselles de ĺEmpire
– Oui, mademoiselle, répondit Héloïse.
– Bien. Veuillez attendre ici que madame la Surintendante vous fasse appeler. Lorsque l’entretien sera terminé, je viendrai vous chercher.
– Merci, mademoiselle, balbutia Héloïse.
Demeurée seule dans l’antichambre, Héloïse tenta de se distraire de son chagrin par une observation méticuleuse de la pièce. Elle était frappée par la richesse du mobilier et le raffinement de la décoration. Un tableau surtout attira son attention. On y voyait un homme allongé en uniforme au milieu d’un champ de bataille dévasté. Près de lui, un cheval mort laissait échapper par ses flancs entrouverts du sang écarlate. Une inscription indiquait
« La mort héroïque du Colonel du Bouzet, à la bataille de Jemmapes ». Elle savait la Surintendante veuve d’un illustre colonel mais elle trouvait singulier qu’elle gardât sous les yeux le spectacle déchirant de la mort de son mari. Soudain, la porte s’ouvrit et l’on fit pénétrer Héloïse dans un bureau tapissé d’un papier vert, parsemé d’abeilles dorées. Héloïse esquissa une révérence.
– Mademoiselle, dit la Surintendante, nous vous accueillons aujourd’hui dans la Maison impériale de la Légion d’honneur à titre d’élève gratuite. Êtes-vous bien consciente que c’est un privilège que vous accorde Sa Majesté l’Empereur, en remerciement des services rendus par votre père à l’Empire ?
– Madame, je sais bien que c’est une grâce que m’accorde l’Empereur. Maman m’a toujours dit qu’il était un père pour
Héloïse, pensionnaire à la Légion d́honneur nous, et, depuis la mort de papa, nous n’avons jamais désespéré de ses bienfaits.
– Certes, mais cette grâce n’est pas sans vous imposer quelques contraintes…
– Oui, madame, répondit Héloïse faiblement.
– L’Empereur, mademoiselle, ne souhaite pas faire de cette école une pépinière de raisonneuses, encore moins de ces écervelées de salon que produisait l’ancien établissement de SaintCyr. Il veut faire de vous des femmes utiles, des épouses et des mères, « des femmes pour les ménages modestes » : ce sont ses mots. Ne poursuivez donc point d’ambition qui dépasse l’état de votre maigre fortune, appliquez-vous à travailler avec soin aux tâches qui vous sont assignées, soyez pieuse et obéissante, ce sont là les seules clefs d’une vie sage et paisible.
– Oui, madame.
– Je vois dans la lettre de votre mère que vous avez trois frères…
– Oui, madame, répondit Héloïse. Mon frère aîné, François, est sous-lieutenant au 2e régiment d’infanterie de ligne. Les jumeaux, Jean et Émilien, sont élèves au lycée militaire du Prytanée et à la disposition de Sa Majesté l’Empereur.
– Je vois… je vois… Vous aussi, mademoiselle, êtes appelée à participer à la gloire de l’Empire. En vous instruisant, en développant les talents que Dieu vous a donnés, vous deviendrez une épouse modèle et une mère dévouée. Ainsi vos fils poursuivront l’œuvre immense entreprise par notre fondateur…
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– Oui, madame.
– Bien. Mademoiselle Bernier va maintenant vous conduire à la roberie afin de vous remettre votre trousseau. Vous passerez demain un examen qui permettra de déterminer votre classe. On vous remettra alors une ceinture en fonction du niveau que vous rejoindrez. Vous pouvez à présent disposer.
Héloïse exécuta une timide révérence ; la Surintendante ajouta, avec force :
– Et n’oubliez pas, mademoiselle : votre éducation ici sera votre seule fortune, et c’est le sang de votre malheureux père qui l’a payée.
La porte se referma. Héloïse traversa alors une multitude de corridors, précédée par mademoiselle Bernier. L’abbaye de Saint-Denis, où l’Empereur avait souhaité établir la deuxième Maison d’éducation, était immense. C’était un monastère du xviiie siècle que la Révolution avait vidé de ses pieux occupants. Elle comprenait de nombreuses dépendances, et un parc, soustrait aux yeux des villageois. La galerie ouest du cloître reliait celui-ci à la basilique de Saint-Denis, sépulture de rois. Héloïse était impressionnée par tant de grandeur et par tant de beauté. Elle longea le réfectoire, passa devant une chapelle, grimpa des escaliers de pierre interminables, traversa d’immenses dortoirs et se retrouva enfin devant la porte de la roberie.
La demoiselle ouvrit la porte et commanda aux lingères d’apporter le trousseau 363. Aussitôt, une petite dame replète et
Héloïse, pensionnaire à la Légion d́honneur
souriante disparut derrière d’immenses étagères où reposaient des piles de linge propre et amidonné. À gauche, dans un atelier éclairé par des chandelles, des femmes habillées de blanc brodaient et cousaient en fredonnant de vieilles romances. Elles sourirent à Héloïse. À droite, d’autres femmes repassaient et leurs fers brûlants laissaient échapper des nuages de vapeur. Immédiatement, Héloïse se sentit bien dans ce lieu accueillant. La chaleur, la lumière, les chansons de ces femmes lui firent oublier un instant la rigueur de l’accueil qu’elle avait reçu dans le bureau de madame du Bouzet.
– Mademoiselle, voici votre trousseau ! déclara la lingère en tendant à Héloïse une pile de linge blanc. Il est composé de douze chemises, six bonnets de nuit, six serre-têtes, quatre jupons, douze mouchoirs, quatre camisoles de nuit, douze bas de coton, quatre pèlerines et six paires de gants. Deux robes de serge blanche et deux tabliers complètent ce nécessaire.
Mademoiselle Bernier précisa à l’intention d’Héloïse :
– Les travaux d’aiguille constituent un élément important de votre éducation. Aussi, à partir d’aujourd’hui et jusqu’à ce que vous nous quittiez, c’est vous qui aurez soin d’entretenir ce trousseau. Vous raccommoderez vos robes, votre linge, et aussi vos bas. Plus tard, vous reviendrez ici apprendre la coupe des robes, corsets et jupons et l’on vous enseignera les travaux de blanchissage, de détirage et de repassage, toutes choses
Les demoiselles de ĺEmpire nécessaires pour devenir une maîtresse de maison économe et expérimentée.
Cette phrase résonna désagréablement aux oreilles d’Héloïse : elle détestait la couture et se montrait particulièrement malhabile aux ouvrages d’aiguille.
– Ces travaux sont-ils fréquents, mademoiselle ? balbutia-t-elle.
– Trois heures par jour, chaque après-midi, répondit mademoiselle Bernier.
Un immense découragement s’empara alors d’Héloïse. Quoi ? Ce lieu qui lui avait semblé si chaleureux deviendrait lui aussi le théâtre de son malheur ? Elle ne voyait plus d’issue à la triste vie que lui promettait cette maison ! L’avenir se dressait devant elle comme un mur infranchissable.
Abattue, elle suivit mademoiselle Bernier à travers un long corridor glacial qui les ramena devant la porte d’un dortoir.
– Provisoirement, vous dormirez dans le dortoir de la classe bleue. Vous allez ranger votre trousseau dans l’armoire qui se trouve au pied de votre lit et mettre votre uniforme. Puis vous descendrez au réfectoire rejoindre vos camarades pour le souper. Je vous souhaite une bonne soirée, mademoiselle.
– Merci, mademoiselle, balbutia Héloïse.
Elle leva les yeux et admira l’architecture grandiose qui la surplombait. Le dortoir était une immense galerie, semblable à une
Héloïse, pensionnaire à la Légion d́honneur
nef de cathédrale, supportée par des piliers formant des arcades. De chaque côté, vingt-quatre fenêtres cintrées, larges et hautes, éclairaient la perspective fuyante d’une centaine de lits alignés en files parallèles. Ceux-ci étaient d’étroites couchettes de fer pareilles à celles des aides de camp de l’Empereur.
Héloïse soupira. Bien sûr, elle était sensible à la grandeur et à la beauté de ces lieux. Mais son esprit était toujours fixé sur le foyer aimant et chaleureux qu’elle avait quitté. À Compiègne, ses parents possédaient une maison de ville de belle taille. Elle disposait d’une chambre particulière tandis que ses frères partageaient un même dortoir. Le mobilier en était simple mais elle aimait son lit fermé par des indiennes fleuries et sa petite coiffeuse en marbre blanc. Elle appréciait surtout la bibliothèque de son père, contiguë à sa chambre et riche d’ouvrages fascinants. En pensant à sa maison, les larmes lui montèrent aux yeux. Comme lui semblait loin cette douce retraite, où elle avait laissé ses souvenirs d’enfance ! La reverrait-elle jamais ? La plupart des élèves entraient à la Légion d’honneur dès qu’une place se libérait et y restait quelques années ; mais d’autres, moins fortunées, y devenaient surveillantes puis institutrices. Héloïse se voyait déjà prisonnière de ces murs pour l’éternité. Assise sur le petit lit de fer de l’immense dortoir, elle se perdait dans une rêverie mélancolique, lorsque ses yeux furent tout à coup attirés par le crucifix qui la surplombait. Il était identique à celui qui ornait le mur de sa chambre. Le visage du Christ, tourné vers
Les demoiselles de ĺEmpire
elle, la rasséréna un peu. Il lui sembla qu’Il l’avait suivie jusqu’en ces lieux hostiles et qu’Il y était comme une présence amie et bienveillante.
Elle fut tirée de ses songes par la cloche qui annonçait l’heure du souper. Il était donc 8 heures… En hâte, Héloïse enfila sa robe, attrapa une serviette de table et jeta dans son armoire le reste du trousseau. Elle dévala les marches de l’escalier et se trouva bientôt à l’entrée du réfectoire.
La salle était immense et comptait cent tables de marbre ; autour de chaque table étaient assises douze élèves. Au bout de la table, une dame était chargée du déroulement du repas.
Héloïse attendit qu’on lui indiquât sa place et se trouva entre plusieurs élèves portant des ceintures multicolores, vraisemblablement âgées de dix-huit ou dix-neuf ans. Elles conversaient entre elles avec animation. Soudain, la plus grande, une jolie fille rousse au nez retroussé et au visage parsemé de taches de rousseur, se tourna vers elle :
– Mais je ne rêve pas, c’est une nouvelle ! Venez voir un peu ce spécimen, mes amies ! Elle n’a pas encore reçu sa ceinture !
Héloïse se sentit rougir.
– Regardez-la rougir comme une tomate ! ajouta la jeune fille. Ma vieille, il faut que tu décroches une ceinture nacarat ! Les autres couleurs jureraient horriblement avec ce visage écarlate !
Héloïse, pensionnaire à la Légion d́honneur
Et pour parfaire sa démonstration, elle approcha du visage d’Héloïse sa ceinture multicolore avec une moue dubitative.
L’assemblée se mit à rire.
– Alors, la nouvelle, on ne soupe pas ? reprit la grande rousse. Les mets ne sont pas à ton goût peut-être ? Ne t’inquiète pas, tous les dîners ici ne sont pas aussi mauvais que cette soupe aux lentilles… La plupart du temps, ils sont pires !
Et en disant cela, elle éleva lentement son bras et lâcha sa pomme au-dessus de l’assiette d’Héloïse. Le fruit tomba lourdement dans le potage et vint éclabousser son visage et sa robe blanche.
Ce fut un éclat de rire général ; la grande rousse se tenait les côtes de rire tandis que ses amies pouffaient discrètement derrière leurs mains…
Ce chahut attira l’attention d’une surveillante. Devant le visage taché d’Héloïse, la demoiselle fronça les sourcils :
– Mademoiselle ! s’écria-t-elle d’un ton réprobateur. Voulezvous bien dîner proprement ? Le spectacle que vous offrez est indigne d’une élève de notre Maison… Courez vous débarbouiller immédiatement !
Puis elle se tourna vers la grande fille rousse et ajouta d’un ton plus clément :
– Et vous, mademoiselle Macdonald, veuillez cesser d’importuner mademoiselle Boisseau. Vous voyez bien que c’est une nouvelle élève…
Les demoiselles de ĺEmpire
Héloïse n’en croyait pas ses oreilles : Macdonald… Macdonald… Bien sûr, elle connaissait les exploits du Maréchal qui avait, avec tant de courage, enfoncé le centre de l’armée ennemie à Wagram. Son père admirait beaucoup cet homme, « le seul à avoir reçu son bâton de maréchal et son titre de noblesse sur un champ de bataille ! » répétait-il souvent. Mais Héloïse ignorait que sa fille était à Saint-Denis, et qu’elle était à ce point mal élevée. La jeune fille prit un air faussement sage : – Oh mademoiselle, répondit-elle, je ne l’importunais point : je m’assurais simplement que notre nouvelle amie ne manquait de rien…
Elle adressa à Héloïse un clin d’œil, puis se dirigea d’un air crâne vers la sortie, suivie de son cortège d’amies qui riaient sous cape. Héloïse était mortifiée. Tout en essuyant maladroitement son visage, elle tentait de ravaler ses larmes. Sa robe toute neuve était constellée de taches verdâtres. Comment ferait-elle pour se présenter le lendemain chez la directrice des études ? Serait-elle condamnée à porter cette tenue maculée ? La cloche se mit à sonner. C’était l’heure de la prière et des centaines de robes blanches se dirigeaient vers la chapelle. Héloïse pressa le pas pour les rejoindre, en gardant les bras croisés sur son corsage afin de dissimuler les éclaboussures de soupe. À genoux sur le banc de bois, elle ne parvenait pas à prier. Son esprit était entièrement occupé par l’humiliation cuisante qu’elle venait de subir. Jamais elle ne pourrait s’habituer à vivre dans cette école,
Héloïse, pensionnaire à la Légion d́honneur
entourée de ces jeunes filles endurcies et malveillantes. Son père, qui lui avait donné le goût de la liberté et de l’indépendance, n’aurait jamais accepté qu’elle soit ainsi soumise aux pratiques vexatoires des pensionnaires plus anciennes. Le souvenir de cet homme si bon vint accroître sa peine. Elle sentait au fond de sa gorge une brûlure que rien ne venait apaiser. Plus que jamais, elle voulait rentrer chez elle. Elle entendait au loin la voix de l’aumônier qui lisait les Béatitudes de l’Évangile :
« Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, ils seront rassasiés,
Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés, Heureux ceux qui sont persécutés, le Royaume des Cieux est à eux… »
Alors Héloïse, considérant qu’il s’adressait un peu à elle, remit sa tristesse entre les mains du Christ. Elle en fut soulagée. Lui, du moins, ne l’avait pas abandonnée.
Lorsque la prière s’acheva, elle monta au dortoir. Avant de se coucher, elle passa un mouchoir imbibé d’eau et de savon sur les taches de sa robe, en espérant que celles-ci disparaîtraient pendant la nuit. Elle craignait de ne point s’endormir mais, rompue par les émotions de la journée, elle ne tarda pas à sombrer dans le sommeil.
Dans son rêve, elle vit le cheval mort du tableau de Jemmapes ; près de lui, le Colonel du Bouzet avait les yeux grands ouverts et
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fixés sur Héloïse ; il lui répétait d’une voix lointaine : « C’est son sang qui l’a payé… c’est son sang qui l’a payé… » Alors le cheval se redressa, se cabra et se mit à galoper dans les couloirs sans fin de la Légion d’honneur. Et Héloïse derrière lui courait, sans jamais réussir à attraper sa bride qui flottait au vent…
CHAPITRE II
Ce fut le vol d’un oiseau qui réveilla Héloïse. Les dortoirs étaient en effet si hauts qu’il n’était pas rare qu’un oiseau étourdit s’y perdît. Affolé, l’oiseau tournait en rond au-dessus des pensionnaires endormies. Heloïse soupira : « Pauvre oiseau, pensa-telle. Te voilà prisonnier de la Légion d’honneur comme je le suis moi-même depuis hier ! » Autour d’elle, le dortoir était calme encore et elle savoura ces minutes qui précédaient le réveil général de ses compagnes. Sur la pointe des pieds, elle se glissa jusqu’à l’armoire où sa robe était suspendue… Celle-ci avait retrouvé sa blancheur initiale ; seule une vague odeur de lentilles rappelait l’incident de la veille. Soulagée, Héloïse se félicita d’avoir assez frotté pour faire disparaître toute trace de l’incident du réfectoire. Seul demeurait le souvenir de sa cuisante humiliation. Elle n’eut pourtant guère le temps d’y songer : une cloche sonna, la journée commençait. Après une toilette rapide, les élèves assistaient à la messe puis prenaient un premier déjeuner, suivi d’une courte récréation. Les cours commençaient à 8 h 30.
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Pour Héloïse, il en fut néanmoins autrement. Elle devait en effet passer l’examen qui déterminerait son niveau d’étude, donc la couleur du ruban qu’elle porterait. Les demoiselles arboraient une ceinture dont la couleur variait selon les classes : elle était verte pour la première année, violette pour la deuxième, aurore pour la troisième et bleue pour la quatrième. Les élèves de cinquième année portaient une ceinture nacarat, celles de sixième année, une ceinture blanche et enfin les aînées arboraient une ceinture multicolore. Héloïse espérait obtenir une ceinture bleue.
Ce fut mademoiselle Bernier qui vint la chercher après le déjeuner.
– Mademoiselle Boisseau ?
– Oui, mademoiselle.
– Vous allez aujourd’hui passer votre examen d’entrée. Quel âge avez-vous ?
– Quinze ans, mademoiselle.
– Selon toute vraisemblance, vous devriez entrer en classe bleue. Avez-vous de l’instruction, mademoiselle ?
– Mon père m’a enseigné la lecture, l’écriture et la grammaire.
La demoiselle hocha la tête. Elle entraîna Héloïse dans une salle de classe déserte et lui indiqua un pupitre.
– Une institutrice va bientôt venir pour vous faire la dictée. Elle disparut en un instant et Héloïse se retrouva seule. Elle ne redoutait pas cet examen, elle se savait bien plus instruite
Héloïse, pensionnaire à la Légion d́honneur
que la plupart des filles de son âge dont on négligeait souvent l’éducation. Mais elle craignait de décevoir sa mère ou d’offenser le souvenir de son père, cet homme bon et patient qui lui avait transmis le goût des lettres et des vers. Très tôt, il lui avait appris à lire et à écrire et, à l’âge où l’on tient son premier ouvrage de broderie, il avait mis entre ses mains Les Fables de La Fontaine et les Contes de Perrault. Dès lors, l’esprit romanesque d’Héloïse s’était enflammé pour la littérature et elle avait dévoré les œuvres qui lui étaient autorisées, rêvant secrètement de lire aussi les autres. Le Commandant était un homme remarquablement instruit, il pensait que son statut de fille et de cadette ne dispensait point Héloïse de l’enseignement qu’il avait prodigué à ses frères, aussi avait-il assuré son instruction entre deux batailles. Du reste, il s’était vite rendu compte qu’Héloïse montrait des dispositions pour les lettres et il en avait éprouvé un vif contentement. Ne l’avait-il pas prénommée ainsi en hommage au roman de Rousseau qu’il admirait éperdument ? Sa mère, quant à elle, ne partageait pas l’enthousiasme paternel pour la lecture. D’un esprit fort pratique, elle eût aimé que sa fille soit davantage formée aux travaux d’aiguille et aux soins de ménage. Elle l’avait envoyée à la Maison de la Légion d’honneur avec l’espoir que cette école complèterait son éducation lacunaire, consciente que sa maigre fortune ne lui permettrait pas d’aspirer à la vie oisive des privilégiés de ce monde.
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Lorsque l’examen fut terminé, Héloïse fut convoquée chez la directrice des études, madame de Kerandal.
– Mademoiselle Boisseau, vos examens ont révélé un niveau très supérieur à celui des jeunes filles de votre âge. Vous êtes donc admise à entrer directement en classe nacarat. N’en tirez nulle vanité et gardez-vous d’accorder trop de prix à cette distinction. N’oubliez jamais que, quelles que soient les qualités intellectuelles dont vous êtes dotée, il n’en est de nécessaires à une épouse et à une mère de famille que pour la conduite de l’intérieur de la maison.
– Oui, madame, répondit Héloïse avec une révérence.
Quoiqu’elle s’appliquât à prendre un air modeste, elle ne pouvait s’empêcher de jubiler intérieurement. Tout d’abord, parce qu’elle était fière de ses notes et y voyait l’hommage qu’elle voulait rendre à son père. Ensuite parce que, arrivée en classe nacarat, elle n’aurait plus que trois ans à passer à SaintDenis. Et enfin, malgré le discours de madame de Kerandal, Héloïse était à peu près sûre que le savoir et la connaissance lui seraient utiles au-delà de ses devoirs d’épouse et de mère. Utiles à quoi ? Elle n’aurait pu le dire précisément, mais c’était pour elle une conviction, peut-être la seule qui pût la rassurer devant les incertitudes de son avenir.
À la roberie, on lui remit sa ceinture nacarat qu’elle reçut avec une immense satisfaction. Cette couleur rayonnante, entre cerise et rose, plaisait beaucoup à Héloïse qui la trouvait gaie et
Héloïse, pensionnaire à la Légion d́honneur
lumineuse. Mademoiselle Bernier l’aida à mettre le ruban : il ceinturait la taille, se croisait, contournait les épaules et se nouait au bas du dos. Cet usage sembla terriblement compliqué à Héloïse.
– Je crains de ne pas réussir à faire cette gymnastique chaque matin, dit-elle à mademoiselle Bernier.
– Il le faudra pourtant, répondit cette dernière. Votre marraine vous y aidera dans les premiers temps.
– Qui est ma marraine ? s’enquit Héloïse.
– C’est l’une de vos aînées que l’on désigne pour vous aider. Elle vous initiera aux traditions de la Maison. Et maintenant, suivez-moi ! ajouta-t-elle, avec un sourire qu’Héloïse lui voyait pour la première fois.
Elle la mena jusqu’à une classe qui se trouvait au fond d’un long couloir. Lorsqu’elle ouvrit la porte, vingt-cinq visages se tournèrent vers Héloïse que l’on poussa doucement au centre de la pièce.
– Mademoiselle, déclara mademoiselle Bernier, voici Héloïse Boisseau. Elle a été admise dans votre classe. Je vous la confie.
– Bonjour, Héloïse, répondit l’institutrice en se tournant vers la jeune fille. Je suis mademoiselle Monet. Héloïse aima aussitôt cette jeune femme au visage avenant et au sourire bienveillant.
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– Vous pouvez vous asseoir, lui dit-elle, il reste des places au fond de la classe…
Héloïse se dirigea vers un bureau laissé vacant, près d’une jeune fille au regard perçant. Mais celle-ci y posa brutalement ses livres et déclara à voix basse en fixant Héloïse dans les yeux :
– N’espère même pas poser un seul de tes livres sur ce bureau, Boisseau !
Et, devant l’air hébété d’Héloïse, elle ajouta d’un ton perfide :
– Je n’aime pas les prétentieuses qui sentent la soupe aux lentilles.
Mortifiée, Héloïse se dirigea vers le bureau de droite. Une jeune fille blonde l’accueillit avec un large sourire. Son visage était régulier et ses yeux bleus rieurs. Ce qui accentuait encore cette physionomie heureuse était une fossette qui creusait sa joue gauche à chacun de ses sourires. Immédiatement, Héloïse la trouva sympathique.
La matinée passa comme un éclair. Lorsque les cours prirent fin à midi, les demoiselles se dirigèrent vers le réfectoire pour y recevoir un morceau de pain. La voisine d’Héloïse se tourna vers elle et lui tendit la main :
– Je m’appelle Marie Desormeaux, dit-elle. Quel âge as-tu ?
– Quinze ans.
– Sais-tu qu’il n’est pas courant d’entrer à quinze ans en classe nacarat ? As-tu déjà reçu des leçons ?
Héloïse, pensionnaire à la Légion d́honneur
– Pas vraiment, mais mon père m’a enseigné ce qu’il jugeait utile que je sache.
– Mon père serait bien en peine de m’enseigner quoi que ce soit, voilà trois ans qu’il est en Italie et que je ne l’ai vu. Et le tien ?
– Le mien est mort à la bataille d’Essling.
– Pardonne-moi, dit Marie et une ombre passa sur son visage.
Mais presque aussitôt, elle se reprit et dit à Héloïse dans un sourire :
– Mes parents m’ont fait donner des leçons particulières.
C’est pourquoi je suis entrée directement en classe nacarat.
– Ah bon ? demanda Héloïse. Mais alors toi aussi… Quel âge as-tu ?
– Quinze ans, tout comme toi ! déclara Marie, triomphante. Je ne suis pas fâchée de te voir arriver. J’étais la plus jeune de la classe et je me sentais un peu seule. Entrer en classe nacarat n’est pas toujours bien perçu.
– Mais pourquoi ?
– Eh bien, la majorité des filles de notre âge sont en aurore ou en bleu. Celles qui parviennent à intégrer la classe nacarat ont bénéficié d’une instruction avant leur entrée, soit dans une institution religieuse, soit par un maître de pension. Dans tous les cas, nous sommes soupçonnées d’être privilégiées… ou précieuses… ou les deux ! ajouta-t-elle en riant.
Les demoiselles de ĺEmpire
Héloïse sourit. Décidément, Marie était une heureuse nature ! Elle eut le pressentiment qu’avec elle la vie en pension serait plus gaie.
– Est-ce la raison pour laquelle ta voisine de gauche a refusé que je m’assoie près d’elle tout à l’heure ?
– Sans doute ! Virginie Godin – c’est le nom de cette peste –est la première de notre classe. Elle doit craindre que tu ne la détrônes…
Héloïse resta pensive… Jamais elle n’aurait cru qu’on lui reprocherait d’être instruite !
– Moi, les études, ça m’est égal, ajouta Marie. Je ne veux pas être une femme savante, mais j’ai une passion pour le dessin. Or le dessin n’est enseigné qu’à partir de la classe nacarat.
Voilà pourquoi je me suis appliquée à y entrer !
– Depuis quand es-tu là ?
– Quatre mois, une semaine et trois jours !
– Tu comptes les jours ?
– On compte toutes les jours… au début.
– Et après ?
– Oh après… on oublie, il y a tant de choses à faire ici. On n’est jamais désœuvrée, moi par exemple, je travaille mon dessin jour et nuit ! Voudras-tu assister à mon cours ? Il a lieu à 4 heures, trois fois par semaine.
– D’accord, répondit Héloïse.
Héloïse, pensionnaire à la Légion d́honneur
Elle attrapa le morceau de pain qu’on lui tendit, remercia et partit s’asseoir près de Marie. Lorsque la collation fut terminée, mademoiselle Bernier vint la prévenir :
– Mademoiselle Boisseau, votre marraine vous attend au parloir.
Héloïse se leva d’un bond.
– Qui est-elle ? Ne me donnerez-vous donc pas son nom, mademoiselle ?
Mademoiselle Bernier eut un sourire énigmatique.
– Allons, dit-elle, vous le saurez bien assez tôt.
Et sur cette mystérieuse réponse, elle tourna les talons. Héloïse se rendit au parloir hâtivement. Dans le long corridor qu’elle emprunta, elle pouvait entendre très distinctement les battements de son cœur. Elle marmonna quelques prières, sans pouvoir exactement définir sa demande. Elle était certaine que cet instant serait déterminant, elle répéta même à voix basse le mot « crucial », qui lui semblait plus solennel. Enfin parvenue devant la porte, elle en tourna la poignée avec fébrilité. Elle découvrit alors une grande jeune fille rousse au visage parsemé de taches de rousseur.
La jeune fille sourit et Héloïse, épouvantée, reconnut AnneCharlotte Macdonald.
TABLE DES MATIÈRES
Les
demoiselles de ĺEmpire

Numéro d’édition : 25L0440
Achevé d’imprimer en Janvier 2025 en France, par Sepec Numérique, Z.A. des Bruyères, 01960 Péronnas. Dépôt légal : Février 2025
Ce livre est imprimé avec des encres végétales et est composé de matériaux issus de forêts bien gérées, certifiées PEFC et d’autres sources contrôlées.
