Les enfants de la Balme - Drôle de guerre

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Drôle de guerre !

Illustrations de

Laura Catalán

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Je dédie ce roman à tous les enfants qui aiment la France. C.G.

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La France en 1940

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Les lieux de l’histoire 2

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Philippe Bouvettaz Il a onze ans en juin 1940. Élève les jours d’école, berger le reste du temps, il n’a pas les pieds dans le même sabot, ni la langue dans sa poche. Et quand on le provoque, ses poings ne restent pas inertes derrière son dos ! Heureusement pour lui qu’il est aussi astucieux qu’impulsif : quand on part à l’aventure, mieux vaut avoir des ressources pour se tirer d’affaire…

Marie Bouvettaz À neuf ans, elle est déjà réfléchie et déterminée. Elle forme un bon binôme avec son frère Philippe et passe le plus clair de son temps en sa compagnie, sauf à l’école, non-mixité oblige. Elle partage sa curiosité, sa franchise, un sens aigu de la justice et un certain appétit pour le risque. Avec ce cocktail bouillonnant dans le cœur, comment rester les bras croisés quand la France fait naufrage ? 10

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Jean Bouvettaz Frère aîné de Philippe et Marie, il a dix-huit ans et sert dans une section d’éclaireurs-skieurs, élite des bataillons de chasseurs alpins qui défendent la frontière des Alpes en juin 1940. Mais comment expliquer ses cachotteries après la démobilisation ? Quel secret dissimule ce grand frère pourtant attentionné ? Ah, comme c’est frustrant de le sentir soudain insaisissable !

Paul Moreau Il va sur ses quinze ans. C’est le cousin germain de Jean, Philippe et Marie. Élève dans un pensionnat situé à la frontière suisse, il passe ses vacances à La Balme. L’été au grand air dans les alpages, voilà à ses yeux la vie idéale ! Le jour de la rentrée scolaire n’est donc pas son préféré. Pourtant, en cette année 1940, le retour à l’internat va prendre les couleurs inattendues de l’héroïsme…

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Georges Bouvettaz C’est le père de Jean, Philippe et Marie. Ancien soldat de la Grande Guerre, paysan robuste d’une quarantaine d’années, il est à la tête d’un élevage de vaches et de moutons. De la traite du matin à celle du soir en passant par la fabrication du fromage, il y a deux mots de la langue française qui n’existent ni dans son vocabulaire ni dans son emploi du temps : « vacances » et « repos ».

Solange Bouvettaz Épouse de Georges et mère dévouée, c’est aussi une travailleuse infatigable, qui tient sa maison avec un soin méticuleux. Sa générosité n’a d’égale que sa rigueur. Alors, le jour où ce conspirateur de Jean abîmera les plus beaux draps de la maison pour entretenir le mystère autour de ses activités suspectes, il tremblera devant elle plus que devant la police…

M. Sernet C’est l’instituteur des garçons de La Balme. Blessé de la Grande Guerre, il se passionne pour son métier et aime instruire les fils de paysans. Son patriotisme est incontestable, et la mort de son beau-frère sous les bombes de la Luftwaffe le plonge dans le chagrin. Comment prendra-t-il la capitulation de la France ? En juin 1940, les réactions des Français sont tellement imprévisibles… 12

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Mourguet Camarade de garnison de Jean Bouvettaz pendant la « drôle de guerre », cet homme bâti comme une armoire à glace est surnommé « le Troll » par Philippe, à cause de sa carrure. Il a du cœur sous ses dehors rugueux, mais il semble tremper dans les mêmes cachotteries que Jean… Que mijotent ces deux-là, et le curé n’est-il pas leur complice ?

M. Verly, maire de La Balme Si le chant « Maréchal, nous voilà » avait existé dès l’été 1940, c’est sûrement M. Verly qui l’aurait inventé ! Le maire de La Balme, qui en est à son quatrième mandat, professe pour le Maréchal Pétain une admiration sans bornes. Ce n’est pas devant lui qu’il faudrait prononcer le mot « Résistance ».

Le père Parnoud C’est le curé de La Balme. Discret, posé, bienveillant envers tous, il ne fait pas étalage de ses convictions autres que religieuses. Que pense-t-il de la guerre, de la défaite, du maréchal Pétain ? Bien malin qui pourrait le savoir, cet homme est impénétrable. 13

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Davide Ô l’odieux petit Italien qui a franchi clandestinement la frontière pour venir narguer les Bouvettaz en territoire français ! La chemise de ce « macaroni » portera longtemps les stigmates de la réaction de Philippe. Pourtant, cette première rencontre n’est pas la dernière, et la guerre réserve parfois de curieux retournements de situation…

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Préambule Cette histoire est un roman. Le village de La BalmeSaint-François n’existe pas et ses habitants sont imaginaires, même s’ils présentent plus d’une ressemblance avec des personnages réels des années 1939-1945. Au fil de leurs aventures, mes héros fictifs vont cependant croiser la route de personnages historiques, célèbres ou méconnus. Par exemple le père Louis Favre, qui apparaît à la fin de ce premier tome, a bel et bien existé. Il figure sur la liste des « Justes parmi les nations », honorés pour avoir sauvé des juifs au péril de leur propre vie. Quant aux faits historiques servant de cadre au récit (opérations militaires, chronologie de la guerre, événements politiques, discours radiodiffusés, parution d’articles de presse, etc.), ils sont rigoureusement exacts. Pour en savoir plus sur ces personnages et événements réels, les lecteurs sont invités à lire les « Zooms sur… » en fin d’ouvrage.

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Chapitre 1

Un oiseaU inqUiétant

– Philippe ! Écoute ! Le garçon se perche en équilibre sur une pierre, au milieu du sentier escarpé, et se retourne. Sa sœur s’est figée quelques mètres en dessous de lui, sa silhouette toute proche et pourtant floue à cause du brouillard. Philippe tend l’oreille. – Je n’entends rien ! – Justement. Ce silence… me fait peur. Quelques secondes s’écoulent. La forêt de sapins paraît pétrifiée, la brume opaque vissée aux arbres. Philippe demande, bourru : – Et alors ? Quoi ? Qu’est-ce qui t’inquiète ? Il a beau feindre le détachement du frère aîné que rien ne trouble, Marie déchiffre un certain malaise dans sa voix. Elle prend un malin plaisir à enfoncer le clou : – La montagne en juin, c’est partout des chants d’oiseaux et des galopades de bêtes. Toi, ce silence, tu le trouves normal ? – Le brouillard amortit toujours la nature. 17

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– Non. C’est la guerre qui la tue. – La guerre ? ricane Philippe. Quelle guerre ? Allez, dépêche-toi, on est encore loin. Il se remet en chemin d’un pas rageur, oubliant de guetter les pièges tendus par le chemin humide. Quelques pas plus loin, il pose le pied sur une racine mouillée et s’étale de tout son long. Il laisse échapper un juron. – Hum… Le silence était beau, finalement, s’esclaffe Marie. Elle lui tend la main mais il se relève seul. Son genou droit saigne un peu : la chute a décoiffé les croûtes des écorchures précédentes. Quand on est berger et qu’on passe les jeudis et les dimanches en montagne, on s’érafle souvent les jambes et les coudes. Les autres jours, on s’use le derrière sur les bancs de l’école. L’ascension se poursuit. Les enfants grimpent comme des chamois, coupant dans la pente lorsque la piètre visibilité le leur permet. Tout à coup, le monde qui les entoure commence à s’éclaircir. Des lueurs bleutées apparaissent, puis des trous de lumière dans le manteau nuageux. – On ne va pas tarder à émerger du brouillard, annonce Philippe sans ralentir. Marie s’immobilise. – Philippe ! Écoute ! – C’est une manie, décidément ! tempête le grand frère. – Cette fois, j’entends un bruit ! Philippe s’arrête de mauvaise grâce. 18

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Un oiseau inquiétant

Il détecte en effet un bourdonnement lointain vers l’ouest et fronce les sourcils, les sens en alerte. – Qu’est-ce que c’est ? murmure sa sœur angoissée. Le bourdonnement approche. Il se transforme en vrombissement, puis en fracas assourdissant ; et dans une échancrure de ciel, un monstrueux oiseau d’acier survole les enfants à la vitesse de la foudre. – Un avion de chasse ! crie Philippe, la voix engloutie par le vacarme. L’avion est passé. Le berger se retourne vers sa sœur, qui s’est plaquée au sol. – Relève-toi ! C’est forcément l’un des nôtres ! Il arrive de l’ouest, donc de l’intérieur de la France, pas de l’Allemagne ni de l’Italie. – Qu’est-ce que tu en sais ? rétorque Marie, haletante. L’Allemagne a attaqué dans le nord, et les parents disent que ça barde là-bas. Avant que Philippe n’ait répondu, le vacarme s’amplifie de nouveau : le pilote vient de faire demi-tour. Marie replonge face contre terre. Cette fois, l’avion les survole en rase-mottes, transperçant les écharpes de brouillard. – C’est un D.520 ! hurle Philippe d’un ton triomphal. Il est ma-gni-fique ! Marie ne bouge pas, et seul Philippe voit passer l’appareil, dont les cocardes bleu-blanc-rouge luisent fièrement sur la carlingue. – Dommage que tu aies eu la frousse, déclare-t-il une fois le calme revenu. C’était le dernier modèle de 19

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Dewoitine, le bijou de notre aviation ! Il est sorti des usines le 13 mai. Il paraît qu’il inflige des pertes énormes à la Luftwaffe1. Il est beaucoup plus maniable que leurs Messerschmitt2. Marie hausse les épaules et frotte son nez maculé de terre. – Si tu crois tout ce que raconte Radio-Paris3… – Mais c’est vrai, assène Philippe. Tu vois : il vient patrouiller à la frontière pour montrer aux macaronis4 ce qui les attend s’ils nous déclarent la guerre. Marie bougonne : – Parfois, tu donnes l’impression de rêver que les Italiens nous déclarent la guerre. Ça ne te suffit pas que leurs alliés aient envahi le nord ? – Mais bien sûr que j’en rêve ! réplique Philippe, bravache. La raclée qu’ils vont prendre le jour où ils essaieront de poser un orteil sur nos alpages ! Ha ! Dommage qu’ils soient trop trouillards. Je parie que là-haut, au col, on ne va même pas apercevoir le bout d’une plume de tétras. – D’une plume de tétras ? répète Marie sans comprendre. – Tu n’as pas vu les casques ridicules de ces bersaglieri5 ? 1. Luftwaffe : armée de l’air allemande. 2. Messerschmitt : avion de chasse allemand de la Seconde Guerre mondiale. Le modèle Messerschmitt Bf-109 est un adversaire redouté lors des combats aériens. Il surclasse la plupart des appareils alliés en 1940, sauf le Dewoitine 520 français (toutefois produit en nombre trop limité) et le Spitfire britannique (dont l’efficacité fait perdre à l’Allemagne la bataille d’Angleterre). 3. Radio-Paris : radio nationale française. Patriote pendant la drôle de guerre, elle deviendra, après la défaite, un organe de propagande provichyste et proallemande. 4. Macaroni : variété de pâtes, et sobriquet donné aux Italiens pendant la guerre (tout comme « rital »). 5. Bersaglieri (prononcer bersaliéri) : unité alpine d’élite de l’armée italienne.

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Un oiseau inquiétant

Ils les décorent d’un bouquet de plumes noires. François a apporté une photo en classe l’autre jour. On a failli mourir de rire, même le maître ! On aurait dit des clowns à la parade. Philippe s’est remis en marche. Le sentier dépasse bientôt les derniers arbres. À présent, les enfants progressent dans des prés parsemés de grosses pierres, avec une bergerie abandonnée çà et là, et des volutes de nuages qui luttent encore contre le ciel bleu. – On n’entend même pas un chocard, murmure Marie en scrutant le paysage à la recherche de ces oiseaux familiers. Moi, franchement… – STOP ! Le cri cloue les enfants sur place. Un éclair luit derrière un bloc de calcaire : le métal d’une arme a capté un rayon de soleil. Marie affolée voit son frère lever les mains en l’air et imite son geste. « Stop »… Qui a aboyé ce mot sans frontières ? Un Français, un Italien, un Allemand ? Derrière le rocher surgit le canon d’un fusil, puis le soldat qui le tient. Mettant les enfants en joue, il s’avance. Philippe et Marie poussent un soupir de soulagement : cet homme porte le même uniforme que leur frère aîné, ainsi que la « tarte », ce grand béret penché sur le côté. C’est un chasseur alpin ! Les mains de Philippe retrouvent une position plus détendue le long de sa culotte courte. Marie laisse les

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siennes en l’air, comme pour amadouer le colosse. Celui-ci se radoucit en voyant à qui il a affaire. – Dites, les gamins, vous croyez que le moment est bien choisi pour une excursion ? – On est dimanche, se défend Philippe. Il n’y a pas classe. – Et on n’a pas manqué la messe, glisse timidement Marie. On y est allés à… – Je ne suis pas curé, interrompt la sentinelle avec un petit rire, avant de se rembrunir aussitôt. En revanche, je suis soldat. Et vous savez pourquoi je suis ici ? Pour cueillir des fleurs, peut-être ? Philippe désigne le col de veste du chasseur alpin, orné d’un « 70 ». – Vous êtes du 70e bataillon alpin de forteresse ? Vous connaissez Jean Bouvettaz ? – Oui, répond l’homme, surpris. – C’est notre frère, souffle Marie. – Ah ! Oh ! Eh bien, je connais un frangin qui vous passerait un savon s’il vous voyait ici. Sérieusement ! Les Italiens sont juste de l’autre côté de la frontière ! – Mais ils n’attaquent pas. Ils ont peur de vous, dit crânement Philippe. – Z’ont raison, répond l’homme. – À sa dernière permission, Jean a raconté que vous vous étiez surentraînés tout l’hiver. – Affirmatif. On ne fait que ça depuis septembre ! Qu’ils viennent : ils seront bien reçus. Bon, mais vous, redescendez vite. 22

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Marie prend sa voix la plus charmeuse : – Il faut d’abord qu’on monte au col du Petit-SaintBernard pour y faire deux choses. – Ah oui, lesquelles ? demande le soldat, intrigué. – Premièrement, on doit aller à l’hospice. – L’hospice a été évacué en prévision des combats : il n’y a plus de religieux là-haut. – On le sait. Mais l’un des chanoines passe une semaine dans notre village, chez un de ses cousins, avant de partir en Suisse. Le pauvre, il est désespéré d’avoir quitté l’hospice, et surtout le Chanousia. – Le chat Nousia ? C’est qui ? La mascotte des religieux ? – C’est un jardin botanique créé par le père Chanoux au xixe siècle, explique patiemment Marie. On y trouve quatre mille variétés de plantes, en particulier des fleurs rares. Le chanoine réfugié à La Balme s’inquiète pour certaines espèces qui disparaîtraient en cas de bombardements… Le soldat dévisage Marie comme si elle parlait un langage extraterrestre. Philippe vient à la rescousse de sa sœur. – Comme c’est bientôt son anniversaire, on voudrait déterrer des bulbes pour lui. La sentinelle écarquille les yeux. – Dites donc, les mômes. Je sais qu’on vit une « drôle de guerre ». C’est sans doute ça qui vous donne de « drôles d’idées ». Mais si vous croyez que je vais tolérer que vous 23

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montiez herboriser sous le nez des bersaglieri… L’hospice est en territoire italien, ce chanoine ne vous l’a pas dit ? Et votre deuxième objectif, c’était quoi ? Repeindre la façade de l’hospice ? Changer le papier peint du réfectoire ? – Voir Jean, répond Marie. On lui apporte du reblochon. – Et du saucisson, précise Philippe. – C’est gentil. Donnez-moi ça, je transmettrai. L’homme pose son fusil contre un rocher pour tendre la main, mais l’arme glisse et tombe sur l’herbe. Le soldat se baisse pour la ramasser. Philippe en profite pour s’éloigner au galop, agrippant sa sœur par la main. – Tu es fou ! gémit Marie, sidérée. Un berger cavale vite, mais un chasseur alpin le bat facilement à la course. L’homme rattrape les enfants en quelques enjambées. Il les force à pivoter sur leurs talons, les mettant face à la vallée noyée dans le brouillard. – Descendez ! C’est un ordre ! Sans s’être concertés, Philippe et Marie se laissent tomber par terre. La sentinelle tente de les relever, mais ils sont mous comme des pantins : quand le soldat parvient à en soulever un, l’autre se laisse glisser au sol, et tout est à recommencer ! Au bout d’une minute de cette résistance passive, l’homme est excédé. – Les enfants, supplie-t-il, j’ai la consigne de ne laisser passer personne. Ne m’obligez pas à sévir…

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Un oiseau inquiétant

Philippe et Marie fuient son regard, lui donnant l’impression d’être transparent et de parler dans le vide. En détournant ainsi les yeux, Marie découvre un fort militaire qui se dresse sur un col surplombant celui du Petit-Saint-Bernard. L’ouvrage est bien camouflé, couleur de la roche : seul le drapeau bleu-blanc-rouge flottant par-dessus attire l’attention. Elle met ses mains en portevoix et hurle : – Jean ! JEAN ! C’est nous ! Repérant la citadelle, Philippe vocifère à son tour : – On apporte du reblochon et du saucisson ! Aussitôt, du mouvement se produit là-haut. De minuscules silhouettes sortent du fortin, et deux d’entre elles se mettent à descendre au pas de course. – Sales gosses, gémit la sentinelle. Je vais me faire tailler les oreilles en pointe ! Philippe réprime un sourire en imaginant une oreille en pointe sous le béret de l’immense soldat. À cause de sa stature massive, cet homme rappelle au jeune berger un conte nordique qu’il a lu la semaine dernière. Le héros de cette histoire était un troll au grand cœur. Avec des oreilles taillées en pointe, la sentinelle du 70e BAF ressemblerait parfaitement à l’illustration qui représentait ce troll. Mais ce n’est pas le moment de le lui dire. Quelques instants plus tard, les deux hommes achèvent de dévaler les prés. Marie reconnaît leur frère. – Jean !

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Le jeune homme est accompagné d’un officier identifiable à ses galons. La sentinelle se fige au garde-à-vous et relate en bredouillant la désobéissance de ces « bourriques ». Jean dévisage durement Marie et Philippe, qui se sentent soudain penauds. Le lieutenant aussi les observe d’un œil noir. Marie remarque, au bord de ses yeux, des sillons clairs qui tranchent sur sa peau hâlée. Cet officier doit aimer rire. Mais là, il ne rit pas du tout ! L’air sinistre, il demande : – Vous vous rendez compte que vous avez failli provoquer l’invasion italienne ? Philippe et Marie ont l’impression de se liquéfier comme neige au printemps. – On a frôlé la guerre à cause de vous. Silence. Le lieutenant laisse à Philippe et Marie le temps de déglutir. Il reprend : – Le reblochon n’existe pas chez les Italiens, et leur salami ne vaut rien. S’ils avaient entendu votre cri, les bersaglieri se ruaient sur la frontière ! L’officier éclate de rire devant ses interlocuteurs médusés. Il pose une main sur l’épaule de chaque enfant. – Merci pour ces victuailles. Je vous invite à monter les manger avec nous ? Le secteur est aussi calme que d’habitude, les Italiens ne nous déclarent pas la guerre, et nous sommes dimanche… Marie et Philippe remercient le lieutenant, éperdus. Ils osent enfin se jeter dans les bras de leur frère qui, rassuré

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lui aussi, se déride et leur ébouriffe affectueusement les cheveux. Le lieutenant se tourne vers la sentinelle. – Mourguet, vous n’avez pas failli à votre devoir. Vous aviez pour mission de stopper les êtres humains, pas les bourriques. Merci de votre vigilance. La patrie reconnaissante vous gardera une part de fromage et quelques tranches de saucisson ! Sur cette boutade, il ouvre la marche vers le fort de la Redoute-Ruinée. La montée s’effectue rapidement, les enfants donnant à leur frère des nouvelles du village. À l’arrivée, le lieutenant s’exclame : – Pour un peu, ces gamins marcheraient plus vite que moi ! – Ils emmènent souvent paître les vaches de nos parents, mon lieutenant, explique Jean. Ils ont des jambes d’acier. – Vous êtes du coin ? demande l’officier. De quel village ? – La Balme-Saint-François, répond Philippe. Mais c’est plutôt vers Annecy. Le lieutenant pousse un sifflement admiratif. – Vous êtes venus à pied ? Combien de temps pour arriver jusqu’ici ? – Non, répond Marie. Il y a un laitier, un ami de nos parents, qui fait des tournées avec son camion. Il nous a emmenés avant le jour et nous a déposés à VillardDessus.

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Philippe et Marie lèvent les yeux sur le drapeau, qui ondule au moindre souffle. Le lieutenant suit leur regard et sourit. – Bienvenue chez nous. Un chez-nous français… et qui le restera. Ces mots sonnent doux aux oreilles des enfants. Comme Jean ôte son béret alpin pour se rafraîchir, Marie le lui prend des mains, juste pour le plaisir de lire la fière inscription qui l’orne : « On ne passe pas. » – J’aime bien votre devise, dit-elle. Une minute plus tard, Philippe déballe son sac à dos. Le lieutenant s’étonne de voir émerger une pelle de jardinage. – À quoi vous sert cet outil ? Les enfants jettent un coup d’œil vers l’hospice du PetitSaint-Bernard visible au loin, par-delà les barbelés de la frontière. Pour obtenir le droit de déterrer des bulbes, il va falloir être convaincants !

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Chapitre 2

Face à l’ennemi

Un bulbe de crocus atterrit dans le sac de Philippe. – On en a déjà beaucoup, dit Marie à son frère, occupé à déterrer un lis de Saint-Bruno. Philippe jette un coup d’œil à leur récolte, puis à sa montre, et enfin au fort de la Redoute-Ruinée visible au loin, à l’extrémité du col de la Traversette. Il murmure : – J’aimerais bien dénicher une renoncule des glaciers. Le père Trévoux a l’air d’y tenir spécialement. Le lieutenant Desserteaux – c’était prévisible – leur a formellement défendu de tenter le passage de la frontière. En revanche, après réflexion, il leur a signalé une zone repérée lors de ses reconnaissances, à cinq cents mètres du fort. – L’endroit est très fleuri, leur a-t-il dit. Je me demande même si les vents n’y ont pas apporté des graines venues du jardin botanique… Je veux bien que vous vous aventuriez jusque là-bas pour déterrer des bulbes. Je vous donne un quart d’heure ! Revenez vite ensuite. – Il nous reste trois minutes, dit Philippe à sa sœur. 29

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Depuis la Redoute-Ruinée, Jean les surveille aux jumelles. Ils savent que leur aîné ne les lâche pas du regard. – Dépêchons, dit-il à Marie. Soudain, un coup de feu claque du côté italien. Le bruit est lointain, mais l’écho des montagnes le fait rebondir dans les airs. Marie blêmit. – N’aie pas peur, tente de la rassurer son frère. La balle a dû passer à trente kilomètres de nous. Une série de détonations saccadées, très lointaines aussi, brisent le silence à peine revenu : le son d’une mitrailleuse. – Retournons vite au fort, supplie Marie. Philippe se tourne vers la Redoute-Ruinée. Là-bas, une lampe se met à clignoter par intermittence. – Un message en morse ! s’exclame Philippe. C’est Jean ! Leur frère aîné, grâce à ses années de scoutisme, leur a appris ce langage codé. Combien de fois se sont-ils amusés, tous les trois, à communiquer de loin, en montagne, grâce à ces signaux lumineux ! Les enfants déchiffrent rapidement les lettres : A-B-R-I R-O-C-H-E-R A-T-T-E-N-D-R-E C-A-L-M-E – Il veut qu’on se mette à l’abri derrière un rocher en attendant que le silence revienne, dit Philippe. – Merci. Je ne suis pas aveugle, rétorque Marie, qui court se plaquer vers le plus gros des blocs qu’elle aperçoit à proximité. 30

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Face à l’ennemi

– N’aie pas peur ! la rassure Philippe en la rattrapant. Jean nous a bien dit que les macaronis avaient un champ de tir à trois vallées d’ici. C’est leur entraînement qu’on entend, c’est habituel. – Peut-être, mais moi je n’aime pas ces bruits. Une fois contre le rocher, Philippe voit sa sœur se pencher pour ramasser quelque chose par terre. Elle se retourne vers son frère. – Regarde, dit-elle, soucieuse. Elle tient à la main une plume noire de grande taille. – Ça ressemble à une plume de tétras ! Philippe la prend en main. – Elle peut venir d’un gros chocard, commente-t-il avec un haussement d’épaules. De nouveau, Marie sent son frère moins désinvolte qu’il ne souhaiterait le paraître : son regard fouille la pente douce, comme s’il cherchait un soldat italien embusqué derrière les rhododendrons en fleurs. – On retourne au fort ? demande Marie en dissimulant un frisson. Le bruit des armes a cessé. – Regarde là-bas, dit Philippe en montrant du doigt une modeste croix de fer scellée à un rocher. Rappelle-toi ce que le père Trévoux nous a demandé… On est presque chez lui, ce serait mieux que rien. Marie hoche la tête. Le chanoine réfugié à La Balme leur a dit que s’ils obtenaient par miracle le droit de faire un tour à l’hospice, il comptait sur eux pour se rendre à 31

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la chapelle et dire à haute voix sa prière préférée. Celle de saint François d’Assise : Seigneur, faites de moi un instrument de Votre paix… S’approchant de la croix, les enfants se signent et récitent ensemble la prière ; puis le silence retombe. Philippe laisse son regard courir sur le magnifique panorama alpin et dit à voix basse : – Vue d’ici, la guerre est absurde. On n’a qu’une envie, être des artisans de paix. Tout à coup, il sursaute, son regard fixé sur un point que Marie ne voit pas. – Oh ! Oh, arrête ! T’es qui, toi ? Il s’élance droit devant lui, dans la direction opposée au fort. – Philippe ! hurle Marie. Qu’est-ce qu’il y a ? – Y avait quelqu’un derrière un rocher ! Il vient de s’enfuir ! Un enfant ! Rassurée par ce dernier mot, Marie se met à courir derrière son frère. Il va plus vite qu’elle et contourne une avancée rocheuse qui le masque au regard de sa sœur. Lorsque Marie passe à son tour de l’autre côté, elle trouve Philippe roulant dans les rhododendrons avec un garçon qu’il a dû agripper et faire tomber. Elle s’approche à toute vitesse. – Séparez-vous ! Mais séparez-vous ! Philippe, lâche-le ! Ni l’un ni l’autre ne l’écoutent. Et ce n’est pas un jeu : Marie le voit tout de suite, il s’agit d’une lutte, chaque garçon essayant de maîtriser l’autre, de porter des coups 32

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de poing ou de coude. Désemparée, elle s’agrippe à la chemise de Philippe… et la manche lui reste entre les mains ! Le craquement de la déchirure a du moins produit son effet : les combattants s’immobilisent, puis ils se relèvent, l’air groggy. Ils ont la même taille et sans doute à peu près le même âge, mais l’inconnu est aussi brun que Philippe est blond. À ses pieds gisent quelques plumes de tétras ; il en dépasse encore de sa poche. C’est donc lui qui a monté jusqu’ici l’emblème des bersaglieri, franchissant la frontière en douce ! Les deux garçons reprennent haleine, puis l’inconnu désigne la chemise mutilée de Philippe. – La mamma sarà contenta, ricane-t-il. De son bras nu, Philippe lui décoche un coup de poing dans le ventre. L’Italien vacille. Marie attrape son frère par les deux bras. – Ce n’est pas beau, Phil ! Et elle ajoute, un brin ironique : – Qui disait, en priant, qu’il voulait être un instrument de paix ??? Philippe explose : – Je ne suis plus en train de prier, justement ! Et d’abord, qu’est-ce qu’il fiche là, ce macaroni ? – Ché, macaroni ? demande le garçon, surpris. Il n’a pas dû être informé du surnom donné à ses compatriotes de l’autre côté des Alpes. – C’est toi, le macaroni ! rétorque Philippe, furieux.

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Le rital, si tu préfères ! Fiche le camp d’ici. Retourne chez toi ! C’est la France ici, la France, tu m’entends ? – Cé né séra plous la France dans quelques… settimane, semaines, rétorque l’Italien. L’Italia avrà la vittoria. Vous restérez là comme des idioti avec vos chemises déchirées ! Viva l’Italia ! L’inconnu lève et étend le bras droit. Mal lui en prend, car cette position figée le rend assez vulnérable au crocen-jambe dont il est aussitôt victime : il tombe brutalement à la renverse. – Et ce macaroni ose faire le salut nazi, en plus ! hurle Philippe hors de lui. – Cé n’est pas lé salout nazi. Cé lé salout fascista. Les nazis l’ont copié sour nous, dit orgueilleusement l’enfant en se relevant. – Eh bien bravo, intervient Marie, qui n’a soudain plus la moindre envie de défendre l’adversaire. C’est sûr que vous pouvez être fiers ! Philippe paraît hésiter à se servir de ses poings. Mais il se ravise et les rouvre. De chaque main, il agrippe un côté du col de l’Italien, et craaaac ! Il tire de toutes ses forces de part et d’autre. Un craquement plus tard, la chemise écartelée n’est plus bonne qu’à faire de la charpie. – La mamma sera contente, dit Philippe, sardonique. – Remarque, ajoute Marie, tu pourras utiliser le tissu pour les bandages des bersaglieri quand ils auront enfin osé se frotter à nos chasseurs alpins ! Des pansements, il va vous en falloir des kilomètres ! 34

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Le regard de l’Italien dévie soudain, et ses yeux s’agrandissent d’effroi. Il fixe un point qui se trouve derrière Philippe et Marie. Le frère et la sœur se retournent. Jean est devant eux ! Perdant toute envie de fanfaronner, le jeune inconnu pique un galop vers la frontière, sa chemise déchirée volant au vent. – Ça alors, commente Jean, stupéfait. On ne l’avait pas vu, celui-là. Il a dû monter de nuit. Heureusement pour lui que c’est un enfant. Il regarde son petit frère, qui est en train de ramasser sa manche par terre. – Eh ben, c’est maman qui va être contente, dit-il, amusé. – On me l’a DÉJÀ dit, réplique Philippe, hargneux. – Mais Philippe a pris sa revanche, tu sais, intervient Marie. – Oui, j’ai vu ça, s’amuse Jean. Les deux pans de sa chemise, on aurait dit des ailes ! Un Italien de dos, ce que ça court vite ! J’espère les voir de face, aussi, un jour, mais ce n’est pas sûr qu’une chose pareille arrive… Bon, et vos bulbes ? Le lieutenant vous avait donné un quart d’heure ! – Oh, zut, les bulbes, s’exclame Marie. Je les ai oubliés près de la croix. Attendez-moi, je vais les rechercher. Peu de temps après, les enfants retournent au fort de la Redoute-Ruinée, escortés de leur aîné. – Vous avez prévu un moyen de rentrer à La Balme ?

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– Oui. Le laitier doit rentrer à Annecy en fin d’aprèsmidi. Il nous déposera au passage. – Il va falloir courir, dit Jean en regardant sa montre. – Oh, on a tout le temps. Jean ? – Oui ? – Tu veux bien qu’on remonte dimanche prochain ? Tu crois que ton lieutenant accepterait ? Ça nous ferait plaisir. Jean hoche la tête. – D’un dimanche à l’autre, les choses peuvent changer. Impossible de savoir ce que mijotent les macaronis ; mais une chose est sûre, notre armée se bat sans répit dans le nord de la France. Alors, un jour ou l’autre, ce col sera aussi un champ de bataille… Jean s’arrête, regarde gravement son frère et sa sœur. – Ce jour-là, je ne veux pas que vous y soyez. Donc c’est non. Les enfants soupirent. Ils s’attendaient à cette réponse. – Ces rafales de mitrailleuses, ces coups de feu, il y en a souvent ? demande Philippe. – Oh, presque tous les jours. Mais, pour l’instant, c’est la routine. Marie et Philippe se remettent en marche sans mot dire. Quelle drôle de guerre, décidément !

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